0541-amans de chavagneux-cain el primero y el ultimo maldito de la tierra
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Cristianismo esotericoTRANSCRIPT
00
CAIN
PREMIER ET DERNIER MAUDIT DE LA TERRE
DRAMEPHILOSOPHIQUEEN QUATREPARTIES
AVEC
1 .»
PU0L0j6l|EET EPILOGUE
PAII
AMANS DE CHAVAGNEUX
PARIS
LIBRAIRIE CENTRALE
34,BOULEVARDDESITALIENS,24
1860
Tousdroitsréservés
a
C'est peut-être sans illusion sur la portée et l'uti-
lité philosophiques de ce drame que l'auteur s'est
£décidé a le publier ; il ne pense pas qu'aucune des
*malédictions amoncelées sur cet être à la Ibis réel
et imaginaire appelé Caïn puisse changer ou arrêter
aucun de ceux que leur mauvais destin a livrés à
cet esprit d'envie qui, comme une marée montante,
envahit les cœurs, avec une activité si dévorante et
si terrible, qu'elle semble rendre tout effort vers le
bien impuissant, toute chute vers le mal inévitable.
L'auteur n'espère pas non plus que cette pièce
puisse être représentée sur nos théâtres telle qu'elle
est. Mais il voit desspectateurs, à l'esprit frivole
et positif tout Ú la fois, se porter en aussi grand
VI
nombre vers le drame et la tragédie que vers le vau-
deville et la comédie, vers l'opéra sérieux que vers
l'opéra comique. Il pense dès lors que la féerie
pourrait également revêtir la forme sérieuse,
essayer d'inspirer la compassion et l'effroi, au
moyen de la magnificence et de l'étrangeté de ses
tableaux. Il croit qu'en écartant de cet ouvrage les
dissertations philosophiques, plus faitespour des
penseurs que pour des spectateurs, sauf à en con-
server quelques phrases à effet; en retranchant
des tableaux bibliques quelques scènes trop peu
animées pour le public blasé de notre époque; en
donnant enfin à l'amour, représenté tour à tour par
Hégina, llascmah, Thamar et Antigone, les déve-
loppements toujours si attachants, sacrifiés ici Ú
ceux de l'étrange et funeste caractère qui fait le
pivot de ce drame, 011pourrait en faire, pour divers
théâtres, une pièce féerique d'un genre moins fri-
vole que celui auquel 011 habitue le public.
La féerie alors ne parlant plus seulement aux
veux, mais s'adressant aussi à la pensée, rattache-
rait peut-être Ú ce genre de spectacle les gens sé-
rieux qui s'en éloignent, et peut-être aussi porterait
vu
bonheur au directeur de théâtre qui penserait pou-
voir en faire l'essai.
Cette pensée, jointe au sentiment tout paternel
d'un auteur pour les enfants de sa rêverie; l'en-
vie d'éprouver sur les autres l'effet des étranges
allures de ces frères indisciplinés, fils de l'histoire
ou de la fantaisie, un peu dépourvus peut-être ici
des ornements qu'exige la mise en scène; le désir
aussi de diriger du côté des déshérités quelques-
unes des mains qui se tendent si facilement vers
les spoliateurs : tous ces motifs, plus que l'espoir
tant cherché pourtant d'être utile, font aventu-
rer au jour de la publicité ces pages tracées d'une
main paresseuse, dans l'ombre et les loisirs de la
vie à la campagne.
A. DE C.
Chavagncux, ce 18 mai 1866.
1
DIVISION DE L'OUVRAGE
PROLOGUE
_LESESPRITSDU FEU.-
PREMIÈREPARTIELABIBLE.
PremièreÉPOQUE:LesEnfantsd'Adam.DEUXIÈMEÉPOQUE: LesFilsde Noé.TROISIÈMEÉPOOUE:LesEnfantsd'Isaac.
QUATRIÈMEÉPOQUE: LesFilsde David.
DEUXIÈMEPARTIELAGRÈCEET LA VILLE ETERNELLE.
PREMIÈREÉPOQUE:LesTemps héroïques.DEUXIÈMEÉPOQUE: Homepaïenne.Troisièmeiîpoqui:: Romechrétienne.
TROISIÈMEPARTIE
- LESFILS AÎNÉSDE L'ÉGLISE.
PREMIÈREÉPOQUE: Prémices,CharlesIX.DEUXIÈMEÉPOQUE: Grandeur,LouisXIV.TROISIÈMEÉPOQUE: Décadence,CharlesX.
QUATRIÈMEPARTIELES DEUXMORDES.
PREMIÈREÉPOQUE: LevieuxMondeen Amérique.DEUXIÈMEÉPOQUE: Le nouveauMondeeu Europe.
ÉPILOGUEANGESDETÉNÈBRESET ANGESDE LUMIÈRE.
rKOLOGLE
LES ESPRITS DU FEU
PROLOGUE
LES ESPRITS DU FEU
PERSONNAGES:
LADOMINATION.1r,SPI!lTSDIVEIIS,snusformptir.flammes.
L'AMOUlî. I AUTRES VOIX et riKKUlS.
Uncielpâlecouvertd'étoiles.Delégersnuagesflottentdansle fondet aulourde lu scène.UneFlammeopalinese balanceau milieu,presqueimmobile,dansun jour crépusculaire.
L'ESPHITDE DOMINATION.
Fatalité! je vois, je conçois tout cet univers, et ne peux
rien sur lui. Ma flamme, insensible, impuissante pour
tous, n'échauffe, ne brûle que moi. (Momentde silence et de
repos.) Astres de feu, qui parcourez l'étendue, animant,
réchauffant toutes choses, s'il m'était donné de mouvoir
un seul devous, (S'animantdavantage.)de pénétrer, d'animer
ce soleil, de suivre ou d'entraîner une de ces comètes
dans leur marche vagabonde, de précipiter encore leurs
courses désordonnées! (S'agitantencoreplus.) d'emporter, de
brûler à mon gré tous ces astres presque immobiles r
6 CAïN. «
Mais non; le plus petit des êtres qui rampent à leur sur-
face, la plus chétive des plantes qui végètent sous leur
enveloppe, ou sous celle du plus humble, du plus infime
de leurs satellites, sont plus forts, plus puissants que
moi; j'embrasse et conçois l'innniment grand, et ne puis
mouvoir seulement l'infiniment petit. (Uneautre Flammes'avance
lentement.)
L'AMOUR.
0 nature merveilleuse et toujours nouvelle, reproduc-
tion incessante d'astres et d'êtres vivants, embrassement
éternel de toute chose et toute vie, snlutf Salut aussi à
toi, esprit frère du mien, urne sœur de mon intelligence,
qui, comme moi, es appelé à voir, aimer et comprendre
toutes choses I
LADOMINATION.
Voir et comprendre, oui; mais aimer!. peut-on aimer
ce qu'on ne peut sentir, ce qu'on ne peut animer, faire
seulement tressaillir sous une brûlante étreinte déplai-
sir ou de souffrance, l'être duquel on ne peut exprimer
seulement un éclat de rire, arracher un seul cri d'an-
goisse? (D'autresFlammess'avancentdu fonddes nuages.)
L'AMOUR.
Frère, (a souffrance est presque la mienne. Comme
toi, je voudrais pouvoir faire sourire, mais non faire souf-
frir, et cette dernière impuissance me console de toutes
les autres.
LA DomNATIOX.
Elle ne me console pas, moi; elle m'irrite encore da-
PROLOGUE. 7
vantage. Oh! brûler, déchirer, anéantir toutes choses,
pour les relever, reconstruire à son gré1. 0 vous, en-
fants de l'espace, ne sentez-vous pas tous comme moi?
UNEFLAMME.
Oui, esprit, comme toi nous voudrions animer un
de ces êtres, fût-il le plus faible, le plus infime de
tous, et notre intelligence, qui entend, qui comprend la
tienne, le répond pour le suivre et chercher avec toi.
LA DOMINATION.
A pénétrer, n'est-ce pas, n'importe lequel de ces êtres?
Vous avez bien fait de compter sur moi. Oui, nous par-
viendrons à revêtir la forme d'un de ces corps. La volonté
doit nous y conduire, si vous sentez, si vous voulez tous
comme moi.
TOUS,exceptél'Amour.
Oui, nous voulons tous comme toi.
LADOMINATION.
Écoutez donc: ce n'est pas aujourd'hui la première fois
que je cherche à pénétrer ces astres, mais toujours en
vain; il semble que leur nature soit trop différente de la
nôtre, leur action trop dépourvue de volonté. J'ai donc
cherché dans les êtres qui les habitent; mais leur volonté,
presque toujours inintelligente, n'obéissant qu'à leurs
seuls besoins, est encore trop éloignée de la nôtre. Un
seul être intelligent s'est développé sur une toute petite
planète.
L'AMOUR.
La Terre, n'est-ce pas?
cS CAIN.
LADOMINATION.
Oui, la Terre.
UNI;FLAMME.
L'Homme?
L.ADOMINATION.
Oui, l'Homme.
L'AMOUR.
Et la Femme aussi! Frère, je l'ai vue. Comme toi, je
voudrais l'animer ; comme toi, je voudrais l'aimer! et je
n'osey penser.
LADOMINATION.
Je l'oserai, moi! et je l'ai déjà tenté. Esprits, mes frères,
ne doutons plus, nous pouvons pénétrer, en esprit du
moins, dans les enfants des hommes; nous serons eux
mêmes, puisque nous ne pouvons être plus qu'eux. 9
L'AMOUR.
Et si vous alliez ne plus pouvoir les quitter; s'il vous
fallait souffrir, mourir désormais avec eux?
LADOMINATION.
Eh qu'importe! Qui vient avec moi? (UnepartiedesFlammes
se range tle son côté,l'autre du côté de l'Amour;les Flammes,dans un
désordreinexprimable,semblentformer deux camps;les nuagess'épais-
sissent,des éclairsilluminentde tempsen tempsla scène,qui s'obscurcit
de plusen plus, de sorteque les Flammesn'éclaircntplusrien.)
LADOMINATION.
Allons sans crainte, je vous soutiendrai.
L'AMOUR.
Frères, attendez; je vous blâme, mais je vais avec vous,
j'aurai peuI-être à vous consoler.
PROLOGUE. U
TOUS.
Moncourage! l'Amour est avec nous!
UNEVOIX.
La Haine aussi, malheureux !
LE CHŒUR
LaHaineaussi voussuit, malheureuxinsensés!
Espritsenflés d'orgueil, allezà (lois pressés.C'pstla Fatalitédontla main vous entraine
Versun affreuxséjour;
.nyallt tous, pour calmer l'ardeurdes flots de haine.
Qu'une larme d'amour.
»
PREMIÈRE PAR TI E
LA BIBLE
PREMIÈRE PARTIE
LA BIBLE
PREMIÈRE ÉPOQUE
LES EINFANTSD'ADAM
PERSONNAGES:
CAïN.ABEIi.LAvoixDEDIEU.
L'ANGEDUSOMMEIL.JUITAL,joueurde liarpc.TUHALCAÏiN,forgeron.
PREMIER TABLEAU
Unsitesauvageentrecoupéde rochers;au fond,un chemincreuxpasseprèsd'unepierresur laquelleun restede feu fumeencore.
CAÏN,assissur le devantde la scènepondantqu'Abelarrivedans le fond-
Non, ce feu ne peut pas s'allumer, un vent de malé-
diction l'éteint constamment. Dieu ne veut pas de mon
sacrifice. Les fruits de la terre n'ont pas de charme pour
le cruel qui nous a chassés d'Éden. C'est la fumée du
sang des malheureux agneaux qui seule plaît à ce dieu
barbare; c'est du sang qu'il te faut, esprit superbe, plus
tentateur encore que le serpent, ton éternel ennemi. 0
14 4,,&lN.
ma mère, ma mère! pourquoi m'avez-vous enfanté, si je
dois toujours être inférieur à mon frère !
AllEr" arrivant près de Caïn.
Toi, mon frère; toi, mon inférieur? toi, dont la main
courageuse, ouvrant le premier sillon, prit, ainsi que l'in-
dique ton nom, possession de la terre, et sut la forcer à
nous donner les fruits qu'elle nous eût peut-être refusés
sans toi, sans le mâle courage sur lequel notre père se
repose avec orgueil des travaux difficiles auxquels Dieu
nous a condamnés?
CAÏN
Eh! que me sert de forcer la terre à se couvrir de fruits,
si l'or des moissons, la verdure des prairies, ne servent
qu'à fournir la pâture des troupeaux dont un autre se
glorifie?
ABEL.
Un autre, as-tu dit? et quel autre peut se glorifier de
quelque chose, sinon celui qui, le premier, a fait con-
naître à notre mère les premières joies de la maternité,
et reçut, premier-né de la terre, le premier sourire, le
premier baiser d'une mère? (Continuantseul, pendantque Caïn
s'écartepour 1111eressayerde ranimer la flammede son sacrifice.)Baiser
si doux, qui ne m'est pas refusé même après l'holocauste
de sang qui fait fuir ma sœur épouvantée. 0 Caïn, tu
m'envies la flamme de mes sacrifices; tu ne sais pas à
quel prix j'obéis à mon père, quel pressentiment encore
j'ai ressenti en voyant se fixer sur moi le regard mou-
rant de mon agneau. Il me semblait que mon sang allait
couler avec le sien, que mes yeux aussi étaient prêts à
PRMIÈRE PARTIE, PRISil 1ÈREÉPOQUE 15
s'éteindre, que la mort prédite à notre race allait com-
mencer par moi, que ma sœur chérie, ma douce fiancée,
m'avait vu aujourd'hui pour la dernière fois. (A Caïnqni
revientdécouragé.)Crois bien, mon frère, que je ne m'efforce
de plaire à Dieu que pour nous le rendre favorable..
CAïN.
Merci de tes soins! mais allons plus loin, j'ai besoin de
marcher pour me distraire. (Ils s'éloignenten passantprès de la
pierre encorefumante.)
1ABEL.
Vois, Caïn, ton feu est prêt à se rallumer, tu avais trop
écarté ces feuillages.
CAÏN.
Laisse ce feu que je n'ai pu rallumer, tu ne rallume-
rais que ma colère. (Saisissantune branche.)Laisse, te dis-je!
entends-tu?
ABEL,se relevant.
Mais vois donc la flamme qui s'élève déjà.
CAÏN.
Sous ta main encore! Eh bien, plie au moins sous la
mienne. (n le frappe,Abel tombeen poussant un cri.) Du sang!
oh! malheureux, du sang! Eh bien, Dieu cruel, sois con-
tent, tu as aussi de moi un sacrifice de sang !. Et pour-
lant c'est moi qui avais horreur du sang. (Soulevantle bras
d'Abel,qui retombe inunimé.)Mais c'est donc possible? Je l'ai
tué!. La mort, le fléau prédit, s'est abattu sur l'homme!
Oh! qu'on ignore toujours, puisqu'on ne m'a pas vu, que
16 CAÏS.
c'est par les mains d'un frère ! On ne pourra jamais en
avoir la pensée, je ne l'avais pas eue moi-même.
VOIXD'ENHAUT.
Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?
(:,%ïN
Que sais-je! suis-je donc le gardien de mon frère?
LAVOIX.
La voix du sang de ton frère crie de la terre jusqu'à
moi.
crie de la l.ei-i,ejusqtt' ,i
,CAIN.
Eh! vers qui monterait le sang, si ce n'est vers qui le
demande? Le sang du pasteur serait-il moins agréable que
celui des agneaux?
LA VOIX.
Tais-toi 1. tu seras maudit sur la lerre, qui seule a bu
le sang versé par ta main fratricide. Va, tu seras errant
sur la terre inféconde pour loi.
CAÏN.
Oui, mon crime est trop grand pour que j'en puisse
espérer le pardon; je vais fuir loin de la face du Très-
Haut, et quiconque me verra me tuera.
LAVOIX.
J1 n'en sera point- ainsi, car un signe de malédiction
avertira quiconque serait tenté de te tuer, queta mort
serait vengée septante fois sept fois, (lue imceausang,éclairée
purune vivelumière,serpenteen lmit tic fouillesur le Irontdu Caïu.qui
s'enfuit.)
PREMIÈRE PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 17
2
DEUXIÈME TABLEAU
Siteplussauvageencore,couvertde rochersarides,restesdeconvulsionsvol-
caniquesnon encoreapaisées.Desmassesde rocssurplombentla scène.
CAÏN,sa marquede sangau front.
Eli quoi, n'ai-je pas encore subi un assez dur châti-
ment? Et toi, terre, n'es-tu pas encore lasse de me porter?
Rochers suspendus sur ces abîmes, n'osez-vous rouler
sur le maudit que les hommes repoussent et n'osent
frapper? Et toi, Dieu vengeur, n'ai-je pas encore fatigué
ta colère? Les larmes sont séchées sur mes joues brû-
lantes; mon cœur, mordu par un éternel serpent, bat
toujours sous son affreuse étreinte. 0 remords, torture
qui sais déchirer et ne sais pas détruire, fond des tor-
rents qui m'avez revomi, rochers qui m'avez meurtri sans
pouvoir me briser, ongles qui avez déchiré mon cœur
sans pouvoir l'arracher de ma poitrine; vous tous, affreux
instruments de la souffrance, ministres impuissants de
la mort, maux sans remèdes, douleurs sans espérances,
vous verrai-je, vous sentirai-je toujours? Et toi, sommeil,
moment d'oubli de tous les malheureux, ne te goûterai-je
jamais? et ne dois-je connaître que ce supplice qui ne
peut s'arrêter un seul instant? 0 sommeil, vois! je suis
fatigué comme jamais aucune créature ne le fut; mes
membres ne peuvent me porter, toi seul peux m'être se-
courable, à toi seul il semble être permis de m'atteindre,
car tu n'apportes pas la mort; et puisque la terre refuse
de me prendre au nombre de ses cadavres, reçois-moi au
moins quelque temps sous ton aile, vaine image de la
mort. Mais non, sommeil impuissant, tu n'oses m'appro-
18 CAÏ.
cher, et la défense de tuer Caïn te fait trembler devant
l'apparence même d'une désobéissance, (n se laissetombersur
une roche.)
UNEYOIXou un ange à robe et ailesnoires.
Tu te trompes, Caïn! La lassitude que tu éprouves, le
calme relatif où tu es en ce moment, te prouvent que je
puis t'approcher. Écoule: je suis l'ange du sommeil; mi-
nistre du Très-Haut, je n'ai point a désobéir à sa volonté,
qui me permet de te répondre. Voici ce qu'il te dit par ma
bouche: Tu vas connaître le sommeil, le sommeil profond,
le sommeil sans rêves; tu le goûteras aussi long que tu le
voudras, le sort n'en pourra déterminer la durée que lors-
que lu auras négligé de la fixer toi-même. Mais tu ne con-
naîtras pas pour cela les secrets de la mort. Non, cadavre
sans cesse revomi par la terre qui te repousse, tu ne
pourras plus y vivre de la propre vie; mais, à chaque
réveil, tu seras obligé de revêtir l'enveloppe d'une autre
créature, et, frère toujours dévoré par l'envie, tu ne seras
jamais plus l'aîné. Le souvenir de toi-même ne t'appa-
raîtra que par courts et cruels intervalles, et cela jusqu'à
la consommation des siècles, où commencera pour toi le
supplice réserve aux fratricides; tourment qui te fera re-
gretter d'avoir fui des douleurs qui retarderont, du moins
pour toi, l'éternelle durée de l'éternel supplice. Dis main-
tenant le temps que tu veux dormir, et la terre va se
charger de protéger ton sommeil.
CAÏN.
Oh! cent années; s'il se peut, que je dorme cent années
entières! (Bruit de tonnerre, les rochers s'ébranlenl, roulent sur la
(scène,la recouvrenl,Caïndisparaîtsousleur amoncellement)
PREMIÈRE PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 19
TROISIÈME TABLEAU
La décorationreprésenlol'intérieurdu sol forméde rocherset de tcn'ceamoncelées.Caïnestcouchédansle fondet sembleécrasésousleurmasse.Unrideau ouvoileen gazenoirele découvreen s'écartant.Onentendunbruitde tonnerre.
CAÏN.
Oli ! j'étouffe! Eh(quoi, Sommeil! lu m'avais promis le
repos, le repos profond et sans rêves; est-ce ainsi que tu
Liens ta promesse?
LAVOIX.ou l'ituyenoir.
Les cent ans sont écoulés, lu peux revoir la lumière.
CAÏN,se soulevantavecpeine.
Non, ce n'esl pas possible, et, après tout, que m'im-
portent les hommes! je veux dormir encore deux fois
élulant. (Il se laisse retomber,le voile le recouvre,tout disparaitdans
l'obscurité.Nouveaucoup de tonnerre, la lumièrereparaîtpeu à peu.)
CAïN.
Dérision! Deux nouveaux siècles sont-ils encore écou-
lés? 0 raillerie amère! Eh bien, que je dorme encore
quatre fois autant que j'ai dormi. (L'obscuritérecommence,puisla lumière revientégalement)
CAÏN,se soulevantau bruit du tonnerre.
Vain sommeil, sommeil menteur, qui reposes les forces
du corps sans amortir les douleurs du cœur, merci de
ton vain secours! je veux revoir la demeure des hommes,
20 CAiN.
mes souffrances m'y tiendront lieu de rêves. (il s'avanceen
rampantà traversles rochers, grattant la terre de ses onglcs, cl moule
vers le liantde la scènc;puis, paraissantcéderà la fatiguc.)Que m'im-
portent des hommes que je ne dois plus connaître? Dor-
mons encore, une halte ici me donnera moins de peine
pour un autre réveil. (Il tâche de s'étendre; on entend mugir
comme-lebruit d'une tempête.)Quel bruit étrange! Non, plus
de sommeil; je saurai du moins comment est maintenant
la face de la terre, (il se lèveetatteint un endroit moinsencombré,
grimpe jusqu'au haut et arrache des pierres; les eaux mugissantesfont
irruptiondans l'espaceoù il se trouve. Le rideau tombe.)
l'RKMIÈRR PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 21
QUATRIÈME TABLIMU
Leseauxcouvrentlà terre. Un seul rocherest deboutau milieudes flots.
