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UNIVERSITÉ DU QUÉBEC À MONTRÉAL
G.U.Y. – PARTENAIRE DE BRAINSTORM
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
COMME EXIGENCE PARTIELLE
DE LA MAÎTRISE EN COMMUNICATION
(MULTIMÉDIA INTERACTIF)
PAR
HUGUES SWEENEY
AOÛT 2003
REMERCIEMENTS
Remerciements très particuliers à Philippe Patrice et Geneviève Levasseur.
Merci à Jérémie Anka-Thibaudeau, Martin Thibaudeau, Alexandre Bernard, Yann-Paul
Guindon, Jacques Samson, Marie-Ève Roger, Marie-Josée Laverdure (Radio-Canada),
Guy St-Onge (Radio-Canada), Jean-Luc Manguin (CNRS - Laboratoire CRISCO),
Jérôme Hellio, Thomas Cobb (UQAM), Danielle Gariépy (UQAM), Jean Décarie (UQAM),
Ronald Sweeney, Louis-Richard Tremblay et Christiane LeBlanc (Radio-Canada).
2
TABLE DES MATIÈRES
INTRODUCTION 5
CHAPITRE I : LA CONSTRUCTION DE PERSONNAGES
1. DE L’ÉMERGENCE DU RÉCIT À LA REPRÉSENSATION DU MONDE 7
1.1 La mimésis, de Aristote à Wittgenstein 7
1.2 La primauté du contexte chez Clancey 10
2. L’ÉMERGENCE DU PERSONNAGE ET LE RÔLE DU COMÉDIEN 13
2.1 Émotion vs action chez Stanislavski 13
2.2 Le comédien vs le déterminisme du script chez Brook 15
3. CONTEXTE DE PRODUCTION : FAILLES ET OUVERTURES 19
3.1 Création de personnages en ligne 19
3.2 Logiciels de scénarisation 21
3.3 L’écriture combinatoire 22
3.4 Interactivité passive vs interactivité active 24
CHAPITRE II : LE PROJET
4. QUOI ?
5. POURQUOI ? 27
5.1 Un partenaire de brainstorm
28
5.2 Pour une participation accrue des nouvelles technologies (NT) aux créations
traditionnelles 29
6. COMMENT ? 33
6.1 Règles du jeu 33
6.2 Bible des personnages 34
6.3 Fin d’une session d’écriture 38
6.4 Esthétique 38
6.5 G.U.Y. : définition, rôle et comportement du serveur 39
7. POUR QUI / AVEC QUI ? 43
3
CHAPITRE III : POSTMORTEM ET PROSPECTIVES
8. UNE EXPÉRIENCE DU JEU 45
9. FAILLES ET AMÉLIORATIONS 47
10. APPLICATIONS POSSIBLES DU PROJET 50
CONCLUSION 51
BIBLIOGRAPHIE 53
RÉFÉRENCES WEB 54
4
INTRODUCTION
A chaque naissance d’un nouveau mode de communication, l’édifice médiatique – et par
extension artistique, s’en trouve ébranlé. Quand la radio est venue au monde, on cru la
fin des journaux ; lorsque le cinéma a fait son apparition, le théâtre craignait d’être
reléguée à la mort. Pourtant, une fois bien en selle, tous ces médiums aussi riches les
uns des autres ont prouvé leurs différences et leur complémentarité. Ce n’est pas parce
qu’un nouveau mode de communication est inventé qu’il supplante ceux qui l’ont
précédé. Quand Internet a quitté le nid du militaire et des laboratoires pour s’infiltrer dans
les entreprises et maisons, on a tout de suite voulu croire à l’agonie du téléphone, de la
télévision, de la radio et celle du livre. Mais depuis, les cotes boursières des entreprises
en nouvelles technologies se sont effondrées, plusieurs inventions prétendant à la
révolution – comme le livre électronique – sont tombés dans l’oubli puis la bulle Internet
s’est dégonflée. Regardons de plus près de quoi est composé cette nouvelle forme
d’échange de données, d’information et de connaissances pour mieux comprendre
comment elle redéfinit le paysage communicationnel.
Tout comme le livre a besoin d’un lecteur pour être vécu, le web prend son sens avec
l’intervention d’un utilisateur. C’est à partir de ce point pivot que le paradigme web se
dévoile : puisque le récepteur a la possibilité d’altérer le cours et le contenu de ce qui lu,
vu ou entendu, un projet web ne peut ni formuler ni prévoir d’avance son comportement
(gestes, émotions, idées). Particulièrement dans le monde de la création et de la diffusion
où les nouvelles technologies sont largement utilisées, le plein potentiel du web est la
plupart du temps inhibé. Les contenus sont accessibles plus facilement par le plus grand
nombre (un photographe obscur du Mali a de meilleures chances de trouver des
admirateurs en Amérique du Nord) mais les entreprises et institutions qui ont de solide
moyens de production n’en font qu’un usage sommaire et plutôt orienté vers
l’autopromotion (transcription des horaires et communiqués, numérisation de contenus
existants, etc.).
Il s’agit ici cherche à implémenter le web à l’intérieur d’une démarche de création.
Comment est-ce que le web peut participer aux modèles de création déjà existants ?
Comment son essence s’inscrit-elle dans la chaîne de production d’une œuvre ? Le but
du projet est de créer un personnage avec, comme compagnon de brainstorm, un
serveur web dont l’application est érigée en fonction du cheminement de celui qui crée.
Plutôt que de proposer un modèle qui contraint la fabrication d’un personnage à partir de
règles traditionnelles, nous exposerons un procédé qui est induit par l’utilisateur lui-même
5
et tous ceux qui y participeront – et ce, sans aucune trace de scénario. Le personnage
précède l’histoire, et son cadre (le récit) se circonscrit au fur et à mesure que celui qui
écrit avance dans sa démarche. Le rapport d’autorité entre la création et celui qui la reçoit
n’est plus la même. En réalité, le rapport est inversé : celui qui lit est aussi celui qui écrit,
et ce qu’il écrit a une incidence directe sur ce qu’il lit. Le récepteur modifie ce qui est
transmis.
Puisque la création de personnages émerge nécessairement d’une existence individuelle
et particulière, nous irons tout d’abord du côté des philosophes (Aristote, Kant,
Wittgenstein, Clancey) afin d’étudier certaines préoccupations quand aux possibilités de
se représenter le monde. Certains hommes de théâtre (Stanislavski, Brook) seront aussi
questionnés quand aux rapports de force qui régissent la relation que le comédien
entretien avec son scénario. Dans le monde du virtuel, il s’agira d’inventorier quelques
exemples d’applications informatiques dans le domaine de la création de personnages
pour y trouver, dans le modèle de l’écriture combinatoire et celui de l’hyperespace, des
failles qui pointent vers le langage et la « personnalité » du web. Après avoir définit la
nature, les intentions et l’anatomie de notre partenaire de brainstorm, on s’arrêtera sur le
public qu’il tente de rejoindre et ses capacités à y parvenir. Enfin, ce tableau du projet
ainsi que son expérimentation auprès d’un groupe de testeurs dépareillés nous ouvrira
l’avenue de perspectives futures pour G.U.Y.
6
CHAPITRE I : LA CONSTRUCTION DE PERSONNAGES
1. DE L’ÉMERGENCE DU RÉCIT À LA REPRÉSENSATION DU MONDE
1.1. La mimésis , de Aristote à Wittgenstein
Dans son bref traité intitulé Poétique, Aristote brosse une analyse sommaire des
fondements de la fiction et du récit qui a profondément marqué la réflexion
théâtrale jusqu’à nos jours. Fidèle à sa pensée, il décline les rudiments de
l’esthétique du même esprit que sa Physique : les œuvres ont une cause et un
effet. Elles ont une étendue (la durée comme substance) et portent une finalité.
Le récit – peu importe la forme puisqu’il s’agit d’abord et avant tout de raconter
quelque chose – est là pour qu’on s’y reconnaisse ; il doit être un entier (début,
milieu, fin) qui nous montre quelque chose du monde (la gloire, le répugnant, la
beauté, etc.).
Tous les genres qu’il dissèque (tragédie, fable, comédie, etc.) sont porteurs
d’une volonté d’imitation – c’est la mimésis. Par les caractéristiques qui leur sont
propres, les différents arts représentent la vie, les actions des hommes, le
bonheur, le malheur. La danse imite des passions, la peinture imite des objets,
la fable imite une succession d’événements, la tragédie imite des gestes
effroyables. Aristote ne démord pas du réel. Ce qui l’intéresse ce n’est pas de
regarder l’homme pour lui-même mais plutôt le monde dans lequel il évolue.
L’homme se trouve alors devant un spectacle qui lui propose soit de la
connaissance, soit du plaisir. Pour le premier, Aristote souligne l’enseignement
philosophique que reçoit celui qui regarde. Malgré la richesse intellectuelle en
Grèce Antique, peu d’hommes avaient accès aux discussions de haute voltige,
à la connaissance que possédaient les élites et aux développements en cours à
cette époque. La scène devient donc une source où aller puiser réflexions et
introspections, à la limite collectives. Les tragédies grecques et les auteurs qui
en insufflaient la vie étaient des porte-voix pour leur peuple, s’agissant de porter
au plus loin dans la foule leurs propres craintes et angoisses. Le récit a un but
tout à fait clair : la tragédie, en imitant des actions effrayantes et pitoyables,
provoque crainte et pitié chez le spectateur – c’est l’effet catharsis. La scène
devient un catalyseur de réflexions et de projections entre l’homme et le monde.
En quelque part, il s’y retrouve.
7
De l’expérience esthétique naît une représentation du monde, une succession
d’événements portés par les tangentes du bonheur ou du malheur. Il s’agit de
voir les actions de l’homme se dérouler dans un monde qui le dépasse. Un
destin auquel il est constamment soumis et dépassé. Il voit cet univers en
mouvement et il apprend. Chez Aristote, le monde est en perpétuel
changement. Tous les êtres vivants sont en continuel devenir et sont marqués
par la contingence du monde : la génération et la corruption, la naissance et la
mort. C’est là toute l’essence de la tragédie et aussi l’étincelle même d’une prise
de conscience de ce qui attend tout homme un jour ou l’autre de sa vie.
L’immuable se dresse et il lui est soumis. Cette expérience est la finalité du
spectacle : elle doit bouleverser le spectateur en imitant le monde.
Aristote a su identifier clairement les rudiments et le rôle social qui définissent
l’expérience esthétique. Or, les concepts « bonheur » et « malheur » qui sont les
vecteurs mêmes du spectacle fabriquent du sens. Ils sont portés par des actes
humains qui sont qualifiés de bons ou de mauvais par les poètes, les
spectateurs ou les observateurs tels qu’Aristote. Est-ce que de telles valeurs
morales existent dans la nature (le bon et le mauvais), dans une représentation
complètement extérieure à l’individu ? L’imitation n’inclut-elle pas une inférence
de l’individu qui imite ? Dans la Métaphysique d’Aristote on ne se trompe pas :
l’Être existe par de multiples attributs (l’essence, le devenir, le vrai et le faux)
mais l’être à proprement parler est concert. C’est un individu, une entité. Donc
l’être qui observe et celui qui imite sont parmi le monde au même titre que le
reste des êtres. Ils sont au centre de la représentation qu’il se font du monde
qu’ils habitent (et qui les habite).
Le récit veut donner du sens à l’existence, au monde, à la vie, mais ne peut se
prévaloir d’une « supériorité ». Parce qu’elle est porteuse de sens ne veut pas
nécessairement dire qu’elle détient les clés de ce qu’elle porte. L’homme a
affaire à un univers dont il n’a pas accès par les voies de sa propre
représentation. Alors que chez Aristote la connaissance se construit en
observant et en déduisant de la causalité dans la nature, Kant tranche au 18e
siècle entre le phénomène (ce que nous percevons) et le noumène (la chose en
elle-même). Il annonce dès le début de la Critique de la Raison Pure sa finale en
apories : la connaissance scientifique au sens aristotélicien du terme ne
résoudra pas des questions telles que l’immortalité de l’âme et l’existence de
8
Dieu. Pour aborder le monde, l’homme y va de sa constitution et des attributs
qui lui sont propres. De son intuition. Le temps et l’espace sont des formes a
priori de l’expérience du monde, une condition de possibilité que les choses
nous apparaissent. L’intellect devient quelque peu solitaire. Toute catégorisation
produite par l’entendement humain provient nécessairement de l’expérience.
Celle-ci nous montre seulement qu’un côté des choses. L’accès au monde et
aux réponses que nous cherchons se rétrécit.
Plus tard, Wittgenstein questionne cette expérience du monde mais à partir des
racines mêmes de notre questionnement : le langage. « Le monde est tout ce
qui a lieu. »1. La connaissance est proposée par sa plus simple expression.
C’est la déclaration première de l’homme devant le monde. Ensuite, de ce qu’il
peut affirmer, il ne peut que parler ou discourir sur les choses, il ne peut rien
prendre de tel qu’une vérité ; « Je ne puis nommer les objets. Des signes en
sont les représentants. Je ne puis qu’en parler, non les énoncer. Une
proposition peut seulement dire comment est une chose, non ce qu’elle est.»2.
