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Politiques de la concurrenceRapport

David Encaoua et Roger GuesnerieCommentaires

Jean-Herv Lorenzi Michel MougeotComplments

Franois Brunet, Philippe Chon, Laurent Flochel, Rachel Griffith, Anne Perrot et David Spector

Ralis en PAO au Conseil dAnalyse conomique par Christine Carl

La Documentation franaise. Paris, 2006 - ISBN : 2-11-006150-2 En application de la loi du 11 mars 1957 (article 41) et du Code de la proprit intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale usage collectif de la prsente publication est strictement interdite sans lautorisation expresse de lditeur. Il est rappel cet gard que lusage abusif de la photocopie met en danger lquilibre conomique des circuits du livre.

Sommaire

Introduction ............................................................................................ 7 Christian de Boissieu RAPPORT Les politiques de la concurrence .................................................... 9 David Encaoua et Roger Guesnerie Introduction gnrale .............................................................................. 9 Premire partie. Mise en perspective : histoire et fondements intellectuels ..................................................... 17 Chapitre I. Les politiques de la concurrence comme produits de lhistoire : mergence, volution et inspirations doctrinales ............ 19 1. De la lutte contre les trusts la recherche de lefficacit conomique : la politique de la concurrence aux tats-Unis ................... 19 2. De la politique des cartels la conception ordo-librale, la politique de la concurrence en Allemagne ......................................... 36 Chapitre II. Fondements intellectuels des politiques de la concurrence : une volution complexe et non stabilise .............. 43 1. Des justifications initiales qui ne sont pas essentiellement conomiques ........................................................................................ 43 2. La monte en puissance du raisonnement conomique ne garantit pas une stabilit des formes dintervention ........................... 44 3. Une analyse conomique cots-avantages des politiques de la concurrence ................................................................................ 54 Deuxime partie. Les registres de la politique communautaire de concurrence : enjeux et limites ........................... 61 Chapitre III. Ententes, stratgies dexclusion et pratiques restrictives : de la rgle per se la rgle de raison dans lantitrust .......................... 65 1. Ententes et accords : quelles frontires entre concurrence et coopration ? ................................................................................... 67 2. Stratgies dexclusion et pratiques restrictives : les frontires ambigus du processus concurrentiel .................................................... 80 3. La communautarisation du droit de lantitrust ........................................ 86 3

POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

Chapitre IV. Les difficults du contrle prospectif des concentrations .................................................................................. 93 1. Le contrle des concentrations, une logique prospective ........................ 93 2. Les transformations de fond et de procdure ........................................ 96 Chapitre V. Politique de la concurrence, innovation et diffusion : complmentarits et enjeux contemporains .......................................... 109 1. Les politiques de la recherche et de linnovation et les complmentarits avec la concurrence .......................................110 2. Interfaces entre politique de concurrence et proprit intellectuelle ......115 3. Quelle politique de la concurrence au regard des transferts de technologie et de diffusion de linnovation ? .................................... 123 Chapitre VI. Le contrle des aides publiques : un chantier en reconstruction ............................................................... 127 1. Que sont les aides dtat ? ................................................................. 128 2. Grand march, concurrence loyale et implications pour le contrle des aides publiques .................................................... 130 Troisime partie. Constats gnraux, chantiers et propositions .... 135 1. Premier constat : une monte en puissance des politiques de la concurrence non dnue dambiguts ........................................ 135 2. Deuxime constat : des instruments bien rods mais des registres dintervention distincts et des objectifs dinterprtation ouverte ............ 140 3. Troisime constat : un rgime apparemment stabilis en Europe, mais qui laisse ouvertes des interrogations .......................................... 147 4. Des constats aux recommandations : grands chantiers, propositions et suggestions .................................................................. 150 Conclusion ............................................................................................ 161

COMMENTAIRES Jean-Herv Lorenzi ............................................................................ 177 Michel Mougeot ................................................................................... 187 COMPLMENTS A. Concurrence et innovation sur les marchs des produits ....................................................... 195 Rachel Griffith B. Larticulation des politiques de concurrence et de rgulation sectorielle ........................................................... 209 Philippe Chon C. Le contrle franais des concentrations lheure de la rforme institutionnelle ? .................................. 233 Franois Brunet 4CONSEIL DANALYSE CONOMIQUE

D. De nouvelles pratiques pour les autorits de concurrence : les programmes de clmence ..................... 247 Laurent Flochel E. Abus de position dominante : prdation, ventes lies, remises ................................................. 257 Anne Perrot F. Analyse conomique et scurit juridique : entre rgles per se et rgles de raison ..................................... 271 David Spector

RSUM ............................................................................................. 287 SUMMARY .......................................................................................... 295

POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Introduction

Il nest gure besoin de souligner les enjeux de la politique de la concurrence pour la dynamique et les performances de toute conomie. Le rapport qui suit a dabord cette vertu de mettre en perspective, au regard de lhistoire et de lanalyse conomique, les politiques de la concurrence. Il propose une exploration assez fascinante au cur de la politique antitrust amricaine depuis la fin du XIXe sicle, et de lexprience allemande daprs la Seconde Guerre mondiale, nourrie des enseignements de lordo-libralisme . Les leons, en lespce, de lhistoire et de la gographie servent clairer les grandes options de toute politique de la concurrence, en particulier celle mise en uvre dans lUnion europenne. O placer le curseur entre lexigence de comptitivit, qui pousse accepter voire encourager les concentrations, et le souci de la protection des consommateurs, qui conduit moins de clmence de la part des autorits de concurrence ? La dfinition du march pertinent est, de ce point de vue, dterminante, et les hsitations de la Commission europenne illustrent, sil en tait besoin, la difficult du sujet. Quel quilibre accepter ou favoriser entre la logique de la concurrence et celle de la coopration (diffrentes formes dententes, etc.) ? L aussi, les enjeux sont essentiels pour la croissance et lemploi. Comment articuler la politique de la concurrence et la politique de la R&D et de linnovation, composante centrale des nouvelles stratgies industrielles ? Les dceptions propos de lAgenda de Lisbonne mais aussi son caractre incontournable illustrent bien lactualit de la question. Les recommandations du rapport sont riches, pragmatiques, rapidement oprationnelles. Elles sinscrivent dans une perspective volontariste et exigeante, permettant lUnion europenne et aux pays membres de mieux prendre leur destin en main pour ce qui touche aux rgles du jeu de la concurrence, aux structures de march et limpratif schumptrien dinnovation et de croissance. On retiendra la srie de propositions mettre en vigueur au plan communautaire : la liaison suggre entre le budget europen de la recherche et les amendes collectes au titre de la politique de la concurrence, lexigence dune coordination accrue Bruxelles entre lesPOLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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directions gnrales concernes afin de mieux articuler concurrence, comptitivit et innovation, tout ce qui est dit aussi pour amliorer le dispositif des aides dtat, etc. Sans oublier, bien sr, les rformes franco-franaises voques ici (pour la notification des oprations de concentration, lapplication du principe de la vente perte) exiges par lvolution du contexte gnral et lgitimes par le rle qui reste dvolu, sur tous ces sujets, au principe de subsidiarit. Ce rapport a t prsent au Premier ministre lors de la sance plnire du Conseil danalyse conomique du 14 septembre 2005. Il a bnfici du soutien de Laurent Flochel, conseiller scientifique au CAE.

Christian de BoissieuPrsident dlgu du Conseil danalyse conomique

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CONSEIL DANALYSE CONOMIQUE

Les politiques de la concurrenceDavid EncaouaProfesseur lUniversit de Paris I-Panthon-Sorbonne

Roger GuesnerieProfesseur au Collge de France

La concurrence est un alcalode : dose modre, cest un excitant ; dose massive, cest un poison. A. Detoeuf, Propos dun confiseur, ditions du Tambourinaire, Paris, 1937.

Introduction gnralePourquoi demander au Conseil danalyse conomique un rapport sur les politiques de la concurrence ? Tous les pays occidentaux, comme la plupart des pays industrialiss, sont prsent dots dun droit spcifique visant rguler le fonctionnement les marchs. Ce droit fixe des rgles du jeu et instaure par l mme un contrle des comportements des agents conomiques. Sa mise en uvre sappuie prsent sur une assez longue exprience. Mais des questions importantes restent en suspens : elles continuent susciter une rflexion active des deux cts de lAtlantique. Cest une premire raison pour ce rapport. Une seconde raison est sans doute la passion de certains dbats contemporains autour du thme de la concurrence. Sauvage, impitoyable ou destructrice pour certains, vertueuse quand elle est libre et non fausse pour dautres, la concurrence est, tout le moins, diversement apprcie. Et passer de la concurrence la politique de la concurrence accentue encore la vigueur des questionnements. quels besoins rpond la politique de la concurrence et quels objectifs poursuit-elle ? Lextension du champ daction de cette politique ne limite-t-elle pas indment le champ dautres politiques conomiques, en principe complmentaires ? Quelles sont les variations de la politique de la concurrence, observes dans lespace et dans le temps ? Existe-t-il des tensions entre la politique communautaire de concurrence et les politiques nationales ?POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Voil un chantillon des interrogations qui parcourent ce rapport. Il faut noter ce stade que ni notre ide des mrites de la concurrence ni la nature des comportements anticoncurrentiels ne sont immuables dans le temps. Elles dpendent tant des caractristiques historiquement constates des conomies concernes que de ltat de nos connaissances sur le plan conomique et sur le plan juridique. Il y a une large varit de perceptions et de positions vis--vis de la concurrence et des politiques de la concurrence. Une dfiance systmatique vis--vis des rsultats de la slection quopre la concurrence, conduit y voir la marque dun libralisme extrme, ultra . Pourtant, linverse, certains de ceux qui revendiquent lappartenance au courant libral rejettent limmixtion des pouvoirs publics dans le fonctionnement dun march dont les vertus autorgulatrices se suffiraient elles-mmes. Ceux-l rcusent, non la concurrence que les premiers condamnent, mais, pour des raisons toutes diffrentes, rejettent les politiques de concurrence qui cherchent lencadrer. En matire de concurrence, comme dans lOrient compliqu, les ides simples sont lgion mais, que le lecteur en soit ici averti, elles rsistent mal lanalyse des faits. Quen disent les conomistes ? La concurrence nest-elle pas un des moteurs des conomies de march et donc un point dapplication privilgi de leurs tudes ? Une rponse positive nimplique cependant pas lunanimit de la profession sur la dfinition, les vertus et les limites de la concurrence. Et faute de consensus sur la dfinition prcise de la concurrence, nous ne prtendrons pas en donner ici ! Quelle incite les agents conomiques leffort est sans doute une des caractristiques que lui attribuent la fois la plupart des conomistes et le public. Les conomistes, quant eux, y voient gnralement une vertu, convaincus que sans un niveau minimal de concurrence dans un sens vague du terme, lincitation leffort et lefficacit productive serait plus faible, voire beaucoup plus faible que celle quon observe sur des marchs o la rivalit est bien prsente. Si lon passe maintenant la politique de la concurrence, il parat aussi peu douteux que le maintien des conditions de rivalit qui vient dtre voque entre producteurs exige une certaine rgulation par les pouvoirs publics. La question de lintensit et de la forme socialement souhaitable de cette concurrence aux contours encore un peu vagues reste pose. Doitelle tre parfaite , selon le critre de qualit identifi dans le modle walrasien standard, qui lui attribue des performances thoriques justifiant ce qualificatif ? La politique de la concurrence consisterait alors corriger la concurrence imparfaite qui prvaut dans le monde rel, pour la rapprocher du standard normatif voqu. La rponse la question pose nest pas aussi simple : linterrogation est lgitime et restera toujours en filigrane de nos analyses. Elle na pas de rponse par un oui ou par un non. Le dbat a un amont, lide que lon se fait du fonctionnement de lconomie et sa distance au modle concurrentiel canonique, et un aval, les objectifs de la politique de la concurrence. La premire dimension, la validit de la 10CONSEIL DANALYSE CONOMIQUE

