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QUESTIONS À « Jean-Louis ÉTIENNE « Il nous est difficile par respect pour votre démarche de vous qualifier. Vous avez des compétences multiples. Comment vous définiriez-vous ? Vous êtes, un chercheur, un aventurier, un explorateur, un grand voyageur ?... » Nous dirons tout cela à la fois... « Vous sentez-vous proche, ou différent d'hommes tels que A. Bombard, H. Tazief, R. Frison-Roche, P. Emile Victor, E. Tabarly avec lequel d'ailleurs vous avez fait un tour du monde ? » Ce qui me différencie d'eux avant tout c'est l'âge. Mais ces prédécesseurs, je les ai prati- quement tous connus ou côtoyés et ils ne sont certainement pas étrangers aux choix que j'ai faits dans mon existence. Par ailleurs ce qui les unit c'est qu'ils ont inventé leur vie et c'est en cela que je nie sens proche d'eux. Ils ont pris leur destin en main en faisant passer la pas- sion avant la carrière. Le point commun c'est comment l'existence alors se bâtit : aufildes Les expéditions 1975 : Expédition alpine en Patagonie dans le massif du Fitz Roy. 1976 : Médecin sur le Bel Espoir du Père Jaouen pour la réhabilitation des toxicomanes. Tentative de record de l'Atlantique avec Alain Colas. 1977-78 : Course autour du monde sur Pen Duick avec Eric Tabarly. 1979 : Expédition « Voile et Alpinisme » au Groenland. 1980 : Expédition himalayenne au Broad Peak (8050 m). 1982 : Expédition dans les canaux de Pata- gonie à bord de Gauloises III. Première traversée du Hielo Continental. 1982 : Expédition face nord de l'Everest. 1985 : Tentative au Pôle Nord. 1987 : Expédition au Pôle Nord Magnétique avec des adolescents. 1988 : Première de la Grande Traversée Sud- Nord du Groenland. 1989-90 : Expédition « Transantarctica », tra- versée du continent antarctique. 1991-92 : Expédition«Antarctica-Fondation Elf » à but éducatif et scientifique sur l'océan antarctique. 1993-94 : Expédition « Erébus » à but éduca- tif et scientifique sur l'Antarctique et plus spé- cifiquement sur la mer de Ross et le volcan Erébus. 9 Revue EP.S n°276 Mars-Avril 1999 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

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QUESTIONS À

« Jean-Louis ÉTIENNE « Il nous est difficile par respect pour votre démarche de vous qualifier. Vous avez des compétences multiples. Comment vous définiriez-vous ? Vous êtes, un chercheur, un aventurier, un explorateur, un grand voyageur ?... » Nous dirons tout cela à la fois...

« Vous sentez-vous proche, ou différent d'hommes tels que A. Bombard, H. Tazief, R. Frison-Roche, P. Emile Victor, E. Tabarly avec lequel d'ailleurs vous avez fait un tour du monde ? »

Ce qui me différencie d'eux avant tout c'est l'âge. Mais ces prédécesseurs, je les ai prati­quement tous connus ou côtoyés et ils ne sont certainement pas étrangers aux choix que j'ai faits dans mon existence. Par ailleurs ce qui les unit c'est qu'ils ont inventé leur vie et c'est en cela que je nie sens proche d'eux. Ils ont pris leur destin en main en faisant passer la pas­sion avant la carrière. Le point commun c'est comment l'existence alors se bâtit : au fil des

Les expéditions 1975 : Expédition alpine en Patagonie dans le massif du Fitz Roy. 1976 : Médecin sur le Bel Espoir du Père Jaouen pour la réhabilitation des toxicomanes. Tentative de record de l'Atlantique avec Alain Colas. 1977-78 : Course autour du monde sur Pen Duick avec Eric Tabarly. 1979 : Expédition « Voile et Alpinisme » au Groenland. 1980 : Expédition himalayenne au Broad Peak (8050 m). 1982 : Expédition dans les canaux de Pata­gonie à bord de Gauloises III. Première traversée du Hielo Continental. 1982 : Expédition face nord de l'Everest. 1985 : Tentative au Pôle Nord. 1987 : Expédition au Pôle Nord Magnétique avec des adolescents. 1988 : Première de la Grande Traversée Sud-Nord du Groenland. 1989-90 : Expédition « Transantarctica », tra­versée du continent antarctique. 1991-92 : Expédition « Antarctica-Fondation Elf » à but éducatif et scientifique sur l'océan antarctique. 1993-94 : Expédition « Erébus » à but éduca­tif et scientifique sur l'Antarctique et plus spé­cifiquement sur la mer de Ross et le volcan Erébus. 9

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ans. On peut dire qu'à travers les pers­pectives que nous avons, nous réinven­tons chaque année notre existence. C'est tout le contraire d'un plan de car­rière tracé d'avance.