Les représentations prennent forme à partir du langage. La façon dont est
formulée une proposition inclut aussi le sens qu’on va en retirer. C’est en
quelque sorte un cercle vicieux. Dès que nous tentons de saisir le monde, son
sens nous échappe. Plus nous tentons de concevoir le monde tel qu’il est, plus il
nous échappe. Wittgenstein termine le Tractatus Logico-Philosophicus sur une
énigme épistémologique : ses propositions philosophiques sont dépourvues de
sens et ne servent qu’à démontrer l’impasse du langage ; « Il faut dépasser ces
propositions pour voir correctement le monde. » 3. Il s’agit d’une piste presque
mystique en apparence mais elle renvoie le chercheur à lui-même. La quête est
commencée, il s’agit maintenant d’aller voir ailleurs. Au lieu de relever de la
connaissance pure, faire signifier le monde vient plutôt de la stupéfaction du fait
du monde. Afin de comprendre le « beau », Wittgenstein nous propose, dans les
Recherches Philosophiques, de décrire ses usages. Il faut placer l’œuvre dans
son contexte historique, culturel, social, etc. Tout langage, philosophique ou
esthétique, est donc vivant : il prend place dans le monde, dans une forme de
vie. Pour mieux comprendre, il faut rendre ses usages clairs.
1 Wittgenstein, L. TRACTATUS LOGICO-PHILOSOPHICUS (trad : G.G. Granger) NRF, Éditions Gallimard, Paris, 1993 (1)2 Ibis (3.221)3 Ibis (6.54)
9
1.2. La primauté du contexte chez Clancey
Le contexte ou la mise en situation devient donc le pivot central de notre rapport
au monde. Où nous sommes situés, dans un tel environnement, avec un tel
historique (individuel et collectif), avec des telles capacités physiques, sont tous
des facteurs qui déterminent la façon dont nous allons percevoir, concevoir,
interpréter et agir avec le monde.
William Clancey dans son ouvrage Situated Cognition donne l’exemple d’une
note qu’il a reçu à son hôtel à Nice alors qu’il revenait de prendre un coup avec
des amis. C’est sa mère qui lui dit ; « tu dois être à la gare (d’Antibes) le plus tôt
possible, 6h30 au plus tard ». L’appel est qualifié d’urgent. Cette note devait lui
être lue au téléphone bien avant le souper alors qu’il était toujours à Antibes
mais le fait de la lire en fin de soirée à Nice lui donne une tout autre signification.
Les changements dans le temps et dans l’espace ont largement modifié
l’interprétation de la note ; « (…) In the most general case, perceiving and
conceiving meaning may be structurally coupled. Not only is meaning
contextually determined, but what constitutes a situation to the observer – the
context – is itself partially constructed within the interpretation process. (…) Both
the perceptual form of the representation and its meaning can arise together –
not serial, not parallel-independent, but coupled and mutually constraining
(…).»4. On n’en sort pas. Par contre, c’est cet amalgame de données qui nous
servent à fabriquer du sens – le faiseur de sens et son contexte.
En étudiant la fabrication d’une intelligence pour robots et les représentations
qu’ils ont du monde, Clancey reflète toute la problématique de la connaissance
humaine dans son ensemble. Il prend pour exemple le cas d’une création de
l’artiste Cohen, Aaron le peintre-robot, capable de tracer des portraits, peindre
des tableaux, etc. Aaron est-il nécessairement un artiste lui aussi ? Si on stocke
des dessins dans sa mémoire et qu’il les exécute, Aaron est-il un artiste ? S’il
connaît toutes les points et particularités du corps humain d’avance et qu’il
dessine un homme, peut-on affirmer qu’il a vraiment créé ? Il doit tenir compte
de celui qui regarde (le spectateur et son interprétation de l’œuvre), du contexte
historique dans lequel il s’inscrit et, à vrai dire, de sa propre psychologie. Nous
4 Clancey, W.J. SITUATED COGNITION, Cambridge University Press, UK, 1997 (p.203)
10
faisons donc face aux problématiques soulevées par notre propre
compréhension du monde.
Le robot doit avoir une situation (situated robot) et cette situation doit lui être
propre afin qu’il se développe. Ni l’art ni l’artiste ni l’expérience esthétique qu’on
reçoit des œuvres ne sont statiques. Tout comportement s’inscrit dans une série
d’événements dont la perspective du passé et la conception de l’avenir sont
déterminantes. Clancey dégage trois perspectives fondatrices à propos de la
cognition située (situated cognition) : fonctionnelle, structurale et
comportementale.
La première concerne l’aspect opérationnel du robot, soit sa capacité d’effectuer
une tâche de manière chorégraphique. Lorsqu’il participe à une activité donnée,
que ce soit se déplacer ou choisir des outils pour dessiner, l’entité (le robot) ne
peut séparer sa propre identité du contexte dans lequel il se trouve (la société).
Clancey prend l’exemple du poisson et son rapport de dépendance à l’eau. La
seconde perspective, structurale celle-ci, veut que toute perception, conception
et action soit coordonnées physiquement. On pourrait ainsi parler de
neurobiologie. Pour l’être humain, les gestes engendrés par l’action
« peinturer » sont presque involontaires. Le robot doit être capable de contrôler
ces actions et développer sa structure sensorimotrice. La troisième et dernière
perspective concerne l’aller-retour entre l’action en train de se poser et l’image
que se fait le robot de cette action. Clancey en parle en terme de feedback. Au
fur et à mesure que l’action se déploie, l’image de la finalité de cette action se
transforme. Par exemple, un robot qui serait appelé à construire une route sur le
terrain d’une forêt vierge devra sans cesse revoir le plan et la séquence de ses
actions grâce aux multiples embûches qu’il rencontrera sur son chemin. Il doit
donc avoir la capacité de s’adapter.
Afin de concevoir et percevoir le monde, le robot doit en porter une
représentation interne. On pourrait même parler de représentation intime. Cette
connaissance a pour éléments de base des cartes (maps) qui lui permettent de
se représenter son environnement, de savoir dans quel contexte il se trouve.
Alors qu’on peut lui inculquer toutes les cartes du monde, celles-ci ne lui
permettront jamais de connaître le territoire lui-même. Si un humain connaît par
cœur la carte d’une ville qu’il n’a jamais fréquentée, il ne connaît pas la ville en
elle-même. Il se fait, tout au plus, une certaine idée de cette ville. Cet obstacle
11
nous renvoie à l’appropriation subjective de la connaissance ; « Descriptive
models can be used to represent knowledge (…). But when people use tools,
when they interpret what a word or a rule means in an ambiguous situation, they
are doing something more and different (than) searching a map. »5. Ayant un
objectif ou but quelconque, le robot doit faire appel à sa subjectivité. Il y a
quelque chose qui le pousse à faire telle ou telle chose, à prendre telle ou telle
décision. « This subjectivity is not realized as possessing a subset of facts about
the world or misconceptions, (…); rather, it is a form of feedback between how
the world is perceived and how the person conceives his or her identity. »6.
* * *
Or, on fait appel à une individualité plus profonde où l’être en question interprète
sa représentation du monde à partir de connaissances et d’un historique qui lui
est propre. L’entité en question (un robot ou un homme) et sa capacité de
réfléchir est tout aussi central dans l’organisation des contenus que l’univers
dans lequel il baigne. Il est donc impossible de présumer que le sens préexiste
au monde, qu’il est atteignable par une quelconque théorie ou une série de
concepts donnés. Il émerge d’actions et d’interventions coordonnées. Rien ne
s’impose en tant que tel ; notre prédisposition (intuition sensible) et notre
langage (par lesquels nous voyons et énonçons l’existence) déterminent
« d’avance » le sens émergent du monde.
5 Clancey, W.J. SITUATED COGNITION, Cambridge University Press, UK, 1997 (p.39)6 Ibis (p.27)
12
2. L’ÉMERGENCE DU PERSONNAGE ET LE RÔLE DU COMÉDIEN
2.1. Émotion vs action chez Stanislavski
Le comédien a un personnage entre les mains et ce dernier fait partie intégrante
d’une ou de plusieurs situations – soit le récit proposé. Sa performance est une
dialectique constante entre son individualité et le contexte qui le régit ou sur
lequel il influe. Comment alors situer le personnage dans une fiction ? Par quel
type de dynamique le comédien est-il appelé à développer et faire évoluer son
personnage ? Sans trop s’attarder à la question, Aristote dans la Poétique établit
tout de même une distinction fondamentale entre l’action et l’émotion dans le
travail du comédien ; « (…) Le bonheur et le malheur sont dans l’action, le but
est agir, non être, et les hommes sont ce qu’ils sont par leur caractère mais ils
sont heureux ou non par leurs actions. Les personnages n’agissent donc pas
afin d’imiter une certaine psychologie : c’est par leurs actions qu’ils acquièrent
un certain caractère. »7. Cette distinction saura trouver écho vingt siècles plus
tard chez Stanislavski pour qui l’action est le moteur même du spectacle
théâtral.
Alors que pour Aristote l’action est une imitation d’un état de fait (le comédien
est porté à reproduire ce qui lui est extérieur), Konstantin Stanislavski (1863 -
1936) pose le problème du réalisme en se tournant vers le « réalisme intérieur »
- d’où ses préoccupations profondes pour la formation du comédien. Celui-ci doit
vivre son personnage quitte à en être complètement épris, quitte à confondre
certaines distinctions entre l’individu qui joue et le personnage joué. Le
comédien n’est donc plus à la merci d’un texte ou d’une mise en scène mais
devient partie intégrante du processus de fabrication du spectacle théâtral.
L’expression extérieure d’un personnage prend racine dans le subconscient du
comédien. Au lieu d’être un calque du texte, le jeu du comédien doit être juste et
cohérent en fonction d’une communication continuelle avec son personnage.
Une méthode aujourd’hui fort populaire de Stanislavski est le « si magique ». Il
s’agit d’un exercice où les comédiens doivent se projeter dans des situations
évoquées ou non par le scénario. Cet exercice est fort révélateur de dimensions
insoupçonnées chez le personnage joué. Par exemple, qu’arriverait-il si sur son
7 Stanislavski, K. LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE (trad : C. Antonetti) Pygmalion, 1949 (p.107)
13
chemin, en retard à un rendez-vous crucial, le personnage chevauche une
bicyclette abandonnée devant un commerce. A-t-il commis un vol ? Si tel est le
cas, est-il un criminel pour autant ? Quels arguments saura-t-il évoquer pour sa
défense ? Cette séquence peut faire partie du scénario ou pas, ce n’est pas ce
qui compte. L’important c’est que le comédien puisse pousser son personnage
le plus loin possible dans un ensemble de situations données. Ainsi, dans
l’exemple énoncé ci haut, si l’appropriation de la bicyclette ne fait pas partir du
scénario mais qu’on considère le personnage comme un criminel, cela va
nécessairement influencer ses actions dans des contextes différents. Par cette
seule mise en situation, plusieurs possibilités d’attributs émergent ; est-ce un
type plutôt solitaire ? a-t-il quelque chose à cacher ? prend-il les possessions
des autres pour acquis ? quelle est sa conception de la propriété privée ? Et
ainsi de suite. Cette mise en contexte est cruciale chez Stanislavski. Un
comédien qui ne carbure qu’au talent n’a pratiquement pas de valeur chez lui. Il
doit en quelque sorte purger son personnage. Il ne peut se complaire dans ses
propres capacités.
Ce qui nous amène à une dimension fondamentale de son système : les actions
physiques. Stanislavski prend pour exemple un assez long voyage et les
transformations vécues à l’intérieur de celui-ci. Au fur et à mesure qu’on avance
dans le voyage, les paysages et les émotions aussi. Est-ce le voyage qui
transforme les émotions ou les émotions qui transforment le voyage ? C’est la
même chose qui se passe au théâtre. On aborde une scène avec un certain état
d’esprit et, plus la scène avance, plus le personnage se transforme. Or, les
actions physiques guident le personnage à travers la pièce jouée. Même si
Stanislavski est disciple de l’intériorisation, il ne s’arrête pas là pour autant ; « Si
vous dites à un acteur que son rôle est profondément tragique et plein de
psychologie, il va commencer immédiatement à se lancer dans toutes sortes de
contorsions (…). Mais donnez-lui un problème strictement physique à résoudre
(…) et il l’accomplira sans s’inquiéter et sans se poser de questions inutiles. »8.
Le rôle n’est donc pleinement assumé que lorsqu’il passe par des contraintes
événementielles ou physiques.
Le personnage n’existe que s’il est situé dans le temps et dans l’espace. Sa
constitution émerge d’un aller-retour incessant entre ce qu’il est et ce qui arrive.
8 Stanislavski, K. LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE (trad : C. Antonetti) Pygmalion, 1949 (p.141)
14
Une émotion en elle-même ne signifie rien et doit être apposée à des gestes
aussi banals qu’héroïques. Que signifie l’événement « incendie de la demeure »
pour un chef d’entreprise, un vendeur de chaussures et un retraité ? Il y a autant
de réponse que d’intervenants. Dans une circonstance donnée, le comédien doit
connaître la signification de tous les faits et gestes de son personnage. Quelles
sont ses préoccupations, ses intentions, ses valeurs, son historique ? « La seule
différence entre ma façon d’aborder le drame ou la comédie dépend uniquement
de la nature des circonstances proposées qui règlent les gestes de votre
personnage. Par conséquent, si l’on vous demande du tragique, ne pensez pas
à éprouver des sentiments, pensez à ce que vous allez faire. »9.
Ce n’est pas tant la destination qui compte quand le comédien aborde le théâtre
mais bien la route qui le mène au but. La destination en elle-même n’est pas
détentrice du parcours à employer. Le spectateur qui consacre de son temps à
une pièce n’est pas assis dans la salle à attendre son dénouement ; il veut qu’on
le transporte tout au long du périple. Les événements qui marquent l’évolution
d’un récit sont les ports d’attache à l’expérience esthétique.
2.2. Le comédien vs le déterminisme du script chez Brook
En tant que forme de représentation, le récit doit puiser le vécu humain à partir
du point de contact avec le monde. Le sens émerge de celui qui pense et ce qui
le fait penser, c’est son être dans le monde, avec le monde. Au théâtre, la scène
est une certaine transposition du monde. Pour Peter Brook (1925 - …), metteur
en scène et théoricien du théâtre, le spectacle commence avec l’espace, avec le
contexte ; « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène.
Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et
c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »10. Il revendique une mise à
plat du théâtre, un retour aux sources, aux fondations mêmes, et propose de le
laisser remonter à la surface par la coordination et le dialogue entre tous ses
éléments : mise en scène, décors, costumes, travail des comédiens, etc. C’est
ce qu’il nomme « théâtre immédiat ». Brook soumet une formule, une équation
qui illustre sa pensée : Théâtre = R r a, c’est-à-dire répétition, représentation,
assistance.
9 Stanislavski, K. LA CONSTRUCTION DU PERSONNAGE (trad : C. Antonetti) Pygmalion, 1949 (p.71)10 Brook, P. L’ESPACE VIDE (trad: C. Estienne et F. Fayolle) Éditions du Seuil, Paris, 1968 (p.25)
15
La première variable de l’équation consiste en la répétition, soit une mise à
niveau continuelle, du premier jour de travail sur une pièce donnée jusqu’à sa
dernière représentation. Dans cette partie du processus, tous les intervenants
participent à la création de la pièce. Au lieu de se plier au déterminisme d’une
commande précise et figée, les costumiers, décorateurs et autres membres de
l’équipe doivent transformer leur travail en fonction de l’évolution globale du
projet. Par exemple, un choix erroné du costume peut gâcher le jeu d’un
comédien. S’agit-il de choisir ce costume avant même que le jeu soit prêt ? Il
doit naître de tout un ensemble. À un certain point de l’évolution de son
personnage, le comédien a une idée plus claire de ce qu’il convient de porter. Il
faut aussi prendre en compte les ébauches du décorateur et les lignes
directrices retenues pour l’éclairage. La création d’une pièce est à symétrie
variable : les décors influence l’éclairage, le choix des costumes peut amener
des modifications aux décors ou préciser la sélection des accessoires, le
déplacement des comédiens sur scène remet en perspective l’éclairage, des
mouvements d’éclairage peuvent inspirer certaines ambiances sonores, etc. Le
work in progress est central dans la pensée de Brook ; « Or, c’est précisément
quelque chose d’inachevé qu’il nous faut : un projet qui soit clair sans être rigide,
qui puisse être qualifié d’ouvert et non de fermé. »11.
Brook place en opposition deux types de metteur en scène : le sclérosé et le
cultivateur d’inaction. Le premier arrive à la première répétition avec un script où
tout est noté ; le plan de scène, le type de décors, les déplacements, le rythme,
le ton, etc. Comme si un modèle inanimé et sans friction pouvait régir un groupe
d’acteurs. Il fait de ses acteurs une coque sans vie. L’autre, qui travaille sans
méthode ni volonté, est incapable d’imposer une quelconque vision au projet. Ils
ont tellement peur de devenir despotes qu’il cultivent la voie de la non-
intervention. Il croit respecter l’acteur et mène la troupe au désespoir. Or, Brook
cherche une voie entre les deux ; « Au mieux, un metteur en scène donne la
possibilité (aux acteurs) de révéler leur propre jeu, qu’ils auraient pu sans cela
se masquer à eux-mêmes. »12. Il doit connaître les forces et les faiblesses de
chacun des membres de son équipe. Ainsi que les capacités de ses ressources
matérielles et techniques. Il doit à la fois contraindre et provoquer les personnes
qui l’entourent ; il est garant d’un tout émergeant de ses parties. Tel un chef
11 Brook, P. L’ESPACE VIDE (trad: C. Estienne et F. Fayolle) Éditions du Seuil, Paris, 1968 (p.137)12 Ibis (p.146)
16
d’orchestre, il suffit de suggérer une impulsion pour amplifier une facette du rôle
ou de telle partie. Une répétition est révélatrice pour la suivante et c’est donc en
liaison les unes aux autres que la pièce dans son ensemble prend forme.
Mais la répétition n’a aucun sens en elle-même. C’est un perpétuel
recommencement qui pointe toujours vers le à venir. Elle vide le théâtre de toute
signification. Même s’il est toujours en devenir, l’objet théâtral doit être
représenté ; « (La représentation) prend ce qui s’est passé hier et le fait revivre
aujourd’hui sous tous ses aspects, y compris la spontanéité. En d’autres termes,
une représentation, c’est une mise au présent, qui doit favoriser un retour à la
vie que la répétition avait nié, mais qu’elle aurait dû sauvegarder. »13. Comme si
une pièce se place hors du temps. On y retrouve un vécu qui peut provenir de
n’importe quel lieu dans le temps et on le livre dans l’immédiat. Elle nie les
répétitions de la troupe et incarne les circonstances du texte comme si elle était
elle-même une occurrence événementielle de ce qu’on retrouve dans le texte.
C’est une donc action vivante, un geste bel et bien réel. Chez Brook, on ne peut
se prévaloir d’un jeu par procuration, il faut l’incarner.
Et là encore, la représentation n’a de sens que s’il y a foule dans la salle, d’où la
variable de l’assistance. Brook décline ici le concept d’assistance en deux
significations inséparables l’une de l’autre : le public assiste l’acteur et l’acteur
assiste le public. Tout au long des répétitions, le metteur en scène agit de
contrepoint à l’acteur en l’observant – il l’assiste. Mais le premier jour où on
ouvre les portes au public, ce contrepoint permute vers un ensemble bigarré
d’observateurs. Par le type, le niveau d’intensité ou l’absence de réactions,
l’acteur doit agir de telle ou telle façon. Il peut même avoir l’impression de
participer à une autre répétition. Par exemple, si proviennent de l’auditoire des
rires sincères et profonds, le jeu des comédiens en sera dynamisé. Le contraire
aura l’effet d’une douche froide. C’est dans cet intervalle – dans cette possibilité
de communication entre les acteurs et la foule – que naît l’expérience esthétique
du théâtre. S’il y a étincelle entre les deux, la scission entre la scène et la salle
s’estompe ; la représentation effectue une transformation et englobe les deux
entités dans une même expérience.
Loin d’Aristote, Brook refuse le théâtre d’imitation ; « Le théâtre n’est pas un lieu
comme les autres. Il est comme une loupe qui grossit l’image, mais aussi
13 Ibis (p.181)
17
comme une lentille d’optique, qui la réduit. »14. Il faut sortir de la quotidienneté,
se couper de la vie et pénétrer un univers qui est autre. Bien sûr, il est un reflet
de la vie mais il doit venir nous chercher et nous porter ailleurs. Il propose des
perspectives insoupçonnées, des actes inespérés, des réflexions pénétrantes.
Dans son travail (sa fabrication), le théâtre exige que les questions esthétiques
soient des questions pratiques. La formule Théâtre = R r a souligne la primauté
de l’encadrement et du contexte dans tout le processus, de la première
répétition jusqu’à la dernière représentation. Le texte, la mise en scène et
l’auditoire sont en quelque sorte des paramètres pour laisser le théâtre émerger.
Les volontés premières d’un texte subissent des transformation incessantes par
ceux qui l’incarnent et ceux qui en témoignent. Le script ne préexiste donc pas
au résultat : il est l’élément déclencheur de tout le processus.
14 Ibis (p.133)
18
3. CONTEXTE DE PRODUCTION : FAILLES ET OUVERTURES
3.1. Création de personnages en ligne
L’évolution d’une partie (le jeu) en réseau implique nécessairement le
comportement de celui qui joue. Le très populaire Sims de EA Games
(www.thesims.ea.com) se trouve en tête d’affiche pour sa capacité de
littéralement créer des individus aux prises avec le contexte dans lequel il
évolue. Plusieurs déclinaisons du moteur Sims sont proposées (par exemple,
comment bâtir une ville et l’entretenir dans la durée – urbanisme, sécurité,
divertissement) et chacun d’eux mettent au défi le joueur de surmonter les
contraintes qui lui sont soumises. Dans sa version originale, l’utilisateur doit
créer un adolescent et déterminer un profil de personnalité. Ce profil va influer
sur sa capacité ou non d’évoluer dans la société. Il doit dormir, manger, se
divertir, parler avec les autres, accomplir certaines tâches connexes ; leur taux
de réussite lui permet ou non d’avancer dans la vie. Par exemple, s’il ne prend
pas soin de son hygiène personnelle, les étrangers ne voudront pas lui adresser
la parole ce qui rendra encore plus difficile l’accès à un emploi. Le personnage
est donc contextualisé dans la quotidienneté la plus banale et doit rendre sa vie
excitante. La force de Sims est d’impliquer les gestes les plus élémentaires à
des conséquences globales sur le cours d’une vie. Par contre, il est à se
questionner sur la pérennité d’un tel projet. Les formes de divertissement qui
font appel à une « surveillance » de la réalité et une certaine projection de soi
dans la vie des autres (Star Académie, Big Brother, The Osbournes, Loft Story)
ne peuvent durer qu’un temps. L’objet du voyeurisme est toujours repoussé un
peu plus loin et finira par tourner en rond. Plus on croit se rapprocher de ce
qu’on a pas, plus l’objet du désir nous échappe car il n’est réel que par
procuration. De plus, les règles du jeu sont toujours déterminées par ceux qui
l’ont fabriqué. Le joueur ne peut en aucun temps modifier les possibles et
objectifs proposés ; devenir une célébrité, avoir beaucoup d’amis, acheter un
tableau, changer d’emploi. En autres mots, le joueur ne peut en aucun temps
quitter les limites du monde représenté.
Hors du circuit des jeux vidéo en réseau, très peu de projets virtuels de création
de personnages ont été découverts et recensés. Ce qu’on retrouve, c’est
principalement une transposition des jeux de rôles (de type Dungeon & Dragon)
où les participants peuvent faire avancer le jeu sans être physiquement dans le
19
même espace. Par exemple, le jeu de rôles francophone Warhammer
(www.darkmoonworld.com/warhammer) se sert d’outils de clavardage pour
connecter les équipes. Les joueurs proviennent d’un peu partout dans la
francophonie et leurs disponibilités sont postées sur le site. Les nouvelles
technologies servent ici surtout à dépasser les contraintes spatio-temporelles
qui séparent les participants ; ils y retrouveront les grilles d’analyse (tableaux
html) et de création des personnages (selon la race on choisit l’âge, les
compétences, le type de destin, etc.), des formulaires d’inscription au jeu,
l’arborescence et les hiérarchies « historiques » en place et autres paramètres
nécessaires à sa participation. Quelques fonctions offrent une plus-value (tel
que le téléchargement d’une typographie propre au jeu ou une série de cartes
du monde proposé) mais aucune d’entre elles ne modifie la nature du jeu
comme tel.
Pour sa part, le projet Web québécois Eugénie (www.sat.qc.ca/eugenie) ouvre
une brèche fort intéressante : il s’agit d’une banque de sperme virtuelle où l’on
crée et entretient une descendance à partir de personnages historiques célèbres
(Woody Allen, Elvis Presley, Bill Gates, Muhammad Ali, John F. Kennedy, etc.).
Par son carnet de références, on voit que le projet pose la question de la
reproduction assistée autant sous un angle éthique (homosexualité et
descendance, discrimination chez les donneurs) que scientifique (transmission
de maladies, finalités médicales). Or, on propose la paternité selon les
catégories spermatiques suivantes : le dynamisme, l’efficacité, la concentration,
la substance et la particularité. Par exemple, la particularité spermatique de Che
Guevara est « (une) incroyable disposition à la satisfaction malgré un aspect
chétif et des carences chroniques régies efficacement par nos services. ». Les
figures de rhétorique s’apparentent à une véritable banque de sperme. On
choisit un donneur et on doit justifier son choix (ses capacités physiques,
esthétiques, intellectuelles, créatives ou politiques). Par la suite, on remplit un
formulaire avec ses propres informations (nom, pays d’origine, mot de passe
d’accès à la banque) et on demande d’avoir une fille ou un garçon, en lui
donnant attribuant un prénom. C’est là que le jeu commence. À chaque visite à
la pouponnière, l’utilisateur est appelé à entrer l’âge de son enfant et à décrire
son évolution. On peut y indexer une photo et suivre l’évolution des autres
enfants d’une même descendance. La fonction du jeu est donc extensible tant et
aussi longtemps que l’utilisateur ira nourrir son « enfant ». Tant et aussi
20
longtemps que les usagers alimenteront le projet, il continuera d’évoluer à
l’intérieur de ses propres paramètres.
3.2. Logiciels de scénarisation
En ce qui a trait à la création scénaristique de personnages via un logiciel ou le
réseau Internet, peu de projets du même acabit ont été inventoriées. Non pas
qu’il n’existe aucune ressource à ce sujet mais la dimension interactive est, pour
la plupart, inhibée. Sont disponibles une foule d’outils de travail portant sur les
techniques d’improvisation, la création de personnages et les principes
d’écriture mais elles sont, tout au plus, des transpositions de méthodes et
d’enseignements traditionnels. Toutefois, il est fort intéressant d’analyser
certains de ces projets et productions afin de mieux cerner la thèse qui nous
concerne. Au lieu de se lancer dans un inventaire exhaustif, il s’agit ici de
déblayer le territoire et de voir dans quel contexte nous évoluons.
