À mes lecteurs, des sages et des...
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Àmeslecteurs,dessagesetdesbraves.
INTRODUCTION
J’AI COMMENCÉÀÉCRIREDIVERGENCE du point de vue de Tobias Eaton, ungarçonnéchezlesAltruistes,maltraitéparsonpère,etquirêvaitdes’émanciperdesafaction.J’aiaboutiàuneimpasseauboutdetrentepages,parcequesavoixn’étaitpastout à fait labonnepour raconter l’histoireque j’avais en tête.En reprenant ce récitquatreansplustard,j’aitrouvélanarratricequiconvenait,enlapersonned’unejeuneAltruiste qui voulait découvrir qui elle était réellement.Mais Tobias n’a pas disparupourautant; ilestentrédansl’histoiredanslapeaudeQuatre,instructeur,ami,petitami et égal de Tris. J’ai toujours eu une motivation particulière à creuser cepersonnage,àcausedelafaçondontilprenaitviepourmoidèsqu’ilapparaissaitdansunepage.Ilm’évoquelapuissance,avanttoutparsacapacitéàsurmonterl’adversité,etmême,parcertainscôtés,às’yépanouir.
Les trois premiers récits,Le Transfert,LeNovice etLe Fils, se déroulent avant la rencontre deQuatreavecTris.OnysuitsonparcoursdelafactiondesAltruistesàcelledesAudacieux,àmesurequ’ilseconstruit.Trisapparaîtdansladernièrenouvelle,LeTraître,quisesituechronologiquementaumilieudupremier tomede la série. J’avais très envied’y inclure lemomentde leur rencontre,maisiln’avaitmalheureusementpassaplacedanslefildel’histoire.Vousletrouverezdoncàlafindecelivre.Latrilogies’attacheàTrisàpartirdumomentoùelleprendlesrênesdesaproprevieetdeson
identité. Les histoires du présent tome font de même avec Tobias. Le reste, comme on dit, on leconnaît.
VERONICAROTH
LETRANSFERTJ’ÉMERGEDELASIMULATIONenhurlant.Ma lèvre inférieuremepique et j’ai du sang sur lesdoigtsaprèsl’avoirtouchée;jemesuismordu.L’Audacieusequisupervisemontestd’aptitudes–elles’appelleTori–mejetteundrôledecoup
d’œilennouantsescheveuxnoirsenchignon.Ellealesbrasentièrementrecouvertsdetatouagesdeflammes,derayonsdesoleiletd’ailesdefaucon.—Pendant la simulation…tuétais conscientquecen’étaitpas la réalité?medemande-t-elleen
éteignantlamachine.Son ton et ses gestes sont décontractés, mais c’est une décontraction étudiée, résultat d’années
d’entraînement.Jesaisfaireladifférence.Etjenemetrompejamais.Toutàcoup,jemerendscomptequemoncœurbattrèsvite.Monpèrem’avaitprévenuqu’onme
poseraitcettequestionetilm’abienprécisécequejedevaisrépondre.—Non,dis-je.Sic’étaitlecas,jenemeseraispasmordujusqu’ausang.Torim’observequelquessecondesenmordillantl’anneauquiluipercelalèvreetm’annonce:—Félicitations.TesrésultatssonttypiquementAltruistes.J’approuve d’un hochement de tête,mais lemot «Altruiste »me fait l’effet d’un nœud coulant
glisséautourdemoncou.—Cen’estpascequetuvoulais?medemande-t-elle.—C’estcequeveulentlesmembresdemafaction.—Iln’estpasquestiond’eux,maisdetoi.Onauraitditquedespoidspesaientsursesyeuxetauxcoinsdesabouche.Commesimaréponse
l’attristait.—Tupeuxparlerentoutesécurité,tesparolesnesortirontpasd’ici.Avant même d’arriver ce matin, je savais comment les choix que je ferais au cours du test
d’aptitudesseraientinterprétés.J’aiprislanourritureplutôtquel’arme.Jemesuisjetéentraversduchemin du chien pour sauver la petite fille. Je savais que ces choix aboutiraient à un résultat «Altruiste».Etj’ignoresimesréponsesauraientétédifférentessimonpèrenem’avaitpascoaché,s’iln’avaitpascontrôléàdistancechaqueétapedemon test.Àquoiest-ceque jem’attendais?Quellefactionaurais-jevoulue?N’importelaquelle.SaufAltruistes.—C’estaussicequejevoulais,déclaré-jed’untonferme.Elleabeaudire,jenesuispasplusensécuritéiciqu’ailleurs.Lesendroitssûrs,çan’existepas.Pas
plusquelesvéritéssûresoulesoreillessuffisammentsûrespouraccueillirdessecrets.Jesensencorelesmâchoiresduchienquiseresserrentsurmonbras,sescrocsquimelacèrentla
peau.JesalueTorid’unsignedetêteenmedirigeantverslaporte,maisaumomentoùjevaissortir,ellemeretientparlebras.—Tudevrasvivreavectonchoix,medit-elle.Quoiquetudécides,lesautress’enremettront,ils
passerontàautrechose.Toi,jamais.J’ouvrelaporteetjesors.
+++
Je retournem’asseoir à la table desAltruistes à la cafétéria, parmi des gens quime connaissent àpeine.Monpèrem’interditd’assisterà laplupartdes rassemblementsde lacommunauté. Ilprétend
quejecréeraisdesproblèmes,quejefiniraisparfairequelquechosequinuiraitàsaréputation.Çam’estégal.Jesuismieuxdansmachambre,dans lesilencede lamaison,qu’aumilieud’Altruistesdéférentsetcontrits.Enrevanche,cetteabsenceconstanteafiniparsusciterdelaméfiance.LesAltruistessontpersuadés
quequelquechosenevapaschezmoi,quejesuismalade,dépravéoubizarre.Mêmeceuxquifontl’effortdemesaluernemeregardentjamaisdanslesyeux.Enattendantquelesautresaientpasséleurtest,jeresteassis,lesmainsserréessurmesgenoux,à
regarderlesgensdanslasalle.LatabledesÉruditsestrecouvertededocuments,maislaplupartfontsemblantd’étudier,plusoccupésàbavarderqu’àéchangerdesidées,ramenantvivementlesyeuxsurlespagesdèsqu’ils se sententobservés.LesSincèresparlent fort, comme toujours.LesFraternelssourientetrientensepassantdelanourriturequ’ilssortentdeleurspoches.LesAudacieux,étaléssurlestablesetleschaises,chahutent,s’affalentlesunssurlesautres,selancentdespiquesetdescoupsdecoude.J’auraisvoulun’importequelleautre faction.N’importe laquelleplutôtque lamienne,où tout le
mondeadécrétéquejen’étaispasdignequ’ons’intéresseàmoi.Enfin,uneÉruditeentredanslacafétériaetlèvelamainpourréclamerlecalme.LesAltruisteset
les Érudits se taisent, mais elle doit crier « silence ! » pour que les autres s’aperçoivent de saprésence.—Lestestsd’aptitudessontterminés,déclare-t-elle.Jevousrappellequ’ilestinterditdediscuterde
vos résultatsavecquiconque,pasmêmeavecvotre familleetvosamis.LacérémonieduChoixsetiendrademainàlaRuche.Prévoyezd’yêtredixminutesàl’avance.Vouspouvezpartir.Toutlemondeseprécipiteverslaporte,saufnotretable,oùpasunneselèveavantquelerestede
la salle ne soit vide. Je connais par cœur le chemin que ceux dema faction vont emprunter pourrejoindrel’arrêtdebus.Çapeutleurprendreplusd’uneheure,àlaissertouslesautrespasserdevanteux.Jenecroispasquejepourraissupportercesilencepluslongtemps.Aulieudelessuivre,jesorsdiscrètementparuneportelatéralepourgagnerunealléequilongele
lycée.Cen’estpaslapremièrefoisquejelaprends,maisd’habitude,jem’ydéplacelentement,pouréviterd’êtrevuouentendu.Aujourd’hui,jen’aiqu’uneenvie:courir.Jedévalel’alléeettournedanslaruelledéserteensautantpar-dessusuntroudanslachaussée.Les
pansdemonamplevested’Altruisteclaquentdansleventetjel’enlèvepourlalaisserflotterderrièremoicommeundrapeau,avantdelalâcher.Jeremontelesmanchesdemachemiseau-dessusdemescoudes.Quandmoncorpsrenâcle,jeralentis.Ondiraitquelavilleentièredéfiledansunbrouillardoù tous les immeubles se confondent. J’entends le claquement de mes semelles sur la chaussée,commeunbruitextérieur.Enfin, labrûluredemesmusclesm’obligeàm’arrêter.Jesuisarrivédansunezoneà l’abandon
livréeaux sans-faction,bordéed’uncôtépar le secteurdesAltruistes et le siègedesÉrudits et, del’autre,parlesiègedesSincèresetlesespacescollectifs.Àchaquerassemblement,noschefs,parlantgénéralementparlavoixdemonpère,nousincitentànepasavoirpeurdessans-faction,àlestraitercommedesêtreshumainsetnoncommedescréaturesbriséesetperdues.Ilnem’estjamaisvenuàl’idéedelescraindre.Jemontesurletrottoirpourregarderàtraverslesfenêtres.Danslaplupartdesimmeubles,jene
voisquedespiècesvides jonchéesdedétritus,oùpourrissentdevieuxmeubles.Quand lamajoritédeshabitants sont partis – cequi est l’hypothèse la plusvraisemblable, la population actuelle étantloind’occupertousleslogements–,ilsn’ontpasdûlefairedanslaprécipitation,carilsn’ontrienlaissé.Riend’intéressant,entoutcas.
Cependant,jeremarquequelquechose.Lapiècequej’aperçoisestaussividequelesautresmaisaufond,derrièreuneporteouverte,jevoisluireuneuniquebraise,unmorceaudecharbonrougeoyant.Intrigué,jem’arrêteetj’essaied’ouvrirlafenêtre.Audébut,ellerestecoincée,maisjelasecoueun
peuetellesesoulèvedansunmouvementderessort.J’ypasseletorse,puislesjambes,etjeretombeàl’intérieurdansunroulé-bouléenmeraclantlescoudessurleparquet.Çasentlafumée,lasueuretlesodeursdecuisine.Jem’approchepasàpasdelabraise,àl’affûtde
voixquim’avertiraientdelaprésencedesans-faction.Maistoutestsilencieux.Lesfenêtresdelapiècedufondsontobscurciesparunmélangedepeintureetdecrasse,maisdans
lepeude jourqui filtreau travers, jedistinguedespaletteschargéesdevieillesboîtesdeconserveouvertes.Aumilieu, il y a un petit barbecue. Presque tout le charbon est réduit à l’état de cendreblanchie, sauf lemorceau embrasé, ce qui laisse supposer que les derniers occupants ne sont paspartisdepuislongtemps.Etàenjugerparl’odeuretparlaquantitédevieillesboîtesdeconserveetdecouvertures,ilsétaientuncertainnombre.On dit toujours que les sans-faction vivent en dehors de toute communauté, isolés les uns des
autres.Là,enregardantautourdemoi,jemedemandecommentj’aipucroireça.Qu’est-cequi lesempêcheraitdeseregrouper,commenous?C’estdanslanaturehumaine.—Qu’est-cequetufaislà?medemandesoudainunevoixquimetraversecommeunélectrochoc.Jeme retourne et je découvre, sur le seuil d’une autre porte, un homme au visage crasseux qui
s’essuielesmainssuruntorchontroué.—Je…Mesyeuxseposentsurlebarbecue.—J’aivuquelquechosequibrûlait.—Oh.Ilfourrelecoindutorchondanssapochearrière.IlporteunpantalonnoirdeSincère,rapiécéavec
dutissubleud’Érudit,etunechemisegrised’Altruisteidentiqueàlamienne.Ilestmaigrecommeunclou,maisdégageuneimpressiondeforce.Ilestassezcostaudpourmebattre,maisilnemeparaîtpasmenaçant.—Ben,merci,alors,reprend-il.Maisiln’yarienquibrûleici.—Oui,jevoisça,dis-je.C’estquoi,cetendroit?—C’estchezmoi,répond-ilavecunsouriresansjoieauquelilmanqueunedent.Jen’attendaispas
devisite,désolé,jen’aipasfaitleménage.Monregardsedétachedeluipourseposersurlesboîtesdeconserve.—Vousdevezbeaucoupbougerlanuit,pouravoirbesoindetoutescescouvertures.—JamaisvuunPète-secsemêlerautantdesaffairesdesautres.Ils’approcheenfronçantlessourcils.—Tatêtemeditquelquechose.Jesaisquejenepeuxpasl’avoirdéjàrencontré;paslàoùjevis,danslequartierleplusmornede
laville, oùdesgensauxcoupesdecheveuxet auxvêtements touspareilsviventdansdesmaisonstoutespareilles.Puisjecomprends:malgrétousleseffortsdéployésparmonpèrepourmeteniràl’écart,iln’en
estpasmoinsunchefduconseil,l’unedespersonnalitéslesplusenvuedelaville,etjeluiressemble.—Désolédevousavoirdérangé,dis-jedemontonleplusAltruiste.Jevaisvouslaisser.—Jesais!s’exclamel’homme.Tuneseraispaslefilsd’EvelynEaton?Jemeraidisàlamentiondecenom.Jenel’avaispasentendudepuisdesannées,parcequemon
pèrerefusedeleprononcer,qu’ilrefusemêmederéagirquandill’entend.Çamefaitundrôled’effet
de me retrouver soudain associé à elle, ne serait-ce que parce que je lui ressemble ; comme sij’enfilaisunvieuxvêtementquinem’allaitplus.—Commentvouslaconnaissiez?demandé-je.Etiladûbienlaconnaître,pourretrouversonvisagematauxyeuxnoirsdanslemien,pâleaux
yeux bleus. La plupart des gens ne nous regardaient pas assez pour voir tout ce qui nous étaitcommun:leslongsdoigts,lenezbusqué,lessourcilsnaturellementfroncés.Ilhésiteunpeu.—Chez lesAltruistes, elle se portait parfois volontaire pour les distributions de nourriture, de
vêtements,decouvertures.Elleavaitunetêtequ’onn’oubliepasetelleétait lafemmed’unchefduconseil.Toutlemondelaconnaissait,non?Quelquefois, jesaisquelesgensmententrienqu’àlafaçondontleursparolesrésonnentenmoi,
avec cette espèce de grincement que doit entendre un Érudit quand quelqu’un fait une faute degrammaire.Sicethommeaconnumamère,cen’estsûrementpasjusteparcequ’elleluiatenduunjourunboldesoupe.Maisjesuissiavidequ’onmeparled’ellequejenecherchepasplusloin.—Elleestmorte,dis-je.Depuisdesannées.Lescoinsdesaboucheretombentunpeu.—Jenesavaispas.Jesuisdésolédel’apprendre.Çamefaitdrôledemetrouverdanscetappartementhumidequisentlasueuretlafumée,aumilieu
decesboîtesdeconservesuggérantlapauvretéetl’impossibilitédes’ensortir.Maisl’endroitdégageaussiquelquechosed’attirant,uneliberté,unrefusd’apparteniràcescatégoriesarbitrairesquenousnoussommesfabriquées.—TonChoixdoitavoir lieudemain,pourque tuaies l’airaussi tendu,medit l’homme.Quelle
factionas-tuobtenue?—Jenedoisledireàpersonne,répliqué-jemécaniquement.—Justement,jenesuispersonne.C’estça,êtreunsans-faction.Jenerépondspaspourautant.L’interdictiondepartagerlerésultatdutestd’aptitudes,commetous
mesautressecrets,estprofondémentincrustédanslemoulequimeconstruitetmereconstruitjouraprèsjour.Jenepeuxpluslechanger.—Ah,unlégaliste,fait-ild’untondéçu.Tamèrem’aditunjourqu’àsonavis,c’étaitlapassivité
qui l’avait conduite chez les Altruistes. C’était le chemin de la moindre résistance. (Il hausse lesépaules.)Tupeuxmecroirequandjetedisqueçavautlapeinederésister,jeuneEaton.Jesenslacolèremonter.Iln’apasàmeparlerdemamèrecommesielleluiappartenait,àluiet
nonàmoi,niàmefaireremettreenquestiontouslessouvenirsquej’aid’ellesousprétextequ’elleluiauraitserviunjourunboldesoupe.Iln’apasàmedirequoiquecesoit;iln’estpersonne,unsans-faction,unhors-caste,rien.—Ahouais?Benregardezoùçamène.Àvivredansdesimmeublesdélabrésensenourrissantde
boîtesdeconserve.Jemedirigeverslaporteparlaquellel’hommeestapparu.Jetrouveraibienuneissueàl’arrière,
etpeuimporteoùelledébouchetantqueçamepermetdefilerd’ici.Jemefrayeuncheminentrelescouvertures.Quandj’atteinslecouloir,l’hommelancedansmon
dos:—Jepréfèremangerdesrestesquevivreasphyxiéparunefaction.Jeparssansmeretourner.
+++
De retour chez moi, je reste assis quelques minutes sur les marches du perron, en inspirant degrandesgouléesd’airprintanier.C’estmamèrequim’aapprisàvolerdespetitsmomentscommeceux-là,desmomentsdeliberté,
même si elle l’ignorait. Je la regardais en prendre elle-même, se glisser la nuit par la porte dederrièreunefoisquemonpèredormaitetrevenirsurlapointedespiedsquandlesoleilapparaissaitderrièrelesimmeubles.Elles’évadaitmêmequandelleétaitavecnous,penchéeau-dessusdel’évier,lesyeuxfermés,siloindel’instantprésentqu’ellenem’entendaitmêmepasquandjeluiparlais.Maisj’aiaussiapprisautrechoseenl’observant,c’estquelesmomentsdelibertéonttoujoursune
fin.Jemelèveenessuyantlapoussièredecimentsurmonpantalonàpincesgrisetjepousselaporte
d’entrée.Monpèreestassisdanslefauteuildusalon,entourédepapiers.Jemeredressedetoutemahauteurpourqu’il nepuissepasme reprocherdeme tenirvoûté. Jemedirigevers l’escalier. J’aipeut-êtreunechancederéussiràmonterdansmachambresansqu’ilremarquemaprésence.—Parle-moidetontestd’aptitudes,melance-t-ilenmemontrantlecanapé.Je traverse la pièce en enjambant prudemment une pile de feuilles posée sur la moquette et je
m’assoisàl’endroitdésigné,toutaubordducoussin,pourpouvoirmereleverleplusvitepossible.—Alors?Monpère retire ses lunettes etme regarded’unair remplid’attente. J’entends la tensiondans sa
voix,cellequin’yestqu’aprèsunelourdejournéedetravail.J’aiintérêtàmeméfier.—Tuaseuquelrésultat?Jenesongemêmepasàrefuserdeluirépondre.—Altruiste.—Etriend’autre?Jefroncelessourcils.—Non,évidemment.—Nemeregardepascommeça.J’effacemonfroncementdesourcils.—Ilnes’estrienpassédebizarreaucoursdutest?En fait, si, pendant le test, je savais où j’étais. Tout en me retrouvant soudain projeté dans la
cafétéria de mon lycée, je savais qu’en réalité, j’étais prostré sur une chaise de la salle du testd’aptitudes,reliéàunemachinepartoutunréseaudefils.Ça,c’étaitbizarre.Maisjen’aipasenviedeluienparlermaintenant,alorsquejevoislatensionmonterenluicommeunouragan.—Non,dis-je.—Nememenspas.Ilmesaisitlebrasdansl’étaudesesdoigts.Jefuissonregard.—Jenemenspas.J’aiobtenu«Altruiste»,commeprévu.C’est tout justesi l’examinatricem’a
regardésortirdelasalle.Jetejure.Ilmelâche.Jesenslesangbattredansmesveineslàoùilaserré.—Bien.Jesupposequetuasbesoinderéfléchirunpeuàtoutça.Montedanstachambre.—Oui,père.Jemelèveetretraverselesalon,soulagé.—Oh,ajoute-t-il,descollèguesmembresduconseilpassentmevoircesoir.Tudevrasdînertôt.—Oui,père.
+++
Avantlecoucherdusoleil,jevaischercherdequoimangerdanslacuisine:deuxpetitspainsetdescarottes crues avec leurs fanes, un morceau de fromage et une pomme, un reste de poulet, sansassaisonnement.Touta lemêmegoût,ungoûtdepoussièrepâteuse. Jegarde lesyeux rivés sur laportepournepastombersurlescollèguesdemonpère.Iln’apprécieraitpasquejesoisencoreenbasàleurarrivée.Jesuisentraindeboireunverred’eauquandlepremierseprésenteàlaporte,etjemedépêchede
traverserlesalonpourregagnermachambre.Monpèreattend,lamainsurlapoignée.Ilmeregardecontourner la rampe d’escalier en haussant les sourcils et me désigne les marches d’un coup dementon.Jemonteencouranttandisqu’ilouvre.—Bonjour,Marcus.Jereconnaislavoixd’AndrewPrior.C’estl’undesplusprochescollèguesdemonpère;cequin’a
pasdesens,parcequepersonnen’estvraimentprochedemonpère.Pasmêmemoi.J’observeAndrewdepuislepalier.Ils’essuielespiedssurlepaillasson.Jelesvoisparfois,luietsa
famille : l’image parfaite de la familleAltruiste,Natalie etAndrew, leur fils et leur fille – l’un etl’autredeuxclassesaprèsmoiaulycée,bienqu’ilsaientunand’écart–quimarchenttouslesquatreposément sur le trottoir en saluant les passants d’un signe de tête. Natalie supervise toutes lesopérationsdebénévolatdesAltruistesauprèsdessans-faction.Mamèreadûlaconnaître,mêmesielleparticipait rarement à lavie socialede la communauté, préférantgarder ses secrets comme jegardelesmiens,cachésderrièrelesmursdecettemaison.Leregardd’Andrewcroiselemienetjefiledansmachambreenrefermantlaportederrièremoi.A priori, ma chambre paraît aussi nue et propre que n’importe quelle pièce d’un logement
d’Altruiste.Mesdrapsetmescouverturesgrisessontsoigneusement tiréssur lemincematelas,mapiledelivresformeunetourparfaitesurmonbureauencontreplaqué.Mesvêtements,dontchaquepièceexisteenplusieursexemplairesidentiques,sontrangésdansunemodestecommodeprèsdelapetitefenêtre,quinelaissepasserqu’unmaigrerayondesoleilenfindejournée.Cettefenêtredonnesurlamaisondesvoisins,copieconformedelanôtre,troismètresplusloin.JecomprendscommentlapassivitéapuconduiremamèrechezlesAltruistes,dumoinssilesans-
faction n’a pasmenti. Jeme vois vivre lamême chose, demain, lorsque jeme tiendrai devant lescoupesdesfactions,uncouteauàlamain.Parmilescinqfactions,ilyenaquatreauxquellesjenemefieraispas,quejeconnaismaletdontje
necomprendspaslesusages,etuneseulequimesoitfamilière,prévisible,décodable.Silechoixdela factionAltruiste neme promet pas une vie de bonheur extatique, aumoins, elleme garantit lafacilité.Jeréfléchis,assisauborddemonlit.«Non,c’estfaux.»Jeravalecettepensée,parcequ’ellevient
de l’enfant enmoi qui a peur de l’hommeassis enbas, dans le salon.Cet hommedont je connaismieuxlespoingsquelescaresses.Jem’assureque laporte estbien ferméeet je cale la chaisedemonbureau sous lapoignéepar
sécurité.Puisjem’accroupisàcôtédemonlitpourtirerlecoffrequejegardesouslesommier.Mamèremel’adonnéquandj’étaispetit,endisantàmonpèrequ’ellel’avaittrouvédanslarueet
quec’étaitpouryrangerlescouverturesderechange.Maisquandellel’aapportédansmachambre,cen’étaitpaspouryrangerdescouvertures.Elleafermélaporte,misunindexsurseslèvresetposélecoffresurmonlitpourl’ouvrir.Danslecoffresetrouvaitunepetitesculptureenverrebleuquireprésentaitunesortedecascade,
limpide,polie,sansdéfaut.—Çasertàquoi?luiavais-jedemandé.
—Enapparence,àrien,m’avait-elleréponduavecunsourire,maisunsourirecrispé,commesielleavaitpeurdequelquechose.Maisçapeutpeut-êtrefairequelquechoselà.Etelleavaitposélamainsursoncœur.—Lesbelleschosesontparfoiscepouvoir.Depuis,j’airemplicecoffred’objetsqued’autresjugeraientinutiles:unevieillepairedelunettes
sansverres,desfragmentsdecartesmères,desbougiesd’allumage,desfilsdénudés,legoulotcasséd’unebouteille,unelamedecouteaurouillée.Jenesaispassimamèrelesauraittrouvésbeaux,nimêmesi,moi,jelestrouvebeaux.Maistous,commelastatuette,mesemblentprécieuxetporteursdesecrets,neserait-cequeparcequ’ilsn’intéressentpersonne.Aulieudepenserauxrésultatsdutestd’aptitudes,jeprendsunàunchacundecesobjetsetjeles
retournedansmamainjusqu’àenavoirmémoriséchaquemillimètrecarré.+++
Je suis réveillé en sursautpar lebruitdespasdeMarcusdans lecouloir.Lecontenuducoffreestéparpillé sur le drap autour de moi. Ses pas s’approchent, ralentissent. À la hâte, je ramasse lesbougiesd’allumage,lesmorceauxdecartesmèresetlesfilsélectriques,jelesjettedanslecoffre,jelerefermeetjerangelaclédansmapoche.Àladernièreseconde,alorsquelapoignéedelaportecommenceàtourner,jemerendscomptequej’aioubliélastatuetteetjelafourresousmonoreillertoutenglissantlecoffresousmonlit.Puisjeplongeverslachaisepourdégagerlaporteetouvriràmonpère.Ilentreenjetantuncoupd’œilsoupçonneuxsurlachaisequejetiensdanslesmains.—Qu’est-cequetufaisavecça?Tuvoulaism’empêcherd’entrer?—Non,père.— C’est la deuxième fois que tu me mens aujourd’hui. Je n’ai pas élevé mon fils pour qu’il
devienneunmenteur.—Je…Commejenetrouvestrictementrienàrépondre,jerefermelaboucheetjevaisreposerlachaiseà
saplacedevantmonbureau,justederrièrelatourimpeccablequeformentmeslivresdecours.—Qu’est-cequetufabriquaisici,encachette?Jecrispelesdoigtssurledossierdelachaise,leregardfixésurmeslivres.—Rien,dis-jeàvoixbasse.—Çafaittroismensonges,réplique-t-ild’unevoixsourde,durecommedusilex.Il faitunpasversmoiet je recule instinctivement.Maisau lieudem’attraper, il tire lecoffrede
sousmonlitetessaiedesouleverlecouvercle,sanssuccès.Lapeurmevrillelestripescommeunelame.Jepincel’ourletdemachemise,maisjenesensplus
mesdoigts.—Tamèreprétendaitqu’elleyrangeaitdescouvertures.Soi-disantparcequetuavaisfroidlanuit.
Laquestionque jemesuis toujoursposée,c’est : s’ilnecontientquedescouvertures,pourquoi lefermeràclé?Iltendsamainouverteetmefixeenhaussantlessourcils.Ilveutlaclé.Etjesuisobligédelalui
donner,parcequ’ilpeutvoirquandjemens.Ilpeuttoutvoirdemoi.Jelaprendsetladéposedanssamain.Maintenant,jenesensplusmespaumesetmarespirationsefaithachée,commetoujoursquandjesaisqu’ilestsurlepointd’exploser.Jefermelesyeuxtandisqu’ilouvrelecoffre.—Qu’est-cequec’estqueça?
Samainfouillesansménagementdansmestrésors,lesdispersantdetouscôtés.Illesprendunàunpourlesjetersurmoi.—Àquoiçasert,ça,hein?Etça?Jetressailleàchaqueobjetqu’ilmejette,etjerestesansréponse.Çanesertàrien.Aucundeces
objetsnesertàrien.—Çaempestel’égoïsmeetlafutilité!crie-t-il.Jenetelaisseraipascorromprecettemaison!Ilpousselecoffreettoutsoncontenusedéverseparterre.Jenesensplusmonvisagenonplus.Sesmainsheurtentmapoitrineet jevaismecognerlesreinscontrelacommode.Il lèvelamain
pourmefrapperetjeparviensàarticuler,lagorgeserréeparlapeur:—LacérémonieduChoix,papa!Ilsuspendsongesteetjetrembledevantlui,recroquevillécontrelacommode,lavisionbrouillée
par les larmes. Il essaie généralement de ne pas m’abîmer le visage, en particulier la veille desjournéescommecellededemain,oùjeseraiaucentredesregardsaumomentdefairemonchoix.Ilabaisselamainet,l’espaced’uneseconde,jecroisquelaviolenceestpassée,sacolèreapaisée.
Puisilmedit:—Trèsbien.Attends-moiici.Jem’appuiecontrelacommode.Jeleconnaistropbienpourespérerqu’ilvamelaisser,qu’ilest
partisecalmeretqu’ilvarevenirens’excusant.Ilnelefaitjamais.Ilvareveniravecuneceintureetlessillonsqu’ellegraveradansmondosresterontcachéssousma
chemise,sousmadocileexpressiond’Altruiste.Jemeretourne,lecorpssecouéparunfrisson.Jem’agrippeàlacommodeetj’attends.
+++
Cette nuit-là, je dors sur le ventre, la douleur mordant sur chacune de mes pensées, toutes mespossessionsbriséesetéparpilléesparterre.Aprèsm’avoirfrappéàmefairemordremonpoingpourmeretenirdehurler,ilapiétinéchaqueobjetjusqu’àleréduireenmiettesetprojetélecoffrecontrelemur.Lescharnièresducouverclesesontbrisées.Unepenséesurgitdansmatête:«SituchoisislesAltruistes,tuneluiéchapperasjamais.»J’enfoncelevisagedansmonoreiller.Maisjen’aipaslaforcedeluttercontrecettepassivitéd’Altruiste,cettepeurquimepoussesurla
voiequemonpèreatracéepourmoi.+++
Le lendemain matin, je prends une douche froide, non pour économiser l’énergie comme lepréconisent lesAltruistes,maisparcequeçam’anesthésie ledos. J’enfile lentementmesvêtementsternesd’Altruisteetjemecampedevantlemiroirdupalierpourmecouperlescheveux.—Laisse-moifaire,meditmonpèreduboutducouloir.C’estlejourduGrandChoix,aprèstout.Je pose la tondeuse sur le reborddupanneau coulissant et j’essaie deme tenir droit. Il se place
derrièremoi,etjedétournelesyeuxtandisquel’appareilsemetàbourdonner.Leréglagedusabotestfixe;iln’existequ’unelongueurdecheveuxacceptablepourunAltruiste.Jemecrispequandilposelesdoigtssurmatêtepourlastabiliseretjepriepourqu’ilnel’aitpasremarqué,qu’iln’aitpasvuquelemoindrecontactavecluimeterrifie.—Tuterappellescommentçavasepasser?medemande-t-il.Ilcouvrelehautdemonoreilled’unemainenpassantlatondeuseautour.Aujourd’hui,ilsesoucie
deprotégermonoreille,alorsqu’hier,ilestalléchercheruneceinturepourmefrapper.Cettepenséefaitsoncheminenmoicommedupoison.C’estpresquedrôle.J’auraispresqueenvied’enrire.—Tu resteras à ta place jusqu’à ce qu’on t’appelle. Là, tu t’avanceras pour prendre le couteau.
Ensuite,tut’entailleraslamainettuferascoulertonsangdanslabonnecoupe.Nos regards se croisent dans lemiroir et sa bouche se fige dans un demi-sourire. Ilme touche
l’épaule,etjemerendscomptequ’onestpresquedelamêmetaille,maintenant,bienquejemesenteencorebienpluspetitquelui.Ilajoutedoucement:—Ladouleurnedureraqu’uninstant.Ensuite,tonchoixserafaitetceserafini.Jemedemandes’ilserappelleseulementl’épisoded’hier,ous’ill’adéjàremisédansuntiroirde
sonesprit,enséparantsoigneusementsonvisagedemonstredesonvisagedepère.Moiquin’aipasces tiroirs, je vois toutes ces couches d’identité qui se superposent chez lui : lemonstre, le père,l’homme,leveuf,lechefduconseil.Ettoutàcoup,moncœurbatsifort,mesjouessontsibrûlantesquec’enestpresqueintolérable.—Net’enfaispaspourladouleur,dis-je.Jesuisrodé.L’espace d’une seconde, ses yeux me lancent des éclairs dans le miroir et mon accès de rage
s’évanouit, laissant place à la peur.Mais il se contente d’éteindre la tondeuse avant de descendrel’escalierenmelaissantlesoindebalayerlesmèchesdecheveuxtombéesparterre,debrossermoncouetmesépaulesetderangerlatondeusedanssontiroir,danslasalledebain.Je retourne dansma chambre, où je regarde les objets cassés qui jonchent toujours le parquet.
Précautionneusement,j’enfaisunpetittasquejedéposedanslacorbeilleàcôtédemonbureau.Jemerelèveavecunegrimacededouleur.J’ailesjambesquitremblent.Àcetteminute,faceauvidedemavieetauxdébrisdupeuquejepossédais,jemedisqu’ilfautque
jemesortedelà.Jesensrésonnercettepenséeenmoiaveclapuissanced’unecloche,etjelarépète:il fautqueje
mesortedelà.Jem’approchedulitetjeglisselamainsousmonoreiller,oùlastatuettedemamèreestrestéeà
l’abri,intacte,etluitmaintenantdanslalumièredumatin.Jelaposesurlebureauàcôtédelapiledelivresetjequittemachambreenrefermantlaportederrièremoi.Unefoisenbas,jesuistropnerveuxpourmanger,maisj’avaleunboutdepainpourquemonpère
nemeposepasdequestions.Jen’aipasàm’inquiéter;ilfaitcommesijen’existaispas,commes’ilnemevoyaitpasgrimacerchaquefoisquejedoisfaireunmouvementpourprendrequelquechose.Ilfautquejemesortedelà.C’estdevenuunmantra,laseulechoseàlaquellejepuisseencoreme
raccrocher.MonpèreterminedelirelesnouvellespubliéesparlesÉruditspendantquejefinislavaisselle,et
onquitte lamaisonensemble, sansunmot.Sur le trottoir, il salue lesvoisinsensouriant.ToutesttoujoursparfaitementenordredanslaviedeMarcusEaton,àpartsonfils.Àpartmoi.Jenesuispasenordre,jesuisdanslaconfusionpermanente.Maisaujourd’hui,jem’enréjouis.Onmontedans lebus,où l’on restedeboutpour laisser les siègesauxautres,enbonsAltruistes
pleinsd’égardsquenoussommes.Jeregardelespassagersmonter,desSincèresquiparlentfort,desÉruditsàl’airconcentré.Jevoisd’autresAltruistesseleverpourcéderleurplace.Toutlemondeserendaumêmeendroitaujourd’hui:àlaRuche,dontlepiliernoirsedresseauloin,transperçantlecieldesesdeuxpiques.Tandisqu’onsedirigeversl’entréeaprèsêtredescendusdubus,monpèregardeunemainposée
surmonépaule,provoquantdesélancementsdedouleurdanstoutmoncorps.Ilfautquejemesortedelà.C’estunepenséedésespérée,etladouleurquimelanceàchaquemarchedel’escalierquimèneàla
salledelacérémonieduChoixnefaitquel’aiguillonner.Jemebatspourrespirer,maiscen’estpasàcausede l’effortde lamontée.C’estàcausedemoncœur,moncœurfaiblequidevientplusfortàchaquesecondequipasse.Àcôtédemoi,MarcusessuiesonfrontensueurettouslesautresAltruistesserrentleslèvrespournepasrespirertropbruyamment,depeurd’avoirl’airdeseplaindre.Je lève lesyeuxvers lesmarchesdevantmoiet jesuisembraséparcettepensée,cebesoin,cette
chancedem’échapper.Onarriveenhautettoutlemondes’arrêtepourreprendresonsouffleavantd’entrer.Lasalleest
sombre,avecdes fenêtresobscurcies,et leschaisessontdisposéesencercleautourdescoupesquicontiennentrespectivementduverre,del’eau,desgalets,descharbonsardentsetdelaterre.Jeprendsmaplace,entreuneAltruisteetunFraternel.Marcussetientenfacedemoi.—Tusaiscequetudoisfaire,medit-il,pluscommes’ilseparlaitàlui-mêmequ’àmoi.Tusais
quelestlebonchoix,j’ensuissûr.Jefixeleregardquelquepartendessousdesesyeux.—Àtoutàl’heure,ajoute-t-il.Il se dirige vers la section des Altruistes et s’installe au premier rang, avec d’autres chefs du
conseil.Peuàpeu,lasalleseremplit.Ceuxquivontfaireleurchoixrestentdeboutenborduredelapièce,tandisquelepublics’assoitautourducercleforméparlescinqcoupes.Onfermelesportes.Unmoment de silence s’ensuit tandis que le représentant au conseil desAudacieux s’approche del’estrade.Ils’appelleMax.Ilreplielesdoigtssurleborddupodiumetjevois,mêmedufonddelapièce,qu’ilssontécorchés.Apprend-onàsebattrechezlesAudacieux?Sûrement.—BienvenueàlacérémonieduChoix,déclareMax,emplissantlasalledesavoixgrave.Iln’a pas besoin demicro. Il parle assez fort pour que ses paroles pénètrent dansmon crâne et
s’enroulentautourdemoncerveau.—Aujourd’hui,vousallezchoisirvotrefaction.Jusqu’ici,vousavezsuivilecheminquevousont
tracévosparents,etlesrèglesdevosparents.Aujourd’hui,vousalleztrouvervotreproprechemin,établirvospropresrègles.Jepeuxpresquevoirmonpèreserrerleslèvresavecdédaindevantundiscoursaussitypiquement
Audacieux.Jeconnaissibienses réactionsque jepourrais l’imiter,bienque jenepartagepassonsentiment.Jen’aipasd’opinionpréconçuesurlesAudacieux.—Ilyatrèslongtemps,nosancêtresontcomprisquechacund’entrenous,chaqueindividu,était
responsabledumalquiexistedanslemonde.Maisilsn’étaientpasd’accordsurlacausedecemal.Selonlesuns,c’étaitlamalhonnêteté.Jesongeauxmensongesquej’aidits,annéeaprèsannée,surtelleoutelledemescontusionsoude
mescoupures,àtouslesmensongesparomissionquej’aiditspourprotégerlesecretdeMarcus.—Selond’autres,c’étaitl’ignorance,oul’agressivité…JesongeàlapaixdesvergersdesFraternels,àlalibertéquej’ytrouverais,loindelaviolenceetde
lacruauté.—Pourd’autresencore,lasourcedumalétaitl’égoïsme.«C’estpourtonbien.»C’estcequemeditMarcusavantchaquecoup.Commesimefrapperétait
unsacrifice.Commesiçaluicoûtait.Entoutcas,jenel’aipasvu,lui,marcherenboitantcematindanslacuisine.
—Etlederniergroupeincriminaitlalâcheté.Quelquescrisd’approbationsuivisderiresfusentdugroupedesAudacieux.Jerepenseàlapeur
quim’aengloutilaveilleausoir,aupointdeparalysermessensationsetdebloquermarespiration.Jerepenseauxannéesquim’ontréduitàuntasdepoussièresousletalondemonpère.— C’est ce qui nous a amenés à créer les factions : Sincères, Érudits, Fraternels, Altruistes et
Audacieux, conclut Max avec un sourire. Elles produisent des gestionnaires, des enseignants, desconseillers, des chefs et des protecteurs. Elles nous donnent un sentiment d’appartenance, unsentimentdecommunauté,etmodèlentnosvies.(Maxs’éclaircitlagorge.)Maisassezparlé.Passonsaux choses sérieuses. Avancez-vous, prenez votre couteau et faites votre choix. J’appelle Zellner,Gregory.Ilmeparaîtappropriéqueladouleuraccompagnelepassagedemonancienneàmanouvellevie,
quandlalameducouteaus’enfonceradansmapaume.Maisj’ignoretoujoursquellefactionjevaischoisircommerefuge.GregoryZellnertendsamainensanglantéeau-dessusdelacouperempliedeterredesFraternels.Les Fraternels semblent être le choix le plus logique, avec leur vie paisible, leurs vergers
parfumés,leurcommunautésouriante.Chezeux,jetrouveraislegenred’acceptationquimemanquedepuissilongtemps,etpeut-êtrequ’avecletemps,ilsm’apprendraientàtrouvermonéquilibre,àmesentiràl’aiseavecmoi-même.Mais en les regardant, dans leurs tenues rouges et jaunes, je vois des individus sains, complets,
capablesdes’encourageretdesesoutenirlesunslesautres.Ilssonttropparfaits,tropgentilspourquequelqu’uncommemoisoitprécipitédansleursbrasparlarageetlapeur.Lacérémonieavancetropvite.—Rogers,Helena.EllechoisitlesSincères.Jesaiscequisepassedurantl’initiationdesSincères.Jel’aientendumurmurerunjouraulycée.Je
serais obligé d’exposer tous mes secrets en les déterrant avec mes ongles. Je serais obligé dem’écorchervifpourintégrerleurfaction.Non,jenepeuxpasfaireça.—Lovelace,Frederick.FrederickLovelace,toutdebleuvêtu,s’entaillelapaumeetlaissecoulersonsangdansl’eaudes
Érudits,qui rougit. J’ai lescapacitésd’apprentissage requisespour lesÉrudits,mais jemeconnaisassezpoursavoirquejesuistropinstable,tropémotifpourvivreparmieux.J’yétoufferais;cequejecherche,c’estlaliberté,pasunenouvelleprison.Enunclind’œil,c’estletourdemavoisineAltruiste:—Erasmus,Anne.Anne–encoreunequin’ajamaistrouvéplusdequelquesmotsàmedire–selèveentrébuchantet
avancedansl’alléejusqu’àl’estrade.Elleprendlecouteaud’unemaintremblante,secoupelegrasdelapaumeet tendlamainau-dessusdelacoupedesAltruistes.C’estfacilepourelle.Ellen’arienàfuir, juste une communauté bienveillante à retrouver. D’ailleurs, cela fait des années qu’aucunAltruisten’achoisidequittersacommunauté.C’estlafactionlaplusfidèle,entermesdestatistiquesdecérémonieduChoix.—Eaton,Tobias.Jemesenscalmetandisquejeremontel’alléejusqu’auxcoupes,bienquejen’aietoujourspasfait
monchoix.Maxmetendlecouteauetjereplielesdoigtsautourdumanche.Ilestlisseetfrais,etlalameestpropre.Unnouveaucouteaupourchacun,etunnouveauchoix.Enme dirigeant vers le centre de la pièce, je passe devant Tori, celle qui a supervisémon test
d’aptitudes.«Tudevrasvivreavectonchoix»,m’a-t-elledithier.Sescheveuxattachésdévoilentuntatouagequisinuedesaclaviculejusqu’àsoncou.Sesyeuxs’attardentsurmoiavecinsistanceetjelafixeenretour,sansciller,enm’arrêtantaumilieudescoupes.Avecquelchoixpuis-jevivre?PaslesÉrudits,nilesSincères.NilesAltruistes,quejechercheà
fuir.PasmêmelesFraternels,auxquelsjesuistropabîmépourappartenir.Lavérité,c’estquejeveuxquemonchoixpoignardemonpèreenpleincœur,qu’illetransperceaveclapiresouffrance,lapirehonte,lapiredéceptionpossible.Unseulchoixpeutaccomplircela.Jeleregardeetilhochelatête.J’enfoncelalamedansmapaume,siprofondémentqueladou-leur
mefaitmonterleslarmesauxyeux.Jefermemonpoingpourlaisserlesangs’yaccumuler.Ilalesmêmesyeuxquemoi,d’unbleusisombrequedans lami-ombre,commeici, ilssemblentpresquenoirs,commedestrousdanssoncrâne.Mondosmelance,letissudemachemiserâpemapeauàvif,mapeauqu’ilalabouréeàcoupsdeceinture.J’ouvremapaumeau-dessusdescharbons.J’ailasensationqu’ilsbrûlentdansmonventre,qu’ils
meremplissentàrasborddefeuetdefumée.Jesuislibre.
+++
Jen’aipasentendulesacclamationsdesAudacieux.Seulementlebourdonnementdemesoreilles.Ma nouvelle faction s’avance vers moi en s’étirant, car elle est comme une créature aux bras
multiples.Jem’enapproche,sansosermeretournerpourvoirlevisagedemonpère.Jereçoisdestapesamicalesetjeprendsplacedanslegroupeensentantmonpoulsbattreauboutdemesdoigts.J’attendsaveclesautresnovices,àcôtéd’unÉruditauxcheveuxbrunsquimetoiseetmerenvoie
d’unsimplecoupd’œilàmoninsignifiance.Jenedoispasavoirfièrealluredansmesvêtementsgrisd’Altruiste,amaigriparmapousséedecroissancedel’andernier.Lesangcontinuedecoulerdemonentaille,dégoulinelelongdemonpoignetetgoutteparterre.J’ysuisalléunpeufortaveclecouteau.Pendantqueledernierdelalistefaitsonchoix,jedéchirel’ourletdemachemisepourl’enrouler
autourdemamainetarrêterlesaignement.Jen’auraiplusbesoindecesvêtements.C’estfini.LesAudacieuxassisdevantnousselèventetseprécipitentverslasortieenm’emportant
aveceux.Jenepeuxpasm’empêcherdemeretournerjusteavantdefranchirlaporte,etjevoismonpèretoujoursassisaupremierrang,entouréparunpetitnoyaud’Altruistes.Ilal’airsonné.Jem’autorise un petit sourire satisfait. J’ai réussi ;moi, j’ai fait naître cette expression sur son
visage.JenesuispasleparfaitfilsAltruiste,vouéàêtregobétoutcruparlesystèmeetàsedissoudredanslamasse.JesuislepremiertransfertAltruiste-Audacieuxdepuisplusdedixans.Je cours pour rattraper les autres.En chemin, je déboutonnema chemisedéchirée et je la laisse
tomberparterre.Letee-shirtgrisquejeporteendessousesttropgrandluiaussi,maisplussombre,etsefondmieuxaveclenoirdesAudacieux.Ilsdévalentlesescaliers,poussentlesportesàtoutevolée,rient,crient.Mondos,mesépaules,mes
poumons,mesjambesmebrûlent,etsou-dainjedouteduchoixquej’aifait,decesgensauxquelsjemesuislié,sibruyants,sisauvages!Est-cequejepourraivraimenttrouvermaplaceparmieux?Jen’ensaisrien.J’imaginequejen’aipluslechoix.Jemefrayeunpassageàtraverslafouleàlarecherchedesautresnovices,maisilssemblentavoir
disparu.Jemedéportesurlecôtéenespé-rantapercevoirladirectionqu’onprend,etjevoislesrailsdelavoieferréesuspendusau-dessusdelaruedevantnous,dansunecageàclaire-voieenboiseten
métal.LesAudacieuxmontentlesescaliersetsedéversentsurlequai.Aubasdesmarches,lacohueesttellequejenepeuxplusavancer,maisj’aipeurderaterletrainsijenemedépêchepasetjemedécideàpousser.Jeserrelesdentspournepasm’excuserenécartantlesgensàcoupsdecoude,etlemouvementgénéralmepousseverslehautdel’escalier.—Tunet’entirespassimal,meditTorienseglissantàcôtédemoisurlequai.Entoutcaspour
unAltruiste.—Merci.—Tusaiscequivasepassermaintenant,non?Ellesetournepourmedésignerunelumièreauloin,fixéeàl’avantd’untrainquiarrive.—Ilnes’arrêtepas. Il ralentit justeunpeu.Si tun’arrivespasàgrimper,c’est finipour toi.Tu
deviensunsans-faction.Çasuffitpoursefaireéjecter.Je hoche la tête. Je ne suis pas étonné que l’épreuve d’initiation ait déjà commencé, qu’elle ait
commencéàlasecondeoùonaquittélacérémonieduChoix.EtjenesuispasnonplusétonnéquelesAudacieuxmedemandentdefairemespreuves.Jeregardeletrainquiserapproche–onl’entendmaintenantquigrincesurlesrails.Torimeregardeavecungrandsourire.—Tuvastesentircommeunpoissondansl’eau,toi,ici.—Qu’est-cequitefaitdireça?Ellehausselesépaules.—Oh,justelefaitquetuesvisiblementprêtàtebattre.LetrainfoncesurnousdansunbruitdetonnerreetlesAudacieuxcommencentàsejeterdedans.
Tori court en bordure du quai et je la suis, copiant sa position et ses mouvements quand elle seprépare à sauter. Elle saisit la poignée d’une portière et se propulse à l’intérieur. Je l’imite, encafouillantunpeuavantd’assurermapriseetdemehisserd’uncoupsecdanslewagon.Maisjenen’aipasanticipélevirage,quim’envoiemecognerlafigurecontrelaparoimétallique.
