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LA MANIÈRE BARROW
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DU MÊME AUTEUR
Attraction terrestre, Alto, 2010
Singuliers voyageurs, Québec Amérique, 2004
La tête ailleurs, Québec Amérique, 2002
Comment créer des liens entre humains sans s’entretuer, Fou Lire, 2008
L’arbre tombé, Québec Amérique, 2007
Le sport selon Schouster, Fou Lire, 2007
Les saisons vues par Schouster, Fou Lire, 2006
Série Trio rigolo (en collaboration), Fou Lire, 2005-2014
Monsieur Engels, Dominique et compagnie, 2000
L’oiseau de passage, Dominique et compagnie, 2000
Le piège de l’ombre, Québec Amérique, 2000 (Hachette, 2001)
Le délire de Somerset, Dominique et compagnie, 1999
Le cinéma de Somerset, Dominique et compagnie, 1998
Mon ami Godefroy, Héritage, 1996
Dans les griffes du vent, Héritage, 1996
Le plus proche voisin, Héritage, 1995
Le sixième arrêt, Héritage, 1995
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Hélène Vachon
La manière Barrow
Alto
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives
nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Vachon, Hélène, 1947-
La manière Barrow
ISBN 978-2-89694-117-9
I. Titre.
PS8593.A37M36 2013 C843’.54 C2012-942568-0PS9593.A37M36 2013
Les Éditions Alto remercient de leur soutien financierle Conseil des Arts du Canada
et la Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC).
Les Éditions Alto reconnaissent l’aide financière du gouvernement du Canadapar l’entremise du Fonds du livre du Canada pour leurs activités d’édition.
Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôtpour l’édition de livres – Gestion SODEC.
Illustration de la couverture :Marlo Pascual, Sans titre, 2006 / 2009
Courtoisie de l’artiste et de la galerie Casey Kaplan (NY)caseykaplangallery.com
ISBN : 978-2-89694-117-9© Éditions Alto, 2013
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À quinze ans, Grégoire Barrow possédait un filet devoix, deux yeux bleus perpétuellement étonnés, uncorps étroit et long qu’il déplaçait prudemment, avecun enthousiasme modéré. Si l’on remarquait à peineles yeux, enfouis au fond de leur orbite comme deuxsentinelles aux aguets, le filet agaçait l’oreille par sonchuintement disgracieux. Mais le temps travaillaitpour l’adolescent et à dix-huit ans, un petit miraclese produisit. Le corps stoppa sa vertigineuse ascen -sion, les yeux d’ardoise bleuâtre s’auréolèrent d’unedouceur inattendue et le filet cessa de chuinter. Aumoment où l’entourage désespérait d’entendre autrechose que ces discordantes et monosyllabiques remar -ques jetées çà et là — c’était un enfant taciturne, etpour cause —, le filet se mua en un concert de vibra -tions chaudes, amples, magnifiquement timbrées.Inédites. La voix de Grégoire Barrow.
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La métamorphose prit tout le monde par surprise,à commencer par Grégoire, et s’accompagna d’unengoue ment tout aussi inattendu pour les mots.Comme si la voix se vengeait d’avoir été tenue silongtemps à l’écart de la parole et rattrapait le tempsperdu. Du jour au lendemain, Grégoire se mit à parler.Hésitant au début, ne dispensant que parcimonieuse -ment les syllabes, les mots, les phrases, comme desobjets usuels de la vie quotidienne qu’on lance enl’air pour les voir retomber au sol avec un petit bruitmétal lique. Puis, de plus en plus abondamment, deplus en plus vaillamment, au point que l’ordinaire nesuffit plus, qu’il fallut chercher ailleurs. D’autressyllabes, d’autres mots, d’autres phrases, de celles quis’en volent et ne retombent pas, mais planent au-dessus de nos têtes forcées, pour les saisir, de se tenirdroites et de regar der haut. Dans la pénombre de sacham bre, à l’abri des regards, chaque fois que frèreset parents s’ab sen taient, Grégoire Barrow décla mait —Shakespeare, Racine, Molière. Un verre de vin à lamain, la bouteille parfois, il déambulait à travers la maison vide en réci tant tout ce qui lui tombait sousla main, riant souvent, sanglotant un peu, gesticulantbeaucoup, infiniment seul, infiniment heureux. Quandpar hasard il croisait son image dans le miroir, il s’ar -rêtait un instant, confus. L’étrangeté de son visage lesurprenait chaque fois. Quel rapport entre lui et moi ?se demandait-il. Pourquoi ce front interminable, cenez trop court ? Les lèvres étaient charnues, seul arron -di dans cet enche vêtrement de lignes droites. Puis lavieille envie le reprenait, l’urgence d’avancer et desen tir les mots rou ler dans sa gorge, ce qui pour luirevenait au même. Il levait son verre, se souhaitait le
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meilleur et reprenait sa longue, interminable marche.Oui, quel quefois, je m’attendris, dans le soir bleu. Il lerépétait dix fois, cent fois, pour lui, pour les autres.Moments d’euphorie douce et douloureuse qui prépa -rent l’avenir, déchargent les épaules d’un poids invi -sible.