Dans le domaine de la scénarisation, il existe des modèles d’écriture virtuels qui
transposent certains modèles dominants, comme par exemple le scénario
hollywoodien. Le logiciel Power Structure (Mac et PC) offre à quiconque
prétendant à l’écriture la possibilité de formuler ses idées dans le moule des
grands scénaristes du cinéma d’Hollywood. Il s’agit d’intégrer son histoire à une
forme standardisée du scénario qui guide ni plus ni moins l’utilisateur à travers
une série de contraintes : les 3 actes aristotéliciens, le rythme qui culmine au
point dramatique, les 22 étapes du plan séquentiel, le conflit, etc. L’exercice est
fort utile pour des scénaristes de cette école : la méthode (ou recette) est
détaillée point par point à travers tous les chemins que peut emprunter la
navigation. L’interface - qu’ils ont nommé Playground of the Mind - permet
autant de visualiser l’évolution de la courbe de tension que de nourrir et faire
s’afficher la bible des personnages. Il ne s’agit donc pas de créer une nouvelle
dimension d’écriture mais bien de faciliter la tâche des scénaristes par outil à
l’environnement fort ergonomique.
Le logiciel français Histoire d’Écrire (PC seulement), qui s’inscrit davantage dans
le sillon de la création littéraire, est pour sa part une véritable prise en charge de
l’utilisateur. On accompagne ce dernier dans la fabrication de ses textes par des
systèmes d’aide à la création. Il s’agit de jeux d’analogie, de littérature
21
combinatoire, d’extraits de textes maîtres, de citations, etc. Par exemple, si
l’usager est bloqué dans son processus d’écriture et a besoin d’une relance, une
fonction lui permet de participer à un jeu d’association d’idées à partir des mots
compris dans l’ébauche de son texte – le but étant de mettre en évidence les
idées-clés obtenues jusqu’à maintenant. Si l’utilisateur a besoin d’un coup de
main pour trouver un sujet, il peut consulter les capsules vidéo d’un critique
littéraire. Et ainsi de suite. De plus, Histoire d’Écrire offre une méthodologie de
base pour produire un manuscrit : le traitement du texte, le découpage
séquentiel, la mise en page, etc. À l’opposé de Power Structure qui est un
véritable outil pour des professionnels (contrairement à ce que leur marketing
prône), Histoire d’Écrire est un véritable tutoriel. Il s’adresse directement aux
amateurs. Il est en quelque sorte un partenaire de brainstorm.
Dans les deux cas, la technologie est utilisée de façon détournée, c’est-à-dire
qu’elle agit au service de modèles de création préexistants au support
technologique retenu. Bien qu’ils facilitent la tâche à plusieurs niveaux (courbe
de tension dans Power Structure) et relance l’usager en cas de panne
(association d’idées dans Histoire d’Écrire), les moyens employés influencent
peu la finalité – le produit. On voit une faille s’ouvrir vers un échange plus
organique entre l’ordinateur et l’utilisateur avec les exercices d’écriture
combinatoire. Celle-ci existait bien avant l’arrivée du PC mais la capacité pour
un ordinateur de digérer des informations (les catégoriser, les mettre en relation)
amène une dimension fort intéressante à la réflexion.
3.3. L’écriture combinatoire
La manipulation du texte n’a pas la même forme en se servant d’un ordinateur
qu’en utilisant le livre et le carnet de notes avec son crayon. Certes l’ordinateur
reproduit certaines fonctions tels que lire un article ou même un livre,
correspondre, créer des textes, approuver des transactions. Par contre, le
rythme de lecture est différent. Dans le découpage traditionnel du récit, l’auteur
imposé son propre rythme et la lecture s’opère de façon linéaire dans le temps.
Le lecteur est spectateur des mots. Par le biais de l’ordinateur, l’objet (livre ou
ordinateur) et celui qui le reçoit (le lecteur, l’usager) ont un tout autre rapport de
force. Avec une prothèse tel que le clavier ou la souris, le lecteur peut intervenir
à tout moment et transformer le cours de ce qui est lu. « Car derrière le cadre
22
rectangulaire qui limite notre champ de lecture, l’ordinateur offre une profondeur
qui n’est pas seulement celle de notre espace familier à trois dimensions, mais
celle, beaucoup plus vertigineuse, d’un espace multidimensionnel, de ce qu’on
appelle désormais un hyperespace. »15. L’espace qui s’ouvre est sémantique.
L’hypertexte par exemple, qui fut un banc d’expérimentation et d’émancipation
de cette nouvelle forme de lecture sur Internet, explore un parcours axé
davantage sur les successions de sens entre différents textes (en partie ou en
entier). Au lieu de passer d’un mot à l’autre de manière successive dans
l’espace (la page d’un livre), on passe d’un texte à l’autre via le mot (un clic de
souris, une entrée dans un champ texte) – ce qu’on nomme écriture
combinatoire. Le lecteur conduit l’histoire.
L’intérêt à ce stade est d’abord et avant tout sémantique. Ce sont les
fondements mêmes de la littérature qui sont interrogés : où est-ce que les mots
peuvent nous mener ? On extrait de la signification d’un livre en le lisant d’un
bout à l’autre – ou en parties – en suivant la logique littéraire de l’auteur – celui-
ci a une grammaire, des figures de style, un argumentaire, une façon propre de
décrire une personne. Or, en cliquant sur certains mots pour avancer dans sa
lecture, celui qui lit prend des décisions, hésite, fait un choix, revient en arrière,
… Son expérience intime demeure linéaire mais il intervient de son propre chef
dans le déroulement de ce qui est lu. La direction générale du sens (la suite des
choses dans le temps, la navigation) est donc entre les mains du lecteur. Par
exemple, un « morceau » de texte de 1500 mots contient 50 mots cliquables –
les hyperliens – qui sont autant de portes à ouvrir. Disons que le mot
« âcre »s’inscrit dans un contexte littéraire poétique renvoie à la description d’un
vin portugais, lui qui à son tour renvoie à d’autres contenus qui se recoupent, et
ainsi de suite. C’est le mot et son entourage sémantique (ses parentés de sens
avec d’autres mots ou concepts) qui tisse les mailles entre les morceaux de
textes.
Certaines formes littéraires, comme la poésie par exemple, permettent plus
facilement ce genre de recoupement, de passages et de superposition.
L’hypertexte n’est pas né avec l’ordinateur mais les modes de pensée qui l’ont
engendré ont eu une approche fort similaire aux préoccupations des recherches
en nouvelles technologies. Dans une perspective historique, elles ne viennent
15 L'hypertexte de fiction: naissance d'un nouveau genre? Jean Clément (Paris 8, département Hypermédias) http://hypermedia.univ-paris8.fr/jean/articles/allc.htm
23
supplanter aucune tradition. Elles apportent une nouvelle dimension au geste du
lecteur : l’intervention, plus communément nommée « interactivité ».
3.4. Interactivité passive vs interactivité active
L’hypertexte classique propose par superposition un nombre infini de textes en
passant d’un concept à un autre. Ils sont connectés entre eux de façon
rhizomatique. Pour autant qu’on ait affaire à un texte dont la lecture est infinie, le
parcours emprunté occulte celui qui est sur cette route – il n’a jamais pris la
décision de placer tel ou tel mot et de le rendre cliquable à tel endroit. On peut
alors parler d’une interactivité passive. Le lecteur émet un geste, mais toujours
parmi des liens prédéterminés. D’une autre façon, si l’interface (l’ordinateur)
tient compte de la présence du lecteur (au-delà de la reconnaissance des clics),
elle entre, à sa façon, en communication avec lui. C’est l’interactivité active.
L’interface peut entretenir certaines catégories d’échanges. Parmi ceux-ci, le
lecteur entre lui-même du texte, étirer le bras et provoquer un son, émettre de la
chaleur et changer l’éclairage. Dans ce cas-ci, le texte et le récit, les mots
prêtent flan à plusieurs types de manipulation. Pourquoi ne pas se servir du
lecteur/utilisateur (de ce qu’il est conscient et ou pas) afin de le relancer
ultérieurement ? Comment lui donner davantage de marge de manœuvre sur ce
qu’il va lire ? On prend le lecteur/utilisateur comme matière.
Car pour autant que la structure d’une œuvre hypertextuelle soit asymétrique,
non-linéaire ou bien aléatoire, sa lecture demeure linéaire – elle est
instructionnelle. Malgré la complexité de composition et ses univers des
possibles, les contenus lus demeurent toujours implémentés dans l’œuvre avant
même que le lecteur y est appliqué un clic de souris. À la limite, nous pourrions
dessiner l’arbre des chemins possibles pouvant être parcourus par l’usager. Ces
possibles préexistent à leur usage. Un livre, par exemple, pouvait déjà être lu
dans plusieurs sens (passer de la page 117 à la 37 pour aller ensuite se poser
sur la 89) longtemps avant la venue des ordinateurs. Il s’agit de percer une
brèche dans le monde de l’hypertexte : comment rendre la lecture co-
constructive ? Et ce, non seulement dans la séquence de la lecture mais dans
les contenus lus.
24
D’ailleurs, il est étonnant de ne pas retrouver parmi les œuvres et créations
hypertextuelles davantage de profondeur. Il faut tout d’abord considérer
l’approche linguistique. Plusieurs groupes de recherches ont publié ou mis à
disposition des outils lexicaux sur Internet qui permettent d’aborder un texte
sous différents angles (concordances, récurrences, profils de textes, etc.). Ces
modules sont tout comme des « parties de cerveau » à intégrer aux applications
hypertextuelles – pour les aider à penser. Par exemple, un système de
concordances dirigé en fonction de l’atmosphère que dégage un mot permet à
une application (ou une œuvre) d’aller davantage en profondeur. Un simple
hyperlien - d’un mot à une page - est tout au plus la décision de celui qui l’a
programmé – ce qui est déjà un pas en soi. Mais il s’agit de savoir de quoi est
composé cet hyperlien et dans quelle mesure l’utilisateur se retrouve impliqué
dans le processus.
Nous pourrions imaginer une interface régie par une forme d’intelligence et qui
puisse offrir un spectacle ou une lecture faite sur mesure pour la personne qui
interagit avec elle. Elle serait en mesure de créer en temps réel, sur demande,
autant d’histoires et de représentations du monde que de personnes qui désirent
jouer le jeu. Pour interagir de façon limpide avec l’utilisateur, cette interface
devra avoir une prédisposition propre à entrer en communication avec lui. Or,
une communication consiste en un échange de sens et de signifiants. La mise
en relation des symboles (les mots) et la compréhension de textes perce une
faille vers cette interface dite intelligente. Il ne s’agit pas ici d’une conscience
humaine dans un corps de machine mais plutôt une capacité (un attribut) de
mise en relation. Pourquoi l’ordinateur ne pourrait-il pas prendre son temps,
analyser l’utilisateur et ses entrées, et le relancer ultérieurement sur un sujet qui
le préoccupe ? À lire et relire tous les journaux intimes d’une personne donnée,
l’ordinateur ne pourrait-il pas proposer une question, une lecture, une musique ?
Ou une (pour)suite d’idées ?
* * *
L’handicap principal de la forme hypertextuelle, des logiciels et autres projets
présentés dans ce chapitre est la quasi-absence du
spectateur/scénariste/lecteur/usager. Mentionnons que Eugénie ouvre tout de
même la voix à une véritable interactivité entre machine et homme en laissant
libre cours à l’internaute de modeler lui-même une bonne partie de son
25
expérience. En ce qui a trait à Power Structure et Histoire d’Écrire, le plus grand
désavantage est de ne pas utiliser le réseau – Internet. Ainsi, les ressources
sont limitées et se retrouvent diminuées par le manque d’enrichissement. On est
coupé du monde extérieur. Par exemple, pour la dimension brainstorm du
logiciel Histoire d’Écrire, on pourrait faire appel à des sons, des images, des
vidéos autres que les tutoriels gravés sur le CDROM. On peut imaginer se servir
de l’historique de navigation (sur Internet) du scénariste pour le relancer sur des
sujets ou sites en particulier. Pour leur part, les œuvres hypertextuelles doivent
s’ouvrir davantage à l’internaute afin de rendre son expérience plus organique.
L’hypertexte, de par sa forme littéraire et son type de lecture, possède un lien
privilégié avec celui qui lit : le langage.
Tel qu’évoqué chez Clancey plus tôt, les connaissances ne s’acquièrent qu’en
fonction d’un contexte – d’une situation – où se trouve celui qui pense. Plus
l’interface ou l’ordinateur « reconnaît » celui ou celle qui est devant lui, plus il est
en mesure de l’aborder de manière particulière et subjective. Plus il apprend à
connaître un sujet, plus il comprend la manière de l’aborder. Un logiciel ou une
application peut apprendre à se « comporter ». Le côté brut et statique des
nouvelles technologies est souvent rebutant aux usagers, ou plutôt ; les
nouvelles technologies se laissent peu absorber par ceux qui les utilisent. On
pourrait dire : on n’agit pas de la même façon avec tout le monde.
26
CHAPITRE II : LE PROJET
4. QUOI ?
Le produit de cette recherche est un outil de création de personnages en ligne,
nommé « G.U.Y. – partenaire de brainstorm». Il s’agit d’un partenaire de brainstorm
qui peut déboucher autant sur la création d’une fiction traditionnelle – peu importe le
support – comme elle peut être une fin en soi (exercice de composition de
personnage ou aventure de création de personnalités multiples). L’expérience du jeu
(d’une session ou partie) consiste en une séquence d’allers-retours entre les
contenus entrés par un joueur et les relances du serveur ainsi que des autres
joueurs. Les entrées sont « digérées » et mises en relation afin de relancer
ultérieurement le participant dans le jeu. Ces échanges vont lui permettre d’être
confronté à son propre personnage et de le développer à travers une série de
contraintes et de mises en situation. Le serveur joue le rôle d’un « agent
intelligent » qui utilise comme matière première le joueur lui-même ainsi que ceux qui
l’ont précédé.