rfrence walrasienne est technique mais invitable et revient de faon rcurrente dans ce rapport. Quant la seconde dimension, elle conduit lgitimement sinterroger sur la stabilit et la nature de lobjectif contemporain de la politique de la concurrence, Serait-ce le bien-tre conomique et si oui que recouvre cette notion ? Sagit-il du surplus des consommateurs ou du surplus global ? Si cest le surplus global, comment pondrer lintrt des consommateurs, celui des salaris, celui des actionnaires, etc. ? La politique de la concurrence cherche-t-elle concilier les diffrentes aspirations du citoyen conomique ou ne vise-t-elle que lintrt des consommateurs, lquilibre des points de vue tant assur par la mise en uvre dautres politiques ? Ce sont l des questions importantes, souvent laisses dans lombre alors mme que les rponses apportes sont parfois fort contrastes, mme dans le cercle des spcialistes de ces politiques. Par ailleurs, lanalyse historique confirme cette difficult en suggrant fortement des fluctuations de lobjectif des politiques de concurrence au cours du temps, en cho la variation des conceptions et des doctrines dominantes. Hritier des rgles de la concurrence nonces dans le Trait CECA de Paris (1951), le droit communautaire de la concurrence, tel quil apparat dans le Trait de Rome (1957), a longtemps t prsent en Europe dabord comme un instrument au service de la construction du March unique, avant de se voir fixer des objectifs plus larges. Si lon voque maintenant les grands thmes rcurrents du rapport, les deux premiers forme et intensit optimales de la concurrence, complmentarits des politiques de la concurrence avec dautres politiques sont ceux qui font le plus directement cho la question intellectuelle surplombante qui vient dtre voque. Les deux suivants htrognit des registres dintervention et des outils, cohrence interne des systmes de gouvernance des politiques de concurrence entrent dans les arcanes techniques de la concrtisation des politiques. Forme et intensit optimales de la concurrence Si les progrs de la culture de la concurrence et de sa rgulation ont lgitim la politique de la concurrence dans les pays industrialiss, la question des formes et de lintensit optimales de la concurrence reste pose. Quelques remarques pralables mritent dtre prsentes. Premirement, les politiques de la concurrence ne visent pas imposer un niveau de rivalit spcifique ou un contrle des prix. Lobjectif nest pas un niveau de concurrence maximal, et la concurrence parfaite est un repre ventuellement utile, non un absolu. Il faut souvent plus modestement et plus simplement veiller ce que le processus de concurrence ne soit pas entrav par les agents conomiques en mesure de le faire. Deuximement, la dfense du processus de concurrence ne doit pas tre confondue avec la dfense des concurrents. La plainte dun concurrent objectivement ls par le comportement dune entreprise ne rend pas ce comportement dlictueux. Supprimer les incitations fournir le niveau deffort appropri pour tre meilleurPOLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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que ses concurrents et esprer dominer son march entraverait le processus mme quil sagit de protger et de promouvoir. Pour autant, il ne faut pas permettre aux firmes dominantes dabuser de leur pouvoir afin dexclure ou dempcher lentre de concurrents plus efficaces. La ligne de dmarcation entre une concurrence normale et une concurrence abusive est ainsi tnue et le droit de la concurrence cherche concilier des liberts fondamentales dans la conduite des affaires et des rgles pour que la libert des uns sarrte l o commence celle des autres. Complmentarits des politiques de la concurrence avec dautres politiques comme celle de la recherche et linnovation La concurrence nest pas une panace et les domaines dans lesquels la coopration conduit des rsultats socialement plus avantageux que la concurrence pure sont nombreux. La tension entre concurrence et coopration, une ralit des marchs, est une des plus dlicates grer peut-tre par la politique de la concurrence. Le danger quune conception mcanique biaise en faveur de la concurrence ne lemporte, ne peut tre cart a priori. La formulation et la mise en application du droit requirent des solutions parfois subtiles et des compromis inventifs. Il en va ainsi, par exemple, de la question essentielle des liens entre la concurrence et linnovation. De fait, des questions linterface du droit de la concurrence et du droit de la proprit intellectuelle se posent avec une acuit croissante dans un nombre grandissant daffaires. Elles font cho une grande question amont : la concurrence sur le march des produits favorise-t-elle linnovation ? Cette question conduit sinterroger sur les substituabilits et complmentarits des politiques de la concurrence et des politiques en faveur de linnovation. Il est essentiel de prendre en compte les complmentarits de la politique de la concurrence avec les politiques lies la recherche et linnovation, moins dattendre, espoir sans doute illusoire, du seul renforcement des politiques de la concurrence latteinte des objectifs du sommet de Lisbonne. Htrognit des registres dintervention et des outils Les modes dintervention des politiques de la concurrence sont divers, interdits per se assortis de sanctions, pratiques abusives, contrle des structures, concentrations, accords de coopration, etc. Lconomiste en la matire est fond sinterroger sur la logique et les mrites des outils et, par exemple, se prononcer sur la structuration de la procdure dexamen au cas par cas par les autorits de la concurrence ou par un juge. Au-del, dans de nombreuses circonstances, se pose la question de ladquation entre les principes qui gouvernent le droit de la concurrence, dune part, et, dautre part, les dispositions rglementaires ou lgislatives qui rgissent des champs dactivit spcifiques, comme le montre lexemple des relations commerciales entre producteurs et distributeurs en France. 12CONSEIL DANALYSE CONOMIQUE

Cohrence interne des systmes de gouvernance des politiques de concurrence Malgr une convergence accentue dans le temps, des diffrences procdurales subsistent dans la mise en uvre des politiques de la concurrence entre lEurope et les tats-Unis, dune part, et entre tats membres, dautre part. Trs schmatiquement, trois systmes coexistent. Aux tatsUnis, exemple du premier systme, les fonctions dinstruction et de dcision sont spares : dans lUnion europenne les fonctions dinstruction et de dcision restent aux mains dune mme institution, la Commission europenne, et enfin, en France, les fonctions dinstruction et de dcision sont regroupes au sein dune mme institution, mais celle-ci dpend du registre dintervention. Il est difficile de porter un jugement global sur les valeurs relatives de ces trois systmes, mais leur cohrence interne en fonction des registres dintervention mrite examen. Le rapport recourt trois angles dapproche : historique, conomique et juridique. Il est divis en trois parties, auxquelles sajoutent divers complments sur des questions spcifiques. Dans une premire partie, nous mettons en perspective la politique de la concurrence en faisant appel aussi bien lhistoire quaux fondements intellectuels de la discipline. Nous faisons dabord un retour (chapitre I) sur lhistoire de lmergence de la politique de la concurrence, en premier lieu la fin du XIXe sicle aux tats-Unis, puis au milieu du XXe sicle en Allemagne. Ce dtour par lhistoire permet dune part, dvaluer les facteurs initiaux qui ont faonn le droit de la concurrence et dillustrer les transformations dans la mise en uvre de ce droit au cours du temps et, dautre part, de faire apparatre la filiation de la politique communautaire de concurrence et sa dette envers les expriences amricaine et allemande. Nous cherchons ensuite (chapitre II) expliciter les fondements intellectuels de la politique de la concurrence en en soulignant la complexit et en les reliant aux dveloppements de lanalyse conomique. Dune part, la politique de la concurrence salimente un ensemble de rflexions de plus en plus toff mais dont le volume et la rigueur croissants, ne parviennent pas dissiper le sentiment dune robustesse insuffisante et de labsence dune vision unifie de lensemble des dimensions de la concurrence (prix, contrats, localisation et choix des produits, varit et qualit, capacits, innovation, etc.). Dautre part, si la monte en puissance du raisonnement conomique ne garantit pas une stabilisation des formes dintervention, comme le confirme lexprience historique, elle a nanmoins favoris une certaine convergence contemporaine des politiques de la concurrence entre les deux continents. Dans une deuxime partie, nous analysons les enjeux et les limites de la politique communautaire de la concurrence en passant en revue les quatre principaux registres dintervention.POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Dans le chapitre III, nous examinons le registre de lantitrust qui regroupe les ententes, les pratiques dexclusion et les pratiques restrictives, cest-dire tout ce qui concerne ce que nous appelons les rgles de la concurrence. Cest le noyau dur de la politique de la concurrence. Voici un chantillon de quelques-uns unes des questions abordes. Doit-on distinguer la collusion tacite de la collusion explicite, la prdation dune pratique de concurrence vigoureuse ? Comment dtecter la collusion ? Vaut-il mieux notifier un accord de coopration ex ante ou en laisser la justification par les parties ex post ? Ces questions ne sont htroclites quen apparence. Toutes relvent de lantitrust, sans dailleurs en puiser la matire, et toutes soulvent la question de larbitrage optimal entre la rgle per se et la rgle de raison, un enjeu autour du troisime thme mentionn plus haut. Dans le chapitre IV, un autre registre de la politique de la concurrence est examin, celui du contrle des oprations de concentrations. Il sagit l dun contrle des structures qui fait appel une logique prospective par opposition la logique rtrospective ou rpressive, qui domine le registre prcdent des rgles de concurrence. Faute de consensus entre pays membres, dont certains concevaient le contrle des structures comme un instrument de leur politique industrielle, lEurope ne sest dote dun contrle communautaire des concentrations que trente ans aprs le Trait de Rome et trois ans seulement avant lachvement du march unique. Lexpos nlude pas les questions techniques rcurrentes comme celles des seuils partir desquels une opration de concentration acquiert une dimension communautaire et des multiples questions de procdure (prnotification, phases I et II, dlais, renvois, etc.). Au-del, voici un chantillon de quatre proccupations qui parcourent ce chapitre, les critres de fond de la Commission, la vrification par la Cour dappel du bien fond de lanalyse conomique de la Commission, la place accorder aux arguments defficacit conomique, lefficiency defense, dans lvaluation dune opration de concentration, la pertinence des engagements de nature structurelle (cession dactifs) habituellement requis comme mesure corrective certaines oprations de concentration. Toutes ces questions font cho plusieurs des thmes mentionns plus haut. Le chapitre V est consacr lanalyse des problmes linterface de la politique de la concurrence, de linnovation et de la proprit intellectuelle. Ces problmes sont dimportance croissante dans nos socits contemporaines o les actifs immatriels jouent un rle de plus en plus dterminant et lon peut se demander si les spcificits des secteurs o linnovation est dominante et permanente commandent une application diffrencie du droit de la concurrence. En tout cas, il est crucial de clarifier les conditions de lapplication du droit des facilits essentielles aux actifs intangibles reprsents par la proprit intellectuelle mais aussi par exemple le traitement par le droit de la concurrence des contrats de licence et des transferts de technologie. Une meilleure articulation entre le droit et lconomie est ici ncessaire : dune part, la proprit intellectuelle convenablement accorde, constitue une incitation efficace linvestissement en recherche, dautre 14CONSEIL DANALYSE CONOMIQUE