Jeplaqueunemainsurmonnezendolori.—Ilfautyallerendouceur,merecommandeunAudacieux.PlusjeunequeTori,ilaleteintmatetunsouriredétendu.—Cegenredesubtilité,c’estbonpourcesfrimeursd’Érudits,rétorqueTori.Ilaréussiàmonter,
Amar,c’estleprincipal.—N’empêchequ’ildevraitêtredansl’autrewagon,aveclesnovices,signaleAmar.Ilm’examine,mais pas comme l’a fait le transfert Érudit tout à l’heure. Il paraît plutôt intrigué
qu’autrechose,commesij’étaisunecuriositéqu’ildevaitétudierattentivementpourlacomprendre.—Enfin,sic’estunamiàtoi,ondiraquec’estbon.C’estquoi,tonnom,lePète-sec?Jem’apprêteàluidire,commejel’aifaittoutemavie,quejem’appelleTobiasEaton.Çadevrait
sortirtoutseul.Maisàcetinstant,ilm’estinsupportabledeprononcermonnomàvoixhaute.Pasici,parmidesgensdontj’espèrequ’ilspeuventdevenirmesnouveauxamis,manouvellefamille.Jenepeuxplus–jeneveuxplus–êtrelefilsdeMarcusEaton.—Appelle-moiPète-sec si ça t’amuse,dis-je, cherchant à imiter le tonbravachedesAudacieux,
quejen’aientendujusqu’iciquedanslescouloirsdulycée.Letrainaccélèreetleventquis’engouffredanslewagonrugitdansmesoreillesavecunbruitde
tonnerre.Torimeregarded’undrôled’airet,pendantquelquessecondes, j’aipeurqu’ellenediseàAmar
commentjem’appelle.Maisellesecontentedehocherlatête.Soulagé,jemetourneversl’extérieurdevantlaportièreouverte,sanslâcherlapoignée.
Ilnem’était jamaisvenuàl’espritquejepourraisrefuserdedonnermonnom,ouendonnerunautre,meforgerunenouvelleidentité.Ici,jesuislibre,libred’envoyerlesgensbalader,libredeleurdirenon,etmêmedementir.Sousmespieds,jedistinguelaruequelquesmètresendessousdenous,entrelespoutrellesenbois
quisoutiennent lesrails.Maisdevant, lesanciensrailssont remplacéspardenouveauxet lesquaiss’élèventets’enroulentautourdestoitsdesimmeubles.Lapenteestprogressiveetm’auraitéchappésijen’avaispasétéentraindefixerlesoltandisqu’ons’enélève,deplusenplushautversleciel.Lapeurmeliquéfielesjambesetjem’éloignedelaportièrepourallerm’accroupircontrel’une
desparois,enattendantd’arriveràmadestinationinconnue.+++
Jesuistoujoursdanslamêmeposition–accroupicontrelaparoi,latêteenfouieentremesmains–,quandAmarattiremonattentiond’unlégercoupdepieddanslacheville.—Debout,Pète-sec,medit-il,sansméchanceté.C’estbientôtlemomentdesauter.—Desauter?—C’estça,confirme-t-ilavecunsourireunpeunarquois.Cetrainnes’arrêtepas.Jemerelèved’unepousséesurlesjambes.Leboutdetissuquej’aienrouléautourdemamainest
trempédesang.Torisepostederrièremoietmepousseverslaportière.—Laissezlenovicesauterenpremier!crie-t-elle.—Qu’est-cequetufais?luidemandé-jeentremesdents.—Jeterendsservice!meréplique-t-elleavecunenouvellepoussée.LesautresAudacieuxs’écartentensouriant,sedélectantparavancedecequivasuivre,commesi
j’étaisleurpetitdéjeuner.Jegagnelaportièreentraînantlespiedsetjeserrelapoignéesifortquemesdoigtscommencentà
s’engourdir.Jerepèrel’endroitoùjesuiscensésauter:unpeuplusloin,lavoieferréelongeletoitd’unimmeubleavantdeprendreunvirage.L’espacequilesséparesemblerelativementétroit,maisne faitque s’élargir àmesurequ’on se rapproche, et je vois augmenter laprobabilité demamortimminente.Je suis pris de tremblements en voyant les Audacieux des wagons de tête se jeter dans le vide.
Aucun nemanque son but,mais ça ne veut pas dire que je ne serai pas le premier. Jeme force àdesserrermaprisesurlapoignée,jefixeletoitetjemepropulseàl’extérieurdetoutesmesforces.L’impact envoie une onde de choc dans tout mon corps. Je tombe à quatre pattes et le gravier
s’enfonce dansma paume blessée. Je regarde fixementmes doigts. J’ai l’impression que le tempsvientdefaireunbondenavant,etquelaréalitédusautnes’estimpriméenisurmarétine,nidansmamémoire.—Dommage,lancequelqu’undansmondos.Çam’auraitpludevoirunebellecrêpedePète-sec
étaléesurlegravier.Jemeredresseenpositionaccroupie,sansleverlatête.Letoittanguesousmespieds.Jenesavais
pasquelapeurpouvaitréellementdonnerletounis.Quoiqu’ilensoit,jeviensderéussirdeuxépreuvesdel’initiation:sauterdansuntrainenmarche,
puisd’untrainsuruntoit.Resteunequestion:commentlesAudacieuxdescendent-ilsdutoit?Uneminuteplustard,Amargrimpesurlerebordetj’ailaréponse:ilssautent.Je ferme lesyeuxetmepersuadeque jenesuispas là,àgenouxsur legravieraumilieudeces
dingues couverts de tatouages. J’ai fait ce choix pourm’échapper, et c’est raté. Je ne trouverai iciqu’unenouvelleformedetorture,etilesttroptardpourfairemarchearrière.Leseulespoirqu’ilme
resteestdesurvivre.—BienvenuechezlesAudacieux!nouslanceAmar.Soitvousyaffrontezvospeursentâchantde
nepasmourirenroute,soitvouslesquittezenayantfaitlapreuvedevotrelâcheté.Sanssur-prise,letauxdetransfertn’estpastrèsélevécetteannée.LesAudacieuxquil’entourentlèventlepoingavecdescrisdejoie,semblantconsidérercommeun
motifd’orgueillefaitquepersonneneveuilleintégrerleurfaction.—Leseulmoyend’entrerdansl’enceintedesAudacieuxdepuiscetoitestdepasserparlà,reprend
Amarenécartantlesbraspourembrasserlevideautourdelui.Ilportesonpoidssursestalonsetdécritdesmoulinetsaveclesbrascommes’ilperdaitl’équilibre,
avant de se rétablir avec un sourire. J’inspire profondément par le nez et garde l’air dans mespoumons.—Commed’habitude,jelaisseauxnovicesl’occasiondesauterlespremiers,qu’ilssoientnatifs
outransferts.Ildescenddurebordetdésignelevideenhaussantlessourcilsd’unaird’invite.Le petit groupe de novices natifs desAudacieux amassé non loin du rebord échange des coups
d’œil.Unpeuplusloinsetiennentl’Éruditdetoutà l’heure,uneFraternelleet troisSincères,deuxgarçonsetunefille.Nousnesommesquesixtransferts.L’undesnatifsfaitunpasenavant;ungarçonàlapeausombrequiappellelesacclamationsdeses
amisenlevantlesbras.—Vas-y,Zeke!crieunefille.Ilsautesurlerebord,maisilamalcalculésonélan.Ilperdl’équilibreetbasculeenavant.Ilhurle
quelquechosed’inintelligibleetdisparaît.LaSincère,lesyeuxécarquillés,étouffeuncrienplaquantunemainsursabouche,maislesamisAudacieuxdeZekeéclatentderire.Apriori,iln’aurapaseul’heuredegloirequ’ilescomptait.Amar,lesourireauxlèvres,désignedenouveaulerebord.Lesnatifssemettentenrang,ainsique
l’Érudit et laFraternelle. Je saisque jedoisen faireautant,que jedois sauter,malgrémapeur. Jem’approchedelaqueue,aussiraidequesimesarticulationsétaientdesboulonsrouillés.Lesyeuxsursamontre,Amarlancelesignaldessautsàtrentesecondesd’intervalle.Laqueuediminue,sedissout.Soudain,plusdequeue,ilnerestequemoi.Jemontesurlerebordetj’attendslesignald’Amar.Au
loin, le soleil se couche derrière les immeubles, qui, d’ici, dessinent un panorama que je neconnaissaispas.Unelumièredoréebrilleenborduredel’horizon,etleventquiremontelelongdel’immeublesoulèvemesvêtements.—Vas-y,meditAmar.Jefermelesyeux,tétanisé.Jenepeuxpassauter.Àdéfaut,jemepencheetmelaissetomber.Mon
estomac descend d’un cran et mes bras et mes jambes brassent l’air à la recherche d’une prise,n’importequoi;maisiln’yarien,rienquelachute,levide,laquêtedésespéréedelaterreferme.Puisjeheurteunfilet.Ilsereplieautourdemoi,m’enveloppantdanssonmaillagesolide.Desmainsmefontsignesurle
côté.Jerampeversellesenm’accrochantaufilet.J’atterrissurmespiedssuruneplateformeenbois,etunhommeàlapeausombreetauxjointuresécorchéesmesourit.C’estMax.—LePète-sec!s’exclame-t-ilenm’assénantunetapedansledosquimefaittressaillir.Raviquetu
soisarrivéjusque-là.Varejoindrelesautres,Amarnedevraitpastarder.Derrière lui s’ouvre la bouche d’un tunnel aux parois en pierre. L’enceinte des Audacieux est
souterraine;jemeseraisplutôtattenduàcequ’ellesoitsuspendueàunehautetourparunréseaude
cordagesfragiles;unevisiondignedemespirescauchemars.Je descends lesmarches laborieusement pour rejoindre les autres novices.Mes jambes semblent
s’êtreremisesàfonctionner.LaFraternellemesourit.—Jenepensaispasqueceseraitaussimarrant.Moi,c’estMia.Çava?—Ondiraitqu’ilessaiedenepasvomir,commentel’undesSincères.—Teretienspas,mec,ditsoncopain.Çamettraitunpeud’ambiance.Maréactionsortdenullepart:—Laferme.Etàmasurprise,ilsobtempèrent.Ilsnedoiventpasavoirl’habitudequ’unAltruisteleurparlesur
ceton.Quelquessecondesplustard,jevoisAmarselaisserroulerenbasdufilet.Ildescendlesmarches,
l’airexcitéetébouriffé,prêtpouruneprochainecascadedepsychopathe.Ilfaitsigneauxnovicesdes’approcheretonserassembleendemi-cercleàl’entréedutunnelavantderamenersesmainsdevantlui.—Jem’appelleAmar.Jeseraivotre instruc-teuraucoursdel’initiation.J’aigrandi iciet, ilya
troisans,j’airéussil’initiationhautlamain.Jesuisdoncbienplacépourm’occuperdesnouveaux.Bandedepetitsveinards.»Globalement,lesnatifsetlestransfertssuiventunentraînementphysiqueséparé,histoired’éviter
quelesnatifsdémolissentlesautresdèslepremierjour.Cetteremarqueestaccueillieparunsouriredesnatifs,quisetiennentàl’autreextrémitédudemi-
cercle.—Maiscetteannée,onvaexpérimenterquelquechosedenouveau.LeschefsAudacieuxetmoi-
même,ons’estdemandésilefaitdeconnaîtrevospeursdèsledébutpouvaitvousaideràmieuxvouspréparer durant l’initiation. Donc, avant qu’il soit question de dîner, vous allez faire quelquesdécouvertessurvous-mêmes.—Etsiçanem’intéressepasdefairedesdécouvertessurmoi-même?demandeZeke.Uncoupd’œild’Amarsuffitàlefairerentrerdanslegroupedesnatifs.Jen’ai jamaisrencontré
quelqu’uncommecetAmar,quipassed’unesecondeàl’autredel’affabilitéàlasévérité,etréussitmêmeparfoisàexprimerlesdeuxenmêmetemps.Prenantletunnel,ilnousconduitjusqu’àuneporteetlapoussed’uncoupd’épaule.Onlesuitdans
unepiècehumidedontlemurdufondestpercéd’uneimmensebaievitrée.Souslalumièrevacillantedesnéons,Amars’affaireautourd’unemachineassezsemblableàcelledutestd’aptitudes.J’entendsunbruitdegoutte-à-goutte–del’eautombeduplafondpourformeruneflaquedansuncoin.Del’autrecôtédelavitres’étendunedeuxièmegrandesallevide,dontlesanglessontéquipésde
caméras–ya-t-ildescaméraspartoutdansl’enceintedesAudacieux?—Nous sommes dans la salle du paysage des peurs, nous informeAmar sans interrompre son
activité. Le paysage des peurs est une simula-tion dans laquelle vous devez affronter vos pirescauchemars.Surunetableàcôtédelamachine,ilyaunerangéedeseringues,quimeparaissentsinistressous
l’éclairageclignotantdesnéonsetmefontunpeupenseràdesinstrumentsdetorture,descouteaux,desfersrouges.—Commentc’estpossible?demandel’Érudit.Vousnelesconnaissezpas.—Eric,c’estça?ditAmar.C’estexact,jeneconnaispastespirescraintes,maislesérumqueje
vais t’injectervastimuler leszonesdetoncerveauqui traitent lapeur,et turecréeras toi-mêmelesobstaclesdelasimulation,sil’onpeutdire.Contrairementàcequisepassedansletestd’aptitudes,tu
resterasconscientquecequetuvoisn’estpasréel.Demoncôté,jecontrôlerailasimulationdepuiscette pièce-ci, et je commanderai auprogrammedepasser à l’obstacle suivant dèsque ton rythmecardiaqueserarevenuàunniveaunormal–autrementdit,unefoisquetuteserascalmé,ouquetuaurassurmontétapeur.Leprogrammeprendrafinquandilauraépuisétespeurs,ettulesconnaîtrasmieuxenteréveillant.IlprenduneseringueetfaitsigneàEricd’approcher.—Permets-moidesatisfairetacuriositéd’Érudit.Àtoil’honneur.—Mais…—Jesuistoninstructeur,poursuitfroidementAmar.Jeteconseilledesuivremesordres.Ericresteimmobilequelquessecondes,puisretiresavestebleue,laplieendeuxetlaposesurle
dossierd’unechaise.Sesmouvementssontlentsetdélibérés,probablementpouragacerAmarlepluspossible.Ils’approchedecedernier,quiluiplantel’aiguillepresqueférocementdanslecouavantdeleconduiredanslapiècevoisine.Une foisqu’Ericestaumilieude lapièce,de l’autrecôtéde lavitre,Amar revient, se relieà la
machinepardesélectrodesetappuiesurl’écranquisetrouvederrièrepourlancerleprogramme.Ericrestedeboutsansbouger,lesbraslelongducorps.Ilnousfixeàtraverslavitre,maistoutà
coup, sans qu’il ait fait un geste, on dirait qu’il voit autre chose, comme si la simulation avaitcommencé. Il ne criepas, ne sedébatpas, contrairement à ceque j’aurais attendude lapart d’unepersonneconfrontéeàsespirescauchemars.SurlemoniteurdevantlequelsetientAmar,sonrythmecardiaquedécritunetrajectoireascendante,commeunoiseauquiprendraitsonenvol.Ilapeur.Ilapeur,maisilnebougepas.—Qu’est-cequisepasse?mechuchoteMia.Çamarche,là?J’acquiesced’unsignedetête.Je regarde Eric respirer profondément par le ventre et expulser l’air par le nez. Son corps est
parcourudetremblementsetdefrémissements,commesilaterrebougeaitsoussespieds,maissonsoufflerestestable.Sesmusclessecrispentetsedétendentàintervallesdequelquessecondes,commes’il se contractait involontairement avant de se maîtriser. Sur le moniteur, je vois son rythmecardiaque ralentir de plus en plus, jusqu’à ce qu’Amar touche l’écran pour faire avancer leprogrammeàl’étapesuivante.Le même scénario se reproduit pour chaque nouvelle peur. Je les compte dans ma tête : dix…
onze… douze. Puis Amar touche l’écran une dernière fois et le corps d’Eric se détend. Il clignelentementdespaupièresetsetourneverslavitreavecunsouriresuffisant.Lesnatifs,d’habitudesipromptsà toutcommenter,restentmuets.Çaconfirmemonimpression:
Ericestquelqu’unàsurveiller.Voireàredouter.+++
Pendantplusd’uneheure, je regarde les autres affronter leurspeurs, courir, sauter, viser avecdesarmes invisibles et, pour quelques-uns, s’allonger sur le ventre en pleurant. J’arrive parfois àmefaireuneidéedecequ’ilsvoient,àpercevoirlespeursrampantesquilestourmentent,maislaplupartdutemps,lesobjetsdeleurterreurrestentunsecretentreeuxetAmar.Planquéverslefonddelapièce,jerentrelesépauleschaquefoisqu’Amars’apprêteàappelerle
suivant.Cettefoisencore,jesuisledernier.Miaestentraindes’extirperdesonpaysagedespeurs,recroquevilléelelongdumurdufond,levisageentrelesmains.Elleserelève,l’airépuisé,etsortdela salle d’un pas traînant sans attendre le signal d’Amar. Il jette un coup d’œil sur la dernièreseringue,puissurmoi.
—Ilneresteplusquetoietmoi,lePète-sec.Allez,qu’onenfinisse.Jesensàpeine l’aiguilles’enfoncerdansmoncou. Jenecrainspas lespiqûres, contrairementà
certainsnovicesdontlesyeuxsesontembuésaumomentdel’injection.J’entredanslasallecontiguëetmetourneverslavitre,qui,dececôté-ci,estunmiroir.Dansl’instantquiprécèdelasimulation,jemevois telque lesautresdoiventmevoir,grand,osseux, lamainensang, lesépaulesvoûtées, lesvêtementstropgrands.J’essaiedemetenirdroitetjesuissurprisparladifférencequecelafait,parlapromessedeforcequejevoissedégagerdemoijusteavantquelapiècenedisparaisse.Desfragmentsd’imagessurgissent:laligned’horizondesimmeublesdelaville,untroudansle
trottoirseptétagesplusbas,laborduredutoitsousmespieds.Leventremonteenfusantlelongdel’immeuble,plusviolentqu’ilnel’étaittoutàl’heuredanslaréalité.Ilfaitclaquermesvêtementsetsapressionmepoussede touscôtés.Soudainl’immeublegranditsousmoi,m’élevant très loinau-dessusdusol.Letroudansletrottoirsereferme,recouvertdebitume.Instinctivement, j’essaiedereculer,mais laforceduventm’enempêche.Moncœurbatplusvite,
plusfort,tandisquej’affrontelaréalitédecequejedoisfaire:sauterunedeuxièmefois,etlà,sanslacertitudequ’ilnem’arriverarienquandjepercuterailesol.UnebellecrêpedePète-sec.Jesecouelesmains,jefermelesyeuxenserrantlespaupièresetjelâcheunhurlementétouffé.Puis
jecèdeàlapressionduventetjetombe,vite.Jefrappelesol.Letempsd’unéclair,unedouleurcuisante,incandescentemetransperce.Jemerelèveenessuyantlaterresurmajoueetj’attendsl’obstaclesuivant,sansavoirlamoindre
idéedecequeçavaêtre.Jen’aijamaisprisbeaucoupletempsdemepenchersurmespeurs,nisurlapossibilité deme libérer de la peur, de la conquérir. Jeme dis tout à coup que sans cette peur, jepourraisêtrefort,puissant,impossibleàarrêter.L’idéemeséduitunefractiondeseconde,avantquequelquechosenemeheurteviolemmentledos.Unnouveauchocsurmoncôtégauche,puissurledroit,etjemeretrouveenfermédansunecaisse
justeassezgrandepourmecontenir.Surlecoup,lasurprisem’empêchedepaniquer,maisjerespirel’airconfiné,jefixel’obscuritéetmesboyauxseserrentdeplusenplus.Jenepeuxplusrespirer.Jenepeuxpasrespirer.Jememordslalèvrepourretenirunsanglot.Jeneveuxpasqu’Amarmevoiepleurer,jeneveux
pasqu’ildiseauxAudacieuxquejesuisunlâche.Jedoisréfléchir,maisjenepeuxpas,jesuffoquedans cette boîte. Lemur plaqué contremon dos est lemême que dansmon enfance, quand j’étaisenfermédansl’obscuritéducagibidel’étageenguisedepunition.Jenesavaisjamaistrèsbienquandças’arrêterait,combiend’heuresj’allaisresterlà,avecdesmonstresimaginairesquirampaientsurmoidanslenoir,aveclespleursdemamèrequifiltraientàtraverslesmurs.Jefrappeduplatdelamainlaparoiquisetrouvedevantmoi,encoreetencore,puisjelagriffe,
mêmesideséclatsdeboiss’enfoncentcommedesaiguillonssousmesongles.Jereplielesbrasetjecognesurlacaissedetoutmonpoids,encoreetencore,lesyeuxferméspourpouvoirmedirequejene suis pas là, je ne suis pas là.Laissez-moi sortir laissez-moi sortir laissez-moi sortir laissez-moisortir.«Réfléchis,Pète-sec !»mecrieunevoix.Jem’immobilise. Jemerappelleque jesuisdansune
simulation.Réfléchis.Dequoiai-jebesoinpoursortirdecettecaisse?J’aibesoind’unoutil,dequelquechose
de plus puissant quemoi. La pointe dema chaussure rencontre un objet et je me penche pour leramasser. Mais quand je bouge, le haut de la caisse suit mon mouvement et je ne peux plus meredresser. Je ravale un cri, etmes doigts touchent le bout pointu d’un levier. Je l’insère entre les
planchesàl’angledelacaisseetjepoussedetoutesmesforces.Toutes les planches se détachent comme sous l’effet d’un ressort et tombent par terre autour de
moi.Jerespirel’airfrais,soulagé.Unefemmeapparaîtenfacedemoi.Jenelaconnaispas.Jesuissurprisparsesvêtementsblancs,
quinecorrespondentàaucunefaction.Jem’avanceverselleetunetablesurgitentrenous.Ilyaunpistoletetuneballedessus.Jelesfixe,perplexe.C’estunepeur,ça?—Quiêtes-vous?luidemandé-je.Ellenerépondpas.Cequejesuiscenséfaireestassezclair:chargerlepistoletettirer.Unsentimentdeterreurmonte
enmoi,aussipuissantquen’importequellepeur.J’ailabouchesèche,mesdoigtscherchentàtâtonsla balle et l’arme. Je n’ai jamais tenu un pistolet, et il me faut quelques secondes pour trouvercommentouvrir lebarillet.Aucoursdeces secondes, jepenseà sesyeuxen trainde s’éteindre, àcettefemmequejeneconnaispas,pasassezpourmesoucierd’elle.J’aipeur–peurdecequ’onvaexigerdemoichezlesAudacieux,etdecequejevaisaccepterde
faire.Peurdejenesaisquelleviolenceenfouieenmoi,forgéeparmonpèreetparlesannéesdesilence
quemafactionm’aimposées.Je serre le pistolet à deuxmains, relançant la douleurdemonentaille à la paume. Je regarde le
visagedelafemme.Salèvretrembleetsesyeuxseremplissentdelarmes.—Pardon,dis-jeavantd’appuyersurlagâchette.Jevoisletrounoirquelaballecréedanssoncorps,puiselletombeetdisparaîtdansunnuagede
poussièreentouchantlesol.Mais la terreurnes’envapas.Jesaisqu’unenouvelleépreuvearrive, je lesens.Marcusn’apas
encore fait son apparition, et il va venir, aussi sûrement que jem’appelle Eaton. Qu’on s’appelleEaton.Uncercledelumièrem’enveloppe,etjedistinguesursonpourtourunepairedechaussuresgrises
etuséesquis’avancent.MarcusEatonentredanslepérimètredelalumière.MaispasleMarcusEatonquejeconnais.Celui-ciadestrousnoirsàlaplacedesyeuxetunegueulenoireetbéanteenguisedebouche.UnautreMarcusEatonapparaîtàcôtédeluiet,peuàpeu,toutautourducercle,d’autresversions
demonpères’avancentpourm’entourer,deplusenplusmonstrueuses,avecuneboucheédentéeetgrandeouverte,latêtebizarrementpenchéesurlecôté.Jeserrelespoings.Cen’estpaslaréalité.Jesaisquecen’estpaslaréalité.LepremierMarcusdébouclesaceintureetlafaitglisserhorsdespassantsdesonpantalon,unàun,
imitéparlesautresMarcus.Aufuretàmesure,lesceinturessechangentencordesmétalliquesauxextrémités barbelées. Puis ils traînent leurs ceintures par terre derrière eux, en passant une languenoireetgrasseautourde leursbouches sombres.Soudain, ilsbrandissent lescordesdemétalet jehurledetoutesmesforcesenrepliantlesbrasautourdematête.—C’estpourtonbien,medisentlesMarcusàl’unisson,dansunchœurdevoixmétalliques.Ladouleurmelacère,medéchire,medépèceetjetombeàgenouxenpressantlesmainssurmes
oreilles,commesicelapouvaitmeprotéger,maisriennepeutmeprotéger,rien,jehurleencoreetencore,maisladouleurnes’arrêtepas,etsavoixnonplus.«Jenetoléreraipasdecomportementégocentriquechezmoi!»,«Jen’aipasélevémonfilspour
qu’ildevienneunmenteur!»
Jenepeuxplus,jeneveuxplusl’entendre.Sanscriergare,une imagede la statuettequem’adonnéemamèresurgitdansmonesprit. Je la
voislàoùjel’aiposée,surmonbureau,etladouleurcommenceàs’atténuer.Jeconcentretoutesmespenséessurcettestatuette,surlesautresobjetsdispersésdansmachambre,cassés,surlecouvercledéboîté demon coffre. Je revois lesmains demamère, ses longs doigts effilés qui referment lecoffre,leverrouillentetmetendentlaclé.Uneparune,lesvoixsetaisent,jusqu’àcequelesilencesoitrevenu.Àgenoux, je laisse retombermesbrasenattendant l’épreuvesuivante.Mesdoigts frôlent le sol,
froid et rugueux. J’entends des pas et je me blinde pour affronter la suite, puis j’entends la voixd’Amar:—C’esttout?Iln’yariend’autre?Lavache,lePète-sec…Ils’arrêtedevantmoietmetendlamainpourm’aideràmerelever.Jemelaissefaire.J’évitedele
regarder pour ne pas voir son expression. Je ne veux pas qu’il sache ce qu’il sait, je ne veux pasdevenirlepauvrenoviceàl’enfancebousillée.—Onvadevoir te trouverunautresurnom,medit-ild’untondétaché.Untrucpluscostaudque
Pète-sec.Dugenre«Killer»…Là,jeleregarde.Ilaunpetitsourire,danslequeljediscernebienunpeudepitié,maispasautant
quejel’auraiscru.—Moinonplus,àtaplace,jen’auraispasenviedediremonnomauxautres,conclut-il.Allez,àla
bouffe.+++
Danslacafétéria,Amarmeconduitàlatabledesnovices.QuelquesAudacieuxsontdéjàinstallésauxautrestables,surveillantducoindel’œillefonddelasalle,oùdescuisinierscouvertsdepiercingsetde tatouages finissent de préparer le repas. La cafétéria est une sorte de caverne, éclairée par endessouspardeslampesàlalumièrebleutéequidonneàl’ensembleuneatmosphèrelugubre.Jem’assois.—Alors, le Pète-sec, on dirait que tu vas tomber dans les pommes ! observe Eric, ce qui fait
sourirel’undesSincères.—Félicitations, tout lemondeenest sortivivant,ditAmar.Vousavez tous surmonté lepremier
jourdel’initiation.Enfin,plusoumoins.Puis,enregardantEric:—Bienqu’aucund’entrevousn’aitfaitaussibienqueQuatreiciprésent.Ilm’adésignéenparlant.Jefroncelessourcils.«Quatre»?Ilfaitallusionàmespeurs?—Hé,Tori ! lance-t-ilpar-dessussonépaule.T’asdéjàentenduparlerdequelqu’unquin’aque
quatrepeursdanssonpaysagedespeurs?—Impossible.Àmaconnaissance,ledernierrecordestdeseptouhuit,répond-elle.Pourquoi?—J’aiunnoviceiciquin’enaquequatre.Torimedésigned’unairinterrogateuretAmarconfirmed’unhochementdetête.—OK,recordbattu,ditTori.—Bravo,meditAmaravantd’allerlarejoindreàsatable.Tous lesnovicesmedévisagentensilence.Avant lepaysagedespeurs, jen’étaispoureuxqu’un
concurrent inoffensifàbalayer sur leurcheminvers l’intégrationchez lesAudacieux.Etvoilàquetoutàcoup,jesuiscommeEric:quelqu’unàsurveillerdeprès,peut-êtremêmeàcraindre.Amarvientdemedonnerplusqu’unnouveaunom.Ilm’adonnédupouvoir.
—Comment tu t’appelles, déjà, le Pète-sec ? Ça commence par un E…?me demande Eric enplissantlesyeux.Jevoisbienqu’ilsait,maisiln’apasl’airsûrdubontimingpourlerévéler.Lesautresserappellentpeut-êtrevaguementmonnomgrâceàlacérémonieduChoix,commeje
me rappelle les leurs – comme de simples lettres de l’alphabet, perdues dans le brouillard de latension, tandisque jem’interrogeais surmonpropre choix.Si je frappe leur espritmaintenant, detoutesmesforces,sij’arriveàdevenirassezmémorabledansmonidentitéd’Audacieux,jesaisquej’aiunechancedem’ensortir.Après un instant d’hésitation, je pose les coudes sur la table et je regarde Eric en haussant les
sourcils.—Jem’appelleQuatre.Appelle-moiencoreunefois«Pète-sec»etonvaavoirunproblème,toiet
moi.Il lève les yeux au plafond,mais je sais que lemessage est passé. J’ai un nouveau nom, ce qui
signifiequejepeuxdevenirquelqu’und’autre.Quelqu’unquin’apasàsubirdesvannesd’Éruditsje-sais-tout.Quelqu’unquipeutriposter.Quelqu’unquiestenfinprêtàsebattre.Quatre.
LENOVICELA SALLE D’ENTRAÎNEMENT SENT L’EFFORT : un mélange de sueur, de poussière et de
chaussures.Chaquefoisquemespoingsfrappentlesac,çamebrûlelesjointures,écorchéesparunesemainedecombats.—Tuasvuletableau,ondirait,melanceAmarens’appuyantcontrel’encadrementdelaporte,les
brascroisés.Ettusaisquetut’opposesàEricdemain.Sinon,tuseraisdanslasalledupaysagedespeurs,commed’habitude.—Çam’arriveaussidevenirici,rectifié-je.Jem’écartedusacdesableensecouantlesmains.Quelquefois,jelesserresifortquejefinispar
neplussentirleboutdemesdoigts.J’ai failli perdremon premier combat, contreMia, la Fraternelle. Je ne voyais pas comment la
vaincre sans la frapper, et ça, impossible–dumoins jusqu’à ce qu’ellem’immobilise par une cléd’étranglementetquemavisioncommenceàs’obscurcir.Là,moninstinctaprisledessusetjel’aineutralisée d’un bon coup de coude dans la mâchoire. Il suffit que j’y repense pour sentir laculpabilitépointersonnez.J’aiaussifailliperdremondeuxièmecombat,contreSean,lepluscostauddesSincères.Jel’aieuà
l’usure,enmeforçantàmereleverchaquefoisqu’ilmecroyaitfini.Ilnepouvaitpassavoirquelacapacitéàencaisserladouleurestunevieillehabitudechezmoi,prisetoutpetit,commedemerongerl’ongledupouceoudetenirmafourchettedelamaingaucheaulieudeladroite.Maintenant,j’ailevisagecouvertdebleusetd’entailles,maisj’aifaitmespreuves.Demain,donc,jemebatscontreEric.Ilmefaudraplusquedel’enduranceouuncoupbienplacé
pourlevaincre.Ilmefaudraunetechniquequejenemaîtrisepas,uneforcequ’ilmeresteencoreàacquérir.—Ouais, je sais,me répondAmaren riant. Jepassepasmalde tempsàessayerdecomprendre
comment tu fonctionnes, figure-toi. Alors jeme renseigne. Je sais que tu passes lamoitié de tontemps libre ici, et l’autredans lepaysagedespeurs.Tun’es jamaisavec lesautres.Tues toujoursépuiséettudorsd’unsommeildeplomb.Unegouttedesueurcoulelelongdemonoreille.Jel’essuied’ungestedelamainetjemepassele
brassurlefront.—Maisintégrerunefaction,çaneselimitepasàréussirl’initiation,reprendAmarentirantsurla
chaîne du sac pour tester sa solidité. Globalement, c’est pendant cette phase que les Audacieuxrencontrent leursmeilleursamis,voire leursamoureux.Leursennemis,aussi.Mais tuas l’airbiendécidéàtepriverdetoutça.Les autres novices vont ensemble au studio de piercing et débarquent ensuite à la salle
d’entraînementlenez,leslèvresetlesoreillesenflammésetornésdeclous,ous’amusentàformerdes pyramides de nourriture à la cafétéria avec les restes du petit déjeuner. Il nem’est pas venu àl’espritunesecondedememêleràeux,nimêmequejepourraisessayer.Jehausselesépaules.—J’ail’habituded’êtreseul.—Moi,j’aiplutôtl’impressionquetunevaspastarderàpéteruncâble,etjenetienspasàêtrelà
cejour-là.Onvajoueràunjeucesoiravecunebandedecopains.Unjeud’Audacieux.Viensavecnous,ceserasympa.
Je triture lebandagequimeprotège lamain. Jenedevraispasaller joueràdes jeux. Jedevraisrestericiàm’entraîneretensuiteallermecoucher,pourêtreprêtpourlecombatdedemain.Maiscettevoixquimedit«tudevrais»sonnesoudainàmesoreillescommelavoixdemonpère,
exigeantquejemeconduisecorrectement,quejem’isole.Or,sijesuislà,c’estbienparcequej’étaisdécidéàneplusl’écouter.—Franchement,sijetedonneuneoccasiondefairetontrouici,c’estjusteparcequetumefaisde
lapeine,mepréciseAmar.Nesoispasstupide,profites-en.—OK,dis-je.C’estquoi,cejeu?Ilsecontentedesourire.
+++
—Ondoitreleverdesdéfis,m’expliqueuneAudacieusedunomdeLauren.Elle se tient à la poignée de la portière, mais comme elle vacille tout le temps, elle manque
régulièrementdetomber,puisserétablitenriant,commesiletrainn’étaitpassuspenduàhuitmètresau-dessusdusol,commesiellenerisquaitpasdesetuer.Elletientuneflasqueenargentdanssamainlibre.Çaexpliquebeaucoupdechoses.Ellepenchelatêtesurlecôté.—On lance un défi à quelqu’un. Il doit boire un coup, le relever et en donner un à quelqu’un
d’autre.Quandtoutlemondeestpassé,ceuxquisonttoujoursvivantssesoûlentunpeuetonrentreentitubant.—Qu’est-cequ’ondoitfairepourgagner?demandeunAudacieuxassisàl’autreboutduwagon.IlestàmoitiéaffalécontreAmar,commes’ilsétaientdevieuxamisoudesfrères.Jenesuispasleseulnoviceprésent.Enfacedemoi,ilyaZeke,celuiquiasautéenpremier,etune
fillebruneavecunpiercingàlalèvreetunefrangedroitequiluimangelefront.Lesautressonttousplusvieux.Ilssecomportententreeuxavecunesortedefamiliaritédécontractée,s’affalent lesunssurlesautres,sebalancentdescoupsdepoingdanslesbras,s’ébouriffentlescheveux.Cemélangedecamaraderie,d’amitiéetdeflirtm’esttotalementétranger.Jereplielesbrasautourdemesgenouxenessayantdemedétendre.JesuisvraimentunPète-sec.— On gagne en évitant d’être une grosse meringue, répond Lauren. Ah, et nouvelle règle, en
s’abstenantdeposerdesquestions idiotes.Bon,commec’estmoiquiai labouteille, jecommence.Amar, je temetsaudéfid’entrerdans labibliothèquedesÉruditspendantque tous lesQuat’z’yeuxsontentraind’ytravailler,etdeleurhurleruntrucbienobscène.Ellerevisselebouchondelaflasqueetlaluilance.Toutlemondepoussedescrisd’approbation
tandisqu’Amarenavaleunebonnerasade.—OK,préviens-moiquandonarriveaubonarrêt!crie-t-ilpar-dessuslesacclamations.Zekeagiteunemaindansmadirection.—Dis,t’esuntransfert,toi,non?Quatre,c’estça?—Ouais,confirmé-je.Bravod’avoirsautéenpremier.Jemerendscomptetroptardquec’estpeut-êtrevexantpourlui–sontriomphegâchéparunfaux
pasetuneperted’équilibre.Maisilsecontentederire.—Ouais,pasmonmomentleplusglorieux,c’estsûr.—Lesautresnesesontpasprécipitésnonplus,signalelafilleassiseàcôtédelui.Aufait,moi,
c’estShauna.C’estvraiquetuasseulementeuquatrepeurs?—D’oùlesurnom,confirmé-je.
—Wouah.Ellehochelatête,l’airimpressionnée,cequimepousseàmetenirplusdroit.—TudoisêtreunAudacieuxdansl’âme,alors.Jehausselesépaules,commesielleavaitpeut-êtreraison,bienquejesoiscertainducontraire.Elle
nepeutpasdevinerquejesuisicipouréchapperàlavieàlaquellej’étaisdestiné,quesijemebatsautantpourréussirl’initiation,c’estpourcacherquejenesuisqu’unimposteur.NatifdesAltruistesavecunrésultatdetestd’aptitudesAltruiste,réfugiéchezlesAudacieux.Un petit pli amer apparaît au coin de sa bouche, comme si une pensée l’attristait, mais je ne
demandepasquoi.—Çava,lescombats?medemandeZeke.—Pastropmal,dis-jeenagitantunemaindevantmonvisagecontusionné.Commetupeuxvoir.—Regardeunpeuça,dit-ilen tournant la têtepourmemontrerungrosbleusoussamâchoire.
Cadeaudecettefille,là.IlmedésigneShaunadupouce.—Ilm’abattue,précise-t-elle.Maisj’airéussiàluiencollerune,pourunefois.Jeperdstoutle
temps.—Çanetegênepasqu’ilt’aitfrappée?—Pourquoiçamegênerait?—Jenesaispas…parcequetuesunefille?Ellehausselessourcils.—Tucroisquoi?Queparcequej’aidesseins,jenepeuxpasencaissercommelesautresnovices
?Elle désigne sa poitrine et je me surprends à la fixer pendant une seconde, avant de songer à
détournerlesyeux,lesjouesenfeu.—Excuse-moi,cen’estpascequejevoulaisdire.C’estjustequejen’aipasl’habitude.Deriende
toutça.—C’estbon, jecomprends, répond-ellesansse fâcher.Mais il fautque tusachesun trucsur les
Audacieux:filleougarçon,ici,çanechangerien.Cequicompte,c’estcequ’onadansleventre.À ce moment-là, Amar se lève, met les poings sur les hanches en bombant le torse et marche
tranquillementjusqu’àlaportièreouverte.Letrainamorceunplongeonetilnesetientàrien,ilsecontentedetangueraurythmedesmouvementsduwagon.Toutlemondeselèveetilsautelepremierensejetantdanslanuit.Lesautressedéversentàsasuite,etjelaisseceuxquisontderrièremoimeporterverslasortie.Jenecrainspaslavitesse,justelevide.Etcomme,ici,letrainestauniveaudusol,jesautesansappréhension.J’atterrissurmesdeuxpiedsetjetrébuchesurquelquespasavantdem’immobiliser.—Hé,mais tucommencesàavoir le truc!commenteAmarenmedécochantuncoupdecoude.
Tiens,boisuncoup.T’enasbesoin,ondirait.Ilmetendlaflasque.Jen’aijamaisbud’alcool.LesAltruistesneboiventpas,onn’entrouvemême
pasdansnotrefaction.Maisj’aidéjàpuconstaterqueçasemblefairedubienauxgens,etmaseuleenvieestjustementdemedébarrasserdecettesensationdevivredansunepeautropétroitepourmoi.Alors,sanshésiter,jeprendslaflasqueetjebois.L’alcoolaungoûtdemédicamentetmebrûle lagorge,mais ildescendvite,enme laissantune
sensationdechaleur.—C’estbien,approuveAmar.Ils’approchedeZeke,passeunbrasautourdesoncouetattiresatêtecontresapoitrine.
—JevoisquetuasfaitlaconnaissancedemonjeuneamiEzekiel.—C’estpasparcequemamèrem’appellecommeçaquetudoistesentirobligédelefaire,luidit
Zekeen le repoussant.Lesgrands-parentsd’Amarétaient amisavecmesparents, ajoute-t-il àmonintention.—«Étaient»?—Monpèreestmortetlesgrands-parentsd’Amaraussi.—Ettesparents?demandé-jeàAmar.Ilhausselesépaules.—Ilssontmortsquandj’étaispetit.Unaccidentdetrain.Supertriste.Sonsouriresembledémentirsesparoles.— Et mes grands-parents ont fait le saut un peu après que je suis devenu officiellement un
Audacieux.Ilfaitungesteplongeantaveclamain.—Quelsaut?—Oh,attendsquejesoispartipourluiexpliquer,lanceZeke.Jeneveuxpasvoirlatêtequ’ilva
faire.Amarnel’écoutepas.—Arrivés à un certain âge, certainsAudacieux choisissent de se jeter dans le gouffre, dans la
Fosse.C’est soit ça, soit devenir sans-faction.Etmon grand-père était trèsmalade.Un cancer.Magrand-mèrenesevoyaitpascontinuersanslui.Il lèvela têtevers lecielet leclairde lunesereflètedanssesyeux.L’espaced’uninstant, j’ai le
sentimentqu’ilmelaissevoirlevéritableAmar,celuiqu’ilcachesoigneusementsoussescouchesdecharme, d’humour et de bravade d’Audacieux. Et çame terrifie, parce que cetAmar-là est dur, etfroid,ettriste.—Jesuisdésolé,dis-je.—Aumoins,commeça,j’aipuleurdireaurevoir.Laplupartdutemps,lamortarrivesanscrier
gare,qu’onaitditaurevoiroupas.L’Amar secret se volatilise dans l’éclair d’un sourire et il court rejoindre le reste dugroupe, la
flasqueàlamain.JeresteenarrièreavecZeke.Ilavanceenbondissantcommeunchienfou,àlafoisgracieuxetmaladroit.—Ettoi?medemande-t-il.Tuastoujourstesparents?—Unseul.Mamèreestmorteilyalongtemps.Jeme souviens de son enterrement, de tous les Altruistes restés avec nous pour partager notre
chagrin,emplissant lamaisonde leursmurmures. Ilsnousavaientapportédes repas recouvertsdepapieraluminiumsurdesplateauxmétalliques,ilsavaientnettoyélacuisineetmistouteslesaffairesdemamèredansdescartons,desortequ’ilnerestaitplusaucunetraced’elle.Jemesouviensdelesavoir entendus chuchoter qu’elle était morte de complications liées à un accouchement. Je merappelaispourtant l’avoirsurprise,unoudeuxmoisplus tôt,en traindeboutonnersachemiseau-dessusdesonmaillotdecorpsmoulantdevantsacommode,etsonventreétaitplat.Jesecouelatêtepourchassercesouvenir.Elleestmorte.C’estlesouvenird’unenfant,quimanquedefiabilité.—Ettonpère,reprendZeke,ilestd’accordavectonchoix?C’estbientôtlejourdesVisites.—Non,dis-jed’untondistant.Iln’estpasd’accorddutout.Mon père ne viendra pas le jour des Visites. J’en suis certain. Il nem’adressera plus jamais la
parole.LesecteurdesÉruditsestlapartielamieuxentretenuedelaville.Pasundébrisniuneordurene
traînesur les trottoirs, toutes les fissuresde lachausséeontétécombléesavecdugoudron.Jesuispresque gêné demarcher ici, de peur d’abîmer le trottoir avecmes baskets. Les autres, eux, s’enfichent,etleurssemellesclaquentsurlebitumeaveclebruitd’uneaversequicrépite.Àpartirdeminuit, lesfactionspeuventgarderlalumièrealluméedanslehalldeleursiègemais
toutlerestedoitêtreéteint.Ici,danslesecteurdesÉrudits,touslesbâtimentsquiconstituentlesiègeressemblentàdespiliersdelumière.Ilssontlàderrièrelesfenêtres,assisautourdelonguestables,lenezdansdes livresousurdesécrans,ouplongésdansdesdiscussionschuchotées.Àchaque table,jeunes et vieux semélangent, dans leurs impeccables tenuesbleues, avec leurs coiffures lissées et,pourplusdelamoitiéd’entreeux,deslunettesauxmonturesluisantes.Monpèrediraitquec’estdelapurevanité,qu’ilsfonttellementd’effortspourparaîtreintelligentsqueçaendevientdelabêtise.Jem’arrêtepourlesobserver.Ilsnem’ontpasl’airsivaniteuxqueça.Ilsontl’airdegensquifont
tout ce qu’ils peuvent pour se sentir aussi intelligents qu’ils sont censés l’être. Si ça implique deporterdeslunettessansenavoirbesoin,ilnem’appartientpasdelesjuger.Ilsreprésententunrefugequej’auraispuchoisir.Aulieudequoij’aichoisiceuxquisemoquentd’euxderrièrelesfenêtres,etquienvoientAmarfairedelaprovocationdanslehalldeleursiège.Amar franchit les portes du bâtiment central. On reste juste derrière, à l’observer en ricanant.
Accrochésur lemurdufonddans l’entrée, jedistingueungrandportraitdeJeanineMatthews.Sescheveux blonds pris dans un chignon strict dégagent son visage et sa veste bleue est boutonnéejusqu’au cou. Elle est jolie, mais ce n’est pas ce que je remarque en premier. Ce qui me frapped’abordchezelleestsoncôtéacéré.Et,enfiligrane–maisc’estpeut-êtrel’effetdemonimagination–,quelquechosequiressembleà
delapeur.Amarfoncedansl’entréeenignorantlesprotestationsdupersonneldel’accueiletbraille:—Hé,lesQuat’z’yeux!Visezunpeuça!TousrelèventlatêteetlesAudacieuxéclatentderiretandisqu’Amarbaissesonpantalonpourleur
montrerses fesses.Leresponsablede l’accueil fait le tourducomptoirpour l’attraper,maisAmarremontesonpantalonetrevientversnousencourant.Toutlegroupeprendlafuite.C’estplusfortquemoi,jerisaussi,àenavoirmalauventre,etj’ensuistoutsurpris.Zekecourtà
côtédemoi.Onsedirigeverslavoieferrée,parcequec’estleseulendroitauquelonaitpensé.LesÉruditsquinouspoursuiventrenoncentauboutd’unpâtédemaisonsetons’arrêtetousdansunealléepourreprendrehaleine,adossésàunmur.Amar arrive le dernier, les mains levées en signe de victoire, et se fait acclamer. Il brandit la
flasquecommeuntrophéeetdésigneShauna.—Toi,lapetite,jetedéfied’escaladerlastatuequisetrouvedevantlelycée.Elleattrapelaflasqueauvoletboitunegorgée.—Çalefait,répond-elleensouriant.
+++
Quandmon tourarrive,onestpresque tous ivres, titubant à chaquepas, riant auxblagues lesplusbêtes.Jenesenspas lefroid,malgrélafraîcheurdel’air,maismonespritresteaiguiséetabsorbetouteslesinformationsdelanuit,lesricheseffluvesdumarais,leséclatsderirequimontentcommedesbulles,lebleunoirducieletlasilhouettesombredechaqueimmeublequisedétachesurlui.J’aimalauxjambesàforced’avoircouru,marchéetescaladé,etonnem’atoujourspaslancédedéfi.OnestpresquederetourausiègedesAudacieux.Autourdenous,lesbâtimentssontdélabrés.—Ilrestequi?demandeLauren.
Sonregardtroubléparl’alcoolpassesurchaquevisageavantdes’arrêtersurlemien.—Ah,lenoviceAltruisteavecunnomdechiffre.Quatre,c’estça?—Ouais,dis-je.—UnPète-sec?bredouilled’unevoixavinéelegarçonquiétaitassisfamilièrementàcôtéd’Amar
danslewagon.Ilmeregarde.C’estluiquitientlaflasque,àluiqu’ilrevientdefixerleprochaingage.Cesoir,j’ai
vu des gens escalader des immeubles, sauter dans des trous noirs, s’aventurer dans des bâtimentsvidespourenrapporterunrobinetouunechaisedebureau,j’enaivucourirnusdansdesalléesetseplanter des aiguilles à vif dans le lobe de l’oreille. Si je devais inventer un défi, j’en serais bienincapable.Unechancequejesoisledernier.Jesenscommeunfrémissementdansmapoitrine.Unetension.Queva-t-ilmedemanderdefaire?—LesPète-secsontdescoincés,déclareplatement legarçon,commes’il énonçait un fait. Pour
prouverquetuesdevenuunvraiAudacieux…jetemetsaudéfidetefairetatouer.Je vois les volutes d’encre qui s’enroulent autour de leurs poignets, leurs bras, leur cou, leurs
épaules.Lespiercingsquileurtranspercentlesoreilles,lenez,leslèvresetlessourcils.Mapeauestréparée,vierge.Maisellenereflètepasquijesuis;jedevraisêtrescarifié,marqué,commeeux,maispardescicatricesdeblessures,parceàquoij’aisurvécu.Jehausseuneépaule.—OK.Ilmelance laflasqueet je lavide,mêmesiçamepique les lèvreset lagorgeetque legoûtest
amercommedupoison.OnseremetenmarcheverslaFlèche.