Le jour de ses dix-neuf ans, à l’aube, Grégoire sortitde la maison, marcha jusqu’à la haie de rosiers quibordait l’étroit terrain et prit l’univers à témoin. Je seraicomédien, déclara-t-il comme s’il prêtait serment ourépondait à une incitation pressante. Pourquoi comé -dien ? Pourquoi pas chanteur, orateur, avocat oupoliticien ? Comédien, répéta-t-il de sa belle voix. Aumoment où le soleil aspergeait l’horizon d’une gicléed’or pâle, il ferma les yeux et tendit ses deux bras. Sesmains s’ouvrirent d’un coup, libérant la somme detous les Grégoire possibles. L’un après l’autre, chan -teur, orateur, avocat, politicien s’échappèrent en rica -nant. Le fracas de leur chute résonna longtemps à sesoreilles.
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À sa sortie du conservatoire, il a vingt-six ans, il estseul et il attend que les portes s’ouvrent. Il est grand —une grandeur abrupte qui décourage l’élégance —,son visage est un curieux assemblage de creux et deplats d’où l’harmonie est absente. Il s’en accommodeplutôt bien, il se fiche un peu des visages, comme ilse fiche des troncs, des épaules, des jambes, la grandeaffaire de sa vie n’est pas là, mais dans cet élan qui
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sourd en lui et qui, d’un instant à l’autre, doit lepropulser ailleurs. Il peut réciter de mémoire lesgrands textes du répertoire classique et protège savoix avec un soin maniaque, comme il le ferait pourun petit animal capricieux. Été comme hiver, unepanoplie d’écharpes encombrait la maison. Dans lapharmacie, atomiseurs et pastilles pour la gorge le dis -putaient aux analgésiques et aux parfums, un arsenalmensuellement renouvelé, destiné à préserver cescordes magiques, humides, à la tessiture exceptionnel -lement riche. Ainsi prémuni contre l’inflammationmais non contre l’indifférence, Grégoire Barrow pro -menait sur le monde l’assurance inquiète de ses yeuxbleus et s’abîmait dans l’attente.
On lui confia de petits rôles : Monsieur Loyal, lecourtisan Osric, Pozzo. Ensuite, plus rien ou presque.Deux remplacements au pied levé pour tenir le rôled’Andreï Prozorov, le frère des Trois Sœurs, la pre -mière fois parce que le comédien était trop ivre pourmonter sur scène, la seconde, parce qu’il s’était fouléla cheville en tentant de le faire. La critique fut glo ba -lement bienveillante pour le remplaçant. Elle soulignala diction impeccable, la ferveur toute juvénile et « uneraideur inhibitive qu’il y aurait tout de même lieu decorriger ». Puis on l’oublia. Grégoire réagit en multi -pliant les auditions, en frayant avec le milieu et enpayant sa cotisation au Regroupement des gens dethéâtre. En pure perte. Ses efforts n’imprégnaient pasplus l’atmosphère qu’une pluie d’été une terre inculte.Pourquoi ? se demandait-il. La question empoisonnaitses journées, ses nuits, le poursuivait jusqu’au théâtreoù il se réfugiait parfois, l’après-midi, quand il pensait
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que la proximité du lieu aimé pourrait l’aider à y voirplus clair. Assis bien droit au milieu de la dixièmerangée, il fixait la scène vide pendant des heures, seslèvres agitées de tremblements muets. Pourquoi ?Pour quoi ? Pourquoi pas ? Il n’avait pas de réponse, yen avait-il une ? Toutes les questions n’en ont pas. Oupeut-être celle-ci : quelque chose ne passait pas, unepartie de lui se perdait en route, ne parvenait pas àarracher aux autres l’adhésion qui le ferait exister.