part, ses droits ne sauraient excder le niveau ncessaire. Tmoignent de cette tension les exemples contrasts des tats-Unis et de lEurope. Chez les premiers, une extension abusive des champs du brevetable suggre certaines drives de la proprit intellectuelle et va de pair avec un renforcement des droits des dtenteurs et un plus grand laxisme dans lattribution de ces droits. La situation est trs diffrente en Europe o mme lunification communautaire dun droit de la proprit intellectuelle est loin dtre ralise. Toutes ces questions tournent autour du deuxime thme mentionn plus haut. Enfin, le chapitre VI traite du contrle communautaire des aides publiques. Cest un domaine sensible et controvers qui couvre certains aspects de politique industrielle, notamment au travers des aides aux entreprises en difficult. Dans quelle mesure ces aides crent-elles des distorsions la concurrence qui affectent significativement le commerce entre tats membres ? Le maintien sur le march, grce laide publique, dune entreprise momentanment en difficult ne serait-il pas paradoxalement proconcurrentiel ? On sinterroge sur les critres retenus pour la qualification dune aide publique (avantage net au bnficiaire, slectivit de laide, ressources publiques pour financer laide) et sur leur pertinence au regard des objectifs du droit de la concurrence, sur le caractre suffisant de lobligation de remboursement en cas de succs. La question est largie celle des diffrences entre pays membres en termes de fiscalit, de normes sociales ou denvironnement, sachant que ces diffrences sont lorigine dasymtries de concurrence accentues aprs llargissement. Ce sont l des questions qui tournent autour des enjeux des thmes mentionns plus haut. Cest en sappuyant sur toute la discussion et ses clairages varis, historique, intellectuel, technique, ses volets juridiques, conomiques et politiques que la troisime partie prend un point de vue plus synthtique. Elle reprend, en les croisant diffremment, les trois grilles distinctes que le rapport a utilises de manire permannente dans les parties prcdentes, celle des institutions et la richesse de lexprience dont leur construction a bnfici, celle des registres avec la distinction entre les registres dintervention de nature rpressive (cest le domaine de lantitrust en tant que traitement des infractions aux rgles qui simposent dans une conomie de march) et les registres dintervention intention prospective (contrle des concentrations, par exemple) et enfin la grille des objectifs des politiques de la concurrence, quelque peu tirailles entre le court terme et le moyen terme. Cest sur cette vision plus synthtique et recompose et sur les relations au sein de ce triplet, institutions, registres, objectifs que sont fondes les recommandations. Sans les dflorer ce stade, elles sappuient sur des constats gnraux portant sur la monte en puissance des politiques de concurrence, la varit de ses registres dintervention et la spcificit des problmes europens, pour formuler des propositions, aux niveaux communautaire et franais.POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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PREMIRE PARTIE

MISE EN PERSPECTIVE : HISTOIRE ET FONDEMENTS INTELLECTUELS

Revenir aux sources du droit de la concurrence est clairant plus dun titre. En examinant le rle des forces politiques, des doctrines et de lenvironnement socioculturel, lorigine de la politique de la concurrence, en premier lieu aux tats-Unis la fin du XIXe sicle et plus tardivement en Allemagne la fin des annes cinquante, lhistoire permet de percevoir sous quelles influences le droit de la concurrence a merg. Elle permet aussi de mieux comprendre comment les champs dintervention, les procdures et les critres dapplication ont volu au cours du temps et dans lespace. La convergence contemporaine entre lEurope et les tats-Unis est ainsi mise en perspective et la politique communautaire se lit sous le double clairage de lhritage amricain et allemand. En contrepoint, lanalyse des fondements intellectuels de la politique de la concurrence permet de mettre en lumire les acquis et les limites. On est conduit valuer le rle de lanalyse conomique et linfluence des conomistes sur lvolution de la politique de la concurrence. Le temps des rserves que suscite initialement lintroduction de cette politique aux tats-Unis, contraste avec une priode contemporaine marque par une articulation forte et originale entre le droit et lconomie.

POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Chapitre I

Les politiques de la concurrence comme produits de lhistoire : mergence, volution et inspirations doctrinalesLmergence et le dveloppement de la politique de la concurrence aux tats-Unis et en Allemagne ont jou un rle considrable dans la construction de la politique communautaire. Lantriorit des tats-Unis dans la construction dun droit de la concurrence mais galement la diversit au cours du temps des modalits dapplication de la lgislation, ont constitu un rservoir dexpriences, source dinspiration pour la Communaut et plus tard lUnion europenne. La rfrence lAllemagne se justifie surtout par linfluence dans laprsguerre de lcole de pense de Fribourg, lorigine de la doctrine de lordolibralisme. Cette influence sest exerce non seulement en Allemagne dans la mise en place de la loi de 1957 relative aux restrictions de concurrence (GWB), mais galement en Europe au moment de la signature en 1957 du Trait de Rome crant la Communaut conomique europenne.

1. De la lutte contre les trusts la recherche de lefficacit conomique : la politique de la concurrence aux tats-UnisLhistoire du droit de la concurrence commence vritablement aux tatsUnis avec la promulgation du Sherman Act en 1890. De nombreux travaux ont permis dclairer les origines de cette premire loi fdrale de lantitrust amricain (voir Thorelli, 1954, Chandler, 1977, Scherer, 1990 et 2000, Stigler, 1982, Toinet et al., 1989 et Kempf, 1992). 1.1. Lmergence du Sherman Act et du Clayton Act 1.1.1. Le contexte historique Lindustrie manufacturire reprsente dans la seconde moiti du XIXe sicle une part importante du potentiel productif amricain (de lordre de 65 % du PNB). Elle est la fois fortement concentre et compose dentreprises de grande taille bnficiant de rendements croissants lorigine dconomies dchelle substantielles. De nouvelles sources dnergie (ptrole, gaz, lectricit) se dveloppent et donnent naissance des processus productifs forte intensit capitalistique. De nouvelles connaissancesPOLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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mergent dans la sidrurgie et la chimie, alimentant la rvolution industrielle aux tats-Unis et conduisant lapparition de nouveaux produits de masse et de nouveaux marchs. Le dveloppement spectaculaire de lindustrie du transport ferroviaire (la longueur du rseau ferr a augment de 268 % entre 1870 et 1900) diminue le cot de transport des marchandises et largit considrablement la taille du march intgr amricain. Cependant, en prsence de structures productives prsentant des cots fixes levs, les marchs sont particulirement vulnrables aux retournements de conjoncture. Ds quune dpression surgit, la difficult dcoulement des produits conduit assez naturellement des guerres de prix. Cest prcisment pour viter les consquences dune confrontation sur le march et le spectre des guerres de prix, juges ruineuses par les entreprises comme par les observateurs conomiques de cette seconde moiti du XIXe sicle, que sont mises en place des formes de cartellisation telles que le pool et le trust (encadr 1). 1. Pools et trusts aux tats-Unis dans la seconde moiti du XIXe sicleLe pool est une entente entre plusieurs firmes dune branche pour fixer le prix de vente et/ou rpartir le march, soit par des quotas de vente, soit par rgion. Les chemins de fer partir de 1850, et plus tard partir de 1870 et 1880, le charbon, le sel, la sidrurgie, les cordages, le whisky et le tabac, ont t rguls par des pools. Le trust est un mcanisme dune lgalit moins douteuse que le pool, imagin par Samuel Dodd, principal conseiller du prsident John Rockefeller. Le trust dsigne le transfert des titres dtenus par les actionnaires de plusieurs entreprises un petit nombre dhommes de confiance (trustees) moyennant un certificat de dpt. Il est troitement associ au dveloppement des socits anonymes par actions. Les trustees, runis en un Board of Trustees participent la coordination des politiques des diffrentes entreprises. Cest John Rockefeller qui constitua le premier trust avec la Standard Oil de ltat de lOhio en 1882, par lequel les actionnaires de 42 socits confirent leurs actions 9 trustees contrlant lensemble de ces socits. Des trusts furent ensuite crs dans diverses industries comme le raffinage du sucre, la fonderie du plomb, les explosifs, les gteaux secs, lhuile de coton, etc. (Nouailhat, 1982, pp. 305-306). Comme le note lhistorien amricain Alfred Chandler (1977, p. 316-317), les associations de producteurs en trusts ont t la norme de fonctionnement dans la plupart des industries aux tats-Unis dans les annes 1850-1880. Les consquences aux niveaux social et politique furent diverses. Les tats-Unis ne connaissent pas de mouvements sociaux de lampleur des pisodes rvolutionnaires qui secouent lEurope en 1848, 1870 et 1917. Mais les crises de cette priode, alimentes par de nombreuses faillites de petits entrepreneurs ou de petits exploitants agricoles, ont nanmoins cr des mouvements dopinion divers contre les trusts. Comme le remarquent Heilbroner et Singer (1977) : Le processus de la croissance conomique, bien que se dveloppant essentiellement dans le cadre des entreprises, a progressivement requis lintervention du gouvernement en partie pour empcher le mcanisme de march de se nuire luimme, en partie pour rpondre aux exigences dune grande partie de la socit de ne pas laisser fonctionner un tel mcanisme de manire aveugle .

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La question centrale durant la seconde moiti du XIXe sicle aux tatsUnis consistait savoir si la concentration des moyens de production et la coordination des dcisions par les trustees taient les solutions les plus appropries pour exploiter les conomies dchelle, sachant que la croissance des gros au dtriment des petits prsentait un risque, non seulement conomique, mais galement politique, celui dun pouvoir excessivement concentr entre un petit nombre dagents. Larticle de Scherer (1990) rappelle que la question des rendements croissants est au centre des proccupations des conomistes de lpoque. Leur rflexion mettait laccent sur larbitrage raliser entre, dune part, lefficacit productive qui recommande la concentration des moyens de production entre un petit nombre de grandes units productives afin de bnficier des conomies dchelle et, dautre part, lefficacit organisationnelle qui recommande plutt des structures de contrle moins tendues et moins bureaucratiques impliquant un moindre gaspillage de ressources. Divers conomistes amricains (Hadley, Adams, Coleman, Jenks, Bullock) pensaient que les nouveaux trusts de la fin du XIXe sicle permettaient de raliser des conomies de cots substantielles mais que leur contrle monopolistique conduisait en mme temps de nombreux abus : investissements errons, prix de vente levs, partage de la valeur ajoute dfavorable aux salaris, vulnrabilit des entreprises en amont des trusts, cration de barrires lentre, etc. Sur le plan juridique, les lgislations des diffrents tats fdrs rpondent ces proccupations de faon disperse. Le droit amricain des socits dpend des lgislations de ltat o se situe le sige, chaque entreprise tant soumise une charte spcifique la concernant (voir Letwin, 1965). Les rgles, droits et contraintes noncs dans ces chartes, notamment en termes dorganisation de la production, sont quasiment individualiss pour chaque entreprise. Ce cadre juridique sest avr assez vite inadapt au dveloppement du capitalisme amricain et un statut gnral applicable lensemble des entreprises dun mme tat fut labor de manire spare dans chaque tat. Mais des diffrences importantes subsistent entre tats, certains, notamment le New Jersey, cherchant tre plus attractifs que dautres en termes de fiscalit, de droit denregistrement, de facilits accordes pour disposer dtablissements dans plusieurs tats, de rgles dorganisation de la production, etc. La concurrence fiscale joue alors un rle important. En matire de concurrence sur les marchs de produits, les rgles de droit restent du ressort de chaque tat et elles sont fondes sur une base jurisprudentielle, cest--dire selon le principe de la common law. Un peu moins de vingt tats avaient adopt des lois antitrust. Mais, la jurisprudence restait quelque peu floue mme si en gnral elle interdisait la domination dun secteur par une seule firme, lorsque cette domination tait obtenue au moyen de comportements jugs dloyaux et conduisait des restrictions lchange juges draisonnables. Lanalyse de ces notions restait cepenPOLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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dant vague et seul le juge de ltat correspondant pouvait apprcier en dernire instance si telle ou telle pratique tait dloyale ou non, conformment aux dispositions de la charte de ltat(1). Des accords pour la fixation des prix de vente ntaient pas toujours considrs comme illicites sils ne restreignaient pas lentre de nouveaux concurrents et sils nentranaient pas la sortie des firmes en place. 1.1.2. La mise en place des premires lois fdrales : Sherman Act (1890) et Clayton Act (1914) Les mouvements populistes et agrariens voyaient dans les trusts, les responsables du dclin des petits artisans et agriculteurs. Ils allaient faire de la question un champ de bataille politique. Cest dans ce contexte polmique que le Congrs amricain est amen examiner la proposition de loi du snateur rpublicain de lOhio, John Sherman. Transformer des cadres lgislatifs et judiciaires disperss entre plusieurs tats en un cadre fdral unifi na pas t une tche facile. Les seules prrogatives du Congrs amricain en matire conomique tant la fiscalit, le budget et le commerce intertatique, la question tait de savoir si le Congrs avait le pouvoir de rguler la concurrence, cest--dire les relations entre entreprises. Lintroduction de la clause des obstacles au commerce entre tats dans la section 1 du Sherman Act est alors la solution juridique trouve pour viter lobjection dinconstitutionnalit dune loi antitrust(2). La version du Sherman Act vote par le Congrs de manire quasi unanime le 2 juillet 1890 consiste donner un statut de loi fdrale lantitrust. Le trs court texte de cette loi (amende en 1937, 1955 et 1982) comporte huit articles : nous donnons ici un extrait des deux premiers : Tout contrat, toute association sous forme de trust ou autre ou toute entente en vue de restreindre les changes ou le commerce entre les diffrents tats de lUnion ou avec les pays trangers sont dclars illgaux (art. 1). Toute personne qui monopolise, tente de monopoliser ou participe une association ou une entente avec une ou plusieurs personnes, en vue de monopoliser une partie des changes ou du commerce entre les diffrents tats de lUnion, ou avec les pays trangers, est considre comme coupable dun dlit (art. 2).(1) Kempf (1992, p. 198) cite lexemple de la dcision en 1880 de la Cour suprme du Missouri (Skainka vs Scharringhausen) selon laquelle un accord de cartel constituait une restriction lchange raisonnable parce quil navait pas nui lintrt gnral, navait pas caus de chmage et navait pas indment entran de hausse des prix, nayant pas port un coup fatal la concurrence . La Cour ajoutait mme ne pas connatre dans les cas prcdents un seul cas similaire dclar illgal. (2) Au Congrs, le parti rpublicain, considr comme le parti des industriels, soppose un dmantlement des trusts. Mais confront lagitation populiste contre ces structures, notamment dans les rgions du Middle West et du Sud, il prfre ne pas marquer une hostilit de principe au projet de loi et le dbat porte plutt sur son inconstitutionnalit. Pour le parti dmocrate qui est dans lopposition cette poque, le projet constitue une aubaine politique, mais de moindre importance que son combat contre les taxes douanires.

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Ce sont donc des rgles de prohibition per se qunonce ce texte de loi. La force de ces textes tient au moins deux raisons : dune part, ils rappellent que les mcanismes de march doivent rester libres des entraves que les acteurs cherchent naturellement tablir pour asseoir leur pouvoir et, dautre part, ils se gardent bien de dfinir dans le dtail ce que sont ces entraves, laissant in fine aux juges le soin den dcider. Larticle 4 de cette loi prcise bien que la procdure de mise en uvre est de type judiciaire et non administrative : ce sont les diffrents tribunaux des tats-Unis qui sont comptents pour juger et sanctionner les violations de la loi et il appartient aux district attorneys des tats-Unis dengager des poursuites dans leurs districts respectifs, sous la direction de lAttorney General (Garde des Sceaux de chaque tat). Le juge peut en plus ordonner toutes restrictions, mesures conservatoires et injonctions faire cesser les pratiques incrimines avant de prononcer son jugement dfinitif. Laffaire est instruite selon une procdure administrative par lautorit publique en charge de la concurrence, ou par des tribunaux civils habilits recevoir des plaintes pour violation du Sherman Act par des agents ayant subi un prjudice. La prennit jusqu nos jours de cette loi, plus que centenaire, et qui a aujourdhui une validit presque constitutionnelle aux tats-Unis(3), souligne le succs de son double objectif. Elle constitue, dune part, une tentative russie pour parvenir une loi fdrale en matire de concurrence afin de mettre fin des troubles politiques(4) : elle exprime, dautre part, une volont politique de remettre en question lemprise des trusts comme instrument de rgulation conomique. Lapplication de cette loi a connu bien des errements pour au moins deux raisons. Dune part, les doctrines et prfrences politiques ont fluctu au gr des diffrentes administrations. Leur influence sur la politique de la concurrence, mme si elle est indirecte, reste assez forte, notamment par le biais de la Cour suprme dont on sait que la composition dpend en partie des prrogatives du prsident et de son administration(5). Dautre part, les connaissances conomiques, qui ont ultrieurement faonn lvolution de lantitrust aux tats-Unis, ont elles-mmes beaucoup volu.

(3) Se reporter lavis de la Cour suprme dans son jugement de laffaire Sugar Institute, Inc vs US (1936) (Kovacic et Shapiro, 2000, p. 58). (4) Comme le note Kempf (1997) : Lorsque le Sherman Act fut adopt, ctait une rponse institutionnelle aux courants populistes. Agrariens et populistes expliquaient les difficults des petits paysans et des petits artisans ou industriels dans cette priode dindustrialisation et de barons voleurs par lmergence des trusts et des gros qui liminaient sans piti leurs concurrents les plus faibles pour pouvoir ensuite sassurer des superprofits par lentente et le monopole . (5) Aprs la promulgation du Sherman Act en 1890, un cart important a subsist durant un certain temps entre lesprit du texte de loi et son interprtation par les General Attorneys et les juges des tribunaux fdraux, notamment ceux de la Cour suprme. La porte vritable du Sherman Act en tant quinstrument public du contrle de lantitrust ne pouvait se manifester que si le pouvoir judiciaire partageait la mme conception de la loi que le pouvoir excutif.POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Des difficults dapplication sont apparues dans un premier temps. La Cour suprme a dabord retenu une dfinition restreinte du commerce intertatique en le limitant aux activits de distribution des biens sans llargir la production elle-mme, dont le contrle restait dvolu chaque tat selon sa propre charte. Cest ainsi que dans ses premires dcisions en application du Sherman Act, la Cour suprme exprimait le souhait de ne pas dpossder les tats de leur droit de contrler la forme juridique des entreprises(6). Mais cette attitude conservatrice de la Cour suprme ne devait pas se maintenir longtemps et le Sherman Act allait devenir au fil du temps un instrument juridique efficace et important la disposition de ltat fdral. Les formes dorganisation inspires des trusts taient ainsi progressivement prohibes(7). Toutefois, les trusts condamns devant une cour dappel nallaient pas tarder trouver la rponse approprie au nouveau cadre lgislatif. Les oprations de fusions horizontales et verticales, se sont multiplies, permettant de poursuivre sous une autre forme les activits de coordination que ralisaient les trusts(8). Le mouvement des fusions aux tats-Unis sest ainsi particulirement acclr aprs le Sherman Act(9). La Cour suprme a dabord t rticente examiner des fusions horizontales sous lgide du Sherman Act, estimant que cet instrument ne permettait pas de tracer une ligne de dmarcation claire entre les oprations de

(6) Cest ainsi par exemple que, dans une de ses dcisions, la Cour maintenait en 1895, contre lavis du gouvernement, le trust sucrier qui contrlait pourtant 95 % de la capacit nationale du raffinage du sucre (US vs EC Knight), en fondant son refus sur le fait que la position de monopole du trust sucrier concernait la production et non le commerce du sucre et que la section 1 du Sherman Act ne visait que les entraves au commerce entre tats. (7) Pour ne citer quun exemple, une dcision de la Cour suprme de 1897 condamnait un accord de fixation des prix pour le transport ferroviaire des marchandises conclu par une association de dix-huit transporteurs (US vs Trans-Missouri Freight Association), en se fondant exclusivement sur les prohibitions du Sherman Act sans avoir se prononcer sur les arguments de la dfense selon lesquels le prix tait fix un niveau raisonnable ou encore que la fixation des prix tait ncessaire pour viter une concurrence destructrice . Cest dailleurs l toute la force dune rgle per se par opposition au recours une rgle de raison qui met en balance les diffrents arguments. (8) Cest dailleurs un principe gnral que nous observons presque toujours dans les relations entre les comportements des agents conomiques et les politiques de la concurrence : au fur et mesure que celles-ci saffirment, des comportements nouveaux apparaissent qui ncessitent leur tour dautres mesures de politiques de la concurrence. Il existe donc des interactions rciproques entre les politiques de la concurrence et les comportements des agents conomiques. Sur ce point, voir louvrage dit par Norman et Thisse (2000). (9) Stigler (1982) illustre bien limportance de ce mouvement en rappelant quil est lorigine dentreprises de trs grande taille comme Anaconda Copper, General Electric, International Harvester, du Pont de Nemours, Eastman Kodak, US Steel. Nouailhat (1982, p. 309) prcise qu partir de 1898, sur une priode de quatre ans, 2 653 firmes ont procd des fusions couvrant diffrentes branches (mtaux de base, produits alimentaires, ptrole, produits chimiques, matriel de transport, produits mtallurgiques, etc.). Nouailhat se rfre louvrage de lexpert financier John Moody (1904) intitul The Truth about the Trusts qui montre que ce phnomne de concentration, chacune de ces fusions touchant au moins cinq firmes, ne sest pas born au secteur industriel. Il affectait galement les transports ferroviaires et les public utilities (tramways, gaz et lectricit, etc.).

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concentration lgitimes et celles traduisant une tentative de monopolisation. Mais, sous les prsidences dmocrates successives de Thodore Roosevelt (1901-1909) et William Taft (1909-1913), la lutte antitrust sintensifia et les juges de la Cour suprme franchirent le pas(10). La construction de ldifice de lantitrust devait se poursuivre par le vote du Congrs en 1914 du Clayton Act. Selon certains auteurs, ce vote exprimait la crainte des membres du Congrs que le renouvellement de la composition de la Cour suprme ne lamne revenir vers une interprtation minimaliste des comportements anticoncurrentiels. Afin de limiter le pouvoir discrtionnaire des juges, le Clayton Act a donc introduit explicitement une liste de pratiques prohibes telles que la discrimination par les prix, les accords de distribution exclusive, les ventes lies et les conseils dadministration imbriqus o sigent les mmes personnes. Il a galement favoris les poursuites devant des juridictions civiles en introduisant des mesures pour inciter les victimes dun comportement anticoncurrentiel poursuivre en droit civil les responsables de ces comportements, au travers dun principe dindemnisation selon la rgle du triplement des dommages subis (treble damages). Le Clayton Act a enfin fourni le premier instrument juridique du contrle des concentrations ralises par achat dactions. Ce sont essentiellement ces deux dernires dispositions, dommages triples et contrle des concentrations (sans aller jusqu la notification obligatoire), que la postrit retiendra du Clayton Act. En mme temps, une deuxime loi (Federal Trade Commission Act) crait en 1914 une autorit administrative indpendante de lexcutif, la Federal Trade Commission (FTC), en charge de la politique antitrust. Le partage des responsabilits entre une autorit indpendante (FTC) et une autorit publique reprsente par la Division antitrust du Dpartement de la Justice (DoJ) mettait ainsi fin au monopole public de la mise en uvre du droit de la concurrence aux tats-Unis. Ces deux institutions servaient la mme finalit, savoir examiner les plaintes (les autorits pouvant sautosaisir elles-mmes), dlimiter les pratiques anticoncurrentielles, contraindre leurs auteurs les cesser sous peine de poursuite devant les tribunaux, laissant in fine ceux-ci le soin de prononcer des sanctions par le biais damendes ou de peines de prison.

(10) Une dcision du gouvernement dempcher le rapprochement entre deux oprateurs ferroviaires, Northern Pacific et Great Northern Railroads (Northwest Securities Co. vs US) fut confirme par la Cour suprme en 1897. En 1911, la Cour va encore plus loin en requrant le dmantlement de la Standard Oil Company of New Jersey en 34 units (Standard Oil Co vs US). La mme anne, lAmerican Tobacco Trust est galement dmantel. Ce sont les premiers grands succs de lantitrust amricain. En 1911 encore, la Cour suprme amricaine soutint largument selon lequel limposition par un fournisseur du prix de vente finale son distributeur constitue une violation du Sherman Act et le jugement correspondant (Dr Miles Medical Co. vs John D. Park & Sons Co) sert encore de rfrence en la matire. En 1912, la Cour suprme interdisait lassociation des transporteurs ferroviaires contrlant les terminaux de St Louis de pratiquer des prix daccs discriminatoires (US vs Terminal Railroad Association of St Louis).POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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Au total, le Sherman Act (1890), le Clayton Act (1914) et la cration de la FTC (1914) ont traduit la fois une volont centralisatrice en matire de contrle de la concurrence face la monte des trusts et aux politiques opportunistes des tats fdrs et la volont politique de laisser aux autorits en charge dappliquer le droit de la concurrence une autonomie par rapport au pouvoir excutif. Aprs ces deux lois fdrales et durant la priode de prs dun sicle qui va suivre jusqu nos jours, la politique de la concurrence aux tats-Unis connatra bien dautres volutions dont on peut souligner brivement quelques-unes des tapes les plus significatives. 1.2. La mise en uvre du droit : des politiques contrastes dans le temps Selon Kovacic et Shapiro (2000), lexprience amricaine de lantitrust aprs la mise en place du Sherman Act et du Clayton Act peut se dcliner autour de quatre pisodes qui diffrent par les modalits de mise en uvre des lois correspondantes. 1.2.1. Une priode de mise en sommeil (1915-1936) La premire priode qui stend de 1915 1936 correspond une relative mise en sommeil de la politique amricaine de la concurrence. On peut y voir essentiellement une raison politique. Lorganisation de lconomie sous la forme de marchs concurrentiels navait plus la faveur des pouvoirs publics. Leur confiance dans les forces impersonnelles du march srodait face lattrait quexerait le modle dune conomie planifie avec le concours des grandes entreprises. Cest la priode du National Industrial Recovery Act (NIRA), des dbuts du New Deal et de ce quon a appel plus tard ltat providence. Ce modle social, fond sur une association troite entre le monde des affaires et ltat fdral, avait prvalu durant la Premire Guerre mondiale. Il semblait certains, et en premier lieu au prsident Herbert Hoover, devoir constituer le modle de rfrence pour lorganisation sociale de lconomie. Ce modle paraissait dautant plus prometteur ses partisans quils considraient la concurrence comme lun des facteurs lorigine de la grande dpression de 1929. La confiance dclinante envers les vertus de la rgulation conomique par la concurrence sest videmment accompagne dune certaine inflexion de la politique de la concurrence. La rgle de raison sest progressivement substitue la prohibition per se dans lapplication du Sherman Act. Corollairement, la Cour suprme sest montre beaucoup plus tolrante vis--vis de certains accords et pratiques concertes entre entreprises(11).(11) Par exemple, le principe de linterdit de la fixation concerte des prix et de la rpartition des quantits selon la section 1 du Sherman Act fut dtourn dans une dcision de la Cour suprme en 1933 (US vs Appalachian Coals), au motif que cet accord reprsentait une rponse approprie face la crise dans le secteur des mines de charbon.

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Cest galement durant cette priode que fut vot le Robinson-Patman Act (1936) qui cherchait, entre autres, limiter lexpansion des grandes chanes de distribution afin de protger le petit commerce. Cest enfin durant cette mme priode que furent mises en place les rglementations sectorielles dans le transport et les tlcommunications avec la cration dagences de rgulation indpendantes spcialises telles que le Civil Aeronautics Board (CAB) dans le transport arien et la Federal Communications Commission (FCC) dans les tlcommunications. Sur le plan des ides, il est intressant de remarquer que les travaux conomiques les plus notables de cette priode, notamment, ceux de Ramsey, Pigou, Hotelling, Chamberlin et Robinson semblent navoir eu aucune influence ni sur les critres de fond ni sur les procdures de mise en uvre, alors que ces mmes travaux allaient fournir bien plus tard les prmisses dun renouveau important des politiques de la rglementation et de la concurrence. 1.2.2. La priode activiste et linfluence de lcole structuraliste (1936-1972) Au sortir de la grande dpression des annes trente et aprs labandon du New Deal, une deuxime priode samorait (1936-1972). Les vertus de lconomie planifie paraissaient mousses et une politique de la concurrence la fois beaucoup plus active et plus systmatique se mettait en place, sous la prsidence amricaine de Franklin Roosevelt. Elle devait se poursuivre pendant prs de quarante ans. Linspiration venait de lcole structuraliste de Harvard (Mason, 1939 et Bain, 1956)(12). Sous son influence, les prsupposs lencontre de la concentration industrielle ont jou un rle dterminant dans la politique de la concurrence. Dune part, une forte suspicion a priori lencontre des grandes entreprises et des structures de march concentres et, dautre part, un souci de simplifier lextrme la charge de la preuve incombant aux autorits de la concurrence, ont constitu les soubassements dune politique que certains jugent aujourdhui avoir t excessive pour ne pas dire malheureuse(13). Il sagissait essentiellement de limiter le pouvoir de march des grandes entreprises supposes lorigine dune perte de bien-tre importante(14). En dautres termes, le rfrentiel que la politique de la concur(12) On a pu ainsi dire que lcole structuraliste cherchait donner une lgitimit conomique aux arguments populistes lorigine du Sherman Act. (13) Selon le prsident de la FTC, Timothy Muris (2003), la suspicion lencontre de la concentration durant cette priode tait telle quil fut un moment envisag de dmanteler les grands constructeurs automobiles afin de restructurer lindustrie correspondante. Hofstadter (1965) parle de tendances paranodes propos des suspicions que la politique de la concurrence nourrissait lencontre des grandes entreprises et des marchs oligopolistiques durant la priode structuraliste. (14) Bien avant la critique fondamentale de lcole de Chicago, cette conception de la politique de la concurrence avait fait lobjet dune critique vhmente de certains conomistes de lpoque. Voir par exemple Kaysen et Turner (1959).POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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rence de cette priode semblait avoir en tte ntait pas trs loin de lidal de la concurrence parfaite o chaque entreprise, dilue dans une structure de march atomise, a un pouvoir de march nul. Le nouveau credo Small is beautiful contrastait ainsi avec celui de la priode antrieure. Le contrle des concentrations, bauch par le Clayton Act sest trouv renforc par le vote du Celler-Kefauver Act (1950) au nom duquel une opration de fusion horizontale pouvait tre interdite, mme lorsquelle ne comportait aucun risque de domination du march par la nouvelle entit rsultant de la fusion(15). Parfois, la Cour suprme est alle jusqu dire que, non seulement les arguments defficacit en faveur dune fusion ne sont pas pertinents pour contrebalancer les effets anticoncurrentiels de la fusion, mais ils peuvent mme tre retenus comme un facteur aggravant(16). En matire de pratiques verticales restrictives, cette priode est galement marque par des interdits systmatiques tendant condamner un grand nombre de pratiques commerciales sans un examen minutieux de leur raison dtre ni de leur rle ventuel pour restaurer lefficacit conomique dans les relations verticales(17). En matire dententes et comportements concerts, la Cour suprme a estim que les accords horizontaux entre concurrents devaient tre condamns en soi, indpendamment de leurs raisons dtre et de leurs effets(26). La mise en vidence dun faisceau dindices sans lexistence dune preuve tangible dun comportement concert pouvait suffire considrer quil y avait violation anticoncurrentielle(18).

(15) Ainsi, dans un jugement clbre sous lgide de cette loi (Brown Shoe vs US, 1962) la Cour suprme sest oppose une fusion qui ne conduisait pourtant qu une part de march consolide de 5 %, en fondant sa dcision sur le fait que la protection des petites entreprises constituait lun des objectifs de la politique de la concurrence ! Un jugement dans le mme sens tait rendu propos de la fusion de deux chanes de distribution totalisant une part de march de 8 % (Vons Grocery Co vs US, 1966). (16) Cet argument a t utilis dans FTC vs Procter & Gamble Co., 1967. (17) Parmi les restrictions interdites, on peut citer lattribution de territoires exclusifs (Arnold Schwinn & Co vs US, 1967), les ventes lies (International Salt Co vs US, 1947), le refus de distribuer des produits de fournisseurs ne respectant pas lexclusivit (Klors Inc. vs Broadway-Hale Stores Inc, 1959). (18) Socony-Vacuum Oil Co. vs US, 1940 (19) Cela est illustr par les cas Interstate Circuit, Inc. vs US, 1939 et Socony Vacuum Oil Co. vs US, 1940. Toutefois, la Cour devait reconnatre que la simple mise en vidence dun paralllisme des prix ne suffisait pas tablir la preuve dune concertation (Theatre Enterprises, Inc. vs Paramount Film Distribution Corp., 1954). Mais, comme le font remarquer Kovacic et Shapiro (2000), les plaignants et les cours de justice ont utilis aprs ce dernier cas beaucoup de ressources et dingniosit pour identifier des preuves supplmentaires minimales, au-del du paralllisme de prix, pour convaincre les juges de lexistence dun comportement concert. Quand on sait limportance de linterdpendance oligopolistique dans le temps pour comprendre le fonctionnement dun march oligopolistique, on imagine les drives auxquelles cette politique de la concurrence activiste, systmatique et mal fonde pouvait conduire.

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1.2.3. La recherche de lefficacit conomique : linfluence de lcole de Chicago (1973-1992) Une transformation assez radicale a marqu la priode suivante (19731992). Elle sexplique par au moins deux raisons. Premirement, les drives de la priode structuraliste sont apparues intenables et ont conduit lmergence dune nouvelle ligne de pense mettant laccent sur lefficacit conomique. Deuximement, les proccupations en matire de comptitivit de lindustrie amricaine devenaient notoires et les craintes quune politique de la concurrence trop stricte ne soit pnalisante ont merg. Examinons successivement ces deux aspects. Cest linfluence de larticle de Williamson (1968), qui plaidait pour la prise en compte des gains defficacit lis une fusion horizontale (efficiency defense) que lon peut rattacher les volutions ratifies dans la version de 1992 des Merger Guidelines, complts ensuite en 1997, spcifiant que les gains potentiels defficacit dune fusion devaient tre pris en compte dans lvaluation du bilan global. Auparavant, la promulgation en 1976 du HartScott-Rodino Antitrust Improvement Act (HSR), rendant obligatoire la notification au DoJ et la FTC des projets de fusion de taille suprieure un certain seuil, avait complt la lgislation en matire de contrle des concentrations horizontales. La critique la plus svre de lapproche structuraliste provenait dun ensemble de personnalits quon dsigne sous le label de lcole de Chicago, comprenant aussi bien des juristes (Calvert Simons, Aaron Director, Bock), des conomistes (Brozen, Demsetz) et des juges (Posner, Bork, Easterbrook, Gellhorn). Nous revenons plus loin sur lapport de lcole de Chicago. Par ailleurs, en mme temps qutait remise en cause la signification de la concentration industrielle(19), le rle de la concurrence potentielle tait largement mis en avant. Cette conception de la limite potentielle au pouvoir de march des firmes en place culminera plus tard, au moment o elle trouvera son expression acadmique la plus acheve dans la thorie des marchs dits disputables ou contestables (voir Baumol et al., 1982 et Baumol et Willig, 1986). Enfin, lcole de Chicago se montrait trs circonspecte quant aux effets ngatifs sur le bien-tre(20) des pratiques restrictives de concurrence, comme par exemple lexclusivit dans les contrats ou encore les pratiques de ven(19) Voir la collection de travaux critiques sur lutilisation structuraliste des indices de concentration dans Goldschmid et al. (1974) et notamment la contribution de Demsetz. (20) Cette circonspection se reflte bien dans cette affirmation du prix Nobel dconomie, Ronald Coase (1972) : Lorsquun conomiste dcouvre quelque chose une certaine pratique commerciale par exemple quil ne comprend pas, il cherche toujours une explication en termes de monopole. Et comme dans ce domaine, nous sommes trs ignorants, le nombre de pratiques incomprises devient trs grand et le recours des explications en termes de monopole trs frquent .POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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2. Comptitivit et concurrence aux tats-Unis : les politiques en faveur de linnovationLe rapport du MIT, intitul Made in America: Regaining the Production Edge (1989), sous la direction de Dertouzos, Lester et Solow, a eu une influence importante sur lvolution de la politique de la concurrence aux tats-Unis. La crainte que cette politique ne soit dcourageante vis--vis de la recherche cooprative, en comparaison du traitement plus favorable dont celle-ci bnficiait en Europe et au Japon, tait fortement prsente. Des actions en faveur de la coopration en R&D devenaient donc souhaitables. Cest ainsi que deux lois furent votes, la premire en 1984, le National Cooperative Research Act (NCRA), la seconde en 1993, le National Cooperative Research and Production Act (NCRPA). Elles apportaient plus de flexibilit sur au moins deux points. Dune part, les accords de coopration en R&D ntaient plus considrs comme illgaux en soi, leur traitement devant tre ralis selon la rgle de raison. Sous certaines conditions, ces accords de R&D cooprative pouvaient mme se poursuivre au niveau de la production commune. Dautre part, lincitation de parties tierces contester la lgitimit des accords de R&D au regard du droit de la concurrence se trouvait limite dans la mesure o la clause des dommages triples ne sappliquait plus ce type daccords. Aprs la lgislation du NCRA, le mouvement en faveur dun traitement dexemption des accords de coopration en R&D ainsi que des clauses restrictives dans les contrats de licence devait se poursuivre. Des mesures dincitation la recherche par le renforcement de la proprit intellectuelle taient galement prconises (voir Crpon et al., 1993). La protection intellectuelle sest trouve fortement renforce aux tats-Unis, notamment par la cration en 1982 dune Cour fdrale (Court of Appeals of the Federal Circuit, CAFC) spcialise dans lexamen des litiges en matire de proprit intellectuelle. Le pouvoir de cette juridiction a conduit une importante extension du champ du brevetable, une assise juridique renforce des brevets accords par lOffice amricain (USPTO) et un largissement de ltendue des revendications protges. Toutes ces mesures devaient conduire des tensions accrues avec les autorits de la concurrence propos de situations linterface du droit de la concurrence et de la proprit intellectuelle, comme nous lillustrons plus loin.

tes lies. Ces pratiques commerciales nauraient le plus souvent que des motivations innocentes et favorables lefficacit conomique. De plus, on soulignait quelles ntaient pas lapanage des firmes dominantes, dans la mesure o elles taient largement utilises par des entreprises ne dtenant aucun pouvoir de march. Toutes ces prises de position intellectuelles ne manquaient pas de laisser des traces au niveau des dcisions des tribunaux, au cours de cette priode(21). Une deuxime raison expliquant la remise en question de la politique structuraliste est la crainte des pouvoirs publics, partage par de nombreux(21) Quelques cas de jurisprudence sinspirant explicitement des analyses des membres de lcole de Chicago sont prsents dans Kovacic et Shapiro (2000). Voir aussi Comanor (1990).

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industriels ainsi que par certains conomistes de la fin des annes quatrevingt(22), que lindustrie amricaine ne soit pnalise par une application trop stricte de la politique de la concurrence. Le diagnostic dun relatif dclin de la comptitivit de lindustrie amricaine par rapport lUnion europenne et au Japon depuis le dbut des annes soixante-dix jusquau dbut des annes quatre-vingt-dix, le recensement des causes prsumes de ce dclin et les mesures appropries pour y remdier devaient faire lobjet dun rapport remarqu du MIT (cf. Dertouzos, Lester et Solow, 1989). Mme si lorigine de ce dclin ntait pas impute exclusivement une politique de la concurrence inadquate, le sentiment prvalait que la manire dont celle-ci tait applique ne convenait plus dans une situation o linnovation devenait le facteur essentiel de la croissance conomique. La crainte que la lgislation amricaine ne soit dcourageante vis--vis de la recherche cooprative, en comparaison du traitement plus favorable dont celle-ci bnficiait en Europe et au Japon(23), tait fortement prsente. Des actions en faveur de la coopration en R&D devenaient donc souhaitables (encadr 2). 1.2.4. La synthse post Chicago : lapport de la thorie des jeux Largument de lefficacit conomique mis en avant par lcole de Chicago mritait certes pleine considration et les corrections apportes certains excs antrieurs de la politique de la concurrence taient souvent justifies. Mais la situation ntait pas fige et la relance de la politique de la concurrence partir du dbut des annes quatre-vingt-dix provient de deux sources diffrentes : dune part, les progrs de lanalyse conomique et, dautre part, la recherche dun meilleur arbitrage entre la scurit juridique de la rgle per se et lincertitude laquelle pouvait conduire une application discrtionnaire de la rgle de raison. En premier lieu, de nombreux travaux conomiques sont revenus sur les arguments conduisant innocenter certaines pratiques restrictives. En utilisant de nouveaux dveloppements de la thorie des jeux non coopratifs, ces travaux ont pu montrer que, sous certaines conditions, ces pratiques avaient un effet anticoncurrentiel(24). Deux cas, explicits dans lencadr 3, illustrent lvolution des conceptions de la politique de la concurrence propos de deux types de pratiques commerciales, prsumes tre des stratgies dexclusion ou du moins des stratgies restrictives de concurrence. Les difficults dans lapplication du droit de la concurrence de la rgle per se y apparaissent galement de manire sensible (encadr 3).

(22) Voir notamment Jorde et Teece (1990) ainsi que louvrage dit par les mmes auteurs (1992). (23) Selon Jorde et Teece (1990, 87-88), la Fair Trade Commission au Japon a le pouvoir dtendre les accords de recherche cooprative la commercialisation jointe des rsultats. (24) Voir par exemple le numro spcial du Journal of Economic Theory (1982, n 27, 2) consacr lanalyse de leffet de rputation et notamment les contributions de Kreps et Wilson et Milgrom et Roberts.POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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3. Prdation et refus de vente : deux cas illustrant les difficults de la rgle per seLe premier cas se rfre une baisse de prix pouvant correspondre un prix de prdation. En 1999, le DoJ initiait une enqute propos du comportement de la compagnie arienne American Airlines qui avait ragi lentre de concurrents sur diffrentes liaisons partir de son aroport de base (hub) de Dallas en abaissant de manire substantielle ses propres prix et en accroissant ses capacits de vol. tait-ce l un comportement prdateur pour faire sortir les nouveaux concurrents ou tait-ce plus simplement une raction normale afin de dfendre ses parts de march face de nouveaux concurrents ? Le DoJ concluait son enqute en expliquant que ce comportement ne pouvait se concevoir en dehors dun pur objectif dexclure des concurrents. Selon le DoJ, tant donn la domination dAmerican Airlines sur son aroport de base, les pertes quune baisse de prix et daccroissement de capacits induisaient ntaient rationalisables quen regard de gains ultrieurs que la compagnie pouvait esprer si elle parvenait induire la sortie des concurrents. Mais comment prouver la matrialit de gains futurs, sans que lon soit assur que la sortie des concurrents aura bien lieu ? Sans se prononcer sur le fond, une cour de justice locale donnait tort au DoJ dans un jugement prliminaire. Ce verdict fut confirm en appel au motif que American Airlines navait pas baiss son prix en dessous dun niveau appropri de cot que le tribunal explicitait en la circonstance. Mais au-del du verdict, lintrt de ce jugement tait double. Dune part, il affirmait que lintention de la prdation navait pas tre prouve, autrement dit, les tribunaux pouvaient tre dispenss de montrer que la baisse de prix et lexpansion de capacit avaient bien pour intention ou pour objectif de rduire le nombre de concurrents. Il suffisait de prouver que la hausse de prix qui devenait possible aprs llimination du concurrent pouvait compenser la perte due la baisse initiale. Ctait l une transformation notoire. Dautre part, le jugement dfinissait une notion de cot-plancher pour dterminer le seuil en de duquel la baisse de prix pouvait tre de nature dlictueuse. En loccurrence, le seuil minimal de cot retenu tait le cot incrmental moyen, conformment une recommandation de Areeda et Turner (1974). Certains conomistes (Edlin et Farrell, 2003) ont vu l une jurisprudence permettant de clarifier la notion de prix prdateur. Le deuxime cas est relatif une pratique de refus de vente. En 1992, la socit Eastman Kodak a t poursuivie en justice par lun de ses clients qui elle refusait de vendre des pices dtaches parce que ce client cherchait concurrencer Kodak dans loffre de services de photocopieurs. Fallait-il sanctionner ce refus de vente ? Le problme tait dautant plus dlicat que ces pices dtaches taient protges par des droits de proprit intellectuelle. La socit Kodak tait accuse par son concurrent de violer larticle 2 du Sherman Act en cherchant monopoliser le march des pices dtaches de ses propres photocopieurs. Un premier jugement de droit civil disculpait Kodak de toute charge en estimant quil tait peu vraisemblable que le refus de vente traduise lobjectif dexclure un concurrent. Retenant le march de la vente de photocopieurs neufs o Kodak ne disposait que dune part de 20 %, le jugement prliminaire estimait en effet quil aurait t irrationnel de la part de Kodak de restreindre ses ventes dans un motif de prdation. La neuvime Cour dappel, puis en dernire instance la Cour suprme en 1997, invalidaient ce jugement prliminaire, en invoquant dautres arguments pour expliquer que le comportement de

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prdation ne pouvait tre exclu a priori et quil fallait rexaminer le cas sur le fond. Lentre dans largumentaire de la Cour suprme de notions telles que les externalits de rseaux, les avantages lis la base installe, le verrouillage technologique (lock-in), les cots de changement de fournisseurs (switching costs), etc. illustrait linfluence croissante de lanalyse conomique sur le droit de la concurrence. Comme le cas portait sur un refus de vente de composants brevets, la CAFC, juridiction de dernier ressort en matire de proprit intellectuelle, devait affirmer dans une dcision de 1999 quun refus de vente dun produit brevet ne saurait constituer, en aucun cas, une violation du droit de la concurrence. Deux questions taient ainsi poses et elles sont au cur de nombreux dbats contemporains. La premire est de savoir sil y a prminence du droit de la proprit intellectuelle sur celui de la concurrence. La deuxime est de savoir dans quels cas un refus de licence dun droit de proprit intellectuelle peut tre de nature dlictueuse. Ces questions sont loin dtre tranches, alors mme quelles sont au cur de procs contemporains spectaculaires en antitrust, comme ceux lencontre de Microsoft aux tats-Unis et en Europe. Elles illustrent quelques-unes des tensions prsentes qui traversent le droit de la concurrence et celui de la proprit intellectuelle.

En second lieu, confrontes au dlicat arbitrage entre la scurit juridique et la sophistication de lanalyse conomique, les autorits amricaines de la concurrence ont t amenes expliciter des lignes directrices de leur action (Guidelines) et donc sengager sur la manire dont elles appliquent les rgles selon les diffrents domaines dintervention. Notamment, lapplication de la politique de la concurrence dans des contextes o linnovation a un rle crucial a fait surgir de nouveaux problmes que ces lignes directrices tentent de cerner (encadr 4). Ces lignes directrices recherchent un arbitrage subtil entre, dune part, la scurit juridique qui passe par lexplicitation des rgles appliques par lautorit de la concurrence et, dautre part, le maintien dun espace discrtionnaire pour faire face efficacement la complexit et la spcificit des situations. lissue de ce rapide tour dhorizon de la politique de la concurrence aux tats-Unis, trois remarques paraissent utiles notamment au regard de la politique communautaire que nous prsentons dans la deuxime partie de ce rapport. Premirement, au-del des contingences historiques, lmergence de lantitrust amricain la fin du XIXe sicle sexplique notamment par la volont dinstaurer une loi fdrale puissante afin de rpondre lintgration des marchs des tats de lUnion. La mme proccupation apparat lors de la signature en 1957 du Trait de Rome : il fallait dterminer les rgles de la concurrence permettant daboutir un march intgr, indpendamment des rgles en vigueur dans chaque tat membre, en veillant ce que le droit communautaire couvre les droits nationaux des tats membres. Deuximement, la mise en uvre de lantitrust aux tats-Unis a suivi des priodes assez contrastes, en fonction des connaissances conomiques, des situations conjoncturelles et des doctrines et prfrences politiques des administrations en place. Les similitudes avec lvolution du droit communautaire ne manquent pas l encore. Ainsi des transformations quePOLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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4. Trois lignes directrices de la politique de la concurrence aux tats-UnisEn premier lieu, les lignes directrices sur le traitement des oprations de concentration (Horizontal Merger Guidelines) ont t ramnages plusieurs reprises, depuis leur premire dition de 1968 jusqu la dernire en date de 1997. Retenons quelques innovations majeures introduites au cours du temps. Le critre dapprhension du march pertinent et les analyses quantitative et qualitative quil requiert ont t prciss par le test dit SSNIP (Small but Significant Nontransitory Increase in Prices), largement employ prsent. Les critres de seuils pour les indices de concentration et leur variation la suite dune opration de fusion ont t rvalus. Ils restent nanmoins quelque peu arbitraires. Lapprciation de la concurrence potentielle et des barrires lentre a t enrichie. Lenvironnement des structures amont (fournisseurs) et aval (clients) a t galement pris en compte. La distinction entre les effets unilatraux et les effets coordonns dune fusion a t introduite, comme le fera plus tard le nouveau rglement communautaire. Enfin les gains potentiels defficience dune fusion ont t introduits. Le traitement conomique et juridique des fusions semble prsent bien cadr la lumire de la dernire dition des Merger Guidelines. Comme nous le verrons plus loin, le nouveau rglement europen du contrle des concentrations (rglement 139/2004) et les lignes directrices qui laccompagnent, sinspirent beaucoup du cadre amricain, mme sil subsiste une diffrence majeure entre les deux systmes, savoir que la procdure est judiciaire aux tats-Unis et administrative en Europe. Des diffrences procdurales importantes subsistent encore entre les pays membres de lUnion europenne. En deuxime lieu, de nouvelles lignes directrices concernant le traitement des licences de proprit intellectuelle (Antitrust Guidelines for Licensing Intellectual Property) ont t publies aux tats-Unis. De nouvelles rgles ont ainsi succd aux interdits assez stricts noncs dans les annes soixante-dix, connus sous le nom des nine no-nos of licensing . Lun de ces interdits concernait la clause exigeant du licenci quil cde au licencieur tous les brevets obtenus par le licenci aprs le contrat (grant-back). Ceci accordait au dtenteur du brevet un pouvoir de monopole exorbitant (voir Gilbert et Shapiro, 1997 et Scotchmer, 2004, p. 171). Lvolution rglementaire a conduit des assouplissements. Les aspects proconcurrentiels des licences sont mis en avant (diffusion des innovations). Les rgles dlimitant lutilisation non abusive des contraintes restrictives sexpriment en fonction du pouvoir de march. Sont ainsi distingus trois types de marchs : celui du produit proprement dit, celui de la technologie o soprent les transactions sur les droits de proprit intellectuelle et celui de linnovation qui regroupe les activits de R&D. De manire gnrale, les lignes directrices sur les licences traduisent une certaine suspicion sur les restrictions qui stendent au-del du march des produits. Par exemple, lattribution dune licence exclusive ou dun territoire exclusif, ne pose pas de problme grave. Par contre, les licences croises sur des technologies substituables peuvent constituer une entorse dans la mesure o elles

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affectent le march de la technologie. De mme une fusion entre deux firmes dtenant des droits de proprit sur des technologies substituables peut tre anticoncurrentielle lorsquelle affecte le march de linnovation. Le traitement des licences sur des technologies complmentaires est plus permissif. En troisime lieu enfin, les lignes directrices publies concernent le traitement des accords de coopration. Il sagit des Antitrust Guidelines for Collaborations Among Competitors (2000). Les domaines couverts par la coopration sont assez larges : R&D, production, distribution, commercialisation, partage de linformation, associations de producteurs, etc. Les accords dont leffet anticoncurrentiel est notoire, comme les cartels ou les ententes portant sur le prix de vente ou/et la rpartition des marchs, restent interdits selon la rgle per se du Sherman Act. Les autres accords sont examins selon la rgle de raison, en analysant leur motivation et leurs effets. Les accords ne sont pas notifis aux autorits de la concurrence, mais celles-ci peuvent tre amenes poursuivre leurs auteurs si les accords savrent restreindre la concurrence sans comporter des bnfices compensatoires en termes de bien-tre. Cest le principe de lexception lgale, principe qui sera nouveau adopt en Europe (rglement 1/2003) en 2004. Les accords dont la dure est ncessairement limite ont un effet prsum sur la concurrence moins grave quune fusion dont la dure est permanente. Enfin ces Guidelines introduisent des zones de scurit. Un accord entre entreprises dont la part de march combine ne dpasse pas 20 % est exempt de droit. De mme, un accord de coopration en R&D qui maintient sur le march de linnovation au moins trois autres units indpendantes bnficie a priori de lexemption. Ces principes ont t adopts galement en Europe dans le rglement 1/2003.

le contrle communautaire des concentrations a connues depuis llargissement de lUnion europenne, font cho celles observes de lautre ct de lAtlantique. Troisimement, les convergences entre les deux continents sont prsent assez fortes. Tous les deux adoptent prsent une politique de la concurrence dont linspiration est mdiane entre deux extrmes, lun affirmant une conception minimale (cole de Chicago) et lautre une conception maximale (cole structuraliste). Les rfrences aux objectifs du surplus des consommateurs et de lefficacit conomique semblent maintenant bien ancres et communes aux deux continents. Les difficults de concrtisation restent cependant fortes. Elles apparaissent les plus marques dans les situations linterface du droit de la concurrence et du droit de la proprit intellectuelle, cest--dire les cas o des proccupations relatives linnovation et la concurrence interviennent simultanment. La rflexion pour trouver les bons quilibres se poursuit de manire trs active. Le rapport rcent que la FTC (2003) a consacr ces questions, aprs laudition pendant plus de deux ans dun grand nombre danalystes et de praticiens, souligne bien lexistence de ces lignes de tension et la ncessit de parvenir des solutions. Nous consacrons la section suivante quelques dveloppements sur la politique de la concurrence en Allemagne : elle a galement influenc dune tout autre manire la politique communautaire qui mergeait la mme priode.POLITIQUES DE LA CONCURRENCE

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2. De la politique des cartels la conception ordo-librale, la politique de la concurrence en AllemagneAprs lunification allemande de 1871, la lgislation prussienne a t tendue tout lempire germanique(25). Cette lgislation sinscrivait dans une ligne du libralisme, celle qui porte la conviction que les relations contractuelles entre les acteurs conomiques privs ne doivent souffrir daucune intervention publique. Comme aux tats-Unis avant le Sherman Act de 1890, les cartels ont t un mode habituel dorganisation et de coordination des activits conomiques en Allemagne. Leur longvit, compare aux tats-Unis, sexplique par leur assise lgale, confirme par une dcision de la Cour suprme allemande (Reichsgericht) de 1897, et par le soutien politique dont ils ont bnfici, soutien qui sera largement confirm par le rgime national-socialiste jusqu la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une tentative du gouvernement en 1923 de combattre le pouvoir des cartels savrait infructueuse faute de parvenir branler la doctrine prussienne dominante fonde sur la libert contractuelle des parties. Le nombre de cartels na pas cess de crotre et le mouvement sest poursuivi pendant toute la priode avant la Seconde Guerre mondiale. Selon Kuhn (1997), lAllemagne comptait prs de 4 000 cartels la fin de la Rpublique de Weimar en 1933. Lavnement du rgime nazi et la guerre nont fait que renforcer considrablement la cartellisation jusquen 1945. 2.1. Influence de lordo-libralisme : lconomie sociale de march Aprs 1945, deux facteurs ont fortement affect lvolution du droit de la concurrence de la RFA : le premier, dordre intellectuel, est associ la doctrine de lordo-libralisme, le second, dordre politique, traduit la pression des forces allies. Linfluence doctrinale de lcole ordo-librale de Fribourg, anime par Walter Eucken et Franz Bhm (Ordnungspolitik), a t considrable. Tournant le dos la conception prussienne antrieure, strictement librale, qui tenait en suspicion toute intervention de ltat dans le jeu conomique, la doctrine ordo-librale souligne au contraire que ltat est le garant indispensable du libre fonctionnement des marchs. Il ne suffit pas de librer les forces du march, il faut galement les contenir et les encadrer grce des rgles du jeu acceptes et appliques. Cette doctrine voit dans lintervention de ltat une condition ncessaire lpanouissement des vertus conjugues quelle attribue la proprit(25) Lanalyse historique du cas allemand est inspire de Kuhn (1997), Kantzenbach (1990), Hoppe (1991), Audretsch (1989) et Amato (1997, chapitre 8). Le texte de la 6e version de la loi relative aux restrictions de concurrence (janvier 1999) est disponible sur le site Internet du Bundeskartellamt.

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prive, la libert dentreprendre et le fonctionnement libre du march. La libert doit avoir valeur constitutionnelle non seulement dans la sphre politique mais aussi dans la sphre conomique. Pour lordo-libralisme, fondamentalement, la main invisible du march nest pas suffisante : le march est une construction subtile, une manifestation de lhabilet humaine auquel il faut des rgles et un arbitre. Ce quon a appel lconomie sociale de march (Marktwirtschaft), sorganisera ainsi autour dune forme dordre conomique, appuye sur des rgles spcifiques. Ltat, garant de la libert individuelle dans la sphre conomique, doit notamment empcher que la concurrence ne soit entrave par le comportement des agents dominants, que ceux-ci soient privs ou publics. Vickers (2004) donne de la doctrine un raccourci clairant : Pour les ordo-libraux, le droit de la concurrence est crucial dans la constitution conomique de la socit, en tant que contrainte lexercice la fois du pouvoir priv et du pouvoir public dans la sphre conomique. L o le pouvoir de march ne peut tre limin, lidal du droit de la concurrence doit tre de contraindre les firmes dominantes agir comme si elles taient contraintes par la concurrence . Cette vision ordo-librale a eu une influence sans doute dterminante dans la gestation et la conception originelle de la politique communautaire de la concurrence. Le second facteur expliquant la fin du rgime des cartels est la pression amricaine et allie aprs la d