« Vous dites que l'assaut du pôle nord est un véritable exploit sportif. Quand la performance devient-elle un exploit et quand l'exploit peut-il être qualifié de sportif ? » Lorsqu'on évoque un voyage au pôle nord, on ne peut pas à proprement par­ler de discipline sportive. Il n'y a pas une « distance » à parcourir, un « temps » à réaliser. On ne se réfère pas à des données existantes pour dire « je vais faire mieux ». Et en l'occurrence quand je suis parti en 1986, il y avait pour moi d'autant moins de références que j'étais le premier à y aller tout seul et très peu de gens, en équipe ou à deux axaient avant moi atteint le pôle. Donc je ne suis pas parti avec l'idée de faire mieux que les autres mais avec celle d'essayer de l'atteindre. Aussi pour revenir à cette notion de performance ou d'exploit dans ce genre d'activité qui relève avant tout de l'initiative person­nelle, elle réside essentiellement dans les rapports qu'on entretient avec soi-même. Pour certains, parvenir à traver­ser les Pyrénées à pied pendant le temps des vacances relève de la performance. Et ils l'ont fait ! peut-être pensent-ils qu'ils ont réalisé l'aventure de leur vie. Pour d'autres la même action est une chose beaucoup plus banale. Dans ce domaine cette définition de perfor­mance renvoie avant tout aux capacités personnelles, le référentiel il est là. Quant à la notion d'exploit, elle peut prendre des colorations différentes, elle dépend en grande partie de la manière dont est relaté l'événement à travers les médias. Présenté par les organes de presse qui veulent « accrocher » le lec­teur l'événement en quelque sorte échappe à celui qui l'a initié, vécu. Mais je crois que là encore il ne faut pas confondre les sports dans lesquels on peut mesurer l'amélioration d'une dis­tance, d'un temps et les différents domaines d'activité auxquels renvoient entre autres, les noms cités dans votre question précédente. Et pour ma part, je ne peux vous parler que de ce que je connais. Ainsi, je vous citerai l'exemple d'un norvégien et d'un canadien qui sont parvenus tous les deux ensemble au pôle nord et qui en sont revenus en autonomie complète. Moi qui sais ce que cela représente, je dis c'est un exploit. J'ai reçu, à travers ce que j'ai connu, l'information qui me permet de l'affirmer. Ils n'y sont pas

allés du premier coup mais d'abord en groupe puis chacun en solitaire ensuite en autonomie. Au total cela a duré 10 ans. Pour moi. je le répète, c'est un exploit parce qu'aller au pôle nord c'est en réa­lité marcher sur la mer gelée. Quand vous partez de la côte du nord du Canada au début mars, c'est-à-dire quand il commence à faire jour et que vous voulez atteindre le pôle, il y a devant vous 7 ou 800 km à parcourir. Cette approximation est due au fait que le chemin ne s'effectue pas en ligne droite et que la banquise qui dérive, mange du terrain. Or. il faut revenir à terre avant la mi-mai car alors c'est la débâcle, la banquise se fracture, on ne peut plus avancer. L'engagement sportif est intense, le ter­rain totalement imprévisible, faire cet aller-retour en autonomie complète dans un si court laps de temps me sem­blait impensable à réaliser. Cela met. qui plus est. le pôle nord à une portée qui reste dans le domaine de l'humain. Je m'explique. Jusqu'à présent on allait au pôle nord. Mais c'est un petit avion qui vous ramenait. On savait, on croyait savoir qu'il n'y avait pas le temps de revenir avant la débâcle. Donc, pour moi par rapport à la connaissance que j'ai des lieux, des contraintes, ceci est un exploit.