Qu’est-ce qu’une voix qui ne sert à rien ? Une vibra -tion de l’air. Un présent inutile. Un charme inopérant.À trente-quatre ans, après des années de résistance etde petits boulots, Grégoire poussa la porte des Stu -dios de doublage Vox Dei et demanda à parler audirecteur. Le directeur est une directrice, répondit pla -cidement la secrétaire, l’air de dire : c’est à prendre ouà laisser. Elle accompagna Grégoire le long d’un étroitcouloir jusqu’à une porte sur laquelle une plaque delaiton indiquait Anne Fischer, directrice de plateau, etle planta là, comme si la suite des choses ne la concer -nait plus. Resté seul, Grégoire ferma les yeux et ins -pira à fond. Il leva la main, frappa trois coups. Commeau théâtre. Trois coups profonds, entrecoupés desilen ces, trois coups durs et définitifs répercutés à l’in -fini sur les ruines fumantes du vieux rêve.
Quand la porte s’ouvrit, Anne Fisher vit la hautetaille, le regard bleu, vacillant. Ensuite, elle entendit lavoix.
— Je m’appelle Grégoire Barrow.
Elle se leva, alla vers lui.
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— Et moi, Anne.
Il prit la main qu’elle lui tendait et la serra en s’incli -nant. Elle le fit entrer et referma la porte.
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Le soir, il acheta du vin et alla s’échouer dans un parcoù une troupe de théâtre amateur jouait Molièredevant un public venu se détendre en famille. Moitiériant moitié pleurant, malgré les chut ! et les impa -tiences grondantes, il passa la soirée à marmonner, àsinger les comédiens, à déformer leurs répliques, labouche pleine de vin noyée dans un verre en plas -tique.
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Le premier message publicitaire qu’on lui proposa dedoubler vantait les mérites d’un onguent censé mettreun terme aux infections cutanées de toutes sortes et, conséquemment, aux démangeaisons qui font dela vie humaine un enfer. L’onguent avait pour nomCelazon. Grégoire accepta sans sourciller. Il faut undébut à tout et, à Vox Dei, personne n’avait entenduparler de lui. Il était question de bactérie et d’éry -sipèle, de streptocoque, de derme, d’épiderme et demécanisme de pénétration. C’était un vocabulairenou veau pour lui, un métier nouveau aussi. Il s’em -para de l’un comme de l’autre avec une aisance etune dex térité qui l’étonnèrent. Celazon fut suivi d’undeuxième onguent contre l’acné et d’un troisièmecontre le pied d’athlète. Vinrent ensuite les déodo -rants, le papier hygiénique et les assurances, vie, vol,maladie. Grégoire modulait sa voix selon les besoins,savourant l’étrangeté de l’expérience autant que son
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inanité. Sa voix ne lui appartenait plus. Elle étaitdevenue un objet que l’on prête généreusement àd’autres parce qu’ils en ont besoin. Chaque fois qu’ilentrait chez Vox Dei, Grégoire avait l’impression de sedéposer au ves tiaire, sa voix cheminant seule jusqu’austudio d’enre gistrement, et c’est elle qui le reprenait lesoir en sortant pour le raccompagner chez lui.
Les offres se multiplièrent. Hésitants au début, lescommanditaires évaluèrent très vite les avantagesqu’ils pouvaient retirer de la voix. Dans la bouche deGrégoire, une assurance antivol devenait un bienalléchant, le Viagra, une panacée pour tout hommesurmené ou ayant franchi le cap de la quaran taine.On s’était habitué au ton, au rythme, à la diction et sion leur trouvait souvent des accents dramatiques sanscommune mesure avec le produit à vendre, tout lemonde s’entendait sur un point : Grégoire Barrowdonnait de la crédibilité à ce qui n’en avait pas.