JUBAL,TUBALCAÏN,UNEENFANT.
.llTHAI"deboutsur le rocherà Tubalcaïnnageantencore.
Courage, mon frère! ce rocher est encore assez grand
pour nous deux. (11autre son frère sur le roc et l'embrasse.)Tu-
balcaïn, mon frère, que je suis heureux de te voir sauvé!
Si ces eaux niaudiles peuvent se retirer, je pourrai encore
m'appuyer sur ton bras fraternel si habile aux travaux
qui nourrissent l'homme, quandle mien sait à peine l'a-
muser. Vainartiste que je suis! que ferais-je sans toi sur
la terre dépouillée de tout fruit, privée de toute chair!
Vois! les eaux ont recouvert la face dela terre. Nous
sommes maintenant les seuls êtres vivants; une oreille
amie pourra entendre du moins les derniers accords de
ma lyre pleurant, avec la perte de la femme adorée, le
grand naufrage de l'humanité, (Préludesmélancoliques.)Mais
vois donc! une jeune enfant que l'eau fait tournoyer près
de nous; je suis moins fatigué que toi, je vais essayer de
la sauver aussi. Avec ta ceinture unie à la mienne, j'ar-
riverai peut-être jusqu'à elle, et par elle la femme pourra
peut-être reparaître aussi sur la terre, (il attacheles ceintures,
donne un bout à Tubaicaïnet se jette a l'eau avecl'autre bout. Pendant
qu'il tournoie,essayanten vain de rejoindre l'enfant dont les vaguesle
si'piirenl toujours, l'ombre de Caïn, reconnaissableau signe fatal, parait
sortir de derrièreTubaicaïnresté sur le rocher, et, pendant que le jour
s'obscurcit,s'absorberen Tubaicaïn,quipns?c la main sur son front.)
22 CAÏN.
Jl'BAL.
Oh! tire à toi, mon frère, les forces me manquent! L'a-
bîme qui vient d'engloutir l'enfant m'attire aussi; tire
donc, si tu veux embrasser encore ton frère.
TUBALCAÏN,commeégaré.
Jubal. mon frère, à moi!. Mais les efforts qu'il fait
vont m'entrainer avec lui; en faire de mon côté, c'est
précipiter encore ma perte; non, nous ne pouvons tout
avoir ensemble; à lui les ceintures, à moi le rocher. (II
lâcheles ceintures.)
JUBAL,disparaissantsous les flots.
Mon frère !
TUBALCAÏN.
Frère barbare! j'ai laissé périr mon frère, et pourquoi?
Pour avoirà moi seul ce roc moins dur que mon cœur.
Ce roc, que je n'aurais même pas atteint sans lui, qu'en
ferai-je tout seul? Pourrai-je seulement le conserver. (Tré-
buchant.)Non, la vague va m'en dépouiller, elle me re-
pousse, comme j'ai repoussé mon frère. Réunis, nous
eussions été plus forts ! 0 affreuse pensée, comment as-tu
pu me venir? Comment s'est faite en moi celte affreuse
transformation? (L'éclairillumine son front, et l'on entend, mêlés
au bruit du tonnerre, retentir ces mots: )
Caïn! qu'as-tu fait de ton frère?
TUBALCAÏN,continuant.
Ah! maudit, maudit! Oui, c'est moi, je me reconnais!
(II tombe dans l'abîme,l'obscuritéenvahit la scî-ne.)
DEUXIÈME ÉPOQUE
LESFILS DE NOIï
PERSONNAGES:
NOe.SliM.CIIAM.
JAPIIET.LAFEMMEDENOÉ,LESFEMMESDESESFILS.
Laterre encorehumide,couvertede flaquesd'eau et d'aridesrochers; l'archedansle fond,descadavresd'hommeset d'animauxgisentAdemientern'sdansla vase.
SCÈNE PREMIÈRE
CIIAM,RÉGINA,sonépouse.
RÉGINA.
Oui, Cham, mon enfant vient de tressaillir encore une
fois dans mon sein. Je n'en puis plus douter maintenant,
je suis mère. Oui, cher époux, je sens que je t'aime dou-
blement, et pbur toi et pour lui. Mais tu semblés préoc-
cupé, un léger nuage de tristesse voile encore ton visage
adoré; et loin de partager mes transports, tu sembles à
peine sensible à la voix de l'épouse qui t'aime.
CHAM.
Oh! toi seule peux me dislraire du bruit lugubre de ces
24 GAÏN
eaux! Doux murmure1 voix enchanteresse de nos chastes
amours, pensée de leur heureuse fécondité, venez enfin
dissiper la tristesse qui me gagne encore malgré moi, à
l'aspect de cette terre désolée, de ces traces lugubres de
la malédiction. Oui, l'enfant qui vient de tressaillir en ton
sein, notre enfant, ô Régina, sera le premier né de la
terre régénérée; mais notre postérité sera-t-elle pour cela
assez heureuse pour ne jamais encourir la céleste malé-
diction? Que servirait à nos fils de couvrir un jour la face
de la terre, s'ils devaient la couvrir aussi de leurs ca-
davres amoncelés? 0 trop sévère châtimentI (II s'av.inccpour
considérerles cadavresà demi recouvertspar la vnseJ
SCÈNE II
LESMÊMES,JAPHET.
JAPHET,arrivant.
Trop juste punition, mon frère! Mais-est-ce à toi de
plaindre ou regretter le passé, quand l'avenir fait briller
à tes yeux ses plus séduisantescouleurs, quand Dieu
t'accorde le premier honneur de la paternité? (ARégina.)
Honneur surtout à vous, sœur bien aimée, qui apportez
cette première bénédiction aux enfants de notre père!
recevez les félicitations de Japhet.
CHAM.
Partout des morts, et puis encore des morts! de riches
parures souillées de fange ! .Soulevantle bras d'un cadavre.)En-
core un qui tient un sac plein d'or! Insensés! qu'en vou-
PREMIÈRE PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 25.-
liez-vous faire de cet or, et de quelle valeur vous serait-il
maintenant, lors même que la mort vous mit. épargnés?
JAPHKT,à Régi11.1.
Eloignez ces lugubres pensées, et recevez les félicita-
tions sincères de Japhet.
SCÈNE III
LESMÊMES,NOÉ.
NOÉ,arrivant.
Reçois aussi, ma fille, celles de Noé, et aussi sa béné-
diction. Oui, bénie sois-tu, cl. le fruit de les entrailles
béni, d'apporter à la terre cette première marque de
pardon! Ecoulez, mes enfants: un bonheur n'arrive ja-
mais seul. Vous savez le ccp dont j'ai planté les rameaux,
ainsi que la branche d'olivier trouvée par la colombe :
eli bien, ils ont tous pris racine. Ainsi l'homme en se
renouvelant sur la ferre y verra aussi reparaître la li-
queur qui l'éclairé et celle qui lui rend sa gaieté perdue.
Viens, Cham, viens voir mes ceps en fleurs. Je veux aussi
essayer avec toi un peu d'un flacon de vin que j'avais
gardé. Puisse-t-il te donner un peu de la gaieté que ton
bonheur nous donne à tous! (il l'emmène,R(Jg-inalessuit.)
SCÈNE IV
JAPIIET,seul.
Heureux Cham! ta naissance ne t'avait placé que le se-
20 CAfN.
cond, ce dont tu te souciais fort peu, et voilà que tes
fils seront les premiers de la terre nouvelle; moi seul
je reste le troisième; qu'importe, pourvu que mon frère
soit heureux? Et pourtant. (L'ombrede Gainsort du milieudes
cadavresenfouisdansla vase,se glissederrièreJapliclet sembles'absorber
en lui.) Oui1 pourtant. Est-ce juste que je sois en tout et
toujours le dernier? Si c'était juste, sentirais-je cette soif
ardente d'être le premier, qui agit en moi comme un
désir de retour à une possession perdue? Perdue! com-
ment? Je ne sais, mais comme une déchéance, comme
un châtiment peut-être. Comme si l'avais été d'abord le
premier-né de la terre, comme je devrais en être le pre-
mier par la puissance de mes ambitions déchues. En
quoi vaut-il mieux que moi, ce rêveur sans prévoyance,
auquel une postérité arrive tout d'abord, et qui méprise
l'or qui pourrait la rendre puissante, l'or, qui dans le
monde nouveau, comme dans le monde ancien, doit don-
ner la supériorité véritable; l'or, dont je saurai assurer la
possession à la race qui naîtra de moi, et cette bénédic-
tion en vaudra bien une autre? (Il se penclicsur les cadavres
qu'il dépouillede leur or, qu'il l'ailsonner.)0 métal prédestiné ! tu
seras encore le roi de la terre. Insensé qui te méprise ;
trésor un instant méconnu par l'imprévoyance, je vais
t'enfouir loin de tout regard; et puisque l'homme se re-
produit de nouveau sur la terre, ô métal impérissable, je
puis t'enterrer sans crainte, l'heure de ta résurrection
est proche, (il sort.)
PREMlfiRli PARTIR, DHU\rRMf': ÉPOQUE. 27
SCÈNE V
NOÉet CIIAJI,rentrantensemble.
NOÉ,une coupeet un flacondans les mains.
Non, vois-lu, Cham, je suis encore trop vêtu comme
cela, (il joue son manleau.)je me sens plein d'ardeur et de
jeunesse. Si j'eusse bu plus tôt de cette généreuse liqueur,
ce n'eût peut-être pas été ta femme qui eût conçu la pre-
mière en ce monde nouveau. Aussi n'est-il pas certain
que je ne donne pas encore d'autres frères à mes enfants.
CIIAM.
Modérez-vous, mon père.
NOÉ.
Il vous sied bien de faire de la morale à votre père! (II
versedu vin clanssa coupe,et sort suivi de Cham,)
SCÈNE VI
SRMet JAPHET,
JAPHET.
Oui, Sem, cette conception menace d'être pour toi la
fin de toute supériorité, car si tu fus l'aîné du vieux
monde, les fils de Cham, les premiers-nés de la terre re-
nouvelée, seront les aînés du nouveau. Notre père les a
déjà bénis tels, dans le sein même de leur mère.
SEM.
Que m'importe!
1
28 GAIN.
, JAPHET.
Ali! que t'importe, aîné, qu'on prenne ton rang? Puisque
tu en fais si peu de cas, qu'importe que tes enfants soient
un jour soumis à ceux de ton frère? qu'ils maudissent la
mémoire d'un père qui n'aura rien fait pour défendre
leurs droits? C'est bien! Prépare-toi donc à saluer l'en-
fant qui naîtra de ton frère, comme ton seigneur et
maître. Ce n'est pas à moi à y trouver à redire. Ce n'était
qu'une affectueuse déférence pour notre aîné, qui me
faisait ressentir pour lui cette inj ure. Mais je vois que je
n'ai la que des idées d'un monde bien passé; et puisque
tu consens à voir les cadets supplanter les aînés, ce n'est
pas à moi, votre cadet à tous les deux, à m'en plaindre;
mais, bien au contraire, à m'arranger en conséquence.
soi.
Tu pousses tout à l'extrême, Japhet. Mais, enfin, que
devrions-nous faire, selon toi? -
JAPHET.
Rien. Si ça te plaît ainsi. ou plutôt empêcher que
notre père ne renouvelle, à la naissance de l'enfant de
Cham, la bénédiction donnée d'avance.
SEM.
Mais comment?
JAPHET.
Je l'ignore encore. Unissons-nous d'abord; nous trou-
verons ensuite. Mais silence! voici Cham et son épouse.
PREMIÈRE PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 29
SCÈNE VII
LESMÊMES,GIIAMet RÉGINA.arrivant.
CHAM.
Mes frères, dans quel état notre père vient de se mettre !
J'ai dû ramener mon épouse; il s'est dépouillé de tout
vêtcmcnt. (Montrantle manteauresté à terre.) Voyez plutôt. Heu-
reusement le sommeil est venu mettre fin au déborde-
ment de ses paroles inconvenantes. (U sortavec Réginadu côté
opposéà celui un il a laissé sonpère.)
SCÈNE VIII
SEM,JAfIlIET.
JAPHET.
Tu vois, Sem, Dieu se prononce lui-même, voici le pre-
mier fruit de la préférence de notre père. (u ramassele man-
teau.)Allons d'abord couvrir sa nudité, et si tu ne me dé-'
mens pas, Dieu fera le reste. (Apart, en sortant avecle man-
teau.)Ou, si ce n'est Dieu, ce sera Japhet.
SCÈNE IX
SEM,seul.
Quel peut être son dessein? Mais que m'importe, s'il
me conserve ma supériorité? Voici notre mère et nos
épouses.
30 CAÏN.
SCÈNE X
SEftl,JAPilET,leur MÈREet leurs ÉPOUSES.
SEM, revenantet allant au-devantdes femmes.
Vous venez à propos, ma mère; vous, chère épouse;
vous aussi, notre sœur bien-aimée; vous ne croiriez jamais
dans quel état Cham, et Régina son épouse, ont nus et
laissé notre père. Vraiment, il suffit qu'elle ait conçu
pour qu'ils se croient déjà tout permis dans la famille,
et osent faire leur jouet de son chef vénéré. Mais voyez, le
voici lui-même; voyez ce qu'ils ont osé en faire.
SCÈNE XI
LESMÊMES,NOÉ,entrant et cherchantà se revêtirde sonmanteau.
JAPHET,l'aidantà s'en couvrir.
- 0 mon père, vous voyez vos deux fils soumis, encore
tout émus du mépris que l'autre n'a pas craint de faire
de vos cheveux blanchis, en venant railler auprès de nous
votre nudité; nudité dans laquelle il vous avait laissé
exposé, et dont nous vous avons retiré en vous couvrant
de votre manteau, dont par pudeur nous avions voilé nos
regards de fils.
NOÉ.
Que dites-vous, enfants?
JAPHET.
La vérité, père. Sem est là pour en témoigner. Votre
PREMIÈRE PARTIE, DEUXIEME ÉPOQUE. 31
fils Cham, celui dont vous venez de bénir la postérité,
encore en germe, est venu railler effrontément près de
nous l'état où il vous avait mis, lui et son ingrate épouse.Mais les voici; qu'ils osent me démentir si je n'ai pas dit
la vérilé-
SCÈNE XII
LESMÊMES,CIIAMet RÉGINAarrivant.
NOÉ.
Est-il vrai, Cham, que tu m'aies laissé dépouillé de tout
vêlement, et sois venu le dire effrontément à tes frères?
CHAM,avechésitation.
Mon père!.
JAPHET.
Voyez1 -
KOÉ.
Sois donc maudit! Puisses-tu être un jour le serviteur
de tes frères, et les fils à jamais les esclaves de ceux de
tes frères!
CHAM.
0 mon père!
NOÉ,le repolissant.
Fuis loin de ma présence! Va loin de nos demeures,vers les terres brûlées du soleil du midi. Puisse-t-il, brû-
lant aussi ton front maudit, le rendre aussi noir que ton
âme! (Il se retire suividessiens.)
52 C'AÏJV.
CJIAM,allanlà ses frères.
Eli quoi, mes frèresf pas une parole en faveur de votre
frère? (JaplietentraîneSeni,les femmesrepoussentRégina.)
SCÈNE XIII
CilAUet RÉGIHA.
CHAM.
Allez donc, frères sans cœur, mère sans entrailles,
père aussi changeant en tes affections que l'eau qui vient
d'engloutir ce monde! ce monde, qui ne fut coupable que
par trop d'amour, quand le monde que vous faites pour
le remplacer s'annonce pour le monde de la haine. 0
villes englouties dans le fond de ces lacs profonds, vos
morts seront vengés, car la haine nouvelle, la haine
hypocrite vient d'éclore dans le monde renouvelé ! Mais,
peut-être, le monde n'est-il pas tout ici. Oui, mon père,
j'irai, aux pays brûlés par le soleil, voir s'il ne resterait
pas quelque coin de terre que le déluge n'ait point at-
teint; où quelques hommes des anciens jours, quelque
nation des anciennes races, aient survécu, puisque c'est
ainsi que débute la nouvelle. (Anég-ina,qui sejette danssesbras.)
Viens, ma Régina, ma douce et chère compagne, quittons
sans regret une famille qui, loin de gémir de son isole-
ment, peut repousser ainsi un de ses membres; viens,
pauvre brebis timide, avant que la nuit soit plus sombre,
trouver quelque antre que les tigres et les serpents
échappés de l'arche n'aient pas encore eu le temps de
PREMIÈRE PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 55
3
remplir de leur crucllc progéniture. (Ils sortent appuyésdansles bras l'un de l'autre.)
SCÈNE XIV
JAPHET,revenant.
Va donc!. Boni et surtout long voyage! En voici un de
parti; ce n'est pas encore l'aîné, mais Sem, seul mainte-
nant, sera plus facile a supplanter, et l'or m'asservira sarace. Triomphe, ô Japhet, tu seras bientôt l'aine! Lemonde doit appartenir à tes fils, héritiers de l'or de laterre. Mais quelle souffrance intérieure semble s'op-poser u mon bonheur? pourquoi me sens-je, aîné de
moins en moins, descendre de plus en plus, comme un
esquif désemparé entraîné à la dérive, au milieu des
ténèbres, sur un fleuve inconnu et sans rivages? Le re-
mords, se faisant une arche de notre cœur, aurait-il aussi
survécu au déluge? Est-ce son étrange voix qui crie ainsiau dedans de moi? (Éclair.)Ah!
LAVOIX.
Qu'as-tu fait de ton frère? (Unevivelumièreéclairéun instant
son frontau milieu de l'obscurité.)
TROISIÈME ÉPOQUE
LESENFANTSD'ISAAC
PERSONNAGESDU PREMIERTABLEAU:
ISAAC.ItSA(i,JACOB,
lilsd'isaac.
RÉBECCA,leur mère.HASEMAII,femmed'Ésaii.
PERSONNAGESDU DEUXIÈMETABLEAU:
HUIIEN,SIMÉON,LIÎVI,JUDA,ISSACIIAR,ZABULON,GAD,AZErI,DAN,NHPUTAU.JOSEPH,
enfantsdeJucllb.
ÉLIPHAS,
1ItAllUEL,I filsd'Ésaii.OLIBAMA,)RACBEL.)
Ht,t femmesîle Jacob.11 A, I
acoJ.
BAI.A, )SERVITEURSet PASTEURSdoJacob.GENSARMÉSdelasuitell'Ésaü.
PREMIER TABLEAU
Devantla tente ou demeured'isaac, au pnysde Bersabé.Une table et des
siègesen bois,un puits et un autel dansle fond.
SCÈNE PREMIÈRE
ÉSAU,JACOB.
JACOB.
Oui, mon frère Esaû, si ton cœur est comme le mien,
les premières luttes auxquelles notre mère dit que nous
PREMIÈRE; PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 55
nous livrions dans son scm, seront aussi les dernières qui
nous auront divisés, et nous rendrons vaine la parole qui
a prédit que l'un de nous chercherait à assujettir la pos-
térité de son frère à la sienne,
ÉSAÜ.
Tu as raison, Jacob, rien ne doit pouvoir nous diviser,
nous n'avons pas d'autre frère, monadresse suffit à mes
besoins; je neveux ni assujettir ni être assujetti ; et si je
ressemble au glorieux Nemrod par le courage, je ne lui
ressemble pas par l'envie d'opprimer mes semblables.
JACOB.
Pour moi, je sens que je ne lui ressemble en rien, et
ce ne sera jamais par la force que je penserai a arracher
aux autres leur liberté, mais plutôt en achetant leur ser-
vice en échange de ce qui pourra leur être utile.
ÉSAC.
Ces détours ne me vont poinl, je ne saurais pas plus
faire acheter aux autres ce que je sais leur être utile, que
je n'hésite à le leur conquérir par mon adresse et mon
courage. Mais en ce moment j'en ai bien peu, et je me
sens accablé de fatigue et de faim. Aussi, mon bon Jacob,
IItHe-Ioi, je le prie, de me donner du mets que lu as pré-
paré, si lu ne veux me voir expirer à les yeux.
JACOB.
Alors vends-moi ton droit d'aînesse.
ÉSAU.
Et contre quoiV
JACOli.
Contre les mets que j'ai préparé.
36 CAIN.
ÉSAÜ.
Tu veux rire, Jacob; t'ai-je vendu le gibier que je t'ai
apporté ?
JACOB.
Tu méprises les échanges; à l'exemple de Nemrod tu ne
sais conquérir que par la force: il n'en est pas ainsi de
moi, c'est de mon industrie qu'il me faut tout attendre.
Aussi ne t'apporterai-je à manger, que si tu me cèdes ton
droit d'aînesse, ou-tu auras à conquérir ta nourriture parton courage ou ton adresse. l'
ÉSAÜ.
Tu vois bien que je n'en ai pas la force. Va me cher-
cher à manger, je consens à tout ; car aussi bien si je
meurs aujourd'hui de faim, à quoi me servira demain
mon droit d'aînesse ?
JACOB.
Jure-le-moi.
ËSAÜ.
Oh ! tant que lu voudras, mais, pour Dieu, dépêche-toi.
(Jacobsort.)
SCÈNE II
ÉSAÜ,seul.
Ce n'est là qu'un enfantillage de sa part, qu'une plai-santerie sans importance, dont je me soucie fort peu, pourmon compte, mais qui fait entrevoir en lui une envie de
PREMIÈRE PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 57
supplanter, bien propreà justifier le nom trop significatif
qu'il a reçu en naissant.
SCÈNE III
ÉSAÙ,JACOB.
oUCOBsortà mangerà Èsaiiet serelire.Apart.
La force n'est pas tout en ce monde, la prévoyance doit
bien aussi remporter, car la force laisse facilement échap-
per ce qu'elle saisit facilement; mais la ruse conquiert
trop lentement pour laisser échapper les avantages qui
fondent dans la main des forts; vraie force des habiles dont
je sens la soif passionnée dans mon sang et que je trans-
mettrai d'âge en âge à mes descendants.
ÉSAÜ,se levantde table.
Je me sens mieux maintenant; c'est étonnant comme
la force m'est revenue avec la nourriture. Allons, Jacob,
prêt à recommencer, je t'apporterai du gibier et tu me
rendras mon droit d'aînesse; tu m'apprêteras à manger,
etje te le revendrai. Vraiment, c'est une belle chose que
le commerce, et tu sais trouver une monnaie qui ne charge
pas la sacoche.
JACon.
Plaisante, tu le peux maintenant.
ÉSAr, prenant le bras de Jacob.
Ecoute, mon frère, je plaisante et je n'en ai pas envie.
J'ai bien besoin de ton aide fraternelle, et tu peux acqué-
38 CAfN.
rir sur moiun droit plus certain, un droit à ma reconais--
sance. Tu sais que je suis obligé délaisser chez son père
ma chère épouse llasemah, à cause de l'aversion que lui
témoigne notre mère Rébecca. Cette séparation est non-
seulement cruelle à mon cœur, mais me fait manquer
des soins affectueux que tu trouves dans la préférence
de notre mère, et dont le manque m'eut fait peut-être
expirer tout à l'heure de besoin, sans ton bienveillant
secours. Ma bonne Basemah consent à s'humilier devant
notre mère, à la servir avec le dévouement d'une fille, la
soumission d'une servante pourvu qu'elle la souffre près
de moi, dans un recoin du foyer de la famille, pour par-
tager avec moi les fatigues et les joies que je tiens de sa
présence adorée. C'est pourquoi, ô mon frère, j'ai espéré
que tu pourrais profiter de l'affection de notre mère pour
loi, pour la disposer à accueillir favorablement l'épouse
de ton frère.
VOIX.D'iSAAC,du dehors.
Esaù, mon fils, mon aîné!
JACOB,à part, pendantqu'Ésaùs'avancedu côtéd'où vient la voix.
Toujours son aîné !
ÉSAÜ,s'écartantdeJacob.
Me voici, mon père. (Revenantà Jacob.)Pense à ma prière,ô Jacob I
JACOB.
Sois tranquille, et compte sur moi.
PREMIÈRE PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 39
SCÈNE IV
LESMÊMES,ISAAC,RÉBECCA.
ISAAC,quittant le bras de Rébeccapour s'appuyersur celuid'Ésaii.
Tu sais, mon fils, que je suis déjà bien âgé, nul ne sait
le jour de sa mort; prends donc ton arc, et va dans la
campagne, et dès que tu auras tué quelque gibier, viens
me l'apprêter, comme tu sais que je l'aime, afin qu'après
en avoir mangé, mon cœur reconnaissant te bénisse devant
le Seigneur avant que je meure, (Isaacet Ésaiidisparaissentdans
le fonddelatente.)
SCÈNE V
JACOB,RÉBECCA.
JACOB.
Tu as bien raison, ÉsaÜ, de railler l'achat que j'ai cru
te faire, car la bénédiction de mon père va t'assurer tous
les biens que je voudrais en vain t'enlever, et personne
ne pourra plus te les ôter.
RÉBECCA.
Comme toi, j'aientendu les paroles de ton père, et veux
le venir en aide, ô Jacob, mon fils bien-aimé.
JACOB.
Préférence impuissante, ma mère, vous ne pouvez rien
pour moi.
40 CAfN.
RÉBECCA.
Ne désespère pas, Jacob, et écoute mon conseil: j'ai
pris dans le troupeau le meilleur chevreau que j'ai pu
trouver, et j'ai préparé à ton père son mels préféré. Tu le
lui présenteras et tu obtiendras sa bénédiction. Sa vue obs-
curcie nous servira à le tromper, et l'état de fatigue de
ton frère nous en laissera le temps.
JACOB.
Mais si mon père vient à me toucher et s'aperçoit que
je n'ai pas de barbe, il me maudira, au contraire, pour
avoir voulu le tromper.
RÉBECCA.
Je prends sur moi sa malédiction; apprête seulement la
table de ton père, je vais chercher ce qu'il faut pour réus-
sir. (Ellesort.)
SCÈNE VI
JACOB,seul.
Oh f puissions-nous réussir, et rien ne venir à la tra-
verse, en faveur de l'heureux ÉsaÜ, le préféré de son
père, l'époux adoré de la trop belle Basemah !
PREMIÈREPARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 41
SCÈNE Vif
JACOB,RÉBECCA.
RÉBECCA,rapportantun paquetde vêtements.,
Tiens, Jacob, la tunique de fête, la robe parfumée
d'tësnii. (Elleaide Jacobà s'en revêtir.) Couvre ton menton de
cette peau de chevreau que j'ai arrangée. (Jacobs'ajustemie
finisse barbe.) Vamaintenant, chercher le plat que j'ai préparé,
et. présente-toi hardiment pour ton frère; hâte-toi, j'en-
tends ton père.
VOIXD'ISAAC,du fondde la lente.
Rébecca, je ne puis trouver mon bâton, j'ai la vue en-
core plus mauvaise que les jambes. (Rébecca va au-devant
d'Isaac,<|ii'elle amène.)
SCÈNE VIII
RÉBECCA,ISAAC.
RÉBECCA.
Venez vous asseoir, ô mon époux; aussi bien votre fils
a fait diligence. vEllefait asseoirIsanc.)
42 fiAFN.
SCÈNE IX
LESMÊMES,JACOB.
JACOB,un plat à la main.
Mon père.
ISAAC.
J'entends, qui êtes-vous ?
JACOB.
Je suis voire fils ÉsaÜ, je vous apporte à manger de ma
chassc.
ISAAC.
Comment as-tu pu sitôt trouver?
JACOB.
Dieu l'a voulu ainsi, mon père.
ISAAC.
Approche, mon fils, que je m'assure que tu esbienréel-
ment Esau. (Luitâtant le visage.)La voix est celle de Jacob, la
figure est celle d'Ésau.(Après avoirmangé,tendantla coupea Jacob
qui lui verseà boire.)Es-tu bien mon fils Ésaü?
JACOB.
Je le suis.
ISAAC.
Viens donc embrasser ton père, (il l'embrasse.)Oui, c'est
bien l'odeur du vêtement de mon fils ÉsaÜ, parfumée
comme un champ plein de fleurs. (Se levant.)Que Dieu te
donne, ô mon fils, tous les biens de la terre! Sois béni
P R F M! KR MPARTIK,TROIS!KMF Ercoun. 4"
entre tous ceux qui naîtront de moi! béni aussi celui qui
le bénira! (il s'assied.)
iii::m:r:c:.v,)>nsà Jarol>.
Sortons, j'cntpnds ton trèrc. (Ellesort avocJacob à l'arrivée
>ri'!siiii.)SOÈiNK X
ISAAC,ÉSAU
|;SAI, tenanl lin plat, du painet du vin, qu'il posesur lu lahlr.
Tenez, mon père, mangez de ma elinsse, cl bénissez
votre fils selon votre promesse.
ISAAC.
Oui donc es-tu ?
KSAL'.
Je suis Esaiï, votre fils aîné.
ISAAC.
Oh! oui, c'est bien la voix de mon lisait. Qui donc est
venu surprendre la bénédiction qui lui était due?
ÉSAU.
Jacob, le supplanteur' Oh! que c'est avec raison qu'on
lui a donne ce nom! car après m'avoir extorqué mon
droit d'aînesse, il vient me dérober la bénédiction de mon.
père. Mais, à mon père, ne me tenez-vous en réserve aucune
autre bénédiction?
ISUC.
Hélas! ii mon fils, quand Dieu s'est déclaré contre toi,
que puis- je encore en la laveur?
44 CAlN.
ÉSAÙ,la voixpleinede lnrmcs.
0 mon père, bénissez-moi. aussi, je vous en conjure.
ISAAC.
Ta plainte, ô mon fils, a touché mon cœur. (Selevant.)
Sois aussi béni dans la rosée du ciel et la fécondité de la
terre! Tu seras grand par l'épée, et tu sauras secouer le
joug qui pourrait peser sur ta tête, et les fils à leur tour
asserviront l'Orient.
- ÉSAÜ,embrassantles mainsde son père et. raccompagnant.
0 mon père ! mon père! (Isnacrentre cliozIlIi.)
SCÈNE XI
ÉSAÜ,BASEMAH.
BASEMAH,entrant, à Ésuiiqui vient à elle en pleuranl.
ÉsaÜ, mon époux!. pourquoi ces larmes? quel mal-
heur vient donc de t'arriver?
ÉSAÜ.
Basemah ! Basemah! Oh, j'ai bien besoin de ton amour!
je n'ai plus quelui. Un infâme m'a ravi celui de mon père
en me volant jusqu'à mon nom pour me dérober sa béné-
diction. Mais vienne le temps où je ne craindrai plus
d'affliger mon père, et l'épée m'affranchira de ce misé-
rable, selon la promesse paternelle. (Rébeccaparaîtdansle fond
et se tient à l'écart.)
BASEMAH.
Tais-toi, ô mon bien-aimé! Laisse les méchants être de
PREMIÈRE PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 45
mauvais frères, tu seras assez grand par ton courage pour
laisser vivre ton coupable frère.
ÉSAÜ,apercevantsa mère.
Sortons! ma mère est ici, et quoiqu'elle ait oublié que
je suis son fils, je dois me souvenir qu'elle est ma mère.
(Il sort avecBasemah.)
SCÈNE XII
RÉBECCA,JACOB,qui entre.
RÉBECCA.
Crois-moi, ô mon fils, hâte-toi de fuir; ton frère te
tuerait, il l'a dit, et le ferait. Fuis chez mon frère Laban,
restes-y jusqu'à ce que j'aie pu apaiser la colère de ton
frère. Nous avons peut-être imprudemment agi, cette
action peut nous porter malheur. Embrasse ta mère, et
fuis. (Ellel'embrasse.)Je vais empêcher qu'ÉsaÜ ne te suive.
(Ellesort.)
SCÈNE XIII
JACOB,seul.
Oui, fuyons. Mais quoi' déjà vagabond? Voilà donc le
fruit d'une bénédiction dérobée! 0 ma mère, ma mère!
pourquoi m'avez-vous ainsi préféré? et quel démon est
donc en moi pour me pousser ainsi contre mon frère? (11se
passela main sur le front, un rayon éclaire le signe falal; tonnerre et
obscurité.)OhI fuyons! fuyonsI (Il s'enfuit.)
46 CAÎN.
DEUXIÈME TABLEAU
Unevaste campagnecouvertede troupeauxsur le bordd'un fleuve,des cha-meauxcouchésavecdes bœufs, des tentesentourées de pasteursencorecouchés.
SCÈNE PREMIÈRE
JACOD,seul sur le devant de la scène,les cheveuxblanchis,boitant et
s'appuyantsur un bâton.
Tout dort, excepté moi, qu'assiège la terreur, moi Jacob
brisé par cette nuit sans sommeil, cette lutte étrange, avec
cet invincible lutteur, dont l'énergie, inspiration ou re-
mords, a épouvanté mon âme et séché les nerfs de ma
cuisse. OÉsau, mon frère, pourquoi faut-il qu'après vingt
ans d'exil, je tremble à ton approche, ne pouvant, n'osant
aller à la rencontre, soit ressentiment, soit effroi 1 Sont-
cela les émotions fraternelles que devraient ressentir les
enfants formés ensemble dans le sein de sa même mère I
(Seincitantà genoux.)0 Dieu d'Abraham et d'Isaac, qui m'avez
inspiré le désir de revenir aux lieux de ma naissance; qui
quoique indigne de vos miséricordes, me ramenez riche
en tentes et en troupeaux aux bords de ce Jourdain que
j'ai passé fugitif, n'ayant qu'un bâton pour tout bien, vous
qui venez de me sauver de la trop juste colère de Laban;
sauvez-moi de celle de mon frère Ésaü, faites qu'il épar-
gne mes femmes et mes enfants, qu'il permette à sa mère
et à son triste frère de s'embrasser enfin, si vingt ans de
séparation ont pu expier leurs torts envers lui. (Selevant.)
PREMIÈRE PAIITIË, TROISIÈME ÉPOQUK 47
Mais voici déjà les serviteurs que je lui ai envoyés. 0 mon
Dieu ! je tremble pour moi et tous les miens, je n'ose les
questionner.
SCÈNE II
JACOB,SERVITEURS;les femmeset enfantsde Jacob sortentlentementdes lentes.
UN DESSERVITEUHS.
Maître, nous avons été vers Ésaü votre frère, et, pro-
sternés à ses pieds, selon voire ordre, nous lui avons dit :
« Jacob, voire frère de retour de chez Laban où il a vécu
« vingt ans comme étranger et dont il revient avec des
« troupeaux, des serviteurs et des servantes, nous envoie
« auprès de vous son seigneur, afin de trouver grâce
« devant vous, et accès au foyer-et au tombeau de ta
famille.» Et voici qu'Esaù, votre frère, prenant avec lui
les princes ses fils et quatre cents hommes de ses gens,
vient lui-même au devant de vous.
JACOB.
llâtcz-vous maintenant et, s'il en est temps encore,
conjurons sa colère; que tous se lèvent en hâte.-(Réveil
du camp.) Conduisez au-devant de mon frère cinq cents
têtes de bétail choisies dans les diverses espèces de mes
troupeaux, menez-les par groupes à la suite les uns des
autres, et dès que vous rencontrerez Ésaü, dites-lui que ce
sont les présents que Jacob son serviteur envoie à ÉsaÜ son
seigneur; afin qu'apaisé par ces marques de soumission,
48 CAiN.
il me regarde favorablement. (Les troupeaux se mettent en
route. Jacob rangeant en ordre ses femmeset ses enfants.) VOUSICI,
Zelpha, Bala et vos enfants. Puis, vous, Lia et les vôtres.
Toi, Rachel,et toi aussi Joseph. (Tousserangent,
Passanten têtede
tout sonmondeet se prosternant.)Voici mon frère qui approche.
(Apart.)Crainte ou respect, à genoux! j'aurai moins de peine
à me soutenir devant lui.
SCÈNE III
LESMÊMES,ÉSAÜ,lesTROISPRINCESsesfils,suivisd'un grand nombred'HOMMESARaIÉS.
Jacob,à genoux,frappeseptfois la terrede son front.
ÉSAÜ,arrivantà lui, le relevantcl l'embrassant.
Dites-moi, mon frère, quels sont ceux qui vous entou-
rent ? sont-ils à vous?
JACOB,faisant signed'approcheraux diversgroupesqui viennent se
prosternerles uns après les autres auxpiedsdEsaii.
0 prince d'Édon, ce sont les femmes et les enfants que
Dieu a donnés à votre serviteur.
ÉSAÜ.
Et quelles sont ces troupes que je viens de rencontrer
en route?
JACOB.
Ce sont les présents que je vous ai envoyés pour trouver
grâce devant vous.
ÉSAÜ.
J'ai aussi des biens en abondance, mon frère, conservez
donc ce qui est à vous.
P11ËM1ÊIIEl'AIIT!E, TROISIÈME ÉPOQUE. 4U
4
JACOB.
Non, je vous en supplie; si j'ai pu trouver grâce devant
vous, recevez ce faible présent, et soyez-moi favorable,
puisque j'ai vu aujourd'hui votre visage qui m'est apparu
comme celui de Dieu lui-même. Recevez-le comme je l'ai
reçu de celui qui donne toute chose.
ÉSAU,montrantses filsqui sontranges en tête de leurs gens.
Je ne réfuserai pas plus longtemps, mais vous accep-
terez ma société et celle de mes fils. Nous ferons tous route
ensemble.
JACOB.
Je le souhaite autant que vous, mais la fatigue de
femmes près d'accoucher, d'enfants encore jeunes, exige
des ménagements et une marche lente qui impatienterait
votre ardeur et celle des princes vos fils. Allez donc devant
avec eux, je vous suivrai aussi vite que je pourrai le faire
sans danger pour la vie de tout ce qui m'entoure.
ÉSAÜ.
Qu'au moins, mon frère, quelques-uns de mes gens
vous accompagnent pour vous servir au besoin.
JACOB.
Une seule chose m'était nécessaire, ô mon seigneur;
c'était de trouver grâce devant vous.
ÉSAÜ.
Allons, qu'il soit fait selon votre désir. Adieu, mais a
bientôt! (11embntsseJacobet s'éloigneavec les siens.)
50 CAÏN.
SCÈNE IV
JACOBet TOUSLESSIENS.
JACOB,à part, se relevant avec peine.
0 Esaü, tu as conservé la mâle tournure de ta jeunesse,
relevée encore par un air imposant d'autorité, quand moi,
vieux et courbé, j'ai peine à me relever de mon humi-
liante posture. Tu avais bien raison de préférer conquérir
par ton courage à acquérir par l'astuce. 0 ma mère, ma
mère! à quoi m'a servi votre préférence? (Allantà Ruchcl,qui
se laissetomber entre les bras desservantes.)Ne te tourmente plus,
ô Rachel; tu vois, tout s'est mieux passé que nous ne l'es-
périons. Une plus longue émotion pourrait t'être fatale;
songe que dans deux mois.
HACHEL.
Omon ami, dis deux heures; l'effroi dont m'a glacée
l'approche de ces hommes armés a hâté le moment. Je
vais être mère. Oh! qu'un enfant encore te remplace la
mère, si tu devais la perdre. (Jacobet les femmesentrent avec
elle sous la lente; Josephentre dansune autre tente.)
SCÈNE V
TOUSLESAUTRESFILSDE JACOB.
- SIMÉON.
Encore un prétéré que nous allons avoir, mes frères !
Encore un songeur qui nous insultera de ses pressenti-
0
PREMIKItE PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 51
IIltmls, de ses rêves où le soleil et les étoiles l'adorent î
Sans ces injustices nous serions aussi unis, aussi heureux
que ces beaux princes que nous venons de voir. Ce n'est
pas Ésaü qui souffrirait ces préférences maternelles dont
il a tant à se plaindre, et dont il vient d'être si glorieuse-
ment vengé par notre humiliation.
liÉYI.
Ne souffrons pas qu'il en soit ainsi parmi nous, et déli-
vrons-nous de Joseph avant d'arriver en Canaan; son
père croira que les bêtes l'auront dévoré.
TOUS,mêmeRubeiiet Juda.
Lévi a raison.
lUjlifciN. v
Ne versons pas nous-mêmes le sang de notre frère. J'ai
vu près d'ici une citerne où nous pouvons le laisser
mourir.
JUDA.
Nous pourrions peut-être le vendre aux marchands
ismaélites qui traversent ces contrées pour conduire des
esclaves en Égyple.
SIMÉOiN.
Silence, voici notre père; il nous observe sans rien
dire. Allons dans les champs pour y mûrir notre projet.
(Ils sorlenl.)
52 CAïN,
SCÈNE VI
JACOB,les regardantsortn.
Oui, fuyez ma présence, enfants ingrats. Toi surtout,
Iluben, qui n'as pas craint de souiller la couche de ton
père, mauvais fils, mauvais frère. Oh! quel mot ai-je dit!
Oh! c'est en cela qu'ils sont bien mes fils; s'ils étaient
unis comme ceux d'Ésaü, seraient-ils aussi bien mes en-
fants? Malheureux! toujours craindre, toujours envier!
Mon frère m'a pardonné, et cette offense qu'il pardonne,
offensé, c'est moi, l'offenseur, qui ne puis me la pardon-
ner. Il la laisse en vain tomber dans l'oubli, elle se dresse
toujours menaçante devant moi. 0 vanité du pardon, va-
nité de l'expiation! le châtiment ne se lasse pas de frap-
per le coupable; la préférence fatale le suit avec ses fruits
amers de génération en génération. Près d'embrasser
enfin ma mère, je tremble que son ancienne injustice
envers l'épouse de mon frère ne soit expiée parla mienne,
par ma Rachel, qui n'aura peut-être pu approcher de ma
mère que pour mourir plus près d'elle. vo»entendun ngissc-
lllelll.)Grand Dieu! je suis père; suisje encore époux?
scîvm: VU
JACOB,JOSEPH,MALA.
BALA,à Joseph,qui sort glerallirc lente.
N'entrez pas, Rachel vient d'expirer. (AJacob.) Dieuqui
vous prend une épouse vous donne un fils de plus.
PREMIÈRE PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 53
JACOB.
Oli! quand la femme que j'aime expire, c'est celle qui
a souillé ma couche qui se dresse devant moi! (AJoseph.N
Non, n'entre pas, mon fils; va chercher tes frères. Que
devant cette grande douleur qui t'arrive ils te pardonnent
les imprudentes prédictions! (Josephsort.)
SCÈNE VIIÏ
JACOB,BALA
JACOB.
Que ce jour de deuil, qui a été du moins un jour de
réconciliation pour les enfants de mon père, en soit un
aussi pour les miens; car toi aussi, mon fils, tu plies ton
Iront sous l'expiation. (A BahOQuant à vous, Rala, femme
incestueuse dont la vie est, comme la mort de Rachel, une
de mes expiations, tâchez, devant cette triste fin, de ra-
mener vos fils Dan et Nephtali a des sentiments meilleurs
envers l'enfant de celle qui fut votre tant bonne maî-
tresse, et vous associa presque avec elle à cet honneur
d'épouse dont vous n'avez pas su rester digne. (Baiasort.\
SCÈNE IX
JACOB,seui.
0 ma Rachel! je vais donc te revoir froide, inanimée !
C'était donc moi qui devais te coucher dans le sépulcre
M CAIN.
glaCÔ! fil va pour entrer dans la lento.)Je tremble, mes jambes
refusent de me porter, j'ai peur. Quel malheur puisse
craindre encore? pourquoi n'ai-je pas gardé ton fils au-
près de moi, pour venir, ô ma Rachel, te donner aussi le
dernier baiser?
SCÈNE X
JACOB,UNSERVITEUR,les vêtementsdéchirés,la rolie ensanglanter1de
Josephà la main.
LE SERVITEUR.
Voici une robe que nous venons de trouver; voyez si ce
ne serait pas celle de votre fils.
JACOB,la regardant.
C'est la robe de mon fils Joseph. Une bête féroce a dé-
voré mon fils! (il déchireses vêtementset se meurtrit la .faceCilpleu-
rant.)
SCÈNE XI
LESMÛMES,SIMÊON,tEVf, mmEN,
JACOB.
Des bêtes fauves ont dévoré mon fils. (Voyantses fils.) Des
hôtes féroces! 0 terreur! ô soupçon affreux! Sortez,
Ruben, fils incestueux; sortez, Lévi; sortez, Siméon; tons
frères dans le crime; ce n'est pas vous qui pouvez rien à
ma douleur. Sortez tous, vous dis-je. Laissez-moi seul, je
vous l'ordonne. Je veux pleurer sou!, pleurer toujours
PREMIÈRE PARTIE, TROISIÈME gPOQUE. 55
jusqu'à ce que je descende avec mon fils au fond de la
terre, (ils sortant.)
SCÈNE XII
JACOB,sent.
Des bêtes féroces!. Ohr oh! Si c'étaient eux. oh! ce
serait trop horrible!. Et, pensée aussi affreuse, je te
perds, ô Rochel! et des deux enfants que tu m'as laissés,
je vais passer mes jours à pleurer l'un et trembler pour
l'autre. Comment, après le pardon de ce jour, ai-je pu
mériter un tel châtiment? (Obscurité,éclair,lumièresinistre.)
LAVOIX.
Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?
QUATRIÈME ÉPOQUE
LESFILSDE DAVID
PERSONNAGES:
DAVID,roideJiula.AMNON,ABSALON,ADONlAS,SALOMON,JETHRAM,SAPHATIA,
lils deDavid.
TllnIAR,fillcdenln'ifl.JOAB,généralde Dnvid.ABIATAR,grand pivtre.SADOC,prêtre.NATHAN,prophète.CHUSAÏ,ministre.
ABISAI,officierdeDavid.SEMEÏ,parentdeSaiil.BANAJAS,officierdeSalomon.ACHIMAAS,fils deSadoc.BETIISABÊE,mèredeSalomon.ABISAG.jeune fille.PEUPLE,SOLDATS,SERVITEURS.IIIIIAN,IIrehitecledutemple.AlliAS,prophète.LAHEINEDESABA.LESFEMMESDESALOMON.ALMÉESet BAYADÈRES.PRETRESeLSACtUFiCATEURSdestemples.
PREMIER TABLEAU
Unecampagneaumilieudes rochers.Letorrentde Cédrontraversela scène;un chêneest penchésur ses bords.
SCÈNE PREMIÈRE
ABSALON,THAMAR,HOMMESARMÉSdansle fond.
THAMAR.
Pourquoi, Absalon, mon frère, m'avoir détournée de de-
mander au roi David, notre père, une justice que, comme
roi, il pouvait me rendre? Il me l'eût sans doute accordée;
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 57
notre frère Amnon n'eût pas osé refuser de réparer,
en m'épousant, l'injure qu'il m'a faite, et je ne serais pas
obligée de rougir devant tous nos frères.
ABSALON.
C'est aussi devant tous nos frères, que j'ai invités dans
cette campagne, que vous allez, ô Thamar, obtenir la
seule réparation qui convienne à vous, à moi et à David
notre père, qui n'a pas été choisi pour régner sur Israël
afin d'y légitimer le viol et l'inceste.
THAMAR.
Que vous êtes sévère, ô mon frère! Êtes-vous donc si
sûr que, quand un même sang coule dans nos veines, un
même amour n'y puisse aussi germer? Vos paroles
frappent aussi sur votre sœur, car Amnon n'eût peut-être
pas pu consommer son crime s'il n'eût trouvé un com-
plice dans mon cœur, qui lui pardonne plus sa violence
passée que son présent abandon.
ABSALON.
Qu'osez-vous dire?
THAMAR.
Je l'aime!
ABSALON.
Cachez-lui au moins ces sentiments coupables. Voici
nos frères et Amnon à leur tête comme l'ainé.
M CAtN.
SCÈNE 1.1
LESMÊMES,AMNONet lesautresfilsde David,CHELEAR,ADONFAS,SAPHATIAet JETHRAM.
AMNON.
Ecoute, Thamar, ne t'écarte pas à ma vue; j'ai résolu
de réparer ma faute envers toi; le repentir me gagne
comme si j'étais proche du châtiment.
ABSALON.
Peut-être, Amnon, et plus proche encore que tu ne le
penses. (Leshommesarméss'approchentd'Amnonet le fiappcnlsur un*
signed'Absalon.)
THAMAR.
Grâce! ohr grâce pour lui, mon frère! il est notre aîné
à tous.
AIÎSALON.
C'est justement pour cela que son oliense ne peut èlre
pardonnée. (Lesfilsdu roi fuienlépouvantes,losmeurtriersjettent le
corpsd'Amnondans le torrent.)
THAMAR,suivantle torrent.
0 torrent, tu peux emporter le corps de mon frère, tu
ne peux emporter aussi ma douleur !
SCÈNE III
ABSALON,HOMMESD'ARMES,GENSDUPEUPLE.
ABSALON,prenantles mainsde ses officiers.
Vous voyez à quoi nous en sommes réduits: à nous faire
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 59
justice nous-mêmes, nous les premiers de ce royaume.
Comment de plus petits pourraient-ils l'obtenir d'un roi
qui n'a pas craint de faire périr Urie, le plus dévoué de
ses officiers, pour lui ravir sa femme Bethsabée, l'infâme
adultère, dont l'exemple encourage tous les vices, même
l'inceste, dans la maison de David, et attire sur la nation
le fléau qui la désole? Oh! qui m'établira juge à mon
tour, afin que je puisse vous rendre à tous justice?
UNDESOFFICIERS.
Kl pourquoi ne régneriez-vous pas? Le juste châtiment-
de votre frère aîné vous livre sa place, et la conduite de
votre père le rend indigne de régner plus longtemps.*ABSAILON.
Je ne le ferai, mes amis, que pour vous, et si vous
l'exigez tous de moi.
TOUS.
Nous le voulons. Qu'Absalon soit notre roi!
AUSALON.
A Jérusalem donc! ne donnons pasle temps à de vils
courtisans de s'opposer il VOSdésirs. (Il sorl suivi de seshommes
SCÈNE IV
Homms DUPEUPLE.
UNHOMMEDUPEUPLE.
Quant à nous, restons; laissons-leur ajouter de nou-
veaux inorls à ceux dont la peste a couvert le sol de la
Judée. Je Ih" suis pas dupe de la justice d'Absalon. Il n'a
60 CAÏN.
toujours eu qu'un but, régner, et c'est pour l'atteindre
qu'il a feint aujourd'hui de venger sa sœur. Mais aucun
de nous ne peut y gagner.
SCÈNE V
THAMAR,revenant.
OhI venez!la fille de votre roi vous en prie, venez m'ai-
der à retirer de l'eau mon frère Amnon et à lui donner
la sépulture. (Ils sortentavecellepour repêcherle corpsd'Amnon.)
SCÈNE VI
Leroi DAVID,les prêlrcs SADOCet ABIATAB,CIIUSAÏ,JOAB,AnISAI,quelquesSOLDATS.
DAVID.
0 révolution imprévue, rapide comme la foudre et
comme elle vengeresse! Juste punition du meurtre
d'Urie, comment avez-vous pu éclater si rapide?
Deshommes,portantle corpsd'Amnon,traversentla scène,suivisde Tliamnr
éplorée.
(Daviddéchirantsesvêtements.) Amnon, mon fils! C'est mon
crime, plus que le tien même, qui a fait que Dieu a per-
mis ta mort. Que ne puis-je donner ma vie pour la tienne!
(ASadocet à Abiatar.)Pour vous, prêtres du Dieu vivant, re-
tournez à Jérusalem avec le corps de mon fils, ramenez-y
l'arche du Seigneur. J'irai seul me cacher dans le désert
jusqu'à ce que vous me fassiez connaître une situation
plus favorable, si je puis trouver grâce devant Dieu.
PREMIÈRE PAHTIE, QUATRIÈMEÉPOQUE. 61
CHUSAÏ.
Nous ne pouvons vous abandonner.
DAVID.
Avec moi, vous me seriez à charge; retournez à Absa-
lon, offrez-lui de le servir comme votre roi, ainsi que
vous m'avez servi. Vous dissiperez ainsi les conseils de
ses amis, et vous me tiendrez au courant de tout ce qu'on
fera à sa cour.
SADOC.
0 roi, vous êtes la prudence même; nous ferons selon
Votre desil'. (II sort avec Ahiataret Cliusaï.)
SCÈNE VII
DAVID,JOAB,SOLDATS.
DAVID.
Faites comme eux, Joab! Vous me servirez mieux en
allant offrir votre bras à Absalon, car vous pourriez vous
servir de votre influence sur l'armée pour me la ramener
bientôt, sans qu'il en coûte une goutte de sang.
- JOAB,montrantlesprêtresqui s'éloignent.
Ces manières d'agir peuvent aller à ces prêtres, et leur
sont familières, mais, ô mon roi, connaissez mieux un
homme de guerre. Je puis mourir pour vous l'épée à la
main, et vais de ce pas rassembler les guerriers qui vous
sont encore fidèles; mais ne me chargez pas d'une nou-
velle perfidie, c'est bienassezde m'avoir chargé du meurtre
d'Urie, que je n'eusse jamais laissé commettre si j'eusse
02 GAIN.
connu ce que vous aviez à lui reprocher. Pardonnez a ma
franchise, ô roi, en faveur du dévouement, dont je vais vous
donner des preuves à la tête de vos soldats, (il sort avec les
soldais.)
DAVID.
Allez donc, mais quoi qu'il arrive, conservez-moi mon
liJs Absalon.
SCÈNE VIII
DAVJD,AUISAÏ,SEMEÏ.
SEMEJ,du liiiuld'un rocher à David.
tuis, homme de sang, homme de Bélial! Le Seigneur
fait retomber sur toi le sang de SaÜl, dont tu as usurpé le
trône, que ton fils Absalon usurpe sur toi; parce que tu
es un homme de sang. (illui jette despierres.)
ABlsaï, à David.
Faut-il aller tuer ce chien qui ose maudire son roi?
DAVID,retenant Abisaïpendant que Semeïs'en va.
Quand mon propre fils cherche à me tuer, un parent de
SaÜl peut bien me maudire. Peut-être Dieu me comptera
en expiation cette malédiction que je reçois.
SCÈNE IX
DAVID,ABISAÏ,AGitUIAAS.
ACHIMAAS,nrrivajil.
Koi, votre cause est loin d'être perdue maintenant,
1
NlliMIÈKE lAliill , QUATRIÈME ÉPOQUE. 65
quoique j'aie de tristes nouvelles à vous apprendre. Car
Absalon, votre fils, pour vous perdre dans l'estime du
peuple en vous déshonorant à ses yeux, a, lui qui se fait
le vengeur de l'inceste, osé éommettre un crime bien plus
grand à la face de tout Israël, en offensant lui-même
vos femmes devant le peuple assemblé.
DAVID.
0 fils de Sadoc, comment n'a-t-on pas détourné mon
lils de cette infamie ?
ACHIMAAS.
Ces choses ont été faites par les conseils d'Achitopel, votre
ennemi, qui voulait aussi qu'on se mît d'abord à votre
poursuite; mais Chusaïel le grand prêtre Sadoc mon père
sont arrivés iv temps, et, pour détourner ce danger de
dessus vous; ils ont conseillé d'attendre la réunion de
toutes les tribus. Pendant ce temps Joab, votre général,
averti par nous, a attaqué les troupes d'Absolon, cam-
pées en désordre ici près dansla forêt d'Éphraïm. Absalon
surpris a rejoint les siens en toute hâte; on peut déjà
entendre d'ici les cris des combattants.
DAVID.
Je dois être aussi avec ceux qui combattent pour moi.
ACHIlUAAS.
Faisons un détour pour ne point tomber parmi les gens
d'Absalon; mais, si vous m'en croyez, ô roi, vous éviterez
de vous présenter vous même au premier choc, afin de
vous conserver pour la réserve: la victoire sera plus cer-
taine.
04 CAÏiW
DAVID.
Allons, je suivrai votre conseil, mais que tous veillent
à conserver la vie à Absalon. (Ussortent.)
SCÈNE X
SOLDATS,arrivantsuccessivement.
UNSOLDAT,à un autre.
Tout est perdu! Absalon est défait, Israël est en fuite.
(D'autressoldats arrivent égalementen sautantles rochers et mêmele
torrent.Ils fuienten jelant leursarmesde tout côté.)
SCÈNE XI
ABSALON,seul,apparaissantsur le chênede l'autrecôtédu torrent.
Tout est perdu! ne tombons pas entre les mains deJoab.
(Ilva pourfranchirle torrent,ses vêtementss'accrochentau chêneainsique
sescheveux; il restesuspendusurle torrent,et fait de vainseffortspourse
dégager.)0 malheureux ! on vient, je ne pourrai échapper.
Pourtant encore quelques efforts! (Ses cheveux semblentse
dégager.)
SCÈNE XII
ABSALON,JOAB,UNSOLDAT.
LESOLDAT,à Joab.
Ici, mon général, voyez Absalon pendu à cet arbre.
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 65
h
JOAb.
Passe-lui ton épée au travers du corps.
LE SOLDAT.
Quand vous me donneriez mille deniers d'argent, je ne
toucherai pas au fils du roi malgré sa défense.
JOAB.
C'est donc moi qui vais, en ta présence, châtier ce fils,
Ce frère dénaturé. (Il prendun darddont il frappeAbsalon.)
ABSALON,se débattantviolemment.
Qui suis-je donc pour qu'un général de mon père ose
ainsi me traiter? (Un éclat de lumière perce l'obscurité, éclairant
Absalonqui se débat,et tombedansle torrent.)
UNEVOIX. ,
Qu'as-tu fait de ton frère?
66 CAÏN.
DEUXIÈME TABLEAU
Portiquedu palaisde David.
SCÈNE PREMIÈRE
JOAB,ABIATAR,NATHAN,SADOC,GENSDUPEUPLE.
JOAB.
A quoi bon ces ménagements? On sait que je n'aime
guère ce Salomon, ce fils de Bethsabée. Le crime a présidé
à sa naissance, il est la constante transmission de l'adul-
tère dans la race des rois, le mariage impur de ce que nous
respectons avec ce que nous méprisons. Sa vue est pour
moi un vivant reproche de la mort de ce brave Urie,
que j'envoyai à la mort, sans me douter que je servais
l'impudente femme qui se baignait effrontément devant le
palais de David. En outre Salomon ressemble chaque jour
davantage à son frère Absalon, à ce fratricide dont il
semble avoir les instincts, quoique plus contenus sous un
masque d'hypocrite réserve.
ABIATAH.
Eh bien ! on veut profiter de l'état de faiblesse d'un roi
qui, glacé par l'âge, cherche en vain à réchauffer son corps
tremblant au contact d'une jeune vierge, pour proclamer
Salomon roi.
JOAB.
Et supplanter Adonias, celui qui, vrai successeur de son
malheureux frère Amnon, lui ressemble par la beauté et le
PREMIÈRE PAnTlE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 67
surpasse par les qualités du cœur; mais je suis d'avis que,sans attendre une surprise des ennemis d'Adonias, nous
le proclamions roi, conjointement avec son père David,
qui lui laisse déjà tout le poids du gouvernement. Aussi
bien le voici qui s'avance fort à propos avec ses frères.
SCÈNE il
LESMÈNES,ADONIASet sesfrères SAPHATJIIAet JETHitAM
ADIATAH.
Oui, qu'Adonias soit roi!
TOUS.
Vive le roi Adonias, fils de David!
ADONIAS.
Vous le voulez, peuple de Juda, vous mes frères, vous
aussi grand prêtre, général illustre; et puisque mon père
lui-même ne s'y oppose point, allons à l'hôtel de Zobeleth
faire les sacrifices à Dieu, de qui relèvent tous les trônes.
(Ilssortenten criant.)
TOUS.
Vive le roi Adonias, fils de David!
SADOC,à part.
Ainsi Abiatar sera le premier des prêtres, et je ne serai
qu'après lui ?
NATHAN.
Non, Sadoc, tout n'est pas désespéré pour Salomon;
allons prévenir Betlisabée; mais la voici.
68-
CAÏN.
SCÈNE III
NATHAN,SADOC,BETHSABÉE,sortant du palais.
BETHSABÉE.
Quels sont ces cris ?
NATHAN.
C'est Adonias qui se fait proclamer roi. Prévenez de
suite le roi votre époux, dites-lui qu'il vous a promis le
trône pour votre fils Salomon. J'appbierai votre dire, et le
roi craignant de manquer à sa parole, nous ferons aussi
proclamer votre fils, forts de l'autorité de David. Mais le
voici lui-même, appuyé sur le bras d'Abisag.
SCÈNE IV
LESMÊMES,DAVID,ADISAG.
DAVID.
Quel estcebruit que j'ai entendu, et pourquoi me laissez-
vous, Bethsabée ?
BETHSABÉE,se prosternant.
Mon seigneur et mon roi !
DAVID.
j Que désirez-vous, ô mon épouse?
BETHSABÉE.* Vous aviez juré par le Seigneur à votre servante que
mon fils Salomon régnerait après vous, et voilà que son
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 69
frère Adonias se fait roi à votre insu, ce qui fait qu'après
que notre roi sera endormi avec ses pères, mon fils et
moi serons traités en criminels.
SCÈNE V
LESMfiNGS,SALOMON,BA!*A1AS.
SADOC,le montrantà Nathan.
Salomon arrive à propos. C'est vrai qu'il ressemble de
plus en plus à Absalon.
NATHAN,prenantSalomonet se prosternantaveclui.
0 roi mon seigneur, Adonias se fait en ce moment pro-
clamer roi à votre place. Cet ordre ne peut venir de vous,
car je suis témoin que vous m'avez déclaré à moi, votre
serviteur, que Salomon votre fils, ici présent, régnerait
après vous. Mais si vous ne le faites proclamer aussi au-
jourd'hui même, votre parole n'aura témoigné que de
votre impuissance.
DAVID,détachantla couronne,qu'il remet à Nathan.
Si je l'ai juré, que ce soit donc lui qui règne. Faites-le
monter sur ma mule, et sonnez de la trompette, en le pro-
clamant roi; puis vous le ramènerez pour l'asseoir sur
mon trône. (RetenantNathanet Sadoc,qui vontemmenerSalomon.)Un
moment!. Mon fils, puisque tu vas régner, écoute ce que
je veux que tu fasses. Tu veilleras à ce que Semeï ne
meure que de mort violente, car il m'a insulté; mais cela
seulement après ma mort, parce que je lui ai juré que je
ne le ferais pas mourir, or, ce serment n'engage que moi.
70 CAÏN.
Promets-moi d'en faire autant de Joab. Épargne les autres,
surtout, tes frères, car ils sont mes enfants. Va mainte-
nant; moi je rentre, car je sens le froid qui me reprend.
(il sort en tremblantappuyésur Abisag.Ousonnedela trompette.)
SCÈNE VI
LESMÊMES,le peupleaccourant,desserviteursapportantle trônede
David,sur lequelon faitasseoirSalomon.
NATHAN,couronnantSalomonet le sacrant.
Vive le roi Salomon, roi par ordre de David! (Lestrompettes
éclatenten fanfares.)
SALOMON,imposantsilence d'un signe.
Maintenant, si quelqu'un résiste, qu'il soit saisi; si
quelqu'un réclame ma justice, qu'il approche !
SCÈNE VII
LESMÊMES,UNSERVITEUR.
UN.SERVITEUR,s'avançant.Le bruit de votre avènement a glacé de crainte tous vos
ennemis, tous ont fui votre juste colère, et Adonias, votre
frère, craignant votre justice, a fui lui-même dans le ta-
bernacle où il se tient attaché à l'autel, qu'il ne veut plus
quitter que vous ne lui ayez juré de ne pas le faire mourir.
SALOMON.
S'il renonce à son projet, il ne tombera pas un seul
cheveu de sa tète, j'en donne ma parole de roi. Qu'il vienne
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 71
sans crainte, allez. (Leserviteursort.) (Ai>îtrt) Je dois ménager
la volonté de mon père, c'est ma seule force en ce moment.
(Haut.)Qu'on aille savoir des nouvelles de David.
SCÈNE VIII
LESMÊMES,ADONIAS.
ADONIAS,se jetant auxpiedsde Salomon.
Soyez roi, ô mon frère! si telle est la volonté de mon
père de vous associer à son trône.
SALOMON.
Vous pouvez retourner sans crainte dans votre demeure.
SCÈNE IX
LESMÈNES,ABISAG.
ABISAG,sortantdu palais.
Le roi David se meurt.
SALOMON.
C'est à moi, son successeur, à recevoir son dernier sou-
pir. Que personne ne me suive. (II entre dans le palais.)
SCÈ:NE X
LESMÊMES,moinsSALOMON.
ADONIAS,à Bethsabéc.
Madame, j'aurai une grâce à vous demander.
72 CAÏN.
BETHSABÉE.
Si vous êtes ici avec des pensées de paix, parlez.
ADOMAS. -
Toutes mes pensées respirent la paix.Vous savez qu'Israël
m'avait conféré une couronne, qui, depuis la mort de notre
frère Cheleab, semblait appartenir à ma naissance; je la
céde cependant à votre fils, mon frère, puisque le Seigneur
se prononce en sa faveur. Je ne demande en échange
qu'une seule grâce que vous ne me ferez pas la honte de
me refuser, ayant tout crédit auprès du roi votre fils.
Faites qu'il me donne, pour en faire mon épouse, Abisag,
cette jeune fille que j'aime, et qui, mon père mort, n'a
plus personne pour la protéger; et je me retirerai avec
elle où il plaira à votre fils, mon seigneur.
BETHSABÉE.
J'y consens volontiers, et je parlerai pour vous au roi
mon fils. (Adonias se retire.)
SCÈNE XI
LESMÊMES,SALOMON,précédéd'un serviteur.
LE SERVITEUR.
Le roi David est mort! vive le roi Salomon!
TOUS.
Vive le roi Salomon ! (Salomonva s'asseoirsur le trône,)
BETHSABÉE,à Salomon.
J'ai une prière à vous faire, mon fils; vous ne me ferez
pas la honte d'un refus.
N
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈME ÉPOQUE. 73
SALOMON,faisantasseoirsa mèreprès de lui.
Dites hardiment ce que vous demandez, ma mère; je
n'ai rien à vous refuser.
BETHSABÉE,montrantAbisag.
Daignez accorder Abisag de Sunam à Adonias, qui la
demande en mariage.
SALOMON,se levant.
Que ne demandez-vous aussi pour lui le royaume? Il est
mon ainé, et a pour lui le grand prêtre Abiatar, et Joab,
fils de Sarvia. Mais puisque mon père n'est plus ici pour
la protéger,, je jure qu'Adonias a demandé aujourd'hui
sa propre mort. (S'adressantà Banaias.)Allez, fils de Joiada,
exécuter cet ordre; mais avant tuez Joab, son protecteur;
tuez-le, fût-ce auprès de l'autel; vous commanderez mes
armées à sa place. (ASadoc.)Vous, Sadoc, faites sortir le
- grand prêtre Abiatar de Jérusalem, vous serez souverain
pontife. (Smlocet Ranaiassortent.)
SCÈNE XII
LESMÊMES,moinsSADOCet DANAJAS.
ADISAG,à Bellisabéc.
0 madame, grâce pour Adonias! vous aviez promis de
le servir.
BKTHSABÉE,à Salomon.
0 mon fils, est-ce lit ce que vous aviez promis à votre
père, à votre frère et à moi-même votre mère? Révoquez
cet ordre, cruel pour vous, pour moi, pour cette jeune
74 CAIN.
fille, dont les soins m'ont aidée à prolonger l'existence de
votre père.
SCÈNE XIII
LESMÊMES,BANAIAS,SADOC.
BANAIAS,entrant.
Roi, vos ordres sont exécutés. Joab est mort frappé au
pied de l'aulel, et Adonias est près d'expirer aussi.
SALOMON.
Le repos m'est assuré maintenant.
SCÈNE XIV
LESMÊMES,ADONIAS.
AOONIAS,sanglantet marchantavec peine.
Le repos! as-tu dit? Non pas le repos de la conscience,
lâche fratricide, digne image d'Absalon, mais plus perfide
encore, car lui n'avait rien promis. Puisses-tu vivre long-
temps pour sentir les tortures du remords; et sous une
vaine apparence de sagesse, comme dans les bras des
courtisanes, le sentir te mordre éternellement le cœur;
sans qu'aucun des dieux que tu adoreras tour à tour
puisse jamais l'endormir ou l'apaiser; et dans la vaine
grandeur d'un long règne, dont le néant t'apparaîtra, en-
vier ma mort cruelle et prématurée! (il meurtdanslesbrasdAhi-
snp.La ad'nes'obscurcit.)
PREMIÈRE PARTIE, QUATRIÈMEÉPOQUE. 75
NATHAN,à Salomon,qui paraitatterré.
Dieu apaisera vos remords si vous lui bâtissez un tem-
ple digne de lui et de vous.
SALOMON.
Je l'essayerai, mais Dieu s'en contentera-t-il? (Roulement
de tonnerre, la clartésinistre éclairela figuredeSalomon.)
76 faJN.76 CAÏN.
.,- TROISIÈME TABLEAU
Letemplede Salomonse déploieimmenseet splendideau fonddu théâtre.
Surle côté,des templesaux dieuxMolocliet Astartéavecleursautelsallu-
més,leurs sacrificeset lesagneauxégorgés.En face,sur un trône d'or et
d'ivçire,d'unegrandeuret d'unemagnificencepeucommunes,Salomon,ayantà sescôtesla reinenoire de Saba,à sespiedsl'architecteHiramet unesuitede toutessesfemmesen costumeséblouissantsd'or et de pierreries.Alentour,des esclaveschargésde riches présents. — Deshnyadèresetdesalméesde l'Indeet del'Égypteexécutentunballet.
SCÈNE PREMIÈRE
SALOMON,descendantdu trône et jetant de l'esprit-de-vinsur le feu desdeuxautels,
Dieu Moloch! déesse Astartée ! soyez-moi favorables et
éloignez de moi ces fantômes sanglants qui me pour-
suivent toujours quand tout semble en paix autour de
moi. Élève-toi donc, flamme des sacrifices! (Lesflammes
s'éteignent.)Dieux impuissants aussi!
SCÈNE II
LESMÊMES,LE PROPHÈTEAlliAS,
LE PROPHÈTE, AlliAS.
Voici ce qu'un Dieu plus puissant m'ordonne de vous
dire, puisque vous avez méprisé sa loi. Roi, votre royaume
sera divisé. Dix tribus obéiront à Jéroboam, fils de Nabath.
Juda seul obéira à votre fils, qui ne pourra empêcher le
pillage du temple et de toutes vos richesses par le roi de
l'IlIHIIÈHE PAIITIE, QUATRIÈMEÉPOQUE, 77
l'Egypte; de ce temple qui est toute votre gloire, et qui
sera un jour détruit par les rois de Babylone, sans qu'il
en puisse rester debout une seule des pierres que vous
y avez entassées.
SALOMON.
Prophète imposteur, tu en as menti par ta gorge! et,
pour te le prouver, je veux qu'on aille me chercher la
tête de Jéroboam, nous verrons ensuite comment il pourra
régner sur les tribus d'Israël, et si tout le reste de tes
menaces ne vaut pas celle-là.
SCÈNE 111
LESMÊMES,UNSERVITEURarrivant.
LE SERVITEun.
Seigneur roi, j'arrive de Samarie. Les tribus sont en
pleine révolte, des émissaires envoyés d'Egypte par Jéro-
boam, qui s'y est réfugié, détournent le peuple de vous,
et l'on y dit ouvertement que votre fils ne régnera pas.
LE PROPHÈTEAUBS.
Eh bien, roi, ma prophétie commence-t-elle à être dé-
mentie OU à Se réaliser? (Lascènes'obscurcit,on entend des cla-
meurseffrayantes.)
SALOMON.
0 malédiction! près de descendre dans le tombeau,
voir déjà les ruines de la grandeur que j'ai amoncelée sur-
Jérusalem ! Oh! pourquoi n'ai-je donc bâti que sur le
78 CAÎX
sable des déserts ! (L'obscuritéaugmente,un éclatde lumièreillumine
Salomon.)
LA VOIX.
Qu'as-tu Jait de ton frère?
DEUXIÈME PARTIE
LA GRÈCE ET LA VILLE ÉTERNELLE
6
DEUXIÈME PARTIE
LA GRÈCE ET LA VILLE ÉTERNELLE
PREMIÈRE ÉPOQUE
LES TEMPSHÉROÏQUES
PERSONNAGES:
ÉTÉOCLE, .1'Œ1.IJOCASTE,leurincru.POLYNICE,15 U llpe. ANTIGONE,leursœul'.
PREMIER TABLEAU
LESENFANTSD'ŒDIPE
Onvoitau fondde la scène les murs de Thèbeset le campdesSeptchefs.
Quelquesgroupesde soldatsgrecs et thébainsapparaissentaussidans lefond.
SCÈNE PREMIÈRE
POLYNICE,ANTIGONE.
POLYNICE.
Il faut maintenant te retirer, Antigone. Personne, ma
sœur, ne peut assister à l'entretien que je dois avoir avec
Étéocle.
82 CAÏN.
ANTIGONE.
Cher Polynice, promets-moi, du moins, de ne pas pro-
voquer la colère d'Étéocle, et de ne chercher à vaincre
son obstination que par la douceur. Jocaste, notre mère,
doit obtenir de lui la même promesse. (Prenantla mainde son
frcrc.)Écoute, Polynice: je mç sens triste, comme si j'étais
au moment de te perdre. 0 mon frère bien aimé, que de-
viendrait sans toi la triste Antigone? quelle autre main
que celle d'un frère voudrait offrir un appui à la fille
d'Œdipe?. Oh! rassure-moi par la promesse que je te
demande.
POLYNICE.
Je te promets, ma sœur, de n'être pas plus exigeant que
mon frère, mais je ne peux t'en promettre davantage.
Adieu, chère sœur, du courage1 (Il embrasseAnligonc,qui su
relireen pleurant.)
SCÈNE Il
POLYNICE,seul.
Étéocle, tu l'as voulu, viens donc; tu cours à ta perte.
Ce rendez-vous doit t'être fatal. Je pourrai enfin, selon le
vœu de mon père, m'asseoir, à mon tour, sur son trône,
puisque la fatalité veut que je ne puisse le faire qu'en
versant le sang de mon frère. Est-ce ma faute aussi si le
meurtre est dans notre famille? si Laïus, mon aïeul, vou-
lant tuer son fils Œdipe, a ainsi causé le parricide et l'in-
ceste de ce même Œdipe mon père?. 0 Jocaste, mamère!
tes fils vont enfin finir, sur ce sol épouvanté, le combat
DEUXIÈMEPARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 85
commencé avant leur naissance dans ton sein profané par
l'inceste.
SCÈNE III
POLYNICE,ÉTÉOCLE.
ÉTÉOCLE.
Allons, Polynice, puisque, malgré le sort qui s'est pro-
noncé contre toi, malgré le vœu d'un peuple entier qui te
repousse, malgré ton impuissance et celle des Sept chefs
que tu as entraînés dans ton injuste agression, tu espères
encore l'asseoir sur mon trône, les mains teintes du sang
de ton frère, viens donc essayer de le prendre, fils s'clan-
centl'un contrel'autre,l'épécà la main, et combattentun instant. Étéocle
tombe.)
POLYNICE.
Tu vois bien que j'ai pu le prendre! Je vais donc régner
aussi à mon tour et accomplir ainsi la volonté paternelle.(il s'approcheet se penche vers Étéocle,quise soulève,le frappe et
retombe.,)
se souIZ-ve,le Jrippe et
ÉTÉOCLE,mourant.v
Peut-être !
SCÈNEIV
LESMÊMES,JOCàSTE,ANTIGONE.
JOCASTE,se jetant sur le corpsd'Étéocle,
Monfils!
84 CAÏN.
ANTIGONE,soutenantPolyniccqui chancelle.
Mon frère !
POLYNICE,se soutenantavecpeine.
0 ma mère 1 ô ma sœur! vous ne pouvez plus rien
maintenant, ni pour moi, ni pour lui, et moi je ne puis
rien pour vous, car c'est moi qui par mon aveugle ambi-
tion cause ainsi la fin de notre triste famille. Les dieux
n'ont pas été satisfaits du sang de Ménécée, et le nôtre, ici
répandu, n'empêchera pas Créon, mon oncle, de régner
sur nos cadavres et sur les vôtres aussi. 0 Béotie,
pays de haine stupide! Thèbes, qui m'as repoussé, sois
maudite et méprisée à jamais! qu'il ne reste un jour de
tes murs, bâtis par Amphion aux accords de l'harmonie,
que la seule demeure d'un poëte ! qu'Athènes seule, qui
pourtant n'a rien pu pour moi parce que je n'étais pas di-
gne de son secours, reine un jour par les arts, les sciences
et l'amour, brille éternellement par l'éclat de ses héros
et de ses sages, grands par le triomphe, plus grands par
le martyre, (il tombe.)
JOCASTE.
Tu maudis encore ta patrie; mais tu ne maudiras pas
ta mère vivante. (Ellese tue.)
ANTIGONE.
Moi aussi, mon frère, je ne veux pas te survivre, mais
j'attendrai de t'avoir donné la sépulture.
POLYNICE,se soulevantéclairépar la lueur sinistre.
Je meurs ici, moi; mais je suis bien forcé de me survi-
vre, je viens de me reconnaître. (Éclatde tonnerre.)
DEUXIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 85
DEUXIÈME TABLEAU
LESFILSDEPÉLOPS
PERSONNAGES:
ATRÉE,roid'Argos.I SERVITEURS
DUPALAIS.THYESTE,sonfrère. I
Unjour triste et sombreéclairele portiqued'un palaisde l'ancienneGrèce.Unetable, troiscouvertset troissièges.
SCÈNE PREMIÈRE
THYESTE,seul.
0 jour qui devrais être heureux ! jour de réconciliation,
pourquoi es-tu si sombre? 0 Atrée, monfrère, tu me par-
donnes mon offense, et, loin de me sentir pardonné, il
me semble que ta colère n'a jamais été plus menaçante.
Ce fatal amour qui m'a fait l'offenser, ô mon frère! a pour
toujours assombri ma vie, comme ce jour sans soleil, et
l'enfant chéri, né de cette passion malheureuse, me dé-
chire par sa présence comme un remords, ou me torture
toujours par son absence comme un danger. Mais voici
mon frère. Oh! fuyons, je n'ose supporter sa présence;
je reviendrai quand j'aurai retrouvé plus de calme dans
mon âme.
86 CAÏN.
SCÈNE II
THYESTE,ATRÉE.
ATRÉE.
Fuis, malheureux Tliyeste! tu sens bien que tu es aussi
indigne de pardon que tu dois sentir que j'en suis inca-
pable. Te pardonner! est-ce qu'on peut pardonner à un
frère qui n'a pas craint de faire lui-même un enfant à la
femme de son frère? Va, je te rendrai cet enfant que j'ai
promis de te rendre aujourd'hui à cette table; mais Tan-
tale lui-même, notre aïeul, sera surpassé dans son horrible
festin, et ton fils, ô Thyeste! ne reviendra pas à la vie
comme Pélops notre père. 0 Jupiter, mon illustre ancêtre f
s'il est vrai que pour les dieux la vengeance soit le plaisir
suprême, reconnais en moi ton digne descendant, (il s'assied;
des serviteursapportentune amphoreet un plat chargé de viandes.)Tu
t'es en vain éloigné, Thyeste, je saurai bien t'amener à ce
funèbre banquet. (Il se lève,montreun secondsiégea Thyeste,quis'avancelentementet vient s'asseoir,commedominé par son geste et son
regardfascinatcurs.)
,
SCÈNE III
ATHÉE,TIIYESTE.
ATRÉEverse du vin et sert des viandesà Thyeste,qui sembleattendu'
pour mangerqu'Alréese soit lui-mêmeservi.
Tu ne manges pas, mon frère?
DEUXIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 87
THYESTE,après avoir approchéde ses lèvresun morceau qu'il repose
aussitôt.
Pardonne, mon frère, mais je ne sais quelle puissance
occulte m'empêche de manger, tant que je n'aurai pas vu
mon fils.
ATRÉE.
Bois donc.*
THYESTE.
Mais où donc est mon fils, et pourquoi sa place est-elle
encore vide?
-ATRÉE,montrantle plat.
Ton fils! le voilà.
THYESTE.
0 Athènes, mon refuge, pourquoi t'ai-je quittée?. Le
monstre a égorgé mon fils, et il ose ainsi l'offrir à ma
vue. Mais non, ce n'est pas vrai, car je serais mort en y
touchant de mes lèvres.
ATHÉE,montrant la coupe.
Tes lèvres ont pu toucher impunément les débris de
ton fils, il -n'en est pas de même de ce vin; ose. donc ytoucher.
THYESTE,prenantla coupe.
0 puissant Jupiter! pardonne à ton descendant, c'est
par erreur que je fus coupable. Dieux infernaux, acceptez
mon expiation ! (Il boit la coupeaprès en avoir répandu quelques
gouttessur la table.) Quant à toi, frère aussi implacable quela destinée, écoute la voix de celui qui va mourir : tu
n'auras pas impunément empoisonné ton frère et égorgéson fils. Un autre fils de moi, encore inconnu de toi, ven-
88 CAÏN.
gera notre mort dans ton sang et celui des tiens, qui
seront trahis et laissés comme toi par leurs épouses,
et, à la suite d'une affreuse guerre causée par cet
abandon, un d'eux sera égorgé par son épouse, égorgée
elle-même à son tour par ses propres enfants. Adieu,
maintenant; sois maudit en toi-même et dans ta posté-
rité!. 0 mort! reçois-moi dans ta nuit. (il meurt, le jour
s'obscurcitencoreplus.)
ATRÉE.
Maudit! oh! ce n'est pas la première fois que j'entends
résonner ce mot fatal qui vient empoisonner ma ven-
geance. Je suis vengé pourtant, et je souffre encore plus.
0 Furies! divinités de l'Érèbe, enfants du Chaos et de la
Nuit, expliquez-moi ce que j'éprouve. (Roulementde tonnerre
et obscurité.)Suis-je ton petit-fils, ô Tantale! ou suis-je plus
ancien que toi, autant que Jupiter lui-même,.ton père?
(Éclair,lumière funèbre.)
VOIX.
Tu es le maudit, le premier né de la terre !
ATRÉE.
Oh ! toujours !.
DEUXIÈME EPOQUE
ROMEPAïENNE
PERSONNAGES:
ROMULUS,premierroideRome.RÉMUS,frèredeIIolllulus.RIIliASYLVIA,leurmère.LAURENTIA.GARDES.
AUHNUS,,JUNIUSPROCULUS,NUMAPOMPILIUS,
sénateurs.
SÉNATEURS,CHEVALIERS,SOLDATS.LICTEURSet TROMPETTES.
PREMIER TABLEAU
Lesbordsdu Tibredébordé,lustatuedelaLouveestentouréed'eau,un fossé
partantdu borddu fleuvetraversela scène.
SCÈNE PREMIÈRE
nnÉA,LAURENTIA.
IlHÉA.
Non, Laurentia, je ne puis me défendre de tristes pres-
sentiments. Ce fleuve débordé remplit ces solitudes comme
au jour où Amulius, m'enlevant mes enfants, Romulus
et Rémus, les fit -exposer en ce lieu même, (Montrantla sta-
tue.) sur ces eaux mugissantes. Souvenir affreux que vingtans de captivité dans une étroite prison ont laissé aussi
présent à ma mémoire qu'au premier jour, et dont le
bonheur de serrer enfin mes enfants dans mes bras
90 CAfN.
n'a pu encore me rendre à la certitude de les avoir re-
trouvés.
LAURENTIA.
Que vous faut-il pourtant? Amulius, votre oncle, tué,
vous êtes libre, et vos enfants ont fondé cette ville, à la-
quelle l'empire du monde est promis.
nHÉA.
Ilélas! c'est ce meurtre même de mon oncle Amulius
qui me fait craindre pour mes fils. Oui, sa mortétait juste,
il avait chassé son frère Numitor, mon père bien-aimé;
il avait tué mon frère, il m'avait jetée dans les fers et
avait exposé mes enfants a ces flots en courroux; mais
était-ce à son frère à le frapper? à mes fils, ses neveux,
à prêter leurs mains à cette fratricide exécution?
LAURMISTIA.
Pourquoi chercher ainsi les tristes souvenirs du passé?
ImÉA.
Je crains pour mes enfants les suites de ce premier
pas dans le meurtre. La haine fraternelle menace de de-
venir en eux héréditaire. Ils ne connaissent pas les senti-
ments d'amour qu'une mère eût su leur inspirer. C'est la
louve qui les a nourris : ils la tiennent pour leur vraie
mère (Lamontrant.)et lui élèvent des statues. C'est dans son
sein qu'ils ont puisé ces instincts de violence dont les
éclats me font trembler pour eux à chaque instant.*
I.AU!:M<TiA.
Ils s'aiment pourtant ; et vous voyez qu'ils ont su s'en-
tendre pour donner un nom à leur ville naissante, et pour
la gouverner.
DEUXIÈME PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 91
RHÉA.
S'entendre! Laurentia; le crois-tu? La fraude a bien pu
suspendre pour un temps la violence; mais ne sens-tu
pas le reproche dans chaque parole de Rémus1 Romulus
lui-même, forcé de rougir de l'imposture qui lui a obtenu
l'avantage dans la décision des augures, ne manque au-
cune occasion de se prévaloir d'une autorité que son frère
ne supporte qu'impatiemment.
LAURENTIA.
La jalousie est peut-être pour quelque chose dans leurs
querelles. On dit que Rémus franchit chaque nuit ce
fossé pour se rendre auprès d'une jeune fille, que Ro-
mulus aime aussi.
IIHÉA.
Raison de plus pour craindre. Mais voici mes fils; écar-
tons-nous, mais sans les perdre de vue; que je puisse
encore venir m'interposer entre eux si leurs querelles -
venaient à s'envenimer.
SCÈNE II
LESMÊMES,ROMULUS,RÉMUS,GARDES.
RÉMUS.
Ce fossé, Romulus, me paraît dangereux et inutile :
dangereux, en ce qu'il peut exposer nos citoyens à périr
pendant ces inondations ; inutile, parce qu'il est insuffi-
sant pour empêcherun ennemi de pénétrer.
V
n GAIN.
ROMULUS.
Et moi je le tiens pour utile, ne serait-ce que pour ha-
bituer à l'obéissance des citoyens trop habitués à l'indis-
cipline.
nÉMus.
La discipline, mon frère, ce mot n'est souvent qu'un
masque sous lequel les hommes déguisent leurs petites
passions, et sous lequel les fils de Mars, les descendants
de Vénus et de Jupiter lui-même, comme vous vous plaisez
à nous désigner, devraient éviter de cacher leur envie d'u-
surper, par n'importe quels moyens, sur leurs égaux et
sur leurs frères, un pouvoir qu'ils devraient partager
avec eux.
ROMULUS.
Partager!. Et Saturne voulut-il partager le ciel avec
Titan, son frère? Jupiter lui-même, dont tu parles, par-
lagea-l-il l'Olympe avec son père, qu'il envoya proscrit se
cacher en cc, pays même du Latium? partagea-t-il davan-
tage avec Neptune et Pluton, ses frères, le ciel et la
terre? ne les força-t-il pas, au contraire, à aller cacher
leur immortalité, l'un dans le fond de la mer, l'autre dans
celui des enfers ? C'est donc, quoi que tu en puisses dire,
en prétendant régner sans partage, selon le droit que les
augures m'ont donné, que je montre bien réellement le
vrai descendant de Jupiter, le maître des dieux et des
hommes.
RÉMUS.
Le droit que tu as surpris aux augures par la fraude,
et dont lu ne veux user que pour empêcher des hommes
DEUXIÈME PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 95
de franchir un fossé que des enfants sautentimpunément
dans leurs jeux !
ROMULUS.
Les enfants peuvent le faire, l'ignorance de leur âge
est leur excuse; mais si un seul homme ose franchir ce
fossé, je jure par la louve, notre mère, (Montrantla louve.)
qu'il aura lui-même franchi la limite qui le sépare de la
mort.
RÉMUS.
Et moi je dis que le frère qui se laisserait traiter ainsi
par son frère ne serait pas un homme, mais un faible
enfant. (il s'approchedu fosséet le franchit.)
nmIULUS,le perçant d'un javelot.
Ainsi périsse quiconque sera tenté de l'imiter I
RÉMUS,tombant dans l'eau qui l'entraîne et sedébattantcontre le
courant.
Après m'avoir enlevé le pouvoir par la fraude, il te
manquait de m'arracher la vie par la violence! (Auxgardes.)
Citoyens, vous voyez le sort qu'il vous prépare; je vous
lègue ma vengeance. (Lecourantl'entraîne.)
SCÈNE III
LESMÊMES,RHÉA,accourant,suiviede LAURENTIA.
RIIÉA.
Mon fils! Rémus! mon fils !. 0 flots qui me l'avez rendu
une fois, ne pouvez-vous me le rendre encore?. Oh ! du
94 CAïN.
moins je pourrai le rejoindre! (Elleveuts'élancerdans le lleuvc,
Laurcntiala retient.)
ROMULUS,aux gardes
Aidez à retenir ma mère.
HIIÉA.
Moi, la mère? (Montrantlalouve.)Ta mère, la voilà!
DEUXIÈME PARTIE, DEUXIEME ÉPOQUE. 95
DEUXIÈME TABLEAU
Dansle fond,Rome;de l'autrecôtédu Tibre,l'arméeest rangéeenbabillesur lesbords.Romuluspassesuivide ses licteurs;les soldatsportentdesarmuresétincelantes;Romuluset les sénateurs,descouronnesde laurier.
SCÈNE PREMIÈRE
ROMULUS.
0 Jupiter Stator ! Jupiter Capitolin, père des dieux et
des hommes! moi, Romulus, fils de Mars, ton pelit-fils,
à qui tu viensde donner encore la victoire pour gage de ta
promesse de l'empire du monde, je te dédie ces dépouilles
opimes pour premier ornement du temple que je te con-
sacre, et dont j'ai posé aujourd'hui la première pierre.
Vous, soldats, portez-y ces dépouilles; vous, licteurs,
allez m'attendre en tête de mon armée; trompettes., sui-
vez ces glqrieux présents, et sonnez vos plus glorieuses
fanfares. (Leslicteurset les soldatsse retirent avecles trompettes,dont
les sonséclatantsd'abords'affaiblissentde plusen plus.)
SCÈNE II
ROMULUS,ALBINUS,PROCULUS,NUMAPOMPILIUSet les SÉNATEURSrestésaveclui.
ALBINUS,bas à Proculus.
Il renvoie lui-même ses licteurs, c'est le destin qui nous
96 CAÎN.
le livre. Si nous ne profitons pas de ce moment, nous ne
pourrons jamais nous délivrer de sa tyrannie.
ROMULUS,aux sénateursqui l'entourentpeu à peu.
Vous tous qui m'entourez, pères conscrits, vous que
j'ai établis les premiers dans ce système si sagement équi-
libré, le sénat, les chevaliers et le peuple; système qui a
amené sur Rome une prospérité que les esprits les plus
inquiets voudraient en vain nier; après tant de victoires,
tant de peuples, Fidenates et Antemnates, Véiens, Sabins
et Laviniens, tous soumis OUralliés, (Leciel se couvred'épais
nuages.)je vais, avec l'aide de Jupiter, mon divin aïeul,
(Coupsde tonnerre.)qui m'approuve lui-même en ce moment,
vous découvrir les glorieux desseins que j'ai formés pour
l'agrandissement de cette monarchie naissante. (Nouveauxroulementsde tonnerresuivisd'éclairs.Lessénateursentourententièrement
Romulus.)
NUMAPOMPILIUS,venantà l'écart sur le devant de la scène.
0 nymphe entrevue au bord de la fontaine! Égérie !
Égérie! douce vision d'amour, préoccupation constante de
mes jours et de mes nuits! oh! dis Lsi je dois ceindre un
jour le bandeau des rois, je ne dois pas du moins teindre
mes mains de leur sang. Si je suis impuissant à te défen-
are moi-même, ô Romulus, je puis du moins appeler tes
licteurs à ton secours. (il sort.)
Un cri déchirantse fait entendreau milieud'une obscuritéde plus en plusprofonde.Unseul rayonde lumière semblepersisterau milieudu groupe,qui s'entr'ouvrepeu à peu, commedissipéparuncoupde tonnerre.Onvoitalors,aumilieudessénateurs,quiparaissentcacherdes membressousleursmanteauxet essuyerleurs glaives,une tète encoreà terre, éçlairéeparlusinistrelumière,et l'onentendla voix; Qu'as-tufait de ton frère?
DEUXIÈMEPARTIE, DEUXIÈAIE ÉPOQUE U7
7
PIIOCULUS,montrant la tête à Albillus.
Je n'ose approcher: vois comme son regard est encore
menaçant.
ALBJNUS.
Quand ce serait la tête de Mars lui-même, ou celle de
Jupiter Capitolin. ! (Il saisitla têtede Romuluset la cachesoussou
manlcau.Lalumièrefaiblitet se mêleau jour qui renaîtpeu à peu.)¥
SCÈNE III
LICTEURSet SOLDATSarrivantavecI'OMPILIUS.
UNLICTEun.
Où est Romulus, notre auguste souverain?
JUNIUSPROGULUS.
Romulus, notre divin fondateur, vient dedisparaître
au milieu des éclats de la foudre. Jupiter a sans doute
jugé que la terre n'était plus digne de le porter, et une
voix, que nous avong tous entendue, nous a prescrit de
l'adorer
désormais^fS^pïma
divin de Quirinus.~M~2\
Trop tard!
TROISIÈME ÉPOQUE
ROMECHRÉTIENNE
0PERSONNAGES:
CÉSARDOMU.SBIRES.UNMAJORDOME.
DELAROVÈRE,ADRIENCORNETO,PRINCEDECAI'OUE,DOMESTIQUES.
cardinaux.
PREMIER TABLEAU
LAROMEDUQUINZIÈMESIÈCLE.BORDSDUTIBRE
César,masqué,suivide deuxhommesportant un cadavrerecouvertd'un longmanteau,étendlebras vers le fleuve;lessbiresy jettent leurfardeau.
SCÈNE PREMIÈRE
CÉSARBORGIA,deux HOMMESARMÉS.
CÉSAU,se passantla main sur le front et regardantJe fleuve.
(Apart.)Pourquoi vois-je toujours ce manteau flotter ainsi
sbr l'eau? (Haut.)Ce n'est pas sur l'eau, mais au fond de
l'eau que je vous ai dit de jeter ce corps; je ne veux rien
voir à la surface. (Lessbiresjettent des pierressur le manteau.)
UN D'EUX.
Est-ce bien ainsi, maître?
CÉSAR,leur jetant une bourse.
Allez. (Ilsramassentla bourseet sortent en comptantdes piècesd'or.)
DEUXIÈME PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 99
SCÈNE II
CÉSAR,seul,ôtantson masque.
Ce n'était pas plus difficile que cela. 0 destruction,
que tu es facile !. L'homme, qui ne pourrait créer seule-
ment un insecte, est détruit par un autre homme, moins
encore, par un insecte plusieurs millions de fois plus pe- ,
tit que lui. L'insecte qui m'a piqué peut voltiger impuné-
ment sur les fleurs, et, pendant que je vais à l'eau du
fleuve laver en frémissant ma paupière tuméfiée, mon
frère entraine en riant la belle Lucrèce au fond des plus
ombreuses allées de la villa Adriana, sans se douter qu'il
se précipite lui-même dans les plus sombres profondeurs
de ce fleuve. (Sepenchantsurle bord.) 0 duc de Candia, mon
ainé, si tu penses encore dans ton lit de vase, crois-tu
pouvoir l'emporter désormais sur ton frère? (Onentend un
bruitde cloches.)Et toi, pape Alexandre VI, mononcle ou mon
père., toi, dont la main puissante commande aux touches
de cet immense clavier, toi, qui m'oses menacer, rends
grâce au destin, de l'orgueil qui, pour viser d'abord plus
haut, m'a fait rejeter pour un temps la pourpre dont tu
m'avais revêtu ! (te bruit de clochesaugmenteet paraît s'étendre
d'égliseeu église.' Sonnez, carillon de fêtes, sonnez encore
pour lui e~ pour moi ! Mais moi seul aujourd'hui, grâce à
cet acte imprévu pour tous, monterai richement vêtu les
superbes coursiers aux fers d'or destinés aux ambassa-
deurs du pape!
100 CAÏN.
DEUXIÈME TABiAEAIJ
Lepalaisdes papesdans le fond; en avant, un jardin entouréde vignesoccupépar une vaste tablecouvertedes plus richescouverts,des plussplendidesornements.
SCÈNE PREMIÈRE
UNMAJORDOME,préposéà la gardedes tables,refermeun flacond'or, enretire l'étiquettequ'il va mettre à un flaconsemblableplacffdansl'angled'uneétagère.
Infâmes Borgia, lâches incestueux! prêtre sacrilège,
bâtard, fratricide, votre châtiment est proche, et pourtant
j'envie votre sort; j'envie jusqu'à vos vices, moi qui n'en
peux avoir. J'ai pourtant plusieurs emplois, je suis ma-
jordome, et ne suis pas même un homme, je chante les
hymnes de la fraternité, et des frères ont fait de moi un
maître de chapelle. Je mêle ma voix aux chants d'une
religion d'amour, et je ne sais pas même ce que c'est que
l'amour; mais je puis pénétrer les secrets de l'impéné-trable fatalité, je puis, ainsi que l'imperceptible ciron qui
renverse, en rongeant leur charpente, les plus imposantes
constructions, je puis être, invisible châtiment, un de ces
agents éternellement inconnus qui guident dans l'ombre
les humaines destinées.
DEUXIÈMEPARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 101
SCÈNE II
LE MÊME,CÉSARBORGIA.
CÉSAR.
Mon oncle n'est pas encore venu?
LE MAJORDOME.
Si, monseigneur; il vous a même attendu assez long-
temps; il paraissait être venu très-vite, car il avait très-
chaud, et est reparti vous chercher après s'être fait servir
de ce flacon de vin de Chypre, en me chargeant de vous
recommander de l'attendre, si vous arriviez avant son
retour.
CÉSAR;s'essuyantle front.
Il fait, en effet, une chaleur étouffante. (Montrantle flacon
d'or.)C'est de ce flacon qu'il a bu?
LE MAJORDOME.
Oui, monseigneur.
CÉSAR,tendant une coupeque le majordomeremplit et s'étendant dans
un fauteuil.
Allez, j'attendrai seul ici. (Lemajordomese retire.)
SCÈNE III
CESAR,seul,se levant et allant prendre dans l'anglede l'élagère le flaconsemblableà celuidont il s'est fait verser.
0 puissance merveilleuse! liqueur généreuse ou per-
102 CAÏN,
fide! cordial ou venin, qui donnes tour il tour la force ou
la faiblesse, la vie ou la mort; arme de la haine, qui sais
l'emporter quand l'amour fait défaut; toi qui ressembles
tant à ce chypre généreux, ô canfarelle! lu vas me donner
les immenses richesses de ces princes orgueilleux de l'É-
glise. Tes riches palais et ton futur duché d'Urbin, Julien
de la Rovère, toi qui te, crois déjà pape; tes vasles do-
maines, François Piccolomini; tes somptueux équipages,cardinal de-Modène; l'or et les diamants entassés dans tes
caves et les femmes que tu en achètes, cardinal prince
de Capoue;les nombreux vaisseaux qui couvrent les mers
des deux côtés de l'Italie, Ascagne Sforce; enfin, ces im-
menses et splendides jardins, Adrien Corneto. C'est au
fond de vos sépulcres de marbre que vous irez chercher
ces richesses qui me serviront à attaquer enfin ouverte-
ment un fantôme d'empereur, car ce n'est plus dans l'Al-
lemagne que doit rester l'empire romain, mais dans Rome,
et j'y suis; ce n'est plus Maximilien que doit s'appeler
l'empereur, mais César, et je le suis. 0 nom prédestiné!
arrière tout autre nom! arriére aussi le tien, roi des Es-
pagnes! c'est en vain que Colomb, aidé de son excellent,
frère, (iiriu) vous a apporté l'or d'un nouveau monde, si
noblement payé par les fers dont vous avez chargé ses
mains, digne récompense de son génie. La récompense du
mien, c'est l'empire du monde, non plus la lutte des deux
puissances, pape et empereur, mais leur réunion en ma
personne. (Prenantla couperemplie.)A César! pape et empe-
reur futur. des deux mondes! (Il achèvede boire.)
DEUXIÈME PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 105
SCÈNE IV
LE MEME,(lesDOMESTIQUES,les cardinauxde LAnOVÈRE,CORNETOetde CAPOUE.
UN DOMESTIQUE,annonçant.r
Le cardinal de la Rovère! (Lecardinalentre.)
UNSECONDDOMESTIQUE,entrant.
Le cardinal Adrien Corneto ! (II entre.)
UNTROISIÈMEDOMESTIQUE.
Le cardinal prince de Capoue! (il entre.)
DOMESTIQUES,accourant.
Sa Sainteté le pape Alexandre VI se meurt 1(Césarsort.)
VOIXDUDEHORS.
Le pape-CSt mort! (César rentre pendant que les cardinaux se
retirent.)
SCÈNE V
CÉSAR,seul sur le devant; leMAJORDOME,cachédansle fond.
CÉSAR.
Fatalité! (Regardantles deux flaconstourà tour.) Comment s'est
faite cette fatale méprise? c'est la cantarelle qu'il a bue!.
Malheureux! et moi aussi, c'est elle. Mais alors cet autre
flacon, qui lui ressemble, c'est le contre-poison? (il le sentk
404 CAIN.
et le boit.) Puissé-je en réchapper!. Mais je ne pourraicacher mes souffrances, et, avant mon rétablissement, on
aura le temps de déjouer tous mes projets. 0 fatale coïn-
cidence! qui aurait jamais cru qu'à la mort de mon oncle,
je serais moi-même dans cet état? Italie dégénérée, dois-tu
rester encore dans ton suaire? L'heure de ta résurrection
ne doit-elle pas encore sonner? (Il s'assied,puisse relève brus-
quementcommeentendantmarcher.)
LEMAJORDOME,à part.
Italie!. Machiavel aurait-il raison? la haine de ce
monstre serait-elle plus utile pour toi que tout l'amour
de tes poëtes? (il sort.)
CÉSAR.
0 souffrances intolérables ! vais-je me tordre à leurs
yeux commeun serpent blessé au fond d'un précipice?ô serpent immortel, Satan! ne suis-je donc pas formé
comme toi, engendré par toi d'une éternelle essence? ô
père, pourquoi m'abandonnes-tu? si je ne suis toi-même,
quel autre pourrait aussi bien que moi te représenter en
Ce monde? (Tonnerre,obscurité,éclair, lumièresinistre.)
LAVOIX.
Caïn, qu'as-tu fait de ton frère?
CÉSAR,se redressant.
Caïn! moi? je suis Caïn!. Je sentais bien que je n'étais
pas un homme comme les autres. 0 empire du monde, tu
peux m'échapper à cette heure; mais que je meure au-
jourd'hui, tordu par la souffrance, enveloppé de la pour-*
pre et de l'or des souverains de ce monde, ou demain,
DEUXIÈME PARTIE, TROISIÈME trOQUE. 105
frappé d'une balle et dépouillé de tout comme le dernier
des soldats, la partie n'est que remise; impérissablecomme la haine, Caïn, je ne dois pas, je ne puis pasmourir ! .--"
TROISIÈME PARTIE
FRANCE, LES FILS AIXKS DE li.'i.GLISE
TROISIÈME PARTIE-,
FRANCE, LES FILS AINES DE L'EGLISE
PREMIÈRE ÉPOQUE
PRÉMISSES,CHARLESIX
PERSONNAGES:
CHARLESIX.LEDUCDEGUISE.LECARDINALDELORRAINE,sonfrère.LECARDINALDEBOURBON,LEROIDENAVARRE.
HENRIDENAVARRE,sonlils.MARGUERITE,femmedeHenri.CATHERINEDEMÉDICIS.SOLDATS.HUGUENOTSetCATHOLIQUES.
PREMIER TABLEAU
Unsalondu vieuxLouvre.
SCÈNE PREMIÈRE
CHARLESIX, seul.
Oui, mon frère François Il est un homme, plus qu'un
homme, une Majesté. Moi je suis un enfant; oui, bien en-
tant, puisque ma belle-sœur Marie Stuart ne s'aperçoit
pas seulement du trouble que sa présence me cause. un
;110 CAÏX
enfant qui ne doit rien savoir, qu'on envoie promener
pour parler d'affaires d'État. Et si je ne veux pas me
promener?. Voici justement mes oncles de Guise, qui
paraissent causer d'affaires d'État; je saurai peut-être ce
que c'est que des affaires d'État. (Use cachederrièreune tapis-
serie.)
-SCÈNK Il
LEDUCDEGUISE,LE CARDINALDELORRAINE.
LE DUC.
Je vous l'ai déjà dit, mon frère, nous ne sommes que
trop aidés dans notre œuvre sainte. La maladie de lan-
gueur du roi, grâce aux imprudentes caresses de Marie
Stuart, ne va que trop vite maintenant. Tâchons de mo-
dérer l'ardeur de cette chère nièce. Que François Il ne
meure pas avant que Dieu ait délivré la France de ces
parpaillots de Bourbons !
LE CARDINAL.
Mais s'il larde à le faire?
LE DUC.
Condé est condamné et sera exécuté demain. Son frère,
le roi de Navarre, va être tué lui-même tout à l'heure,
par ordre et sous les yeux du roi.
LE CARDINAL.
Je le sais, et c'est pour cela que j'ai demandé une en-
trevue au cardinal de Bourbon, car sa présence auprès
TROISIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. Ili
du roi eût arrêté ce faible monarque, et sauvé le roi de
Navarre, et par suite Condé lui-même; et, eux vivants, il
serait bien difficile qu'un cloître ou un tombeau, pût nous
débarrasser du jeune Charles et de sa mère. Mais voici le
cardinal qui vient, croyant à quelque ouverture impor-
tante de notre part.
LE DUC.
Parlez donc, je vais agir. ,11sort.)
SCÈNE 111
LE CARDINALDELORRAINE,LE CARDINALDEBOURDON.
LE CARDINALDEBOURBON.
Votre Éminence ayant désiré me parler, je me rends
avec empressement à son invitation.
LECARDINALDELORRAINE.
Éminence, les temps d'épreuve, dans lesquels la sainte
Église se débat, doivent vous expliquer ma sollicitude. Je
voulais demander à Votre Éminence si, comme membre
du Saint-Office, elle ne saurait pas quelque moyen de
mettre un terme à de si dures épreuves.
LE CARDINALDE BOURBON.
Je ne pourrais, Éminence, que vous demander à vous
même les moyens que vous croiriez les meilleurs, pen-
sant que vous aviez plutôt à me demander mon concours
que des propositions, puisque c'est vous qui me faites
appeler, à un moment surtout où ma présence auprès du
;HO CAÏ.X.
enfant qui ne doit rien savoir, qu'on envoie promener
ponr parler d'affaires d'État. Et si je ne veux pas me
promener?. Voici justement mes oncles de Guise, qui
paraissent causer d'affaires d'Etat; je saurai peut-être ce
que c'est que des affaires d'État. (IIse cachederrièreune tapis-
serie.)
SCÈNE Il
LEDUCDEGUISE,LE CARDINALDELORRAINE.
I.E DUC.
Je vous l'ai déjà dit, mon frère, nous ne sommes que
trop aidés dans notre œuvre sainte. La maladie de lan-
gueur du roi, grâce aux imprudentes caresses de Marie
Stuart, ne va que trop vite maintenant. Tachons de mo-
dérer l'ardeur de cette chère nièce. Que François Il ne
meure pas avant que Dieu ait délivré la France de ces
parpaillots de Bourbons !
LE CARDINAL.
Mais s'il larde à le faire?
LE DUC.
Condé est condamné et sera exécuté demain. Son frère,
le roi de Navarre, va être tué lui-même tout à l'heure,
par ordre et sous les yeux du roi.
LE CARDINAL.
Je le sais, et c'est pour cela que j'ai demandé une en-
trevue au cardinal de Bourbon, car sa présence auprès
TROISIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 111
du roi eût arrêté ce faible monarque, el sauvé le roi de
Navarre, et par suite Condé lui-même; et,. eux vivants, il
serait bien difficile qu'un cloître ou un tombeau, pût nous
débarrasser du jeune Charles et de sa mère. Mais voici le
cardinal qui vient, croyant à quelque ouverture impor-
tante de notre part.
LE DUC.
Parlez donc, je vais agir, (II sort.)
SCÈNE III
LECARDINALDELORRAINE,LECARDINALDEBOURBON.
LE CARDINALDEBOURBON.
Votre Éminence ayant désiré me parler, je me rends
avec empressement à son invitation.
LECARDINALDELORRAINE.
Éminence, les temps d'épreuve, dans lesquels la sainte
Église se débat, doivent vous expliquer ma sollicitude. Je
voulais demander à Votre Éminence si, comme membre
du Saint-Office, elle ne saurait pas quelque moyen de
mettre un terme à de si dures épreuves.
LE CARDINALDE BOURBON.
Je ne pourrais, Éminence, que vous demander à vous
même les moyens que vous croiriez les meilleurs, pen-
sant que vous aviez plutôt à me demander mon concours
que des propositions, puisque c'est vous qui me faites
appeler* à un moment surtout où ma présence auprès du
112 GAIN.
roi, en compagnie de mon frère, semblait, sinon indis-
pensable, du moins fort convenable.
SCÈNE IV
LESMÊMES,LE ROIDE NAVARRE,arméel cuirassé.
LE ROIDE NAVARRE.
Venez, mon frère, ne nous laissons pas endormir. Il yva de notre vie à tous!
LE CARDINALDE LORRAINE.--
Non, je vais vous laisser. (Avecraillerie.) imminence, nous
reprendrons plus tard celle importante conversation, (II
sort.)
SCÈNE V
LECARDINALDEBOURBON,LE ROIDENAVARRE.
LE ROI DE NAVARRE.
0 mon frère, que j'avais bien fait de m'armer! Sachez,
qu'arrivé auprès du roi François II, je n'ai vu, au lieu
d'hommes d'Église, que je devais y trouver, que des
hommes de guerre, qui, la main sur la poignée de leurs
épées, semblaient attendre un ordre que François II, in-
timidé sans doute par mon air décidé à vendre chèrement
ma vie, hésitait à donner! Comme l'audience semblait
languir, j'ai saisi le premier prétexte et je me suis retiré
TROISIÈME 1-ARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 115
8
ou plutôt enfui d'un lieu où un instant de plus m'eût
été fatal.
LE CARDINALDE BOURBON.
Malheureux François II! trouves-tu donc que la maladie
ne t'emporte pas assez vite? pourquoi forces-tu tes plus
fidèles sujets à désirer ta mort?
LEROIDE NAVARRE.
Ce n'est plus à la désirer que nous pouvons nous bor-
ner. Demain Condé, notre neveu, doit être conduit à
l'échafaud, et ce qu'on n'a pas osé faire aujourd'hui
contre moi, on saura bien le faire demain. Alors, si votre
robe vous sauve de la mort, mon frère, elle ne vous sau-
vera pas de l'exil. Catherine de Médicis conçoit elle-même
son danger, et comme le cloître a peu d'attraits pour elle,
elle comprend que, puisque François II ne peut tarder à
mourir, il vaut mieux que ce soit tout de suite, pendant .-
que nous pouvons la sauver elle-même.
LECARDINALDE BOURBON.
Mais alors?
• LE ROIDENAVARRE.
Tout est prêt. Demain, le jour ne retrouvera plus Fran-
çois II vivant. Charles IX proclamé roi, Condé, d'accord
avec la reiavec la reine mère, sort de prison pour rallier les enne-
mis de Guise, pendant que nous prenons avec Catherine
de Médicis la défense du nouveau trône. (ils sortenten parlantaveeanimation.)
114 CAlN.
SCÈNE VI
CHARLESIX,seul,sortantde derrièrela tapisserie.
Mon frère François!. ils vont tuer mon frère cette
nuit. et ma mère ferme les yeux. Oh! cela ne sera pas.
cela ne peut pas être. Je vais prévenir mon frère.
Mais voudra-t-il seulement m'écouter, s'arracher un mo-
ment des bras de sa chère Marie?. Et puis un cloître ou
un tombeau sera ma récompense. Non! je ne peux pas.
D'ailleurs les affaires d'État ne me regardent pas, je ne
suis pas une Majesté, moi !. Charles IX, ont-ils dit, doit
succéder à François II. Une couronne ou un tombeau !
entre ces deux extrémités que peut un enfant? Mon frère
ou moi. Que Dieu nous ait tous deux en sa sainte garde!
TROISIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 115
DEUXIÈME TABLEAU
Lesrives de la Seine.Unpavillonéclairéavecbalcon,surle bordde l'eau
occupeuncôtéde lascène;il fait nuit.
SCÈNE PREMIÈRE
CHARLESIX, dansle pavillon,auprèsd'une tablesurlaquelleest un chapeau
ornéd'unecroixblanche,aprèsavoirregardél'heured'unehorloge.
Heure fatale! que tu es à la fois lente et prompte a
venir! Aucune cloche encore n'a sonné; (Allantau balcon.)
pourtant quelques clartés de torches dans le fond.
L'heure va donc sonner. (Onentendquelquescoupsdefeuéloignés.)
Enfin1 demain ils seront tous anéantis, tous ces hugue-
nots, mes ennemis, Henri de Navarre, Coligny, Arnaud
de Chavagnes, tous, tous. Mais qui me sauvera de tous
ceux qui n'attendent que ma mort: ma mère, mes frères:
d'Anjou, dont les impures amours n'ont pas même respectér.
notre sœur; d'Alençon, qui nous confond tous dans une
même haine; ceux qui, aussi cruels que moi, m'ont
déjà -donné ce poison lent qui minait mon frère Fran-
çois II, quand. quand. Souvenir impérissable qui dé-
vore et flétrit en moi jusqu'à l'amour que je ressentais
pour les douces compagnes que la raison d'État et celle
du cœur m'ont données! 0 malheureux roi! pourquoi
m'a-t-on choisi pour cette fratricide exécution? Une exé-
cution catholique, et j'ai les mœurs d'un musulman ! C'est
que ce fratricide en grand voulait un chef fratricide. (Pre-
m CAÏN.
nant sonchapeaudes deuxmains.) Et cette croix, signe de ré-
demptionun jour, signe de mort toujours, qu'on place
sur les tombeaux, qu'on fait baiser aux suppliciés. qu'on
a clouée sur nos bras, sur nos chapeaux. dont je ne
pourrai peut-être pas plus me détacher que le patient de
l'instrument de son supplice !
SCÈNE II
LEMÊME.
Minuitsonne,les coupsde clocheet lescoupsde feu s'entremêlentauxcrisde rageet d'angoisse;lascènese couvreau-dehorsde fuyardset de meur-triers courantsur la plageet se poursuivantsurdes bateaux.
UNEVOIXDUDEHORS.
Charles, notre roi, on égorge tes malheureux sujets !
CHARLESIX.
Mes malheureux sujets! et lequel de vous est aussi à
plaindre que votre roi? lequel de vous endure des tor-
tures semblables aux miennes? Vous demandez du se-
cours à votre roi! le secours qu'il peut vous donner est
celui qui lui serait bon à lui-même pour finir sa souf-
france. (Il prendune escopetteet la déchargesur les fuyards.)
TROISIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 117
SCÈNE III
LE MÊME,CATHERINE,HENRI,MARGUERITE,SOLDATS.
Laportes ouvreavecfracas,Henride Navarreentrepoursuivipar dessoldatsqu'exciteCatherinede Médicis.
MARGUERITE,se jetant entre son mari et ses assassins.
Charles, mon frère, laisseras-tu égorger Henri, mon
époux, celui que tu appelles ton frère? (Ellefait entrer Henri
avecelle dans un cabinet.Catherinesort avecles soldatspar une autre
porte.)
SCÈNE IV
CHARLESIX, seul.
Celui que j'appelle mon frère !. J'ai bien déjà laisséfaire. 0 nuit fatale, digne.de celle-ci! quels souvenirs tu
évoques toujours! (Essuyantson front de sa main.) Une sueurfroide inonde mon front. (S'essuyantde nouveaude sa main,qu'ilregarde.)Du sang!. du sang!. une sueur de sang!.(Unelumièresinistreéclairesonfront et sa maintachésdesang.)
LA VOIX.
Qu'as-tu fait de ton frère ?
DEUXIÈME ÉPOQUE
GRANDEUR.LOUISXIV
PERSONNAGES:
LOUISXIV.LOUVOIS.MADAMEDEMAINTENON.MONSEIGNEURLEDAUPHIN.
LEDUCDEBOURGOGNE.LECOMTEDETOULOUSE.LEDUCDUMAINEet SESFILS.PRINCES,DAMESet SEIGNEURS.
PREMIER TABLEAU
Lecabinetdu roi.
SCÈNE- PREMIÈRE
LOUISXIV,assisdansun fauteuil;LOUVOIS,devantunetable couvertede papiers.
LOUVOIS.
Sire, vous triomphez de tous vos ennemis; le doge de
Venise, lui-même, vient à votre cour comme un astre au-
près du soleil. Tous vos ordres sont partout exécutes,
vous triomphez de tous vos ennemis. La révocation de
l'édit de Nantes produit ses salutaires effets. Les protes-
tants et leurs familles, au nombre de plus de trois cent
mille, évacuent le sol de la France. Cependant.
TROISIÈME PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 119
LOUISXIV.
Cependant?
LOUVOIS.
Quelques-uns des principaux d'entre eux, hommes
d'audace et de résolution, se sont fait un refuge for-
midable dans les Cévennes.
LOUISXIV.
Ah! la Narbonnaise de César! Il faut raser leurs tem-
ples, c'est l'avis de M. de Meaux; envoyez dans les Céven-
nes mes dragons et toute la cavalerie disponible; le sabre
finira ce que l'exil n'a pu terminer.
LOUVOIS.
Votre Majesté a raison. Les rebelles ne pourront résister
longtemps; il leur manque un chef important, un corps
ne peut subsister sans tête. Mais.
LOUISXIV.
Mais?
LOUVOIS.
Ils prétendent qu'un représentant de la liberté religieuse
proclamée par l'édit de Nantes, un autre petit -iîls de
Henri IV, fils de France comme vous, avant vous, dont
personne pourtant ne peut prouver l'existence, va bientôt
se mettre à leur tête. Je reçois aujourd'hui même une
lettre de M. de Saint-Mars, qui me dit qu'on a vu des na-
vires étrangers rôder autour des îles Sainte-Marguerite,
que chaque nuit il craint une attaque ayant pour but de
lui enlever son prisonnier.
LOUISXIV.
Écrivez à M. de Saint-Mars qu'à la première tentative,
120 CAlN.
il fasse périr le prisonnier de Pignerol et ceux qui tente-
raient de l'approchcr, et qu'il ait soin de le faire après
défigurer.
LOrYOIS.
Vos ordres ont prévenu mes conseils; je m'offre même
à aller, au besoin, en personne les faire exécuter, (Il sort.)
SCÈNE II
LOUISXiV.seul.
0 fantômes de mes nuits! masque de fer infcrnal,
quand finira le long cauchemar de ta funeste fraternité?
SCÈNE III
LOUISXIV,MADAMEDEMAINTENON.
MADAMEDE MAINTENON.
Priez, sire, priez, fils aîné de 4 : la religion a des
consolations pour les grandes et augustes douleurs.
TROISIÈME PARTIE, DEUXIEME ÉPOQUE. 121
DEUXIÈME TABLEAU
Salonde réceptionà Versaillesavec un cabinet ouvert sur un des côtésdela scène.
SCÈNE PREMIÈRE
LOUISXIV,LEDAUPJIIN,LE DUCDE BOURGOGNE,LE COMTEDETOU-LOUSE,LE DUCDUMAINEet SES FILS, PRINCES,DAMESet SEI-GNEURSde la cour.
Finou continuationd'un balletà la cour.
UNSEIGNEUR,à une dame en la reconduisant.
La gaieté a bien de la peine à se faire jour dans une fête
si belle pourtant; il semble qu'un génie malfaisant se
plaise (Montrantle roi.) à troubler les fêtes de ce pacha
converti.
LADAME,montrantmadamede Maintenon, qui entrevêtuede noir.
Le génie cherché, le voilà.
SCÈNE II
LESMÊMES,MADAMEDEMAINTENON.
Elles'approchedu fauteuildu roi et lui parlebas uninstant. Silencegénéral.
LOUISXIV,se levantet s'appuyantà sonfauteuil.
Nous avons réseiu d'accorder, par grâce toute spéciale,
aux enfants de notre bien-aimé fils le duc du Maine, le
même rang et les mêmes honneurs qu'à leur père. (Même
silence.Le roi, passantprès de Monseigneuret du duc de Bourgognepour
122 CAÏN.
entrer dans son cabinet.) Princes, j'aurai à vous entretenir un
instant. (Ils entrent aveclui dans le cabinet. Lesseigneurset dames
restent assis parlant à voix basse on se promenantsilencieusementau
dehors.)
SCÈNE III
LOUISXIV,LE DAUPHINet LEDUCDEBOURGOGNE.
LOUISXIV.
Écoutez, mes enfants, ce que depuis longtemps je pense
et j'hésite à vous dire. Tout règne, quelque grand qu'il
soit, doit avoir un terme, et celui du mien approche.
C'est à vous qu'échoit l'héritage de ma couronne, à vous
d'en porter successivemet le fardeau, et de maintenir ou-
verte sur la France la source des faveurs que la monar-
chie n'a cessé de répandre sur elle; aussi je ne doute
pas que vous ne confirmiez après moi les rangs et
distinctions que j'accorde au duc du Maine dans ses
enfants. (Silencedes princes,qui se regardentétonnés.)C'est votre
frère, mon fils, mon sang comme vous-même, et je puis
répondre de son affectueuse soumission. (Allantà la portedu
salonet uppelnnt.)Monsieur le duc du Maine! (Leduc du Maine
se lèveet se rend en toutehâtedansle cabinetdu roi.)
TROISIÈME PARTIE, DEUXIÈME ÉPOQUE. 123
SCÈNE IV
LESMÊMES,LE DUCDUMAINE.
LOUISXIV,faisantinclinerle duc devant les princes.
Prince, j'ai répondu de votre dévouement et réclamé
pour vous, après moi, une affection fraternelle que j'es-
père, que j'attends de la bienveillance d'un frère pour son
frère, issu comme lui de mon sang. (Silencedes princes; le duc
du Maines'inclinedavantageà leurs pieds.)
LOUISXIV, le relevant,et d'une voixattendrie.
Mais embrflssez-vous donc, mes enfants! ou si l'émotion
vous retient, une parole bienveillante pour votre frère.
LE DAUPHINLOUIS,au duc du Maine.
Monsieur le Duc, comptez que, si le sort me privait un
jour de mon père, j'aurais pour vous l'affection qu'il eût
eue lui-même pour un frère, si le sort lui en eût donné
'.:n'ccaffectation)un autre que Philippe de France.
LOUISXIV.
Princes, vous pouvez vous retirer. (Lesprincessortent.)
LOUISXIV,s'avançantà la porte du salon.
La position des enfants du duc du Maine étant réglée
définitivement, chacun peut en témoigner librement sa
Satisfaction. (Les princess'avancentau milieu des groupes, le duc du
Mainerejoint ses fils auprès de madamede Maintenon, qu'entourentd'au-
tresgroupes)
124 CAÏN.
SCÈNE V
LOUISXIV,seuldansle cabinet,se laissanttomberdanssonfauteuil.
0 vieillesse! ton impuissance se dresse impitoyable de-
vant moi. Quel sort l'avenir prépare-t-il à mon fils, s'il
doit avoir celui que semble lui promettre son frère? dois-je
désirer de survivre à mes enfants et à mes petits-enfants?
0 Dieu! la raison d'État m'a-t-elle égaré? me serais-je
trompéen chassant les protestants? Pourquoi me frappez-vous ainsi dans ma postérité? (Éclair,lumière.)
LA VOIX.
Qu'as-tu fait de ton frère?
TROISIÈME ÉPOQUE
DÉCADENCE.CHARLESX
PERSONNAGES:
DEUXHOMMESINCONNUS.CHAULESX.LEPRINCEDEPOLIGNAC.
MINISTRESet DÉPUTÉS.UNIIUISSIER.
PREMIER TABLEAU
Uneaubergeà Varennes.
DEUXHOMMES,assisprès d'une table;bruitsau dehors.
LEPREMIER.
Voyons! c'est en vain que je voudrais cacher mon jeu,vous paraissez le connaître, vous cachez le vôtre, et je le
vois également; jouons, si vous voulez, cartes sur table.
LE SECOND.
Voyons.
LE PREMIER.
Nous nous trouvons ensemble à Châlons-sur-Marne au
moment où, la voiture de Louis XVI ayant cassé, on ne sait
comment, le roi est obligé de faire halte; vous en profitez
pour chercher à faire partir la reine et ses enfants dans
126 CAÏN,
une première voiture; n'ayant pu y réussir, vous prenez
ainsi que moi les meilleurs chevaux et nous' arrivons à
Varennes avant le roi, et ici nous retenons encore les che-
vaux disponibles.
LE SECOND.
Eh bien, après?
LE PREMIER.
Après, je suis porteur d'un ordre pour faire partir les
troupes, et un ordre transmis par vous les a déjà fait
partir; je dis que j'ai cru reconnaître le roi, et l'auber-
giste, prévenu par vous, le sait déjà. Enfin, au moment
où le roi est arrêté, vous faites de nouveaux efforts pour
qu'il soit seul retenu, et qu'on laisse partir Marie Antoi-
nette et ses enfants. Évidemment, si nous voulons tous
deux l'arrestation du roi, -vous ne voulez pas celle de la
reine.
LE SECOND.
C'est qu'apparemment je ne travaille pas pour M. le
comte de Provence.
LE PREMIER.
Parce que vous travaillez pour M. le comte d'Artois,
qui, on le sait, a d'excellentes raisons pour revoir sa belle-
sœur à l'étranger, et pour que les enfants de France
échappent aux hasards des révolutions, hasards auxquels,
ainsi que le comte de Provence, il n'est pas fâché de
laisser exposé son auguste frère, Sa Majesté Louis, sei-
zième du nom. Avouons entre nous que Monsieur peut
bien avoir quelques raisons, car enfin ce sang royal com-
TROISIÈME PARTIE, TROISIÈME ÊPOQUK 127
mence à être un peu croisé: de Guise, de Stuart, de
Bourbon, d'un peu de Borgia, de beaucoup de Médicis,
et enfin de trop de Lorraine; oui, vraiment, le liapsbourg
domine un peu trop.
LE SECOND.
Aussi M. de Provence ne craindrait pas d'en voir sup-
primer les dernières doses.-LE l'ItEMIKIi,
Allons! voilà que nous commençons à nous entendre ;
nous nous connaissons et nous pouvons partir bons amis.
Allez rendre compte de votre entreprise, et ne m'en voulez
pas si j'ai mieux réussi que vous: c'est qu'aussi votre
mission était plus difficile que la mienne.
128 CAÏiN.
DEUXIÈME TABLEAU
Unsalonà Rambouillet.
SCÈNE PREMIÈRE
CHARLESX, LEPRINCEDEPOLIGNAC.
CHARLESX.
Si, ainsi que vous me le dites, malgré la résistance
de Paris, la France entière acclame avec bonheur les or-
donnances que j'ai cru devoir rendre, et si vous répondez
du rétablissement de l'ordre, c'est moi, Charles X, qui
compléterai l'œuvre de CharlesIX; les fils de Voltaire sont
plus dangereux encore que ceux de Luther, mais les
cours prévôtalcs remplaceront pour la France le saint
tribunal de l'inquisition.
LE PlilNCEDE POLIGKAC.
Sire, des dépulations arrivent de toutes parts apportant
les hommages et les remerciments de la France. La der-
nière et prodigieuse conquête qui réunit l'Algérie à votre
couronne excite partout le plus vif et le plus légitime en-
thousiasme.
SCÈNE IIj
LESMÊMES,UNHUISSIER,entrant.
ISire, des députés, accompagnés des ministres de Votre
il.;.:.;,'
Ïl
TROISIÈME PARTIE, TROISIÈME ÉPOQUE. 129
9
Majesté, laissés par vous it Paris, demandent a être intro-
duits sans délai.
SCÈNE III
LESMÊMES,DÉPUTÉSet MINISTRESentrant.
UNDÉPUTÉ.
Sire, le sang a coulé, la victoire a décidé, votre dé-
chéance est prononcée. Le duc d'Orléans, nommé lieute-
nant général du royaume, nous envoie pour protéger
votre départ; si Votre Majesté a quelques préparatifs à
faire, nous la laissons un instant pour les faire en liberté.
CHARLESX..
Messieurs, quelque incroyable que puisse me paraître
- fa-déchéance que vous m'annoncez, je pense du moins
que les droits de mon fils et ceux de mon petit-fils ne sont
pas en péril, et que je puis, en abdiquant, faire proclamer
l'avénement de l'un ou de l'autre.
LE DÉPUTÉ,sortant.
Sire, il est trop tard.
CHARLESX,"à l'olignac.
C'est impossible; prince, allez savoir ce qu'il y a de
vrai en tout cela. (Leprincesort.)
130 ci IN.
SCÈNE IV
CHARLESX,seul.
La royauté déchue! et pourtant d'Orléans lieutenant
général du royaume! Cet ingrat se sert de l'immense for-
tune que la loi d'indemnité lui a faite pour dépouiller les
parents qui la lui ont procurée. 0 France! tu veux donc
revoir un jour, avec unautre prince, une autre république?
Mais c'est encore la Terreur que tu veux, car la fraternité
que tu rêves, possible en Amérique, ne peut l'être en ce
vieux monde. (S'tlgcllouillantsur son fauteuil.)Mes enfants dés-
héritésI. 0 mon Dieu! n'ai-je donc pas encore expié
les erreurs de ma jeunesse, ou n'ai-je pas assez fait pour
votre Église pour que vous me laissiez ainsi jouer par ces
d'Orléans?. Faites au moins qu'ils aient, encore une
fois, le même sort que nous! Se levant.) 0 d'Orléans, d'Or-
léans! corrupteurs incorrigibles, que faites-vous de notre
famille? (Éclairset tonnerre.)
LAVOIX.
Qu'as-tu fait de ton frère?
fil
QUATRIÈME PARTIE
LES DEUX MONDES
430 CArN.
SCÈNE IV
CIIARLESX, seul.
La royauté déchue! et pourtant d'Orléans lieutenant
général du royaume! Cet ingrat se sert de l'immense for-
tune que la loi d'indemnité lui a faite pour dépouiller les
parents qui la lui ont procurée. 0 France! tu veux donc
revoir un jour, avec un autre prince, une autre république?
Mais c'est encore la Terreur que tu veux, car la fraternité
que tu rêves, possible en Amérique, ne peut l'être en ce
vieux monde. (S'agenouillantsur son fautcuil.)Mes enfants dés-
hérités I. 0 mon Dieu! n'ai-je donc pas encore expié
les erreurs de ma jeunesse, ou n'ai-je pas assez fait pour
votre Église pour que vous me laissiez ainsi jouer par ces
d'Orléans?. Faites au moins qu'ils aient, encore une
fois, le même sort que nous! (Se levant.) 0 d'Orléans, d'Or-
léans ! corrupteurs incorrigibles, que faites-vous de notre
famille? (Éclairset tonnerre.)
LA VOIX.
Qu'as-tu fait de ton frère?
QUATRIÈME PARTIE
LES DEUX MONDES
QUATRIÈME PARTIE
LES DEUX MONDES
PREMIÈRE ÉPOQUE
LE VIEUX MONDE EN AMÉRIQUE
PERSONNAGES:
SAÏB,mulâtre.NIMBO,noir.GIIANITO,planteur.
PIETRO,autreplanteur.PLANTEURS.NÈGRESet NÉGRESSES.
Uneéclairciedansune forêt, des rochesbrisées, des arbres déchiréspar la
foudre,penchéssurdesprécipices,aufonddesquelsonentendle bruit sourdd'un torrent; dansle fond,desmontagnesfaiblementéclairéespar la lune.
SCÈNE PREMIÈRE
SAÏB,NIMBO.
Desbandesde noirsdetout sexeet de tout âge traversentla scèneen
marchantavecprécaution.
sAIn.
Allons, frères; puisse le jour nous trouver assez loin de
ces odieuses plantations, où pourtant, moi, malheureux!
134 CArN.
je laisse une famille, un être bien cher, une femme ado-
rée. et même un frère.
MMBO.
Un frère, as-tu dit? le monstre qui nous torture tous,
toi le premier. Quoi! tant de faiblesse unie à tant de réso-
lution! Toi, notre guide, notre chef chéri, tu t'intéresses
encore à ces blancs, tant il est vrai que le sang ne saurait
jamais se démentir !
SAÏB.
Pourquoi envelopperais-je tous les blancs dans le même
anathème, quand les Américains du Nord viennent pour
nous, pour notre émancipation, de combattre et triom-
pher, après tant de sang répandu dans leur immortelle
lutte?
UNEVOIX,du haut des roehers.
Les blancs !
Saïb, Nimboet le reste des noirss'enfuienten courant; les uns traversantlesarbrespenchéssur les torrents, d'autres se cachantdansdes touffes
épaissesde buissons.
SCÈNE II
GRANITO,PIETRO.
Suivisd'autresblancsarmésdecarabines,avecdeschiens,qui courentsur lascèneet découvrentpeuà peulesnoirscachéssousles buissons,tandisqued'autrescontinuentla poursuitedes nègresen fuite.
GRANITO.
Pendez-moi les plus vigoureux, et emmenez pour la tor-
QUATRIÈME PARTIE, PREMIÈRE ÉPOQUE. 135
turc les autres chargés de chaînes. (Onentenddes coupsde feu
éloignés.)
UNnLANC,revenant.
0 Granito, notre chef, les fugitifs sont tous pris ou tués;
mais on ramène aussi Saib blessé; on n'a pas voulu l'a-
chever à cause de toi, quoiqu'il soit le plus dangereux
de fous, l'instigateur de la révolte de la plantation, celui
qui avait combiné la réunion de toutes les révoltes, et le
massacre de tous les planteurs; mais il est ton frère.
GRANITO.
Mon frère!. Est-ce que, si un gorille ou un ourang-
outang avait fait violence à ma mère, le monstre qui en se-
rait résulté serait mon frère? Pourquoi donc un moment
d'ivresse de mon père m'aurait-il donné un frère? Allons,
en me prenant pour votre chef, vous auriez du me croire
un cœur plus viril. Eh bien, puisque vous avez épargné
Saïb, qu'il soit pendu auprès et en tête des autres.
Desfilesde noirsavecfemmeset enfants,enchaînésles uns auxautres,tra-versentla scène,pousséspar des blancsle bâton levé.Dansle fond,lesarbressechargentdescadavresqu'ony suspend.
PIETRO,à Granito.
Vous avez bien fait, ô chef généreux! de donner cet
exemple, car, si nous laissons un seul homme valide de-
bout, c'est nous qui périssons. Ces chiens maudits de
noirs ont tout massacré dans les plantations voisines, où
ils sont les plus forts. (On entend une fusilladequi se rapprocheet
un bruit de tonnerreéloigne.)Voyez, leur nombre augmente tou-
jours, celui des nôtres diminue.
136 CAÏN.
GRANITO.
En avant t il y va maintenant de la vie ou de la mort.
Lesblancsfontunevivefusilladeducôtéde la coulisse.Uneriposteterrible
répond,une partiedesblancstombe.
SCÈNE III
LESMÊMES.
Nègresarmés envahissantla scèneet massacrantle restedes blancs.Nimbo,le piedsur la poitrinedeGranito,blessé,semblele braver.
GRANITO.
Pourquoi ce misérable tarde-t-il tant à m'achever? (Le
tonnerreéclate,un éclairperce l'obscuritéetéclairele groupe.)
LA VOIX.y
Qu'as-tu fait de ton frère?
1-1 1.
~M~X~E ÉPOQUE,., ,/~
"nL^•i|JNOÈL^eIUpy MONDEEN EUROPE
PERSONNAGES:
ÉROS,rêveur.AUOPIIOBE,sonfrère.
UNETOUTEJEUNEFILLE.HOMMES,FEMMESetENFANTS.
PREMIER TABLEAU
Lnplacede la Concordeà Paris,lesfontainessontdoréesainsiqueles co-lonnesdes monuments,lescandélabreset les balustrcsde la placeet du
pont.Desdômesétincelantsbrillentau loin, au delàdestempleséloignés,surmontésd'étoileséclatantes.L'étendarddesÉtats-Unis,jointà celuidela
France,llotlcsur les Tuileries,It Franceétantun desÉtalsde l'Unionuni-verselle.Desaérostatsde formesvariéess'aperçoiventau loin.Unefoule
inquiète,vêtue de richescostumes,aux diadèmesd'or, aux aigrettesde
diamants,circuledans la place.Lesunssontà pied,lesautresse dirigentnu se fontroulerdansde richesfauteuils.
SCÈNE PREMIERE
ÉROS,costumesimpleet élégant,appuyécontreunebalustrade.
0 secret éternel de la vie et de la mort, j'ai enfin réussi
à te surprendre ! Car, si l'homme ne peut rien sur le
monde des astres, il peut au moins quelque chose sur le
fluide qui lui donne l'existence. (Il tire un flaconde sa poche
pendantqu'unetoutejeune filles'approche,tantôtsautantà la corde,tantôt
m CAÏN.
s'appuyantcontre les balustrades.)0 femme, sexe faible, toi qui
tombes le plus facilement sous l'action du mal, c'est toi
qui dois aussi renaître le plus tôt sous l'action du liquide
réparateur. Amour, c'est par toi que j'ai cherché, c'est
par toi que j'ai trouvé, flamme impérissable qui fus ma
vie entière, qui brûles mon cœur et le brûlerais encore
quand la dernière femme aurait succombé sous le der-
nier débris de la terre, (II refermele flaconsous ses vi'lemenls.^
SCÈNE II
TEMÊME,ALLOPHOBE.
ALWPllonE,en costumeriche et surcharge,descendantd'un fauteuilqu'un
laquaisemmènc.
Eh bien, rêveur, voici le moment de te montrer et de
retrouver ta fortune engloutie.
ÉROS.
Qu'importe maintenant un déshérité de plus ou de
moins! qu'importe, quand la terre et les astres sans
nombre qui nagent dans l'espace auront sombré dans
l'océan des âges, que j'aie été riche ou pauvre, qu'on ait
ou non parlé de moi f
ALLOPHOBE.
Éros, on dit que tu crois avoir trouvé le moyen de
combattre ce choléra universel qui, comme un déluge,
fait si rapidement le tour du globe. Les dépêches télégra-
phiques disent que déjà les trois quarts des populations
de l'Asie et de notre chère Amérique ont disparu, em-
QUATRIÈME PARTIE, DEUXIÈMEÉPOQUE. 139
portées par le fléau. La comète, qui s'approche chaque
soir, semble faire un appel à la terre, des volcans s'ou-
vrent de tous côtés, engloutissant ou bouleversant des
villes entières. (Unmouvementse fait dansla foule,on entendle cri:
Dernièresdépêches!)
SCÈNE III
LESMÊMES,UNHOMME.
UNHOMME,tenantune dépêcheà la main.
L'Amérique, notre mère patrie, vient d'être engloutie
tout entière; les îles Britanniques sombrent en partie,
nos villes du littoral s'écroulent ou s'affaissent. La cha-
leur est étouffante, ceux qui ne sont pas écrasés ou en-
gloutis périssent asphyxiés.
UN AUTREHOMME,arrivant.
Dernière dépêche! la France entière est envahie; Paris
semble seul préservé du cataclysme universel.
Onentendun horriblecraquement,les édificessepenchent;unesombrepous-sièreet un épaisbrouillardenvahissentla scène,quidisparaitsousun nuagedenoirefumée.
440 CAIN.
i
DEUXIÈME TABLEAU
Lenuagede fumée noirese lèvepeuà peu, la placereparaît,maistouslesédificessont renversés,la Seinecouleen cascadessur les débris du pontécroulé,lescadavresdes habitantsjonchentla placeou pendentaux débrisdesruinesamoncelées.Allophobeserelèvelentementsursonséant,prèsde
lajeunefilleappuyéesur la balustrade.
SCÈNE PREMIÈRE
ÉROS,ALLOPHOBE,UNEJEUNEFILLE.
tnos, debout,son flacondans la main.
Comme cet élixir agit plus vite sur l'enfant que sur mon
frèreI Elle en a pris bien moins et bien plus tard, et elle
revient plus vite que lui. (Soulevantle bras d'un autre corps.)Pour
tous ceux-ci, la mort a accompli sa tâche, la mienne est
finie. Mais pourquoi me sens-je découragé comme si
j'avais détruit d'une main ce que j'accomplissais de
l'autre? Arrière, pressentiment funèbre! quand l'huma-
nilé devrait encore périr, la flamme immortelle qui me
brûle ne peut s'éteindre. Si ce monde doit finir, c'est que
d'autres mondes m'attendent; ô nom prédestiné, Éros!
impérissable comme l'amour ! je ne dois pas, je ne puis
pas mourir. (Il renferme son flacon, tend la main à Allophobe,
qu'il aide à se lever,pendantqueta jeune fillese lèveseuleprèsde lui.)
ALLOPHOBE,regardantautour de lui.
Tous morts?
ÉROS.
Tous.
QUATRIÈMEPARTIE, DEUXIÈMEÉPOQUE. 141
ALLOPHOBE.
El leurs richesses?
ÉROS.
A toi, si tu les veux. Va, il en reste plus qu'il n'en faut
pour orner un tombeau.
ALLOPHOBE.
Et cette enfant?
ÉROS.
A elle-même. (S'avançantvers le pont écroulé.)Je vais vers le ,fleuve prendre un peu d'eau, car il faut recroître le liquide
vivifiant pour que le mal ne nous prenne pas au dé-
pourvu.
ALLOPHOBE,le suivant,et s'approchantd'un corpsaccrochéà un candélabre
brisédu pont.
0 la magnifique aigrette de diamants! (II va pour saisir
l'aigrette, glisseet pousseun cri; Eross'élance et le retient sur l'abîme,
ils reviennenten scène.)Mais dis, Éros, tu vas être le maître
de ce monde qui te devra la vie?
ÉROS.
Nous partagerons tout.
ALLOPHOBE,à demivoix.
Et cette jeune fille, qui l'aura? Qui sera le père de l'hu-
manité renouvelée?
ÉROS.
Celui qu'elle aimera; celui qu'elle aura librement
choisi.
LAJEUNEFILLE.
Quel dommage que vous n'ayez pu prendre cette ai-
grette!. Comme elle brille au soleil t
142 GAIN.
ALLOPHOBE.
Nous avons failli périr pour l'avoir.
ÉROS,prenant uneplanche d'un bateauéchouéet la plaçantsur la cascade.
0 jeune et dernière femme d'un monde écroulé, si tu
dois être la première d'un monde à venir, il ne sera pas
dit que ton premier désir n'y ait pas été satisfait! (Il s'avance
avecprécautionsurla planche,qu'il assujettitde nouveauaidé de l'enfant.)
ALLOPHOBE,à part.
Nous partagerons, dis-tu? Partager. et comment?
et pourquoi? Tu sais déjà te faire aimer. eh bien, je sau-
rai conquérir. A moi le monde à venir! à moi l'unique
femme, la mère à venir du genre humain! (Il s'approche
d'Éroset poussela planche.)
ÉROS,cherchanten vain à se retenir.v
Malheureux ! tu oublies la liqueur, (Il tombeet disparait,la
jeune fillese pencheen pleurant sur l'abîme. L'obscuritévient peu à peu;
le tonnerre s'entend au loin.)
*
SCÈNE III
LESMÊMES.
ALLOPHOBE.
Malheureux, en effet! Quelle affreuse fureur m'a aveu-
glé? J'aurais dû au moins apprendre le secret de la pré-cieuse composition. Comment aller la demander au fond
de ces ondes en furie?-
QUATRIÈME PARTIE, DEUXIÈMEÉPOQUE. 143
LAJEUNEFILLE
Oh ! je meurs de soif.
ALLOPHOBE.
Moi aussi. (Il va prendre del'eau, qu'il porte à ses lèvres.) Non,
cette eau me brûle la bouche.
LAJEUNEFILLE.
Oh!. j'expire!
ALLOPIIODE.
Moi aussi, je vais mourir. 0 malédiction! ce que le
ciel et la terre n'avaient pu faire contre l'humanité, ma
rage aveugle l'accomplit. La mort sera mon expiation,
je 1ai méritée. (Éclairsinistre, lumièrefunèbre.)
VOIX.
Pas encore, mauditl. Qu'as-tu fait de ton frère?
ALLOPHOBE.
Caïn!. le premier maudit de la terre devait en être
le dernier !
Lesruinessunt de nouveaubouleversées;la Joudre,s'écliappantde la terre
entr'ouverte,frappetoutautourdeCaïn,dont le front seulbrilleau milieude J'obscurité<mLcfivahitla scène.
tPItOGUE
A1M4.ESDE TÉKÈBRES ET ANGES DE LUMIÈRE
ÉPILOGUE
ANGES DE TÉNÈBRES ET ANGES DE LUMIÈRE
PERSONNAGES:caLYLESA.N'GESDETÉNÈBRES.
LESANGESDELUMIÈREDKUXJEUNESHOMMES.
PREMIERS TABLEAUX
LESANGESDETÉNÈBRES,CAIN
D'affreusescavernessontéclairéosI)ar de sinistreslueurs; des élrcs liideuxentourentet pour$llivelltCiïn,quip~,ircotirtla se~>nei pAsdésespér~.s.
CAÏN.
Mais qui donc êtes-vous et que me voulez-vous, êtresabominables, vous tous produits liideux d'êtres peut-êtreplus hideux encore?
TOUS.Nous?
CAÏN.
Oui, vous.
UND'EUX.
Nous sommes tes enfants, tous sortis de toi-même, tous
148 CAlN.
formés de ta chair, tous nés de ton cœur, de ton intelli-
gence, les enfants de la haine, les fils nés de l'envie, de
l'éternelle inimitié.
UNAUTRE.
Nous sommes les envieux, les cohéritiers avides, les
compétiteurs jaloux et acharnés de tous les climats et de
tous les siècles; c'est nous qui avons déterminé, hâté ou
désiré la mort de nos parents, de nos frères, de tous ceux
qui, amis ou ennemis, étaient ou paraissaient être un
obstacle à la rage effrénée de nos ardentes convoitises.
UNAUTRE.
, Nous sommes les maudits, nous sommes les meurtriers,
les égorgeurs de tous les temps..
UNAUTRE.
Oui, c'est nous qui nous sommes déchirés, égorgés, par
millions sur cent mille champs de bataille, nous qui avons
brûlé, saccagé des milliers de villes, ravagé des milliers
de provinces, égorgé les vieillards et les enfants, désho.
noré dans le sang de leurs proches les filles et les femmes
des hommes.
UNAUTRE.
Nous sommes les bourreaux, c'est nous qui avons donné
ou exécuté tous ces ordres fratricides. Caïn, ne nous re-
connais-tu pas?
CAÏN.
Assez! assez! écartez-vous, maudits' Oh! cent mil-
liards d'années de sommeil, et je ne serais pas encore as-
ÉPILOGUE. 149
sez loin de ces êtres exécrables qui osent m'appeler leur
père.
Unenuitprofondes'étendsur la scène,qu'illuminentpeuàpeudevertesclartés.Lesmassesrocheusessemblentdéplacées,desbruits sinistresgrondentdansle lointain; les monstreshumains,en partie transformés,poursuiventde *nouveauGain,qui fuit encoreplusdésespéré.
CAÏN.
Vous encore?
UNEDESVOIX.
Toujours nous. Les enfants doivent-ils mourir avant
leur père? Notre race ne peut finir avant toi. 0 notre père,ne nous renie pas! Vois, nous ne rougissons pas de toi,
nous. (Ils l'entourentdans une ronde infernale.)
CAÏN.
Oh ! cent mille millions de milliards de siècles! pour
m'éloigner au moins de vous par delà, s'il se peut, d'au-
tant de milliards de lieues. -'
Nouvellenuit profonde.Derougesclartésfontresplendirlesrochers.Deplusenplushideux,des monstresnouveauxs'ajoutentaux premierset rampentau
- milieude massesinformesdont le désordreest encoreaugmenté.Desbruitsplusstridentsredoublentl'effroi.
CAÏN.
Eh quoi! encore? quoi! toujours!
UNEDESVOIX.
Ne serait-ce pas plutôt nous qui pourions nous plaindrede toi, toi la cause éternelle de nos souffrances? Oh! tu
nous renies depuis assez longtemps.
AUTREVOIX.
Depuis assez longtemps nous nous déchirons entre
nous; déchirons-le enlin lui-même, lui, notre père à tous,
150 CAÏN.
notre éternel auteur, la cause impérissable de tous nos
maux.
CAÏN.
Ohl la fin de toutes choses, la fin de tout mal, comme
la fin de tout bien! (Leslueurs s'affaiblissent,des nuagesenveloppentla scène.)
UNEVOIX,dans la nuit.
Caïn, tu demandes un temps qui ne peut venir; toutes
choses ne peuvent finir, car toutes choses n'ont pas
commencé; les choses comme les idées commencent et
finissent successivement par d'autres éternellement rem-
placées.
CAÏN
Oh ! alors, le temps aussi éloigné qu'il puisse être, où
toutes ces choses seront disparues ou oubliées, l'époque
où je pourrai, détruit ou transformé, n'être plus ou être
comme n'ayant jamais été.
Lesnuagess'écartentet fontrevoirun cielpâlecouvertd'étoiles,peu diffé-rent de celuidu Prologue,maisplusriche et plus varié en étoilesqui sebalancentdansl'espace.
UNEFLAMME,à Caindisparu.
Tu n'es plus, Caïn, tu n'as jamais été. Dans ces mondes
reproduits et animés par l'amour, ni toi ni personne ne
pourrait croire à ton étrange existence. Impossible désor-
mais, on ne pourrait la concevoir, on ne pourrait pas
même la comprendre.
CHŒUR.
Non,Caïn, tu n'es pas, tu n'as jamais été;
Non, tu ne fus jamais une téalité.
ÉPILOGUE. 151
Les mondes, inondés d'éternelle lumière,Ont pour flambeau le jour,
Et pour unique loi, loi première et dernière,L'universelamour.
(Lesétoilesse multiplientet s'épanouissentdansle ciel.)
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