« L'évolution technologique constitue aujourd'hui un atout majeur dans la réussite des expéditions. Peut-on dans ces conditions, comparer ces réalisations avec celles d'hier ? »

Amundsen est parti au pôle sud au début du siècle avec le meilleur matériel qui existait à l'époque. Par rapport à ses prédécesseurs, il était équipé d'un matériel très sophistiqué. Il faut donc relativiser cette notion de modernité. Partir sans radio aujourd'hui est inima­ginable. Mais quand la radio n'existait pas, on ne ressentait pas le besoin de rassurer, préciser sa position, donner des informations. Avant, ceux qui par­taient savaient qu'ils partaient pour 2, 3 ans. voire plus. Ceux qui restaient le savaient aussi. On partait pour long­temps, il n'y avait pas cet empresse­ment d'aujourd'hui. La notion du temps était totalement différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Aujourd'hui, monter une expédition, disparaître 3 ans n'est pas envisageable. Et c'est même psy­chologiquement que l'on n'est plus pré­paré pour ce genre d'aventure. De ce point de vue. on ne peut pas com­parer hier et aujourd'hui. Mais il faut avouer que le matériel moderne dont

nous disposons aujourd'hui, nous faci­lite grandement la vie. Les vêtements, les réchauds, la radio, le petit avion qui peut venir nous chercher en cas de pro­blème sont d'un confort physique et psychologique indéniable. Mais il faut contextualiser cela. Ceux qui. au début du siècle avaient la même soif que nous d'atteindre le pôle n'avaient pas l'impression de manquer de confort, puisque dans ses dimensions actuelles, il n'existait pas. Aujourd'hui, il ne faut pas rejeter tout ce qui relève de la technologie de pointe pour une raison simple : vous risquez de mettre en dan­ger la vie de gens qui, sans nouvelle de vous, alors que vous disposez d'une panoplie de moyens de communication, veulent voler à votre secours. Ils mobi­lisent alors la gendarmerie qui appelle

le ministère des Affaires étrangères, qui appelle le pays concerné... Quand aujourd'hui, certains refusent de profi­ter des moyens dont nous disposons, j'ai envie de leur dire : « Si vous voulez vous isoler du monde, nul n'est besoin de partir au pôle sans radio. Allez méditer sur le plateau du Larzac. Par contre, prendre un réel plaisir à réussir des choses difficiles en profitant des progrès technologiques de l'époque est une attitude tout à fait différente. Vous savez moins 50° avec ou sans radio, ça reste toujours très froid et affronter la réalité reste difficile ! ».

Dr Jean-Louis Etienne Né le 9 décembre 1946 à Vielmur. Tarn. Chevalier de l'Ordre National du Mérite. Chevalier de l'Ordre de la Légion d'Honneur. Membre de la Société des Explorateurs Français. Fellow of the American Explorers Club. Member of the National Géographic Society. Docteur en médecine. DESS de Diététique et Génie Alimen­taire. Diplôme de Biologie et Médecine du Sport. Médecin breveté de la Marine Mar­chande.

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« Vous avez atteint le pôle nord en solitaire. Vous avez traversé l'Antarctique d'ouest en est en équipe. Quelles différences majeures pouvez-vous mettre en lumière par rapport à ces deux projets ? » Il y a d'abord une différence de terrain. Le pôle nord est très accidenté, le pôle sud plus facile. Mais l'essentiel de votre questionnement n'est sans doute pas là. Vous me demandez s'il est plus facile de réussir une expédition en groupe ou en solitaire. Le groupe au sein duquel j'ai fait la tra­versée de l'Antarctique était hétéro­gène, composé de six personnes de nationalités différentes : russes, japo­naises, chinoises, anglaises, françaises, américaines. Nos échanges verbaux n'étaient pas évidents car nous ne par­lions pas la même langue maternelle. Mais, qui plus est. dans des conditions