Il fit réparer le toit de sa maison, acheta de nou -veaux meubles et deux chaises longues qu’il installadans le petit jardin. Sarah venait parfois l’y rejoindre.Au lieu d’occuper l’autre chaise, elle s’assoyait à cali -fourchon sur lui et enserrait ses hanches de ses cuissescourtes et vigoureuses. Elle lui racontait ses journées,les répétitions, les impatiences du metteur en scène,la fatigue, les camarades. Grégoire l’écoutait avec uneattention sincère, à peine distraite par la chaise quigémissait sous le poids et le sentiment obscur que tantqu’il resterait là, ceinturé par les jambes de Sarah, riende vraiment mauvais ne pourrait survenir. Elle avaitdes cheveux noirs abondants, de longs cils et un
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appé tit immodéré pour à peu près tout ce qui étaitdoué de vie animale. Grégoire n’échappait pas à cetengouement inusité. Dès leur première rencontre, elles’était emparée de son corps avec un savoir-faire quil’avait laissé sans voix. Entre ses mains, il devenait une matière malléable, un sarment de vigne que l’onbalance au vent, que l’on enroule autour de soi.Quand elle le prenait dans sa bouche, Grégoire sefigeait un moment, les yeux grand ouverts dans lenoir. Il s’émerveillait de son avidité, de sa lenteur, elleavait quelque chose de lourd et de patient qui contras -tait avec la fébrilité dans laquelle il avait grandi etfaisait basculer dans l’oubli une enfance choyée maisprécipitée. Son père était luthier, sa mère musicienne. Elle enseignait le violon à une quarantaine d’élèvesmoyen nement doués, il réparait les violons mis à malpar la quarantaine d’élèves moyennement doués. Ilsavaient eu trois fils. Les deux premiers étaient nés à un an d’intervalle, le troisième avait dû patienterquatre ans. Entre-temps, les parents s’étaient calmés.Espérant une fille, ils avaient interrogé les astres, refaitle plein d’énergie et d’hormones, puis s’étaient jetésl’un sur l’autre en essayant toutes les positions possi -bles, même les plus extravagantes : sept mois et demiplus tard, Grégoire était apparu, sans cheveux, sanssourcils, avec ses cinquante-sept centimètres de longet tous les attributs du poupon mâle. « L’embêtant avecles garçons, soupirait sa mère, c’est qu’ils fuient par lehaut. Les filles n’ont pas ce problème. » Pour neutra -liser les fuites et vaquer à ses occupations en toutetran quillité, elle avait mis au point une méthode infail -lible qui consistait à rendre ses fils étanches pour lajournée. Sitôt réveillés, ceux-ci étaient emmaillotés
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dans une couche épaisse qui leur montait jusque sousles bras et enrubannés de telle sorte que rien, mêmepas l’air, n’arrivait à circuler sous l’épais fourreau decoton. La méthode succédait à bien d’autres — ployerle pénis vers le bas, vers la gauche, la droite —, qui,toutes, avaient échoué. Chaque fois, le minuscule gey -ser jaillissait bien haut, bien droit, inondant les mainsde la mère et noyant la plupart de ses illusions sur sacapacité d’infléchir l’idiosyncrasie masculine. Grégoirese souvenait encore du contact rugueux du cotonsous ses aisselles, du ruban outrageusement adhésifenroulé autour de sa taille, la façon qu’avait sa mèrede le saisir sous les bras et de le secouer pour voir « siça tenait ». Ça tenait si bien que, le soir venu, l’enfantn’était plus qu’un gros paquet de chair nauséabondeque l’on déposait dans un bain chaud.
Il s’attaqua au jardin. De la douzaine de rosiers qui,du temps de sa mère, illuminaient le côté sud duterrain, il n’en restait qu’un, végétal chétif infesté deparasites auxquels Grégoire livra une lutte sans merciqui faillit venir à bout du rosier lui-même. Le spectacleaurait affligé sa mère. Toute sa vie, elle avait soignéses rosiers « avec une constance quasi amoureuse », seplaignait le mari, nettoyant, étêtant, élaguant, ne leslaissant en repos que la nuit venue, quand elle n’yvoyait plus rien. Elle rentrait alors, terreuse, confuse,souriante, haussant brièvement les épaules en manièred’excuse. Cette attraction pour ce qui ne souffre pastrop quand on coupe, soupirait-elle en fermant lesyeux de contentement, pour ce qui embellit la viequand le commerce humain devient difficile. Quelcommerce ? demandait Grégoire.
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Il prit aussi la décision de se rendre plus souvent àl’hôpital pour voir son père et de lui apporter du vin.Qu’est-ce que c’est que ces saloperies ? bougonnaitcelui-ci quand Grégoire arrivait, les bras chargésd’oranges ou de chocolat. Où est le vin ? Grégoirehaussait les épaules en souriant. On est dans un hôpi -tal, papa. Raison de plus ! rétorquait l’autre. Grégoirese présenta avec une demi-douzaine d’oranges et unepetite fiole cachée dans sa poche. Il déposa les oran -ges sur la table de chevet, mit un doigt sur sa bouche,jeta un œil vers le lit d’à côté, au fond duquel un vieil -lard filiforme achevait de se désintégrer, traversa lapièce à pas feutrés, regardant derrière la porte, sousle lit.
— T’as fini de faire l’idiot ? marmonna son père.
— Y a pas plus traître qu’une infirmière, rétorquaGrégoire. Elles nous tombent toujours dessus aumoment où on s’y attend le moins.