+++
Toriouvrelaportevêtued’uncaleçond’hommeetd’untee-shirt,lescheveuxdanslesyeux.Ellemeregardeenlevantunsourcil.Onl’aclairementtiréed’unsommeilprofond,maisellen’apasl’airdenousenvouloir–elleesttoutauplusunpeugrognon.—S’teplaît…luiditAmar.C’estpourundéfi.—Tutiensvraimentàtefairetatouerparquelqu’und’endormi,Quatre?medemande-t-elle.Çane
s’effacepas,tusais.—Jetefaisconfiance.Pasquestionquejemedéfile,aprèsavoirvutouslesautresassurer.—OK,faitTorienbâillant.Qu’est-cequejeferaispaspourentretenir lesrituelsdesAudacieux.
J’arrive,jevaism’habiller.Ellerepousselaporte.Enchemin,jemesuiscreusélatêtepourtrouverquoimefairetatouer,et
où.Pasmoyendedécider,j’avaisl’esprittropembrouillé.Ill’esttoujours.Quelquessecondesplustard,Toriresurgitenpantalon,toujourspiedsnus.—Jevouspréviens,sionmefaitdeshistoirespouravoirallumélalumièreàcetteheure-ci,jedis
quej’aieuaffaireàdesvandalesetjecitedesnoms.—Çalefait,dis-je.—Entrez.Onvapasserparlaportedufond,précise-t-elleennousfaisantsignedelasuivre.Jetraverseunsalonobscur,parfaitementrangéàpartunetablebassecouvertedefeuillesdepapier
portant chacuneunmotif de tatouage.Certains sont simples et rudimentaires, comme laplupart deceuxque j’aiobservés,d’autres sontplusdétaillés,pluscomplexes.Toridoit êtrecequi se faitdeplusproched’unartistechezlesAudacieux.
Jem’arrêtedevantlatable.L’undesdessinsreprésentelessymbolesdetouteslesfactions,sanslescerclesquilesrelientd’habitude.Enbas,l’arbredesFraternels,quiformeunsystèmederacinespourl’œildesÉrudits et labalancedesSincères.Au-dessus, lesmainsencoupedesAltruistes semblenttenirlesflammesdesAudacieux.Ettouslessymbolessontétroitementimbriqués.Lesautresontprisdel’avance.Jelesrattrapeaupasdecourseenpassantparlacuisine–toutaussi
immaculéequelesalon,bienquel’équipementsoitdépassé, lerobinet, rouilléet laportedefrigo,maintenueparunegrossepince.Laportedederrière,ouverte,donnesurunpetitcouloirhumidequidébouchedanslestudiodetatouage.Jesuisdéjàpassédevant,mais jen’ysuis jamaisentré,persuadéque jene trouverais jamaisune
bonne raison d’agresser mon corps avec des aiguilles. Je suppose que j’en ai trouvé une – cesaiguilles sont unmoyen de rompre avecmon passé, non seulement vis-à-vis demes compagnonsAudacieux,maisaussiàmespropresyeux,chaquefoisquejemeregarderaidansunmiroir.Les murs du studio sont couverts de dessins. Celui de la porte est entièrement consacré aux
symbolesAudacieux, les uns tout noirs et simples, d’autres, en couleurs, à peine reconnaissables.Toriallumelalumièreau-dessusd’unfauteuiletdisposesesaiguillessurunplateaujusteàcôté.Lesautress’installentsurdeschaisesetdesbancsautourdenouscommepourassisteràunspectacle.Jesenslerougememonterauxjoues.—Principesdebasedutatouage,m’informeTori:moinsonaderéservesdegraissesouslapeau,
ouplusunezoneestosseuse,plusletatouageseradouloureux.Pourlepremier, tuferaismieuxdechoisir,jenesaispas,unbras,ou…—…tafesse,suggèreZekeavecunpetithennissementderire.Torihausselesépaules.—Ceneseraitpaslapremièrefois.Niladernière.Jeregardelegarçonquim’alancéledéfi.Ilmeretournemonregardenlevantlessourcils.Jesais
cequ’ilpense,cequ’ilspensenttous:quejevaischoisirunpetittatouage,surlebrasoulajambe,untrucfacileàcacher.Je jetteuncoupd’œilsur lessymbolesaffichésaumur.L’undesdessinsattiremonattention,unereprésentationartis-tiquedesflammes.—Celui-là,dis-jeenlemontrantdudoigt.—OK,ditTori.Uneidéedel’emplacement?J’aiunecicatrice,unlégercreuxdanslegenou,dûàunechutesurletrottoirquandj’étaispetit.J’ai
toujourstrouvéabsurdequelessouffrancesquej’aisubiesn’aientlaisséaucunemarquevisible.Enl’absencedepreuve,aveclessouvenirsquis’embrouillaientpeuàpeu,j’ensuisparfoisvenuàdouterd’avoirvécutoutça.Jeveuxgarderunesortedetémoignagedufaitque,silesblessuresguérissent,ellesnedisparaissentjamaistotalement.Jelesporteavecmoi,partout,toujours;ilenvaainsiaveclavie,etaveclescicatrices.C’estcequecetatouagesymboliserapourmoi:unecicatrice.Etilparaîtlogiquequ’elleattestede
monpiresouvenirdesouffrance.Jeposeunemainsurmescôtesensongeantauxecchymosesquilesmarquaientjusteaprèslamort
demamère,etàlapeurdemourirquej’aiéprouvée.Monpèreapasséquelquesmauvaisesnuitsàl’époque.—Tuessûr?medemandeTori.C’estundesendroitslesplusdouloureux.—Alorsc’estparfait,dis-jeenm’asseyantdanslefauteuil.Legrouped’Audacieuxm’acclameetcommenceàsepasserunenouvelleflasque,plusgrandeque
lapremière,etenbronze,celle-là.—Bien,j’aidoncunmasochistecommeclientcettenuit.Super.
Tori s’installe sur un tabouret à côté demoi et enfile une paire de gants en caoutchouc. Jemecambreensoulevantmontee-shirtetellemefrottelesvertèbresavecuncotonimbibéd’alcool.Alorsqu’elleseredresse,ellefroncelessourcils,sepenchesurmondosetétireunezonedepeauentresesdoigtstachésd’alcool.Samorsuresurmonépidermeencoreàvifm’arracheunegrimace.—Commenttut’esfaitça,Quatre?medemandeTori.Enrelevantlatête,jeremarquequ’Amarmefixe,lefrontplissé.—C’estunnovice,dit-il.Ilsonttousdescoupsetdesentailles,àcestadedel’initiation.Tudevrais
lesvoirsebaladertousensembleenboitillant,ilsfontpitié.—J’aiunbleusupermocheaugenou,confirmeZeke.Ilestdelacouleurlaplusdégueu…Il roule lebasde sonpantalonpourexhiber sacontusionet ils semettent tousàcomparer leurs
blessures et leurs cicatrices respectives : «Celui-là, c’est quandquelqu’unm’a lâché en bas de latyrolienne»,«Ouais,benj’aitoujourslamarquedelafoisoùtamainadéviéaulancerdecouteau,jecroisqu’onestquittes».Torim’observequelquessecondes,etjesuissûrequ’ellenecroitpasunmotde l’explicationd’Amar,mais ellen’insistepas.Ellese contente debrancher son aiguille, quiemplitl’airdesonbourdonnement.Amarmelancelaflasque.L’alcoolmebrûleencorelagorgequandl’aiguillemetouchelescôtes.Jeserrelesdents,maisla
douleurnemegênepas.Jelasavoure.
+++
Lelendemain,àmonréveil,j’aimalpartout.Surtoutàlatête.Ohbonsang,matête.Ericestentraindenouerseslacets,assisauborddesonmatelas,àcôtédumien.Sapeauestrouge
autourdesanneauxqu’ilportesurlalèvre–iladûselafairepercerrécemment.Jen’avaispasfaitattention.—Tuasl’airdansunsaleétat,medit-il.Jem’assois,etlemouvementbrusquemevrillelecrâne.—Espéronsqueçaneteservirapasd’excusequandjet’auraimisuneraclée,ajoute-t-ilavecun
petitricanement.Parcequejet’auraisquandmêIlselève,s’étireetquitteledortoir.Jemetienslatêteentrelesmainspendantquelquessecondes
avantd’allermedoucher.Jedoisgarderlamoitiéducorpsendehorsdujetpournepasmouillerlepansementquirecouvremontatouage.LesAudacieuxontattenduavecmoipendantdesheuresqueTori ait terminé et, à la fin, toutes les flasques étaient vides.Ellem’a félicité en levant les poucesquandjesuissortienvacillantdustudio,etZekeapasséunbrasautourdemesépaulesendéclarant:—Cettefois,çayest,jecroisquet’esunvraiAudacieux.Hier, j’aisavourécettepetitephrase.Aujourd’hui, jedonneraischerpouravoirmatêtenormale,
cellequiestconcentrée,déterminée,quinemesemblepaspeupléedepetitsbonshommesarmésdemarteaux.Jepasseencorequelquesminutessous le jetd’eaufraîche,avantderegarder l’heuresurl’horlogedelasalledebain.Plusquedixminutesavantlecombat.Jesuisenretard.EtEricaraison:jevaisperdre.Jecoursàlasalled’entraînement,unemainpresséesurlefront,lespiedsglissésàlahâtedansmes
chaussures.Quandjedébouledanslasalle,lestransfertssetiennentlelongdesmurs,avecquelques-unsdesnatifs.Amar,campéaumilieudel’arène,consultesamontreetmedévisage.—C’estgentildepassernousvoir.Sesyeuxmedisentclairementquelacamaraderied’hiersoirn’apassaplaceici.
—Noueteslacetsetdépêche-toi,j’aiperduassezdetempscommeça.De l’autrecôtéde l’arène,Eric faitcraquersesdoigtsunàun,enmefixant.Je faismes lacetsà
toutevitesse,enfourrantlesboutsdansmeschaussurespournepasmarcherdessus.CampéfaceàEric,jenesensquemoncœurquibatlachamade,lemartèlementdansmatêteetmes
côtesquibrûlent.Amars’écarte,Ericsejetteenavant,vite,etsonpoingm’atteintenpleinemâchoire.Jereculeentitubant,lamainsurlevisage.Unblocdedouleurmetraverselecerveau.Jelèveles
poingspourparerlecoupsuivant.Matêtemelance.Jevoissajambebougeretjemedéportepouréviter son coup de pied, mais je le prends de plein fouet dans les côtes. Je ressens comme unélectrochocdanstoutlecôtégauche.—C’estencoreplusfacilequejenepensais,commenteEric.Lahontememonteauxjoues.Profitantdel’ouverturequ’ilmelaisseavecarrogance,jeluibalance
unuppercutdansleventre.Leplatdesamains’abatsurmonoreille,quitinte.Jeperdsl’équilibreetmerattrapeenposantles
doigtsparterre.—Tusaisquoi?meditEricàmi-voix.Jecroisquejemesouviensdetonvrainom,maintenant.Unedemi-douzainededouleursdifférentesmebrouillent lavue.Jenesavaispasqu’ilyenavait
autant,commelesgoûts:décharge,martèlement,élancement,piqûre,morsure,brûlure…Ilme frappede nouveau, à la clavicule, bien qu’ilm’ait visé au visage, et ajoute en secouant la
main:—Tucroisquejedevraisleurdire?Jouerlatransparence?Ilamonnomentresesdents,Eaton,unearmebienplusredoutablequesespieds,sescoudesouses
poings.LesAltruistesdisentàvoixbassequeleproblèmeendémiquedesÉruditsest leurégoïsme,maisjepensequec’estplutôtleurarrogance,lafiertéqu’ilstirentdesavoirdeschosesquelesautresignorent.Etàcetinstant,submergéparlapeur,jecomprendsquec’estlepointfaibled’Eric.Ilnemecroitpascapabledeleblessercommeilpeutmeblesser.Ilcroitquejemerésumeàcequ’ilavudemoiàmonarrivée:ungarçonpleind’abnégation,humbleetpassif.Jesensladouleursechangerenrageetjel’immobiliseenluitordantlebrastoutenluiassenant
coupaprèscoup,encoreetencore.Jenevoismêmepasoùjelefrappe;jenevoisrien,jeneressensrien,jen’entendsrien.Jesuisseul,vide,jenesuisrien.Enfin, j’entends ses cris et je le vois se tenir le visage à deuxmains.Du sang lui coule dans la
boucheetdégoulinesursonmenton.Iltentedem’échapper,maisjem’agrippeàsonbrascommesimavieendépendait.Je luibalanceuncoupdepieddans lescôteset il s’effondre.Derrièresesdoigts, j’aperçois son
regard,vitreux,hagard.Sonsangestrougevifsursapeaupâle.Jemerendscomptetoutàcoupquec’estmoiquiaifaitça,moi,etlapeurrevients’insinuerenmoi,maisunnouveaugenredepeur.Lapeurdecequejesuis,decequejepourraisdevenir.Mespoingsmefontmal.Jesorsdel’arènesansattendrelesignaldel’arrêtducombat.
+++
L’enceintedesAudacieuxestunbonendroitpourrécupérer,sombre,pleinderecoinstranquillesetsecrets.Je déniche un couloir non loin de la Fosse, jem’assois par terre contre lemur et jeme laisse
gagner par le froid de la pierre.Mamigraine est de retour, outre les douleurs diverses des coupsreçus aucombat,mais c’est tout juste simoncerveau les enregistre.Mes jointures sont tachéesdesang,celuid’Eric.J’essaiedel’essuyer,maisiladéjàeuletempsdesécher.J’aigagné,etj’aigagné
ma place chez les Audacieux. Je devrais me réjouir au lieu d’avoir peur. Je pourrais même êtreheureuxd’avoirenfintrouvémaplacequelquepart,devivreparmidesgensdont leregardnefuitpas lemienà la tabledudéjeuner.Mais jesaisquechaquebonnechosequiseprésenteasonprix.QuelestleprixàpayerpourêtreunAudacieux?—Toctoc.Enlevantlesyeux,jedécouvreShauna,quifrappelemurdesonindexreplié.—Jemeseraisattendueàmieux,commedansedelavictoire,mefait-elleavecungrandsourire.—Jenesaispasdanser.—Jenem’enseraispasdoutée.Elles’assoitcontrelemurd’enfaceetramènesesgenouxcontresapoitrineenlesencerclantde
sesbras.Iln’yaqu’unedizainedecentimètresentrenospieds.Jenesaispaspourquoijemefaislaremarque.Enfin,si:parcequec’estunefille.Jenesaispasparlerauxfilles.EncoremoinsauxAudacieuses.Quelquechosemeditqu’onnedoit
jamaissavoiràquois’attendreavecuneAudacieuse.—Ericestàl’hôpital,m’informe-t-elled’unairravi.Onpensequetuluiascassélenez.Cequiest
sûr,c’estquetuluiaspétéunedent.Jebaisselesyeux.Moi,j’aicasséunedentàquelqu’un?—Jemedemandaissitupourraism’aider,ajoute-t-elleenpoussantmachaussureduboutdupied.Jelesavais:lesAudacieusessontvraimentimprévisibles.—Àfairequoi?—Àapprendreàmebattre.C’estpasmontruc,m’avoue-t-elleensecouantlatête.Jen’arrêtepas
demefairehumilierdansl’arène.Après-demain,jedoisaffronterunefille,unecertaineAshley,quise faitappelerAsh1. (Shauna lève lesyeuxauplafond.)Rapport aux flammesdesAudacieux ; lesflammes,lescendres, tuvois,quoi.Bref,elleestdanslesmeilleurs, j’aivraimentpeurdemefairetuer.Jeveuxdire,vraiment.—Pourquoitut’adressesàmoi?demandé-je,soudainsoupçonneux.ParcequejesuisunPète-sec
etqu’onn’estpascensésrefusernotreaide?—Quoi?N’importequoi!merépond-elled’unairdérouté.Jeteledemandeparcequec’esttoile
meilleurdetongroupe,quellequestion!Jeris.—Pasdutout.—Ericettoi,vousétiezlesseulsinvaincusettuviensdelebattre.Bon,écoute,situn’aspasenvie
dem’aider,tun’asqu’à…—OK,jet’aiderai.Maisjenevoispascommentje…—Onvatrouver,m’assure-t-elle.Demainaprès-midi?Rendez-vousdansl’arène?J’acquiesce d’un hochement de tête. Elle sourit, se lève et commence à s’éloigner. Au bout de
quelquespas,elleseretourneetpoursuitsoncheminàreculons.—Arrêtedefairelagueule,Quatre.T’asépatétoutlemonde.Vas-y,savouretavictoire.Jeregardesasilhouettedisparaîtreàl’angleducouloir.J’étaistellementperturbéparlecombatque
jen’aipaspenséunesecondeàcequeçaimpliquaitd’avoirgagnécontreEric:jesuispremierdemaclasse de novices. J’ai peut-être choisi les Audacieux pourm’y réfugier, mais je faismieux qu’ysurvivre;j’ybrille.Jeregardelesangd’Ericsurmesdoigtsetjesouris.
+++
Lelendemainmatin,jedécidedeprendreunrisque.Aupetitdéjeuner,jem’installeàlatabledeZekeetShauna.Elleestàmoitiéaffaléesursonassietteetnemerépondquepardesgrognements.Zekebâille,lenezdanssonboldecafé,maisfaitl’effortdememontrersafamille:sonpetitfrèreUriahest à une autre table avec Lynn, la petite sœur de Shauna. Sa mère, Hana – l’Audacieuse la plusdiscrètequej’aiejamaisvue,dontonnepeutdevinerlafactionqu’àlacouleurdesesvêtements–estencoreentraindefairelaqueueaucomptoir.J’airemarquéquelesAudacieuxontunfaiblepourlepainetlapâtisserie.Ilyatoujoursaumoins
deuxgâteauxdifférentsaudîneretunemon-tagnedemuffinsenpermanencesurlecomptoir.Quandjesuisarrivécematin,lesmeilleursétaientpartisetjemesuisretrouvéavecdesmuffinsauson.—Çatemanquedeneplusvivrecheztoi?demandé-jeàZeke.—Pasvraiment,medit-il.Ilfautdirequemafamillen’estpasloin.Mêmesionn’estpascensés
leurparleravantlejourdesVisites,jesaisqu’encasdebesoin,ilssontlà.Jehochelatête.Àcôtédelui,Shaunafermelesyeuxets’endort,lementonsurlepoing.—Ettoi?medemande-t-ilàsontour.Tafamilletemanque?JevaisrépondrenonquandlementondeShaunaglissedesamainetquesonvisagevas’écraser
sur son muffin au chocolat. Zeke rit tellement qu’il en pleure, et je ne peux pas m’empêcher desourirejusqu’auxoreillesenfinissantmonjusdefruits.
+++
Plustarddanslamatinée,jeretrouveShaunadanslasalled’entraînement.Sescheveuxsonttirésenarrièreetsesbottesd’Audacieuse,qu’elleportetoujoursnonlacées,sontbienattachéespourunefois.Elledonnedescoupsdepoingdanslevideens’arrêtantaprèschaquecouppourrectifiersaposition,etjel’observeunmomentenmedemandantparoùcommencer.Jeviensàpeined’apprendreàporterdescoups;jenemesenspasvraimentqualifiépourluienseignerquoiquecesoit.Maisenlaregardant,jeremarquepeuàpeudespetiteschoses.Lamanièredontellesetientavecles
genouxverrouillés, le fait qu’elle ne songepas à se protéger lamâchoire, sa façonde frapper enconcentrantsadétentedanslecoudeaulieudejetertoutlepoidsdesoncorpsdanschaquecoup.Elles’arrête,s’épongelefrontdudosdelamain.Ens’apercevantdemaprésence,ellebonditsurplacecommesiellevenaitdeprendreunedécharge.—Règlenumérounsituneveuxpaspasserpourunvoyeur:t’annoncerquandquelqu’unnet’a
pasvuentrer.—Désolé.J’étaisentrainderéfléchiràdespointsquetupeuxaméliorer.—Oh,fait-elleensemâchouillantlajoue.Etc’estquoi?Jeluiexpliquecequej’ainoté,puisonsecampefaceàfacedansl’arène.Ondémarrelentement,en
dosantlaforcedenoscoupspournepassefairemal.Jedoisluitaperrégulièrementlecoudepourluirappelerdemettresamaindevantsonvisage,maisaumoins,unedemi-heureplustard,ellebougemieuxqu’avant.—Cettefillequetucombatsdemain,jelafrapperaislà,àlamâchoire,dis-jeenfrôlantlamienne.
Unbonuppercutetçapourraitlefaire.Vas-y,essaie.Ellesemetenpositionet jeconstateavecsatisfactionqu’elleplie lesgenouxetqu’ilyadanssa
positionun ressort quin’y était pas avant.On se tourne autourpendantquelques instants, puis ellefrappe, en laissant tomber samain gauche de son visage. Je pare le premier coup et je lance uneattaquedansl’espacequ’elleadégagéenbaissantsagarde.Àladernièreseconde,j’arrêtemonpoingdanslevideetjelaregardeenhaussantlessourcils.—Enfait,medit-elleenseredressant,jeretiendraispeut-êtremieuxlaleçonsitumefrappaispour
debon.Sonvisageestrougiparl’effortetunelignedesueurbrilleàlaracinedesescheveux.Sonregard
estvifetconcentré.Pourlapremièrefois,jemerendscomptequ’elleestjolie.Passelonmescritèreshabituels–ellen’ariendedouxnidedélicat–maisd’unebeautéquidégagedelaforceetdusérieux.—Jepréféreraiséviter,dis-je.—Cequetuprendspourunvaguerestedegalanteried’Altruisteestplutôtuneinsulte,figure-toi.
Jesuisunegrandefille,pasunechochotte.—Cen’estpasça,protesté-je.Cen’estpasparcequetuesunefille.C’estjusteque…laviolence
gratuite,c’estpasvraimentmontruc.—ScrupuledePète-sec?—Non,mêmepas.LesPète-secsontcontrelaviolence,point.MetsunPète-secchezlesAudacieux
etils’enprendrapleinlaface,dis-jeenlâchantunpetitsourire.Jen’aipasl’habituded’employerl’argotdesAudacieux,maisçafaitdubiendelerevendiquer,de
m’autoriseràmedétendreenadoptantleursexpressions.—Moi,c’estjustequejenevoispaslaviolencecommeunjeu,ajouté-je.C’estlapremièrefoisquejeformuleçadevantquelqu’un.Jesaispourquoiçanepeutpasêtreun
jeupourmoi : parcequependant très longtemps, ça a constituéma réalité, envahimavie éveilléecommemonsommeil.Ici,j’apprendsàmedéfendre,àêtreplusfort,maisunechosequejen’aipasapprise,quejerefused’apprendre,c’estàprendreplaisiràcauserdelasouffrance.SijedoisdevenirunAudacieux,jeleferaiselonmespropresrègles,quitteàcequ’unepartiedemoirestetoujoursunPète-sec.—OK,medit-elle.Bon,onreprend.Ons’entraînejusqu’àcequ’ellemaîtrisel’uppercut,enempiétantsurl’heuredudîner.Ensortantde
lasalle,ellemeremercieetpassemachinalementunbrasautourdemesépaules.Cen’estqu’ungesterapide,maiselleritenmevoyantmeraidir.—«CommentdevenirunAudacieuxendixleçons»,fait-elle.Leçonun:lesgestesd’affectionsont
autorisésentreamis.—Parcequ’onestamis?relevé-je,mi-blaguant,mi-sérieux.—Oh,çava.Etelles’éloigneàpetitesfouléesendirectiondudortoir.
+++
Le lendemain matin, Amar passe sans s’arrêter devant la salle d’entraînement et conduit tous lesnovices dans un couloir sinistre qui s’achève sur une lourde porte. Après nous avoir dit de nousasseoir le long dumur, il disparaît derrière la porte sans explications. Je regardemamontre ; lecombat de Shauna doit commencer d’uneminute à l’autre. Les natifs étant plus nombreux que lestransferts,cettepremièrephasedel’initiationprendplusdetempspoureuxquepournous.Erics’estassisleplusloinpossibledemoi,cedontjemeréjouis.Lanuitquiasuivinotrecombat,
j’aipenséqu’ilpourraitdireà tout lemondeque je suis le filsdeMarcusEaton, rienquepour sevengerdesadéfaite,maisiln’enarienfait.Jemedemandes’ilattendlebonmomentous’ilauneautreraisondesetaire.Quoiqu’ilensoit,j’aisansdouteintérêtàmaintenirunmaximumdedistanceaveclui.— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans, à votre avis ? demande nerveusement Mia, la transfert des
Fraternels.Personneneluirépond.Jenesaispaspourquoi,jen’aipasd’appréhension.Iln’yarienderrière
cetteportequipuissemefairedumal.EtquandAmarréapparaîtdanslecouloiretm’appelle,jenejettepasdecoupsd’œildésespérésversmescamarades.Jemecontentedelesuivre.Lapièce,sombreetmiteuse,necomprendqu’unordinateuretunfauteuilincliné,commeceluide
la pièce du test d’aptitudes. Sur l’écran d’ordinateur s’affiche un programme qui se résume à deslignesdetextenoirsurfondblanc.Aulycée,jemeportaistoujoursvolontairepourtravaillerdanslelaboinformatique,m’occuperdelamaintenance,voireréparerlesordinateursenpanne.Jetravaillaissous la surveillance d’une Érudite qui s’appelaitKatherine, et quim’en a appris bien plus qu’ellen’avaitàlefaire,raviedepartagersesconnaissancesavecquelqu’undemotivé.Alors,enregardantcelangagecodé,jesaisdequelgenredeprogrammeils’agit.—Unesimulation?—Moinstuensais,mieuxc’est,répliqueAmar.Assieds-toi.J’obéis,enmelaissantallerdanslefauteuil,lesbrassurlesaccoudoirs.Amarprépareuneseringue
etlabranditàlalumièrepours’assurerquelafioledeliquideestbienvissée.Ilmeplantel’aiguilledanslecousanspréveniretappuiesurlepiston.Jetressaille.—Voyons laquelle de tes quatre peurs semanifeste en premier, dit-il.C’est que je commence à
trouverçamonotone,moi.Ilseraittempsquetuterenouvelles.—Jeteprometsdefairemonpossible.Etlasimulationm’engloutit.
+++
Jesuisassissurunbancenbois,àune tabledecuisineAltruiste,devantuneassiettevide.Tous lesstoressontbaisséset laseulesourcede lumièreest lefilamentorangede l’ampoulesuspendueau-dessusdelatable.Jeregardefixementletissusombrequimecouvrelesjambes.Pourquoisuis-jehabilléennoiretnonengris?Quandjerelèvelatête,il–Marcus–setientenfacedemoi.Uninstant,jeretrouvesursonvisage
l’expressionquejeluiaivueiln’yapassilongtempsdanslasalledelacérémonieduChoix,avecsabouchecrispéeetsesyeuxbleusombre.Jeportedunoirparcequemaintenant,jesuisunAudacieux,merappelé-je.Danscecas,qu’est-ce
quejefaisassisenfacedemonpèredansunemaisond’Altruiste?Lescontoursdel’ampoulesereflètentdansmonassiette.Cen’estqu’unesimulation,pensé-je.PuislalumièresemetàclignoteretMarcusredevientlemonstreauxtraitsdéformésquejevois
toujoursdansmonpaysagedespeurs,avecdestrousàlaplacedesyeuxetunegrandebouchevide.Ilsejetteenavantpar-dessuslatable,lesmainstendues,etjevoisqu’iladeslamesderasoirenguised’ongles.Ilfouettel’airpourm’atteindreetjetombedubancenessayantdel’esquiver.Jemerelèvetantbien
quemaletjefonceausalon.J’ytrouveundeuxièmeMarcusprèsdumur,quitentedem’attraper.Jefonceverslaported’entrée,maiselleestcondamnéepardesparpaings.Jesuispiégé.Haletant, je me précipite dans l’escalier. Je trébuche en arrivant sur le palier et m’étale sur le
plancher.UnnouveauMarcusouvredel’intérieurlaporteducagibi;unautresortdelachambredemesparents;untroisièmearrivedelasalledebainengriffantlesol.Jemeplaquecontrelemur.Lamaisonestplongéedanslenoir.Iln’yaplusdefenêtres.Cetendroitestpleindelui.Brusquement, l’un desMarcus est là, en face demoi, quim’écrase contre lemur en serrant les
mainsautourdemagorge.Unautrelabouremesbrasdesesgriffes,provoquantunedouleursiaiguë
qu’ellemefaitmonterleslarmesauxyeux.Jesuisparalysé,paniqué.J’avaleunegouléed’air;impossibledecrier.Jenesensqueladouleuretlesbattementsdemon
cœuretjelancedescoupsdepieddésespérés,quinefrappentqueduvide.LeMarcusquim’étranglemesoulèvede terrecontre lemur, etmesorteilsne touchentplus le sol.Mesmembres sontmouscommeceuxd’unepoupéedechiffon.Jenepeuxpasbouger.Cet endroit, cet endroit est plein de lui.Ce n’est pas la réalité, me rappelé-je.Ce n’est qu’une
simulation.Commedanslepaysagedespeurs.Ilyad’autresMarcusàmespieds,maintenant,quitendentlesmainspourm’attraper,etj’aisous
lesyeuxunemerdelamesderasoir.Leursdoigtsmesaisissentlesjambes,yfontdesentailles,etjesensunetraînéedeliquidechaudcoulerdansmoncoutandisqueleMarcusquim’étouffe resserresonemprise.Une simulation,me répété-je. J’essaie de réinsuffler de la vie dans chacun demesmembres. Je
visualisemonsangquibouillonne,quicourtdansmesveines.Jefrappelemurduplatdelamain,etjetâtonneàlarecherched’unearme.L’undesMarcuslèvelesdoigtsàlahauteurdemesyeuxetjehurleenmedébattanttandisqueleslamess’enfoncentdansmespaupières.Àdéfautd’une arme,mesmains trouventunepoignéedeporte. Je la tourned’uncoup sec et je
tombe dans un deuxième cagibi. J’échappe auxMarcus, qui ont lâché leur prise surmoi. Dans lecagibi, ilyaune fenêtre, justeassezgrandepourque jem’y faufile.Tandisqu’ilsmepoursuiventdanslenoir,jebriselavitred’uncoupd’épaule.L’airfraism’emplitlespoumons.Jemeredressedanslefauteuilencherchantmonsouffle.Jemetâtelagorge,lesbras,lesjambes,àlarecherchedeplaiesquin’ysontpas.Jesensencoreles
coupuresetlesangquis’écouledemesveines,etpourtantmapeauestintacte.Marespirations’apaise,etmespenséesavecelle.Assisdevantl’ordinateur,reliéàlasimulation,Amarmedévisage.—Quoi?dis-je,essoufflé.—Çaadurécinqminutes.—C’estbeaucoup?—Non,répond-il,lessourcilsfroncés.Aucontraire.C’estexcellent.Jepose lespiedspar terre,puis jeprendsma tête entremesmains.Mêmesi jen’aipaspaniqué
longtempsau coursde la simulation, l’imagemonstrueusedemonpère essayantdemecrever lesyeuxàcoupsdelamesderasoirn’arrêtepasderessurgirdansmonesprit,etmonrythmecardiaqueremonteenflècheàchaquefois.—Lesérumagittoujours?demandé-jeenserrantlesdents.C’estpourçaquejepanique?—Non,ças’arrêteàlafindelasimulation.Pourquoi?Jesecouelesmainspourchassermesfourmisdanslesdoigts.Jesecouelatête.Cen’étaitpas la
réalité,medis-je.Oublie.—Parfois,lapaniqueinduiteparlasim’peutperdurerunpeu,seloncequetuasvu,préciseAmar.
Jeteramèneaudortoir.—Paslapeine.Çavaaller.Ilmeregardedurement.—Çan’étaitpasunesuggestion.Il se lève pour aller ouvrir une porte qui se trouve derrière le fauteuil. Je le suis dans un petit
couloirsombre,puisdanslesgaleriesauxparoisdepierrequimènentaudortoirdestransferts.L’airiciestfraisethumide.Lesseulsbruitsquej’entendssontceluidemaproprerespirationetl’échode
nospas.Ilmesembledistinguerquelquechose–unmouvementsurmagauche–quimefaittressaillir,etje
raselemuropposé.Amarm’arrêteenposantlesmainssurmesépaulespourmeforceràleregarder.—Hé,reprends-toi,Quatre.Jehochelatêteensentantlerougememonterauxjoues.Unprofondsentimentdehontemenoue
l’estomac. Je suis censé être un Audacieux. Je ne suis pas censé avoir peur que des Marcusmonstrueuxmepoursuiventdanslenoir.Jem’appuiecontrelemurdepierreenprenantunegrandeinspiration.—Jepeuxteposerunequestion?medemandeAmar.Jemeraidis,croyantqu’ilvam’interrogersurmonpère,maisnon.—Commentes-tusortidececouloirdanslasimulation?—J’aiouvertuneporte.—Ilyavaituneportederrièretoipendanttoutcetemps?Ilyenavaitunecheztoi?Jefaisnondelatête.Levisagehabituellementjoviald’Amardevientgrave.—Donc,tul’ascrééeàpartirderien?—Ouais.Lessimulations,çan’existequedansnostêtes.Matêteàmoiaconstruituneportepour
melibérer.Ilsuffisaitquejemeconcentre.—Bizarre.—Quoi?Pourquoi?—Engénéral,m’explique-t-il, lesnovicesn’arriventpasàcréerdesobjetsdetoutespiècesdans
ces simulations, parce que contrairement aux paysages des peurs, ils ne sont pas conscients d’êtredansunesimulation.Enconséquence,ilsmettentbeaucoupplusdetempsquetoiàensortir.J’aiunepalpitationdanslagorge.Jen’avaispascomprisque leprincipedecessimulationsétait
différentdeceluidupaysagedespeurs;jepensaisquetoutlemonderestaitconscientdelaréalité,làaussi. Mais apparemment, ce serait plutôt comme dans le test d’aptitudes, pour lequel mon pèrem’avait mis en garde et poussé à cacher ma lucidité sous simulation. Je me rappelle encore soninsistance,latensiondanssavoixetlafaçondontilm’aserrélebrasunpeutropfort.Sur le coup, j’ai songé qu’il neme parlerait jamais de cettemanière s’il n’était pas réellement
inquietpourmoi.Pourmasécurité.Était-ce simplement de la paranoïa de sa part, ou le fait d’être conscient lors des simulations
présente-t-ilvraimentundanger?—J’étais comme toi, reprendAmar plus bas. Je pouvais intervenir sur les simulations.Mais je
croyaisêtreleseul.J’ai enviede lui conseillerdegarderçapour lui,deprotéger sonsecret.Mais lesAudacieuxne
cultiventpas lesensdusecretcommelesAltruistes,avecleurssourirescontraintset leursmaisonstoutessemblablesetbienordonnées.Amarmeregarded’undrôled’air–unpeuavide,commes’ilattendaitquelquechosedemoi.Je
medandined’unpiedsurl’autre,gêné.— À ta place, j’éviterais de m’en vanter, me recommande-t-il. Les Audacieux sont tout aussi
conformistesquelesautresfactions.C’estjustemoinsflagrantcheznous.J’acquiesced’unhochementdetête.— À mon avis, c’est juste de la chance, dis-je. Je n’ai pas réussi à faire ça pendant le test
d’aptitudes.Laprochainefois,çasepasserasansdouteplusnormalement.—Bon, fait-il,dubitatif.En toutcas,essaiedene rien faired’impossible,OK?Affronte tapeur
d’unemanière rationnelle, quiparaisse toujours logique,que tu sois conscientde la simulationoupas.—OK.—Çavaaller,là?Tupeuxretourneraudortoirtoutseul?J’ai envie de lui dire que j’aurais pu le faire dès le début ; je n’ai jamais eu besoin qu’il
m’accompagne.Mais jemecontentedehocher la têteànouveau. Ilmedonneune tapeamicalesurl’épauleetrepartverslasalledesimulation.Jenepeuxpasm’empêcherdepenserquemonpèrenem’apasdissuadéde révélermonétatde
consciencelorsdessimulationssimplementparsoucidesnormes.Iln’arrêtaitpasdemereprocherdeluifairehontedevant lesAltruistes,mais jamaisauparavant ilnem’avaitchuchotédesmisesengarde,niexpliquéconcrètementcommentéviterunfauxpas.Jamaisilnem’avaitfixéainsi,lesyeuxécarquillés,jusqu’àcequejepromettedesuivresesinstructions.Çamefaitbizarre,demedirequ’iladûessayerdemeprotéger.Commes’iln’étaitpaslemonstre
quej’imagine,celuiquejevoisdansmespirescauchemars.Enmeremettantenrouteversledortoir,j’entendsunbruitderrièremoiaufondducouloir–un
bruitténu,commeunfrottementdesemelles,quis’éloignedansl’autresens.+++
Quandj’entredanslacafétériapourledîner,Shaunamefoncedessusetm’accueilleparunviolentcoup de poing dans le bras, et un sourire si large qu’il lui coupe le visage en deux. Elle a unrenflementjustesousl’œildroit–elleseprépareunbelœilaubeurrenoir.— J’ai gagné ! J’ai fait comme tu m’avais dit, je l’ai chopée à la mâchoire dans les soixante
premièressecondes,çal’a totalementdéstabilisée.Ellem’aquandmêmetouchéeà l’œil,parcequej’aibaissémagarde,maisjel’aidémontéejusteaprès.Jeluiaimislenezensang.C’étaittropcool.Jesourisfièrement.Jen’auraispascruquec’étaitaussigratifiantd’apprendreàquelqu’unàfaire
quelquechose,etdedécouvrirensuitequeçaamarché.—Bienjoué.—Jen’yseraispasarrivéesanstoi.Sonsourires’estadoucietsamineeuphoriquesefaitplussérieuse.Ellesehissesurlapointedespiedsetm’embrassesurlajoue.Jelaregardefixement.Elleritenm’entraînantverslatableoùZekeestassisavecd’autresnatifs.Je
me rends compte quemonproblèmen’est pas d’être unPète-sec,mais de ne pas savoir quel sensattribuer à ces gestes d’affection qu’ils ont ici. Shauna est jolie, et drôle.Chez lesAltruistes, si jem’intéressaisàelle,j’iraisdînerchezsesparents,jedécouvriraisàquelprojetbénévoleelleparticipeet je m’arrangerais pour en faire partie. Chez les Audacieux, je n’ai pas la moindre idée desprocéduresàsuivre.Jenesaismêmepascommentdéterminersiellemeplaîtassezpourça.Je décide de ne pas me laisser distraire, du moins pour l’instant. Je prends une assiette et je
m’assoispourmanger,enécoutantlesautresparleretrireensemble.ToutlemondeféliciteShaunapoursavictoire,et ilsmontrentdudoigt la fillequ’elleabattue,assiseàuneautre table, levisagetuméfié. À la fin du repas, alors que je donne des petits coups de fourchette dansmon gâteau auchocolat,deuxÉruditesentrentdanslasalle.IlenfautbeaucouppourfairetairelesAudacieux,etmêmecettearrivéesoudainen’yparvientpas
totalement–ilyaencoredesmurmurespartout,quifontcommeunbruitdegensquicourentauloin.Maiscommeelless’assoientàcôtédeMaxetquerienneseproduit,lesconversationsnetardentpasàreprendre.Jenem’ymêlepas.JegardeunœilsurlatabledeMaxencontinuantàtranspercermon
gâteauàcoupsdefourchette.MaxselèveetsedirigeversAmar.Ilsdiscutentd’unairtendu,puissemettentàmarcherdansma
direction.Versmoi.Amarmefaitsigne.Jelaissemonplateaupresquevidesurlatable.—Onaétéappeléspouruneévaluation,m’annonce-t-il.Sa bouche toujours souriante n’est plus qu’une ligne droite, sa voix toujours modulée soudain
monocorde.—Uneévaluation?Maxm’adresseunsourirediscret.—Lesrésultatsdetasimulationsontunpeusurprenants.NosamiesÉruditesquevoici…Je regarde les deux femmes par-dessus mon épaule. Avec un sursaut, je reconnais Jeanine
Matthews,laporte-paroledesÉrudits.Elleestvêtued’untailleurbleuimpeccableetporteunepairede lunettes accrochée à une chaîne autour de son cou, symbole de vanité Érudite qui m’apparaîtsoudaincaricaturaljusqu’àl’absurde.Maxpoursuit:—…nosamiesvontt’observerdansunenouvellesimulationpours’assurerquel’anomaliedeces
résultatsneprovientpasd’uneerreurdansleprogramme.Amarvateconduiredanslasalle.Je sens les doigts de mon père serrés comme un étau autour de mon bras, j’entends sa voix
sifflante,m’avertissantdenerienfaired’étrangeaucoursdelasimulation.J’aidesfourmisdanslespaumes, signal que je suis au bord de la panique. Je ne peux plus parler.Alors jeme contente dehocherlatêteenregardantMax,puisAmar.J’ignorecequesignifielefaitderesterlucideaucoursd’unesimulation,maisçanedoitpasêtrebon. JeanineMatthewsne sedéplacerait jamais jusqu’icirienquepourassisteràmasimulations’iln’yavaitpasunsérieuxproblème.Onserendàlasalledesimulationsanséchangerunmot,suivisdeJeanineetdesonassistante–je
suppose–quichuchotentderrièrenous.Amarouvrelaporteetattendquetoutlemondesoitentré.—Jevaischercherlematérielpourvouspermettredesuivre,leurdit-il.Jereviens.Jeaninearpentelasalled’unairpensif.Jeneluifaispasconfiance;commetouslesAltruistes,on
m’aappris àmeméfierde lavanité etde l’aviditédesÉrudits.Mais en la regardant, jeme fais laréflexionque ce qu’onm’a inculqué n’est pas forcément vrai.L’Érudite quim’amontré commentdémonter un ordinateur quand j’étais bénévole au labo informatique du lycée n’était ni avide nivaniteuse;ilsepeutqueJeanineMatthewsnelesoitpasnonplus.—TuesenregistrédanslesystèmesouslenomdeQuatre,medit-elleauboutdequelquesinstants.Ellearrêtedemarcheretcroiselesbras.—Celamesurprend.Pourquoinetefais-tupasappelerTobias?Elle sait qui je suis.Évidemment.Elle sait tout, non ? J’ai la sensationque tousmes organes se
rétractent,s’effondrentlesunssurlesautres.Elleconnaîtmonnom,elleconnaîtmonpère,etsielleavumon paysage des peurs, elle connaît aussi l’aspect le plus sombre dema vie. Ses yeux clairs,presqueaqueux,frôlentlesmiensetjedétourneleregard.—Jevoulaisrepartirdezéro,dis-je.Ellehochelatête.—C’estunechosequejepeuxcomprendre.Surtoutcomptetenudecequetuastraversé.Elleparlepresqueavec…douceur.Sontonmehérisseetjelafixedroitdanslesyeux.—Toutvatrèsbien,répliqué-jefroidement.—J’ensuiscertaine,merépond-elleavecunlégersourire.Amarrevientenpoussantunchariotchargédefils,d’électrodesetdemoniteurs.Jesaiscequeje
doisfaire;jem’assoisdanslefauteuilinclinableetjeposelesbrassurlesaccoudoirstandisqueles
autressebranchentsurlasimulation.Amars’approchedemoiavecuneaiguilleetjeresteimmobiletandisqu’elleseplantedansmoncou.Jefermelesyeux,etlemondebasculedenouveau.
+++
Quand je rouvre les yeux, je suis au sommet d’une tour, à une hauteur vertigineuse, tout près durebord.Toutenbas,jedistinguel’asphalte,lesruesdésertes,personnepourm’aider.Leventmegifledetoutespartsetjemelaissetomberàlarenversesurletoitcouvertdegraviers.Jen’éprouveaucunplaisiràêtrelà-haut,àcontemplerl’immensitéducielquim’entoure,àmedire
quejemetrouveaupointleplushautdelaville.JemerappellequeJeanineMatthewsm’observe;jemejettecontrelaported’accèsautoitpouressayerdel’ouvrir,toutenréfléchissantàunestratégie.Jepourraisaffrontermapeurensautant,sachantquecen’estqu’unesimulationetquejenepeuxpasmourir.Maispersonneneferaitça;n’importequichercheraitunmoyendedescendresansrisquersavie.Jepasseenrevuetouteslessolutions.Jenedisposed’aucunoutilpourouvrircetteporte;iln’ya
riend’autreautourdemoiqueletoit,laporteetleciel.Jenepeuxpascréercetoutil,parcequec’estprécisément le genre demanipulation de simulation que Jeanine attend. Je recule pour donner deviolentscoupsdetalondanslaporte,maisellenebougepasd’unpouce.Lepoulsbattantjusquedansmagorge,jeretourneenborduredutoit.Aulieudemepencherpour
regarderletrottoirminusculetoutenbas,j’observelatour.Endessousdemoi,ilyadescentainesdefenêtres,avecdesrebords.Lecheminleplusrapide,leplusAudacieux,estdedescendrelafaçadeenvarappe.J’enfouismonvisagedansmesmains.Jesaisquec’estunesimulation,maisçasemble tellement
réel : la fraîcheur du vent qui siffle dans mes oreilles, le béton rugueux sous mes paumes, lecrissementdugravierdisperséparmessemelles.Jepasseunejambedanslevideavecunfrissonetjeme retourne face à la tour enm’abaissant, une jambe après l’autre, jusqu’à ce que jeme retrouvesuspenduaurebordparlesmains.Lapaniquemonteenmoietjelâcheuncrisourd,lesmâchoiresserrées.Bonsang.Jehaislevide–
jelehais.Jeclignedesyeuxpourchasserleslarmes,quejemetssurlecompteduvent,etmesorteilstâtonnentàlarecherchedureborddefenêtreleplusproche.Unefoismespiedsbiencalés,jecherched’unemainlehautdelafenêtre,etjeprendsappuisurmestalonspourmerétablird’unepousséeenavantcontrelavitre.Jemanquedebasculerenarrièreetjecriedenouveau,enserrantlesdentssifortqu’ellesgrincent.Jevaisdevoirrecommencer.Encoreetencore.Jemeplie,unemainagrippéeenhautdelafenêtreetl’autreenbas.Unefoismapriseassurée,je
laisseglissermespiedslelongdelafaçade,enlesentendantraclercontrelapierre,etjemesuspendsdenouveau.Cette fois,enme laissantglisservers le rebordde l’étaged’endessous, jeneme tienspasassez
fermement. Et quand mon pied dérape, je pars en arrière. Je griffe la façade en béton pour merattraper,mais trop tard ; je tombe à pic et un nouveau cri fuse enmoi,me déchire la gorge. Jepourrais créer un filet en bas ; ou une corde pourme sauver…Non, je ne dois rien créer ou ilssaurontcequejefais.Jemelaissetomber.Jemelaissemourir.Jemeréveille, lavuebrouilléeparlaterreuretleslarmes,chaquerecoindemoncorpstraversé
par ladouleur,unedouleurhurlante,crééeparmonesprit. Jemeprojetteenavantdansunviolent
sursaut,àcourtd’oxygène.Toutmoncorpstremble.J’aihontedemecomporterainsienpublic,maisaumoins,c’estpour labonnecause.Ça leurmontreraque jen’ai riendedifférent ;que jenesuisqu’unAudacieuxdeplusquis’estcrucapablededescendrelelongd’unetouràmainsnues,etquiaéchoué.—Intéressant, commente Jeanine,d’unevoixque j’aidumal à entendrepar-dessusmon souffle
rauque.Jenemelasseraijamaisd’observerlecerveaudesgens.Chaquedétailestsirévélateur.Jetournelesjambes–quitremblenttoujours–etjeposelespiedsparterre.—Tut’enesbiensorti,meditAmar.Testalentsd’escaladelaissentunpeuàdésirer,maistuasmis
finàlasimulationtrèsvite,commeladernièrefois.Ilmesourit.J’aidûréussiràfairesemblantd’êtrenormal,parcequ’iln’aplusdutoutl’airinquiet.Jehochelatête.—Ondiraitbienquel’anomaliedurésultatdetontestétaitcauséeparuneerreurdanslesystème,
déclare Jeanine.Onvadevoirpasseren revue leprogrammedesimulationpour trouver ledéfaut.Bon,Amar,maintenant,j’aimeraisbienvoirl’unedevossimulationsdepeur,sicelanevousennuiepas.—Lesmiennes?Maispourquoi?Jeaninenesedépartitpasdesondouxsourire.—Nos informations suggèrent que l’anomalie du résultat de Tobias ne vous a pas alerté – en
d’autres termes, qu’il ne vous a pas surpris. J’aimerais donc m’assurer que ce n’est pas votreexpériencepersonnellequiexpliquecetteabsencedesurprise.—Vosinformations?répèteAmar.Desinformationsprovenantdequellesource?—Unnovice s’estprésentépournous fairepartde ses inquiétudesconcernantvotrebien-êtreet
celui de Tobias. Je préférerais respecter son anonymat. Tobias, tu peux partir. Merci pour tacoopération.JeregardeAmar,quimefaitunpetitsignedetête.Jemelève,encoreunpeuchancelant,etjesors
en laissant la porte entrouverte pour pouvoir écouter. Mais à peine suis-je dans le couloir quel’assistantedeJeaninelarefermeetjen’entendsplusrien,mêmeenycollantl’oreille.Unnovices’estprésentépourfairepartdesesinquiétudes–jen’aipasdemalàdevinerlequel.Le
seulnovicevenantdechezlesÉrudits:Eric.+++
Pendant une semaine, il semble que la visite de Jeanine Matthews n’aura pas de suites. Tous lesnovices, les natifs comme les transferts, subissent quotidiennement des simulations de peur, etquotidiennement,jemelaisseconsumerparmespropresterreurs:peurduvide,claustrophobie,peurdelaviolenceetdeMarcus.Parfois,ellessemélangent:Marcusenhautd’unetour,laviolencedansdesespacesconfinés.Jemeréveilletou-joursdansundemi-délire,tremblant,honteuxquemêmeenn’ayant que quatre peurs, je sois pourtant le seul qui n’arrive pas à s’en débarrasser une fois lasimulationterminée.Elless’insinuentenmoiquandjem’yattendslemoins,peuplantmesjournéesdefrissonsviolentsetdeparanoïaetmonsommeildecauchemars.Jegrincedesdents, jesursauteaumoindrebruit,mesmains s’engourdissent sans criergare. Je crainsdedevenir fouavant la findel’initiation.—Çava?s’inquièteZekeunmatinaupetitdéjeuner.Tuasl’air…épuisé.—Çavatrèsbien,répliqué-je,plussèchementquejenel’auraisvoulu.—Oui,çacrèvelesyeux,merépond-ilavecungrandsourire.Onaledroitdenepasallerbien,je
tesignale.
—Ouais, c’est ça, fais-je enme forçant à finirmon assiette, bien que tout ce que jemange cesjours-ciaitungoûtdeplâtre.Sij’ail’impressiondeperdrelatête,enrevanche,jeprendsdupoids;principalementdumuscle.
C’est curieux d’occuper autant d’espace rien qu’en existant, pour moi qui devenais si facilementinvisibleavant.Çamedonnelesentimentd’êtreunpeuplusfort,unpeuplusstable.Zekeetmoiallons rapporternosplateaux.Alorsqu’onsedirigevers laFosse, sonpetit frère –
Uriah–nousrejointencourant.IlestdéjàplusgrandqueZeke,etunpansementderrièresonoreilleprotège un tatouage tout neuf. Il n’a pas son expression habituelle, qui lui donne toujours l’air depréparerunboncoup.Là,ilsemblejustesonné.—Amar…commence-t-il,unpeuessoufflé.Amarest…Amarestmort,achève-t-ilensecouantla
tête.Jelâcheunpetitrire.Confusément,jesaisquecen’estpaslaréactionappropriée,maisjenepeux
pasm’enempêcher.—Quoi?Commentça,ilestmort?dis-je.—UneAudacieuseatrouvéuncorpsprèsdelaFlèchetôtcematin.Ilsviennentdel’identifier.Il…
Iladû…—Sauter?achèveZeke.—Outomber,onnesaitpas.Jem’engagesur lecheminquimonte le longde laFosse.D’habitude, jegrimpepresqueplaqué
contrelemuràcauseduvertige,maiscettefois,jenesongemêmepasàcequ’ilyaenbas.Jecroisesanslesvoirdesenfantsquicourentencriant,desgensquientrentetsortentdesboutiques.Jemontel’escaliersuspenduauplafonddeverre.Des gens se sont amassés dans le hall de la Flèche. Jem’y fraye un passage à coups de coude.
Certainsm’injurientoumerendentmescoupsdecoude,maisjem’enfiche.Jemefaufilejusqu’auboutdelasalle,jusqu’auxparoisdeverresurplombantlarue.Là,dehors,ilyaunezonedélimitéepardurubanadhésif,etunetacherougesombresurletrottoir.Jerestelongtempsàlafixer,jusqu’àcequej’arriveàintégrerl’idéequecettetachevientdusang
d’Amar,duchocdesoncorpsaveclesol.Puisjem’envais.
+++
JeneconnaissaispasassezAmarpouravoirduchagrinausensoùj’aiapprisàledéfinir.Lechagrin,c’estcequej’aiéprouvéaprèslamortdemamère,unpoidsquej’essayaisdesurmonterjouraprèsjour sansyparvenir. Jeme souviensque jedevaism’arrêter aumilieude simples tâchespourmereposer, en oubliant de les reprendre, ou que jeme réveillais aumilieu de la nuit avec le visagetrempédelarmes.Laperted’Amarn’estpascomparable.Detempsentemps,jemesurprendsàlaressentir,quandje
merappellequec’estluiquim’adonnémonsurnom,qu’ilm’aprotégéalorsqu’ilnemeconnaissaitpas. Mais la plupart du temps, je suis en colère. Sa mort a un rapport avec l’évaluation de sasimulationdepeuretavecJeanineMatthews.Jelesais.Etçasignifiequecequiestarrivéestdelafauted’Eric,parcequ’ilaépiénotreconversationetqu’ilestallélarépéterauchefdesonanciennefaction.LesÉruditsontassassinéAmar.Ettoutlemondepensequ’ilasauté,ouqu’ilesttombé.Parceque
cesontdeschosesquiarriventchezlesAudacieux.Cesoir-là,ilyaunecérémoniedusouvenirensonhonneur.LesAudacieuxsonttousivresdèsla
findel’après-midi.OnserassembleprèsdugouffreetZekemepasseungobeletdeliquidesombre,quej’avalesansréfléchir.Jeluirendslegobeletenvacillantlégèrement,tandisquel’alcooldiffusedansmoncorpsunesensationd’apaisement.—Pasmal,approuveZekeenregardantlegobeletvide.Jevaist’enchercherunautre.J’approuved’unhochementdetête,enécoutantlerugissementdugouffre.JeanineMatthewsaparu
admettrequel’anomaliedemesrésultatsn’étaitqu’uneerreurdansleprogramme,maissicen’étaitqu’uneruse?Sielles’enprenaitàmoicommeelles’enestpriseàAmar?J’essaiederepoussercettepenséedanslestréfondsdemonesprit,làoùjenepourraipaslaretrouver.Unemainàlapeausombre,couturéedecicatrices,s’abatsurmonépaule,etMaxsedressedevant
moi.—Çava,Quatre?—Ouais.Et c’est vrai, je vais bien. Je vais bien parce que je tiens encore surmes jambes et que j’arrive
toujoursàarticuler.—Jesaisqu’Amars’intéressaitparticulièrementàtoi.Jecroisqu’ilavaitdétectéunfortpotentiel
cheztoi,meditMaxenesquissantunsourire.—Jeneleconnaissaispasbien.—Ilatoujoursétéunpeuperturbé,unpeuinstable.Différentdesautresnovicesdesongroupe.Je
crois que la perte de ses grands-parents a été un grand choc pour lui. Ou c’était peut-être plusprofond…jenesaispas.Ilestpeut-êtremieuxlàoùilest.—Mieuxmortquevivant?fais-je,choqué.— Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai voulu dire, rectifie Max. Mais nous, les Audacieux, on
encouragenosmembresàchoisirleurproprechemin.Sic’estcequ’ilachoisi…c’estdéjàça.Ilposedenouveauunemainsurmonépaule.— En fonction des résultats de ton examen final demain, on devrait parler de l’avenir que tu
souhaiteraisavoirici.Malgrétesorigines,tuesdeloinnotrenoviceleplusprometteur.Je le dévisage. Je ne comprends même pas de quoi il parle, ni pourquoi il me dit ça ici, à la
cérémoniedu souvenir en l’honneurd’Amar.Est-il en traind’essayerdemerecruter ? Pour fairequoi?Zeke revientavecdeuxgobeletsetMaxdisparaîtdans la foulecommeside rienn’était.Unami
d’Amar grimpe sur une chaise et crie un truc absurde vantant son courage pour s’être « jeté dansl’inconnu».Toutlemondelèvesonverreetmartèle:«Amar,Amar,Amar»…Ilslerépètenttantdefoisquele
motenperdsonsens,sefonddansungrondementimplacable,continu,quiemportetout.Ensuite,toutlemondeboit.C’estcommeçaquelesAudacieuxfontleurdeuil:ennoyantlechagrin
dansl’oublidel’alcooletenl’ylaissant.Trèsbien.Parfait.Moiaussi,jepeuxfaireça.
+++
Lepaysagedespeursdemonexamen final est superviséparTori sous l’œildes chefsAudacieux,dontMax.Jepasseàpeuprèsenmilieudeliste,etpourlapremièrefois,jen’éprouvepasuneoncedenervosité.Danslepaysagedespeurs,toutlemonderestelucidependantlasimulation;jen’airienàcacher.Jem’enfoncel’aiguilledanslecouetjelaisselaréalitédisparaître.J’aifaitçadesdizainesdefois.Jemeretrouveausommetd’unetouretjesautedutoitencourant.
Jesuisenfermédansunecaisse,oùjemelaissepaniquerbrièvementavantdetrouverlebonangleet
dedéfoncerleboisd’uncoupd’épaule,d’unemanièrequin’arienderéaliste.Jeprendsunpistoletpourtirerdanslatêted’uninnocent–unhommesansvisagevêtudunoirdesAudacieux,cettefois–,sansmêmeypenser.Cettefois-ci,quandlesMarcusmecernent,ilsressemblentplusauvraiMarcusqueprécédemment.
Leurboucheestsabouche,bienquesesyeuxrestentdestrousnoirs.Etquandilslèventlebraspourmefrapper,c’estuneceinturequ’ilstiennentetnonunechaînebarbeléeoutouteautrearmecapabledemedéchiqueter.Jeprendsquelquescoups,avantdeplongersurleMarcusleplusprocheenserrantlesmainsautourdesagorge.Jelefrappeauvisagecommeunebrute,etj’aijusteletempsdetirerdecetteviolenceunéclairdesatisfactionavantdemeréveiller,accroupisurleplancherdelasalledupaysagedespeurs.Danslasallecontiguë,séparéeparuneparoivitrée,leslumièress’allumentetmerévèlentceuxqui
s’ytrouvent.Jevoisdeuxrangéesdenovicesquiattendent,dontEric,quiamaintenanttellementdepiercingssurlalèvrequejerêvetouslesjoursdelesluiarracherunparun.AupremierrangsontassistroischefsAudacieux,quihochentlatêteensouriantd’unairapprobateur.Torimeregardeenlevantlespouces.Je suis arrivé à l’examen en me disant que ça n’avait plus d’importance, que je me fichais de
l’avoir,d’obtenirunbonscore,dedevenirunAudacieux.MaislegestedeTorimeremplitdefierté,et je m’autorise un petit sourire en sortant. Même si Amar est mort, il a toujours voulu que jeréussisse.Jen’iraispasjusqu’àdirequejel’aifaitpourlui–aufond,jenel’aifaitpourpersonne,pasmêmepourmoi.Maisaumoins,jeneluiaipasfaithonte.Touslesnovicesquiontfini,ycomprislesnatifs,vontattendreleursrésultatsdansledor-toirdes
transferts.ZekeetShaunam’yaccueillentavecdescrisdejoie.Jem’assoissurmonlit.—Alors,commentças’estpassé?medemandeZeke.—Bien.Sanssurprise.Etvous?—Horrible,maisj’ensuissortivivant,merépond-ilenhaussantlesépaules.EtShaunaaeudroità
denouvellespeurs.—Bah,j’aigéré,commente-t-elleavecunefaussenonchalance.Elleaunoreillersurlesgenoux,celuid’Eric.Ilnevapasêtrecontent.Ellearrêtesonnuméroetunsourireradieuxluifendlevisage.—J’aiassuréàmort.—Ouais,ouais,faitZeke.Ellelefrappeenpleinefigureavecl’oreiller.Illeluiarrache.—Qu’est-cequetuveuxquejedise?OK,t’asassuré.OK,t’eslameilleureAudacieusedetousles
temps.Çateva,commeça?Elleseprenduncoupd’oreillersurl’épaule.—Ellen’apasarrêtédefrimerdepuisledébutdessim’parcequ’elles’ensortmieuxquemoi.Elle
m’énerve!—Tun’avaisqu’àpastevanterpendantl’entraînementaucombat,rétorque-t-elle.«T’asvuça,ce
couptroptopquejeluiaicollédèslespremièressecondes!»Etgnagnagna…Ellelebousculeetilluiattrapelespoignets.Elleselibère,luibalanceunetapesurl’oreilleetils
continuentàsebattreenriant.J’aibeauavoirdumalàinterpréterlesmanifestationsd’affectionchezlesAudacieux,ilsembleque
jesoiscapabledereconnaîtreunflirtquandj’envoisun.Jesouris.OndiraitquelaquestionShaunaestrésolue.Nonqu’ellem’aitbeaucouptorturé.Cequiestdéjàuneréponseensoi.On attend ainsi encore une heure, tandis que les autres entrent au compte-gouttes. Le dernier à
arriverestEric,quirestedeboutsurleseuiletnousregarded’unairsatisfait:—C’estl’heuredesrésultats.Tout lemonde se lève et passedevant lui pour sortir.Certains semblent nerveux ; d’autres, sûrs
d’eux,roulentdesmécaniques.J’attendsqu’ilssoient touspartispourbouger.Jem’arrêtedevant laporteencroisantlesbras,etjefixeEricpen-dantquelquessecondes.—T’asuntrucàmedire?medemande-t-il.—Jesaisquec’esttoi.C’esttoiquiasparléauxÉruditspourAmar.—Jenevoispasdutoutdequoituparles.Ilestclairqu’ilment.—C’estàcausedetoiqu’ilestmort.Jesuissurprisparlavitesseàlaquellemacolèremonte.J’entremble,levisageenfeu.— Tu as reçu un coup sur la tête pendant ton exam’, Pète-sec ? me dit Eric avec un sourire
narquois.Tudélires.Jelepousseenarrière,brutalement,contrelaporte.Puisjelebloqueenluitenantunbras–surpris,
unefractiondeseconde,d’êtredevenuaussifort–etj’approchemonvisagedusien.—Jesaisquec’esttoi.Jefouillesesyeuxnoirsà larecherched’unsentiment,n’importe lequel.Jen’y trouverien,rien
qu’unregarddepoissonmort,impénétrable.—C’estàcausedetoiqu’ilestmort,ettunet’entireraspascommeça.Jelelâcheetjeparsdanslecouloirendirectiondelacafétéria.
+++
La cafétéria est bourrée à craquer de gens habillés sur leur trente et un – version Audacieuse :piercings partout, rehaussés de bagues tape-à-l’œil, tous tatouages dehors, quitte à se promener leventreàl’air.Ducoup,jenaviguedanscettemerdegensenessayantdegarderlesyeuxauniveaudesvisages. Les arômes de pain, de gâteau, d’épices et de viande rôtie qui flottent dans l’airme fontsaliver.J’aioubliédedéjeuner.Arrivéàmatablehabituelle,jeprofitedecequeZekealedostournépourvolerdupaindansson
assietteet j’attendsdeboutavec lesautres l’annoncedes résultats.Espéronsqu’ilsnevontpasnouslaissermarinertroplongtemps.Mespenséespartentdanstouslessens,mesmainssontagitéesdetics;j’ail’impressiond’avoirlesdoigtsdansuneprise.ZekeetShaunaessaientdemeparler,maisaucundenousn’arriveàcrierassezfortpourcouvrirletintamarreetonserésigneàattendresansriendire.Maxmontesurunetableetlèvelesmainspourréclamerlesilence.Ill’obtientenpartie,mêmes’il
estimpossibledefairetairecomplètementlesAudacieux,dontquelques-unscontinuentàparleretàblaguercommesiderienn’était.J’arriveàentendresondiscours,c’estl’essentiel.—Ilyaquelquessemaines,dit-il,ungroupedenovicesmaigrichonsetterrifiésontfaitcoulerleur
sangsurlescharbonseteffectuélegrandsautchezlesAudacieux.Pourêtrefranc,jeneleurdonnaispasunechancedetenirjusqu’àlafindelapremièrejournée.Ils’arrêtepourlaisserfuserlesrires,quieffectivementfusent,mêmesisablaguen’étaitpastrès
bonne.—Mais je suis heureux d’annoncer que cette année, tous les novices ont obtenu le score requis
pourdevenirdesAudacieux!Toutlemondeapplaudit.Malgrél’assurancequ’ilsserontacceptés,ZekeetShaunaéchangentdes
coupsd’œil inquiets ; reste àdécouvrir le classement, qui détermine legenrede travail auquel onpourraprétendre.ZekepasseunbrasdansledosdeShaunaetluipressel’épaule.
Jemesensdenouveauseul,toutàcoup.—Mais vous avez assez attendu, reprend Max. Je sais que nos novices sont sur des charbons
ardents.Voicidoncnosdouzenouveauxmembres!Lesnomsdesnovicesapparaissentderrièreluisurungrandécran,écritsassezgrospourquetoute
lasallepuisseleslire.Parréflexe,jechercheaussitôtleursnoms:6.Zeke7.Ash8.Shauna
Aussitôt,ma tensiondisparaît. Je remonte la listevers lespremierset lapaniquemesaisit l’espaced’uneseconde,ennetrouvantpasmonnom.Enfin,ilestlà,toutenhaut.1.Quatre2.Eric
ShaunalaisseéchapperunhurlementdejoieetZekeetellem’étouffentdansuneétreintemaladroite,manquantmefairetombersousleurpoids.Jerisenlevantlesbraspourlesserreràmontourcontremoi.Quelquepartdansletohu-bohu,j’ailaissétombermonmorceaudepain,quejepiétineallègrement
sousmasemelle.Jesouristandisquetoutlemondem’entoure,desgensquejeneconnaismêmepas,quimetapentdans ledosavecdesgrandssouriresenrépétantmonnom.Monnomquiestdevenusimplement«Quatre»,touslessoupçonssurmonorigineetmonidentitéoubliésmaintenantquejesuisl’undesleurs,maintenantquejesuisunAudacieux.JenesuispasTobiasEaton,plusmaintenant,plusjamais.JesuisunAudacieux.
+++
Cettenuit-là, ivred’excitationetgavécommeuneoie, jequittediscrètement la fête et jeprends lecheminquimènetoutenhautdelaFosse,àl’entréedelaFlèche.Jefranchislesportesetj’inspireàfondl’airdelanuit,vifetrafraîchissant,contrastantaveclachaleurmoitedelacafétéria.Tropsurvoltépourtenirenplace,jemedirigeverslavoieferrée.Untrainarrive,signaléparla
lumière clignotante de sa locomotive. Il passe en chargeant dans un bruit de tonnerre, plein depuissanceetd’énergie.Jemepencheenavantetjesavourepourlapremièrefoislefrissondepeurquimeprendauventre,demeteniraussiprèsdudanger.Puis je vois une forme sombre, humaine, debout dans l’un des derniers wagons, une longue
silhouettequisepencheàl’extérieurensetenantàlapoignée.Pendantuneseconde,alorsqueletrainpassedevantmoidansunbrouillard,jedistinguedescheveuxbrunsetbouclésetunnezbusqué.Ondiraitunpeumamère.Puiselleadisparu,partieavecletrain.
1.Ashsignifie«cendre»enanglais.
LEFILSLEPETITAPPARTEMENTESTNU,etonvoitencoreparterrelatracedescoupsdebalaidonnés
dans les coins. Pour remplir cet espace, j’ai pour seules possessions mes vêtements d’Altruiste,fourrésaufonddusacquejeporteàl’épaule.Jelejettesurlematelasetjecherchedesdrapsdanslestiroirssouslelit.LaloteriedesAudacieuxaétégénéreuseavecmoi,parcequejesuissortipremierduclassementet
que,contrairementàmescamarades,j’aisouhaitévivreseul.Lesautres,commeZekeetShauna,ontgrandiauseinde lacommunautédesAudacieuxetnesupporteraientni lesilenceni lecalmede lasolitude.Je faismon lit rapidement, en tirant bien le drapduhaut, presque au carré.Le linge est usé par
endroits,par lesmitesoupar l’usage.Lacouettebleuesent lecèdreet lapoussière.Je tiensdevantmoimachemised’Altruiste–celledont j’aidéchiré l’ourletpourbandermablessureà lamain lejour de mon arrivée. Elle me paraît petite – je ne suis même pas sûr qu’elle m’irait encore sij’essayaisdelamettre.Jen’essaiepas,jemecontentedelaplieretdelarangerdansuntiroir.Onfrappeàlaporteetjedis«Entrez!»enpensantquec’estZekeouShauna.Maisc’estunhomme
grandà lapeausombrequientredansmonappartement.Max. Il inspecte lapièced’uncoupd’œilcirculaire,encroisantdevantluisesmainsmeurtriesparlescoups,etaunemouedégoûtéedevantlepantalonàpincesgrispliésurmonlit.Saréactionmesurprendunpeu–raressontceuxdanscetteville qui choisiraient la faction desAltruistes,mais encore plus rares sont ceux qui la détestent. Ilsembleraitquej’enaitrouvéun.Je reste planté en face de lui, sans trop savoir quoi dire. Il y a un chef de faction dans mon
appartement.—Salut,fais-je.—Excuse-moidetedéranger.Jesuissurprisquetun’aiespaschoisidevivreavectescamarades.
Tut’esfaitdesamis,pourtant,non?—Ouais,maisbon…Cettevie-cimeparaîtplusnormale.— Je suppose qu’il va te falloir un peu de temps pour te défaire des habitudes de ton ancienne
faction.Maxpassel’indexsurlecomptoirdemapetitecuisineetregardesondoigtcouvertdepoussière
avantdel’essuyersursonpantalon.Ilmelanceuncoupd’œilcritique–quimesuggèredemedéfairedemeshabitudesd’Altruisteen
accéléré.Sij’étaisencoreunnovice,cecoupd’œilm’inquiéterait,maisjefaisdésormaispartiedesAudacieuxetilnepeutpasm’enleverça,aussiPète-secquej’aiel’air.Àmoinsque.—Cetaprès-midi,tuvaschoisirtontravail,medit-il.Tuasdesidées?—Çadépenddespossibilités,jesuppose.Jemeverraisbiendansl’enseignementoulaformation.
UnpeucommecequefaisaitAmar,parexemple.—Jepensequelenovicearrivépremierauclassementpeutespérerunpeumieuxqu’instructeur,
pastoi?Ilhausselessourcils,etjeremarquequel’unnemontepasaussihautquel’autreetqu’ilestbarré
d’unecicatrice.—Jesuisvenutevoirparcequ’uneopportunitéseprésente,poursuit-il.
Iltireunechaisedesouslapetitetablequisetrouveprèsdelacuisine,laretourneets’assoitdessusà califourchon. Ses bottes noires sont couvertes de glaise ocre, ses lacets sont pleins de nœuds eteffrangés.Ildoitêtrel’Audacieuxleplusâgéquej’aiejamaisvu,maisilpourraitaussibienêtreenacier.Jem’assoisauborddemonlit.—Pourêtrefranc, l’undemescollègueschefsdevientunpeuâgépourcettefonction,medit-il.
Moietlestroisautresestimonsqueçaneferaitpasdemald’injecterunpeudesangneufauseindeladirection. Des idées nouvelles, pour les nouveaux membres de la faction et pour l’initiation, enparticulier.Comme,enplus,cettetâcheestgénéralementconfiéeauchefleplusjeune,çatomberaitbien.Onaeul’idéedeproposeruneformationàunesélectionissuedesclassesdenoviceslesplusrécentes,pouressayerderepérerlecandidatidéal.Tuyauraisclairementtaplace.J’ai un léger vertige.Suggère-t-il sérieusement que je pourrais être apte à faire partie des chefs
Audacieuxàseizeans?—Cetteformationdureraaumoinsunan.Elleserarigoureuseetexigeradescompétencesdansde
nombreuxdomaines.Onsaittouslesdeuxquetun’aspasdesouciàtefaireconcernantlepaysagedespeurs.J’acquiesced’unhochementde tête,sansréfléchir. Il fautcroirequemonassurancenelechoque
pas,puisqu’ilaunpetitsourire.— Tu es dispensé de la réunion de choix professionnel prévue cet après-midi, ajoute-t-il. La
formationdémarretrèsvite–demain,enfait.—Attendez,dis-je,unepenséesurgissantdanslebrouillarddemoncerveau.Jen’aipaslechoix?—Biensûrquesi,tuaslechoix,merépond-il,l’airsurpris.Jepensaisjustequequelqu’uncomme
toipréférerait suivreune formationdechefquedepasser ses journéesdevantuneclôtureavecunfusil à l’épaule, ou à expliquer à des novices comment se battre correctement.Mais si jeme suistrompé…Jenesaispascequimefaithésiter.Eneffet,jen’aiaucuneenviedepassermesjournéesàgarder
uneclôture,àpatrouillerdanslavillenimêmeàarpenterleplancherdelasalled’entraînement.Cen’estpasparcequej’aidebonnesaptitudesaucombatquej’aienviedefaireçatoutelajournée,jouraprèsjour.L’occasiondechangerleschoseschezlesAudacieuxestséduisantepourl’Altruistequ’ilyaenmoi,uncôtéquiperdureetquidemandeparfoisàêtreentendu.Jecroisquec’estjustel’impressiondenepasavoirlechoixquimechiffonne.—Non,vousnevousêtespastrompé,dis-jeenfin.Jem’éclaircislagorgepourpoursuivred’unevoixplusferme,plusdéterminée:—Jeveuxlefaire.Merci.—Parfait.Max se lève en faisant craquer ses doigtsmachinalement, comme si c’était un tic bien ancré. Je
serre la main qu’il me tend, bien que ce geste me soit encore étranger – les Altruistes ne setoucheraientjamaisavecautantdedésinvolture.—Présente-toi demain à huit heures à la salle de conférence, à côté demon bureau.Neuvième
étage,danslaFlèche.Ils’enva,ensemantdelaboueséchéederrièrelui.Jelaramasseaveclebalaiappuyécontrelemur
près de la porte. Ce n’est qu’en replaçant la chaise sous la table que je prends conscience de cequ’impliqueunetellenomination:sijedeviensunchefAudacieux,unreprésentantdemafaction,jemeretrouveraidenouveaufaceàfaceavecmonpère.Etpasunefoismaisrégulièrement,jusqu’àcequ’ilfinisseparretourneràl’anonymat.
Aussitôt,mesdoigtss’engourdissent.Malgrélenombredefoisoùj’aiaffrontémespeursdansdessimulations,jenesuispasencoreprêtàlesaffronterdanslaréalité.
+++
—Hé,mec,t’asratélaréunion!melanceZeke,lesyeuxagrandisparl’inquiétude.Lesseulspostesquirestaientàlafin,c’étaitdesboulotsdégueudustylecorvéedechiottes!Oùt’étaispassé?—Toutvabien,lerassuré-jeenallantportermonplateauànotretableprèsdel’entrée.ShaunayestdéjàinstalléeavecsapetitesœurLynnetuneamiedecelle-ci,Marlene.Lapremière
foisquejelesaitrouvéeslà,j’aifaillitournerlestalons.Marleneestquelqu’undebientropjovialpourmoi,mêmedansmesbonsjours.Maisc’étaittroptard,Zekem’avaitvu.Uriahnousrejointaupasdecourse,sonplateauchargédeplusdenourriturequesonestomacnepeutencontenir.—Jen’airienraté,ajouté-je.Maxestpassémevoirtoutàl’heure.Ons’assoitsouslalumièrebleuvifd’uneappliquemuraleetjeluirésumelapropositiondeMax,
en prenant soin d’en minimiser un peu l’importance. Je viens enfin de me faire des amis, je nevoudraispas créerde jalousie stupide entrenous.Quand j’ai terminé,Shaunacale sa joue surunemainetdéclareàZeke:—Onauraitpeut-êtredûbosserpluspendantl’initiation,hein?—Oubienletueravantl’épreuvefinale.—Oulesdeux.Shaunam’adresseungrandsourire:—Félicitations,Quatre.Tul’asmérité.Jesenstouslesregardssurmoi,commeautantderayonsdechaleur,etjemedépêchedechanger
desujet:—Etvous,qu’est-cequevousavezeu?—Lasalledecontrôle,merépondZeke.Mamèreatravaillélà-bas,ellem’aapprisàpeuprèstout
cequej’auraibesoindesavoir.—Moi,jesuisdansletrucde…programmedechefdepatrouilles,ditShauna.Paslejobleplus
palpitant,maisaumoins,jeneseraipasenfermée.—Ouais, tunousrépéterasçaenpleinhiver,quand tubarboterasdans laneigeet leverglas, lui
balance Lynn d’un ton acide en transperçant sonmonticule de purée d’un coup de fourchette. J’aiintérêtànepasmeplanteràl’initiation.JenetienspasàmeretrouveràsurveillerlaClôture.—Onn’apasdéjàparléde ça ? intervientUriah. «L’initiation, encore et toujours»Attends au
moinsd’êtredeuxsemainesavantlejourJpourfairedesgrandsprojets.Rienqued’ypenser,çamedonnedéjàenviedevomir.Jejetteunregardsursonplateausurchargé:—Maistebâfrer,ça,enrevanche,pasdutout?Illèvelesyeuxauplafondetsepenchesursonassiettepourcontinueràs’empiffrer.Demoncôté,
je joue avecma nourriture.Depuis cematin, la perspective de demain et l’inquiétude qui va avecm’ontcoupél’appétit.Zekerepèrequelqu’unàl’autreboutdelacafétéria.—Jerevienstoutdesuite,nousdit-ilenselevant.Shauna le regarde traverser la salle pour aller saluer un groupe d’Audacieux, principalement
constituédefilles.Ellesn’ontpasl’airbeaucoupplusâgéesquenous,maiscommejenelesaijamaisvuesparmilesnovices,ellesdoiventavoirunoudeuxansdeplus.Zekeleurditquelquechosequilesfaithurlerderireetilenfonceledoigtdanslescôtesd’unedesfilles,quipousseunpetitcriaigu.Les
yeuxdeShaunalancentdeséclairsetsafourchetteatterritàcôtédesabouche,luibarbouillantlajouede jus de poulet. Lynn ricane, le nez dans son assiette, etMarlene lui balance un coup de pied –nettementaudible–souslatable.—Bon,ditcettedernièrebienfort.Ettuenconnaisd’autresquivontsuivrecetteformation,Quatre
?—Maintenantquetuledis,jen’aipasvuEric,aujourd’hui,signaleShauna.J’espéraisunpeuqu’il
avaitbasculédanslegouffre,mais…Jeme force à avaler une bouchée de purée. L’éclairageme fait lesmains bleues, desmains de
cadavre.JepréféreraisnepaspenseràEric.Jeneluiaipasadressélaparoledepuisquejel’aiaccuséd’avoir causé indirectement la mort d’Amar. Quelqu’un a informé Jeanine Matthews, chef desÉrudits,qu’Amarrestaitlucidependantlessimulations,etentantqu’ex-Érudit,Ericestlesuspectleplusprobable.Jen’aipasencoredécidécequejeferailaprochainefoisquejedevrailuiparler.Cen’estpasenluicassantlafigureunedeuxièmefoisquejeprouveraiqu’ilatrahisafaction.JevaisdevoirtrouverunmoyendereliersesactivitésrécentesaveclesÉrudits,etensuite,prévenirl’undeschefsAudacieux–Max,apriori,puisquec’estceluiquejeconnaislemieux.Zekevientserasseoir.—Qu’est-cequetufaisdemainsoir,Quatre?—Jenesaispas.Rien?—Nechercheplus.Onaunrencard.Jem’étouffesurmapurée.—Quoi?—Euh,désolédetedireça,grandfrère,ditUriah,maisquandonaunrencard,enprincipe,ony
vatoutseul,pasavecunpote.—C’estundouble rencard, idiot. J’ai invitéMaria,maisellem’ademandési jenepourraispas
trouverquelqu’unpourNicole,sacopine.J’aiditquetuseraisintéressé.—C’estlaquelle,Nicole?demandeLynnensetordantlecoupourregarderlegroupedefilles.—Larousse,ditZeke.Donc,vingtheures.C’estdécidé,jetedemandepastonavis.—Jene…commencé-je.J’observelarousseàl’autreboutdelasalle.Ellealeteintpâle,degrandsyeuxsoulignésd’untrait
noir,etelleporteuntee-shirtmoulantquidessinelacourbedeseshancheset…d’autrescourbesquemavoixintérieured’Altruistem’intimedenepasregarder.Cequejefaisquandmême.Jen’aijamaiseude«rencard»,enraisondesrituelsstrictementréglementésdemonex-factionen
lamatière,quiconsistentàparticiperàdesactivitésdebénévolatensembleet,pourlespluschanceux,àsefaireinviteràdînerchezl’autre,avecpartagedecorvéedevaisselleensuite.Jenemesuismêmejamaisposélaquestiondesavoirsij’auraisenvied’avoirun«rencard»,tellementc’étaitexclu.—Zeke,jen’aijamais…Uriah,lessourcilsfroncés,meplantesèchementl’indexdanslebras.—Quoi?fais-je.—Oh,rien,medit-ilgaiement.T’avaisuntonencoreplusPète-secqued’habitude,jevoulaisjuste
vérifier…Marleneéclatederire:—N’importequoi!J’échange un coup d’œil avec Zeke. On n’a jamais explicitement décidé de ne pas révéler ma
faction d’origine, mais à ma connaissance, il ne l’a jamais mentionnée à personne. Uriah est aucourant,maismalgré son côté grande gueule, il semble savoir quand se taire.Çam’étonne quand
mêmequeMarlenen’aitpasencorecompris–ellen’estpeut-êtrepastrèsobservatrice.—Pasdequoienfaireunplat,Quatre,meditZekeenavalantsadernièrebouchée.Tuviens,tului
parlescommeàunêtrehumainnormal–cequ’elleest–,etpeut-êtrequ’elletelaissera–ouhlàlà–luitenirlamain…Shaunaselèvebrusquementenfaisantcrissersachaise.Ellerabatunemèchederrièreuneoreilleet
varapportersonplateau,lesyeuxsurlecarrelage.LynnfoudroieZekeduregard–cequinechangepasbeaucoupdesonexpressionhabituelle–et
traverselacafétériadanslesillagedesasœur.—Bon,pasbesoindesetenirlamain,reprendZekecommesiderienn’était.Toutcequet’asà
faire,c’estdevenir.Jeterevaudraiça,OK?J’observeNicole,assiseàunetabledufond.Elleestencoreentrainderireàuneblague.Zekea
peut-êtreraison–peut-êtrequ’iln’yapasdequoienfaireunplat,queceseraitunmoyencommeunautred’oubliermonpasséd’Altruisteetd’apprendreàm’ouvriràmonavenird’Audacieux.Enplus,elleestjolie.—D’accord,dis-je.Jeviens.Maisjetepréviens,sijamaistusorsuneblaguesurlefaitdesetenir
lamain,jetecasselenez.+++
Ce soir-là, quand je regagnemon appartement, il sent encore la poussière et une légère odeur demoisi.J’allumeunelampe,dontl’éclatsereflètesurlecomptoir.Enpassantlamainsursasurface,jemeplanteuneéchardedeverredansledoigt,quisemetàsaigner.Jevaislajeterdanslapoubelle,quej’aidoubléed’unsacenplastiquecematin.Maisaufonddusac,jetrouved’autrestessons:lesdébrisd’unverrecassé.Jenemesuispasencoreservidesverres.Unfrissonmeparcourtledos,etj’inspectelerestedel’appartementàlarecherched’autresindices.
Lesdrapsnesontpasfroissés,lestiroirssontbienfermés,toutesleschaisessemblentàleurplace.Jelesaurais,quandmême,sij’avaiscasséunverrecematin.Alors,quiestvenuchezmoi?
+++
Je ne sais pas pourquoi, la première chose sur laquelle ma main se pose quand j’entre à moitiéendormi dans la salle de bain, c’est la tondeuse que j’ai reçue en cadeau hier avec mon argentd’Audacieux.Toutenclignantencoredespaupièrespourchasserlesommeil,jel’allume,commejel’aifaittouslesjoursdepuismonenfance.Jerepliemonoreillepourlaprotégerdeslames.Jesaisexactementcommenttourneretpencherlatêtepourvoirlaplusgrandesurfacepossibleàl’arrièredemoncrâne.Cerituelm’apaise,m’aideàmeconcentreretàmestabiliser.Jem’essuielesépaulesetlecoupourlesdébarrasserdescheveuxquejejettedanslacorbeille.C’estunmatinAltruiste.Unedoucherapide,unpetitdéjeunerfrugal,unappartementnettoyé.Sice
n’est que je suis vêtu du noir desAudacieux, des bottes à la veste en passant par le tee-shirt et lepantalon.J’aiencoredumalàcroisermonrefletdans lemiroir,etçamefaitgrincerdesdentsdeconstater combien ces racines Pète-sec sont profondément ancrées, combien c’est difficile de lesextirper dema tête, tellement elles sont inextricablementmêlées à tout le reste.C’est la peur et ladéfiancequim’ontfaitquitterlesAltruistes,etçavamerendreleschosesplusduresàassimilerquepersonnenepeutlesoupçonner,bienplusquesij’avaischoisilesAudacieuxpourlesbonnesraisons.Jemediriged’unpasrapideverslaFosse,émergeantparunevoûteàmi-hauteurdelaparoi.Jeme
tiensprudemmentàl’écartduprécipice,bienquelespetitsAudacieuxpassentsouventtoutaubordencourantavecdesriresaigusetquejesoiscenséêtrepluscourageuxqu’eux.Jenesuispascertainquelecourages’acquièreavecl’âge,contrairementàlasagesse.Maispeut-êtrequ’ici,lecourageestlaplushauteformedelasagesse,l’affirmationquelaviepeutetdoitêtrevécuesanscrainte.C’estlapremièrefoisquejemesurprendsàréfléchirauxvaleursdesAudacieux,etjecreusemes
penséesenmontantlelongduchemindelaFosse.J’atteinsl’escaliersuspenduauplafonddeverreetjegarde lesyeuxvers lehaut,évitantde regarder levidequi s’ouvresousmespieds,pournepaspaniquer.Mais le temps d’arriver,mon cœur cogne dansma poitrine ; je le sens jusque dansmagorge. Je prends l’ascenseur avec un groupe d’Audacieux qui vont au travail. Contrairement auxAltruistes, ilsnesemblentpas tousseconnaître– ilsn’attachentpas lamêmeimportanceaufaitderetenirlesnoms,lesvisages,lesbesoinsdesautres.Peut-êtrequ’ilss’entiennentàleurfamilleetàleurs amis, et qu’ils forment au sein de leur faction des petits groupes unis, mais indépendants.Commeceluiquej’aiformé,moi.Arrivéauneuvièmeétage, jemedemandequelledirectionprendre, jusqu’àceque je repèreune
têtebrunequitourneàl’angled’uncouloir.Eric.Jelesuis,enpartieparcequ’ildoitsavoiroùilva,etaucasoùceneseraitpasaumêmeendroitquemoi,pourmefaireuneidéedecequ’il trafique.Maisaprèsletournant,jevoisMaxdansunesalledeconférenceauxparoisvitrées,entourédejeunesAudacieux.Ilm’aperçoitàtraverslavitreetmefaitsigned’entrer.Erics’assoitnonloindelui–«lèche-botte»,medis-je–etjem’installeàl’autreboutdelatable,entreunefillequiporteunanneaudanslenezetungarçonauxcheveuxvertfluoquimefontcarrémentmalauxyeux.Jemesensbanalàcôtéd’eux–d’accord, jemesuis fait tatouerdes flammessur lescôtespendant l’initiation,maispourcequ’onlesvoit…—Jepensequetoutlemondeestlà,nouspouvonsdonccommencer,déclareMaxenrefermantla
porteetensecampantdevantnous.Iln’apasl’airàsaplacedanscetyped’environnement,commes’ilétaitfaitpourtoutcasserplutôt
quepourdirigeruneréunion.—Sivousêtesici,c’estd’abordparcequevousavezdupotentiel,maisaussiparcequevousavez
manifestédel’enthousiasmepourvotrefactionetsonavenir.Jemedemandecommentj’aifaitça.— Notre ville change, plus vite qu’elle ne l’a jamais fait par le passé, et afin de suivre cette
évolution,ilnousfautchanger,nousaussi.Ilnousfautdevenirplusforts,pluscourageux,meilleurs.Et il se trouve parmi vous des gens qui peuvent nous y aider,mais il nous reste encore à trouverlesquels.Aucoursdesprochainsmois,nousallonsvousfairesuivreunmélangedecoursetdetestsdecompétencespourvousapprendrecequevousaurezbesoindesavoiràl’issuedeceprogramme,maisaussipourévaluervoscapacitésd’apprentissage.Bizarre;voilàquiressembleplusàundiscoursd’Éruditqued’Audacieux.—Vousallezcommencerparremplircettefiched’informations,poursuitMax.Jedoismeretenirderire.IlyaquelquechosederidiculeàvoirunguerrierAudacieuxbrandirune
piledefeuillesqu’ilappelledes«fichesd’informations».Maisbon,ilfautaussisavoirpasserpardesprocéduresordinairesparsoucid’efficacité.Ildistribuelesfeuillesainsiquedesstylos.—Ellesvontsimplementnousaideràmieuxvousconnaîtreetnousfournirunpointdedépartpour
mesurervosprogrès. Il estdoncdansvotre intérêtd’êtrehonnêtes, sanschercheràvousprésentersousunjourfavorable.Jefixemafeuille,malàl’aise.J’écrismonnom–lapremièrequestion–etmonâge–ladeuxième.
La troisième me demande ma faction d’origine et la quatrième, le nombre de mes peurs. La
cinquièmemedemandedelesdéfinir.Comment lesdécrire?Lesdeuxpremièressont faciles–peurduvide, claustrophobie–mais la
suivante?Etqu’est-cequejepourraisbienmettreàproposdemonpère?Quej’aipeurdeMarcusEaton?Finalement,j’écris«pertedemaîtrise»pourmatroisièmepeuret«menacesphysiquesdansunespacefermé»pourlaquatrième,sachantquejesuisloindelavérité.Maislesquestionssuivantessontbizarres,déroutantes.Cesontdesaffirmations,àlaformulation
ambiguë,qu’onest censésapprouveroudésapprouver.«Cen’estpasgravedevoler si c’estpouraiderquelqu’un.»Bon,ça,çava.D’accord.«Certainespersonnesméritentplusd’êtrerécompenséesqued’autres.»Possible.Çadépenddesrécompenses.«Lepouvoirnedevraitrevenirqu’àceuxquil’ont gagné. » « Les circonstances difficiles forment des hommes plus forts. » « On ne peut pasconnaître la forcedequelqu’un tantqu’ellen’apasétémiseà l’épreuve.»Je jettedescoupsd’œilautourdemoi.Certainsontl’airperplexes,maispersonnenesembleéprouverlemêmesentimentquemoi:lemalaise,presquelapeurd’entoureruneréponsesouschaqueaffirmation.Commejenesaispasquoifaire,j’entoure«D’accord»partoutavantderendremafeuilleavecles
autres.+++
ZekeetMaria,lafilleavecquiilarencard,sontcolléscontrelemurd’uncouloirpartantdelaFosse.Jedistingueleurssilhouettesd’ici.Ondiraitqu’ilsnesesontpasdécollésl’undel’autredepuiscinqminutes, depuis qu’ils sont entrés là-dedans en gloussant bêtement. Jeme retourne versNicole encroisantlesbras.—Bon,dis-je.—Oui,dit-elleensebalançantsursestalons.Lasituationestunpeugênante.—Ouais,fais-je,soulagé.J’avoue.—ÇafaitcombiendetempsquetuesamiavecZeke?Jenet’aipascroisétrèssouvent.—Quelquessemaines.Jel’airencontréàl’initiation.—Oh.Tuesuntransfert?—Euh…JeneveuxpasdirequejeviensdechezlesAltruistes,d’unepartparceque,dèsqu’ilslesavent,les
genssemettentàmetrouvercoincé,d’autrepart,parcequejenetienspasàfournird’indicessurmafamillesijepeuxl’éviter.Jechoisisdementir:—Non,c’estjusteque…j’aitendanceàresterdansmoncoin,quoi.Elleplisseunpeulesyeux.—Oh.Tudoisêtredouépourça,alors.—C’estundemespointsforts.Ettoi,tuconnaisMariadepuislongtemps?—Depuisqu’onest petites.Elle est capablede tomber surunbeaumec rienqu’en se cassant la
figure.Toutlemonden’apascetalent.—C’estclair,approuvé-jeensecouantlatête.Zekeadûunpeumeforcerlamain.Nicolehausseunsourcil.—Ahbon?Ilt’amontréàquoitut’exposais,aumoins?demande-t-elleensedésignantdudoigt.—Euh,ouais.Jen’étaispastropsûrquetuétaismongenre,maisjemesuisditque…—«Pastongenre»,reprend-elled’untonsoudainglacial.Jetentedefairemachinearrière.—Non,jeveuxdirequeçan’apasbeaucoupd’importance.Lapersonnalité,çacomptebienplus
que…
—Quemonphysiqueingrat?achève-t-elleenlevantl’autresourcil.—J’aipasditça,protesté-je.Je…jesuisvraimentnulàcetruc.—Ça,onpeutledire.Elleprendlepetitsacnoirposéàsespiedsetlefourresoussonbras.—TudirasàMariaquej’avaisuntrucàfaire.Elles’éloigneàgrandspasetdisparaîtsurl’undescheminsquientourentlaFosse.Avecunsoupir,
jemeretourneversZekeetMaria.Auxvaguesmouvementsquejeparviensàdiscerner,jevoisqu’ilsn’ontpasdutoutralenti.Jepianotedesdoigtssurlarambarde.Maintenantquenotredoublerencards’estchangéenrencardbancalenformedetriangle,jemedisqu’ilsnem’envoudrontpassijem’envais.JerepèreShaunaentraindesortirdelacafétériaetjeluifaissigne.—C’étaitpascesoir,lesrencardsd’Ezekiel?medemande-t-elle.—Ezekiel,répété-jeenmeraidissant.J’avaisoubliéqueZekes’appelaitcommeça.Ouais,benmon
rencardvientdesefairelamalle.—Bravo,medit-elleenriant.Tuastenuquoi,dixminutes?—Cinq,rectifié-jeenmemettantàrireaussi.Ilsembleraitquejemanquedesensibilité.—Non?fait-elleenmimantl’étonnement.Toi,sidoux,sisentimental…—Trèsdrôle.OùestLynn?—ElleacommencéàsedisputeravecHector,notrepetitfrère.Jelesécoutefaireçadepuis,quoi,
depuisquejesuisnée.Alorsjesuispartie.Jepensaisallerunpeuensalled’entraînement.Tuveuxvenir?—Ouais.Allons-y.Oncommenceàsedirigerverslasalled’entraînement,quandjemerendscomptequ’onvadevoir
passerparlecouloirqu’occupentactuellementZekeetMaria.JeposeunemainsurlebrasdeShaunapourl’arrêter,maistroptard;elleadéjàvuleursdeuxsilhouettespresséesl’unecontrel’autre.Lesyeuxécarquillés,ellesefigeuninstantetj’entendsdesbruitsdesucciondontjemeseraisbienpassé.Puiselleseremetenmarche,sivitequejedoiscourirpourlarattraper.—Shauna…—Ensalled’entraînement,mecoupe-t-elle.Quandonentre,ellefoncesurunsacetsemetàcognerdedanscommeunebrute.
+++
— Bien que cela puisse vous surprendre, nous expliqueMax, il est important que les Audacieuxoccupant des positions élevées comprennent le fonctionnement de certains programmes. Leprogrammedesurveillancedelasalledecontrôleestunexempleévident.Unchefpeutêtreamenéàcontrôlercequisepassedanslafaction.Ilyaaussilesprogrammesdesimulation,quevousdevrezmaîtriser afind’évaluer lesnovices.Et également leprogrammede suividesdevises,quigarantit,entre autres, la bonnemarchedes échanges commerciaux au seindenotre faction.Certainsde cesprogrammes sont assez sophistiqués, ce qui va vous demander d’acquérir rapidement des notionsd’informatiquesivousnelespossédezpas.C’estcequenousallonsaborderaujourd’hui.Ildésignelajeunefemmequisetientàcôtédelui,etquej’aidéjàrencontréelesoirdesdéfisavec
Amar. Elle a desmèches de cheveux violettes et tellement de piercings que je ne pourrais pas lescompter.—Laurenvavousenseignerquelquesnotionsdebase,sur lesquellesvousserezensuiteévalués.
Laurenestl’unedenosinstructrices,maisendehorsdespériodesd’initiation,elletravailleausiège
commeinformaticienne.C’estsonpetitcôtéÉrudit,qu’onluipardonneparcequeçanousrendbienservice.Illuidécocheunclind’œiletellesourit.—Bien,jevouslaissetravailler,jereviensdansuneheure.Ils’enva,etLaurenfrappedanssesmains.— Alors, dit-elle, aujourd’hui, nous allons aborder le fonctionnement d’un programme. Ceux
d’entrevousquiontdéjàunpeud’expériencesurlesujetnesontpasobligésdesuivre.Lesautres,jevous conseille de rester concentrés, parce que je ne me répéterai pas. C’est un apprentissage quis’apparente un peu à celui d’une langue ; il ne suffit pas de connaître le vocabulaire. Il faut aussicomprendrelesrèglesetpourquoiellesfonctionnentd’unemanièreplutôtqued’uneautre.Plus jeune, j’étais volontaire dans les labos informatiques du lycée pour remplir mon quota
d’heuresdebénévolat–etsortirdechezmoi–etj’aiapprisàdémonteretàremonterunordinateur.Maisjenesuispasunexpertenprogrammation.L’heuresuivantepassedansunbrouillarddetermestechniquesquimedépassentunpeu.J’essaiedeprendrequelquesnotessurunboutdepapierquej’aitrouvéparterre,maisLaurenvasivitequemamainn’arrivepasàsuivremesoreilles,etjelaissetomber au bout de quelques minutes pour me contenter d’écouter. Des exemples de ce qu’elleexpliquesontillustréssurunécranplacédevantlafenêtre,etj’aidumalànepasmelaisserdistraireparlavuesurl’extérieur.Demaplace,onvoitlestoitsdelaville,lesdeuxantennesdelaRuchequitranspercentlecieletauloin,derrièrelestoursétincelantes,desboutsmorcelésdumarais.Jenesuispasleseulàêtreperdu–lesautrescandidatssepenchentlesunsverslesautrespourse
demanderàvoixbassedesdéfinitionsquileurontéchappé.Eric, lui,dessinesurledosdesamaindansuneposedécontractée,l’aircontentdelui.Jeconnaiscetair.Évidemment,ilsaitdéjàtoutça.Iladû l’apprendre chez les Érudits, sans doute il y a des années, ou il n’aurait pas un sourire aussisatisfait.Sansquej’aievuletempspasser,Laurenappuiesurunboutonetl’écranremonteenroulantversle
plafond.—Surlebureaudevotreordinateur,voustrouverezunfichierintitulé«Testdeprogrammation».
Ouvrez-le, il s’agitd’unexamenàacheverdansun temps limité.Vousallezdécouvrirunesériedeprogrammesetsignalerleserreursqui,selonvous,sontresponsablesdedysfonctionnements.Ilpeuts’agiraussibiend’erreursflagrantes,commel’ordredecodage,quedebricolescommeunmotouunebalisemalplacés.Onnevousdemandepasdelescorrigerdansl’immédiat;enrevanche,vousdevezlesidentifier.Ilyauneerreurparprogramme.C’estparti.Toutlemondesemetàfrapperfrénétiquementsursonclavier.Ericsepencheversmoipourme
glisser:—Est-cequ’ilyavaitunordinateur,aumoins,danstamaisondePète-sec,Quatre?—Non.—Attends, je te montre : pour ouvrir un fichier, il suffit de cliquer dessus, m’explique-t-il en
joignantlegesteàlaparoleavecostentationsursonordinateur.Tuvois,c’estpareilqu’unefeuilledepapier,saufquec’estuneimagesurl’écran.Tusaiscequec’estqu’unécran,quandmême?—Ferme-la,dis-jeenouvrantmonfichier.Je regarde fixement lepremierprogramme.«C’est commeapprendreune langue,me répété-je.
Toutdoitcommencerdanslebonordreetfinirdanslesensinverse.Ilfautjustevérifierquetoutestàlabonneplace.»Aulieudecommencerparledébutducodeetdetoutdescendre,jecherchelenoyaudecodequise
trouveaucœurdechaqueconteneur.Etjem’aperçoisquelalignedecodefinitaumauvaisendroit.Je
marquel’emplacementetjecliquesurlaflèchequimepermetdepoursuivresij’aieubon.L’écransemodifie,meprésentantunnouveauprogramme.Jehausselessourcils.Finalement,j’aidûassimilerplusdenotionsquejenecroyais.J’attaque l’exercice suivant en appliquant la même technique : je vais du centre du code vers
l’extérieur,jecomparelehautduprogrammeaveclebas,jevérifielesguillemets,lesvirgulesetlesbarres obliques inverses. Bizarrement, le fait de chercher des erreurs de code m’apaise, un peucommesijem’assuraisquelemondeestbienordonné,avecl’idéequetantqueceseralecas,toutirabien.J’oublie l’existencedesgensautourdemoi, lavuesur lavillederrière les fenêtres,et jusqu’aux
répercussionsdecetexamen.Jemecontentedemeconcentrersurcequisetrouvedevantmoi,surl’enchevêtrementdemotsinscritssurl’écran.Jeremarquequ’Ericadéjàfinialorsquetouslesautressemblent encoreplongésdans leurs exercices, et j’essaiedenepasm’en inquiéter.Mêmequand ildécidedevenirsepencherpar-dessusmonépaulepourregardercequejefais.Enfin,j’appuiesurlatouchedelaflècheetl’imagequiapparaîtmedit:FINDEL’EXAMEN.—C’estbien,approuveLaurenenvenantvoirmonécran.Tuasfinitroisième.JemetourneversEric.—Attends,luidis-je.Tunevoulaispasm’expliquercequec’estqu’unécran?Jesuisarchi-nulen
informatique,j’auraisvraimentbesoindetonaide.Ilmefoudroieduregardetjememarre.
+++
Enrentrantchezmoi,jetrouvelaportedemonappartementouverte.D’unoudeuxcentimètrestoutauplus,maisjesuissûrdel’avoirferméeenpartant.Jelapousseduboutdupiedetj’entre,lecœurbattant,m’attendantàtombersurunintrusentraindefouillerdansmesaffaires.Jemedemandequi–un acolyte de Jeanine, peut-être, en quête de preuves que je suis différent, commeAmar, ou alorsEric,àlarecherched’indicesquiluipermettraientdemenuire?Tout est à sa place, pas de changement… à part la feuille de papier posée sur la table. Je
m’approchelentement,commesiellerisquaitdes’enflammeroudesedissoudredansl’air.Dessus,ilyaunmessage,rédigéd’unepetiteécriturepenchée.LejourquetudétestesleplusÀl’heureoùelleestmorteÀl’endroitdetonpremiersaut.
Au début, lesmots n’ont aucun sens pourmoi et je pense à un canular, un truc laissé là pourmedéstabiliser,etçamarche,parcequej’ailesgenouxquiflageolent.Jemelaissetomberd’unblocsurl’unedemeschaisesbancales,sansdétacherlesyeuxdelafeuille.Jelarelisencoreetencore,etunsenscommenceàsefairejourdansmatête.À l’endroit de ton premier saut. Ça doit faire allusion au quai de la voie ferrée où je me suis
retrouvéjusteaprèsavoirintégrélafactiondesAudacieux.Àl’heureoùelleestmorte.Ilnepeuts’agirqued’unepersonne:mamère.Mamèreestmorteau
milieudelanuitetlelendemain,àmonréveil,monpèreetsesamisAltruistesavaientdéjàemportésoncorps.Iladitquel’heuredesondécèsétaitestiméeàdeuxheuresdumatin.Le jour que tu détestes le plus. Celui-là est le plus dur. Je cherche une date particulière,
correspondant à un anniversaire, à des vacances…Ça neme dit rien, et je ne vois pas pourquoiquelqu’unme laisserait unmessageévoquantunedatequine tomberapeut-êtrequedansplusieursmois.Ildoitplutôts’agird’unjourdelasemaine.Maisquelestceluiquejedétesteleplus?Facile:
lesjoursderéunionduconseil,oùmonpèrerentraittardetd’unehumeurmassacrante.Lemercredi.Mercredi,deuxheuresdumatin, sur lequaide lavoie ferrée.C’est cettenuit.Et iln’yaqu’une
personneaumondequipuisseconnaîtretoutescesinformationssurmoi:Marcus.+++
Je serre la feuilledepapierpliéedansmonpoing, sans la sentir. J’ai des fourmisdans lesdoigts,presqueprivésdesensationsdepuisquelenomdemonpèreasurgidansmatête.Je n’ai pas pris la peine de refermer la porte de chezmoi ni de nouermes lacets. Je gravis le
cheminquimonte le longde laFossesansmêmemepréoccuperduvideque je frôle,et jeprendsl’escalierdelaFlècheencourant,sansavoirlatentationderegarderenbas.Ilyadeuxoutroisjours,Zekeamentionnéaupassagel’emplacementdelasalledecontrôle.Jen’aiplusqu’àespérerqu’ilysoit,parcequej’aibesoindeluipouraccéderauximagesfilméesdel’entréedemonimmeuble.Jesaisoùsetrouvelacaméra,cachéedansunangleoùilss’imaginentquepersonnenelaremarquera.Ehbienmoi,jel’airemarquée.Mamère aussi remarquait ce genre de choses. Quand on traversait le secteur Altruiste tous les
deux,ellememontraitlescaméras,cachéesdansdesglobesenverresombreoufixéesauxanglesdesbâtiments.Ellenefaisaitjamaisdecommentaireetnesemblaitpasnonpluss’eninquiéter,maisellesavait toujours où elles se trouvaient, et en passant devant, elle se faisait un point d’honneur detoujourslesregarderenface,commepourdire:«Moiaussi,jevousvois.»Ducoup,j’aigrandienouvrantlesyeux,ennotantlesdétailsdemonenvironnement.Jemonteautroisièmeétageetjesuislefléchagedelasalledecontrôle.Ellesetrouveauboutd’un
petit couloir, derrière un tournant, porte grande ouverte. Je tombe sur un mur d’écrans en facedesquelssontinstalléesquelquespersonnesassisesàdesbureaux.D’autresbureauxsontcaléslelongdesmurs,oùd’autresgenstravaillentsurdesécransindividuels.Lesimageschangenttouteslescinqsecondes,passantd’unsecteurdelavilleàl’autre:leschampsdesFraternels,lesruesquientourentlaRuche,l’enceintedesAudacieux,sansoublierleMarchédesMédisantsetsavasteentrée.J’observeuninstantlesimagesdel’écranquimontrelesecteurAltruisteavantdem’arracheràmafascinationpourrepérerZeke.Ilestàunbureaucontrelemurdedroite,entraindetaperquelquechosedansuneboîte de dialogue tandis que des images de la Fosse défilent sur l’autremoitié de l’écran. Tout lemondeestéquipéd’uncasque–pouravoirlesonquivaaveclesimages,jesuppose.—Zeke,chuchoté-je.Quelquespersonnesmeregardentavecl’airdemereprochermonintrusion,maispersonnenedit
rien.—Hé,salut!melance-t-il.T’asbienfaitdevenir,jem’ennuiecommeun…Qu’est-cequinevapas
?Sesyeuxpassentdemonvisageàmonpoing,toujourscrispésurlafeuilledepapier.Nevoyantpas
commentluiexpliquer,jen’essaiemêmepas.—J’aibesoindevoirlesimagesducouloirdechezmoi.Desquatreoucinqdernièresheures,je
dirais.Tupeuxm’aider?—Pourquoi?Qu’est-cequis’estpassé?—Quelqu’unestentréchezmoi.Jeveuxsavoirquic’est.Ilregardeautourdeluipours’assurerquepersonnenefaitattentionànous.—Écoute,medit-il, jepeuxpasfaireça.Mêmenous,onn’apasledroitderepasserdesimages
précises,saufsionarepéréuntrucbizarre.Onneregardequeledirect…—Tumedoisunservice,jeterappelle.Jenetedemanderaispasçasicen’étaitpasimportant.
—Ouais,jesais…Il jetteunnouveaucoupd’œilautourde lui,puis ferme laboîtededialoguepourenouvrirune
autre. Je regarde la formulequ’il entrepour fairemonter la séquence concernée, et jem’aperçoisavec surprise que j’en comprends une partie, grâce au cours d’informatique d’aujourd’hui. Uneimageapparaîtsurl’écran,montrantl’undescouloirsprochesdelacafétéria.Zekecliquedessusetuneautreimagevientlaremplacer,cettefoisdel’intérieurdelacafétéria;puisuneautre,dustudiodetatouage,etunedel’hôpital.Zekecontinueàfairedéfilerdesvuesdel’enceinte.Enlesobservant,jesurprendsaupassagedes
instantsvolésdelavieordinairedesAudacieux:desgensquijouentavecleurspiercingsenfaisantlaqueuepouravoirdesvêtementsneufs,quis’exercentàfrapperdansdessacsensalled’entraînement.JevoispasseruneimageéclairdeMaxdanscequidoitêtresonbureau,assisenfaced’unefemme.Uneblondeauxcheveuxnouésdansunchignonserré.Jeposeunemainsurl’épauledeZeke.—Attends.Reviensenarrière.Lepapierdansmonpoingmesemblesoudainavoirperduunpeudesonurgence.Ils’exécute,cequimepermetdeconfirmermessoupçons:JeanineMatthewsestdanslebureaude
Max, bien droite, dans une tenue parfaitement repassée, une chemise plastifiée sur les genoux. Jem’empareducasquedeZeke,sansmesoucierduregardnoirqu’ilmejette.MaxetJeanineneparlentpastrèsfort,maisquandmêmeassezpourquejelesentende.—J’airéduitlenombreàsix,ditMax.Pastropmal,auboutdedeuxjours.—C’estunepertedetemps,objecteJeanine.Onadéjànotrecandidat.J’aifaitlenécessairepour
cela.Onétaitd’accord.—Tunem’asjamaisdemandémonavis,etc’estmafaction,répliquesèchementMax.Jen’aime
pascetype,etjeneveuxpaspassermesjournéesàtravailleravecquelqu’unquejenen’aimepas.Leminimumestdemelaisserchoisirquelqu’unquiremplissetouslescritères…Jeanineselèveenserrantsachemiseplastifiéecontreelle.—Très bien.Mais quand tu auras échoué, j’espère que tu auras l’honnêteté de l’admettre. Je ne
supportepasl’orgueildesAudacieux.—J’oubliaisquelesÉruditssontl’imagemêmedel’humilité,rétorqueMaxavecaigreur.—Hé,mesiffleZeke,monsupérieurnousregarde.Rends-moicecasque.Ilmel’arracheducrâneenlefaisantclaquercontremesoreilles,quitintent.—Va-t’enoujevaisperdremonboulot,ajoute-t-il.Ila l’airsérieux,et inquiet.Jen’insistepas,mêmesi jen’aipaslaréponseàlaquestionquim’a
amené ici. Mais c’est ma faute si je me suis laissé distraire. Je ressors discrètement, le cerveaubouillonnant,à lafois terrifiéà l’idéequemonpèreestvenudansmonappartement,qu’ilveutmevoirseulenpleinenuitdansunerueabandonnée,etperturbéparcequejeviensd’entendre.«Onadéjà notre candidat. J’ai fait le nécessaire pour cela. » Il doit s’agir du candidat à la direction desAudacieux.Maisenquoil’identitéd’unfuturchefdesAudacieuxregarderait-elleJeanineMatthews?J’accomplis tout le chemin du retour sansm’en apercevoir.Une fois chezmoi, jem’assieds au
borddemonlitetjefixelemurd’enface:PourquoiMarcusveut-ilmevoir?;PourquoilesÉruditssont-ils impliqués dans la politique des Audacieux ? ; Marcus a-t-il décidé de m’éliminer sanstémoins, ou veut-il m’avertir de quelque chose, ou me menacer… ? ; Qui est le candidat dont ilsparlaient?Unemainplaquéesur le front, j’essaiedemecalmer,bienquechacunedecespenséesme lance
dansl’arrièreducrânecommeunepiqûre.Jenepeuxrienfairedansl’immédiatconcernantMaxet
Jeanine.Pourl’instant,ilmefautdécidersi,ouiounon,jevaisàcerendez-vous.Lejourquetudétestesleplus.Jen’auraisjamaispenséqueMarcusfaisaitattentionàmoi,qu’ilsavaitcequej’aimaisoupas.Il
semblait justemeconsidérercommeunegêne,unmotifd’énervement.Maisn’ai-jepasappris,pasplustardqu’ilyaquelquessemaines,qu’ilsavaitquelessimulationsnefonctionneraientpassurmoietqu’ilavaitessayédemeprotéger?Malgrétoutesleshorreursqu’ilapumedireoumefaire,peut-êtrequequelquepartaufondde lui, ilestcapabledesevoircommemonpère.Peut-êtrequec’estcette lueurd’instinctpaternelquimedonnecerendez-vous,etqu’ilessaiedemelemontrerenmedisantqu’ilmeconnaît,qu’ilsaitcequej’aime,cequejedéteste,cequejecrains.Jenesaispastroppourquoicettepenséemeremplittellementd’espoir,alorsquejelehaisdepuis
silongtemps.Maispeut-êtreque,toutcommeunepartdeluipeutréagirenpère,ilexisteaussiunepartdemoiquipeutencoreréagirenfils?
+++
Quandjesorsdel’enceintedesAudacieuxàuneheureetdemiedumatin,lebitumeexhaleencorelachaleuremmagasinéependantlajournée.Laluneestvoiléepardesnuagesetlesruessontplongéesdansl’obscurité,maisjen’aipaspeurdunoirnidesrues,plusmaintenant.Unefoisqu’onacassélafigureàquelquesnovices,onaaumoinsacquisça.J’inspirel’odeurdel’asphaltechaudetjememetsàcourir,enfaisantclaquermesbaskets.Toutest
désertautourde l’enceintedesAudacieux ;ceuxdemafactionviventpelotonnés lesunscontre lesautres,commeunemeutedechiensendormis.JecomprendstoutàcouppourquoiMaxs’inquiètedemevoirvivreseul.SijesuisunvraiAudacieux,nedevrais-jepaschercheràmêlerlepluspossiblemavieàlaleur,àmefondredansmafactionjusqu’ànepluspouvoirmedifférencierdesautres?J’y réfléchis tout en courant. Il a peut-être raison.Peut-être que je ne fais pas ce qu’il faut pour
m’intégrer;peut-êtrequejeneprendspasassezsurmoi-même.Jetrouveunrythmedecroisière,enjetant un œil au passage sur les panneaux pour ne pas me perdre. Quand j’atteins le noyaud’immeubles occupés par les sans-faction, je le reconnais aux ombres qui bougent derrière lesfenêtres obstruées. Jeme cale sous la voie ferrée, dont les traverses en bois décrivent une longuecourbequis’écartedelarue.LaRuchegrossitàvued’œil.J’ailecœurbattantmaislacoursen’yestpourrien.Jepileaupied
desmarchesduquaipourreprendremonsouffle,etjerepenseàlapremièrefoisoùjelesaigravies,dansunemaréed’Audacieuxhurlantsquimepoussaitenavant.Ce jour-là,c’était facile, jen’ai euqu’àme laisserporterpar leur élan. Jemonte l’escalierdans l’échodemespas sur lemétal, et jeregardel’heureenarrivantenhaut.Deuxheuresdumatin.Lequaiestvide.Je l’arpentede longen largepourm’assurerquepersonnenesecachedansuncoinsombre.En
entendant le grondement d’un train au loin, jem’arrête pour chercher des yeux la lumière fixée àl’avant.Jenesavaispasqu’ilsroulaientencoreàcetteheure-ci;lecourantestcenséêtrecoupédanstoute la ville après minuit pour économiser l’énergie. Je me demande si Marcus a demandé unefaveurauxsans-faction.Maispourquoiprendrait-illetrain?Etpuis,leMarcusEatonquejeconnaisne s’abaisserait jamais à négocier ainsi avec lesAudacieux. Il préférerait encore traverser la villepiedsnus.La lumière du train clignote, une seule fois, tandis qu’il charge le long du quai. Il ralentit en
trépidantdansunbruitdepilon,sanss’arrêter,etjevoisunemincesilhouettesautersouplementde
l’avant-dernierwagon.Cen’estpasMarcus.C’estunefemme.Jeserresifortlafeuilledepapierdansmonpoingquemesongless’enfoncentdansmespaumes.Ellevientversmoiàgrandesenjambées.Quandellen’estplusqu’àquelquesmètres, jedistingue
ses traits. De longs cheveux bouclés. Un nez fort, busqué. Un pantalon noir d’Audacieuse, unechemise grise d’Altruiste, des bottesmarron de Fraternelle. Son visage est ridé,marqué, amaigri.Maisjelareconnais,jen’oublieraisjamaislevisagedemamère,EvelynEaton.—Tobias,souffle-t-elle,lesyeuxécarquillés,commesielleétaitaussiméduséeparmaprésence
quemoiparlasienne.Maisc’estimpossible,parcequ’ellesavaitquej’étaisenvie,alorsquejerevoisl’urnequicontenait
sescendresposéesurlacheminée,portantencorelestracesdedoigtsdemonpère.Jemerappellelematinoù,àmoitiéendormi,jesuistombésurungrouped’Altruistesauxmines
gravesdanslacuisine,lafaçondontilsontlevélesyeuxpourmeregarderetcommentMarcusm’aexpliqué,avecunecompassionfeinte,quemamèreétaitmortependantlanuitdessuitesd’unefaussecouche.Jemesouviensd’avoirdemandé:«Elleattendaitunbébé?»«Biensûr,fils.»Ils’étaittournéverslesautrespourajouter:«Cen’estrien,sûrementl’effetdu
choc.C’estnormal,vulescirconstances.»Jeme revoisassisdans le salondevantuneassiettepleine,entouréd’Altruistes qui chuchotaient,
dansunemaisonenvahieparlesvoisins,sansquepersonnenemediseuneseulechosequiaitdusenspourmoi.—Jesaisqueçadoit…tefaireunchoc,medit-elle.J’aidumalàreconnaîtresavoix,plusbasse,plusaffirmée,plusdurequedansmonsouvenir,etje
comprends que les années l’ont changée. Je ressens trop de choses, trop fort, puis soudain je neressensplusrien.—Tuescenséeêtremorte,rappelé-jeplatement.C’estunephraseabsurde.Uneremarqueparfaitementabsurdeàdireàsamèrealorsqu’ellerevient
d’entrelesmorts.Maislasituationestabsurde.—Jesais.Jenesuispasmorte.Ilmesemblequ’ilyadeslarmesdanssesyeux,maisjen’ensuispassûrdansl’obscurité.—Jevoisça.Est-cequetuétaisvraimentenceinte,aumoins?C’estsortid’unevoixsarcastique,désinvolte.—Enceinte?C’estcequ’ont’araconté?Quej’étaismorteenaccouchant?(Ellesecouelatête.)
Pasdutout.Jepréparaismondépartdepuisdesmois–ilfallaitquejedisparaisse.Jemedisaisqu’ilt’auraitpeut-êtreexpliqué,quandtuseraisassezgrand.Jelâcheunrirebref,unesorted’aboiement.—TucroyaisqueMarcusEatonadmettraitquesafemmel’aquitté?Etqu’ilmelediraitàmoi?—Tuessonfils,merépond-elleenfronçantlessourcils.Ilt’aime.Àcetinstant,toutelatensiondesdernièresheures,desdernièressemaines,desdernièresannéesse
concentreenmoietmesubmerge,etjerisouvertement,maisd’undrôlederire,mécanique.Unrirequim’effraiemoi-même.—Tuasledroitd’êtreencolèrequ’ont’aitmenti,dit-elle.Jeleseraisaussi.Mais,Tobias,ilfallait
quejeparte,jesaisquetucomprendspourquoi…Elleaungesteversmoietjeluisaisislepoignetpourlarepousser.—Nemetouchepas.—D’accord,d’accord.
Ellelèvelesmains,paumesversl’extérieur,etrecule.—Maistucomprends,jesaisquetucomprends.—Cequejecomprends,c’estquetum’aslaissétoutseulavecunfousadique.Toutàcoup,c’estcommesiquelquechoseenelles’effondrait.Sesmainsretombentlourdement,
commedesenclumes.Sesépauless’affaissent.Mêmesonvisagesedéfait,commesiellesaisissaitdequoijeparle.Jecroiselesbrasenrejetantlesépaulesenarrière,afindeparaîtreleplusgrand,leplusfort,leplusdurpossible.C’estplusfacilemaintenant,danslesvêtementsnoirsdesAudacieux,queçanel’ajamaisétédanslegrisdesAltruistes,etc’estpeut-êtrepourçaquej’aichoisidemeréfugierici. Peut-être pas tant pourme venger, pour blesserMarcus, que parce que je savais que cette viem’apprendraitàêtreplusfort.—Je…commence-t-elle.—Arrêtedemefaireperdremontemps.Qu’est-cequ’onfaitlà?Jejettelafeuillefroisséeparterreentrenousetjefixemamèreenhaussantlessourcils.—Depuisseptansquetuesmorte,tun’asjamaissongéàmefairecetterévélationspectaculaire.
Qu’est-cequiachangé,brusquement?Ellenerépondpastoutdesuite.Puis,visiblement,elleseressaisitetmedit:—Nous,lessans-faction,onaimeseteniraucourantdecequisepasse.Desévénementscommela
cérémonieduChoix,parexemple.Cequim’apermisd’apprendrequetuavaischoisilesAudacieux.J’yauraisbienassistémoi-même,maisjenevoulaispastombersurlui.Jesuisdevenue…uneespècedechefchezlessans-faction,jedoiséviterdem’exposer.J’aiungoûtacidedanslabouche.—Disdonc,j’enai,desparentsimportants.Quellechance.—Cetteréactionneteressemblepas.Tun’esmêmepasuntoutpetitpeuheureuxdemevoir?—Heureuxdetevoir?C’esttoutjustesijemesouviensdetoi,Evelyn.J’aivécupresqueautant
d’annéessanstoiqu’avectoi.Sonvisages’altère.Jel’aiblessée.Parfait.—QuandtuaschoisilesAudacieux,reprend-ellelentement,j’aisuquelemomentétaitvenudete
contacter.J’aitoujourseul’intentionderenoueravectoi,unefoisquetuauraisfaittonchoixetquetuvivraisseul,pourpouvoirteproposerdenousrejoindre.—Vousrejoindre.Devenirunsans-faction?Pourquoiaurais-jeenviedefaireça?—Notrevillechange,Tobias.Lessans-factionserassemblent,lesAudacieuxetlesÉruditsaussi.
D’ici peu, tout le monde devra choisir son camp, et je sais quel sera ton choix. Je pense que taprésenceànoscôtéspeutvraimentfaireladifférence.—Toi,tusaisquelseramonchoix.Vraiment.Jenesuispasuntraîtreàmafaction.J’aichoisiles
Audacieux;c’estlàqu’estmaplace.—Tun’asrienàvoiraveccescrétinssanscervelletoujoursprêtsàrisquerleurpeaupourrien,me
réplique-t-ellesèchement.Pasplusquetun’étaisunpetitPète-secdocileetinhibé.Tupeuxêtrebienplusquetoutcela,bienplusquen’importequellecaricaturemodeléeparlesfactions.—Tun’aspaslamoindreidéedecequejesuisnidecequejepeuxdevenir.Jesuissortipremier
del’initiation.Leschefsmeproposentdemejoindreàeux.—Nesoispasnaïf,dit-elleenplissantlesyeux.Cen’estpasunnouveauchefqu’ilsveulent,mais
unpionqu’ilspourrontmanipuler.C’estpourçaqueJeanineMatthewstraîneausiègedesAudacieux,qu’ellen’arrêtepasdeplacerdansvotrefactiondenouveauxvaletsquiluifontdesrapports.Tun’aspasremarquéqu’ellesembleaucourantdechosesqu’ellen’estpascenséesavoir?Qu’ilsn’arrêtentpasdemodifierl’entraînementdesnovicespourexpérimentercecioucela?CommesilesAudacieux
allaienteffectuercegenredechangementdeleurpropreinitiative.Amarnousaditeneffetquetraditionnellement,laformationn’accordaitpasautantd’importance
aupaysagedespeurs,maisqu’ilsessayaientquelquechosedenouveau.Uneexpérience.EtEvelynaraison, les Audacieux ne font pas d’expériences. S’ils privilégiaient vraiment l’aspect pratique etl’efficacité,ilsnes’amuseraientpasànousapprendreàlancerdescouteaux.EtpuisilyaAmar.Retrouvémortunbeaumatin.Est-cequejen’aipasmoi-mêmeaccuséEricde
jouerlesinformateurs?Est-cequejenelesoupçonnepasdepuisdessemainesd’êtreenliaisonaveclesÉrudits?— Même si tu as raison sur les Audacieux, dis-je en m’approchant d’elle, vidé de toute mon
énergieagressive,jamaisjenemejoindraiàvous.Etj’ajoute,enm’efforçantd’empêchermavoixdetrembler:—Jeneveuxplusjamaisterevoir.—Jenetecroispas,medit-elletoutbas.—Peuimportequetumecroiesoupas.Et,passantàcôtéd’elle,jereparsversl’escalierparlequeljesuisarrivé.— Si tu changes d’avis, lance-t-elle dans mon dos, tout message confié à un sans-faction me
parviendra!Jedévalelesescalierssansmeretourneretjem’élanceencourantdanslarue.Jenesaismêmepas
sijevaisdanslabonnedirection;jesaisjustequejeveuxêtreleplusloinpossibled’elle.+++
Pasmoyendedormir.J’arpentefiévreusementmonappartement.Jesorsdemestiroirslesvestigesdemavied’Altruiste
pour les jeterà lapoubelle :machemisedéchirée,monpantalon,meschaussures,meschaussettes,mêmemamontre.Jefinisparlancermatondeuseélectriquecontrelemurdeladouche,oùellesecasseenplusieursmorceaux.Àlapremièreheure,jemerendsaustudiodetatouage.Toriestdéjàlà–mêmesi«là»estpeut-
être un grandmot, parce qu’elle a les yeux gonflés de sommeil, le regard perdu dans le vide, etqu’ellen’apasencorefinisoncafé.—Unproblème?medemande-t-elle.Enfait,jenedevraispasêtrelà.JevaiscouriravecBud,ce
malade.—Avecunpeudechance,tuferasuneexception.—Jevoisrarementdesgensdébarquericiavecdesdemandesdetatouageurgentes,commente-t-
elle.—Ilyaunepremièrefoispourtout.Elleseredresse,unpeuplusréveillée.—OK.Tusaiscequetuveux?—Ilyavaitundessincheztoiquandonestpassésilyaquelquessemaines.Celuiquireprésentait
touslessymbolesdesfactionsensemble.Tul’astoujours?Elleseraidit.—Tun’étaispascensévoirça.Jesaispourquoielleréagitcommeça,pour-quoiellenetientpasàfairedepublicitéautourdece
dessin :parcequ’il suggèreune inclinationpourd’autres factionsau lieud’affirmer la suprématiedesAudacieux,commesontcenséslefairesestatouages.Mêmelesmembresreconnusdelafactionsont soucieuxde semontrer leplusAudacieuxpossible. Jene saispaspourquoi, ni quelgenrede
menace on brandit face à ceux qu’on pourrait appeler des « traîtres à la faction » ; mais c’estprécisémentcequim’amène.—C’estunpeul’idée,confirmé-je.Jeveuxcetatouage.J’yaipenséenrentrantchezmoicettenuit, tandisquejerepassaisenboucledansmatêteceque
m’avaitditmamère.«Tupeuxêtrebienplusquetoutcela,bienplusquen’importequellecaricaturemodeléeparlesfactions.»Ellepensequepourdépasserleslimitesd’unefaction,jedevraispartir,quitter lesgensquim’ontaccueilli comme l’undes leurs ;que jedevrais luipardonneretadopteraveuglémentsonpointdevueetsonmodedevieàelle.Maisjen’aipasbesoindepartir,nidefairequoiquecesoitquejen’aipasenviedefaire.Jepeuxdépasserleslimitesd’unefactionenrestantici,chezlesAudacieux.Peut-êtremêmequec’estdéjàlecas,etqu’ilesttempsquejelemontre.Toriregardeautourd’elleetsesyeuxbondissentverslacamérafixéedansl’angledelapièce,que
j’avaisdéjàremarquéeenentrant.Elleaussi,elleestdeceuxquiremarquentlescaméras.—C’étaitjusteundessinidiot,dit-elled’unevoixbienaudible.Viens,çan’apasl’aird’aller,toi.
Onpeutenparler,trouverquelquechosequiteconviennemieux.Ellemefaitsignedelasuivreetmefaitpasserparlapetiteréservequisetrouvederrièrelestudio
pourm’amener chezelle.On traverse la cuisinedélabrée etonentre au salon,où sesdessins sonttoujoursenpilesurlatablebasse.Elle les feuillette jusqu’à ce qu’elle trouve celui dont je parlais, les flammes des Audacieux
enveloppéespar lesmainsdesAltruistes, les racinesd’arbredesFraternelsquipoussentsous l’œildes Érudits, lui-même suspendu sous la balance des Sincères. Les symboles enchevêtrés des cinqfactions.Ellemelemontreetjehochelatête.—Jenepeuxpastetatouerçaaustudio,àlavuedetoutlemonde,meprévient-elle.Çaferaitdetoi
uneciblevivante.Ontesoupçonneraitd’êtreuntraîtreàlafaction.—Jeveuxquetumelefassesdansledos,précisé-je.Lelongdelacolonne.Lestracesdescoupsdemadernièresoiréeavecmonpèresontcicatrisées,maintenant,maisjeveux
pouvoir me rappeler où elles étaient. Je veux pouvoir me rappeler jusqu’à la fin de mes jourspourquoijemesuisenfui.—Tunefaisrienàmoitié,toi,hein?ditToriavecunsoupir.Çavaprendredutemps.Plusieurs
séances.Onvadevoircalerçaici,endehorsdesheuresnormales,parcequejeneferaipasçadevantlescaméras,mêmes’ilss’intéressentrarementàcequisepasseaustudio.—Çamarche.— Tu sais, quelqu’un qui se fait faire ce tatouage aura sans doute intérêt à ne pas s’en vanter,
ajoute-t-elle en me regardant du coin de l’œil. Ou certains pourraient finir par se dire qu’il estDivergent.—Qu’ilestquoi?—C’estun termequidésigneceuxqui restent lucidespendant les simulationsetqui refusent les
catégories,m’explique-t-elle.Un termequ’onutiliseavecprudence,parcequecesgens-làmeurentsouventdansdescirconstancesassezobscures.Ellecontinueàreproduire le tatouagesurunefeuilledepapier transfertd’unairdécontracté, les
coudessurlesgenoux.Nosregardssecroisentetjecomprends:Amar.Ilrestaitlucidependantlessimulations,ettoutàcoupilmeurt.AmarétaitDivergent.Etjelesuisaussi.—Mercipourlecoursdevocabulaire,dis-je.— Pas de quoi, fait-elle en reprenant son dessin. Tu sais, je commence à croire que plus tu en
baves,plustuescontent.—Et?Elleesquisseunsourire.— Rien. C’est juste un comportement très Audacieux, pour quelqu’un qui a obtenu un résultat
Altruiste.Allez,ons’ymet.JevaislaisserunmotàBud,iln’auraqu’àcourirtoutseul,pourunefois.+++
Tori a peut-être raison. Peut-être bien que ça me plaît d’en « baver ». Peut-être que j’ai un fondmasochistequiexploitelasouffrancepouraffronterlasouffrance.Entoutcas,lalégèresensationdebrûlurequim’accompagnejusqu’aulendemain,deuxièmejournéedemaformationdechef,m’aideàmeconcentrersurcequejem’apprêteàfaireetàoublierlavoixsourdeetfroidedemamèreetlafaçondontjel’airepousséequandelleavoulumeréconforter.Danslesannéesquiontsuivisa«mort»,jerêvaissouventqu’ellerevenaitàlavieetqu’elleme
passaitlamaindanslescheveuxavecdesformulesrassurantesmaisabsurdes,comme«çavaaller»ou « ça finira par s’arranger ». Jusqu’à ce que jem’interdise de rêver, parce que c’était plus durd’espérer des choses qui n’arriveraient jamais quede faire face à la réalité.Même aujourd’hui, jerefused’imaginer ce que ce serait deme réconcilier avec elle. Je suis tropgrandpourme laisserbercerpardesparolesderéconfort.Tropgrandpourcroirequetoutvas’arranger.Je vérifie que le coin du pansement qui dépasse demon col est bien en place.Cematin, Tori a
dessinélescontoursdesdeuxpremierssymboles,AudacieuxetAltruiste,quiserontplusgrosquelesautresparcequece sont, l’une, la factionque j’ai choisieet l’autre, cellepour laquelle j’avaisdesaptitudes.Dumoinsjecroisquej’aidesaptitudespourlesAltruistes,maisdifficiled’enêtresûr.Ellem’aditdelesprotéger.LaflammedesAudacieuxestleseulsymbolevisiblequandjeporteuntee-shirt,etcommej’airarementl’occasiondememontrertorsenuenpublic,çanedevraitpasmeposerdeproblèmes.TouslesautressontdéjàdanslasalledeconférenceetMaxestentraindeparler.Jevaism’asseoir,
soudainprisd’unesortedelassitudeje-m’en-foutiste.Evelynatortsuruncertainnombredepoints,maispassurcettehistoiredechef–JeanineetMaxveulentjusteunpion,raisonpourlaquelleilslecherchentparmilesplusjeunes,plusfacilesàmodeleretàmanipuler.JenemelaisseraipasmodeleretmanipulerparJeanineMatthews.Jeneseraipasunpion,nipoureux,nipourmamère,nipourmonpère.Jen’appartiendraiàpersonned’autrequ’àmoi-même.—Mercidenoushonorerde taprésence,me lanceMax. J’espèreque tune t’espas levéexprès
pournous.Lesautresricanent,etilreprend:—Jedisaisdoncqu’aujourd’hui,j’aimeraisentendrevospropositionssurlamanièred’améliorer
notre faction– lavisionquevousavezpourelledans lesannéesàvenir. Jevaisvousprendreparpetits groupes, classés par âge, en commen-çant par les plus vieux. Les autres, pendant ce temps,réfléchissezàcequevouspourriezsuggérer.Ilsortavectroiscandidats.Ericestassisenfacedemoi,etjeremarquequ’iladeplusenplusde
piercingssurlevisage.Ilenaaussisurl’arcadesourcilière,maintenant.Ilvafinirparressembleràunepeloted’épingles.C’estpeut-êtrelebut,d’ailleurs,unestratégie.Enleregardant,personneneleprendraitpourunÉrudit.—Jemetrompeoutuesenretardparcequetuétaisentraindetefairetatouer?medemande-t-il
endésignantleborddupansementvisibleàlabasedemoncou.—Jen’aipasfaitattentionàl’heure.Disdonc,tuasremarquétouscesboutsdemétalsurtafigure
?Tudevraispeut-êtreallervoirunmédecin.—Trèsdrôle.C’estrassurantdevoirquequelqu’unquiaeutonéducationestcapabledefairede
l’humour.Tonpèren’apasl’aird’êtreunrigolo.Lapeurmefrappecommeuncoupdepoignard.Ilestàdeuxdoigtsdeprononcermonnomdans
unesallerempliedemonde,etiltientàcequejelesache–ilmerappellequ’ilsaitquijesuis,etqu’ilpeuts’enservircontremoiàtoutmoment.Jenepeuxpas faire semblantqueçam’estégal.Le rapportde forces s’estdéséquilibré,et jene
peuxpasfairecommesiderienn’était.—Jecroisquejesaisd’oùtutienscetteinformation,déclaré-je.JeanineMatthewsmeconnaîtàlafoisparmonnometparmonsurnom.Elleadûleluidire.— J’ai toujours eu de sérieux soupçons, me répond-il en baissant la voix. Mais ils ont été
confirmés par une source fiable, en effet. Tu n’es pas aussi fort que tu le crois pour protéger tessecrets,Quatre.Jepourrais lemenacer, lui direque s’il révèlemonnomauxAudacieux,moi, je révélerai qu’il
reste en contact avec lesÉrudits.Mais je n’ai pas de preuves, et de toute façon lesAudacieux ontencoremoinsdesympathiepourlesAltruistesquepourlesÉrudits.Jemecontentedemeradosseràmachaisepourattendrenotretour.Lesautressortentaufuretàmesurequ’onlesappelleetilnerestebientôtplusquenousdeux.Puis
Maxnousfaitsignesansunmot.Onlesuitdanssonbureau,celuiquej’aivuhiersurlesimagesdevidéosurveillance. Je repasse dans ma tête la conversation que j’ai surprise entre lui et JeanineMatthewspourm’armerdecourageetaffronterlasuite.Max croise lesmains sur son bureau, et une fois de plus, je suis frappé par l’incongruité de sa
présencedansunenvironnementaussiaseptisé.Saplaceestdansunesalled’entraînement,àfrapperdansunsac,ouaccoudéàlarambardedelaFosse.Pasderrièreunbureauencombrédedossiers.JeregardelesecteurAudacieuxparlafenêtre.Àquelquesmètres,jedistingueletoitoùjemesuis
tenujusteaprèsavoirfaitmonchoixetlerebordduquelj’aisauté.«J’aichoisilesAudacieux,ai-jeaffirméàmamèrehier.C’estlàqu’estmaplace.»Maisest-cequec’estvrai?— Bien, dit Max. Eric, tu commences. As-tu des idées sur ce qui pourrait être bon pour les
Audacieux,lesfaireavancer?Ericseredressesursachaise.—Oui.Jecroisqu’ilfaudraitopérercertainschangements,etceladèsl’initiation.—Àquoipenses-tu?—LesAudacieuxonttoujoursentretenul’espritdecompétition.Lacompétitionnousstimule.Elle
faitressortircequ’ilyademeilleur,deplusfortennous.Jepensequel’initiationdevraitintensifiercet esprit, pourproduire lesmeilleursnovicespossibles.Actuellement, ils ne fontque sebattre ensuivant les règles du système, pour obtenir lemeilleur score et passer à l’étape suivante. Je pensequ’ilsdevraientsebattrelesunscontrelesautrespourfranchirdeséliminatoires.Avantd’avoirpumeretenir,jemetourneversluipourledévisager.Deséliminatoires?Auboutde
quinzejoursd’initiation?—Etceuxquiéchouent?—Ilsquittentlafaction,ditEric.Jeravaleunricanement.Ilcontinue:— Si on pense vraiment que notre faction est supérieure aux autres, que ses objectifs sont
prioritaires,alors,devenirl’undesnôtresdevraitêtreunhonneuretunprivilège,etnonsimplement
undroit.—C’est uneblague ?dis-je, incapabledeme contenir plus longtemps.Lesgens choisissent une
factionparcequ’ilspartagentsesvaleurs,pasparcequ’ilsontdéjàlescompétencesqu’elleenseigne.CequetuproposesrevientàvirerdesgensdechezlesAudacieuxjusteparcequ’ilsnesontpasassezfortspoursauterdansuntrainenmarcheougagneruncombat.Çaprivilégielesplusgrands,lesplusfortsetlesplusintrépidesaudétrimentdeceuxquisontplusfrêles,mêmes’ilssontplusintelligentsetpluscourageux.Jenevoispasenquoiçaamélioreraitlafaction.— Je suis sûr que ceux qui sont plus frêles et plus intelligents seraient parfaitement dans leur
élémentchezlesÉrudits,ouenpetitsPète-sectoutengris,merépliqueEricavecunsourireironique.Etilmesemblequetun’accordespasassezdecréditànosnouveauxmembrespotentiels,Quatre.Cesystèmeneferaitqu’avantagerlesplusmotivés.Je jette un coupd’œil versMax,m’attendant à le trouverdubitatif face à cetteproposition,mais
mêmepas. Il est penché en avant, concentré sur le visage trouéde piercings d’Eric comme si sondiscoursl’avaitinspiré.—Voilàundébatintéressant,dit-il.Quatre,commentaméliorerais-tunotrefaction,sionnepasse
pasparlacompétition?Jesecouelatêteenmetournantdenouveauverslafenêtre.«Tun’asrienàvoiraveccescrétins
sanscervelletoujoursprêtsàrisquerleurpeaupourrien»,m’aditmamère.Cesontcescrétins-làqu’EricveutvoirchezlesAudacieux.Maiss’ilesteffectivementàlasoldedeJeanineMatthews,quelintérêta-t-elleàfavoriserça?Oh.Biensûr.Lescrétinsprêtsàrisquerleurpeaupourriensontplusfacilesàmanipuler.—Jel’amélioreraisenprivilégiantlevraicourageàlabêtiseetàlabrutalité,dis-je.Ensupprimant
lelancerdecouteaux.Enpréparantlesgensphysiquementetmentalementàdéfendrelesplusfaiblescontrelesplusforts.C’estcequeprônenotremanifeste–labravoureauquotidien.Jepensequ’ondevraitreveniràcefondement.—Etaprès,toutlemondechanteensetenantlamain?faitEricenlevantlesyeuxauplafond.C’est
desFraternelsquetuveux,pasdesAudacieux.—Non.Cequejeveux,c’estqu’onsedonnelesmoyensdecontinueràréfléchirparsoi-même,à
penser au-delà de la prochainepoussée d’adrénaline.Ou tout simplement à penser, point.Et onnerisquerapasdesefaireévincerou…manipulerdel’extérieur.—C’estunpeuÉrudit,toutça,remarqueEric.— La capacité de penser n’est pas l’apanage des Érudits, riposté-je. La capacité de penser en
situationdestressestprécisémentcequelessimulationsdepeurssontcenséesdévelopper.—OK,OK, intervientMax en levant lesmains, l’air perturbé.Quatre, excuse-moi,mais tout ça
sembleunpeuparanoïaque.Quiveux-tuquichercheànousévincerouànousmanipuler?Tun’étaispasnéquelesdifférentesfactionscohabitaientdéjàpacifiquement,iln’yaaucuneraisonpourqueçachange.J’ouvrelabouchepourluidirequ’ilsetrompe,qu’àlaminuteoùilalaisséJeanineMatthewsse
mêlerdesaffairesdenotrefaction,oùil l’a laissée infiltrerdansnotreprogrammed’initiationdestransfertsloyauxauxÉruditscommeEric,ilamisenpérillesystèmequinousapermisdecohabiterenpaixjusqu’ici.Puisjemerendscomptequeluidiretoutçareviendraitàl’accuserdetrahison,etrévéleraittoutcequejesais.Maxmeregarde,etjelisdeladéceptionsursonvisage.Jesaisqu’ilm’aimebien–plusqu’Eric,
entoutcas.Maismamèreavaitraisonhier:ilneveutpasdequelqu’uncommemoi,quelqu’unquiréfléchitparlui-même,prenddesinitiatives.Ilveutquelqu’uncommeEric,quil’aideraàinstaurerle
nouveauprogrammedesAudacieux,quiserafacileàmanipuler,toutbêtementparcequ’ilestsouslacoupedeJeanineMatthews,quelqu’unquiseravraimentdumêmebordquelui.Hier,mamèreaévoquédeuxvoiespossibles:êtreunpionpourlesAudacieuxoudevenirunsans-
faction.Maisilenexisteunetroisième:n’êtred’aucunbord.Vivresousleradar,librement.Voilàceque jeveux,au fond :m’émanciperde tousceuxquiveulentmefaçonner, lesunsaprès lesautres,pourapprendreàmefaçonnertoutseul.—Pourêtrefranc,monsieur,déclaré-jecalmement,jenecroispasquemaplacesoitici.Quandon
enadiscuté, jevousaiditque j’aimeraisdevenir instructeur,et jecroisqueplusçava,plus jemerendscomptequec’estcequimeconviendrait.—Eric,tupeuxnouslaisseruninstant,s’ilteplaît?demandeMax.Ericacquiesced’unsignedetêteetselèveenmasquantdifficilementsajubilation.Mêmesansle
voir, je serais prêt à parier ma première paye qu’il s’éloigne dans le couloir avec un petitsautillement.Maxselèvepourvenirs’asseoiràcôtédemoi,surlachaised’Eric.—J’espèrequetunedispasçaparcequejet’aireprochéd’êtreparanoïaque,medit-il.Si jeme
suispermiscette remarque,c’estparceque jem’inquiètepour toi. J’aieupeurque tune réagissessous l’effet de la pression, qu’elle t’empêche d’avoir les idées claires. Je pense toujours que tureprésentesuncandidatsérieux.Tuaslebonprofil,tuasdémontrédesaptitudespourtoutcequ’ont’a appris – et au-delà de ça, pour être franc, tu es plus sympathique que certains de nos autrescandidats les plus prometteurs, ce qui a aussi son importance dans le cadre d’une prochecollaboration.—Merci,dis-je.Maisvousavezraison,j’aidumalàsupporterlapression.Etelleseraitbienplus
fortesijedevenaisunchef.Maxhochelatêtetristement.—Bien…Nouveauhochementdetête.— Si tu préfères devenir instructeur, je vais arranger ça. Mais c’est un travail ponctuel. Où
voudrais-tutravaillerlerestedel’année?—Pourquoipasdanslasalledecontrôle?Jemesuisrenducomptequej’aimaisbientravaillersur
lesordinateurs.Enrevanche,jenesaispassij’apprécieraisautantlespatrouilles.—Entendu,meditMax.C’estcommesic’étaitfait.Mercid’avoirétéfrancavecmoi.Jemelève,passablementsoulagé.Luiparaîtinquiet,compatissant.Sansdouterunesecondedemes
raisonsnidemaparanoïa.—Maissiunjourtuchangesd’avis,ajoute-t-il,n’hésitepasàm’enparler.Ontrouveratoujoursà
employerutilementquelqu’uncommetoi.—Merci,répété-je.Etmêmes’ilestlepiretraîtreàsafactionquej’aiejamaisrencontréetqu’ilasansdoutesapartde
responsabilitédanslamortd’Amar,jenepeuxpasm’empêcherdeluiêtreunpeureconnaissantdemelaisserpartiraussifacilement.
+++
Ericm’attendderrièrel’angleducouloiretm’attrapeparlebrasaumomentoùjepassedevantlui.—Faisgaffe,Eaton,marmonne-t-il.Si tu laissessortir lapluspetite remarquesurmesrelations
aveclesÉrudits,ilvat’arriveruntrucdésagréable.—Pareilpourtoisitum’appellescommeçaencoreunefois.
—Jeseraibientôtl’undeteschefs,mesignale-t-ild’unairsatisfait.Etcrois-moi, jesurveilleraitrès attentivement ce que tu fais et la façon dont tu mets en œuvre mes nouvelles méthodesd’entraînement.—Tu sais qu’il ne t’aime pas ? Je parle deMax. Il préférerait se retrouver avec n’importe qui
plutôtquetoi.Bonnechancepourtirersurtalaisseparcequ’ilnetelaisserapasuncentimètredemoudansunsensouunautre.Jedégagemonbrasetjem’éloigneverslesascenseurs.
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—Pff…grogneShauna,tuparlesd’unejournée.—Ouais.On est assis au-dessus du gouffre, les pieds dans le vide. Le front contre la rambarde qui nous
protège de la chute, je sens l’écumeme chatouiller les chevilles chaque fois qu’une grosse vaguefrappelemur.Jeluiairacontémondépartdelaformationetlamenaced’Eric,maisjeneluiaipasparlédema
mère.Commentexpliqueràquelqu’unquesapropremèreestmorteetqu’elleestrevenueparmilesvivants?Toutemavie,onaessayédememanipuler.Marcusétaitletyrandenotrefoyeretriennesefaisait
sanssapermission.PuisMaxavoulumerecrutercommelarbindesAudacieux.Mêmemamèreavaitunplan pourmoi, celui deme rallier à elle pour que jem’oppose au systèmedes factions contrelequelelleestentréeenlutte,allezsavoirpourquoi.Etpilequandjepensaisavoiréchappéàtoutça,Ericmetombedessuspourmerappelerques’ildevientchefchezlesAudacieux,ilseralàpourmeteniràl’œil.Toutcequej’ai,enfait,cesontlespetitsmomentsderébellionquej’arriveàvoler,commequand
jecollectionnaisdestrucsramassésdanslaruechezlesAltruistes.LetatouagequeTorigravedansmon dos, celui qui pourrait m’identifier à un Divergent, n’en est qu’un nouvel exemple. Je vaisdevoirm’atteleràentrouverd’autres,d’autrespetitsmomentsdelibertédansunmondequimelesrefuse.—OùestZeke?demandé-je.—Jenesaispas.Jen’aipastropenviedetraîneravecluicestemps-ci.Jeluicouleunregardenbiais.—Tupourraissimplementluidirequ’ilteplaît,tusais.Jesuissûrqu’ilnes’endoutemêmepas.—Ça,c’estclair,ricane-t-elle.Maispeut-êtrequecequ’ilcherche,c’estuniquementpapillonnerde
filleenfille?Jenetienspasàcequ’ilmetraitecommeelles.—Çam’étonneraitbeaucoup,maisjecomprends.Onrestesilencieuxunmoment,àcontemplerl’eauquibouillonneànospieds.—Tuferasunboninstructeur,reprend-elleauboutdequelquesminutes.Tuasfaitdubonboulot
avecmoi.—Merci.—Vousêteslà!faitsoudainlavoixdeZekederrièrenous.Iltientparlegoulotunegrossebouteillepleined’unliquidebrun.—Venezvoir,j’aidécouvertuntruc!Shauna etmoi, on se regarde, on hausse les épaules et on se lève, et il nous conduit jusqu’aux
portesqui se trouventà l’autreboutde laFosse, cellesqu’ona empruntées juste après avoir sautédans le filet.Maisau lieudecontinuer toutdroit,Zekenous fait franchiruneautreporte–dont la
serrure tient grâce à du ruban adhésif –, prend un couloir plongé dans le noir total et monte unescalier.—Ondevraitarriverà…Aïe!—Pardon,jen’aipasvuquetut’arrêtais,ditShauna.—Uneminute,j’ysuispresque…Ilouvreuneporte,etleraidelumièrequifiltrenouspermetdedécouvriroùonest:del’autrecôté
dugouffre,àquelquesmètresau-dessusdel’eau.Au-dessusdenostêtes,laFosseparaîtseprolongerindéfinimentet lesgensquipassentprèsdelarambardesontminuscules, impossiblesàidentifieràcettedistance.Jeris.Zeke,probablementsanslevouloir,vientdenousoffrirunautredecespetitsmomentsde
rébellion.—Commentas-tudénichécetendroit?luidemandeShauna,visiblementstupéfaite,ensautantsur
unrocherunpeuplusbas.D’ici, on découvre un escalier qui monte jusqu’en haut de la paroi, et par lequel on pourrait
traverserlegouffred’unboutàl’autre.—Lafilleavecquijesuissorti,Maria,samèretravailleàlamaintenancedugouffre.Jenesavais
mêmepasqueçaexistait,ceboulot-là.Maisilfautcroirequesi.—Tunelavoisplus?demandeShaunaens’efforçantdeprendrel’airindifférent.—Nan,faitZeke.Quandjesuisavecelle,j’aijusteenviedevoird’autrescopains.Avouezquec’est
pasbonsigne.—Non,confirmeShaunad’untonplusenjoué.Jemelaisseglisserprudemmentsurlemêmerocherqu’elle.Zekes’assoitàcôtédenousetouvre
labouteille.—J’aiapprisquet’étaisplusdanslacourse,medit-ilenmelatendant.J’mesuisditquet’aurais
besoindeboireuncoup.—Ouais,fais-jeavantdeprendreunegorgée.—Considèrecetactedebeuverieenpubliccommeungros…(il faitungesteobscèneavecson
doigtendirectionduplafonddeverredelaFosse)enfin,tuvois,quoi,àMaxetEric.«EtàEvelyn»,ajouté-jepourmoi-mêmeenprenantunedeuxièmegorgée.—Endehorsdespériodesd’initiationoù je formerai lesnovices, je travailleraidans la sallede
contrôle,l’informé-je.—Génial!s’exclameZeke.Çavamefairedubiend’avoirunpote,là-bas.Iln’yenapasunqui
m’adresselaparole.— On dirait moi dans mon ancienne faction, dis-je en riant. Imagine que tu prennes tous tes
déjeunerssansquepersonnenet’accordejamaisunregard.—Ouch,faitZeke.Jepariequetuneregrettespasd’êtreici.Jeluireprendslabouteille, j’avaleunenouvellerasadedecetalcoolquimepiquelagorgeet je
m’essuielabouchesurledosdelamain.—Ouais,c’estclair,confirmé-je.Si les factions sedéchirent, commemamère semble le croire, je n’ai pas choisi le pire endroit
pour les regarder se détruire. Au moins ici, j’ai des amis pour me tenir compagnie quand ça seproduira.
+++
Lanuitvientde tomber.Levisagecachésousmacapuche, je traverseencourant lazonedessans-
faction, le longde sa frontièreavec le secteurAltruiste. J’aidûpasserpar le lycéepour retrouvermonchemin,maismaintenant,jesaisoùjesuis,jemesouviensdelaroutequej’aipriselejouroùjesuistombésurlesans-factiondansl’immeubleoùbrûlaitunmorceaudecharbon.J’arrivedevantlaporteparlaquellej’étaisressortietjefrappe.J’entendsdesvoixàl’intérieur,et
une fenêtre ouverte laisse échapper des odeurs de cuisine et la fumée d’un feu qui flotte dansl’impasse.Despas;quelqu’unvientvoirquiafrappé.Cettefois,lesans-factionporteuntee-shirtrougedeFraterneletunpantalonnoird’Audacieux.Ila
toujourssontorchonquipenddesapochearrière,lemêmequeladernièrefois.Ilentrouvrelaportejusteassezpourmevoir,pasdavantage.—Tiens,tiens,maisc’estqu’onachangé!fait-ileninspectantmatenued’Audacieux.Àquoidois-
jel’honneurdecettevisite?Macharmantecompagniet’aurait-ellemanqué?—Quandons’estvus,voussaviezdéjàquemamèreétaitenvie,dis-je.C’estpourçaquevous
m’avezreconnu,parcequevouslavoyezdetempsentemps.Etc’estcommeçaquevoussaviezcequ’elleaditsurla«passivité»quil’aamenéeàchoisirlesAltruistes.—Exact,confirme-t-il.Mais jemesuisditqueçan’étaitpasàmoide te l’apprendre.T’esvenu
exigerdesexcuses?—Non.Jesuisvenuluidéposerunmessage.Vousleluidonnerez?—Ouais,pasdeproblème.Jedoislavoirdansdeuxoutroisjours.Jesorsdemapocheunefeuilledepapierpliéequejeluitends.—Allez-y,lisezsivousvoulez,çanemegênepas.Etmerci.—Pasdequoi.Tuveuxentrer?Tucommencesànousressemblerplusqu’àeux,Eaton.Jedéclinel’invitationd’unsignedetête.Jereprendsl’allée,etentournantaucoin,jelevoisquidéplielafeuillepourlalire.
Evelyn,Unjour.Pastoutdesuite.4P.S.:Jesuisheureuxquetunesoispasmorte.
LETRAÎTREUNENOUVELLEANNÉE,unnouveaujourdesVisites.Ilyadeuxans,alorsquej’étaisnovice,j’aipassécettejournéeterrédanslasalled’entraînement
avecunsac,aprèsm’êtrepersuadéquelejourdesVisitesn’existaitpas.J’ysuisrestési longtempsquel’odeurdesueuretdepoussièrem’acolléàlapeaupendantdesjours.L’andernier,mapremièreannéed’instructeur,j’aifaitpareil,bienqueZekeetShaunam’aienttouslesdeuxinvitéàmejoindreàleursfamilles.Cetteannée,j’aimieuxàfairequetaperdansunsacenmelamentantsurmafamillepourrie.Jeme
rendsdanslasalledecontrôle.Je traverse la Fosse en esquivant les retrouvailles larmoyantes et les rires. Les familles peuvent
toujours se réunir le jour desVisites,même entremembres de différentes factions ;mais avec letemps,ellescessentsouventdelefaire.«Lafactionavantlesliensdusang»,onenrevienttoujourslà.Les familles de transferts se reconnaissent à leursmélangesvestimentaires.La sœurÉrudite deWillestenbleuclair,lesparentsSincèresdePeterportentdunoiretblanc.Jelesobservequelquesinstants,enmedemandantsicesonteuxquiontfaitdeluilapersonnequ’ilest.Maisjepensequ’engénéral,lapersonnalitédequelqu’unnes’expliquepasaussisimplement.Bien que je me sois fixé une mission, je prends le temps de m’arrêter au-dessus du gouffre,
accoudéàlarambarde.Desboutsdepapierflottentsurl’eau.Depuisquejesaisqu’ilyaunescaliertaillédanslapierredanslaparoid’enface,jelerepèretoutdesuite,ainsiquelaportedérobéequidébouchedessus.Jelâcheunpetitsourireenpensantauxnuitsquej’aipasséessurlesrochersavecZekeouShauna,parfoisàparler,parfoisjusteàécouterensilencelebruitdel’eau.J’entendsdespasquis’approchentetjeregardepar-dessusmonépaule.Trisarriveversmoi,bras
dessusbrasdessousavecuneAltruistevêtuedegris.NataliePrior.Jemeraidis,luttantcontrel’enviedeprendremesjambesàmoncou.Nataliesaitquijesuis,d’oùjeviens.Etsiellegaffait,ici,devanttoutlemonde?Non, elle ne peut pas me reconnaître. Je n’ai plus rien à voir avec le garçon qu’elle a connu,
efflanqué,voûté,perdudansdesvêtementstropgrands.Ellemetendlamainenarrivantàmonniveau.—Bonjour.Jem’appelleNatalie.JesuislamèredeBeatrice.Beatrice.Cenomneluivatellementpas.Jeluiserrelamain.Jen’aijamaisbeaucoupappréciéceriteAudacieux.Lesrèglessonttropfloues
;onnesaitjamaisàquelpointserrernipendantcombiendetemps.—Quatre,dis-je.Ravidevousrencontrer.—Quatre…répète-t-elleavecunsourire.C’estunsurnom?—Oui.(Jechangedesujet.)Votrefilles’ensortbien.Jesupervisesonentraînement.— Je me réjouis de l’apprendre. Je sais plus ou moins comment se passe l’initiation chez les
Audacieuxetj’étaisunpeuinquiète.JeregardeTrisducoindel’œil.Ellealesjouesroses,l’airheureux,commesilefaitdevoirsa
mèreluifaisaitdubien.Pourlapremièrefois,jevoisvraimentcombienelleachangédepuislejouroù elle est arrivée, tombant en roulé-boulé sur la plateforme en bois, si fragile qu’on pouvait sedemandercommentl’impactdesachutedanslefiletnel’avaitpasbrisée.Elleneparaîtplusdutoutfragile,aveclesdernièrestracesdecoupsqu’elleportesurlevisageetcettenouvelleassurancequ’il
yadanssafaçondesetenir,commesielleétaitprêteàaffrontern’importequoi.—Vousn’avezpasàvousinquiéter,dis-jeàsamère.Tris détourne les yeux. Je crois qu’ellem’en veut encore de lui avoir éraflé l’oreille avecmon
couteau.Cequisecomprend.—Votrevisagemerappellequelquechose,Quatre.Sa phrase pourrait passer pour une remarque en l’air si elle ne me regardait pas avec autant
d’insistance.—Jenevoisvraimentpaspourquoi,répliqué-je,avectoutelafroideurdontjesuiscapable.J’évite
autantquepossibledefréquenterlesAltruistes.Elleneréagitpascommejem’yattendais,parlasurprise,lapeuroulacolère.Ellesecontentede
rire.—Vousn’êtespasleseul,cesdernierstemps.Jeneleprendspaspersonnellement.Siellem’areconnu,ellenesemblepasdécidéeàledire.J’essaiedemedétendre.—Bon,jevouslaisseàvosretrouvailles.
+++
LesimagesdescamérasdesécuritéquidéfilentsurmonécranpassentduhalldelaFlècheaupuitsnoirdélimitéparquatretours,parlequellesnovicesfontleurentréechezlesAudacieux.Ungroupequis’estassembléautours’amuseàmontersur le filetetàsauterdessus,sansdoutepour testersasolidité.— Alors, c’est pas ton truc, le jour des Visites ? Je ne pensais pas te voir ici avant la fin de
l’initiation.Gus,monsuperviseur, a surgiderrièremonépaule,une tassedecaféà lamain. Iln’estpas très
vieuxmaislehautdesoncrâneestdéjàdégarni.Ilportelescheveuxtrèscourts,encorepluscourtsquelesmiens.Leslobesdesesoreillessontdéformés,élargispardesdisquesmétalliques.—Jemesuisditquejeferaisaussibiendem’occuperutilement.Surl’écran,jevoistoutlemondesehisserhorsdupuitsetseplacersurlecôté,lelongdestours.
Toutenhaut,unesilhouettes’approchelentementduborddutoit,courtsurquelquespasetsaute.Jesensmonestomactomberd’uncran,commesic’étaitmoiquimejetaisdanslevide,etlasilhouettedisparaîtdansletrou.Jenem’habitueraijamaisàregarderça.—Ilsontl’airdebiens’éclater,remarqueGusensirotantsoncafé.Bon,tuestoujourslebienvenu
icimêmeendehorsdetesheures,maiscen’estpasnonplusuncrimedes’amuserbêtement,Quatre.—Ilparaît,marmonné-jetandisqu’ils’éloigne.J’inspectelasalleduregard.Elleestpresquevide.LejourdesVisites,toutfonctionneenéquipes
réduites,généralement forméesdesplusâgés.Gusestvoûté sur sonécran, encadrédedeuxautresgarsquiobserventlesimages,lecasqueposédeguingoissuruneoreille.Etpuisilyamoi.Jetapesurunetouchepourfaireapparaîtrelesimagesquej’aimisesdecôtélasemainedernière.
OnyvoitMaxdanssonbureau,devantsonordinateur.Iltapeavecunseuldoigt,encherchantchaquetouche. Iln’yapasgrandmondechez lesAudacieuxqui sache tapercorrectement surunclavier ;Maxencoremoinsque lamoyenne,aprèsavoirpassébonnombred’années, àcequ’onm’adit, àpatrouiller le secteurdes sans-faction avecune arme. Il n’avait pasdûprévoir qu’il aurait un jourbesoindeseservird’unordinateur. Jemepenchevers l’écranpourvérifierque j’ainoté lesbonschiffres.Sic’estlecas,j’ailemotdepassedeMaxsurunboutdepapierdansmapoche.DepuislejouroùjemesuisaperçuqueMaxtravaillaitmaindanslamainavecJeanineMatthews,et
oùj’aicommencéàsoupçonnerqu’ilsétaientimpliquésdanslamortd’Amar,jechercheunmoyen
d’enquêterdeplusprès.J’enaitrouvéunenlevoyantentrersonmotdepassel’autrejour.084628.Çaal’airdecoller.Jeretournesurlesimagesdescamérasdesécurité,quejefaisdéfiler
jusqu’à celles du bureau deMax, avec le hall d’entrée dans le fond. Puis je tape sur la touche quiextrait ces images-là du défilement, pour que Gus et les autres ne les voient pas puisqu’ellesn’apparaîtront que sur mon écran. L’ensemble des images filmées est toujours partagé entre lespersonnesprésentesensalledecontrôle,desortequechacunobservequelquechosededifférent.Enprincipe,onn’aledroitd’enextrairequependantquelquessecondes,pourvérifierquelquechosedeprécis.Maisavecunpeudechance,çairavite.Jequittelasalleendirectiondesascenseurs.Les couloirs de la Flèche sont presque déserts. Ça va me simplifier les choses. Une fois au
neuvièmeétage,jemarched’unpassûrverslebureaudeMax.J’aicomprisquequandonfouine,ilvautmieuxéviterd’avoirl’airdefouiner.JetapotelacléUSBdansmapocheetjetourneàl’angleducouloir.Jepousse la portedupied–plus tôt dans la journée, une fois sûr queMaxétait parti lancer les
préparatifsdujourdesVisites, jesuispassédiscrètementmettredurubanadhésifsur laserrure.Jereferme la porte sans bruit et je gagne sonbureau enmebaissant, sans allumer la lumière. Jemedispenseaussidem’asseoirsursachaise,histoired’éviterqu’ils’aperçoivequ’ilaeudelavisite.L’écranmeréclameunmotdepasse.J’ai labouchesèche.Jesors lepapierdemapocheet je le
poseàplatsurlebureau.Jetape084628.L’écranréagit.Jen’arrivepasàcroirequeçamarche.Vite.SiGuss’aperçoitquej’aidisparu,quejesuisdanslebureaudeMax,jenesaispascequeje
dirai,quelleexcusecrédiblejedevraiinventer.J’insèrelacléUSBpourtransférersurl’ordinateurleprogrammequej’aicopiédessus.SousprétextedefaireuneblagueàZeke,j’aidemandéàLauren–l’instructricedesnovicesnatifs,quitravaillelerestedutempsdansl’équipetechnique–unlogicielquibasculelecontenud’unordinateursurunautre.Ellenes’estpasfaitprier–uneautrechosequej’aiappriseici,c’estquelesAudacieuxsonttoujourspartantspouruneblague,etqu’ilssoupçonnentrarementlesautresdementir.Quelquesmanipulations et le logiciel est installé, suffisamment enfoui dans l’ordinateur deMax
pourqu’iln’aitaucunechancedetomberdessus.JerempochelacléUSBavecleboutdepapiersurlequel j’aiécrit lemotdepasse,et je ressorsenveillantànepas laisserde tracesdedoigts sur laportevitrée.Tropfacile,medis-jeenretournantverslesascenseurs.D’aprèsmamontre,çanem’aprisquecinq
minutes.Sionmeposedesquestions,jepourraitoujoursdirequej’étaisauxtoilettes.Mais quand j’entre dans la salle de contrôle,Gus est devantmon ordinateur, les yeux rivés sur
l’écran.Jemefige.Depuiscombiendetempsest-illà?Est-cequ’ilm’avuentrerdanslebureaudeMax?—Quatre,me dit-il d’un ton sévère, pourquoi as-tu isolé ces images ? On n’est pas censés en
extrairedudéfilement,tulesaistrèsbien.—Je…(Mens!Maintenant!)J’aicruvoirquelquechose,lâché-je,sansconviction.Onaledroit,
quandonrepèrequelquechosed’anormal,non?Ils’approchedemoi.—Etpeux-tum’expliquerpourquoijeviensdetevoirsortirdecemêmecouloir?medemande-t-il
enmedésignantlefameuxcouloirsurmonordinateur.Magorgesenoue.—J’aicruvoiruntrucetjesuismontévérifier.Désolé,j’avouequej’avaisunpeubesoindeme
dégourdirlesjambes.
Ilm’observeensemordillantlajoue.Immobile,jesoutienssonregard.—Sijamaisturevoisquelquechosed’anormal,respecteleprotocole.Signale-leàtonsuperviseur,
quiest…qui,déjà?—Vous,complété-jeavecunpetitsoupir.Jedétestequ’onmeprennedehaut.—Gagné.Tuvois,quandtuveux…Franchement,Quatre,depuisplusd’unanquetutravaillesici,
ilnedevraitplusyavoirautantd’irrégularitésdanstonboulot.Nosrèglessonttrèsclaires,ilsuffitdelessuivre.C’estledernieravertissement.OK?—OK.Jemesuisfaitplusieursfoisremonterlesbretellesaprèsavoirsortidesséquencesdudéfilement,
pour suivre des rendez-vous deMax avec JeanineMatthews, ou avecEric. Jeme suis fait prendrepresqueàchaquefoisetçanem’ajamaisfournid’informationsutiles.— Bien, conclut-il d’un ton plus léger. Bonne chance avec les novices. Tu prends encore les
transferts,cetteannée?—Ouais,c’estLaurenquis’occupedesnatifs.—Dommage,me ditGus, tu aurais eumapetite sœur.À ta place, j’irais faire un truc pourme
détendre.C’esttranquille,aujourd’hui,ici.Etn’oubliepasderemettrecesimagesdanslecircuitavantdepartir.Ilretourneàsonordinateuret jedesserrelesdents.Jenem’étaismêmepasrenducomptequeje
crispaislesmâchoires.Lebasduvisagedouloureux,j’éteinsmonordinateuretjesors.J’aieudelachancedem’entirer.Maintenant que j’ai installé ce logiciel sur l’ordinateur deMax, je peux consulter chacunde ses
fichiersdansl’intimitérelativedelasalledecontrôle.Jepeuxenfindécouvrircequ’ilmijoteavecJeanineMatthews.
+++
Cettenuit-là,jerêvequejemarchedanslescouloirsdelaFlèche,seul,etqu’ilsn’enfinissentpas.Lavue des fenêtres est toujours lamême : des rails de voie ferrée surélevés qui serpentent entre dehautestours,sousunsoleilvoiléparlesnuages.Ilmesemblequejemarchependantdesheures,etquandjemeréveilleensursaut,j’ail’impressiondenepasavoirfermél’œildelanuit.Puisj’entendsfrapperàlaporte,etunevoixquicrie:«Ouvrez!»Cettescèneressembleplusàuncauchemarqueceluidontjeviensdem’échapper–jesuissûrque
cesontdessoldatsAudacieuxvenusmechercherparcequ’onadécouvertquej’étaisDivergent,quej’épieMax ou que je suis en contact avecmamère sans-faction depuis un an. Choses qui disent,chacuneàleurmanière:«traîtreàsafaction».Des soldats Audacieux venus pourme tuer…Mais en allant ouvrir, jeme rends compte que si
c’étaitlecas,ilsneferaientpasautantdebruit.EtjereconnaislavoixdeZeke.—Zeke,dis-jeenouvrant.C’estquoi,leproblème?T’asvul’heure?Ilesthorsd’haleineetdelasueurperlesursonfront.Ilavisiblementcouru.—J’étaisdegardedenuitensalledecontrôle,merépond-il.Ils’estpasséuntrucdansledortoir
destransferts.Jenesaispaspourquoi,mapremièrepenséeestpourelle,quimefixedesesgrandsyeuxdansun
recoindematête.—Ils’estpasséquoi?—Jet’expliqueraienroute.
J’enfilemeschaussuresetmavesteetjelesuis.—C’estl’Érudit.Leblond,meditZeke.Jeréprimeunsoupirdesoulagement.Cen’estpaselle.—Will?—Non,l’autre.—Edward.—C’estça,Edward.Ils’estfaitagresser.Aucouteau.—Ilestmort?—Non,maisilaunœilcrevé.Jem’arrête.—Quoi?Zekeconfirmed’unsignedetête.—Tuasprévenuqui?—Lesuperviseurdenuit.IlestalléinformerEric,quiaditqu’ils’enoccupait.—Benvoyons.Jeviresurladroite,àl’opposédudortoirdestransferts.—Oùtuvas?s’étonneZeke.—Edwardestdéjààl’infirmerie?demandé-jeenmeretournantpourm’éloigneràreculons.Zekefaitouidelatête.—AlorsjevaisvoirMax.
+++
L’enceintedesAudacieuxestassezcompactepourquejesacheoùviventlesgens.L’appartementdeMax est enfoui dans les couloirs du premier niveau, près d’une porte de service qui donnedirectement dehors, sur la voie ferrée. Jem’y rends d’un pas décidé, en suivant la lueur bleue del’éclairagedesécuritéalimentéparlegénérateursolaire.Jemartèlelaportemétalliqueàcoupsdepoing,réveillantMaxtoutcommeZekem’aréveillé.Au
boutdequelquessecondes,ilouvrebrusquementlaporte,piedsnus,lesyeuxhagards.—Qu’est-cequisepasse?—L’undemesnovicess’estfaitpoignarder.—Etc’esticiquetuviens?Personnen’aprévenuEric?—Si.C’estdeçaquejeveuxvousparler.Jepeuxentrer?Je lui passe sous le nez sans attendre sa réponse et j’entre dans son salon. Il allume la lumière,
révélantlebazarlepluseffrayantquej’aiejamaisvu:destassesetdesassiettessalesquitraînentsurlatablebasse,lescoussinsdusalonéparpillésdanstouslescoins,lesolgrisdepoussière.— Je veux que l’initiation redevienne ce qu’elle était avant qu’Eric n’en fasse une compétition,
déclaré-je,etjeneveuxpluslevoirdansmasalled’entraînement.—Tun’estimespassérieusementquec’estlafauted’Ericsiunnovices’estfaitattaquer?medit-il
encroisantlesbras.Niêtreenpositiond’exigerquoiquecesoit?—Si,c’estsafaute,biensûrquec’estsafaute!répliqué-je,plusfortquejen’enavaisl’intention.
S’ils n’étaient pas tous en train de se battre pour un nombre de places limité, ils ne seraient pasdésespérésaupointdes’enprendrelesunsauxautres!Àcrancommeilssont,pasétonnantqu’ilsexplosentàunmomentouàunautre!Maxgardelesilence.Ilal’airirritémaisnerejettepasd’officemonargument,cequiestundébut.—Alorsd’aprèstoi,cen’estpasl’agresseurquidevraitêtreconsidérécommecoupable?Cen’est
passafauteàlui,ouàelle,plutôtquecelled’Eric?—Si,biensûrqu’ilouelleestcoupable.MaisçaneseseraitjamaisproduitsiEric…—Tunepeuxpasenêtresûr.—Autantqu’onpeutl’êtrequandonaunpeudebonsens.—Parcequemoi,jen’enaipas?gronde-t-ild’unevoixsourde.ÇamerappellesoudainqueMaxn’estpasjustelechefAudacieuxquim’apprécie,pourdesraisons
quim’échappent,maisaussi le chefAudacieuxqui collaboreavec JeanineMatthews,qui anomméEricetquiasansdouteunrapportaveclamortd’Amar.—Cen’estpascequejevoulaisdire,l’assuré-jeenessayantdemecalmer.—Tudevraisprendresoindet’exprimeravecplusdeprécision,medit-ilens’approchantdemoi.
Ouquelqu’unpourraitfinirparcroirequetutepermetsd’insultertessupérieurs.Jenerépondspas.Ilserapprocheencore.—Ouqueturemetsencauselesvaleursdetafaction.Son œil injecté de sang se pose sur mon épaule, où les flammes des Audacieux dépassent de
l’encoluredemontee-shirt.Jefaisbienattentionàcacherlessymbolesdescinqfactionsquejemesuisfaittatouer,maissoudain,demanièretotalementirrationnelle,jesuisterrifiéàl’idéequ’ilpuisseêtreaucourant.Qu’ilsachecequeçaimplique:quejenesuispasunAudacieuxmodèle,quejenecroispasàlaprédominanced’unevertu,quejesuisunDivergent.—Ont’adonnéunechancedefairepartiedeschefs,reprendMax.Tuauraispeut-êtrepuéviterce
malheureux événement si tu ne t’étais pas dégonflé comme un lâche. Mais tu t’es dégonflé !Maintenant,c’estàtoid’enassumerlesconséquences.Sonâgeselitsursonvisage.Iladesridesquin’étaientpaslàl’andernieretsapeaumateapris
uneteintegrisâtre.—EtsiEricestaussiimpliquédansl’initiation,c’estparcequeturefusaisd’appliquersesordres
l’annéedernière.C’est vrai. L’an dernier, dans la salle d’entraînement, je stoppais tous les combats avant que les
blessuresnedeviennenttropsérieuses,malgrél’ordred’Ericstipulantqu’ilsnedevaientcesserquequand l’un des adversaires n’était plus en état de continuer. Ça a failli me coûter mon posted’instructeur.Jenel’aiconservéquegrâceàl’interventiondeMax.—Etjet’aidonnél’occasiondeterattraper,sousunesupervisionrapprochée,maisc’estencoreun
échec,conclutMax.Tuesallétroploin.J’ai transpiré en courantpourvenir, et cette sueur est soudainglacée. Il fait unpas en arrière et
rouvrelaporte.—Sorsdechezmoietdébrouille-toiavectesnovices.Tun’asplusdroitaumoindrefauxpas.—Oui,monsieur,marmonné-je.Etjerepars.
+++
Lelendemainàl’aube,alorsquelesoleillevantenvoiesespremiersrayonsàtraversleplafonddeverredelaFosse,jevaisvoirEdwardàl’infirmerie.Latêtebandéeauniveaudel’œil,iln’aniungeste ni une parole. Je reste assis près de lui sans rien dire, à regarder lesminutes s’égrener surl’horlogemurale.J’aiagicommeunimbécile.Jemesuiscruinvincible,convaincuqueledésirdeMaxdemefaire
nommer chef ne faiblirait jamais, que fondamentalement, il me faisait confiance. J’ai manqué delucidité.Maxn’ajamaisrecherchéautrechosequ’unpion;mamèrem’avaitprévenu.
Jenepeuxpasêtreunpion.Maisjenesaispastropcequejedoisêtreàlaplace.+++
LedécorplantéparTrisPriorauneespècedebeautésinistre,avecsonsoleiljaunetirantverslevertetdel’herbejaunequis’étendàpertedevue.C’est étranged’assister à la simulationdepeurdequelqu’und’autre.Çamemetmal à l’aisede
forcerquelqu’unàs’exposerenpositiondevulnérabilité,mêmequandc’estquelqu’unquejen’aimepas.Chaqueêtrehumainadroitàsessecrets.Observerlespeursdemesnoviceslesunesaprèslesautresmemetàvif,commesimapeauavaitétépasséeaupapierdeverre.DanslasimulationdeTris,pasunbrind’herbenebouge.Onpourraitcroirequ’ils’agitd’unrêve
etnond’uncauchemarsil’airn’étaitpasaussiimmobile–maispourmoi,cettefixiténepeutvouloirdirequ’unechose:lecalmeavantlatempête.Uneombreremuesurl’herbeetungrosoiseaunoirseposesursonépauleenplantantsesserres
danssontee-shirt.J’aidespicotementsdanslesdoigtsenrepensantàlamainquej’aiposéesurcetteépaulequandelleestentréetoutàl’heure,augestequej’aieupourécartersescheveuxdesoncouavantdeluifairel’injection.Ridicule.Irréfléchi.Elle frappe l’oiseauplusieurs foiset toutexplose : le tonnerregronde, leciel s’assombrit,pasà
cause de nuagesmais d’unenuéede corbeauxqui s’abattent telle une avalanche, volant de concertcommelesélémentsd’unmêmeesprit.Lebruitdesescrisestlepirebruitaumonde–elleappelledésespérémentàl’aide,etjevoudrais
désespérémentl’aider,mêmesijesaisquelasituationn’estpasréelle.Jelesais!Les corbeaux continuent d’affluer, ils l’encerclent et l’enterrent vivante sous leurs plumes. Elle
hurleà l’aideet jenepeuxpas l’aideret jeneveuxplus regarderça, jeneveuxpas regarderunesecondedeplus.Soudain,ellecessedesedébattre,s’allongedansl’herbe,sedétend.Sielleamal,ellenelemontre
pas,elleselaisseallerenfermantlesyeux,etquelquepart,c’estencorepirequesescris.Puisc’estfini.Elle se projette en avant dans le fauteuil métallique, se frappe partout pour chasser les oiseaux
fantômes.Puiselleserouleenbouleetsecachelevisage.Jetendslamainpourlaposersursonépaule,larassurer,etellemefrappeavecviolence.—Nemetouchepas.—C’estfini,dis-jeavecunegrimacededouleur.Ellen’apasdûserendrecomptedesaforce.Jeluicaresselescheveux,parcequejesuisstupide,etlourd,etstupide…—Tris.Ellesecontentedesebercerd’avantenarrière.—Tris,jevaisterameneraudortoir,OK?—Non!Jeneveuxpasqu’ilsmevoient…Pascommeça…Voilàcequecréelenouveausystèmed’Eric:unefillecourageusevientdesurmonterl’unedeses
pirespeursenmoinsdecinqminutes,uneépreuvequiexigeenmoyenneplusdudoubledetemps,etelle est terrifiée à l’idée de sortir dans les couloirs et de dévoiler une once de faiblesse ou devulnérabilité.TrisestuneAudacieusepureetdure,danscettefactionqui,elle,nel’estplusvraiment.—Oh,onsecalme…dis-jeavecplusd’impatiencequejen’enressens.Jetefaispasserparlaporte
dederrière,çateva?—Jen’aipasbesoinquetu…
Sesmainstremblentalorsmêmequ’ellerepoussemonoffreavecunhaussementd’épaules.—Nesoispasridicule.Jeluiprendslebraspourl’aideràselever.Elles’essuielesyeuxtandisquejel’entraîneversla
porte du fond.Un jour, c’est Amar quim’a fait passer par cette porte pourme raccompagner audortoircontremongré,commec’estsansdoutelecasdeTrisaujourd’hui.Commentpeut-onvivredeuxfoislamêmescène,dansdeuxpositionsdifférentes?Danslecouloir,elleretirevivementsonbrasetmeregardedroitdanslesyeux.—Pourquoitum’asfaitça?Àquoiçat’avance?Onnem’avaitpasprévenuequ’enchoisissantles
Audacieux,jesignaispourdessemainesdetorture!Si elle était n’importe quel autre de mes novices, je l’aurais déjà remise à sa place une bonne
dizainedefoispourinsubordination.Jemeseraissentimenacéparsesattaquespermanentessurmapersonnalité,etj’auraisessayédematerbrutalementsesrévoltes,commeavecChristinalepremierjourdel’initiation.MaisTrisagagnémonrespectensautantlapremièredanslefilet,enmedéfiantdès son premier repas ici, en ne se laissant pas démonter par la sécheresse demes réponses auxquestions,enprenantladéfensed’Aletenmefixantdanslesyeuxalorsquejelançaisdescouteauxsurelle.Ellen’estpasmasubordonnée,enrien.—Tucroyaisquesurmonterlalâcheté,ceseraitfacile?demandé-je.—Cen’estpasça,surmontersalâcheté!Lalâcheté,çaconcerneleschoixqu’onfaitdanslavraie
vie,etdanslavraievie,jenemefaispasboufferpardescorbeaux,Quatre!Elleseremetàpleurer,maisjesuistropfrappéparsesparolespourêtregênéparseslarmes.Elle
n’apprendpaslesleçonsqu’Ericveutluienseigner,maisd’autres,plussages.—Jeveuxrentrerchezmoi.Jesaisoùsontsituéeslescamérasdanscecouloir,etj’espèrequ’aucunen’aenregistrécequ’elle
vientdedire.—Êtreenmesuredepenserquandonest terrifié,dis-je, c’estune leçonque tout lemondedoit
apprendre,mêmetafamilledePète-sec.Je nourris des doutes sur de nombreux aspects de l’initiation des Audacieux, mais pas sur les
simulations;c’estlemoyenleplusefficaced’affronterlessiennesetdelessurmonter,bienplusquelelancerdecouteauoulescombats.—C’estçaqu’ontentedet’inculquer.Situn’yarrivespas,tunepourraspasresterici,parcequ’on
nevoudrapasdetoi.Jeneprendspasdegants,parcequejesaisqu’ellepeutencaisser.Etaussiparcequejenesaispas
faireautrement.—J’essaie!Maisjen’aipaspu.Jenepeuxpas.J’aipresqueenviederire.—Combiendetempscrois-tuquetuaspassédanscettehallucination,Tris?—Jenesaispas.Unedemi-heure?—Troisminutes.Tuasmistroisfoismoinsdetempsquelesautresnovices.C’esttoutsaufnul.«TupourraisbienêtreuneDivergente»,pensé-je.Maiscommeellen’arienfaitpourmodifierla
simulation,jen’aipasdecertitude.Sansdouteest-ellesimplementextrêmementcourageuse.Jeluisouris.—Tuverras,demain,tuserasmeilleure.—Demain?Elle s’est un peu calmée. Je pose unemain dans son dos, juste sous l’épaule, et on se remet en
marche.
—C’étaitquoi,tapremièrehallucination?medemande-t-elle.—Çan’étaitpas«quoi»,mais«qui».Avantd’avoirachevémaphrase,jesongequej’auraispuluiindiquermonpremierobstacledans
monpaysagedespeurs,levertige,mêmesiçanerépondpasexactementàsaquestion.Maisavecelle,jen’arrivepasàdosercequejediscommeaveclesautres.Àdéfautdesavoirmetaire,jeterminesurunebanalité,l’espritembrouilléparlecontactdesondos:—Çan’apasd’importance.—Ettuassurmontécettepeur-là?—Toujourspas.Onestarrivésdevant ledortoir.Lecheminnem’a jamaisparuaussi rapide. Je fourre lesmains
dansmespochespourm’empêcherderefairejenesaisqueltrucidiotavec.—Jen’yarriveraipeut-êtrejamais.—Alors,ellesnes’envontpas?—Quelquefois,si.Etquelquefois,ellessont remplacéespard’autres.Mais lebutn’estpasdese
débarrasserdetoutessespeurs.C’estuneillusion.Lebutestdelescontrôler,d’apprendreànepluslessubir.C’estçaquiestimportant.Elle hoche la tête. Je ne sais pas ce qui l’a poussée à choisir les Audacieux, mais si je devais
deviner, jediraisquec’est la liberté.LesAltruistes auraient étouffécette étincellequ’ily a enellejusqu’àl’éteindre.LesAudacieux,avectousleursdéfauts,l’ontattiséeetchangéeenflamme.— Cela dit, ajouté-je, nos vraies peurs sont rarement telles qu’elles apparaissent dans les
simulations.—Commentça?—Tuasvraimentlatrouilledescorbeaux?Quandtuenvoisun,tutesauvesenhurlant?—Non.Tuasraison.Elle s’approche de moi. J’étais plus tranquille quand il y avait davantage d’espace entre nous.
Encoreunpeuplusprèsetjenepensequ’àlatoucher.J’ailabouchesèche.Ilnem’arrivequasimentjamaisdepenserauxgens,auxfillesplusexactement,souscetangle-là.—Alorsdequoij’aipeur,envrai?demande-t-elle.—Jenesaispas.Iln’yaquetoiquipuissesledécouvrir.—Jen’imaginaispasqueceseraitsidifficilededeveniruneAudacieuse.Jemeréjouisqu’ellemefournisseunnouveausujet;çamedistrairadel’idéequ’ilseraitsifacile
decalermamainaucreuxdesesreins.—Ilparaîtqueçan’apastoujoursétécommeça.Jeveuxdire,d’êtreunAudacieux.—Qu’est-cequiachangé?—Leschefs.LesrèglesdecomportementchezlesAudacieuxsontétabliesparceuxquicontrôlent
la formation. Il y a six ans,Maxet les autres chefsontmodifié lesméthodespour les rendrepluscompétitives,plusbrutales.Avant,lescombatsn’occupaientqu’unepartnégligeabledel’entraînement,etiln’étaitpasquestion
desebattreàmainsnues.Lesnovicesportaientdesprotectionsrembourrées.L’accentétaitmissurlaforcephysiqueetlatechnique,etsurl’espritdefraternitéentrenovices.Plusrécemment,quandj’étaisnovice,çasepassait tou-joursmieuxqu’aujourd’hui ;pasd’éliminatoires, tous lesnovices avaientleurplaceàlafindel’initiation,etlescombatscessaientsursimpledemandedel’undesadversaires.—L’objectifétaitsoi-disantdemettreàl’épreuvelaforcedesgens.Etçaachangél’ensembledes
prioritésdesAudacieux.Devinequiestlenouveauprotégédeschefs.Elledevinetoutdesuite,biensûr.
—Situesarrivépremier,Ericestarrivéàquelleplacedansleclassement?—Deuxième.—Donciln’auraitpasdûêtredésignéchef.Iln’étaitqu’undeuxièmechoix.C’esttoiquiauraisdû
l’être.Maligne.Jenesaispassij’étaisvraimentlechoixinitial,maisj’auraisclairementfaitunmeilleur
chefqu’Eric.—Qu’est-cequitefaitpenserça?—Sonattitudelepremiersoiraudîner.Ilsecomportaitcommequelqu’undejaloux,alorsmême
qu’ilaeucequ’ilvoulait.Jen’avais jamaisenvisagé leschosessouscetangle.Eric, jaloux?Dequoi?Jene luiai jamais
rienpris,jen’aijamaisreprésentéunevraiemenacepourlui.C’estluiquinousaremplacés,Amaretmoi.Maispeut-êtrequ’ellearaison,quejen’aipasmesurésafrustrationd’arriverdeuxièmederrièreunPète-sec,aprèstoutlemalqu’ils’étaitdonné,oudufaitqueMaxmeprivilégiepourunpostepourlequelilétaittoutdésigné.Triss’essuielevisage.—Çasevoitquej’aipleuré?Laquestionmeparaîtpresquedrôle.Ses larmesontdisparuquasimentaussivitequ’ellesétaient
venueset ellea retrouvé son teintclair, sesyeux limpideset sescheveux lisses.Commesi riennes’étaitpassé–commesiellenevenaitpasdepassertroisminutessubmergéeparlaterreur.Elleestplusfortequejel’étais.—Voyons…Jemepencheversellepourl’examiner,commepourplaisanter,saufquejeneplaisantepasetque
jemetienstoutprèsd’elle,respirantlemêmeairqu’elle.—Non,Tris.Tuasl’air…(j’emprunteuneexpressiond’Audacieux)d’unedureàcuire.Elleaunpetitsourire,etmoiaussi.
+++
—Salut,me fait Zeke d’un ton endormi, la tête appuyée sur son poing.Tume remplaces ? Ilmefaudraitdelacollepourgarderlesyeuxouverts.— Désolé, mais j’ai juste besoin d’un ordinateur. T’es au courant qu’il n’est que vingt et une
heures,j’imagine?Ilbâille.—Çamefaitceteffet-làquandjem’ennuiecommeunratmort.Bonnenouvelle,j’aibientôtfini.J’adorel’ambiancedelasalledecontrôlelanuit.Iln’yaquetroiscontrôleurs,etleseulbruitestle
ronronnementdesordinateurs.Jenevoisqu’unmincecroissantdeluneparlafenêtre,toutleresteestplongédanslenoir.Cen’estpasévidentdetrouveruncointranquilledansl’enceintedesAudacieux,etc’estdanslasalledecontrôlequej’yparviensleplussouvent.Zekeseretourneverssonécran.Jem’assoisquelquesplacesplusloinetjetourneunpeul’écran
versmoi.J’ouvreunesession,enmeservantdufauxnomd’utilisateurquej’utilisedepuisplusieursmoispourquepersonnenepuisseremonterjusqu’àmoi.Une fois connecté, j’ouvre le programme qui me permet de consulter les fichiers de Max à
distance.Ilmetunesecondeàs’activer,puisc’estcommesij’étaisassisàsonbureau.Je travaille vite, méthodiquement. Comme il nomme ses fichiers avec des nombres, je dois les
ouvrir tous, fautedepouvoirdéduirecequ’ilscontiennent.Laplupart sontanecdotiques,des listesd’Audacieuxetdescalendriersd’événements.Jelesrefermeaussitôt.
Jem’enfonce dans les dossiers, fichier par fichier, et je finis par tomber sur quelque chose debizarre.Une listedefournitures,maisquineconcerneni lanourriture,ni l’habillement,ni rienenrapport avec le quotidien des Audacieux. Il s’agit d’armes. De seringues. Et d’un mystérieux «sérumD2».Jenepeuximaginerqu’unechosequinécessitequelesAudacieuxs’équipentd’autantd’armes:une
attaque.Maiscontrequi?Lestempesbattantes,jebalaielapièceduregard.Zekejoueàunpetitjeuvidéoqu’ilaconçului-
même. Le deuxième opérateur est affalé sur le côté, les yeux mi-clos. Le troisième tournedistraitementsapailledanssonverreenregardantparlafenêtre.Personnenes’occupedemoi.J’ouvrelesfichierssuivants.Aprèsquelquesessaisinfructueux,jetombesurunecarte.Lesseules
indicationsqu’elleporteétantdeschiffresetdeslettres,jenecomprendspastoutdesuitecequ’ellereprésente.J’ouvreunecartede laville tiréede labasededonnéespourcomparer lesdeux,et jeme laisse
allerenarrièrecontremondossierendécouvrantsurquellesruesestcentréelacartedeMax.LesecteurdesAltruistes.L’attaqueseradirigéecontrelesAltruistes.
+++
Biensûr.C’estuneévidence.Quid’autreMaxetJeanineprendraient-ilslapeined’attaquer?C’estauxAltruistesqu’ilsenveulent,etcen’estpasnouveau.J’auraisdûlecomprendrequandlesÉruditsontrendupubliquel’histoiresurmonpère,marietpèredénaturé.Laseulechosevraiequ’ilsaientécrite,àmaconnaissance.Zekemetapotelajambeduboutdupied.—J’aifini.Onvasecoucher?—Non,dis-je.J’aibesoind’unverre.Ça le réveille. Ce n’est pas tous les soirs que je décide d’abandonnerma vie d’ermite pourme
laisserallerauxvicesdesAudacieux.—Jesuistonhomme!s’exclame-t-il.Jefermeleprogramme,moncompte,tout.J’essaiedelaisserl’informationsurl’attaquederrière
moiaveclereste,letempsdetrouverquoienfaire,maisellemepoursuitdansl’ascenseurettoutlelongducheminjusqu’aubasdelaFosse.
+++
J’émergedelasimulationavecunpoidssurl’estomac.J’enlèvelesélectrodescolléessurmonfrontet jeme lève.Haletante, lesmains tremblantes, elle sedébat encoreavec la sensationqu’elle va senoyer.Jel’observeunmomentencherchantmesmots.—Quoi?medemande-t-elle.—Commentas-tufaitça?—Quoi?—Briserleverre?—J’ensaisrien.Jeluitendslamainenhochantlatête.Elleselèvesansdifficulté,maisenfuyantmonregard.Ilya
unecamérajusteenfacedenousdanslasalle.Unemainautourdesoncoude,jel’entraînedehors,dansunanglemortoùjesaisqu’onnerisquerapasd’êtreobservés.—Qu’est-cequ’ilya?s’énerve-t-elle.
—TuesuneDivergente.Jen’aipasété trèssympaavecelleaujour-d’hui.Hier soir, je l’aicroiséeavecsesamisprèsdu
gouffre,etsous l’effetd’uncoupdefoliepassager–oude l’alcool–, jemesuispenché tropprèspour lui dire qu’elle était jolie. J’ai peur d’être allé un peu loin. Et je suis encore plus inquietmaintenant,maispourd’autresraisons.Elleabriséleverre.C’estuneDivergente.Elleestendanger.Ellemedévisage.Puiselles’adosseaumur,dansuneposenonchalantepresquecrédible.—C’estquoi,unDivergent?—Nefaispasl’idiote.J’aidéjàeudesdoutesladernièrefois,maislà,c’estclair.Tuasmanipuléla
simulation; tuesuneDivergente.Jevaiseffacerl’enregistrement,maissi tunetienspasàfiniraufond du gouffre, tu as intérêt à le cacher pendant les exercices. Maintenant, si tu veux bienm’excuser…Je retournedans la sallede simulationen refermant laportederrièremoi.Enunclind’œil, j’ai
effacé les images – il suffit d’appuyer sur quelques touches et hop, tout est propre. Je vérifie sondossierpourm’assurerqu’ilnerestequelesdonnéesdelapremièresimulation.Ilnemeresteplusqu’àexpliqueroùsontpasséescellesdecettesession-ci.ÀtrouverunmensongeplausiblepourMaxetEric.Envitesse,jesorsmoncanifetjel’insèreentrelespanneauxquirecouvrentlacartemèrepourles
écarter.Puisjevaisàlafontaineàeauetjemeremplislabouche.Deretourdanslasalle,jerecrachedoucementunpeud’eaudansl’intersticeentrelespanneaux,je
reprendsmoncanifetj’attends.Uneminute plus tard, l’écran s’assombrit.Le siège desAudacieux est unegrotte humide– c’est
dingue,çafuitdepartout,ici.+++
J’étaisàboutderessources.J’aicontactémamèreparlebiaisdusans-factionquim’adéjàservidemessagerladernièrefois.
Je lui ai donné rendez-vous dans le dernier wagon du train qui passe à vingt-deux heures quinzedevantlesiègedesAudacieux.Jesupposequ’ellesaurametrouver.Assisdosàlaparoiduwagon,jeregardedéfilerlaville.Lestrainsdenuitsontpluslentsqueceux
dejour;onvoitmieuxlafaçondontl’architecturesemodifieàmesurequ’onapprocheducentre-ville,oùlesimmeublesdeviennentplushauts,plusétroits,oùlestoursdeverresemêlentauxbâtissesenpierrepluspetitesetplusanciennes.Commesiplusieursvilless’étaientsuperposées,coucheaprèscouche.Quandletrainatteintlesquartiersnord,jevoisquelqu’uncourirlelongduquai.Jemelèveenme
tenant à la poignée et Evelyn déboule dans lewagon, vêtue d’une veste d’Audacieuse, d’une robed’ÉruditeetdebottesdeFraternelle.Sescheveuxattachésaccentuentencorelasévéritédesonvisage.—Salut,medit-elle.—Salut.—Chaquefoisquejetevois,tuesplusgrandquelafoisd’avant.Jesupposequeçanesertàrien
detedemandersitumangescorrectement.—Jepourraisteposerlamêmequestion,répliqué-je,maispourd’autresraisons.Jesaisqu’ellenesenourritpasbien.C’estunesans-faction,etlesAltruistes,soumisàlapression
desÉrudits,neleurapportentpluslemêmesoutienqued’habitude.
Jeluitendsmonsacàdos,bourrédeboîtesdeconservequejesuisallépiocherdansnosréserves.—C’estjustedelasoupeetdeslégumes,maisc’estmieuxquerien,précisé-je.—Quiaditquej’avaisbesoindetonaide?medemandeprudemmentEvelyn.Jemedébrouilletrès
bientouteseule,figure-toi.— C’est pas pour toi, c’est pour tes gringalets d’amis. À ta place, je ne refuserais pas de la
nourriture.—Jenelarefusepas,dit-elleenprenantlesac.Jen’aipasl’habitudequetutesouciesdemoi,c’est
tout.C’estunpeudéroutant.—Jeconnaisça,rétorqué-jefroidement.Tuasmiscombiendetempsavantdetedemanderceque
jedevenais?Septans,c’estça?Ellesoupire.—Situm’asdemandédevenirpourrepartirlà-dessus,jecroisquejenevaispasm’attarder.—Non,cen’estpaspourça.Enfait,jen’avaisaucuneintentiondelacontacter,maisjesavaisquejenepouvaispasparleràun
Audacieux du projet d’attaque contre lesAltruistes – je nemesure pas bien leur degré de loyautéenversleurfactionetsapolitique.Pourtant,ilfallaitquejelediseàquelqu’un.Ladernièrefoisquej’ai parlé à Evelyn, elle semblait être au courant de choses que j’ignorais. Je me suis dit qu’ellesauraitpeut-êtrecommentm’aider,avantqu’ilnesoittroptard.Çacomporteunrisque,maisjenevoispasquoifaired’autre.—J’aigardéunœilsurlesfaitsetgestesdeMax,cesdernierstemps,dis-je.Tum’avaisditqueles
ÉruditsétaientenrelationaveclesAudacieux,ettuavaisraison.Ilstrafiquentquelquechose.MaxetJeanine,etjenesaisquid’autre.Je luiexpliqueceque j’ai trouvédans l’ordinateurdeMax.Je lui raconteceque j’aiobservé, le
comportementdesÉruditsvis-à-visdesAltruistes,lesrapportsécritsqu’ilsfontsureux,lafaçondontilsempoisonnentlecerveaudesAudacieuxcontrenotreanciennefaction.Quand j’ai terminé, elle ne manifeste aucune surprise, ni même de l’inquiétude. Je ne sais pas
commentinterprétersonexpression.Aprèsunsilence,ellemedemande:—Tusaisquandçaauralieu?—Non.—Tuasdeschiffres?Surlenombredepersonnesqu’ilscomptentenvoyer,parexemple?Tusais
oùilspensentlesrecruter?—Non,aucuneidée,avoué-je,unpeuirrité.Etàvraidire,jem’enfiche.Quelquesoitlenombre
derecrues,lesAltruistesseferontécraserenquelquessecondes.Ilssonttotalementincapablesdesedéfendre.Mêmes’ilslepouvaient,ilsn’essaieraientmêmepas,enplus.— Je savais que quelque chose se préparait, dit Evelyn, le front plissé. Les lumières restent
allumées en permanence au siège des Érudits, maintenant. Ça montre qu’ils ne craignent plus des’attirerdesennuisauprèsdeschefsducon-seil…etqu’ilssontdeplusenplusdanslacontestation.—Bon,commentonlesprévient?—Quiça?—LesAltruistes!m’emporté-je.CommentonprévientlesAltruistesqu’ilsvontsefairetuer,etles
Audacieuxqueleurschefsconspirentcontreleconseil,etles…Jem’interromps.Evelynresteimmobile,lesbraslelongducorps,levisageneutre.«Notreville
change, Tobias. »Voilà ce qu’ellem’a dit la première fois qu’on s’est revus. «D’ici peu, tout lemondedevrachoisirsoncamp.»— Tu le savais, articulé-je lentement, en m’efforçant de digérer la vérité. Tu savais qu’ils
projetaientquelquechosedecegenre,etdepuisunmoment.Tul’attendais.Tul’espérais.—Jen’aiaucuneaffectionpour lesAltruistes.Jenetienspasàcequ’ilscontinuentàgérercette
ville et ceuxquiyvivent.Ni eux,ni aucuneautre faction.Siquelqu’un seproposed’éliminermesennemis,cen’estpasmoiquivaisl’enempêcher.—Jen’arrivepasàycroire.IlsnesontpastouscommeMarcus,Evelyn!Ilssontsansdéfense!—Situlescroissiinnocents,c’estquetunelesconnaispas,réplique-t-elle.Moi,jelesconnais.
J’aivuleurvraivisage.Elleaparléd’unevoixbasse,gutturale.—Commentcrois-tuquetonpèreaputementirtoutescesannées?EtlesautresAltruistes,ilsne
l’ontpasaidé?Ilsn’ontpasentretenucemensonge?Ilssavaientquejen’étaispasenceinte,quelemédecinn’avaitpasétéappelé,qu’iln’yavaitpasdecorps.Est-cequeça lesaempêchésde tedirequej’étaismorte?Jen’yavaisjamaisréfléchi.Iln’yavaitpasdecorps.Etpourtant,touscesgensassischezmonpère
cematin-là, et le lendemain soir à l’enterrement, ont joué le jeu pourmoi et pour le reste de lacommunauté,affirmantparleursilence:«Personnenepartiraitdecheznousdesonpleingré.Quiferaitunechosepareille?»Jenedevraispasêtreaussisurprisdedécouvrirqu’unefactionpeutêtrepleinedementeurs.Ilfaut
croirequeparcertainscôtés,j’aigardémanaïvetéd’enfant.Maislà,ellevoleenéclats.—Réfléchis,poursuitEvelyn.As-tuvraimentenvied’aiderdesgenscapablesdedireàunenfant
quesamèreestmorterienquepoursauverlaface?Oupréférerais-tuqu’ilsperdentleurpouvoir?Ces innocents Altruistes, toujours dévoués, toujours à hocher poliment la tête, je pensais qu’il
fallaitlessauver.Maiscesmenteurs,quim’ontplongédanslapeine,quim’ontabandonnéauxmainsd’unhomme
quimefaisaitdumal,doivent-ilsl’être?Jen’arrivepasàlaregarderdanslesyeux.Jeprofitequ’untrainpasselelongduquaipourysauter
sansmeretourner.+++
—Neleprendspasmal,maistuasvraimentunesaletête,aujourd’hui.Shaunaposesonplateausurlatableets’affalesurunechaiseàcôtédemoi.J’ailasensationquela
conversationd’hieravecmamèreaprovoquéunesorted’explosionassourdissante,etdepuis, tousles autres bruits sont étouffés. J’ai toujours su quemon père était cruel.Mais j’ai toujours cru àl’innocencedesautresAltruistes;aufond,jemesuistoujoursjugéfaibled’êtreparti,unpeucommesij’avaistrahimespropresvaleurs.Maintenant,ondiraitquequoiquejedécide,jetrahiraiquelqu’un.SijeprévienslesAltruistes,je
trahislesAudacieux.Sijenelesprévienspas,jetrahismonanciennefaction,pourladeuxièmefois,et bienplusgravementque lapremière. Jevais êtreobligédeprendreunedécision et çame rendmalade.J’aiaffrontéla journéed’aujourd’huidelaseulemanièrequejeconnaisse : jemesuis levéet je
suisallétravailler.J’aiaffichélesclassements–quiontétéunesourcedeconflit,Ericprivilégiantlarégularitéetmoi, lesprogrès.Jesuisvenuàlacafétéria.J’aiaccomplitouslesgestesduquotidienparpurautomatismemusculaire.—Alors,tumangesoupas?medemandeShaunaenmontrantmonassiettepleine.Jehausselesépaules.
—Chaispas.Voyantqu’ellevamedemandercequinevapas,jechangedesujet:—EtpourLynn,commentçasepasse?—Tuesmieuxplacéquemoipourlesavoir.C’esttoiquivoissespeursettoutça.Jemedécideàmanger,ensilence.—Queleffetçafait?medemande-t-elleprudemmentenhaussantunsourcil.Devoirlespeursdes
autres,jeveuxdire.—Tusaisquejen’aipasledroitd’enparler.—C’estunerègledesAudacieuxouunerègleàtoi?—Qu’est-cequeçachange?Ellesoupire.—C’estjustequeparmoments,j’ail’impressiondenepasconnaîtremasœur.Onterminenotrerepasensilence.C’estcequej’aimelepluschezShauna:ellen’éprouvepasle
besoinderemplirlesvides.Alorsqu’onsortdelacafétéria,Zekenoushèledepuisl’autreboutdelaFosse:—Hé!Çavousditd’allercognersuruntruc?Ilfaittournoyerunrouleaudebandageautourdesonindex.—Oui!répond-onenchœur.Onprendladirectiondelasalled’entraînement,etShaunaenprofitepourluifaireunrapportsur
sasemaineàlaClôture:—Avant-hier, lecrétinquipatrouillaitavecmoiapétéuncâbleets’estmisà tirerdans tous les
sens.Ilétaitsûrd’avoirvuuntruc.Aufinal,c’étaitunfoutusacenplastique!ZekeaglissésonbrasautourdesépaulesdeShauna,etjetâchedemeteniràl’écartpournepasles
déranger.Quandonapprochedelasalle,ilmesembleentendredesvoixàl’intérieur.Perplexe,jepoussela
porteduboutdupiedaumomentoùretentituncoupdefeu,etjetombesurLynn,Uriah,Marlene…etTris.Cettecollisionentredeuxuniversmeprendunpeudecourt.—Ilmesemblaitbienavoirentendudubruitici,dis-je.Uriah vient de tirer sur une cible avec l’un des pistolets à balles en plastique avec lesquels les
Audacieuxaimentbiens’amuser–commejesaisqu’iln’enapas,jesupposequec’estceluideZeke.Marlene m’accueille avec un grand sourire et un signe de la main, tout en mâchouillant quelquechose.—Surprise,c’estmoncrétindefrère,ditZeke.Hélesnovices,vousn’avezpasledroitdevenirici
toutseuls.Faitesgaffe,siQuatrevaledireàEric,vousêtesmorts.Uriah remise l’arme dans sa ceinture sans remettre le cran de sécurité. Il a des chances de se
retrouver avec un hématome sur la fesse quand la balle en caoutchouc filera dans son pantalon.J’ometsvolontairementdeleluisignaler.Jeleurtienslaporte.Aumomentdesortir,Lynns’arrête:—Dis,tunevaspasnousbalanceràEric?—Non,soupiré-je,jenevaispasvousbalancer.AlorsqueTrispassedevantmoi,mamaintrouvesaplacespontanémentaucreuxdesondos,entre
sesomoplates.Jenepourraismêmepasdiresijel’aifaitexprès.Etaufond,jem’enfiche.Lesautress’éloignentdanslecouloiretnotreprojetdeséanceensalled’entraînementestoublié,
tandisqueZekesemetàsechamailleravecUriahetqueShaunaetMarlenesepartagentlerested’unmuffin.
—Attendsuneminute,dis-jeàTris.Ellesetourneversmoid’unairinquietetj’essaiedelarassurerparunsourire–mêmesij’aiun
peudemalàsourireaujourd’hui.J’aisentiunecertaine tensiondans lasalled’entraînement,enaffichant leclassement. Ilnem’est
pas venu à l’esprit une seconde, en fai-sant les comptes, que je pourrais la sous-noter pour laprotéger.Lamettreplusbasdanslalisteauraitétéfaireinjureàsescompétencesensimulation;maiselleauraitpeut-êtrepréférécelaaufosséquisecreuseentreelleetlesautrestransferts.Au fond, je sais que non, malgré sa pâleur et son air épuisé, ses ongles rongés et son regard
hésitant.Jamaiscettefillenesouhaiteraitsefondretranquillementdanslamasse;jamais.—Tuastaplaceici, tulesais,ça,luidis-je.Tuastaplacecheznous.Ceserabientôtfini.Alors
accroche-toi,OK?J’ai un coup de chaud dans la nuque, tout à coup, et je me mets à me gratter nerveusement,
incapabledecroisersonregard,bienquejelesentesurmoitandisquelesilenceseprolonge.Soudain,ellemeprendlamainetjelafixe,surpris.Jeglissemesdoigtsentrelessiensetjeserre
samain,doucement.Malgrémafatigueetmonémoi,jeprendsconsciencequesijel’aidéjàtouchéeunedemi-douzainedefois–àchaquefoisdansunélanirréfléchi–c’estlatoutepremièrefoisqueçavientd’elle.Auboutd’unlongmoment,elleretiresamainetpartencourantrejoindrelesautres.Etjerestedanslecouloir,àsouriretoutseulcommeunimbécile.
+++
Pendantpresqueuneheure,j’essaiedetrouverlesommeilenmeretournantsousmescouverturesàla recherche de la bonne position.Mais on dirait que monmatelas a été remplacé par un sac decailloux.Oubienc’estmatêtequibouillonnetroppourquejem’endorme.Jefinisparrenoncer.Jem’habilleetjeprendsladirectiondelaFosse,commetoujoursquandj’ai
une insomnie. J’envisage un instant de repasser dansmon paysage des peurs, mais j’ai oublié derenouvelermonstockdesérumdansl’après-midietceseraitcompliquéd’enobteniràcetteheure-ci.Alors je me rends à la salle de contrôle, où Gus me salue par un grognement. Les deux autresmembresdel’équipeprésentsnes’aperçoiventmêmepasdemonarrivée.Jen’essaiepasderouvrirlesfichiersdeMax–jesaisdéjàquequelquechosedegraveseprépareetquejenesuispasfichudedécidersijevaistenterdel’empêcher;jenevoispascequej’entireraisdeplus.J’aibesoindequelqu’unavecquipartagerça,quimedisequoifaire.Maisjenetrouvepersonneà
quiconfierunsujetpareilparmimesamis.IlssontnésetontétéélevéschezlesAudacieux;qu’est-cequimeditqu’ilsneferaientpasconfianced’officeàleurschefs?Jen’aiaucunegarantie.Allezsavoirpourquoi,levisagedeTrism’apparaît,àlafoisouvertetgrave,tandisqu’ellepresse
mamaindanslecouloir.Jefaisdéfilersurmonécranlesimagesdesruesdelavilleavantdereveniràcellesdel’enceinte.
Laplupartdescouloirssontsisombresquejen’yverraisriendetoutefaçon.Dansmoncasque,jen’entends que le grondement de l’eau dans le gouffre et le sifflement du vent dans les allées. Lementoncalédansunemain,jesoupireenregardantpasserlesimageslesunesaprèslesautres,etjefinisparm’assoupir.—Vatecoucher,Quatre,meditGusàl’autreboutdelasalle.Jemeréveilleensursautetj’acquiesce.Sicen’estpaspourobserverlesimages,çanesertàrien
derester ici.Jemedéconnecteet jeprendslecouloirverslesascenseursenclignantdespaupièrespourmeréveiller.
En traversant l’entrée, j’entends un cri venant d’en bas de la Fosse. Ce n’est pas le cri d’unAudacieuxenjoué,nidequelqu’unquisedélecteraitd’unfrissondepeur,maisbienleton,l’accentimmanquablesd’uncrideterreur.Jecoursjusqu’enbasde laFosseendispersantdesgravierssousmessemelles, lesouffle lourd,
rapide,maisstable.Trois hautes silhouettes vêtues de sombre se tiennent en bas près de la rambarde au-dessus du
gouffre, encerclant quelqu’un de plus petit. Même si je ne distingue pas grand-chose, je saisreconnaîtreunebagarrequandj’envoisune.Oucequipourraits’appelerainsis’ilsn’étaientpasàtroiscontreun.L’undesagresseursfaitvolte-face,merepèreetdétale.Enm’approchant, jem’aperçoisque l’un
desdeuxautressoulèvesavictimeparlagorgeau-dessusdelarambardeetjecrie:—Hé!Jevoisunemassedecheveuxblonds,etjenevoisplusriend’autre.Jepercutel’undesassaillants–
Drew,que je reconnaisparcequ’ilest roux–et je lepousseviolemmentcontre la rambarde. Je lefrappe, une, deux, trois fois au visage, il s’effondre et je continue à coups de pied, incapable depenser.—Quatre.Elleaparléd’unevoixbasse, rauque,etc’est laseulechosequiavaitunechancedem’atteindre.
Elle est suspendue à la rambarde, au-dessus du gouffre, comme un appât au bout d’un hameçon.L’autre,ledernieragresseur,afilé.Je coursvers elle, je l’attrape sous les aisselles et je lahissepar-dessus la rambarde. Je la tiens
contremoietellepressesonvisagesurmonépaule,agrippéeàmontee-shirt.J’entendsDrewgeindre,toujoursrecroquevilléparterre,tandisquejeparsenlaportantdansmes
bras–pasàl’infirmerie,oùceuxquis’ensontprisàelleviendraientlachercherenpremier,maischezmoi,dansmapetitealléeretirée.J’ouvremaported’uncoupd’épauleetjeladéposesurmonlit.Jepasselamaindoucementsursonnezetsespommettespourvérifierqu’ellen’ariendecassé,jeluiprends le pouls et jeme penche pour écouter sa respiration. Les deux semblent calmes, réguliers.Mêmelagrossebosseérafléequ’elleaderrièrelatêtesemblebénigne.Ellen’ariendegrave.Maiselleauraitpu.Je recule, lesmains tremblantes.Elle n’a rien de grave,maisDrew, peut-être que si. Je ne sais
mêmepascombiendefoisjel’aifrappéavantqu’ellenemesortedematranseenprononçantmonnom.Lerestedemoncorpssemetàtrembleraussi,etaprèsavoircalémonoreillersoussatête,jereparsàlaFosse.Enchemin,j’essaiedemerepassercesminutes,demerappeleroùetavecquelleforcej’aifrappé,maistouts’estdissousdansmonaccèsderageaveugle.« Jeme demande si ça lui faisait lemême effet, à lui », songé-je en revoyant le regard fou de
Marcuschaquefoisqu’ilperdaitlamaîtrise.Quandj’arriveàlarambarde,Drewyesttoujours,repliésurlui-mêmedansunedrôledeposition
fœtale. Je le soulève en passant l’un de ses bras autour de mes épaules et je le traîne jusqu’àl’infirmerie.
+++
Enregagnantmonappartement,jefiledirectementàlasalledebainpourlavermesmainspleinesdesang–jemesuisécorchélesarticulationsenfrappant.AvecDrew,ilyavaitforcémentPeter.Maisquiétaitletroisième?PasMolly;c’étaitquelqu’undeplusgrand,depluscostaud.Enfait,iln’yaqu’unnovicedecettetaille.
Al.Jem’examine dans lemiroir, comme si des petits bouts deMarcus allaientm’y renvoyer mon
regard.J’aiunecoupureaucoindelabouche–Drewa-t-ilripostéàunmomentouunautre?Peuimporte.Etpeuimportemontroudemémoire.L’essentiel,c’estqueTrisrespire.Je laissemesmains sous l’eaudu robinet jusqu’à cequ’elle soit limpide, je les essuie et jevais
chercherunpackdeglacedansleréfrigérateur.Enmeretournant,jem’aperçoisqu’elleestréveillée.—Tesmains,dit-elle.C’estvraimentunréflexeridicule, idiot,des’inquiéterpourmesmainsalorsqu’ilyaunedemi-
heure,elleétaitpriseàlagorge,suspendueau-dessusdugouffre.—Net’occupepasdemesmains,répliqué-jesèchement.Jeme penche sur elle pour glisser le pack de glace sous sa tête, là où j’ai senti la bosse tout à
l’heure.Ellelèvelamainetm’effleurelaboucheduboutdesdoigts.Jen’auraisjamaiscruqu’unsimplecontactphysiquepouvaitavoirceteffet-là,celuid’unesecousse
électrique.Sesdoigtssontdoux,emplisdecuriosité.—Tris,dis-je,sesdoigtstoujourssurmabouche.Jen’airien.—Qu’est-cequetufaisaislà-bas?—Jerentraisdelasalledecontrôle.J’aientenducrier.—Qu’est-cequetuleurasfait?—J’aidéposéDrewàl’infirmerieilyaunedemi-heure.PeteretAlsesontenfuis.Drewaprétendu
qu’ilsvoulaientjustetefairepeur.Jecroisquec’estcequ’ilessayaitdedire,entoutcas.—Tul’asamoché?—Ils’enremettra.Onverrabiendansquelétat.Jenedevraispasluilaisservoircettefacettedemoi,cellequitireunplaisirférocedeladouleurde
Drew.Jenedevraismêmepasavoircettefacette.Ellerefermeunemainsurmonbrasetserre.—Bienfaitpourlui.Je la dévisage.Elle aussi, elle a cette facette-là, forcément. J’ai vu son expression quand elle se
battait avecMolly, son air déterminé à continuer de frapper quel que soit l’état de son adversaire.Peut-êtrequ’onestpareils,touslesdeux.Sonvisages’altère,sabouchesetordetellesemetàpleurer.D’habitude,voirquelqu’unpleurer
m’oppresse,commesijedevaisfuirpourtrouverdel’oxygène.Avecelle,jeneressenspascela.Jen’ai pas peur qu’elle attende trop de moi, ni qu’elle ait besoin que je fasse quoi que ce soit enparticulier.Jem’agenouillepourmemettreàsonniveauetjel’observeattentivement.Puisjeposemamain sur sa joue,doucement,pournepasappuyer sur sescontusionsqui continuentd’enfler.Monpouceeffleuresapommette.Sapeauesttiède.Àcet instant, j’accepte lecaractère inéluctabledeceque j’éprouve,mêmesicelanemeprocure
aucunejoie.J’aibesoindequelqu’unàquiparler,àquifaireconfiance.Etquellequesoitlaraison,jesaisquec’estelle.Jevaisdevoircommencerparluidiremonvrainom.
+++
Dans laqueuedupetitdéjeuner, jemeglisseavecmonplateauderrièreEric,quiesten traindeseservirdesœufsbrouillés.— Si je te disais qu’un novice s’est fait attaquer cette nuit par plusieurs autres, dis-je, ça
t’intéresserait,oumêmepas?
Ilpoussesesœufssurleborddesonassietteenhaussantuneépaule.— Ce qui pourrait m’intéresser, c’est qu’un instructeur soit incapable de contenir ses novices,
réplique-t-iltandisquejemesersunboldecéréales.Ilregardemesjointuresécorchées.—Ce qui pourraitm’intéresser, reprend-il, c’est que cette attaque hypothétique soit ladeuxième
soussaresponsabilité…alorsquelesnatifsn’ontpasl’aird’avoirdeproblèmes.—C’est logiquequ’ilyaitplusde tensionsentre les transferts– ilsneseconnaissentpas, ilsne
connaissentpaslafactionetilsviennentd’horizonstrèsdifférents.Etentantquechef,cen’estpastonrôledeles«contrôler»?Ildéposeunetranchedepaingrilléàcôtédesesœufs,sepencheàmonoreilleetsiffleentreses
dents:—Tuessurlamauvaisepente,Tobias.Tutedisputesavecmoienpublic.Tu«perds»desrésultats
de simulation. Tu favorises très clairement les plus faibles dans les classements. Même Max estd’accord avecmoi,maintenant. Si un novice s’était fait attaquer, je doute qu’il te féliciterait, et ilpourraitbienm’écoutersijeluisuggéraisdetedémettredetesfonctions.—Auquelcasilvousmanqueraituninstructeurhuitjoursavantlafindel’initiation.—Jemedébrouilleraistrèsbiensanstoi.—Jevoisçad’ici,dis-jeenplissantlesyeux.Entrelesmortsetlesabandons,iln’yauraitmême
plusbesoindeprocéderàdeséliminatoires.Ericsetourneversmoiavantdequitterlafiled’attente.— Tu devrais faire attention à toi ou tu n’auras plus l’occasion de voir grand-chose. Un
environnementcompétitifprovoqueforcémentdestensions,Quatre.Ilfautbienqu’elless’évacuent.Sonpetitsouriretiresursapeauautourdesespiercings.—D’ailleurs,uncombatensituationréelleauraitl’avantagedenousfairedistinguerlesplusforts
desplusfaibles,non?Mêmeplusbesoindes’enremettreàdesrésultatsdetestscommemaintenant.Onpourraitdéterminerdemanièreplusfiablequin’apassaplacecheznous.Enfin…siagressionilyavait.Lesous-entenduestclair:entantquevictime,Trisseraitperçuecommeplusfaiblequelesautres
novices et ferait une cible de choix pour l’élimination. Et loin de voler à son secours, Eric enprofiteraitpourdemandersonexpulsiondechezlesAudacieux,commeill’afaitpourEdwardavantquecelui-cinedécidedepartirdelui-même.JeneveuxpasqueTrisdevienneunesans-faction.— Absolument, fais-je d’un ton léger. Enfin, une chance qu’aucune agression n’ait eu lieu
récemment.Jeversedu lait surmescéréaleset jemedirigeversma table.Ericneprendrapasde sanctions
contrePeter,DrewetAlet,demoncôté,jenepeuxrienfairesansoutrepassermesfonctionsetensubirlesconséquences.Celadit,jepeuxpeut-êtretrouverdel’aidesurcecoup-là.—J’aibesoindevouspouruntruc,dis-jeenm’asseyantentreZekeetShauna.
+++
Unefoislesnovicesinstruitssurlepaysagedespeursetexpédiésàlacafétériapourledéjeuner,jeprendsPeteràpartdanslasalled’observationcontiguëàlasalledesimulation.Outrelesrangéesdechaisesdestinéesauxnovicesquiattendentdepasserleurtestfinal,s’ytrouventdéjàZekeetShauna.—Ilfautqu’onaitunepetiteconversation,dis-je.ZekesejettesurPeterenleprojetantcontrelemurenbétonavecuneviolencedemauvaisaugure.
Petersecognelatêteavecunegrimacededouleur.
—Salut,monpote,faitZeketandisqueShaunas’approcheenfaisanttourneruncouteauentresesdoigts.—Vousfaitesquoi,là?demandePeterenricanant.Vousessayezdemefairepeurouquoi?Iln’apas l’air inquiet une seule seconde,mêmequandShauna appuie la lamedu couteau sur sa
joue,assezfortpourycreuserunefossette.—Onveutjustefairepasserunmessage,rectifié-je.Tun’espasleseulàavoirdesamis.—Çam’étonneraitquelesinstructeurssoientcensésmenacerdesnovices.Jemetrompe?Ilmeregarded’unairquejepourraiscroireinnocentsijeneleconnaissaispas.—Maisjepeuxmetromper,reprend-il,jedemanderaiàEricpourêtresûr.— Je ne t’ai pas menacé. Je ne t’ai même pas touché. Et d’après les images de cette pièce
enregistréessurlesordinateursdelasalledecontrôle,onn’yamêmepasmislespieds.Zekeaunsourirefanfaron.L’idéevientdelui.— C’est moi qui te menace, intervient Shauna d’une voix grondante. Encore une tentative de
violenceetjevaist’apprendrecequec’estquelajustice.Elle tient la pointe du couteau juste au-dessus de l’œil de Peter et l’abaisse lentement, jusqu’à
l’appuyersursapaupière.Ilsefige,osantàpeinerespirer.—Œilpourœil…—Ericsefichepeut-êtrequetut’enprennesauxautresnovices,enchaîneZeke,maispasnous,etil
yaunpaquetd’Audacieuxdansnotrecas.Quinetrouventpasnormalqu’undesleursportelamainsurdesmembresdeleurfaction.Quiécoutentcequiseditsurlesgensetquilefontsavoir.Tusais,chezlesAudacieux,uneréputation,çatecolleàlapeau.Dèsquetoutlemondesauraquetuesunverdeterre,laviedeviendraimpossiblepourtoi.— On va commencer par tes employeurs potentiels, précise Shauna. Zeke peut se charger des
superviseurs de la salle de contrôle ; les chefs de patrouille à laClôture, c’est pourmoi. Et ToriconnaîttoutlemondedanslaFosse.C’estbienuneamieàtoi,Quatre?—Toutàfait.Jem’approchedePetereninclinantlatêtesurlecôté.—Tuesplutôtdouépourfairedumalauxautres,lenovice…Maisnous,onpeutfairedetavie
entièreunenfer.—Réfléchis-y,luiditShaunaenécartantlecouteaudesonœil.Sanscesserdesourire,ZekelâchelachemisedePeteretladéfroisse.LaférocitédeShaunaetla
gaieté de Zeke forment une combinaison juste assez bizarre pour être glaçante. Zeke fait un petitsigned’aurevoiràPeteretons’envatouslestrois.—Tuveuxqu’onparleauxgensquandmême?medemandeZeke.—Ohqueoui.EtnonseulementdePetermaisaussideDrewetd’Al.—S’ilsurvitàl’initiation,imaginezunpeuquejelebousculeparinadvertancepilequandilpasse
au-dessusdugouffre ;onne sait jamais, faitZeked’un tonpleind’espoirenmimantunplongeonaveclamain.
+++
Lelendemainmatin,malgrélesarômesdebaconquiémanentdelacafétéria,ilyaunattroupementprèsdugouffre,immobileetsilencieux.Jen’aipasbesoindedemanderauxgenscequ’ilsfontlà.Ilparaîtqueçaarrivepresquetouslesans.Unemort.Commecelled’Amar,soudaine, terribleet
gratuite.Uncorpstirédugouffrecommeunpoissonauboutd’unhameçon.Généralementquelqu’undejeune–unaccident,àcaused’uneacrobatiequiadérapé,ouunepersonnalitéfragilequin’apas
supportélapressionetlasouffrancequifontpartiedelavied’ici.Jenesaispasquoienpenser.Jedevraissansdoutemesentircoupabledenepasm’êtreaperçud’un
teldésespoir.Triste,aussi,quecertainsnetrouventpasd’autreissue.J’entendslenomdelavictimelancéquelquepartdevantmoi,etilmefrappecommeunegifle.Al.Al.Al.Monnovice…sousma responsabilité.Jen’aipassu leprotéger, tropoccupéàsurveillerMaxet
Jeanine,àrejetertouteslesfautessurEricetàhésitersurlefaitd’avertiroupaslesAltruistes.Etj’aiuntortencoreplusgrand:j’aigardémesdistancesaveclesnovicespourmeprotéger,moi,aulieude les tirerdeszonessombresvers lesplusclaires.Rireavecdesamissur les rochersdugouffre.Allerse faire tatouer tard lesoiraprèsundéfi.Taperdans ledosde tout lemondeà l’annonceduclassement. Voilà ce que j’aurais dûmontrer à Al. Ça n’aurait peut-être pas suffi, mais aumoinsj’auraisessayé.Unechoseestsûre:aprèsl’initiationdecetteannée,çanecoûterapasbeaucoupd’effortsàEricde
m’évincerdemonposted’instructeur.Jel’aidéjàperdu.+++
Al.Al.Al.Pourquoi tous ces morts deviennent-ils des héros chez les Audacieux ? Pourquoi avons-nous
besoindeça?Peut-êtreparcequ’onn’entrouvepasd’autresdansunefactiondechefscorrompus,decamarades rivaux et d’instructeurs cyniques. Lesmorts peuvent devenir nos héros parce qu’ils nerisquentpasdenousdécevoir.Ilsnepeuventques’amélioreravecletemps,àmesurequ’onoublieleursdéfauts.Al,ungarçonsensibleetpeusûrde lui, s’estmuéenquelqu’unde jalouxetdeviolent,avantde
disparaître.Despersonnesplusfragilesqueluiontsurvécu,d’autresplusfortessontmortes,etiln’yapasd’explication.MaisTrisenchercheune,désespérément,jelevoisàl’espècedefaimquiselitsursonvisage.À
moinsquecenesoitdelacolère.Oulesdeux.Çanedoitpasêtrefaciled’apprécierquelqu’un,puisde le haïr, pour ensuite le perdre avant d’avoir pu résoudre le conflit entre ces sentiments. Elles’éloignedugroupedesAudacieuxetdeleurlitanie,etjelasuisparcequej’ail’orgueildepenserquejepeuxlaréconforter.Maisbiensûr.Àmoinsquejenelasuiveparcequej’enaiassezdevivrecoupédesautres,etqueje
nesuisplussisûrquecesoitlebonchoix.—Tris.—Qu’est-ceque tufais là?medemande-t-elled’untonamer.Tunedevraispasêtreen trainde
rendreundernierhommageàAl?—Ettoi?Jem’approched’elle.—Onnepeutpasrendrehommageàquelqu’unpourquionn’avaitpasderespect,melance-t-elle.Sur lecoup, jesuissurprisd’unetellefroideur.Ellepeutsemontersèche,maisellen’estpasdu
toutcynique.Auboutd’àpeineuneseconde,ellerectifieensecouantlatête:—Cen’estpascequejevoulaisdire.—Oh…—C’estn’importequoi!s’enflamme-t-elle.Alsejetteduhautd’unefalaiseetEricappelleçaun
actecourageux?Eric,quit’ademandédelancerdescouteauxàlatêted’Al?(Unrictusdecolèreluidéformelevisage.)Ilétaitsurtoutdéprimé,oui.Etcen’étaitqu’unlâchequiafaillimetuer.C’estça,
legenredechosesqu’onrespecteici?—Queveux-tuqu’ilsfassent?dis-jeavecleplusdedouceurpossible–cequinememènepastrès
loin.Qu’ilslecondamnent?Alestdéjàmort.C’estunpeutardpourluifairelaleçon.—Ilnes’agitpasdelui.Jeteparledetouscesgensquisontlà!Àquionexpliquequesejeterdans
le vide est un choix louable ! Franchement, pourquoi hésiter puisque ensuite tout le monde parled’euxcommedehéros?Pourquoihésiterpuisquetoutlemondeserappellerad’eux?Biensûrqu’ils’agitd’Al,etellelesait.—C’est…Ellecherchesesmots,sebatavecelle-même.—Ah,jenepeuxpas…ÇaneseraitjamaisarrivéchezlesAltruistes!Riendetoutça,jamais!Cet
endroitl’apervertietabîmé,etjem’enfoussij’ail’aird’unePète-secendisantça,JE-M’EN-FOUS!Maparanoestsienracinéequeje tourneaussitôt lesyeuxverslacaméracachéedanslemurau-
dessusdelafontaineàeau,derrièreuneappliquemurale.Lesgensdelasalledecontrôlepourraientnousvoir,etmême,sionmanquedechance,choisircemomentprécispournousécouter.Soudain,j’imagineEricaccusantTrisdetraîtrise,lecadavredeTrissurletrottoirprèsdelavoieferrée…—Faisattention,Tris,dis-je.Ellemejetteunregardnoir.—C’esttoutcequetusaisdire?«Faisattention,Tris,faisattention…»Je comprends quema réaction ne soit pas à la hauteur de ses attentes,mais elle qui, il y a une
seconde,fulminaitcontrel’inconsciencedesAudacieux,secomporteexactementcommeeux.—Tusaisquetuespirequ’uneSincère?dis-je.LesSincèresparlenttoujourssansréfléchiraux
conséquences.Je l’entraîne à l’écart de la fontaine à eau, et mon visage est soudain tout proche du sien. Je
l’imagineentraindeflottersouslasurfacedelarivière,lesyeuxéteints,etc’esttroppourmoi,alorsqu’ellevientjustedesefaireagresseretqu’ilauraitpusepassern’importequoisijenel’avaispasentenduecrier.—Écoute-moibien,parcequejenelerépéteraipasdeuxfois,dis-jeenposant lesmainssurses
épaules.Ilstesurveillent.Toi,enparticulier.JemerappellelafaçondontEricl’aregardéeaprèslelancerdecouteaux.Lesquestionsqu’ilm’a
posées après l’effacement de ses données de simulation. J’ai allégué une fuite d’eau. Il a trouvé «intéressant » qu’elle se soit produite à peine cinq minutes après la fin de la simulation de Tris.Intéressant.—Lâche-moi.J’obtempèreaussitôt.Jen’aimepasquandelleacettevoix-là,commesijeluifaisaispeur.—Toiaussi,ilstesurveillent?demande-t-elleenchuchotant.Depuisledébut,etçan’estpasprèsdechanger.J’éludesaquestion:—Jen’arrêtepasd’essayerdet’aider,maistuneveuxrienentendre.—Benvoyons.Parcequemepoignarderl’oreille,merailleretmehurlerdessusplusquesurtous
lesautres,tuappellesçam’aider!—Te railler ?Tu parles de la fois où j’ai lancé les couteaux ? (Je secoue la tête.) Tout ce que
j’essayaisdefaire,c’étaitterappelerquesituéchouais,quelqu’undevraitprendretaplace.Sur lecoup,çam’aparu assez évident.Commeelle avait l’air deme comprendremieuxque la
plupartdesgens,j’aisupposéqu’ellecomprendraitçaaussi.C’étaitidiot.Ellen’estpastélépathe.—Pourquoi?medemande-t-elle.
—ParcequetuviensdelafactiondesAltruistes,etquetun’asjamaisautantdecouragequequandtuagispourlesautres.Àtaplace,jelaisseraiscroirequecetélanaltruisteestentraindedisparaître.Parcequesilesmauvaisespersonness’enaperçoivent…disonsqueturisquesgros.—Maispourquoi?Qu’est-cequ’ilsenontàfaire,demesmotivations?—Lesmotivations,c’esttoutcequicomptepoureux.Ilsveulentnousfairecroirequel’important,
c’estcequ’onfait,maiscen’estpasvrai.Ilssemoquentdenosactes.Ilsveulent justequ’onpensed’unecertainemanière.Pourpouvoirnouscernerfacilement.Pourêtresûrsqu’onnereprésentepasunemenace.Jeprendsappuisurlemur,prèsdesatête,etjemepencheverselle,enpensantauxtatouagesqui
montentlelongdemacolonnevertébrale.Cenesontpascestatouagesquiontfaitdemoiuntraîtreàsafaction,maiscequ’ilssymbolisentàmesyeux :unmoyend’échapperà l’étroitessed’espritdesfactions,àleurmodedepenséequidécoupeentrancheschacundesaspectsdemapersonnalitépourmeréduireàunseuletuniqueaspectdemoi-même.—Jenecomprendspas,dit-elle.Qu’est-cequeçachange,cequejepense,tantquej’agiscommeça
leurconvient?—Pourlemoment,tuagiscommeçaleurconvient.Maisquesepassera-t-illejouroùtoncerveau
calibréparlesAltruistestediradefaireunechosequineleurconviendrapas?Avec toute l’affection que j’ai pour lui, Zeke est la parfaite illustration de ce système. Né
Audacieux, élevé par lesAudacieux, ayant choisi lesAudacieux. Je peux toujours compter sur luipour tout aborder sous le même angle. On l’y a conditionné depuis sa naissance. Il ne peut pasenvisagerd’autresmanièresdevoir.—Ettunet’esjamaisditquejen’avaispasbesoindetonaide?medemande-t-elle.Jenesuispas
unepetitenature,jetesignale.Jesaismedébrouillertouteseule.J’aienviederire.Évidemmentqu’ellen’apasbesoindemoi.Quanda-t-ilétéquestiondeça?—Tupensesquemapremièreimpulsionestdeteprotéger.(Jemerapprocheencore.)Parcequetu
espetite,ouunefille,ouunePète-sec.Maiscen’estpasçadutout.Encore plus près. J’effleure sonmenton, et pendant un instant, je songe à effacer complètement
l’espacequiresteentrenous.—Mapremièreimpulsionestdetepousseràboutjusqu’àcequeçacasse,pourvoirjusqu’oùtu
peuxaller.C’est un aveu étrange, et dangereux. Je ne lui ai jamais voulu aucun mal, et j’espère qu’elle
comprendquecen’estpascequejeveuxdire.—Saufquejen’ycèdepas.—Pourquoi…pourquoic’esttapremièreimpulsion?—Lapeurnetefaitpasreculer;ellet’aiguillonne.Çasevoit.C’estfascinant.Sesyeuxdanschaque simulationdepeur : unmélangedeglace,d’acier et de flammebleue.Un
corpsmenumais toutenmuscles.Unecontradictionvivante.Mamainsuit la lignedesamâchoire,descendlelongdesoncou.—Etquelquefois,j’aienviederevoircesmoments-là.Ceuxoùtut’enflammes.Jesenssesmainssurmataille.Elles’appuiecontremoi,oum’attireàelle,jenesaispas.Sesmains
glissentlelongdemondosetj’aienvied’elle,d’unemanièrequejen’avaisjamaisressentie,mûnonparuninstinctpurementphysiquemaisparunvraidésir,pourelleenparticulier.Jeluicaresseledos,lescheveux.Etdansl’immédiat,çamesuffit.—Tunecroispasquejedevraisêtreentraindepleurer?medemande-t-elle.Qu’ilyauntrucqui
clochechezmoi?
Jemetsquelquessecondesàcomprendrequ’ellemeparledenouveaud’Al.Tantmieux,parcequesi cette étreinte lui donnait envie de pleurer, je serais obligé de lui répondre que je n’y connaisabsolumentrienenhistoiresd’amour.—Situcroisquej’yconnaisquelquechoseauxlarmes…Lesmiennesmontentsanscriergareetdisparaissentenquelquessecondes.—Sijeluiavaispardonné,tucroisqu’ilseraitencorevivant?—Jenesaispas.Je pose la main sur sa joue, et le bout de mes doigts touche son oreille. C’est vrai qu’elle est
vraimentpetite.Çanemedérangepas.—J’ailesentimentquec’estmafaute,murmure-t-elle.Etmoidonc.—Cen’estpastafaute,dis-jeenappuyantmonfrontsurlesien.Jesenssonsouffletièdesurmonvisage.J’avaisraison,c’estmieuxquedetenirsesdistances,c’est
bienmieux.—Maisj’auraisdûluipardonner.—Peut-être. Peut-être qu’on aurait tous pu l’aider davantage, acquiescé-je, avant de lâcher sans
réfléchirunebanalitéAltruiste:maistoutcequ’onpeutfaire,maintenant,c’estnousservirdecetteculpabilitépournousaméliorer.Elle s’écarte aussitôt, et je résiste au réflexe familier de lui sortir une vacherie pour lui faire
oubliercequejeviensdedireetesquiversesquestions.—Dequellefactiontuviens,Quatre?Jecroisquetulesaisdéjà.—Peuimporte.Maintenant,c’esticiquejesuis.Ettuferaisbienderaisonnerdelamêmefaçon.Jeveuxm’éloignerd’elle;etenmêmetemps,c’estladernièrechosedontj’aieenvie.J’aienviedel’embrasser,maiscen’estpaslebonmoment.J’effleuresonfrontavecmeslèvresetonresteimmobiles.Plusquestiondefairemarchearrière,
maintenant;paspourmoi,entoutcas.+++
Quelquechosequ’elleaditmetrottedanslatêtetoutelajournée.CeneseraitjamaisarrivéchezlesAltruistes.Audébut,jesongesimplementqu’ellenesaitpasquiilssontvraiment.Mais j’ai tort,etc’estellequia raison.Chez lesAltruistes,Alneseraitpasmortet ilne l’aurait
jamaisagressée. Ilsne sontpeut-êtrepasaussibonsetpursque je lecroyaisautrefois–ouque jevoulaislecroire–maisilsnesontpasmauvaispourautant.Quandjefermelesyeux,lacartedusecteurdesAltruistesquej’aitrouvéesurl’ordinateurdeMax
s’imprimesurmespaupières.Quejelesprévienneounon,jesuisuntraître,pourlesunsoupourlesautres.Sijenepeuxpasmefixerlaloyautécommecritèrededécision,àquelleautrevaleurdois-jemeraccrocher?
+++
Ilmefautunmomentpourdéterminercommentm’yprendre.Sij’étaisungarçonAudacieuxnormal,ayant affaire à une fille Audacieuse normale, je lui proposerais de sortir et on irait au bord dugouffre,etjepourraisfrimeravecmaconnaissancedusiègedesAudacieux.Maisçameparaîttropbanal, après tout ce qu’on s’est dit, maintenant que j’ai regardé dans les recoins sombres de son
esprit.C’estpeut-être làqu’est leproblème–c’estdéséquilibré,parceque je laconnais, jesaisdequoi
elleapeur,cequ’elleaimeetcequ’elledéteste,alorsqu’ellenesaitdemoiquecequejeluiaidit.Etcommejen’aimepasentrerdanslesdétails,lesvaguesinformationsquejeluiaidonnéesnerisquentpasdelamenertrèsloin.Jesaiscequ’ilmeresteàfaire;laseuledifficultévaêtredelemettreenœuvre.J’allumel’ordinateurdelasalledupaysagedespeurspoursuivremonprogramme.Jeprendsdeux
seringuesdesérumdesimulationdanslaréserveetjelesrangedanslapetiteboîtequejegardepourcetusage.Puisjemedirigeversledortoirdestransferts,sanstropsavoircommentjevaisréussiràl’isolerpourluidemanderdeveniravecmoi.Jusqu’àcequejelavoieavecWilletChristinaprèsdelarambarde.Jedevraisl’appeler,maisjene
peuxpas.Jenesuispasunpeudingue,desongeràlalaisserentrerdansmatête?DelalaisservoirMarcus,apprendremonnom,ettoutcequejemesuisdonnétantdemalàcacher?JereprendslecheminquigrimpelelongdelaFosse,l’estomacnoué.J’arrivedansl’entréealors
queleslumièresdelavillecommencentàs’éteindretoutautourdenous.J’entendsdespasderrièremoidansl’escalier.Ellem’asuivi.Jeretournelaboîtenoiredansmamain.—Aupointoùtuenes,dis-jed’untondétachéparfaitementridicule,tun’asqu’àveniravecmoi.—Danstonpaysagedespeurs?—Oui.—C’estpossible,ça?—Le sérumpermet de se connecter auprogramme informatique,mais c’est le programme lui-
mêmequidéterminelepaysagedanslequelonvaévoluer.Là,ilestréglésurlemien.—Ettumelaisseraislevoir?J’aidumalàlaregarder.—Qu’est-cequejefaislà,àtonavis?J’aideplusenplusmalauventre.—Ilyadestrucsquejevoudraistemontrer.J’ouvre la boîte et j’en sors la première seringue.Elle incline la tête et je lui injecte le produit,
commeon fait toujourspour les simulations.Maisau lieudeme l’injectermoi-mêmeavec l’autreseringue,jeluitendslaboîte.Jesuiscensérééquilibrerleschoses,ouiounon?—Jen’aijamaisfaitça,medit-elle.—Là.Jetoucheunpointdansmoncou.Elletrembleunpeuenenfonçantl’aiguille,etjesensunepiqûre
aiguë,maisj’aitropl’habitudepourqueçamedérange.J’observesonvisage.Troptardpourfairedemi-tour,troptard.Ilesttempsdedécouvrirdequoionestfaits,l’unetl’autre.Jeluiprendslamain,ouelleprendlamienne,etonentreensembledanslasalledupaysagedes
peurs.—Onvavoirsitutrouvespourquoionm’aappeléQuatre.Laporteserefermederrièrenous,etonestplongésdanslenoir.—C’estquoi,tonvrainom?medemande-t-elleenserapprochant.—Onvavoirsitutrouvesçaaussi.Lasimulationcommence.Lasalles’ouvresurungrandcielbleu.Onestsurletoitd’unetourquiluitausoleil,aumilieude
laville.J’aiquelquessecondespouradmirerlabeautédelavueavantqueleventneselève,féroceet
puissant.Jemetsunbrasautourdesonépauleparcequejesaisqu’ici,elleestplusstablequemoi.J’ai du mal à respirer, ce qui est normal pour moi dans ce contexte. La poussée de l’air me
suffoque,etlevertigemedonneenviedemeroulerenbouleetdemecacher.—Ondoitsauter,c’estça?medemande-t-elle.Çamerappellequejenepeuxpasmeroulerenbouleetmecacher.Jedoisfaireface.Jehochelatête.—Àtrois,d’accord?Nouveauhochementdetêtedemapart.Toutcequej’aiàfaire,c’estlasuivre.Paspluscompliqué
queça.Ellecomptejusqu’àtroisets’élanceenm’entraînantderrièreelle,commesielleétaitunevoileet
moiuneancrequinoustiraitverslefond.Ontombe,etjemetstoutemonénergieànepascéderàlaterreurquifaitgrincerchacundemesnerfs,etjemeretrouveausol,unemainpresséesurlapoitrine.Ellem’aideàmerelever.Jemesensidiotquandjerepenseàlafaçondontelleaescaladélagrande
rouesansunehésitation.—Qu’est-cequivientaprèsça?Jevoudrais luidirequecen’estpasunjeu,quemespeursnesontpasdesmontagnesrussessur
lesquellesjel’aiinvitée.Maisjesupposequecen’estpascequ’ellevoulaitdire.—C’est…Lemursurgitdenullepart,percutantsondosetlemien,etnosflancs.Nousforçantànouscoller
l’uncontrel’autre,plusprèsqu’onnel’ajamaisété.—L’enfermement,dis-je.C’est encorepirequed’habitude, avec elle à côtédemoiquimeprend lamoitiédemonair. Je
laisseéchapperunpetitgeignementenmerepliantsurelle.Jehaiscetendroit.Jelehais.—Hé,medit-elle.Toutvabien!Attends…Ellepassemesbrasautourd’elle.Jel’aitoujoursvuecommequelqu’undesec,sansuneoncede
graisseentrop,maissatailleestdouce.—C’estbienlapremièrefoisquejesuiscontented’êtrepetite,ajoute-t-elle.Ellepasseenrevuelesmoyensdesortir.Ellefaitdelastratégiedupaysagedespeurs.Moi,jeme
forceàrespirercalmement.Puisellenousfaitaccroupirpourréduirelatailledelaboîteetsetournedoscontremontorse,desortequejel’enveloppecomplètement.—Ah,c’estencorepire,c’estclair…dis-je.Parcequ’enajoutantlatensionducontactavecelleàcelledelaclaustrophobie,jen’arrivemême
plusàpenser.—Chut.Metstesbrasautourdemoi.Jereplielesbrasautourdesatailleetj’enfouislevisageaucreuxdesonépaule.Ellesentlesavon
desAudacieux,etquelquechosededoux,commedelapomme.J’oublieoùjesuis.Ellerecommenceàparlerdupaysagedespeursetjel’écoute,enmêmetempsquejemeconcentre
surlasensationdesoncorpscontrelemien.—…Essaied’oublierqu’onestlà,conclut-elle.—Ahouais?Aussisimplequeça,hein?J’ailabouchetoutprèsdesonoreille,exprès,cettefois-ci,pouravoirquelquechosesurquoime
concentrer.Etaussiparcequej’ail’impressionquejenesuispasleseulàmelaisserdistraire.—Tusaisquelaplupartdesgarçonsseréjouiraientd’êtreenfermésavecunefilledansunendroit
aussirestreint?
—Sauflesclaustrophobes,Tris.—D’accord,d’accord.Elleguidemamainjusqu’àsontorse,justeau-dessusdesapoitrine.Jen’arriveplusàpenserqu’à
monenvie,quin’aplusrienàvoiraveclefaitdesortirdecetteboîte.—Tusensmoncœurquibat?—Oui.—Tusenscommeilestrégulier?Jesouris,latêteaucreuxdesoncou.—Ilestrapide.—Ouais.Peut-être,maisçan’aaucunrapportaveclaboîte.Ahnon?— Voilà ce qu’on va faire : chaque fois que tu me sens respirer, tu respires, reprend-elle.
Concentre-toilà-dessus.—OK.Onrespireaumêmerythme.Unefois,deuxfois.—Etsi tumeracontaisd’oùvientcettepeur?Enparler,çapeutparfoisaiderà…débloquerles
choses.Ilmesemblequecepaysagedepeurdevraitavoirdisparu,maintenant.Maisaulieudem’aiderà
m’en débarrasser, tout ce que tente Tris ne fait qu’accroîtremon degré de nervosité et prolongerl’épreuve.J’essaiedemeconcentrersurl’originedecettehistoiredeboîte.— Euh…OK (Allez, vas-y, dis juste un truc vrai.) Celle-là, ça vient de mon enfance de rêve.
Punitions.Lecagibisurlepalier.Enfermé dans le noir pourméditer surmesméfaits. C’était toujoursmieux que certaines autres
punitions,maisparfois,quandj’yrestaistroplongtemps,jefinissaisparmanquerd’air.—Cheznous,mamèrerangeaitnosmanteauxd’hiverdanslecagibi,m’informe-t-elle.Uneremarqueidioteaprèscequejeviensdeluiconfier,maisilestvisiblequ’ellenetrouverien
d’autreàdire.Elle ne sait pas quoi dire parce que personne ne peut trouver les bonsmots, qu’il n’y a pas de
réactionadéquatefaceaupoidsdessouffrancesdemonenfance.Monrythmecardiaques’emballedenouveau.—Jen’ai…Jepréféreraisparlerd’autrechose,dis-jeaprèsavoiravaléunegouléed’air.—D’accord.Alors…àmontour.Demande-moiuntruc.—OK.Jerelèvelatête.Jusqu’ici,çamarchaitbiendemeconcentrersurelle.Lesbattementsdesoncœur,
son corps contre le mien. Deux solides charpentes enveloppées de muscles, entremêlées ; deuxtransfertsdesAltruistesessayantdes’affranchirdestimidesritesamoureuxdeleurfactiond’origine.—Pourquoitoncœurbataussivite,Tris?—Ben,jeteconnaisàpeine…(Jel’imagineprenantunairindigné.)Jeteconnaisàpeineetjeme
retrouvecolléeàtoidansuneboîte.Qu’est-cequetucrois?—Sionétaitdanstonpaysagedespeurs,jeseraisdedans?—Jen’aipaspeurdetoi.—Non,ça,c’estsûr.Cen’étaitpasmaquestion.Jenevoulaispasdire:«As-tupeurdemoi?»mais:«Est-cequejecompteassezpourtoipour
êtreprésentdanstonpaysagedespeurs?»
Probablement pas. Elle a raison ; elleme connaît à peine.N’empêche que son cœur bat à toutevitesse.Je ris, et les parois s’effondrent comme sous l’effet de mes éclats de rire, et l’air frais emplit
l’espace tout autour de nous. Je prends de profondes goulées et nous nous désemboîtons l’un del’autre.Ellemeregarded’unairsoupçonneux.—T’auraispeut-êtreeutaplacechezlesSincères,dis-je,parcequetumenssupermal.—Jecroisquemontestd’aptitudesaclairementexclucetteoption.—Letestd’aptitudesneveutriendire.—Comment ça ? s’étonne-t-elle.Ce n’est pas le résultat de ton test qui t’a fait atterrir chez les
Audacieux?Jehausselesépaules.—Pasvraiment,non.Je…Je distingue quelque chose du coin de l’œil et jeme retourne pour y faire face.Une femme au
visageordinaire,sansriendenotable,setientseuleàl’autreboutdelapièce.Entreelleetnous,ilyaunetableavecunpistoletposédessus.—Tudoislatuer,devineTris.—Àchaquefois.—Ellen’estpasréelle.—Elleal’airréelle.Çaal’airréel.—Siellel’était,tuseraisdéjàmort.—Çava.Jevaislefaire.Cepaysage-cin’estpassiterrible.Pasaussipaniquant.Jem’approchedelatable.Mais lapaniqueet la terreurne sontpas les seules sortesdepeursquiexistent. Ilyenadeplus
profondes,deplushorribles.L’angoisseetl’appréhension,écrasante,decequivaseproduire.Je charge l’arme mécaniquement, je tends le bras et je regarde le visage de cette femme. Son
expressionestneutre,commesielleacceptaitsonsort.Elleneportepaslesvêtementsd’unefactionenparticulier,maisellepourraitbienêtreuneAltruiste,àlafaçondontelleattendpassivementquejelatue.C’estcequ’ilsferaient.C’estcequ’ilsferont,siMaxetJeanine,etEvelyn,arriventàleursfins.Jefermeunœilpourviseretjetire.La femme s’écroule, et je repense au moment où j’ai frappé Drew jusqu’à ce qu’il soit quasi
inconscient.LamaindeTrisserefermesurmonbras.—Viens.Ons’enva.Paslapeinederesterlà.Onpassedevant la tableet j’aiunfrissondepeur.L’attentedemondernierobstacleestdéjàune
peurensoi.—C’estparti,dis-je.Onsetrouvemaintenantdansuncercledelumièreautourduquelglisseunesilhouettesombre,dont
onnevoitqueleboutdeschaussures.Soudain,ilfaitunpasversnous.Marcus,avecsesyeuxnoirscommedelapoix,sesvêtementsgris,sescheveuxrasquirévèlentlescontoursdesoncrâne.—Marcus,murmure-t-elle.J’observemonpère,attendantquetombelepremiercoup.—C’estmaintenantquetudevinescommentjem’appelle,signalé-jeàTris.—C’est…Çayest ;elle lesait.Elle lesaura toujours.Jenepourraiplus le lui faireoubliermêmesi je le
voulais.—Tobias.Çafaittrèslongtempsquepersonnen’aprononcémonnomsurceton-là,commeunerévélationet
noncommeunemenace.Marcusdévidelaceintureenrouléeautourdesonpoing.—C’estpourtonbien,medit-il.J’aienviedehurler.Enunefractiondeseconde,ilsedémultiplieetnousencercle,lesceinturestraînantsurlecarrelage
blanc.Jemerepliesurmoi-même,ledoscourbé,etj’attends,j’attends.UnpremierMarcuss’avance.Sa ceinture fouette l’air d’avant en arrière et je tressaille avant qu’elle neme frappe,mais elle nefrappepas.Tris se tient devantmoi, le bras levé, tous sesmuscles tendus. Le bout de la ceinture s’enroule
autourdesonbras.Lesdentsserrées,ellel’arracheàMarcusentirantd’uncoupsecetlalanceàsontour.JerestestupéfaitparlapuissancedesonmouvementetparlaviolenceaveclaquellelaceintureclaquesurMarcus.Ilsejettesurelleetjem’interpose.Cettefois,jesuisprêt,prêtàriposter.Maisl’occasionneseprésentepas.Leslumièressedéplacentetlepaysagedespeursadisparu.—C’est fini ?demande-t-ellealorsque jegarde lesyeux fixés sur lepointoù se tenaitMarcus.
C’étaitça,tespirescraintes?Maistun’enasquequatre…Oh!Ellemeregarde.—C’estpourçaqu’ont’appelle…Jecraignaisqu’une fois au courantpourMarcus, ellenemeconsidère avecpitié, qu’elleneme
donnelesentimentd’êtrequelqu’undefaible,depetitetdevide.Maisellel’aregardé,aveccolère,sanspeur.Ellem’afaitmesentirnonpasfaible,maispuissant.
Assezfortpourmedéfendre.Jelaprendsparlecoudepourl’attireràmoietjedéposeunbaisersursajoue,sentantaupassage
labrûluredesapeau.Jemelaisseallercontreelleenlaserrantfort.—Hé,murmure-t-elledansunsoupir.Onaréussi.Jeglissemesdoigtsdanssescheveux.—Grâceàtoi.
+++
Jel’emmènesurlesrochersoùjeviensparfoistardlesoiravecZekeetShauna.Ons’assoitsurunepierreplateensurplombdel’eauetmeschaussuressontbientôttrempéesparl’écume,maiscen’estpasgrave,ilnefaitpastrèsfroid.Commetouslesnovices,elleestobnubiléeparletestd’aptitudes,etjedoismebattrepourlaconvaincrequ’elleatort.Jem’étaisimaginéqu’aprèsluiavoirlâchél’undemessecrets,touslesautressuivraient,maisjesuisentraindedécouvrirqueselivrerestunehabitudequi ne s’acquiert qu’avec le temps, que ça ne se déclenche pas sur commande en appuyant sur unbouton.—Tusais,cestrucs-là,jen’enparlepasauxautres.Mêmepasàmesamis.Je contemple l’eau sombre et boueuse et les objets qu’elle charrie – détritus, vieux vêtements,
bouteillesquiflottentcommedespetitsbateauxquivoguentverslelarge.—J’aieuunrésultatsanssurprise.Altruiste.—Oh…EttuasquandmêmechoisilesAudacieux?—Parnécessité.
—Qu’est-cequit’obligeaitàpartir?Jedétournelesyeux,hésitantàformulermesraisons,parcequeçarevientàmedéclarertraîtreà
mafactionetqueçamedonnelesentimentd’êtreunlâche.—Tudevaist’éloignerdetonpère…devine-t-elle.C’estpourçaquetuneveuxpasêtreunchef
Audacieux?Pournepluslerevoir?Jehausselesépaules.—Pourça,etparcequejenemesuisjamaissentitotalementàmaplacechezlesAudacieux.Pas
telsqu’ilssontdevenus,entoutcas.Cen’estpastoutàfaitvrai.Jenesuispassûrquelemomentsoitbienchoisipourluidireceque
j’aiapprissurMaxetJeanineetsurl’attaque.Égoïstement,jepréféreraisgardercetinstantrienquepourmoi,aumoinsunpetitpeu.—N’empêchequetues…incroyable.Jeluijetteuncoupd’œilinterrogateur.Elleal’airgênée.— Je veux dire, c’est dingue, d’après les critères des Audacieux, quatre peurs, c’est une
plaisanterie.Taplaceétaitforcémentici.J’aiunemouedubitative.Plusletempspasse,plusjetrouveétrangedenepasenavoirdestonnes,
commelesautres.Ilyadestasdechosesquimerendentnerveux,quim’angoissent,meperturbent…maisquand j’ysuisconfronté, je restecapabled’agir. Jenesuis jamais impuissant.Alorsquemesquatrepeurs,sijen’yprendspasgarde,finirontparmeparalyser.C’esttoutcequilesdistingue.—Jenevoispasunegrandedifférenceentrel’altruismeetlecourage,dis-je.JelèvelesyeuxverslaFossequis’élèvehautau-dessusdenous.D’ici, j’entrevois tout justeune
finetranchedecieldenuit.—Quandont’apprenddepuistoujoursàt’oublier toi-même,çadevientunréflexe,développé-je.
Le jour où tu te trouves en danger, tu le fais sans y penser. Je pourrais aussi bien appartenir auxAltruistes.—Sionveut.J’aiquittélesAltruistesparcequejen’étaispasassezaltruiste,etcen’estpasfaute
d’avoiressayé.—Cen’estpasentièrementvrai,répliqué-jeavecunsourire.Cettefillequisetientsansbroncher
faceàunlanceurdecouteauxpourépargnerunami,quifrappemonpèreavecuneceinturepourmedéfendre…cen’estpastoi?Danscettelumière,elleparaîtvenird’unautremonde,sonregardestsiclairqu’ilsemblepresque
luiredanslenoir.—T’aspaslesyeuxdanstapoche,Quatre,dit-elle,commesiellevenaitdeliredansmespensées.Maisellenefaitpasallusionàl’instantprésent.—J’aimebienobserverlesgens,marmonné-jepournoyerlepoisson.—Peut-êtreque,toiaussi,tuauraisdûfairepartiedesSincères,tunesaispasmentir.Jemepencheverselleenposantmamaintoutprèsdelasienne.Sonlongnezfinetsaboucheont
dégonflédepuissonagression.Elleaunejoliebouche.—D’accord.—C’estparcequetumeplais.Etnem’appellepasQuatre.Çafaitdubiend’entendremonnom.Elleal’airperdue,toutàcoup.—Mais…Tobias…tuesplusvieuxquemoi…C’esttellementbonquandelleledit.Commes’iln’yavaitpasàenavoirhonte.—C’estvraiquecefossédedeuxansesttotalementinsurmontable.—Jen’essaiepasdemedévaloriser,insiste-t-elle.C’estjustequej’aidumalàcomprendre.Jesuis
plusjeunequetoi,jenesuispasjolie,je…Jerisetjel’embrassesurlatempe.—Quoi,soyonshonnêtes,reprend-elle,lesouffleunpeucourt.Jenesuispasmoche,maisonne
peutpasdirequejesoisjolie.Lemot« jolie», avec tout cequ’il représente,me semble tellementdérisoireque jenevaispas
tergiverser.—Admettons.Tun’espasjolie.Etalors?J’essaiederassemblermoncouragetandisquemeslèvresglissentverssajoue.— Tu me plais comme tu es. (Je m’écarte.) Tu es super intelligente. Tu as du cran. Et même
maintenantquetusaispourMarcus…tunemeregardespascommeunchienbattu.—Parcequetun’enespasun,réplique-t-elle.Moninstinctnem’avaitpas trompé.Jepeuxmefieràelle.Luiconfiermessecrets,mahonte, le
nomquej’aiabandonné.Toutelavérité,avecsesbeautésetseslaideurs.Maboucheeffleurelasienne.Nosregardssecroisent,jesourisetjel’embrassedenouveau,avec
plusd’assurance.Ça neme suffit pas. Je la serre contremoi et je l’embrasse avec plus d’intensité. Elle s’anime,
refermesesbrasderrièremoietsecollecontremoi,etc’estfou,maisçanesuffittoujourspas.+++
Jelaraccompagneaudortoirdestransferts,leschaussuresencorehumidesdel’écumedutorrent,etelle me sourit en se glissant par la porte. Puis je rentre chez moi, et le malaise ne tarde pas àreprendrelepassurlevertigedusoulagement.Quelquepartentrelemomentoùj’aivucetteceintures’enroulerautourdubrasdeTrisetceluioùjeluiaiditquel’altruismeetlecourageétaientsouventsynonymes,j’aiprisunedécision.Je tourne au croisement suivant, non vers mon appartement mais vers l’escalier qui donne à
l’extérieur, juste à côté de chez Max. Je ralentis en passant devant sa porte, pris d’une peurirrationnelledeleréveilleraveclebruitdemespas.Moncœurcognedansmapoitrinequandj’arriveenhautdesmarches.Untrainpasseenreflétantle
clairde lunesur son flancmétallique.Enmarchantsous les rails, jeprends ladirectiondusecteurAltruiste.
+++
TrisvientdechezlesAltruistes.Unepartiedesonpouvoirinnéluivientd’eux,chaquefoisqu’elleestappeléeàprendreladéfensedeplusfaiblequ’elle.Etjenesupportepasl’idéequedeshommesetdesfemmescommeelletombentsouslesballesdesÉrudits.C’estvrai,ilsm’ontmenti,etj’aienquelquesorte trahi leur confiance en choisissant les Audacieux, et je trahis peut-être celle des Audacieuxaujourd’hui ; mais rien ne m’oblige à me trahir moi-même. Et quelle que soit ma faction, maconscienceestlàpourmedictermaconduite.LesecteurAltruisteestimpeccable;pasunpapierparterre,nidanslesrues,nisurlestrottoirs,ni
surlespelouses.Lesruessontbordéesdemodestesmaisonsgrisestoutessemblables.Certainessontabîmées par endroits, délaissées par des Altruistes qui ont refusé de les réparer pour donner lesmatériauxauxsans-factiondanslebesoin,maistoutessontbienentretenues.On peut vite se perdre dans le labyrinthe des rues d’ici, mais je ne suis pas parti depuis assez
longtempspouravoiroubliélechemindelamaisondeMarcus.Bizarrecomme,dansmonesprit,cettemaisonestdevenuelasienneetpluslamienne.
Jen’aipeut-êtrepasbesoindem’adresseràlui;jepourraisparleràunautrechefAltruiste.Maisilestleplusinfluent,etquelquepart,ilrestemonpère,celuiquiatentédemeprotégeràcausedemaDivergence. J’essaie de me remémorer la sensa-tion de puissance que j’ai éprouvée dans monpaysage des peurs quandTrism’amontré qu’il n’était qu’un homme et pas unmonstre, et que jepouvaisl’affronter.Maisellen’estpaslà,avecmoi,etjemesensfragile.Je remonte l’allée du perron avec des jambes raides. Je ne frappe pas, pour ne pas réveiller les
voisins.Jeprendslaclésouslepaillassonetj’ouvrelaporte.Ilesttard,maislalumièreestencorealluméedanslacuisine.Letempsquejefranchisseleseuil,il
estdéjàdansmonchampdevision.Derrièrelui,latabledelacuisineestrecouvertedepapiers.Ilestdebout,piedsnus,etsesyeuxs’enfon-centdanslesmêmesombresquedansmescauchemars.—Qu’est-cequetufaisici?medemande-t-il.Il me détaille de la tête aux pieds. Je me demande pourquoi il me regarde ainsi, avant de me
rappelerquejeportedelourdesbottesetunevestenoiresd’Audacieux,etqu’untatouagedépassedemontee-shirt.Ils’approcheunpeuetjem’aperçoisquejesuisdésormaisaussigrand,etsurtoutpluscostaudquelui.Iln’auraitplusledessusaujourd’hui.—Tun’espluslebienvenudanscettemaison.—Je…Jemeredressedetoutemahauteur,etpasparcequelesposturesvoûtéesl’exaspèrent.—Jem’enfous.Ilhausselessourcils.Ilnes’attendaitpasàunetelleréponse.—Moinonplus.— Je suis venu pour te prévenir. J’ai découvert quelque chose. Max et Jeanine organisent une
attaquecontrelesAltruistes.Jenesaisnioùnicomment.Ilm’observeuninstant,d’unairquimedonnel’impressiond’êtresoupesé,puissonexpressionse
chargedemépris.—Maxet Jeaninevontnous attaquer, répète-t-il.Àdeux, armésde seringuesde simulation? (Il
plisselesyeux.)C’estMaxquit’envoie?Tuesdevenusonlarbin?Quoi,ilespèrem’effrayer?Quand j’ai décidéd’avertir lesAltruistes, j’étais sûrque leplusdurpourmoi serait de franchir
cetteporte.Jen’avaispasenvisagéunesecondequ’ilnemecroiraitpas.—Nesoispasstupide.Jamaisjeneluiauraisparléainsitantquejevivaisdanscettemaisonmais,àforcedem’évertuerà
adopterlafaçondeparlerdesAudacieux,c’estsortitoutseul.—SituteméfiesdeMax,cen’estpaspourrien,etjevienstedirequetuasraison.Tuasraisonde
teméfierdelui.Vousêtesendanger–tous.—Tu oses venir chezmoi après avoir trahi ta faction et ta famille…etm’insulter, en prime ?
répond-ilsourdement.(Ilsecouelatête.)JerefusedemeplieraubonvouloirdeMaxetJeanineencédantàl’intimidation,afortiorisouslapressiondemonfils.—Tusaisquoi?Laissetomber.J’auraisdûallervoirquelqu’und’autre.Jemeretourneverslaporte.—Nemetournepasledos,m’intime-t-il.Ilme serre le bras, fort. Je fixe samain, pris d’un étourdissement, comme si je sortais demon
corps,quejemedistanciaisdéjàdecetinstantpourparveniràysurvivre.«Tuesdetailleàtebattrecontrelui»,songé-jeenrevoyantTrislancerlaceintureau-dessusdesa
têtepourlefrapperdansmonpaysagedespeurs.
Jedégagemonbras,assezvivementpourluifairelâcherprise.Maisilmerestetoutjusteassezdeforcepourm’éloigner.Iln’osepasmecrierdessusdepeurd’alerterlesvoisins.J’enfoncemesmainstremblantesdansmespoches.Jen’entendspaslaporteserefermerderrièremoi,etjesaisqu’ilmeregardepartir.Cen’estpasleretourtriomphantquejem’étaisimaginé.
+++
JemesenscoupableenfranchissantlaportedelaFlèche,commesidesdizainesd’yeuxd’Audacieuxétaientlàpourm’observeretjugercequejeviensdefaire.J’aiagiàl’encontredenoschefs,ettoutçapourquoi?Pourunhommequejehaisetquinemecroitmêmepas?Jen’aipaslesentimentqueçaenvalaitlapeine,queçavalaitlapeinedepasserpouruntraître.Àtraverslaportevitrée, jecontemplelegouffreloinendessousdemoi, l’eaucalmeetsombre,
tropencaisséepourpouvoirrefléterleclairdelune.Ilyaquelquesheures,jemetenaisprécisémentlà,surlepointderévéleràunefillequejeconnaisàpeinetouslessecretsquej’aimistantd’énergieàcacher.ContrairementàMarcus,elle,aumoins,s’estmontréedignedemaconfiance.Elle,etsamère,etle
restedelafactionenlaquelleellecroit,valenttoujourslapeinequ’onlesprotège.Etc’estcequejevaisfaire.
ENBONUSTROISSCÈNESDELATRILOGIE
DIVERGENCERACONTÉESPARQUATRE
“PREMIERSAUT:TRIS!”+++
“ATTENTION,TRIS!”+++
“ÇATEVABIEN,TONNOUVEAULOOK,TRIS.”
«PREMIERSAUT:TRIS!»
JEREGARDEMAMONTRE.Lespremiersnovicesdevraientsauterd’uneminuteàl’autre.Lefilets’étaledevantmoi,large,solide,éclairéd’enhautparlesoleil.Ladernièrefoisquejesuis
venu ici, c’était pour le jourduChoixde l’andernier ; et celled’avant, le jouroù j’ai sautémoi-même.Jen’aimepasmerappelerceque j’aiéprouvéce jour-làenm’avançant jusqu’aureborddutoit,centimètreparcentimètre,lecorpsetl’espritpétrifiésdeterreur,l’atrocechutelibre,mesbrasetmesjambesquibrassaientl’airenvain,lagifledesfibresdufiletsurmesbrasetmanuque.—Etcetteblague,çaamarché?medemandeLauren.Jemetsunesecondeàcomprendredequoielleparle:lelogicielespionquejeluiaidemandéen
luifaisantcroirequec’étaitpourfaireuneblagueàZeke.—Paseuletemps.Jel’aiàpeinecroisécesjours-ci,auboulot.— Tu sais que si tu faisais l’effort d’étudier sérieusement, tu nous serais bien utile au service
technique?—Sivousrecrutez,tudevraisenparleràZeke.Ilestbienmeilleurquemoi.—Ouais,maisZeke est unmoulin à paroles.Vu le temps qu’on passe à travailler ensemble, la
compatibilitéestuncritèreencoreplusimportantpournousquelescompétences.Je rigole. C’est vrai que Zeke n’arrête jamais de parler.Moi, ça neme gêne pas. C’est parfois
pratiquedenepasavoiràchercherdesujetdeconversation.Onattend.Lauren triture l’undesesanneauxausourcil tandisque j’essaiede tendre lecoupour
apercevoirletoitdel’immeuble,maisjenevoisriend’autrequeleciel.—Onpariequelepremierseraunnatif?medit-elle.—C’esttoujoursunnatif.Sijeparieavectoi,jesuissûrdeperdre.Ils sont favorisés, les natifs.Engénéral, ils savent déjàqu’il y a un filet tout enbas.Le jourdu
Choix est la seule occasion où on utilise cette entrée, on fait ce qu’on peut pour leur cacher sonexistence,maislesAudacieuxétantcurieux, ilsexplorent l’enceintedèsqu’ilscroientquepersonnenesurveille.Etpuisilsontgrandiencultivantl’extrémisme,ledésirdefrimer,desejeteràfonddansuneactionune foisqu’ilsontdécidéd’yaller. Il faudraitun transfertdotéd’un sacré tempéramentpourenfaireautantsansyavoirétééduqué.C’estlàquejelavois.Unetraînée,nonpasnoirecommejem’yattendais,maisgrise,quidébouledanslesairs.J’entends
leclaquementdufiletquitiresursonsupportmétalliqueetsecourbepourl’accueillir.Pendantuneseconde,jefixeavecstupeursesvêtements,quejeconnaissibien,avantdeluitendreunemainpar-dessuslefilet.Ellerepliesesdoigtsautourdesmiensetjelatireversmoi.Puiselleselaissetombersurlecôtéet
jelatiensparlesbraspourlastabiliser.Elleestpetite,d’apparencefrêle,aupointquejemedisquel’impactauraitdûlacasserendeux.Ellealesyeuxgrandsouverts,bleupâle.—Merci,medit-elle.Sielleal’airfragile,savoix,elle,estassurée.—J’ycroispas,ditLauren,avecplusdecabotinageAudacieuxqu’àsonhabitude.UnePète-secqui
sautelapremière.Ça,c’estunscoop.Elle a raison. C’est déjà un scoop qu’une Pète-sec choisisse les Audacieux. Il n’y a eu aucun
transfertAltruistel’annéedernière,etilyadeuxans,j’étaislepremierdepuisbienlongtemps.
—Cen’estpaspourrienqu’ellelesaquittés,Lauren,signalé-je.Je me sens brusquement projeté dans mon passé. Puis je me ressaisis et je me tourne vers la
novice:—Commenttut’appelles?—Euh…Elle hésite, et pendant un bref instant, j’ai la sensation étrange de la connaître. Pas pour l’avoir
croiséeautrefoischezlesAltruistes,niaulycée,maisàunniveauplusenfoui,envoyantsonregardetsa bouche qui cherchent un nom, insatisfaite de celui qui lui vient, tout comme je l’ai été dans lamêmesituation.Moninstructeurm’apermisd’échapperàmonancienneidentité.Jepeuxluidonnercettechance,moiaussi.—Réfléchis,dis-jeavecunpetitsourire.Après,tunepourraspluschanger.—Tris,déclare-t-elled’untondécidé.—Tris,répèteLauren.Faisl’annonce,Quatre!C’estvraiquec’estmanovice,cettetransfertdesAltruistes.Par-dessusmonépaule, je lanceaugrouped’Audacieuxquis’est rassemblépour regardersauter
lesnovices:—Premiersaut:Tris!Comme ça, ils se souviendront d’elle non par ses vêtements grismais par son premier acte de
bravoure.Oudefolie.Cequiestparfoislamêmechose.Ils l’acclament et, tandis que la grotte résonnede leur tumulte, un deuxièmenovice tombe à pic
danslefiletavecuncriàglacerlesang.UneSincèrevêtuedenoiretblanc.Cettefois,c’estLaurenquitendlebraspourl’aider.JeposemamainsurledosdeTrispourlaguiderversl’escalier,aucasoùelleneseraitpasaussistablequ’elleenal’air.—BienvenuechezlesAudacieux,luidis-jeavantqu’ellemontelapremièremarche.
«ATTENTION,TRIS»
UNEALTRUISTE,CINQSINCÈRES,DEUXÉRUDITS.Voilàmesnovices.Ilparaîtque le tauxde transfertsréciproquesentreSincèresetAudacieuxestassezélevé–onen
perd globalement autant qu’on en gagne de chaque côté. J’estime qu’il relève de mon travaild’amener ces huit novices aumoins jusqu’aux premières éliminations.L’an dernier, quandMax etEricontinsistépourinstaurercesystèmed’expulsion,jem’ysuisopposéautantquej’aipu.Maisondiraitqu’ilestlàpourdebon–toutçapourdéfendreleprofild’AudacieuxqueMaxetEricveulentcréer:unefactiondebrutessanscervelle.JecomptebienquitterlesAudacieuxdèsquej’auraidécouvertcequemijotentMaxetJeanine,etsi
çadoitarriverenpleinmilieudel’initiation,parfait.Unefoisquetouslesnatifsnousontrejoints–dontUriah,LynnetMarlene–,jem’engagedansle
tunnelenfaisantsigneauxnovicesdemesuivre.OnsedirigedanslenoirverslesportesdelaFosse.—C’est ici qu’on se sépare, annonce Lauren devant les portes. Les natifs des Audacieux, vous
restezavecmoi.Vousn’avezpasbesoinqu’onvousfassevisiterleslieux,j’imagine.Ellesourit,etilss’éloignentdanslecouloirquicontournelaFossejusqu’àlacafétéria.Jelessuis
desyeux jusqu’àcequ’ilsaientdisparu,et jemeredresse.J’aicompris l’andernierque,pourêtrepris au sérieux, jedevaismemontrerdurdès ledépart. Jen’ai pas le charmenatureld’Amar,quigagnait la loyautédesgens rienqu’avecunsourireouuneblague. Jedoiscompenserpard’autresmoyens.—En général, je travaille dans la salle de contrôle informatique, expliqué-je,mais pendant les
prochainessemaines,jeseraivotreinstructeur.Jem’appelleQuatre.L’unedesSincères,grande,lapeaumate,untonénergique,intervient:—Quatrecommelechiffre?Jepressensundébutdechahut.Ceuxquineconnaissentpas le sensdemonsurnomont souvent
tendanceàenrire,etjen’appréciepasbeaucoupqu’onsemoquedemoi,surtoutpasungroupedenovicesdébarquantdelacérémonieduChoixsanslamoindreidéedecequilesattend.—Oui,dis-jefroidement.Çateposeunproblème?—Non.—Parfait.NousallonsentrerdanslaFosse,quevousenviendrezunjouràaimer.C’est…NouvelleinterruptionironiquedelaSincère:—LaFosse?Sympa,commenom.Ellecommenceàm’énerveretjemetourneverselleparréflexe.Jenevaispaslaisserquelqu’un
ricaner à tout ce que je dis, encoremoins dès le début de l’initiation, où les comportements sontencoreaussimalléables.Jevaisdevoirleurmontrerqu’onnerigolepasavecmoi,ettoutdesuite.Jemepencheàquelquescentimètresdesonvisageetjelafixejusqu’àcequesonsourirevacille.—Commenttut’appelles?demandé-jesanshausserlavoix.—Christina.— Eh bien, Christina, si j’avais voulu me cogner les remarques de petits malins des Sincères,
j’auraischoisileurfaction.Tapremièreleçon,çavaêtred’apprendreàlafermer.Pigé?Ellefaitouidelatêteetjemedétourne,lestempesbattantes.Jecroisqueçaamarché,maisjen’en
serai vraiment sûr que quand l’initiation aura commencé. Je pousse les portes qui donnent sur laFosseet,pendantun instant, je ladécouvrecommesic’était lapremièrefois :unespace immense,
bouillonnantdevie et d’énergie, l’eaudugouffrequipulse en allant s’écraser sur les rochers, leséchosdesconversationsquirésonnentdanstouslescoins.Laplupartdutemps,jefuiscetendroitàcausedesoneffervescence,maisaujourd’hui,ilm’enchante.C’estplusfortquemoi.—Suivez-moi,dis-je,jevaisvousmontrerlegouffre.
+++
LatransfertdesAltruistess’assiedàmatable.Surlecoup,jemedemandesiellesaitquijesuis,ousic’est moi qui l’aimante par je ne sais quelle force Pète-sec invisible. Mais rien dans son regardn’indiquequ’ellemeconnaisse.Etellen’ajamaisvuunhamburger.—Tun’asjamaismangédehamburger?luidemandeChristina,incrédule.LesSincèressonttoujourscommeça,sidérésparlefaitquetoutlemondenevitpascommeeux.
C’estunedesraisonspourquoi jene lesaimepas.C’estcommesi le restedumonden’existaitpaspoureux.AlorsquepourlesAltruistes,iln’yaquelerestedumondequiexiste,remplidebesoinsinsatiables.—Non,ditTris.Ças’appellecommeça?Elleaunevoixgravepourquelqu’und’aussipetit.Sontonesttoujourssérieux,quoiqu’elledise.—LesPète-secnemangentquedelanourrituresimple,expliqué-jeauxautres.J’ai employé délibérément le terme d’argot des Audacieux, mais appliqué à elle, il me paraît
grossier, commesi je luidevais les égardsdus à toute femmedansmonancienne faction, faitsdedéférence,deregardsdétournésetd’échangespolis.JedoismesecouerpourmerappelerquejenesuispluschezlesAltruistes.Etellenonplus.—Pourquoi?demandeChristina.—Leluxeestperçucommeunplaisirégoïsteetfutile.Trisdébiteçacommeuneformuleappriseparcœur,cequiestsansdoutelecas.—Jecomprendsquetutesoistirée,commenteChristina.—Ouais,faitTrisenroulantdesyeux.T’asraison,labouffe,c’estdusérieux.J’essaiedenepassourire.Jenesuispascertaind’yarriver.Ericentredanslacafétériaetlesilencetombe.Sanominationaupostedechefaétéaccueillieavecperplexité,parfoisaveccolère.LesAudacieux
n’ontjamaiseudechefaussijeune,etbeaucoupdegenssesontélevéscontrecettedécision,inquietsdesonmanqued’expérienceetdesesoriginesd’Érudit.Maxs’estemployéàfairetairecescraintes.Ericaussi.Ceuxquiexprimaientdesgriefsàvoixhauteunjourréapparaissaientlelendemainmuetset tendus, comme si on les avaitmenacés. Connaissant Eric, c’est sans doute ce qu’il faisait, à samanièretordue,enleurglissantd’unevoixposéedesmotssavammentcalculéspourinspirerlapeur.—C’estqui?medemandeChristina.—Eric,unchefAudacieux.—C’estvrai?Ilal’airsuperjeune.Jeserrelesdents.—Cen’estpasl’âgequicompteici.PlutôtlesrelationsavecJeanineMatthews.Erics’approcheetselaissetombersurunechaiseàcôtédemoi.Jefixemonassiette.—Tunenousprésentespas?medit-ild’untonfamilier,commesionétaitamis.—Christina,Tris.—Tiens,unePète-sec,commente-t-ild’unairnarquois.Pendantuneseconde,j’aipeurqu’ilneluiprécised’oùjeviens,etjecrispelamainsurmongenou
pournepasêtretentédelefrapper.Maisilsecontentedeluidire:—Onverrabiencombiendetempstuvastenir.J’aiquandmêmeenviedelefrapper.Oudeluirappelerquelederniertransfertvenudechezles
Altruistes, qui est assis juste à côtéde lui, a quandmême réussi à lui casserunedent.Alors, allezsavoirdequoicelle-ciseracapable.Maisaveclesnouvellespratiques–lescombatsjusqu’auKO,leséliminationsauboutdelapremièresemaine–,ilaraison,vusongabarit,ilestpeuprobablequ’elletiennelongtemps.Çanemeplaîtpas,maisc’estcommeça.Ilsetourneversmoi:—Quoideneuf,Quatre?Surlecoup,jefrémis,craignantqu’iln’aitdécouvertquejelessurveille,Maxetlui.Jehausseles
épaules.—Riendespécial.—Maxaessayéplusieursfoisdetevoir,maisapparemment,tunet’esjamaismanifesté.Ilsepose
desquestions.Jen’aipasdemalàignorerlesmessagesdeMax,commes’ils’agissaitdedétritusportésparle
vent. Les réactions violentes suscitées par la nomination d’Eric laissent peut-être indifférent leprincipalintéressé,maispasMax,quin’ajamaisappréciésonprotégéautantqu’illedevrait.Moi,ilm’appréciait,bienquejenecomprennepastroppourquoi,étantunsolitairealorsquelesAudacieuxviventcolléslesunsauxautres.—Dis-luiquemapositionmeconvienttrèsbien,répliqué-je.—Ah,ilt’aproposéunboulot.Toujours cette inquisition méfiante qui suinte de sa bouche, comme le pus qui s’écoule d’un
nouveaupiercing.—Ilsemblerait.—Etçanet’intéressepas.—Çafaitdeuxansquejelerépète.—Bon,alorsespéronsqu’ilfiniraparcomprendre.Il me donne une tape sur l’épaule, censée être nonchalante, mais assez forte pour me projeter
brusquementenavant.Jelefusilleduregardtandisqu’ils’éloigne.Jen’aimepasêtresecoué,encoremoinsparuntraîtreàlasoldedesÉrudits.—Vousêtes…amis,touslesdeux?medemandeTris.—Onétaitdanslemêmegroupedenovices.Jedécidedefrapperàtitrepréventif,delesmontercontreEricavantqu’ilnelesmontecontremoi,
etjeprécise:—IlvenaitdechezlesÉrudits.Christinahausselessourcils,maisTrisneréagitpas,nemanifesteriendeladéfiancequidevrait
êtregravéeenelle,aprèsavoirgrandichezlesAltruistes.—Toiaussi,tuesuntransfert?medemande-t-elle.—Jepensaisqu’iln’yauraitquelesSincèrespourmecasserlespiedsavecleursquestions.Voilà
quelesPète-secs’ymettentaussi?CommeavecChristina tout à l’heure,ma rudesseapourbutde fermer laporte avantqu’ellene
s’ouvre trop.MaisTrisgrimacecommesiellevenaitdemordredansquelquechosed’ameretmerétorque:—C’estsûrementàcausedetoncôtéchaleureux.Genreportedeprison.Ellerougitsousmonregard,maisnedétournepaslesyeux.Cettefillemesemblefamilière,mais
jejurequejemeseraisrappeléd’unefilleAltruisteavecunetellepersonnalitésijel’avaisrencontréemêmejustequelquessecondes.—Attention,Tris.Attentionàcequetumedis,àcequetudisauxautres,danscettefactionauxvaleursfaussées,qui
ne comprend pas que quand on vient de chez lesAltruistes, refuser de s’écraser est le sommet ducourage.Endisantsonnom,jesaisisd’oùjelaconnais.C’estlafilled’AndrewPrior.Beatrice.Tris.
«ÇATEVABIEN,TONNOUVEAULOOK,TRIS»
JENESAISPLUSBIENPOURQUOIJ’AIRI,saufquec’étaitàcaused’untructropdrôlequ’aditZeke.Autourdemoi, laFosseoscillecommesi j’étaissurunebalançoire.Agrippéà la rambarde,j’avalelefonddubreuvagenonidentifiéquirestaitdansmonverre.UneattaquecontrelesAltruistes?QuelleattaquecontrelesAltruistes?Mesouvienspas.D’accord,c’estfaux,maisiln’estjamaistroptardpours’habitueràvivreaveclessaladesqu’onse
raconte.Jevoisunetêteblondedanserdanslafouleetmonregarddescendjusqu’auvisagedeTris.Pour
unefois,ellen’estpasnoyéesousdescouchesdevêtementsetsoncoln’estpasboutonnéjusqu’aucou.Jedistinguesesformes–«Arrête»,merabroueunevoixdansmatêteavantquemapenséenepuisseallerplusloin.—Tris!C’estsortisansquejepuisseleretenir,etjen’aimêmepasessayé.Jemedirigeversellesansme
préoccuperdesregardsmédusésdeWill,AletChristina.Çan’estpasdifficile–jen’aiqu’àsuivresesyeux,quiparaissentpluslumineux,plusperçantsqued’habitude.—Tuasquelquechosedechangé,dis-je.Jeveuxdire«Tuparaisplusâgée»,maisjenevoudraispasqu’ellecroiequejeluitrouvaisune
têtedegamineavant.Ellen’apeut-êtrepasdescourbesdefemme,maispersonneenregardantsonvisagenepourraitvoirceluid’uneenfant.Unenfantn’apascetteférocité.—Toiaussi,meréplique-t-elle.Qu’est-cequetufais?«Jebois»,pensé-je.Maisça,elleadûs’enapercevoir.—Jeflirteaveclamort,dis-jeenriant.Jeboisprèsdugouffre.Peut-êtrepasl’idéedusiècle.—Effectivement.Elleneritpas.Elleaunairméfiant.Maisdequoiseméfierait-elle?Demoi?—Jenesavaispasquetuavaisuntatouage,fais-jeenposantlesyeuxsursaclavicule.Ilreprésentetroisoiseauxnoirs,toutsimples,maisilssemblentvolersursapeau.—Hm.Lescorbeaux,ajouté-je.J’aienviedeluidemandercequiapulapousseràsefairetatouerl’undesespirescauchemars,à
porterlesignedesapeuraulieudel’enfouir,d’enavoirhonte.Maiscen’estpasparcequej’aihontedemespeursqu’elledoitavoirhontedessiennes.JemeretourneversZekeetShauna,quisetiennentaccoudésàlarambarde,épaulecontreépaule.—Jeteproposeraisbiendeveniravecnous,maistun’espascenséemevoircommeça.—Commeçacomment?Soûl?—Ouais…enfin,non.(Çanem’amuseplustantqueça,toutàcoup.)Envrai,jedirais.—Jeferaicommesijen’avaisrienvu.—C’estsympa.Jemepenche,plusprèsquejenedevrais,etjesensl’odeurdesescheveux,jesenslapeaudélicate,
lisseet fraîchedesa jouecontre lamienne.Sielleavaitneserait-cequ’esquisséunmouvementderecul,j’auraishontedemecomporterd’unemanièreaussistupide,aussieffrontée,maisellen’apasbougé.J’aimêmel’impressionqu’elles’estlégèrementrapprochée.—Ça te va bien, ton nouveau look,Tris, dis-je, parce que je ne suis pas sûr qu’elle le sache et
qu’elledevraitlesavoir.
Cettefois,ellerit.—Rends-moiservice,tiens-toiàl’écartdecetterambarde,d’accord?—Promis.Ellemesourit.Et,pourlapremièrefois,jemedemandesijeluiplais.Siellearriveencoreàme
sourireenmevoyantdanscetétat…hmm,cen’estpasexclu.Mais je sais une chose : pour ce qui est de m’aider à oublier la mocheté de ce monde, je la
choisirais,elle,plutôtquel’alcool.
REMERCIEMENTS
MERCI,MERCI,MERCI:Àmonmari,àmafamille(lesRoth-Rydz-Ross,Fitch,Krauss,Paquette,Johnsonettouslesautres)
etàmesamis(écrivainsetnonécrivainsdeparlemonde),pourleursoutien,leurgénérositéetleurtolérance,sanslesquelsj’auraiseumalàsurvivre.Sérieusement.ÀJoannaVolpe,agentetamie,poursagentillesseetsasagesseet toutes les (Bonnes)Choses.À
KatherineTegen,éditriceet amie,pour sa sagesseéditorialeet sondur labeur.À toute l’équipedeHarperCollinspoursesexploitsdetoutessortes:JoelTippie,AmyRyan,BarbFitzsimmons,BrennaFranzitta, JoshWeiss,MarkRifkin,ValerieShea,ChristineCox, JoanGiurdanella,LaurenFlower,Alison Lisnow, Sandee Roston, Diane Naughton, Colleen O’Connell, Aubry Parks-Fried, MargotWood, Patty Rosati,Molly Thomas, Onalee Smith, Andrea Pappenheimer, KerryMoynagh, KathyFaber, Liz Frew,HeatherDoss, Jenny Sheridan, FranOlson,DebMurphy, JessicaAbel, SamanthaHagerbaumer,AndreaRosen,DavidWolfson, JeanMcGinley,AlphaWong,ShealaHowley,RuikoTokunaga, Caitlin Garing, Beth Ives, Katie Bignell, Karen Dziekonski, Sean McManus, RandyRosema, PamMoore, Rosanne Romanello, MelindaWeigel, GwenMorton, Lillian Sun, RosanneLauer,EricaFergusonetbiensûrKateJackson,SusanKatzetBrianMurray.Jen’auraispaspurêverunemeilleuremaisond’édition.À Danielle Barthel pour sa patience et ses encouragements, concernant ces histoires-ci en
particulier.À Pouya Shahbazian, pourm’avoirmontré comment rester calme dans la tempête (j’yœuvre).À toute l’équipedeNewLeafLiterarypour tout le travail accompli, et avecbrio.ÀSteveYounger,autantpoursonhumourquepoursesprouessesjuridiques.Et,enfinmaissurtout,surtout :à tous les lecteursdeDivergence (lesnovices !)dumondeentier.
Votre enthousiasmepour cespersonnagesm’aportéedans l’écriturede ceshistoires etm’adonnél’élanpoursurmonterlesdifficultés.Laconclusionlaplusappropriéemesembleêtreun
L’AUTEURE
VERONICAROTHA22anslorsqu’ellepublielepremiertomedeDivergence.C’estsonpremierroman, qu’elle a écrit pendant ses études à laNorthwesternUniversity.Alors étudiante enÉcriturecréative,ellepréféraitseplongerdanslesaventuresdeTrisplutôtquefairesesdevoirs…Elleestaujourd’huiécrivaineetvitdanslesenvironsdeChicago.SasérieDivergencefaitpartiede
lalistedesbest-sellersduNewYorkTimes.