d'expéditions polaires, le temps de la conversation est limité à sa plus simple expression. Toute la journée, nous sommes sur le traîneau, par deux, cha­cun d'un côté, parlant aux chiens, la tête dans le capuchon. Entre nous, pas de conversation pendant plus de huit heures, entièrement pris par cette route à faire. De plus, il ne faut pas oublier le bruit assourdissant du vent, nos cris, nos injonctions pour guider les chiens. Nous n'avons pas le temps d'échanger et chacun s'investit dans le travail qui lui revient. Ce n'est que le soir, que se présente l'occasion de se parler quand on se retrouve à deux sous la même tente. Nous changions de compagnon chaque mois, ainsi j'ai passé un mois sous la tente avec le russe, un mots avec le chi­nois etc. Et je dirai qu'un des facteurs de notre réussite, c'est que nous ne par­lions pas la même langue. Nous sommes restés dans un niveau relation­nel très contenu. Nous avons pu. quelles que soient les difficultés rencontrées, échapper ainsi au bavardage ordinaire, souvent source de conflits, d'incompré­hension et très souvent bien que l'on parle la même langue, très mal inter­prété. Alors que là, avec peu de mots mais beaucoup d'échanges au niveau du regard, du geste, l'un et l'autre restent attentifs au message que chacun veut transmettre. Nous étions réellement à l'écoute de l'autre. C'est ce qui nous a permis dans un respect mutuel de réus­sir. 11 ne s'agissait pas tant de se parler mais de se comprendre, d'être à l'écoute de l'autre. Nous nous situions ainsi à un haut niveau, très fin. très élevé de relation et je voudrais insister sur la notion de respect qui incluait culture, mœurs de l'autre.

« En dehors des difficultés inhérentes à un groupe de dimension internationale, y a-t-il à votre avis, une différence notable entre une expédition en solitaire et une expédition en équipe ? » Je peux en effet comparer la course autour du monde que j'ai effectuée avec Tabarly. en équipage, et l'expédition que j'ai vécue en solitaire au pôle nord. D'un côté, le groupe vous offre l'occa­sion de vous faire des copains pour la vie et de profiter d'un enrichissement mutuel. De l'autre, la solitude vous met en face de vous-même, de vos doutes, de vos ambitions. Ce sont deux expériences totalement différentes mais complémentaires, qui m'ont chacune apporté beaucoup dans ma vie.

« A quoi imputez-vous la réussite de vos expéditions, la passion ? La préparation physique ? » C'est dans mon expédition en solitaire au pôle nord que je me suis le plus engagé. Et pour résumer, j'ai coutume de dire : « je suis ailé au pôle nord avec un moteur situé pour 70 % dans la tête, 30 9c dans les jambes ». C'était la première fois que j'allais dans un secteur aussi inhospitalier et que je subissais les assauts d'un terrain redou­table, j 'ai dû en permanence lutter contre mon envie d'abandonner. La pre­mière année, en 1985. j 'ai résisté 15 jours, je suis tombé dans un trou et me suis blessé à l'épaule. Avec du recul, je me suis rendu compte que j'avais vu ce trou bien grand et ma blessure bien plus grave qu'elle n'était en réalité. Mais j'avais trouvé là les « bonnes rai­sons » pour abandonner. L'année sui­vante, je suis revenu avec un nouveau traîneau. J'avais mieux compris ce qu'il fallait faire. Mais, là encore j'ai eu la sensation que je ne réussirais pas. L'idée d'abandon était là sans cesse embusquée. J'en arrivais à souhaiter de me casser une jambe ! Ce qui m'a tiré vers le pôle c'est essentiellement la tête.

« Pourquoi s'imposer tant de souffrances ? » Pour se dépasser. Derrière tout cela, il y a une forte envie d'exister par rapport à soi. aux autres, cela met en évidence un ego affirmé, un désir de revanche sociale, le besoin d'une reconnaissance. Mais à tous ces mobiles il faut ajouter la recherche de sensations. J'avais une énergie colossale et je cherchais à

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m'engager dans un projet qui n'appar­tiendrait qu'à moi. J'avais fait de la montagne, du bateau. C'était la méde­cine qui m'y avait conduit. Tabarly ne m'avait pas pris comme navigateur mais comme médecin. Quand je suis parti sur l'Himalaya c'était la même chose, j 'y suis allé parce que j'étais alpiniste et médecin. Et le pôle nord, synthèse entre la mer et la montagne s'est présenté, j'ai senti que c'est vers ça que je devais m'engager. Pourquoi s'imposer tant de souffran­ces ? L'envie d'exister passe parfois par ces chemins-là. Beaucoup d'ambitions vous conduisent ainsi à affronter beaucoup de douleurs. Mais avec l'âge on comprend qu'en fait l'existence est là au quotidien. Alors, faut-il faire l'économie de ces souffrances, de ces combats ? Un pro­verbe chinois dit que « /'expérience est une lanterne qu'on a dans le dos et qui éclaire le chemin parcouru ». Et on a beau vous dire que ce que vous faites ne sert pas à grand chose, mener à bien vos expériences est nécessaire.