Dans le processus d’écriture d’un scénario, le projet se situe aux racines de l’écriture,
c’est-à-dire avant même que le sujet soit posé. Alors que les méthodes classiques de
scénarisation posent le résumé du récit comme embryon du projet, il s’agit ici
d’inverser la séquence et de se donner comme point de départ d’une écriture les
chemins parcourus dans le jeu. À l’image de l’improvisation et de ses techniques
d’émergence du récit, le projet propose un terrain vierge de toute prédétermination
thématique ou contextuelle. Il n’en tient qu’aux joueurs et à l’interprétation du serveur
de formuler les contours et contenus de leur personnage.
27
5. POURQUOI ?
5.1 Un partenaire de brainstorm
Le média interactif retenu pour le projet est le web. G.U.Y. agit comme
partenaire sémantique de relance dans le processus de création du personnage.
L’incorporation du réseau Internet à la mécanique de cette application a pour but
d’ouvrir l’univers des possibles au plus grand nombre de ressources médias.
Par exemple, certaines techniques de brainstorm traditionnelles suggèrent de se
laisser guider par des éléments du quotidien pour déclencher des idées. On
propose entre autres de flâner dans une librairie et laisser les idées parcourir
images et textes d’un objet à l’autre. Un titre suggère un personnage, une
photographie suggère un conflit, l’hésitation d’un client avant de passer à la
caisse peut suggérer un thème. Le web offre aussi, à sa manière, ce type de
parcours que peuvent suivre les idées. Un titre, un lien, une image, des allers-
retours entre les objets mais aussi des sons, de la vidéo, les gestes de la souris
et du clavier. De plus, selon les ressources web retenues, plusieurs d’entre elles
changent en conséquence des mises à jour, de la date où nous nous trouvons
dans le temps, des événements sociopolitiques, etc. Selon ses entrées et les
décisions qu’il a prises, il est impossible de prévoir ce que retrouvera chacun
des joueurs à l’intérieur de son brainstorm, de sa partie.
L’utilisation d’une application en réseau permet de saisir, lire et tenter
d’interpréter les entrées du joueur et de voir comment celles-ci peuvent
influencer le type de résultats que les ressources en ligne vont renvoyer. À un
mot peut correspondre une suite d’images, un certain nombre d’éléments
sonores, un reportage vidéo. À une image peut correspondre un souvenir, une
revendication, une réflexion. Comme nous le verrons plus loin, il existe des
ressources – tels les dictionnaires – nous permettant de mettre en relation
certaines caractéristiques et constituantes du personnage avec des contenus
web afin de créer un effet miroir ou de pousser la réflexion plus loin à partir d’un
aspect bien particulier. Il est fort intriguant d’observer les interprétations de
joueurs différents à partir d’un même contenu
De par ses proportions inégales entre les contenus objectifs (sites officiels,
institutionnels, scientifiques, bases de données, etc.) et les contenus subjectifs
ou alignés (sites non officiels, personnels, de niche, etc.), le web nous promet
28
autant de surprises que de requêtes qui lui sont adressées. Alors que des
logiciels comme Histoire d’Écrire dialoguent avec des ressources fermées
(incluses dans l’application, changeant uniquement que par des mises à jour),
notre projet fonctionne à « ciel ouvert » en faisant appel à un éventail de
ressources diversifiées. Par exemple, avec Histoire d’Écrire, le mot « glauque »
dans un jeu d’association d’idées n’a de référent que ce qui est déjà inclus dans
le CDROM au moment de l’installation du logiciel. Pour le projet qui nous
concerne, le mot « glauque » peut faire référence soit à une image sur un site
personnel, un paragraphe d’une œuvre littéraire ou un voyage que l’on tente de
vous vendre.
5.2 Pour une participation accrue des nouvelles technologies (NT) aux créations
traditionnelles
À l’heure où les médias traditionnels se sont appropriés du Web, il demeure une
zone grise où le dialogue entre les différents médiums est occulté. Au-delà de la
simple transposition (numérisation et indexation des contenus) et du rôle de
« service » (références aux contenus, données associées, etc.), les
départements Web des grandes entreprises média sont rarement appelés à
participer à la créativité de ceux dont ils font partie. Pourtant, les nouvelles
technologies portent de nouveaux paradigmes qui n’attendent qu’à être testés
auprès des modes de création et de production traditionnels. La difficulté des
nouveaux médias de s’intégrer pleinement aux entreprises et organismes dits
traditionnels relève de deux malentendus conceptuels : la convergence et le
l’interactivité.
De par son vecteur, la notion de convergence remet à plat le concept de média
lui-même. Lorsqu’il y a croisement entre deux ou plusieurs médias, celui qui est
croisé demeure-t-il le même ou se trouve-t-il transformé ? S’agit-il de plusieurs
médias croisés ou du croisement lui-même émerge le média ? Est-ce que toutes
les composantes d’un croisement doivent nécessairement être par essence un
média ? La réponse à toutes ces questions relève d’une réflexion en elle-même
mais soulignons, pour le besoin de la cause, l’absence de cette réflexion chez
les dirigeants des grandes entreprises médias. Pour ainsi dire, c’est comme si
de l’océan nous n’avions extrait que le poisson alors qu’il peut aussi nous offrir
le sel, les algues, la baignade, des connaissances quand à notre passé, des
29
solutions médicinales et ainsi de suite ; la volonté de convergence qui a touché
la radio, la télévision et la presse écrite depuis plus d’une dizaine d’années a de
quoi suggérer une interrelation plus riche que les renvois auto promotionnels
que nous connaissons actuellement. Par exemple, si nous lions un site Web à
une émission de télévision, comment le premier peut-il influencer le cours du
deuxième ? Et comment cette influence peut-elle être source de feedback –
comment cette participation peut-elle lui revenir ?
Or, une des propriétés du web est d’être interactive. Elle permet de dépasser le
simple syntoniseur (passer d’un contenu à un autre de manière séquentielle et
horizontale) et inscrit le comportement de l’usager dans le déroulement de ce
qui est vu/lu/entendu. On a affaire à une troisième dimension : l’intervention
extérieure. Par l’interactivité, on doit donc trouver une trace laissée par celui qui
est passé. De consulter des horaires de cinéma, lire les nouvelles ou s’informer
sur un sujet en particulier sur le Web relève de l’interaction. On déplace des
objets, on se fraye un chemin à travers une table des matières quasi-infinie. À la
limite, la gestion en ligne du portefeuille (AccèsD par exemple) est une véritable
figure d’interactivité puisque l’usager altère, en temps réel, les contenus soumis
en ouverture de session.
Puisque que tout média a comme finalité la réception d’un sujet, il est fort
intéressant de noter ce qui pourrait freiner la part d’interactivité dans la diffusion
de contenus de masse. Les médias traditionnels sont conçus en fonction de
l’organigramme qui les opère. Même si les reporters sont la plupart du temps à
l’origine des sujets et thèmes qu’ils couvrent, l’ordre des priorités et le filtrage
éditorial est opéré par un chef de pupitre qui doit répondre de son directeur de
département. Les nouvelles ou les sujets traités par un service d’information
sont donc livrés de manière instructionnelle, soit par l’éthique journalistique qui
régit une équipe en particulier.
Ce qui peut agir comme source d’angoisse chez un diffuseur c’est qu’il ne
maîtrise pas les contenus qui sont distribués. Pour protéger son image de
marque, pour assurer une cohérence éditoriale, pour conduire un fil tenseur à
travers les sujets qu’il couvre. En ouvrant un espace de contenus « libres » où
leur public – les utilisateurs du média – ont la possibilité d’intervenir et de
changer le cours des contenus, on ouvre en quelque sorte une boîte de
30
Pandore. On court-circuite la médiation du chef de pupitre en passant
directement de l’émetteur au récepteur.
C’est ainsi que le paradigme de communication est renouvelé et ce, au grand
dam des diffuseurs. Et s’ils devenaient inessentiels ? Et si on pouvait
communiquer de cellule à cellule ? Si le lecteur participe à la construction de ce
qui est lu, le rapport à l’autorité médiatique est abolie. En fait, pour qu’elle existe
dans un tel contexte, la diffusion se devrait de faire participer le lecteur pour lui
donner à lire. S’installe donc un dialogue multidirectionnel. L’action de lire subit
une mutation et devient un geste au sens propre du terme. C’est comme une
force centrifuge qui ramène l’utilisateur toujours plus près de lui-même : à
chaque pas, à chaque contenu soumis, celui qui écrit alimente son propre
tourbillon car sa lecture induit son écriture et vive-versa.
* * *
Tout comme la participation de l’hypertexte à la littérature a ouvert une nouvelle
dimension à celle-ci (sans toutefois la supplanter), un enchâssement plus
cohérent des nouvelles technologies aux médias traditionnels leur permettraient
de définir de nouveaux espaces de diffusion. Par exemple, le projet ZeD à la
CBC (www . zed.cbc.ca ) consiste en un site Web et une émission télévisuelle qui
avancent main dans la main. Les contenus diffusés dans le magazine quotidien
à la télévision proviennent majoritairement de clips vidéo (portraits d’artistes,
courts métrages, films d’animation) qui ont été déposés sur le site Web. Les
internautes doivent donc proposer des contenus et qualifier (vote qualitatif) les
clips visionnés. La cote d’appréciation d’ensemble détermine la feuille de route
de toutes les émissions. La mort d’un médium entraîne celle de l’autre. Le projet
ne peut être compris que dans son ensemble – et non par ses parties prises
séparément. En plus d’englober en une seule entité deux médiums de prime à
bord autonomes, le projet interpelle le public. Il met ainsi à disposition du public
un appareillage communicationnel dont seulement une infime partie de la
population a (habituellement) accès.
Dans le cas de G.U.Y., le mode de participation est double. D’une part, il peut
opérer la mise en place d’un récit inattendu avec les artisans en place
(scénariste et/ou des comédiens), soit pour créer une histoire et ses
personnages de toute pièce, soit pour faire un exercice d’approfondissement
31
des personnages. Il peut agir comme déclencheur de tout le processus de
création d’une fiction, d’une expérimentation pour elle-même ou d’un
défi/happening. D’autre part, la participation peut venir des personnes qui sont
habituellement hors du contexte de production, soit d’autres équipes de création
(du même domaine ou d’un autre), soit le public. Il devient donc fort intéressant
d’inclure une variable incontrôlable dans l’équation. Nous préciserons plus loin
les caractéristiques du public visé par G.U.Y. mais nous pouvons préciser le
changement de paradigme de ce qui est diffusé. Le public, impliqué devient à la
fois narrateur et spectateur. Le rapport de force émetteur/récepteur à sens
unique (sans boucle du point B vers le point A) s’ouvre à une dynamique à
intervenants multiples. Le récepteur influe sur le parcours de ce qui est émis et,
du coup, la réaction en chaîne est entamée.
32
6. COMMENT ?
6.1 Règles du jeu
Une session d’écriture consiste en la participation de 1 joueur à répondre à un
ensemble de questions pour une durée de 90 minutes à 2 heures – selon le type
d’usager. Chaque joueur a son personnage à modeler ; on s’adresse au
personnage et non au joueur lui-même. Avant le début d’une session,
l’utilisateur reçoit par courriel l’adresse web (url) où il doit se rendre pour créer
son personnage ainsi que son nom d’usager et mot de passe.
D’entrée de jeu, le serveur (G.U.Y.) impose deux contraintes : le lieu et le temps
(date et heure) où on se trouve dans la fiction. La suite est un terrain vierge. Afin
de faciliter le dialogue avec certaines ressources Web qui exigent un ancrage
temporel précis et récent (les sites d’actualité entre autres), le temps a été réglé
par défaut en synchronisation avec l’heure réelle à laquelle les joueurs vont
aborder le jeu.
Une fois chacune des questions répondues, il est impossible de revenir en
arrière et modifier les entrées ou les choix retenus. Au fur et à mesure qu’on
avance dans la création de son personnage, les décisions qu’on a prises sont
sans appel. Dans une fiction, tout est possible ; les noms, les moyens de
transport, les réactions face à telle ou telle situation – leur inventaire est presque
infini. Il s’agit pour le joueur de poursuivre la logique de son personnage et
d’assumer toutes les décisions prises antérieurement. Or, qu’une décision soit
considérée comme étant bonne ou mauvaise par le joueur, le personnage ne
peut échapper aux attributs qui se rajoutent au fur et à mesure que le jeu
avance. Une « mauvaise » décision (comme une préoccupation sociopolitique
par exemple) ne peut qu’avoir un effet constructif dans la durée du jeu – elle fait
appel à la ruse du joueur, nous fait voir une dimension tout à fait insoupçonnée,
implique des conséquences tout au long du jeu, etc. La constitution d’une bible
des personnages est habituellement une affaire de jours et même de semaines.
Ici, il s’agit de quelques heures seulement.
33
6.2 Bible des personnages
Le joueur évolue à travers 26 questions qui sont soit des choix de réponses, soit
on lui demande de répondre par un mot-clé, soit il s’agit d’une question à
développement. Ces 26 questions sont divisées en 3 étapes – transparentes
pour le joueur – qui couvrent les 3 dimensions du personnage : passé, présent
et avenir. En ce qui nous concerne, l’avenir est davantage un principe de
projection de soi dans l’altérité que le temps futur proprement dit. À ces 3
dimensions sont jumelées 3 types de caractéristiques du personnage : le
physique (la constitution de son habitacle primaire et son environnement
immédiat), le psychologique (sa manière d’être pour lui-même et dans le monde)
et le sociologique (son interaction avec le monde). Cette catégorisation
détermine le parcours à l’intérieur d’une session d’écriture afin de couvrir dans
les zones fondamentales à la création d’un personnage. De plus, ce découpage
nous permet de tirer les traits du scénario web du projet.