Il sortit en douce le flacon, son père s’en empara etle vida illico. Il ferma les yeux, le temps que l’alcoolfasse son œuvre, puis tendit la main, attrapa un desdoigts de Grégoire et le secoua doucement.
— Tu devrais venir plus souvent, fils. Tes frères sontloin. Et laisse tes foutues oranges à la maison, d’ac -cord ?
Grégoire ne se rappelait pas à quel moment lesyeux de son père s’étaient vidés de leur couleur. À uncertain moment, une buée grisâtre avait recouvert l’irisbrun, le regard était devenu transparent.
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— Au fait, comment se porte-t-elle, la maison ?
— Bien.
— Pourquoi elle se porterait bien ? Tu n’es pas bri -co leur pour un sou.
— Elle est occupée, papa, donc elle va bien.
— Qu’est-ce que ça signifie, exactement ?
— Qu’une maison vide se détériore, pas une mai -son habitée.
Ils laissèrent passer une seconde ou deux.
— N’oublie pas les rosiers, hein, reprit son père. Tusais à quel point ta mère y tenait.
— En ce moment, ils font ami-ami avec les para -sites.
— Et le boulot, ça va ? Tu joues ?
— Tous les soirs que Dieu amène.
— Tu joues quoi ?
— Hamlet.
— Oh !
— Sarah te salue.
— Eh ben, dis-lui qu’elle me salue un peu moins etvienne un peu plus.
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— Tu l’intimides. Et puis, elle te trouve un peugrincheux.
— Évidemment que je suis grincheux, mais c’estpas une raison.
Une infirmière entra, aussitôt le sourire du vieilhomme s’épanouit.
— Bonjour, monsieur Barrow.
— Monsieur Barrow, c’est lui, dit-il en montrantGré goire. Moi, c’est Étienne.
Elle s’approcha du lit, souleva discrètement le drapet fourragea un moment dessous à la hauteur deshanches. Grégoire se détourna et alla se poster devantla fenêtre. Il entendit du liquide couler, le choc d’uncontenant métallique contre le lavabo, des draps quel’on défroisse, des couvertures que l’on replie. Les pass’éloignèrent, la porte se referma. Son père souriaitbéatement.
— T’as vu ses seins ? demanda-t-il, le regard tournévers la porte. Ils sont sensationnels. Ça fait deux foisqu’elle les fait refaire. La première fois, il y en avait unplus gros que l’autre. Elle aimait pas.
Il secoua la tête.
— Ça se voit presque pas. Juste une petite lignesous le sein. Ils ont déplacé les mamelons aussi, ilsétaient décentrés.
Grégoire ouvrit des yeux incrédules.
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— Comment tu sais tout ça ?
— Je les ai vus, pardi ! Elle me les a montrés, qu’est-ce que tu crois ?
— Ici ?
— Dans la salle de bains.
Il adressa un clin d’œil à Grégoire en hochant dou -cement la tête.
— Ceux de ta mère étaient superbes aussi. (Il tous -sota). Mais ce qu’il y a de bien avec des seins gonflésau silicone, c’est qu’ils bougent plus du tout. En toutcas, c’est ce qu’elle a dit. Qu’elle soit debout, allongéesur le dos, de côté, à l’endroit ou à l’envers, niet, ilssont immuables. Deux blocs synthétiques capables derésister à tous les assauts. C’est quelque chose, non ?
Il prit la main de Grégoire et la serra.
— Pourquoi es-tu toujours si grave, mon ami ? Sisérieux ?
Grégoire ne répondit pas.
— La vie n’a pas une telle importance, murmuraÉtienne.
En sortant, Grégoire tomba sur l’infirmière synthé -tique. Sa première réaction fut de fixer le plafond.
— Votre père se promène, dit-elle.
— Que voulez-vous dire ?
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Composition : Isabelle Tousignant
Correction d’épreuves : Caroline Décoste
Conception graphique : Antoine Tanguay et Hugues Skene (KX3 Communication)
Éditions Alto280, rue Saint-Joseph Est, bureau 1
Québec (Québec) G1K 3A9www.editionsalto.com
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ACHEVÉ D’IMPRIMER
CHEz MARQUIS IMPRIMEUR
EN JANVIER 2013
POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS ALTO
L’impression de La manière Barrow sur papier Rolland Enviro100 Éditionplutôt que sur du papier vierge a permis de sauver l’équivalent de 8 arbres,
28 874 litres d’eau et d’empêcher le rejet de 437 kilos de déchets solideset de 1 137 kilos d’émissions atmosphériques.
Dépôt légal, 1er trimestre 2013
Bibliothèque et Archives nationales du Québec
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