« Face aux conditions extrêmes que vous avez rencontrées vous dites : « il ne fallait penser à rien et tenir ». Quelles sont les ressources mentales auxquelles vous faites alors appel ? »

Pour moi la « tête » est le moteur essen­tiel. Imaginez. Vous êtes dans un uni­vers monacal à l'extrême. Vous n'avez au niveau sensoriel pour ainsi dire aucune stimulation. Vous avez devant vous un horizon bicolore, en bas c'est blanc, la neige, en haut bleu, le ciel. Au niveau olfactif il n'y a rien, seulement la nourriture que vous absorbez le soir et qui laisse quelques odeurs dans la tente, c'est peu. Les stimulations auditives sont inexistantes, mis à part les propres sons que vous créez. C'est quand on est confronté à cet univers-là qu'on mesure l'importance des stimulations de tous ordres rencontrées dans la vie quoti­dienne que nous menons aussi bien à la ville qu'à la campagne. Quand je dis qu'il s'agit d'un univers monacal, cela va bien au-delà. Il convient en effet de préciser qu'il n'y a pas de recours possible à la contempla­tion, il n'est pas question de s'arrêter pour « réfléchir ». admirer le paysage ou se « prélasser » sur le traîneau. Il fait extrêmement froid, être perpétuelle­ment en mouvement est une nécessité absolue. La seule issue à cette agitation c'est de monter la tente et s'y réfugier. Pour tenir dans de telles conditions, il faut être totalement imprégné du projet

à réaliser, des difficultés que l'on va rencontrer. Moi. j'étais, pour simplifier, un vrai « malade » du pôle nord. J'étais réellement habité par le désir d'y aller. Ma vie ne pouvait que passer par le pôle. Il fallait que j'exorcise ce mal. Alors, pour me préparer au voyage, j'y pensais, j'y pensais, je ne cessais pas d'y penser. J'ai vécu ainsi avec ce pro­jet pendant deux ans. Je me suis investi pour lui dans la recherche, dans la nutri­tion, dans la technologie. Je suis allé pour mieux comprendre et étreindre ce qui m'attendait, au Canada, en Nor­vège, m'informer, toujours focalisé sur ce projet. Ce qui m'a retenu de me lan­cer trop tôt dans cette aventure, c'est-à-dire de partir, c'est la difficulté que j'ai eue à trouver un sponsor, donc c'est contraint et forcé qu'avec beaucoup de lenteur, après un grand temps de réflexion je me suis donné l'autorisa­tion d'y aller. C'était ça ma préparation mentale : l'imprégnation quotidienne.

« Et quelle a été votre préparation physique ? » Il me fallait bien sûr être en forme. Mais je n'ai pas pour cette expédition au pôle nord investi sur la préparation physique de façon importante. Je faisais en courant environ 12 kilo­mètres par semaine, soit 2 fois une heure. Ce n'est certes pas beaucoup mais je me suis appuyé sur un fond d'endurance hérité de mon adolescence au cours de laquelle j'ai fait beaucoup de vélo, de rugby, de football. Quand je m'entraîne, je reviens très vite à un rythme cardiaque de 60 pulsations minute et si je me repose je suis à 55. Je dirai qui plus est. que j'ai une faculté d'endurance au découragement. Par contre, un autre aspect de la prépa­ration physique sur lequel j'ai mis l'ac­cent, c'est celui qui me permettrait d'af­fronter le froid. Pour cela, je prenais tous les jours une douche froide, afin d'habituer toute la surface de mon corps à entrer en contact avec des tempéra­tures relativement basses et pas seule­ment le visage, les mains. Ce n'est pas pour autant bien entendu qu'on peut se dire acclimaté. L'acclimatation réelle n'a lieu qu'en cours d'expédition et elle est de type hypothermique. Dans ces conditions extrêmes, l'organisme, au lieu de consommer des calories pour rester à 37° a l'intelligence de faire baisser la température centrale pour consommer moins. Ainsi, à la fin du voyage au pôle nord, ma température au repos était de 35°5. Si j'étais aujour­d'hui à 35°5, je serais, en hypothermie et dans une viscosité mentale certaine. Donc l'acclimatation se fait sur le ter­rain et ma préparation peut être résumée comme étant une désensibilisation superficielle.