En première étape, le joueur est appelé à constituer ce qui le détermine, c’est-à-
dire les traits marquants de son passé et le corps qu’il habite. Un des premiers
exercices par exemple (nommé Rapport d’Impôt – la nomenclature des exercices
PERSONNAGE SCÉNARIO INPUT/OUTPUT
PASSÉ / PHYSIQUE
L’INDIVIDU
PRÉSENT / PSYCHOLOGIQUE
L’INDIVIDU DANS LE MONDE
AVENIR / SOCIOLOGIQUE
L’INDIVIDU AVEC LE MONDE
ÉTAPE
1
2
3
SEUL
SEUL AVEC LUI-MÊME
AVEC LES AUTRES
34
est invisible à l’œil de l’usager) consiste en la fabrication élémentaire du
personnage : nom, prénom, date de naissance, occupation, mode de transport,
style vestimentaire, orientation sexuelle, tics et gestes familiers, etc. Soit l’usager
répond à la question posée dans un champ texte (formulaire type html), soit on lui
offre un choix de réponses (menu déroulant ou cases à cocher), soit on lui offre
des images à sélectionner. Dans ce type de figure en particulier – qui est reprise
à plusieurs endroits dans le jeu, on demande tout d’abord à l’usager de choisir un
mode de transport (voiture, bicyclette, moto, skateboard, patins à roues alignées,
transports en commun, etc.). S’il a choisit un mode dont il peut posséder l’objet,
on lui offre une série d’images et il doit s’approprier celui qui est le sien – cette
bicyclette ou cette moto est sienne en particulier. Même figure pour l’exercice
Peurs et Phobies mais sous la forme textuelle. Parmi un ensemble de mots
proposés, le joueur – son personnage – doit choisir 5 mots qui sont sources
d’inconfort et de malaise profond. Ces mots sont renvoyés dans un « panier »
(champ séparé) où il peut visualiser les choix cliqués par la souris. Donc soit
G.U.Y. pose une question et le joueur répond via un champ texte, soit il lui offre
une ou plusieurs séquences et l’utilisateur répond par le clic de la souris.
Il s’agit pour le joueur de faire un premier pas significatif dans la peau de son
personnage ; il délimite le territoire et les attributs de base avec lesquelles il veut
évoluer. Chacun des exercices a un but précis pour la construction du
personnage ; reconstituer un événement récent, identifier des sources de crainte,
de peur ou de malaise, un sujet d’actualité qui l’a marqué dans un passé récent,
le type de rapport qu’il entretient avec ses possessions matérielles. Toutes ses
réponses et entrées (input) sont conservées dans une base de données. Alors
que chacun des exercices ont un objectif particulier pour le personnage lui-
même, ils portent aussi une intention « cachée » côté serveur. A partir de la
deuxième étape, plusieurs entrées enregistrées vont servir à G.U.Y. pour
relancer le personnage à partir de données et informations qui lui sont propres.
La deuxième étape consiste en le développement de l’aspect psychologique du
personnage. Cette « mise au présent » s’opère par une fouille de son humeur,
ses intentions, ses valeurs ou ses inhibitions. L’étape ouvre avec l’exercice
Immédiateté où le personnage doit répondre de son impression première par
mots-clés uniquement ; quelle est l’ambiance dehors, quel est le visage de
l’inutilité, à quelle heure le ciel devient paisible, etc. Il interpelle l’intuition du
participant en rapport à son personnage et fait appel, par des questions plutôt
35
nébuleuses et ouvertes de sens, à l’inconscient du personnage. Dans un
exercice subséquent, on se servira de sa réponse à la question « quel ambiance
il fait dehors » pour lui proposer une image qu’il conserve dans son porte-
monnaie et on lui demandera de justifier l’attachement à cette image.
Dans Mémoire Sonore, G.U.Y. pige une ambiance sonore au hasard d’une
banque se sons et trois mots retenus dans l’exercice Peurs et Phobies (étape 1)
et les soumet au joueur. Celui-ci doit réagir et expliquer en quoi le son fait
émerger une émotion trouble qui occupe les rêves du personnage ces temps-ci
et est contraint d’utiliser les trois mots-clés dans son texte.
C’est à partir de cette étape que la notion de feedback (réinjection de contenus)
entre en fonction. Par exemple, à partir de ce qu’il a noté dans l’exercice portant
sur les possessions matérielles dans l’étape 1, G.U.Y. propose au personnage un
certain nombre de citations dont le sujet est « l’argent » et le il doit choisir celle
qui représente le mieux son attachement aux billets verts. Or, le procédé est
transparent pour le joueur ; il ne perçoit aucune forme de causalité entre deux ou
plusieurs exercices d’écriture. Le personnage entre donc, inconsciemment, en
interaction avec lui-même. Peu à peu, ce qu’il devient détermine la façon dont
G.U.Y. va l’aborder.
La troisième et dernière étape consiste en projections et mises en situation du
personnage. Sans qu’il le sache, le joueur est confronté à des contextes et
circonstances issus d’entrées des autres joueurs. Le propre de cette étape
culminante est de faire converger tous les personnages créés par le jeu vers un
même lieu – objets, sujets ou mises en situation. Par exemple, G.U.Y. pige au
hasard un sujet d’actualité retenu par un des personnages inscrits dans la base
de données dans l’exercice Actualité (étape 1), lui attribut un fichier sonore
radiophonique et lui demande ce qu’ils faisait et à quoi ils pensait lorsqu’il a
entendu ce reportage. Sans qu’il le sache, le joueur est amené à développer une
vision autour d’un point de rencontre déjà visité par d’autres participants. C’est à
ce point où le jeu dépasse la construction de personnage et peut enclencher,
selon les intentions du joueur, un processus d’une fiction – le récit commence à
s’écrire de lui-même. En réalité, plus il y a de participants aux sessions d’écriture,
plus grand est le nombre de rencontres possibles entre les différents
personnages.
36
* * *
Afin de constituer cette séquence d’exercices, nous nous sommes inspirés d’une
rencontre entre des exercices de création littéraire et certaines méthodes de
scénarisation. D’une part, la littérature foisonne de jeux d’écriture qui consistent à
défaire un texte et l’amener ailleurs (le cadavre exquis, l’expansion, le collage, les
mots inventés, le cut-up, le jeu du dictionnaire, le centon et autres variations
Queneau). Un inventaire de ces jeux a permis de scénariser plusieurs exercices
dont La Page Arrachée #1 et La Page Arrachée #2. Le premier consiste en
l’exercice suivant : « De tout ce que vous avez écrit de votre existence, une seule
page sera retrouvée plusieurs années après votre mort. Quel est le contenu de
cette page ? » . Plus tard, on relance un autre joueur avec ce résultat et il doit
répondre à la question suivante : « Vous marchez dans la rue et vous trouvez sur
le trottoir une page arrachée à un carnet (contenu x). Vous fabulez sur l’identité
de l’auteur du texte et les motifs qui l’ont poussé à écrire ces mots. Votre réaction
en 2000 caractères. ». Il s’agit donc de faire circuler des exercices entre les
joueurs et, par l’intervention d’une tierce partie, de leur donner davantage de
profondeur. Plus il y a des joueurs, plus les questions sont diversifiées.
D’autre part, nous nous sommes servis des grilles de construction de
personnages dont se servent la plupart des scénaristes de fictions populaires,
comme Fabienne Larouche par exemple. Ces grilles sont des « cases à remplir »
où le scénariste donne à chaque personnage une constitution individuelle par
rapport à une structure universelle. Tous les personnages doivent être en mesure
de répondre à chacune des catégories : nom, date de naissance, état civil,
aspect physique, valeurs morales, maladies, loisirs et jeux, etc. Cette approche
veut que toutes les informations relatives au personnage soient issues de
l’histoire souhaitée. La méthode est limpide et ultra fonctionnelle mais ne
dépasse jamais le cadre des intentions de l’auteur. Or, c’est sur ce point que
nous divergeons d’une telle méthode. Pour nous, il s’agit de se servir de cette
base fondatrice comme tremplin vers une multitude d’histoires – lorsque le jeu
débute, on ne sait rien sauf notre situation dans l’espace et dans le temps. C’est
au fur et à mesure que ces informations sont révélées que le récit se déploie. On
fait donc le pari de l’imprévisible – le scénario doit patienter. La ligne s’amincit
entre la lecture et l’écriture.
37
6.3 Fin d’une session d’écriture
Dès la fin d’une session, les utilisateurs ont tout d’abord accès à la bible de leur
propre personnage. Ainsi, c’est la première fois depuis le début de l’écriture
qu’un joueur aura la possibilité de voir ce que les autres participants auront
entré comme contenu. Tous les éléments de la bible (journal de bord) dont la
source provient d’un autre joueur sont identifiés en rouge et cliquables. Cette
manœuvre donne accès à toutes les questions et réponses des autres. On peut
donc retracer toutes les interventions qui semblaient parvenir d’une simple
machine mais qui, finalement, étaient générées par des êtres humains. Il peut
aussi y revenir plus tard et voir s’il a contaminé la session de nouveaux joueurs.
L’essentiel se résume à « avoir vécu et senti quelque chose » pendant la durée
d’une session. Il doit procurer une impression d’avoir été dans la peau de
quelqu’un d’autre. L’exercice peut être didactique comme il peut être créateur.
Soit l’utilisateur y revient pour vivre une expérience semblable en prenant un
cheminement différent, soit il va retenir des bribes de résultat afin de s’en servir
comme élément déclencheur d’une fiction – peu importe le support. L’utilisation
des nouvelles technologies pour ce type de projet prête flanc à un sentiment de
projection dans l’autre en proposant un feedback qui s’active avec soi-même et
les autres participants ; l’expérience humaine alimente l’expérience humaine.
6.4 Esthétique
Pour le besoin de la cause, l’esthétique de G.U.Y. se veut « low-fi, minimale et
fonctionnelle ». Confrontés au jeu, les participants doivent avoir une forte
impression qu’ils ont affaire à une machine. Alors que la plupart des projets
multimédia travaillent dans le sens de l’immersion de l’utilisateur dans l’œuvre,
on cherche ici à le rebuter, à lui faire sentir que l’outil dont il se sert est bête et
programmé. Puisque l’être humain est au centre du jeu, il faut créer un effet de
distanciation entre l’usager et la machine. Celle-ci est un objet, purement et
simplement. Or, une différente direction artistique aurait pu chercher à faire voir
au joueur son personnage – lui faire vivre sa vie à travers son corps, ses
déplacements dans l’espace et dans le temps, lui faire faire des gestes précis,
38
etc. Pensons par exemple à Sims où l’usager doit préciser d’une manière
graphique la physionomie du personnage. Puisque G.U.Y. ne prétend pas à une
intelligence parfaitement autonome – qu’il n’est pas un être communicant en soi,
il ne faut pas tromper le joueur et simuler un soi-disant agent intelligent. Celui-ci
aurait pour effet de semer le doute ou un sentiment d’isolement chez l’utilisateur.
Le principe d’immersion va donc à l’encontre de plusieurs projets
contemporains ; on veut d’abord et avant tout que le joueur interagisse avec une
machine comme il le fait avec un téléphone, un télécopieur ou une tondeuse.
Il s’agit alors de s’inspirer fortement des premiers ordinateurs personnels (ex.
Apple II, Vic 20, Commodore 64, etc.). On travaille sur fond noir avec une
typographie verte. Il faut que l’interface demeure le plus épurée possible afin
que toute l’attention soit portée sur les questions et les champs texte à remplir –
point barre. Pendant le processus d’écriture, aucune forme de distraction n’est
permise. Les seuls éléments graphiques présents dans le jeu (comme lorsqu’on
choisit la photo de son habitat) ont pour but de nourrir le carnet de bord du
personnage.
6.5 G.U.Y. : définition, rôle et comportement du serveur
Considérons le web comme une représentation du monde en perpétuel devenir.
Sa particularité est d’être à la fois un média de masse – les grandes entreprises
médias détiennent une large proportion du marché – et un self média – toute
personne ayant accès à un ordinateur en réseau peut diffuser du contenu. Si
G.U.Y. possède une certaine forme d’intelligence, on peut proposer que ce soit
grâce à une mécanique (application programmée sur serveur) et un univers de
référents (le réseau Internet ou les entrées des autres joueurs). La première
composante lui permet de s’activer, s’articuler et interagir alors que la deuxième
donne un sens et un parcours à ses actions. Son univers est donc totalement
dépendant de sources externes – qui se transforment dans le temps – et sur
lesquels il n’exerce aucun contrôle. Il ne fait qu’établir des relations entre les
contenus entrés par les joueurs et un gouffre sans fin de sites web autant
utilitaires, corporatifs et institutionnels que personnels. Toutes ces ressources
sont trafiquées afin d’y retirer les contenus qui nous concernent. La motivation
derrière le choix de ces ressources est double : autant on ne peut prévoir le
39
comportement des usagers, autant on ne peut prévoir les trouvailles et renvois
de G.U.Y. à partir du web.
Les ressources retenues pour le projet sont à la fois diverses et ouvertes. Elles
ont toutes comme attribut commun la capacité d’offrir un ensemble de signifiants
en rapport à une entrée textuelle soumise par le joueur. Ce sont tous des
rassembleurs de contenu : Google texte, Google images, Radio-Canada.ca,
CitationsDuMonde.com, AltaVista audio, Sonomic (banque de sons), Logos.it et
le dictionnaire des synonymes du laboratoire CRISCO (Université de Caen). Si
on offre au joueur de développer un concept en particulier, nous pourrions
travailler uniquement avec des ressources dictionnaires de tout acabit mais
nous sommes biaisés à l’avance car ces outils ne font appel qu’à des
connaissances « figées » des mots. L’exercice de déploiement de l’univers
sémantique d’un mot à partir d’un dictionnaire des synonymes nous montre
qu’on finit par tourner en rond. Il suffit de quelques degrés de distance entre
synonymes pour revenir au mot-clé de départ.
Or, on ne cherche pas à cerner le concept qui définit un mot mais bien les
usages que les humains font du concept via le mot. Par exemple, comment une
série de requêtes à des dictionnaires peut-elle émettre une relation entre
« peur » et « biscuit » ? Dans ce cas, une personne allergique au beurre
d’arachides peut se crisper à chaque fois qu’on lui présente un biscuit. Dans
l’exercice Peur et Phobies, l’engin de recherche Logos.it (www.logos.it) nous a
permis de répondre – en partie – à ce type de dérape en nous offrant des
contenus tout à fait surprenants. Les résultats de recherche à partir du mot
« peur » nous renvoient à des sources littéraires et philosophiques qui
contiennent ce mot – donc des données subjectives et inscrites dans une culture
donnée – et nous offre le contexte dans lequel le mot est apparu. Puisque nous
avons affaire à un partenaire de brainstorm, les résultats agissent comme
stimulateurs d’idées et suggèrent des avenues que le joueur n’aurait jamais
envisagées.
En faisant appel à des ressources aussi contingentes que celles mentionnées
plus haut (aucune prise sur les mises à jour, les résultats des requêtes,
l’indexation des sites aux engins de recherche, les thèmes d’actualité), G.U.Y.
contraint le moins possible ses usagers à tel ou tel type de contenu. Tout ce qu’il
sait, c’est où il doit aller pour chercher de l’information. Prétendre à l’intelligence
40
artificielle serait aussi prétendre à l’interprétation objective du personnage – ce
qui constitue en soi un affront à la subjectivité humaine. Comment peut-on
identifier une relation entre un mot et un son chez un être qu’on ne connaît
pas ? Or, G.U.Y. ne fait que juxtaposer des signifiants. Et son procédé est
transparent. La source visée, la requête elle-même ainsi que son analyse sont
totalement invisibles pour le joueur – tout comme le mécanisme d’énonciation
d’un phrase est invisible chez l’être humain. Toute forme de distraction est donc
écartée et le chemin est ouvert à l’usager d’en faire ce qu’il veut.
* * *
Le langage à partir duquel fonctionne G.U.Y. est le PHP (PHP Hypertext
Preprocessor). Il s’agit d’un protocole de scripts généralistes et Open Source
aligné sur les créations web. Alors que le HTML (Hypertext Markup Language)
est un protocole fondateur et statique sur le web (on programme sans variables
exactement ce qu’on veut voir afficher sur une page), la particularité du PHP est
de permettre au serveur de se questionner – il peut afficher une page de
manière différente selon le jour et l’heure de la journée. Dans le cas qui nous
intéresse, il s’agit de considérer à la fois les entrées du joueur et certains
contenus web comme des variables dans son processus de réflexion. En PHP,
on peut prendre le code source de n’importe quelle page web, le conserver dans
une variable et éliminer tout ce qui ne nous intéresse pas pour ne retenir que les
éléments recherchés (un mot, une image, un son). Il offre la possibilité de
recevoir, lire et manipuler toutes les variables que nous lui soumettons comme
essentielles ou pertinentes au jeu.
Certains sites offre un WebService public par protocole XML (Extensible Markup
Language). Ce langage de programmation est une véritable passerelle entre les
sites eux-mêmes car il s’agit non seulement d’offrir du contenu mais aussi
d’identifier le rôle de ces contenus. Entre autres mots, les sites arrivent à
s’échanger des informations entre eux sur mesure. C’est le développeur du site
d’origine qui détermine les « étiquettes d’identification » des contenus. Par
exemple, les pages XML utilisées pour les exercices Actualité #1 et Actualité #2
proviennent toutes de Radio-Canada.ca (www.radio-canada.ca) et elle sont lues
et décortiquées par PHP. Pour ces exercices, j’ai besoin de retenir un certain
nombre de reportages radio ainsi que leur titre. La ligne de code qui se lit
<type>3</type> m’indique que c’est un fichier radio (1 étant la notation vidéo, 3
41
étant audio, etc.), la ligne de code <Titre>L'Europe à la conquête de
Mars</Titre> m’indique que le texte inscrit entre les deux tags (<>) est le titre de
la brève et la ligne <weburl>radiojournal200306021800_1.asx</weburl> pointe
l’adresse où se trouve le fichier. On peut donc interpeller directement un
contenu sans avoir à faire le « ménage » d’une page pour en retirer uniquement
le titre. Le XML devient alors un véritable moyen de communication entre
ressources diverses et répond aux besoins particuliers de chaque développeur.
De son côté, l’utilisateur manipule la plupart des interfaces du jeu grâce au
langage JavaScript. Plusieurs fonctionnalités JavaScript – comme la sélection
d’une image au clic de la souris et la rétention du choix dans un panier sous-
jacent à l’offre d’images – permettent au développeur de contrôler plus
efficacement la disposition du fureteur et à l’usager de manipuler
dynamiquement l’interface du jeu. La surface de travaille y gagne en convivialité.
Comme outil de mémoire, le PHP dialogue avec la base de données MySQL où
il retient, transforme ou rappelle un ensemble d’informations qui constitue le
profil de chaque joueur. Qu’il s’agisse des paramètres d’accès, du chemin
parcouru ou des entrées à réinjecter dans le jeu, MySQL a le rôle de conserver
de manière schématique toutes ces données. En fin de piste, lorsque les
joueurs ont accès à la bible des personnages, MySQL est celui qui « conserve
le souvenir » de la partie.
Le PHP a donc un rôle central, étant le marqueur de relations entre tous ces
langages de programmation ; c’est le point de chute et de relance entre le
joueur, le web et les informations collectées en cours de route. De par sa
capacité de manipuler les informations, il s’avère être un protocole
incontournable pour tous ceux qui cherchent à maximiser l’implication de
l’utilisateur via des pages web et à développer le comportement « créatif » du
serveur. S’ouvre alors un véritable dialogue d’une entité communicante à une
autre.
42
7. POUR QUI / AVEC QUI ?
L’univers de la fiction populaire est régit par un ensemble de règles sociales et
culturelles préexistantes aux créations : valeurs et tabous moraux, visions du monde
acceptées ou marginalisées, grappes de créateurs à la tête de courants populaires
dans un temps donné, mécanismes de production et de diffusion, formats privilégiés,
etc. Il est très difficile de percer ces strates pour accéder aux moyens de production.
Avec la concentration de plus en plus aigue chez les grandes entreprises de
communication, on assiste à la fois à une prise en charge monopolistique des
contenus populaires et à une prise en charge fragmentée des contenus alternatifs.
Autant des entreprises comme Quebecor ou AOL-Time Warner assument à eux seul
toute la chaîne de production (du tournage jusqu’au lieu de diffusion), autant il est
possible, avec une caméra et une station de montage potables, de diffuser des
contenus fabriqués de manière indépendante. Ce paradoxe ouvre au spectateur la
possibilité de participer à la création des œuvres. Non seulement il peut lui-même
devenir le scénariste dans certains cas, mais le changement de paradigme porté par
les nouvelles technologies (l’interactivité) permet à ses volontés et gestes de
transformer les œuvres au fur à mesure qu’elles se déploient. Son intervention altère
la structure même des œuvres.
Dans notre cas, il suffit de repositionner la place du personnage dans un processus
de fiction. Tout comme dans la vie, c’est la rencontre entre individus qui crée une
situation. Celle-ci a un déroulement et un aboutissement qui mènera à une autre
situation. Les individus qui en influenceront le cours ont une personnalité, des
comportement, une attitude, une histoire, des valeurs, etc. Ces données sont les
vecteurs mêmes de l’impasse ou du dénouement d’une circonstance donnée. G.U.Y.
se veut un micro-reflet d’une telle dynamique. Comment apprendre à laisser émerger
une histoire ? Comment comprendre celle-ci à partir des personnages qui la
composent ? Il s’agit donc de s’inspirer d’un modèle plus organique, plus près de
l’existence, un modèle où le metteur en scène ou réalisateur ne possède pas toutes
les clés décisionnelles.
Sur Internet, les jeux de communauté en réseau s’avèrent une cible fort intéressante.
Mais elle voile un public plus discret et moins évident au premier coup d’œil : les
partisans et artisans du weblog – journal de bord en ligne. Le phénomène social de
projection de soi dans l’Autre (que ce soit Star Académie et La Fureur ou les arts
interactifs qui réinjectent les gestes et mouvements du spectateur dans l’œuvre) est
43
fort révélateur du besoin de transposition chez l’individu contemporain – un mélange
trouble entre la transcendance et le retour sur soi. L’univers des weblogs foisonne
d’individus qui, à la fois, exposent leur vie privée à des étrangers invisibles et se
nourrissent de celle des autres. Or, puisqu’il s’agit d’un site ouvert à tous, où les
internautes peuvent ouvrir une session, développer un personnage grâce aux autres
et puis accéder à leurs personnages, l’amateur du weblog peut se projeter dans un
alter-ego d’une toute autre manière. Dans des situations proposées par le jeu
(comme dans l’exercice Actualité #2 où les trois joueurs réagissent au même
reportage radio), il s’agit d’aller chercher le plus grand nombre d’existences virtuelles
disponibles, aussi divergents les uns des autres. Combien de réalités ont pu être
vécues autour d’un même reportage radio ? On peut donc imaginer une communauté
de personnages en perpétuel devenir.
Peu importe qui se trouve derrière l’ordinateur (un internaute, un écrivain ou un
comédien), ces sessions d’écriture s’adressent aux personnages. Il est certain qu’un
certain « mode de pensée » est exclu du public cible. Les écrivains et scénaristes
pour qui toute information doit nécessairement être ramenée à une histoire trouveront
sans doute peu d’intérêt pour le projet. Soit qu’ils savent déjà ce qu’ils veulent, soit ils
préfèrent travailler à l’intérieur de formes claires et éprouvées. Par contre, tous les
partisans de l’improvisation, de l’aléatoire et de l’imprévu seront plus disposés à jouer
le jeu. Certaines techniques de direction d’acteurs en cinéma s’apparentent au style
d’exercice que nous proposons. Par exemple, Steven Soderbergh (Traffic, Erin
Brockovich, Solaris) pousse ses acteurs à développer certaines dimensions
« inutiles » du personnage joué. Pour le tournage de Full Frontal, il a procédé à une
série d’entrevues où les comédiens, dans la peau de leur personnage, devaient
répondre à des questions du type « êtes-vous démocrate ou républicain », « pour ou
contre l’avortement » ou « qu’est-ce qui vous agace le plus lorsque vous vous levez
le matin », alors que ces facettes sont inexploitées dans le scénario. Cette technique
permet d’attacher davantage les comédiens à leur personnages et peut, à la limite,
suggérer des répliques ou situations occultées dans le texte.
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CHAPITRE III : POSTMORTEM ET PROSPECTIVES
8. UNE EXPÉRIENCE DU JEU
La première version du jeu avait la fonction suivante : agir comme catalyseur de
fiction. Presque un tiers des exercices peuvent agir comme élément déclencheur
d’une fiction. À la fin d’une partie synchronisée de 3 joueurs, G.U.Y. (v1.0) choisissait
au hasard sa contrainte et la soumettait aux joueurs (via un courriel). Ceux-ci avaient
72 heures pour créer une fiction avec le support de leur choix ; théâtre, cinéma,
vidéo, radio, télévision, littérature, bande dessinée, web, etc. Par exemple, l’exercice
Sondage 1 pose la question suivante à uniquement un des personnages : « écrivez
les 3 questions les plus indiscrètes que vous aimeriez poser aux autres
(connaissances ou étrangers, peu importe) mais que vous n’avez jamais osé
adresser ». Plus tard, dans l’exercice Sondage 2, les deux autres personnages
devaient répondre à une de ces questions (la même, pigée au hasard par G.U.Y.).
Parmi plusieurs autres catalyseurs, le résultat de ce type d’échange pouvait être
choisi en fin de parcours par G.U.Y. comme contrainte à l’équipe – l’élément
déclencheur.
Cette facette a été abandonnée au profit de sessions individuelles suite aux
commentaires allant en ce sens après plusieurs tests du projet. Le rapport intime
d’écriture créé entre la machine et l’utilisateur fait en sorte que ce dernier préfère
vivre cette expérience en totale intimité et y revenir comme bon lui semble. Celui qui
écrit ne veut pas être assujetti, après une session, aux interventions des autres dans
sa propre matière, dans le récit qu’il a voulu se conter. Son personnage a existé dans
la bulle du moment où s’est déroulée la session ; contraindre à créer par la suite ne
fait que refroidir le souvenir de l’expérience vécue. De plus, il a été soulevé à maintes
reprises que le sentiment de solitude engendré par « la machine » s’apparentait à la
présence d’un dictionnaire des synonymes et d’une cigarette ( ! ) lorsqu’on écrit.
Donc en ouvrant le jeu à des sessions individuelles et en donnant accès à toutes les
sessions qui ont été enregistrées, on ouvre le potentiel des questions de manière
exponentielle. Plus il y aura de joueurs, plus il y aura de possibilités de lecture et
d’écriture.
Nous avons aussi remarqué que l’accès en temps réel à son propre carnet de bord
était un véritable outil de cheminement pour les joueurs. Si un de ceux-ci avait
déterminé dans tel exercice que son personnage est « gratteux », il se doit de
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demeurer cohérent et le rendre le plus lui-même possible dans la progression de ses
exercices. Autant il s’agit ici de nouvelles technologies, autant l’être humain demeure
au centre du projet et il est en quelque sorte garant de la validité ou l’invalidité de sa
propre session. G.U.Y. ne possède pas une compréhension approfondie des
personnages ; il est là pour relancer celui qui écrit, le questionner, lui proposer des
mises en situation, approfondir la réflexion quand à son rôle. Bien sûr, la bible est
personnage dont il est question ici dépasse largement les besoins d’une bible dite
traditionnelle – elle dépasse les attentes et parfois même les besoins. Elle émet des
rapports et crée des liens entre personnes qui ne se rencontreront peut-être jamais.
À un certain moment dans une session d’écriture, la ligne s’estompe peu à peu entre
création de personnages et création d’une fiction. Le processus de scénarisation est,
en quelque sorte, déjà enclenché. À la limite, les participants peuvent extraire tous
les éléments d’écriture qui émergent du jeu et vouloir d’en extraire une fiction. Mais le
pari retenu ici est de laisser G.U.Y. agir comme partenaire de formation des idées,
des anecdotes, des contextes. La suite est entre les mains des participants.
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9. FAILLES ET AMÉLIORATIONS
Il va sans dire que chacun des exercices porte en soi un monde de possibilités.
Chaque exercice pourrait être retourné, fouillé, moulé le plus possible au joueur qui y
participe. La volonté a priori du projet est de mettre à la portée des joueurs un outil
tout à fait « ouvert » et « à l’écoute » de leur sensibilité et prédisposition. Il pourrait
être capable de détecter des zones de préoccupations ou d’inhibitions, de souligner
des traits de caractère, de provoquer tel ou tel comportement. Comme il était
mentionné chez Brook plus tôt, G.U.Y. doit être en mesure de se situer entre les
deux types de metteur en scène – le sclérosé et le cultivateur d’inaction. G.U.Y. doit
se présenter dans la partie avec un schème de pensée, une structure, une façon de
se représenter le monde mais il doit aussi avoir la flexibilité nécessaire pour diriger
un joueur dans la direction qui lui est propre. Pour ce faire, au-delà de la base que
nous lui avons attribué dans cette première version, voici quelques notes
d’améliorations envisagées côté usager et côté serveur.
Premièrement, l’usager devrait être en mesure d’injecter son propre contenu, au-delà
du texte et des clics. Par exemple, il pourrait indexer un fichier sonore ou vidéo. Ou
bien avoir accès à son propre album photo qu’il alimenterait au fur et à mesure que la
partie avance. Imaginons une partie qui a une durée de plusieurs semaines où le
joueur, misant sur des périphériques tels caméra vidéo, scanner ou micro, viendrait
nourrir son personnage de ses propres artéfacts. À la limite, G.U.Y. lui donnerait des
ordres tels : va photographier le lieu où vous vous trouviez la dernière fois que vous
avez pleuré – cette question aurait pu venir d’un autre joueur, extraite d’un contexte
totalement différent. De plus, certains outils, tels des dictionnaires, auraient pu être
mis à la disposition des joueurs afin de les aider dans le processus de composition.
Puis, à cause de contraintes techniques et de livraison du projet dans le temps, il
aurait été fort intéressant d’y retrouver de la vidéo et de la musique. Ce dernier
constitue un véritable point d’ancrage pour toutes sortes de souvenirs,
d’atmosphères et d’émotions. L’aspect universel de la musique et son côté
rassembleur est aisément transposable autant dans le monde du web, du cinéma, de
la radio, du théâtre que de la télévision. Il a cette force indélogeable de nous
transporter ailleurs dans l’espace et dans le temps, de nous mettre dans la peau
de…
Deuxièmement, la navigation, au lieu d’être linéaire d’une question à une autre, aurait
pu être mise à la disposition de l’utilisateur. Après avoir soumis une réponse,
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l’utilisateur pourrait choisir la prochaine question à laquelle il répondra. Par exemple,
il pourrait cliquer sur des mots lui qui suggèrent, d’une manière sémantiquement
« ouverte », des endroits où aller (hasard, lieu, rencontre, mouvement, climat, etc.).
On peut même imaginer que G.U.Y. puise à même le contenu des questions non-
répondues – donc à venir – afin de définir les titres des onglets de navigation. Cette
nomenclature pourrait se renouveler à chaque question répondue.
Troisièmement, il est fort souhaitable que G.U.Y. puisse davantage « reconnaître »
les contenus entrés par les joueurs. Il est fort souhaitable qu’il puisse intégrer des
modules linguistiques afin de mieux diriger ses joueurs. Un correcteur de langues
pourrait nettoyer les entrées des joueurs et un dictionnaire intégré à l’application
(validations en PHP) lui permettrait de mieux saisir le sens des mots soumis. Sans
dénaturer la personnalité de G.U.Y. – qui demeure d’abord et avant tout un agent de
liaisons et non une forme d’intelligence artificielle, il aurait s’agit de prendre
l’ensemble des contenus et d’en retirer la substantifique moelle, c’est-à-dire l’univers
sémantique de chaque joueur et son évolution. La ressource idéale est un protocole
de dictionnaires en lignes DICT (www.dict.org) qui offre un dialogue serveur à
serveur via une application PHP nommée PEAR (www.pear.php.net). Ce protocole
nous aurait permis d’interroger directement plusieurs dictionnaires sur le réseau.
Quoique nous ayons enclenché le développement de ce module, nous avons choisi
de l’abandonner temporairement afin de privilégier les exercices eux-mêmes et les
ressources « vivantes » sur Internet. Le protocole DICT semble à ce jour
embryonnaire et connu d’un nombre restreint de développeurs ce qui rend raréfie la
documentation à son sujet.
Quatrièmement, il aurait été curieux de laisser davantage de marge de manœuvre à
laisser G.U.Y. Il pourrait choisir sa propre ressource web pour un exercice donné.
Par exemple, dans l’exercice Mémoire Sonore, G.U.Y. soumet un son à l’usager et lui
demande d’y réagir en fonction de ses rêves récents. Il aurait bien pu lui soumettre
une image, une vidéo ou une séquence de mots. Au-delà d’une fonction purement
aléatoire, il s’agit d’envisager une façon dont il pourrait déceler laquelle des
ressources sur le web est la plus appropriée non seulement pour un exercice donné
mais en fonction du type de personnage avec qui il interagit. Si le personnage fait
souvent mention de prénom et de noms de personnes dans ses textes, peut-on en
déduire qu’il accorde une grande importance aux gens qui l’entoure ? Il pourrait, par
exemple, lire l’historique du fureteur (browser) du personnage et en extraire ses
intérêts. Enfin, serait-ce possible d’imaginer qu’en fin de partie G.U.Y. écrive lui-
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même sa propre fiction, qu’il soit la finalité même du jeu ? Compte tenu des mises
en situations émergentes de la juxtaposition de plusieurs personnages, il est fort
intriguant d’imaginer un processus de digestion des entrées, de mise en place des
événements et d’une livraison web d’un récit. Alors que le projet dans sa formule
actuelle reconnaît les joueurs comme étant l’épicentre d’une fiction (sa cause et sa
fin demeurent entre leurs mains), une telle proposition ferait bifurquer le projet vers
un véritable automate à nourrir. Car en ce moment, ce n’est pas la technologie elle-
même qui est observée mais bien ceux qui la manipulent.
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10. APPLICATIONS POSSIBLES DU PROJET
La perspective la plus intéressante pour G.U.Y. est celle du didacticiel.
Particulièrement dans le milieu collégial dans les programmes de théâtre et de
scénarisation, la plus grande faiblesse décelée chez les étudiants est le manque de
profondeur chez leurs personnages. Cette lacune est souvent due au manque
d’expérience de vie en général chez cette catégorie d’âge (17-20 ans). Ces jeunes
sortent à peine des études secondaires, certains d’entre viennent de se procurer leur
permis de conduire et/ou de quitter le nid familial, ils vivent leurs premières
expériences en tant que jeunes adultes, leur sens des responsabilité s’accroît, ils font
leurs premiers voyages en solo, émettent une opinion plus ferme et organisée sur ce
qui les entourent, etc. Or, il est difficile de se projeter dans des existences parallèles
si on a nous-mêmes eu peu de temps pour développer la nôtre. Au-delà d’une
conviction sociale et politique qui lui est propre, comment un jeune adulte de 17 ans
peut-il troquer sa représentation du monde avec celle d’un vagabond ? En fait,
comment arrive-t-il à passer d’une vision monolithique du monde (émettre ses
opinions, évoque des principes sans nuances) et développer un approche plutôt
nuancé et asymétrique ? En prenant des décisions. En étant confronté à des
situations particulières, en prenant position et en faisant le bon choix. L’étudiant doit
assumer les choix qu’il fait pour son personnage et s’engager par la suite à la
cohérence de son personnage. La bible des personnages qu’il constitue peu à peu lui
permet de prendre des distances face à sa volonté et ses intentions
C’est là où G.U.Y. devient fort pertinent dans un cadre pédagogique. Qu’il s’agisse
d’exercices en classe ou de véritables projets montés de toutes pièces autour du jeu,
le projet offre à la fois un module pédagogique adapté à la diversité des
enseignements en la matière, un outil qui s’adresse directement aux lacunes des
étudiants et un véritable défi pour l’implantation des nouvelles technologies dans le
secteur de l’éducation. Alors qu’on a cru par le passé que cette implantation se ferait
par la contamination (un professeur intègre un projet NT à sa classe, les autres s’en
inspirent et suivent le pas), il faut y aller de manière beaucoup plus systémique et
adaptée. Croire que la transposition des outils d’enseignement traditionnels dans un
cadre virtuel (ex. encyclopédies sur CDROM) relève de la révolution tient du leurre. Il
s’agit plutôt de se demander qu’est-ce qui, dans le langage et l’articulation des NT,
ouvre de nouvelles possibilités d’enseignement.
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CONCLUSION
Il est étonnant de constater que d’un côté les sciences pures déclarent que chaque être
est unique et orientent leurs travaux en cette direction alors que de l’autre, les sciences
de la communication ne peuvent traiter avec l’homme que par le biais de la masse et ses
systèmes engendrés. La philosophie – ainsi que les sciences et les arts – a voulu, par
l’histoire, rendre la Connaissance d’un seul projet – d’une théorie, d’une œuvre, d’un
concept. Mais le philosophe du XXième siècle s’est retrouvé fort dépourvu avec un
Langage qui se découd au fur et à mesure qu’il l’interpelle. Il doit reconstruire le fil du
sens en tenant compte de celui qui observe le monde – de la pensée qui en émerge. Il en
va de même du théâtre où le comédien ne se suffit plus d’être « soustrait » au scénario. Il
doit y mettre du sien. Pensons au jazz, une musique à l’origine sans écriture, où le
musicien transcende les notes et où les notes transcendent le musicien.
Le projet G.U.Y. – partenaire de brainstorm propose la « tarte inversée » ; c’est le
personnage qui dessine le récit, c’est l’individu qui précède et induit son histoire.
Comment laisser émerger un récit avec comme seul point d’ancrage un personnage
virtuel dont on ne découvre l’existence qu’en écrivant ? Comment nourrir une création à
partir des créateurs eux-mêmes – et d’une interaction entre eux ? Moult applications
offrent un support à l’écriture mais peu d’entre eux proposent de dépasser le cadre de ce
qu’ils savent déjà, de ce qu’ils savent prévoir. La majorité d’entre eux calquent tout
simplement des modèles d’écriture et de scénarisation déjà existants. Or, il s’agit
d’inclure l’articulation même du média (web) dans sa manière d’interpeller celui qui reçoit.
Qu’arrive-t-il lorsqu’un écrivain s’interpelle lui-même ? Pourquoi retenir les forces d’un
média qui permet d’aller plus loin dans son rapport et ses échanges avec l’autre ?
Le web forme une représentation particulière du monde et foisonne d’interprétations
autour de mêmes sujets, thèmes ou événements. G.U.Y. agit comme interface entre la
toile et l’usager. On aurait beau mettre tous les dictionnaires et ouvrages de références
sur un CDROM et opérer des renvois sémantiques à partir d’eux, jamais on ne pourra
recueillir les travers de certains sites web personnels. Le web se renouvelle à tous les
instants et l’actualité joue un rôle primordial dans l’interprétation de ce qui nous entoure. Il
est donc naturel de mettre la démarche de G.U.Y. en centre d’un échange entre l’écriture
créatrice et des contenus web dynamiques et en perpétuel devenir.
Les résultats furent autant surprenants qu’incitants à développer davantage les
potentialités du projet. Plusieurs outils furent remis à plus tard comme la vidéo, la
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musique ou le clavardage. Ces composantes propres au web auraient pu nous amener
plus loin à l’intérieur du personnage en le garnissant d’artéfacts de la quotidienneté puis
en traçant plus profondément ses contours. Pour la poursuite du projet, il s’agira
d’expérimenter une nouvelle palette de modules qui causent une suite d’allers-retours
entre le web et l’usager et voir en quoi ceux-ci peuvent parfaire sa démarche. Par contre,
se lancer dans des travaux d’ordre purement linguistique s’agirait d’une méprise. Non pas
que cette science ne soit inefficace à interpréter des données, mais en aucun temps
G.U.Y. prétend à une quelconque forme d’intelligence artificielle. Il n’agit qu’en tant
qu’agent de liaison ; il ne sert qu’à créer des liens entre des données apparentées. Au
terme de l’exercice, il pourrait tout au plus proposer une courte histoire à lire par l’usager
en induisant une forme de causalité entre différents joueurs. Mais là n’est pas sa tâche
pour le moment : il doit frapper l’imaginaire et faire naître chez l’utilisateur le sentiment
d’une existence analogue et intime.
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BIBLIOGRAPHIE
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Borie, M., De Rougemont, M. et Scherer, J. ESTHÉTIQUE THÉÂTRALE, C.D.U. et SEDES, Paris, 1982
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Google – www.google.com
Paris 8 et l’écriture combinatoire - http://hypermedia.univ-paris8.fr
Power Structure - www.write-brain.com/power_structure_main.htm
Histoire d’Écrire - www.histoiredecrire.com
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