« Avez-vous accordé une attention toute particulière à l'alimentation ? » Incontestablement. L'alimentation tient dans ce genre d'expédition, une place très importante. Il s'agit de faire les bons choix pour plusieurs raisons. la première est liée au fait qu'on est obligé de la transporter, ce qui demande un effort physique intense. Il faut donc emporter une nourriture légère mais les choix concernent évidemment égale­ment ses qualités énergétiques, enfin il convient qu'elle soit équilibrée au niveau des différents apports nutrition-nels. Aussi pour répondre le plus effica­cement possible aux problèmes liés à

l'alimentation, j'ai fait un DESS de nutrition et mon sujet était « L'alimen­tation pour l'expédition au pôle nord ». J'ai travaillé ainsi un an dans les contextes universitaire et industriel. J'ai abordé les deux plans car il fallait en effet lyophiliser cette alimentation. J'avais calculé que 5000 calories m'étaient nécessaires en équilibrant glucides, lipides, protides mais j'ai quand même maigri beaucoup en per­dant d'abord des graisses puis ensuite de ma masse musculaire en faisant de l'auto combustion. En fait la nourriture que je transportais n'était pas assez riche en corps gras. J'avais vingt jours d'autonomie sur le traîneau et j'étais ravitaillé en route tous les quinze jours en moyenne. J'avais une faim terrible de graisse. Je

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demandais que l'on m'apporte lors de ravitaillement sur la route, du beurre que je croquais. Il faut des protéines pour la charpente, des glucides aussi mais dans ce type d'effort d'endurance lente et dans le froid, ce sont les graisses qui sont surtout parfaitement adaptées.

Je mangeais aussi beaucoup de céréales, des fruits secs. Pour le petit déjeuner, je me préparais de véritables pâtées de lait, chocolat en poudre, beurre et eau bouillante, l'ensemble constituait une bonne bouillotte au-des­sus de l'estomac. « bouillotte » que consommait lentement mon organisme. Il faut prendre beaucoup de fibres pour stocker l'eau dont on a besoin tout au long de la journée dans le réservoir hydrique qu'est le gros intestin, c'est ce que me permettait de faire le petit déjeuner dont je viens de vous donner un exemple.

« La conquête des pôles est essentiellement une aventure occidentale, les Inuits qui vivent, eux, sur la banquise sont restés sur un territoire de chasse et n'ont jamais cherché à faire l'assaut du pôle. Comment expliquez-vous cela ? »

Je pense que cette recherche de perfor­mance dans la souffrance ne vient à l'idée que des gens qui vivent dans un certain confort. Aller là-bas. c'est une invention typi­quement occidentale. De même que les Népalais n'ont jamais

pensé avoir quelque chose à faire sur l'Everest, les Inuits ne voient pas ce qu'ils ont à prouver en allant au pôle parce que tout simplement ils ne peu­vent affirmer aucun dépassement d'eux-mêmes. Au pôle, il n'y a rien à pêcher, rien à chasser !...

« Comment réagissent les populations des contrées que vous traversez ? »

Elles sont pour la plupart amusées. Et puis pour certains c'est quelquefois l'occasion de gagner un peu d'argent. Ça a été surtout le cas quand nous sommes partis au Tibet, au Népal, en Amérique du Sud. expéditions pour les­quelles nous avons recruté des porteurs. Aujourd'hui, certains porteurs hima-layens font des stages à Chamonix et deviennent auprès des gens qui veulent faire des sommets, de véritables meneurs de projets. Au pôle nord c'est un peu différent, cependant, un véri­table tourisme polaire se développe et les populations qui habitent ces régions et qui connaissent bien le terrain peu­vent trouver là. un métier.

« Ainsi, contribuez-vous à la transformation de la vie de ces peuples ? » Oui. peut-être, mais ce qu'il faut surtout dire c'est que ces gens, jusqu'à encore quelques années, vivaient en autonomie complète. Pour se nourrir, ils passaient, dans ces contrées pauvres. 99 % de leur temps à chasser, pêcher, préparer leur nourriture. Aujourd'hui, on leur apporte tout, ils sont subventionnés et désoeuvrés. Alors

on les encourage à poursuivre leur arti­sanat, à vivre du tourisme et faire parta­ger leur culture aux Américains. Euro­péens. Japonais intéressés par ces contrées. C'est ainsi que pour mieux attirer ces touristes, ils savent de nouveau se servir d'attelages de chiens qui séduisent plus que les scooters des neiges qu'ils utili­sent maintenant.

« Dans notre domaine de l'éducation physique et du sport, nous nous posons constamment la question relative à la sécurité dans les pratiques. Que diriez-vous à propos de ces problèmes de sécurité qui renvoient à des risques majeurs face aux engagements qui sont les vôtres et ceux de vos amis qui vivent ou ont vécu le même type d'aventure que vous ? »

Je ne peux faire référence qu'à ce que je connais. Je ne suis pas enseignant d'EPS... Et à votre question je répondrai en fonc­tion de mon expérience, qu'en matière de sécurité, le garde-fou c'est la peur. Elle vous contient à l'intérieur de vos limites. C'est une alerte. Si vous avez peur c'est un signal, c'est que vous n'êtes pas prêt. Là. nous entrons dans une échelle de mesure très subjective. Qui a peur de quoi ? Pour avoir navigué avec lui. je dirai par exemple qu'Eric Tabarly n'avait pas peur, ça c'est évident. Et personne sur le bateau où nous étions n'avait peur, nous n'avions pas conscience du fait qu'il pouvait nous arriver quelque chose. Or. il y a une dimension à intégrer en per­manence : les conditions extérieures, le gros temps, le froid, la vague imprévi­sible. Et quand vous êtes sur un bateau ce n'est pas la peine qu'il y ait une mer très grosse, une petite vague peut être très grosse pour un petit bateau. Lorsque vous tombez à l'eau votre tête dépasse puis on ne vous voit plus. Le temps de faire demi-tour, les repères sont perdus. Un autre facteur peut servir de garde-fou : quand on se lance seul dans une aventure, on engage sa vie, mais jus­qu'où a-t-on le droit d'engager son existence par rapport à ses proches ?... Et quand on est chef d'expédition alors là c'est un vrai boulot que d'anticiper sur les décisions à prendre. Mais souvent l'ambition est là qui vous fait perdre le sens des réalités, le sens critique. Les porteurs himalayens ne perdent pas.

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eux. le sens des réalités. Leur métier c'est d'être porteurs et c'est leur vie. Ils se font prendre par surprise par une ava­lanche comme tout le monde mais ils n'hésitent pas à s'arrêter deux ou trois cents mètres sous le sommet s'ils voient que les conditions se gâtent. Faire le sommet, c'est pas leur vie. Leur vie c'est de porter. Ce n'est pas du tout le même type d'engagement pour celui qui arrive au pied de l'Himalaya et dont l'unique désir est d'arriver en haut. Et là. grisé dans l'effort, vous entrez dans un risque qui dépasse quelquefois vos compétences. Vouloir faire le sommet, s'investir totalement, n'offre pas à celui qui s'engage, la distance lui permettant de renoncer sans en souffrir, garder le sens critique est évidemment idéal. Mais là le chemin est étroit. Nous sommes sur le fil du rasoir. Si maîtrise du risque il y a, c'est la peur qui en est responsable. C'est comme un voyant qui s'allume. Ce voyant protège notre existence. Les progrès que vous faites dans l'appren­tissage de la discipline que vous prati­quez vous aident à maîtriser de mieux en mieux cette peur. Mais à chaque fois qu'elle apparaît malgré tout le travail et l'investissement dans votre préparation, c'est que vous n'êtes pas encore capable de faire ce que vous aviez pro­jeté. Pour réussir, il faut perpétuelle­ment mettre la barre juste un peu au-dessus de la tentative précédente et ne pas craindre de revenir en arrière.

« Vous êtes parti à plusieurs reprises en expédition avec des groupes d'adolescents qu'ont-ils selon vous retiré de ces expériences ? »

En effet, je suis parti dans ces condi­tions au pôle nord, en Islande, et enfin en Patagonie sur le bateau Antarctica, une goélette de 36 mètres conçue et construite pour affronter le froid et les glaces des régions polaires. Les groupes étaient constitués à chaque fois d'une dizaine d'adolescents et pour ces dix élus c'était une expérience assez inté­ressante. Mais en fait, j'ai constaté que très vite pour eux s'installait une cer­taine monotonie, que ce soit sur le bateau ou dans les régions polaires. Pour tirer avec plaisir un traîneau sur une immensité blanche, il faut au départ un vrai désir de le faire, qui vous pousse à avancer. Ce n'était évidemment pas le cas de ces enfants et la plupart d'entre eux m'ont vraiment donné le sentiment qu'ils s'ennuyaient. Ils avaient gagné un concours mais le plus souvent, c'était les parents qui avaient joué et eux ne se sentaient pas « habités » par le projet. Sur le bateau c'était la même chose et j'ai pensé que cela ressemblait plutôt à des colonies de vacances de luxe. Je ne dis pas pour autant que les adolescents ne sont pas capables de s'investir, de s'engager, ce que je crois, c'est qu'il faut avant tout qu'ils s'ap­proprient les projets auxquels ils parti­cipent. Ils ne veulent pas être seulement consommateurs, ils souhaitent égale­ment être acteurs. Alors j'ai pensé que si je voulais associer les enfants, il fal­lait que je m'y prenne autrement. Lors du voyage en Antarctique, nous avons envoyé à ceux qui étaient en mesure de recevoir nos messages par le biais du minitel ou d'Internet, des infor­

mations pour leur faire partager le voyage en temps réel. Nous avions, en amont, préparé notamment avec les inspecteurs géné­raux, des fiches pédagogiques éditées par le CNDP. Ainsi l'enseignant dispo­sait-il d'outils qu'il complétait avec les informations qu'ensuite on lui envoyait, cela en cohérence avec les programmes des différentes disci­plines. Nous pouvons faire encore mieux lors des prochaines expériences de ce type. Il faudrait aboutir à une véritable interactivité pour qu'ensei­gnants et élèves puissent nous interro­ger directement. Ce n'est pas facile à organiser, il faut trier les questions, les organiser etc.

« Quelle conclusion souhaitez-vous donner à cet entretien ? »

Nous avons débuté cet entretien sur la notion d'exploit, je voudrais le terminer en insistant sur celle de plaisir. Je m'explique. Ce qui vous pousse, vous stimule quand vous êtes jeune, c'est, pour résumer, l'envie d'exister, réussir. Là, la notion d'exploit est au cœur de votre engagement. Et puis peu à peu les expériences que nous faisons et qui sont nécessaires nous permettent de prendre du recul. Et à l'obsession d'exploit succède une notion plus sub­tile. On devient plus humble. Et ce qui est important, c'est de nourrir le plaisir qu'on prend à faire les choses. La notion d'exploit pour ma part s'es­tompe avec l'âge. On s'éloigne de ce désir de se surpasser car on se dit qu'est-ce qui peut encore me faire vibrer ? Alors pour moi, originaire du Tarn quand je reviens de mes expédi­tions c'est d'y retourner car la forêt vierge, elle est là. avec ses variétés de plantes, d'arbres, ses peuples de four­mis, d'araignées etc. Et j'apprends petit à petit à apprécier ces choses et à m'en nourrir avec délicatesse.

« Pourtant vous allez repartir ? »

Oui. c'est vrai, je pense partir avec le bateau et faire un tour du monde mais approcher des zones plus clémentes que le pôle. •

Bibliographie « Médecine et Sport de Montagne », Éditions Favre, 1983/87/90. « Le Marcheur du Pôle », Éditions Robert Laft'ont, 1986. « Transantarvlica », Éditions Robert Latïont, 1990. « Pôle Sud », Éditions L'Esprit du Temps, 1991. «. Les Pôles ». Éditions Flammarion, 1992. « Antarctica ». Éditions Gallimard. 1992. « Expédition Erébus ». Éditions Arthaud. 1994.

Nous remercions vivement Jean-Louis Etienne d'avoir bien voulu répondre aux ques­tions élaborées pour EP.S par Olivier Jalabert, Professeur agrégé d'EPS - Collège de le Cres ; Jean-Marie Lesage. Professeur agrégé d'EPS - Lycée Bellevue Toulouse ; Raymonde Massip. Professeur honoraire d'EPS - Lautrec. Tarn ; Guy Pastor, Profes­seur agrégé d'EPS - CLG Trilport ; Jean-Claude Tougne, Professeur agrégé - UFR STAPS Toulouse ; Coordination : Étienne Roques ; Réalisation : Claudine Leray.

14 Revue EP.S n°276 Mars-Avril 1999 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé