3. révision du contrat rapport français d. mazeaud

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RAPPORT FRANÇAIS La révision du contrat par Denis MAZEAUD Professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Secrétaire général de l’Association Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Française 1. « Je maintiendrai »… Pourquoi aborder ce thème aussi somptueux que vertigineux de la révision du contrat par la devise gravée sur la lame de l’épée d’académicien de mon défunt grand-père et collègue, Henri Mazeaud qui, habitué à mes facéties, ne m’en aurait probablement pas voulu d’évoquer sa mémoire en guise d’introduction dans cette salle des Conseils dans laquelle il donna sans doute jadis quelques leçons ? Sans doute parce que cette devise patriarcale semble, en tout cas à première vue, parfaitement exprimer la lettre et refléter l’esprit du droit français sur cette question existentielle de notre droit des contrats. Dans un premier mouvement, en effet, on ne peut manquer de relever l’hostilité qu’a toujours provoquée l’idée même de révision du contrat dans la communauté juridique française, viscéralement attachée à une vision du contrat placé sous le double sceau de l’intangibilité et de l’intemporalité. Qu’on en juge plutôt à travers ces quelques témoignages d’hier et d’aujourd’hui, glanés ici et là ! 2. Hostilité doctrinale, d’abord, avec ces mots de Niboyet prononcés dans le rapport général 1 qu’il avait présenté, voici plus d’un demi-siècle, lors d’une Semaine internationale du droit, dont Henri Capitant fût « l’inspirateur » et « « l’âme » 2 , consacrée à « La révision des contrats par le juge ». Pour vanter les mérites du droit français réfractaire à la révision judiciaire et attaché à « la foi des contrats », Niboyet affirmait, en maniant la métaphore militaire, « La règle pacta sunt servanda reste (…) un rempart inviolable (…). Les individus doivent souffrir pour leurs 1 « La révision des contrats par le juge, rapport général », in Rapports préparatoires à la semaine internationale de droit, Société de législation comparée, p.1 et s. 2 J.-P. NIBOYET, p.1.

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3. Révision Du Contrat Rapport Français D. Mazeaud

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  • RAPPORT FRANAIS

    La rvision du contrat par

    Denis MAZEAUD Professeur lUniversit Panthon-Assas (Paris II),

    Secrtaire gnral de lAssociation Henri Capitant des Amis de la Culture Juridique Franaise

    1. Je maintiendrai Pourquoi aborder ce thme aussi somptueux que vertigineux de la rvision du contrat par la devise grave sur la lame de lpe dacadmicien de mon dfunt grand-pre et collgue, Henri Mazeaud qui, habitu mes facties, ne men aurait probablement pas voulu dvoquer sa mmoire en guise dintroduction dans cette salle des Conseils dans laquelle il donna sans doute jadis quelques leons ?

    Sans doute parce que cette devise patriarcale semble, en tout cas premire vue, parfaitement exprimer la lettre et reflter lesprit du droit franais sur cette question existentielle de notre droit des contrats.

    Dans un premier mouvement, en effet, on ne peut manquer de relever lhostilit qua toujours provoque lide mme de rvision du contrat dans la communaut juridique franaise, viscralement attache une vision du contrat plac sous le double sceau de lintangibilit et de lintemporalit. Quon en juge plutt travers ces quelques tmoignages dhier et daujourdhui, glans ici et l !

    2. Hostilit doctrinale, dabord, avec ces mots de Niboyet prononcs

    dans le rapport gnral1 quil avait prsent, voici plus dun demi-sicle, lors dune Semaine internationale du droit, dont Henri Capitant ft linspirateur et lme 2, consacre La rvision des contrats par le juge . Pour vanter les mrites du droit franais rfractaire la rvision judiciaire et attach la foi des contrats , Niboyet affirmait, en maniant la mtaphore militaire, La rgle pacta sunt servanda reste () un rempart inviolable (). Les individus doivent souffrir pour leurs

    1 La rvision des contrats par le juge, rapport gnral , in Rapports prparatoires la semaine internationale de droit, Socit de lgislation compare, p.1 et s.

    2 J.-P. NIBOYET, p.1.

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    engagements, et au besoin disparatre sils sont insuffisants. Cest la loi de lhonneur qui le veut ainsi (). Tenir! Nest-ce pas pour le contractant une formule qui sert lintrt social au moins autant que la trop libre rvision du contrat ? Tant que le lgislateur, comme le chef responsable dune arme, ordonne aux contractants de tenir, il y va de lhonneur de leur vie de ne pas faillir leurs engagements quoiquil puisse leur en coter 3. Lhonneur dun contractant Telle est donc la valeur qui doit inluctablement conduire au maintien du contrat et proscrire sa rvision. On nous rpliquera que le propos date un peu et quavec le temps la doctrine sest convertie la rvision du contrat, comme le rvle par exemple le nombre dauteurs contemporains qui, quelle que soit la chapelle contractuelle frquente, plaident en faveur de la rvision judiciaire pour imprvision. Quon ne sy trompe pourtant pas, le discours doctrinal reste empreint dune dfiance certaine lgard de toute modification du contenu du contrat en dpit du dsquilibre qui laffecte ou de linjustice quil consacre, ainsi que le rvle un pisode rcent du dernier Congrs des notaires, lequel permet aussi de constater que ces praticiens, fussent-ils les magistrats du contrat, privilgient, eux aussi, le maintien du contrat sur sa rvision !

    Attachement de la pratique limmutabilit du contrat qui sest manifeste, trs clairement, travers le rejet dun vu, propos par la deuxime commission de ce Congrs, charge dexplorer Le nouveau monde contractuel . En bref, il sagissait dajouter larticle 1134 du Code civil une disposition imposant aux contractants lobligation de rengocier leur contrat en cas de bouleversement profond de son conomie, d des vnements imprvisibles et indpendants de la volont des contractants, et survenu lors de son excution. A priori, pas de quoi branler les colonnes du temple contractuel, puisque cette modification de la loi naurait pas engendr une volution de notre droit mais aurait simplement emport la conscration dune jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation et, surtout, naurait pas provoqu pas la chute du canal de Craponne, puisquil ntait pas question de tolrer la rvision judiciaire pour imprvision mais seulement den suggrer la rvision conventionnelle. Ctait compter sans la vigilance dun universitaire, juste titre trs cout par la pratique notariale, qui scria : Les dfenseurs de la scurit juridique ont invent la machine faire sauter le contrat 4. On aurait aim lui rpliquer que, depuis le 3 novembre 19925, date laquelle la chambre commerciale de la Cour de cassation a inaugur, au nom de la bonne foi, une telle obligation de rengocier, on a beau tendre loreille avec la dernire attention, aucun bruit sourd et funeste dexplosion contractuelle nest encore dplorer, mais la dfense du maintien du contrat cote que cote et de limmobilisme contractuel a fait

    3 Ibid., p.12. 4 Ph. MALAURIE. Cet pisode du Congrs est relat in Droit & Patrimoine, juin 2004. 5 Cass. com., 3 nov. 1992 : Defrnois, 1993, 1377, obs. J.-L. AUBERT ; JCP 1993.II.22164,

    obs. G. VIRASSAMY ; RTD civ. 1993, 124, obs. J. MESTRE.

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    mouche. En effet, et le fait est parat-il assez exceptionnel pour tre soulign, cette proposition de vu a t rejete par le Congrs. Autant dire que la pratique notariale conjugue au prsent, voire limpratif, la devise qui sert de trame ce propos introductif !

    3. Quant la jurisprudence, et en particulier la Cour de cassation,

    lobservation de certaines dcisions rcentes, plus ou moins spectaculaires, semble tmoigner quelle aussi sacrifie volontiers au culte du maintien du contrat. Ce qui est dit est dit ! Ce qui est dit est d ! . Lenfantine comptine assne lencontre de ceux qui, dans les cours de rcration, se drobent leurs juvniles promesses, se mue devant la Cour de cassation en une maxime rigide en vertu de laquelle le lien contractuel ne peut, en dpit de la rigueur injuste quil impose ou de lexcs inadmissible quil inflige, tre desserr, recompos, renou. Pour illustrer lattachement de la Cour au principe de lintangibilit du contrat, on voquera deux arrts rendus ces dernires annes qui, parmi dautres, nous semblent significatifs du peu de crdit que lon accorde quai de lHorloge aux discours doctrinaux sur les mrites de la flexibilit du contrat. Dans le premier dentre eux, rendu le 7 dcembre 20046 par sa premire chambre civile, la Cour de cassation avait rpondre un moyen dans lequel le cessionnaire des parts dun office notarial reprochait une cour dappel davoir refus de rduire le prix de cession. A cette fin, le demandeur au pourvoi se prvalait dune des exceptions traditionnelles au refus de la prise en compte de la lsion en droit franais ; exception prtorienne dont on trouve trace dans tous les ouvrages de droit franais des obligations et aux termes de laquelle, depuis prs dun sicle, la Cour de cassation affirmait que les cessions doffice ministriels constituent des contrats sui generis intressant lordre public, lequel exige que le prix des offices reprsente leur valeur exacte, (ds lors) il appartient au juge du fond dapprcier souverainement sil y a exagration dans le prix et dans quelle mesure la rduction doit tre opre . Mal lui en a pris puisque la Cour de cassation a choisi de revirer en dcidant que larrt rendu par les juges du fond retient, bon droit, que sappliquent aux cessions doffices publics ou ministriels les rgles de droit commun de la vente mobilire qui nadmettent pas la rvision du prix . Exit donc une des rares hypothses dans laquelle la rvision dun contrat lsionnaire avait trouv droit de cit dans notre droit contractuel. Avec le second arrt quil nous semble intressant dvoquer, la Cour de cassation ne rompt pas brutalement avec une solution traditionnelle mais donne un certain coup darrt une forme de rvision dont certains auteurs soutenaient pourtant quelle connaissait un remarquable essor, savoir la rfaction du contrat sous la forme dune rduction du prix en cas dinexcution partielle de lobligation de dlivrance. Ainsi alors que beaucoup dauteurs soulignaient le succs de ce mode de rvision judiciaire du contrat et sa propension franchir les

    6 Arrt n1787.

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    frontires de la vente commerciale7, lintrieur desquelles une analyse classique la cantonnait, la troisime chambre civile de la Cour de cassation, le 29 janvier 20038, est venue temprer leur enthousiasme en rappelant fermement quen matire de vente civile, hors les cas expressment prvus dans le Code civil, linexcution partielle de lobligation de dlivrance ne peut pas donner lieu une rvision judiciaire du prix.

    De l prtendre que la Cour de cassation reste un gardien extrmement vigilant des valeurs contractuelles les plus traditionnelles et quelle graverait volontiers sur le glaive dont elle est le dpositaire la devise inscrite sur lpe grand paternelle, il y a un pas qui peut sans doute tre franchi.

    4. Pour en terminer avec ce fastidieux inventaire du pitre succs

    rencontr par la rvision dans notre droit des contrats dhier et daujourdhui, on essaiera dimaginer le sort qui pourrait tre rserv un projet de rforme du droit franais des contrats qui consacrerait peu ou prou la rvision judiciaire du contrat pour lsion et imprvision. On prcisera immdiatement, pour dissiper tout malentendu, quil sagit ici de pure fiction, et en particulier que le projet pilot par Pierre Catala9 et parrain par notre Association ne contient, en ltat, aucune disposition de la sorte. Une fois encore ceux qui ont tenu la plume ont eux aussi privilgi le maintien du contrat sur sa rvision, la libert sur lquit, la scurit sur la solidarit. Mais si par une audace improbable, les rdacteurs de ce projet succombaient finalement la tentation de la flexibilit contractuelle, on peut lgitimement penser quils se heurteraient une rsistance du pouvoir politique, sous la pression des milieux professionnels, limage de ce qui sest produit au Qubec loccasion de la rforme du Code civil 10 . Lpouvantail, opportunment agit par les milieux professionnels influents, de linscurit juridique, de linstabilit conomique et du gouvernement des juges que provoquerait fatalement ladmission, ft-elle exceptionnelle, de la rvision des contrats pour cause de lsion ou dimprvision, a finalement ananti toute vellit rformiste sur ce point. Une fois encore, il ne faut pas tre grand clerc pour prdire quune destine semblable serait probablement promise en France ceux qui poursuivraient le projet de faire entrer lide de rvision judiciaire des contrats excessivement dsquilibrs, un stade ou un autre du processus contractuel, dans un futur Code civil, en tous cas lchelle franaise...

    5. En dfinitive, aprs un premier tour dhorizon de notre droit, cest

    une vritable impression de rvulsion pour la rvision qui se dgage. Impression quexprime merveille cette nouvelle formule choc de Niboyet,

    7 Sur ce point, v. infra n 13 et s. 8 Defrnois, 2003, 844, obs. E. SAVAUX. 9 Projet de rforme du droit des obligations ralis linitiative de Monsieur Pierre

    CATALA par un groupe duniversitaires franais et parrain par lAssociation Henri Capitant. 10 Sur ce point, v. P.-G. JOBIN, Ltonnante destine de la lsion et de limprvision dans

    la rforme du code civil au Qubec , RTD civ. 2004, p. 693 et s.

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    encore, qui affirmait : le contrat rvis na plus de contrat que le nom, et cest au milieu de ses dcombres que vient stablir la rglementation du juge 11. En somme, le contrat est intangible et intemporel ou il nest pas ; et lintervention du juge le dnature, le dfigure, le disqualifie

    Et pourtant Et pourtant, si on prend ses distances avec le discours officiel et traditionnel, si on explore sans a priori lunivers contractuel contemporain, si on dlaisse quelque peu les rives du droit savant pour arpenter celles du droit vivant, cest alors une autre perception de la rvision, fonde sur une autre conception du contrat, qui est suggre.

    En effet, lpreuve du terrain, autrement dit au regard du droit positif, on ne peut qutre surpris par lampleur du phnomne de la rvision, sous toutes ses formes, tel point quen forant un peu le trait on serait plutt tent de parler dinvasion de la rvision dans notre droit contractuel contemporain. En premier lieu, on constate que le nombre de rviseurs potentiels va sans cesse croissant : outre le lgislateur qui dispose que sa loi nouvelle sappliquera aux effets futurs des contrats en cours, en raison de son caractre dordre public, outre le juge qui, par la loi ou hors la loi, rduit ou augmente le quantum dune prestation excessive ou drisoire, rpute non crite une clause qui provoque un dsquilibre excessif ou ruine la cohrence interne du contrat, ajoute une stipulation laquelle les contractants navaient pas song en composant leur contrat, substitue un lment du puzzle contractuel un autre que les parties avaient irrgulirement faonn, allonge trs sensiblement la dure ou allge considrablement la charge de lexcution, etc, le contrat est aujourdhui ouvert bien dautres ingrences. Ingrence de la volont unilatrale12, dune part, qui, dans certains contrats spciaux, se voit autoriser modifier le contrat ; on songe en particulier au pouvoir unilatral reconnu lemployeur de changer les conditions dexcution du contrat de travail13, ainsi quaux diverses clauses de variation, stipules linitiative de lemployeur et en vertu desquelles celui-ci peut obtenir la rvision du socle contractuel, que son pouvoir de direction ne lautorise pas modifier unilatralement14. Ingrence dautorits et de commissions administratives, indpendantes ou non, dautre part ; on pense, entre autres, non seulement, la rvision indirecte par voie de recommandations mises par les commissions de surendettement qui, lorsquelles ne sont pas contestes, peuvent conduire une reconfiguration profonde du lien contractuel, moyennant un contrle extrmement lger du juge, mais encore la rvision, directe celle-ci, par voie dinjonctions manant du Conseil de la concurrence qui peut aller jusqu ordonner aux entreprises, dont les

    11 Eod. loc., sp. p. 11. 12 Sur ce phnomne, v. H. LCUYER, La modification unilatrale du contrat , in

    Lunilatralisme et le droit des obligations, Economica, 1999, p. 47 et s. 13 Sur cette question, v. A. MARTINON, Essai sur la stabilit du contrat de travail dure

    indtermine, Dalloz, 2005, spc. n 121 et s. 14 Sur ces clauses, v., entre autres, A. MAZEAUD, Droit du travail, Domat Montchrestien,

    2004, sp. n 414 ; J. PLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD , E. DOCKS, Les grands arrts de droit du travail, Dalloz, 2004, spc. n 51-52.

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    accords portent atteinte la libert de la concurrence, de remodeler leurs contrats en cours dexcution, notamment de modifier, si ce nest de rcrire sous la dicte, les clauses illicites15. En second lieu, lexamen attentif du droit positif rvle que la rvision prend des formes de plus en plus diversifies, tel point quil nest pas excessif daffirmer quelle est en ralit massive car trs souvent masque derrire dautres mcanismes, et porte, quelle que soit son origine, unilatrale, conventionnelle, judiciaire ou administrative, sur la totalit des lments qui composent la sphre contractuelle. Dune part, outre les modalits classiques de la rvision qui consiste procder par voie dradication, dadjonction ou de substitution, se multiplient des modes indirects, mais non moins efficaces, de rvision ; il suffit cet gard dvoquer, parmi dautres, les hypothses dans lesquelles le juge retient la responsabilit civile de lauteur dun dol prcontractuel, dun prix abusif unilatralement fix, dun crdit excessif octroy, dun abus de dpendance qui sest traduit par lobtention dun avantage sans contrepartie proportionne, ou frappe de dchance du droit aux intrts un tablissement de crdit qui na pas respect le formalisme informatif impos par la loi, pour pressentir limportance quantitative du phnomne de rvision judiciaire indirecte dans notre droit contemporain. A la varit des modes de rvision sajoute, dautre part, la diversit de lobjet de la rvision ; la vrit, peu dlments du puzzle contractuel semblent chapper dsormais la rvision quelle soit dorigine lgale, judiciaire ou conventionnelle : outre les figures bien connues, on peut voquer le prix, sous la forme dune clause de variation de la rmunration insre dans un contrat de travail16 ; ou encore sous celle dune rduction du prix de loption proportionnellement la dure relle de celle-ci17; le lieu dexcution, sous la forme dune clause de mobilit18 ; la dure du contrat, la suite de loctroi dun dlai de grce ou du maintien forc du contrat prononc par le juge la suite dune rupture abusive19, etc

    6. On ressort de cette rapide exploration de notre droit positif, dune

    part, avec le sentiment dun trs fort contraste entre la rvulsion que provoque traditionnellement et officiellement la rvision du contrat et sa frquence, si ce nest sa banalisation, dans la ralit contractuelle, dautre part, avec le pressentiment que le phnomne de la rvision contractuelle a de beaux jours devant lui. Pressentiment qui repose sur une pluralit de causes.

    15 Sur cette question, v. M. CHAGNY, Droit de la concurrence et droit commun des

    obligations, Dalloz, 2004, spc. n 422 et s. 16 Sur ce type de clause, v. J. PLISSIER, A. LYON-CAEN, A. JEAMMAUD , E.

    DOCKS, op. cit. 17 En ce sens, v. Cass. civ. 3me, 5 dc. 1984 : D.1985, 545, note F. BNAC-SCHMIDT ;

    Defrnois, 1985, 1077, obs. J.-L. AUBERT ; JCP 1986.II.20555, obs. G. PAISANT ; RTD civ. 1985, 594, obs. P. RMY.

    18 Sur ce type de clause, v. A. MAZEAUD, op.cit., spc. n 416 ; J. PLISSIER, A. SUPIOT, A. JEAMMAUD, Droit du travail, Dalloz, 2004, spc. n 283.

    19 Sur ce point, v. J. MESTRE, Rupture abusive et maintien du contrat , in Execution du contrat en nature ou par quivalent, RDC 2005/1, p. 99 et s.

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    Dabord, il peut tre avanc que, en dpit des prventions classiquement mises son encontre, le juge, qui demeure le personnage central de toute rflexion sur la rvision, nest plus aujourdhui considr, en tout cas plus de manire gnrale, comme lennemi contractuel numro120. Et si lingrence du juge dans le contrat nest plus fatalement apprhende comme une arme fatale contre les sacro saints principe de la force obligatoire du contrat et impratif de scurit juridique, cest parce que lpreuve du feu, cest--dire dans lexercice des pouvoirs de rvision du contrat qui lui ont t accords, le juge a gnralement fait preuve dune sagesse et dune modration qui ont t unanimement salus. On prendra pour seul exemple le remarquable esprit de mesure avec lequel les juges ont exerc le pouvoir de modrer les clauses pnales excessives que le lgislateur leur a accord depuis la loi du 9 juillet 1975. Pourtant, lpoque, cette atteinte lgislative au dogme de lintangibilit du contrat ft trs frachement accueillie en doctrine ! Ici, on prdit la mort 21 de la clause pnale en la mmoire de laquelle certains se rsignrent mme entonner un mouvant requiem 22, l, on sindigna avec la dernire nergie contre la remise en cause 23 du principe de la force obligatoire du contrat, battu en brche 24 par cette loi sclrate. Or, prs de trente ans aprs lentre en vigueur de cette loi, les oiseaux de mauvaise augure en sont pour leurs frais et doivent admettre que lexistence dun pouvoir de rvision judiciaire ne rime pas fatalement avec linstabilit contractuelle et nemporte pas ncessairement la chute des colonnes du temple contractuel. En clair, aprs trente ans dexercice de leur pouvoir, les juges nont, ni neutralis les clauses pnales, qui continuent fleurir dans bon nombre de contrats, ni affaibli leur force obligatoire, puisque la libert contractuelle qui se cristallise dans cette clause nest quexceptionnellement altre par le juge, ni dailleurs fragilis la force obligatoire du contrat en gnral puisque la Cour de cassation na jamais succomb la tentation dtendre le pouvoir modrateur, issu de larticle 1152, alina 2, du Code civil, dautres clauses que la seule clause pnale, en dpit de linsistante pression de quelques auteurs pris de justice contractuelle25.

    Ensuite, outre la ddiabolisation du juge, les conqutes rcentes et futures de la rvision du contrat dcoulent dune autre conception de la notion de contrat. la figure traditionnelle du contrat intemporel et intangible, ncessairement juste puisque librement voulu et galitairement conu, propuls par la seule nergie de la parole donne, insensible au

    20 En ce sens, v. D. MAZEAUD, Le juge et le contrat (Variations optimistes sur un couple

    illgitime) , Ml. J.-L. Aubert, Dalloz, 2005, p. 235. 21 B. BOUBLI, La mort de la clause pnale ou le dclin du principe de lautonomie de la

    volont , J. not., 1976, 1,945. 22 Y. LETARTRE, Requiem pour une clause pnale , Rev. jur. com. 1978, 101. 23 F. CHABAS, La rforme de la clause pnale , D. 1976, chron., p. 229 et s., spc. p.

    234. 24 Ph. MALINVAUD, La protection des consommateurs , D. 1981, chron., p. 49 et s.,

    spc. p. 57. 25 En ce sens, D. MAZEAUD, La notion de clause pnale, LGDJ, 1992, t. 223, passim ; J.

    MESTRE, obs. in RTD civ. 1985, 372.

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    temps qui passe, rsistant aux maladies de lconomie, impermable aux bouleversements politiques et sociaux, sest, sinon substitue, du moins superpose une autre vision du lien contractuel. Outre que le lgislateur et la jurisprudence contemporains ont dsormais dfinitivement intgr le fait que le contrat navait pas ncessairement pour ferments la libert et lgalit, et ntait donc pas inluctablement le creuset de la justice, on envisage aujourdhui ses rapports avec le temps, avec un peu plus de modestie et surtout de ralisme que dans lidologie librale, dont se nourrit la doctrine classique et qui repose sur une conception abstraite et dsincarne de lhomo contractus et des rapports sociaux26. En clair, pas plus quon ne peut srieusement ignorer que le contrat jaillit souvent dun rapport de forces, source de dsquilibres contractuels inadmissibles, pas plus le contrat ne sinscrit dans un temps fig, immobile, une fois quil a t valablement conclu27 Et si on veut bien se dpartir de cette vision trs occidentale et en particulier trs franaise, qui tonne tant les juristes japonais28, selon laquelle le contrat est une tte de pont jete vers le futur, qui permet par sa seule force denfermer lavenir dans les paroles 29, puisque tout est dit une fois pour toutes ds linstant de sa conclusion, on admettra alors plus volontiers, spcialement quand son excution stale dans la dure, que le contrat risque de devenir, par le seul effet du temps qui passe, un anachronisme, dengendrer des anomalies, des situations choquantes quil faut rduire au minimum 30. Autrement dit, la rvision du contrat saccorde parfaitement avec une lecture contractuelle, propose par la doctrine solidariste, qui intgre une vision non linaire du temps et moins abstraite de la libert 31.

    Enfin, prolongement logique de ce qui prcde, la promotion de la rvision dans notre droit contemporain des contrats procde dune perception sensiblement renouvele de ce phnomne. Traditionnellement, si la rvision est apprhende avec mfiance et dfiance, cest parce quelle heurte de plein fouet le dogme de limmutabilit du contrat, prsum librement conclu et justement conu. Dans cette vision traditionnelle, voue au culte de limmobilisme contractuel et dnonce par les chantres de lquit et de la justice contractuelle, la rvision ne peut tre apprhende autrement que comme une entreprise liberticide et une source dinscurit. Dans cette conception, la devise Je maintiendrai suppose lintangibilit du contrat, suggre la rigidit du lien contractuel et soppose

    26 Sur ce point, v. G. FARJAT, Droit priv de lconomie, 2 Thorie des obligations, PUF,

    1975, spc. p.48 et s. 27 En ce sens, v. L. AYNS, Le devoir de rengocier , RJ com.,1999, spc. n 4 et s. ; G.

    ROUHETTE, La rvision conventionnelle du contrat , RIDC 2-1986, p. 369, spc. n 1, 3 et 17. 28 En ce sens, v. E. HOSHINO, Lvolution du droit des contrats au Japon , RIDC,

    Journes de la socit de lgislation compare, 1979, p. 425 et s., spc. n 19. 29 A. SUPIOT, Homo juridicus, Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Seuil, 2005,

    spc. p. 138. 30 R. DEMOGUE, Des modifications aux contrats par volont unilatrale , RTD civ. 1970,

    p. 245 et s., spc. p. 247. 31 C. JAMIN, Rvision et intangibilit du contrat , in Que reste-t-il de lintangibilit du

    contrat ?, Droit & patrimoine, mars 1998, p. 46 et s., spc. p. 57.

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    donc sa rvision ; rviser, cest trahir... Mais il est aujourdhui une autre faon, moins convenue et moins manichenne, denvisager la rvision, qu travers le prisme du sempiternel conflit entre libert et quit, entre scurit et solidarit. Avec le temps, en effet, dans une perspective trs pragmatique en vertu de laquelle un bon contrat est un contrat raisonnablement quilibr dont lexcution lgitimement attendue doit pouvoir tre obtenue en dpit des vicissitudes de sa formation ou de son excution, lintangibilit du contrat nest plus la seule valeur recherche et exploite en matire contractuelle. La proportionnalit32 et la prennit33 contractuelles constituent, elles aussi des valeurs en progression constante dans notre univers contractuel contemporain, qui fondent et lgitiment le recours la rvision du contrat. La premire constitue une exigence, en vertu de laquelle tout dsquilibre nest plus ncessairement considr comme la ranon de la libert, qui conduit corriger, sanctionner, notamment par la rvision du contrat, les excs intolrables et les abus inadmissibles. Inspire par la seconde, la rvision reprsente une alternative lanantissement ou la rupture du contrat irrgulier, ou dsquilibr un point tel que son excution nest plus concevable ; lillicit qui affecte le contenu du contrat ou linstabilit qui perturbe son environnement conomique et social ne sonnent plus fatalement le glas du contrat. Au fond, lune comme lautre sinscrivent dans la perspective dune plus grande efficacit du contrat dont lexcution recherche est inconciliable, non seulement avec les dsquilibres contractuels excessifs intervenus ab initio ou survenus a posteriori, qui conduisent fatalement une rupture du lien contractuel, mais encore avec une politique de sanctions trop fruste et dnue de nuance. Dans cette perspective, la rvision apparat alors comme un facteur de stabilit, de continuit, dans la mesure o elle seule permet de sauvegarder un contrat promis une disparition certaine. On la compris, dans cette conception, loin de constituer une source dinscurit, la rvision se prsente sous les atours sduisants dun facteur de sauvegarde du contrat menac de disparition. Et la devise Je maintiendrai peut alors plutt tre entendue comme supposant une certaine flexibilit du lien contractuel et suggrant sa rvision ; rviser, cest durer

    7. La dfense et la promotion de ces nouvelles valeurs contractuelles

    que sont la proportionnalit dans le contrat et la prennit du contrat semblent pouvoir constituer un fil directeur qui autorise dcrire le droit positif de la rvision contractuelle et rflchir aux volutions dont celle-ci sera peut-tre lobjet 34 . Etant entendu que pour les besoins de la

    32 Sur ce concept, S. LE GAC-PECH, La proportionnalit en droit priv des contrats, LGDJ

    2000, t. 335 ; Existe-t-il un principe de proportionnalit en droit priv ? , LAP, 30 sept. 1998. 33 Sur ce concept, A.-S. LAVEFVE LABORDERIE, La prennit contractuelle, Thse

    dactyl., Orlans, 2004. 34 tant entendu que pour les besoins de la cause, on limitera dlibrment le champ de notre

    propos aux seules hypothses dans lesquelles la rvision se traduit par une ingrence dynamique

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    dmonstration, on limitera dlibrment, et arbitrairement, le champ de nos investigations aux hypothses dans lesquelles la rvision se traduit par une ingrence dynamique dans le contrat, savoir aux cas dans lesquels lingrence dans le contrat se traduit par la substitution du produit du pouvoir du juge au fruit de la volont des contractants.

    Cest dans cette perspective et lintrieur de ce cadre, que lon envisagera successivement le phnomne de la rvision du contrat, apprhende dans sa double fonction de sanction et de remde.

    I. La rvision, sanction

    8. Envisager, dans un premier temps, la rvision comme une sanction, conduit constater, dune part, quelle est trs prise en droit contemporain des contrats, pour sanctionner les irrgularits (A) qui jalonnent le processus contractuel, et invite, dautre part, rflchir sur lopportunit de lexploiter dune faon gnrale pour sanctionner les inquits (B) qui affectent le contenu du contrat.

    A. LA SANCTION DES IRRGULARITS

    9. Que ce soit pour sanctionner les irrgularits qui interviennent au stade de la conclusion du contrat et qui sont susceptible dinfluer sur sa validit, ou pour rprimer celles qui surviennent lors de son excution, et qui les unes et les autres sont en principe susceptibles de provoquer un anantissement intgral ou partiel du contrat, la rvision est indiscutablement une sanction dans le vent.

    1. au stade de la conclusion du contrat

    10. Un rapide examen de la jurisprudence rendue ces trente dernires annes rvle la forte propension de la jurisprudence, lorsque les conditions de validit dun contrat ou dune clause ne sont pas runies, privilgier la sanction de la rvision, envisage alors, par faveur pour le contrat, comme une alternative son annulation.

    Les manifestations de ce phnomne, qui nest pas nouveau mais qui connat une remarquable expansion, sont multiples. Certaines sont dsormais entres dans les murs contractuelles. On songe, dabord, la jurisprudence relative aux clauses dindexation qui admet la substitution dun indice licite un indice inexistant, caduc ou illicite35. On pense, ensuite, aux arrts par lesquels la chambre sociale de la Cour de cassation a dcid que le juge en prsence dune clause de non-concurrence insre dans le contrat, savoir les cas dans lesquels lingrence dans le contrat se concrtise par la substitution du produit du pouvoir du rviseur au fruit de la volont des contractants.

    35 Pour une tude approfondie de cette jurisprudence, v. O. GOUT, Le juge et lannulation du contrat, PUAM, 1999, spc. n 620 et s. Adde, G. ROUHETTE, eod.loc., spc. n 22 et s.

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    dans un contrat de travail, mme indispensable la protection des intrts lgitimes de lentreprise, peut lorsque cette clause ne permet pas au salari dexercer une activit conforme sa formation et son exprience professionnelle, en restreindre lapplication en en limitant leffet dans le temps, lespace ou ses autres modalits 36. On se rappelle, enfin37, des dcisions de la Cour de cassation qui, lorsquune clause dexclusivit stipule dans un contrat de distribution excde la dure dcennale impose par la loi du 14 octobre 194338, et dune faon gnrale lorsque la dure de la loi contractuelle excde la dure fixe par une rgle lgale dordre public39, prfre prononcer la rvision de la clause, en clair la rduction de la dure prvue, plutt que fulminer une nullit partielle.

    Outre ces manifestations classiques de cette tendance lourde qui anime la jurisprudence et qui se traduit donc par un recours la rvision plutt qu lannulation pour sanctionner les clauses contractuelles illicites, on voquera deux solutions rcentes, et moins classiques, qui tmoignent de lengouement jurisprudentiel pour cette sanction spcifique. Dune part, un arrt dans lequel la premire chambre civile de la Cour de cassation a censur une dcision dans laquelle des juges du fond avaient annul des pnalits conventionnelles de retard dont le montant dpassait le seuil rglementairement fix par application de larticle R. 261-14 du Code de la construction et de lhabitation40. Et dans sa dcision, la premire Chambre civile invite et incite les juges de renvoi rduire cette clause pnale illicite plutt qu la rayer purement et simplement de la charte contractuelle. Dautre part, ultime illustration que cette sanction dcidment trs en vogue connat dans notre droit positif, larrt trs remarqu du 11 mars 2003 par lequel la premire chambre civile de la Cour de cassation41 a fait, si lon peut dire dune pierre deux coups. En effet, elle a, non seulement, ractiv la notion de fausse cause, laquelle tait jusqualors le parent pauvre de la thorie de la cause, mais encore et surtout a dcid que la fausset partielle de la cause nentrane pas lannulation de lobligation, mais sa rduction la mesure de la fraction subsistante . Ainsi, lacte juridique, en dpit de la fausset partielle de la cause qui laffecte, doit tre non pas annul mais rvis par le juge qui doit rduire lengagement souscrit par le dbiteur proportion de la dette prexistante, en contemplation de laquelle celui-ci avait consenti une reconnaissance de

    36 Cass. soc., 18 sept. 2002 : RDC 2003, 151, obs. Ch. RAD. Pour une critique de cette jurisprudence, v. J. PLISSIER, A. SUPPIOT, A. JEAMMAUD, op.cit.,n267. Pour des tudes densemble sur cette question, v. entre autres, O. GOUT, op. cit., spc. n 650 et s. ; R. VATINET, Les principes mis en uvre par la jurisprudence relative aux clauses de non-concurrence en droit du travail , Droit social, 1998, p. 534 et s.

    37 Mais la liste nest videmment pas exhaustive. Pour une tude beaucoup plus complte, et trs riche, du phnomne, v. O. GOUT, op. cit., spc. n 615 et s.

    38 Sur cette jurisprudence, v. O. GOUT, op. cit., spc. n 645 et s. 39 Cass. civ. 1re, 13 nov. 2002, RTD civ. 2003, 85, obs. J. MESTRE et B. FAGES. 40 Cass. civ. 3me, 9 juill. 2003 : D. 2003, 2914, note. O. GOUT ; RTD civ. 2004, 88, obs. J.

    MESTRE et B. FAGES. 41 JCP 2003.I.142, obs. J. ROCHFELD, RDC 2003, 39, obs. D. MAZEAUD, RTD civ. 2003,

    287, obs. J. MESTRE et B. FAGES. Adde, J.-R. BINET, De la fausse cause , RTD civ. 2004, p.655 et s.

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    dette. Par consquent, la cause est ici exploite pour restaurer lquilibre de lacte, mieux pour assurer une quivalence entre le montant de la dette souscrite dans la reconnaissance de dette litigieuse et la valeur de la dette prexistante Par cet arrt remarqu et remarquable, la Cour de cassation, en ce quelle privilgie la rvision sur lannulation, en ce quelle confirme le juge, auquel elle offre une nouvelle clef pour pntrer dans le contrat, dans son office de gardien de lquilibre contractuel, permet douvrir le dbat, encore trs vif en doctrine, sur les vices et les vertus de ce mouvement favorable la rvision judiciaire du contrat titre de sanction des irrgularits commises lors de sa formation.

    11. Pour ceux qui rprouvent cette tentation pour la rvision, il sagit

    dabord de dnoncer une nouvelle ingrence du juge dans le contrat hors la loi , cest--dire dfaut de tout support textuel lautorisant pntrer dans la sphre contractuelle. Or, cela revient autoriser le juge remodeler le contrat selon son propre sens de lquit et de la justice contractuelle, et se substituer ainsi, sans autre forme de procs, aux volonts libres et claires des contractants, qui sont pourtant, comme chacun le sait, les meilleurs juges de leurs propres intrts. Cette judiciarisation quemporte fatalement la rvision du contrat malform plutt que son annulation, jure avec loffice traditionnel du juge telle quenvisag dans la tradition franaise pour laquelle le contrat est le jardin secret des parties et non pas un mnage trois dans lequel le juge fait figure dintrus42.

    Dautant que la rfrence traditionnelle la commune intention des parties, dans la plupart des arrts qui privilgient la rvision sur lannulation, ne doit pas faire illusion. Il sagit dun artifice grossier derrire lequel le juge se dissimule pour refaire le contrat sa guise, comme le rvlent suffisamment certaines dcisions rendues en matire de clauses dindexation dans lesquelles, en sabritant officiellement derrire la volont des parties, le juge prend des liberts avec celle-ci, lorsquil ne sen affranchit pas purement et simplement en se livrant, pour les besoins de la cause, une interprtation parfaitement divinatoire de ladite clause43.

    Pire, on peut craindre qu cause de cette jurisprudence qui privilgie la rvision sur la nullit du contrat ou de la clause, dont la conclusion sest solde par une transgression de la lgalit, certains contractants soient alors tents de spculer sur lillicit44 et que, par suite, la protection des intrts du contractant faible soit moins bien assure. Ainsi, si lon prend le seul cas des clauses de non-concurrence illicites stipules dans les contrats de travail, on peut lgitimement se demander si leur simple rvision, dune part, nest pas trop favorable aux entreprises qui peuvent toujours essayer dimposer au salari une clause trs tendue et chercher ngocier avec le

    42 Sur cette discussion, v. O. GOUT, op. cit., spc. n 668 et s. et note prc., passim. 43 En ce sens, v., entre autres, O. GOUT, note prc. spc. n 11et 12 ; G. ROUHETTE, eod.

    loc., spc. n 23. 44 Sur ce point, v. O. GOUT, note prc., spc. n 7 ; J. MESTRE et B. FAGES, obs. prc., in

    RTD civ. 2004, p.89. ; Ch. RAD, obs. prc.

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    juge une rduction de son ampleur 45, dautre part, mais les deux choses sont lies, nest pas trop dfavorable aux salaris dont elle assure une protection moins efficace, dans la mesure o lannulation de ce type de clauses est dot dun pouvoir dissuasif autrement plus efficace que leur simple rvision46.

    12. Reste que cette exploitation de la rvision titre de sanction des

    dispositions et des stipulations contractuelles illicites nest videmment pas dnue de vertus et que la recherche de la stabilit des rapports contractuels et de la perfection de la sanction a beaucoup gagner du recours 47 la rvision judiciaire du contrat48.

    En premier lieu, elle sinscrit dans une politique jurisprudentielle de sanction de la malformation des contrats et de lillicit des clauses qui les composent, beaucoup plus raffine que celle classique du tout ou rien qui repose sur le postulat quun contrat est valable ou nul. Politique anime par le souci lgitime de donner sa chance au contrat malgr lirrgularit ou lillicit qui laffectent et fonde sur une vision pragmatique et une apprhension conomique de la question envisage, selon lesquelles dans les cas de figure prcdemment exposs lintrt de sauver le contrat en le rquilibrant lemporte de beaucoup sur lopportunit de lanantir. Dune faon gnrale, en raison de linscurit quelle emporte, des difficults pratiques quelle suscite, de linadaptation aux ncessits conomiques dont elle souffre, on doit se convaincre que lanantissement du contrat constitue une sanction qui est de moins en moins adapte aux exigences de notre temps 49 et que, par consquent, le rle du juge confront un contrat irrgulirement form ou une clause illicite doit ncessairement voluer. Comme on la justement crit, le juge ne doit plus tre uniquement, comme il ltait auparavant, lagent de destruction du contrat irrgulier, mais aussi celui de sa rhabilitation 50. Dans cette perspective, nul doute que la rvision constitue la sanction la mieux approprie pour accompagner cette mutation puisquelle assure la fois, la suppression de lillicite et la sauvegarde de la convention ou de la clause 51 et ralise ainsi un subtil compromis entre les exigences de lordre public et les principes de libert contractuelle et de scurit juridique52.

    Dautant que, en second lieu, le plus souvent, lingrence du juge dans le contrat ne se solde pas par une neutralisation de la libert contractuelle, laquelle est simplement expurge des excs quelle a pu scrter sous la forme de clauses illicites. Il sagit seulement, pour assurer le respect de

    45 Ch. RAD, obs. prc. In RDC 2003. 46 R. VATINET, eod. loc., spc. p. 538. 47 O. GOUT, note prc. n 7. 48 En ce sens, v. M. CHAGNY, op.cit., n 33. 49 O. GOUT, op. cit., spc. n 683. 50 Ibid. 51 M. CHAGNY, op. et loc. cit. 52 Sur ce point, v. B. FAUVARQUE-COSSON, Lordre public , in 1804-2004, Le code

    civil, Un pass, un prsent, un avenir, Dalloz, 2004, p. 473 et s., spc. n 11 et s. ; J. MESTRE et B. FAGES, obs. in RTD civ. 2003, p. 85 et s.

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    lordre public, de sauver le contrat illicite, par la suppression de ce quil pourrait avoir dexcessif 53. Mieux, la libert contractuelle, quil sagisse de la volont dassurer lquilibre du contrat en dpit des fluctuations de lconomie en indexant une obligation de somme dargent, de protger les intrts lgitimes de lentreprise en imposant une obligation post contractuelle au salari, de sanctionner linexcution illicite dune obligation en fixant une peine contractuelle, est finalement mieux respecte par la rvision, qui tempre la libert en lalignant sur la licit, que par la nullit, laquelle la rduit nant. Au fond, la rvision du contrat ou de telle ou telle de ses clauses garantit, dans une mesure certaine, le respect de lconomie gnrale du contrat telle quelle avait t faonne par les contractants, bien mieux, en tout cas, que ne pourrait le faire leur annulation. Par exemple, ds lors quune clause de non-concurrence est seulement excessive, lannuler purement et simplement reviendrait ignorer totalement lintrt lgitime de lentreprise, ce qui reviendrait combattre un excs par un autre 54.

    Bien plus, la rvision du contrat irrgulirement form en favorise la prennit, dans la mesure o, par faveur pour le contrat dont elle assure ainsi le sauvetage, elle permet que son excution perdure grce lquilibre contractuel quelle garantit, comme le dmontre la jurisprudence relative aux clauses dindexation. Faute de substitution dun indice licite lindice inexistant ou illicite, soit le contrat tout entier serait emport dans la tourmente de la nullit, pour peu que la clause soit considre comme impulsive et dterminante, soit, dans le cas inverse, seule la clause dindexation serait supprime et le contrat continuerait son chemin mais fatalement promis un dsquilibre prjudiciable aux contractants. Do lintrt de procder, dans un tel cas de figure, la rvision de la clause par substitution, laquelle permet le maintien dun contrat quilibr, sinon tel que les contractants lavaient conu du moins comme ils lavaient voulu. En encourageant la rvision, la Cour de cassation autorise finalement les juges du fond venir au secours dun contrat mal form en rtablissant son quilibre pour le maintenir en vie 55.

    Cest un souci quasi identique dassurer la prennit du contrat en restaurant son quilibre qui sous tend lexploitation de la rvision comme sanction des irrgularits lors de lexcution du contrat.

    2. lors de lexcution du contrat

    13. Cest ici un type spcifique de rvision que lon voquera, communment dsign sous le terme de rfaction56, et qui consiste dans la rduction du prix en cas dinexcution partielle, autrement dit dinexcution incomplte ou incorrecte, de lobligation de dlivrance. En bref, le juge peut donc imposer lacqureur, qui se plaint dune

    53 J. MESTRE et B. FAGES, obs. in RTD civ 2003, spc. p. 86. 54 R. VATINET, eod. loc., spc. p. 538. 55 O. GOUT, op. cit. spc. n 631. 56 Sur laquelle, v. Ch. ALBIGES, Le dveloppement discret de la rfaction du contrat ,

    Ml. Cabrillac, Litec, 1999, p. 3 et s.

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    dlivrance dfectueuse, le maintien du contrat moyennant une rduction du prix, proportionnelle limportance de la faute commise par le vendeur. Cette forme de rvision judiciaire du contrat, prononce en cas dirrgularit affectant son excution, se prsente sous les atours dune opportune alternative la rsolution du contrat inexcut, dans la mesure o elle vite lventuelle disparition dun contrat qui, en dpit de son excution imparfaite ou incomplte, nest pas pour autant prive dutilit conomique pour son crancier, et permet donc dassurer sa prennit au prix de la restauration judiciaire de son quilibre. En clair, pour protger les intrts lgitimes du dbiteur, auquel est imputable une inexcution qui nest pas fatale lintrt du contrat, et sauvegarder un contrat qui demeure conomiquement utile pour le crancier, au regard de son conomie gnrale telle quelle avait t convenue au jour de sa cration, le juge peut donc imposer au crancier le maintien du contrat rvis plutt que son anantissement. La rfaction permet ainsi un maintien des liens contractuels (et) de prserver lquilibre initial du contrat 57.

    Comme prcdemment, la rvision est donc pare des atours de lopportunit et du pragmatisme puisquelle sinspire, en ce qui concerne sa raison dtre, de la qute de prennit contractuelle58 et sinscrit, au stade de sa mise uvre, dans laspiration contemporaine vers la proportionnalit59, tant entendu que la rduction doit tre proportionnelle lconomie voulue par les parties 60.

    14. Si ce mode original de rvision attire particulirement lattention,

    cest, en premier lieu, en raison des faveurs quil sattire gnralement en doctrine. Quitte distendre sensiblement le concept mme de rfaction au point de lassimiler pratiquement toute modification ou rvision du contenu du contrat61, certains auteurs avancent que loin dtre cantonne la seule vente commerciale, laquelle on la rserve frquemment, la rfaction se trouve en ralit pratique de manire tout fait gnrale 62, notamment dans bon nombre de contrats civils, tels, outre la vente civile immobilire63, les contrats dentreprise et de bail64. Et dautres auteurs,

    57 S. PIMONT, Lconomie du contrat, PUAM, 2004, spc. n 536. 58 Ch. ALBIGES, op. cit., spc. n 18 et s. 59 Ibid., spc. n 14 et s. 60 S. PIMONT, op. cit., spc. n 538. 61 En ce sens, Ch. ALBIGES, passim. 62 M.-E. PANCRAZI, Rduction du prix ,C. PRIETO (dir.), in Regards croiss sur les

    principes du droit europen du contrat et sur le droit franais, PUAM, 2003, p. 504, spc. p. 505. 63 Du moins dans les cas prvus par le Code civil, savoir dune part en cas de dfaut de

    contenance. Ainsi, en vertu de lart. 1617, en cas de vente dimmeuble faite avec indication de contenance et moyennant un prix exprim par unit, le vendeur peut se voir imposer une rduction du prix de vente proportionnelle, si il ne peut livrer la quantit convenue. Par ailleurs, aux termes de lart. 1619, dans les autres cas de vente immobilire, le dfaut de contenance emporte une rduction du prix si il excde le vingtime.

    64 Sur ces applications de la rfaction, v. entre autres, A. BNABENT, Droit civil, Les contrats spciaux civils et commerciaux, Domat, Montchrestien, 2004, spc. n 196 et 569 ; M.-E. PANCRAZI TIAN, Rsolution et rsiliation judiciaire , in La cessation des relations contractuelles daffaires, PUAM, 1997, p. 65 et s., spc. p. 80.

  • LE CONTRAT

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    dont on sait pourtant le peu de got quils cultivent pour lintervention du juge dans le contrat, leur embotent en quelque sorte le pas en soutenant qu il ne serait pas contraire une vision plus dynamique du rle du juge, spcialement en matire conomique, dtendre le domaine de ce mcanisme 65 que constitue la rfaction.

    Pourtant, face cet enthousiasme doctrinal, on relvera que beaucoup dauteurs prsentent encore souvent la rfaction en la rservant la seule vente commerciale66 et surtout que la premire chambre civile de la Cour de cassation a rcemment 67 et fermement condamn toute vellit dextension de cette forme de rvision la vente civile68. Dcision, qui rvle combien le juge lui-mme, en dpit des objurgations doctrinales, est peu enclin simmiscer spontanment dans le contrat, et qui a rjoui ceux qui, dune faon gnrale, demeurent sceptiques face toute intrusion du juge dans le contrat, notamment lorsque son fondement textuel ou conceptuel en est incertain ou improbable 69 , et qui, en particulier, considrent que le prix de vente ressort de la seule comptence et de la seule responsabilit des contractants, sans que le juge puisse le modifier, quels que soient notamment les vnements qui ont jalonn lexcution du contrat.

    On le comprend, en toile de fond de ce dbat sur le domaine de la rfaction, on retrouve la sempiternelle question de loffice du juge en matire contractuelle. Pourtant, il convient de souligner quen matire de rfaction, le risque de judiciarisation du contrat est faible, dans la mesure o seule une inexcution contractuelle modre peut ouvrir au juge les portes du contrat et lui permettre de le rquilibrer pour assurer sa prennit. Si au contraire, linexcution provoquait une perte de substance ou de valeur du contrat, tout pouvoir de rfaction serait refus au juge70. Le rgime de la rfaction tel quil est conu ne laisse donc point la place une prise du pouvoir par le juge en matire contractuelle.

    15. Reste que lorsquon tente de suivre les volutions lgales rcentes et danticiper les mutations futures du droit des contrats, on pressent que lavenir appartient la rfaction du contrat.

    Dj, depuis le 1er janvier 1988, en matire de vente internationale de marchandises, pour tous les dfauts de conformit affectant la chose vendue, lacheteur peut rduire le prix proportionnellement la diffrence entre la valeur que les marchandises avaient au moment de la livraison et la valeur que les marchandises conformes auraient eu ce

    65 F. TERR, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, 2002, spc. n 652. 66 F. COLLART DUTILLEUL, Contrats civils et commerciaux, spc. n 243 ; P.

    MALAURIE, L. AYNS, P.-Y. GAUTIER, Les contrats spciaux, Defrnois, 2004, spc. n 327. 67 Prcisment, postrieurement tous les crits des auteurs qui affirment que, en droit

    positif, le domaine de la rfaction dborde les frontires de la vente commerciale. 68 V. larrt cit supra note 8. 69 Sur cette question, v. P.-H. ANTONMATTI, obs. ss Cass. com. 15 dc. 1992 : JCP d. E,

    1993.I.158. 70 En ce sens, v. Ch. ALBIGES, eod. loc., spc. n 17 ; P. MALAURIE, L. AYNS, P.-Y.

    GAUTIER, op. cit. spc. n 327.

  • RAPPORT FRANAIS

    569

    moment 71 . Beaucoup plus prs de nous, la rfaction du contrat est implicitement consacre par lordonnance du 17 fvrier 2005 relative la garantie de la conformit du bien au contrat due par le vendeur au consommateur. En effet, aux termes de larticle L.211-10 du Code de la consommation, en cas de dfaut de conformit, lorsque la rparation et le remplacement du bien sont impossibles, le consommateur peut alors, soit, rendre le bien et rcuprer le prix, soit garder le bien et se faire rendre une partie du prix . Enfin, si demain ou aprs demain, ou plus tard encore, un droit europen du contrat est substitu aux droits nationaux et en particulier au droit franais, et que les Principes du droit europen du contrat72 constituent, comme cest probable, la sve de ce droit nouveau, alors les souhaits de ceux qui prchent pour une extension du domaine de la rfaction seront exaucs. En effet, larticle 9:401 de ce corpus europen dispose, en substance, que le contractant qui accepte une offre dexcution non conforme au contrat peut rduire le prix73. De ce texte, on retiendra, en premier lieu, quil nonce un principe dont le champ dapplication est extrmement vaste, tel point quon peut affirmer quil a vocation sappliquer pour toute sorte dinexcution et pour tous les types de contrats.

    En second lieu, et la remarque vaut aussi pour les autres rgles lgales entrevues ci-dessus et qui admettent la rfaction, il importe de relever que la rduction du prix contractuel nest pas judiciaire, mais quelle est unilatrale74 , dans son principe, et mme dans sa mesure pour ce qui concerne les Principes75. Et le dbat se dporte alors sur les vices et les vertus de cette nouvelle conscration du pouvoir de la volont unilatrale en matire contractuelle et de sa compatibilit avec la tradition franaise76. A cet gard, on retiendra, dune part, quau rebours de lide classique selon laquelle le bilatralisme est consubstantiel la notion mme de contrat, cest, aprs la dtermination du prix et la rsolution, une nouvelle victoire de lunilatralisme qui est partiellement proclame, et qui sapprte peut-tre ltre dune faon gnrale, savoir la rvision unilatrale du contrat inexcut. Dautre part, on ajoutera quon peut dceler derrire ces conqutes de lunilatralisme, encore timides en droit franais interne77, mais triomphantes dans les Principes du droit europen du contrat78, une orientation trs nette en termes de politique, si ce nest de

    71 Art. 50, Convention internationale de Vienne. 72 Sur lesquels, v. entre autres, I. de LAMBERTERIE, G. ROUHETTE, D. TALLON, C.

    WITZ, Principes du droit europen du contrat, Socit de lgislation compare, 2003 ; Ch. JAMIN et D. MAZEAUD (dir.), Lharmonisation du droit des contrats en Europe, Economica, 2004 ; P. RMY-CORLAY et D. FENOUILLET, Les concepts contractuels franais lheure des Principes du droit europen des contrats, Dalloz, 2003 ; C. PRIETO (dir.), Regards croiss sur les principes du droit europen des contrats, PUAM, 2003.

    73 Sur ce texte, v. M.-E. PANCRAZI, Rduction du prix , prc. 74 En ce sens, Ch. ALBIGES, eod. loc., spc. n 10. 75 En ce sens, M.-E. PANCRAZI, eod.loc., spc. p. 507. 76 Sur cette discussion, v. M.-E. PANCRAZI, eod.loc., spc. p.505 et 506. 77 Sur le phnomne de lunilatralisme, v. Ch. JAMIN et D. MAZEAUD (dir.),

    Lunilatralisme et le droit des obligations, 1999. 78 En ce sens, D. MAZEAUD, Regards positifs et prospectifs sur Le nouveau monde

    contractuel , in LPA, 7 mai 2004, p.47, spc. n 27 et s.

  • LE CONTRAT

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    philosophie contractuelle. Parce quelles se traduisent fatalement si ce nest par lviction du juge, du moins par sa relgation puisque son contrle ne peut plus alors quintervenir a posteriori, ces rgles sont clairement inspires par une conception trs librale des rapports contractuels, laquelle anime, au moins pour partie, les Principes du droit europen du contrat. Et sur ce point particulier, la conscration de la rfaction unilatrale tranche avec loffice du juge en cas dinexcution et de la matrise des sanctions dont il est traditionnellement investi en droit franais.

    Aprs stre longuement arrt sur la rvision, envisage comme la sanction des irrgularits qui se produisent lors de la conclusion et de lexcution du contrat, il convient dapprcier son rle en tant que sanction des inquits.

    B. LA SANCTION DES INQUITS

    16. Autant envisage comme sanction des irrgularits contractuelles, la rvision semble tre une sanction particulirement en vogue, autant apprhende en tant que sanction des inquits contractuelles, autrement dit des dsquilibres contractuels qui affectent le contrat lors de sa conclusion, son succs demeure encore trs modeste.

    Revenir sur la question de la rvision des contrats lsionnaires, puisque cest bien de cela quil sagit, pourrait paratre totalement vain si certains lments et vnements rcents ne contribuaient pas renouveler le dbat classique de lopportunit dune rgle gnrale autorisant la sanction de la lsion. Aussi, aprs un bref rappel, de lege lata, du droit positif, rflchira-t-on, de lege ferenda, ses possibles, sinon probables volutions.

    1. De lege data

    17. la question de savoir si lquit est lme des contrats, la rponse de principe de notre droit positif est clairement non ! . En dpit du dsquilibre contractuel qui laffecte, le contrat est valable, efficace et intangible. La lsion ne permet pas de remettre en cause, soit en lanantissant, soit en le rvisant, le contrat inquitable. Mieux, ou pire cest selon, dans un arrt du 16 mars 200479, qui a fait couler beaucoup dencre80, la premire chambre civile de la Cour de cassation a mme ajout que le contractant qui tire profit du dsquilibre des prestations contractuelles, existant ds la conclusion du contrat, ne peut pas voir, au nom de lexigence de bonne foi, sa responsabilit engage si il refuse de

    79 D. 2004, 1754, note D. MAZEAUD ; RTD civ. 2004, 290, obs. J. MESTRE et D. MAZEAUD. Adde, D. HOUTCIEFF, Lobligation de rengocier en cas de modification imprvue des circonstances. Quand la premire Chambre civile manie lart de la litote , Rev. Lamy Dr. civil, juin 2004, n 6, p. 5 et s.

    80 V. la svre critique adresse certains des commentateurs de larrt, dont lauteur de ce rapport, par J. GHESTIN, Linterprtation dun arrt de la Cour de cassation , D. 2004, chron., 2239. Pour une rponse, v. A. BNABENT, Doctrine ou Dallas ? , D. 2005, p. 852.

  • RAPPORT FRANAIS

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    rengocier le contrat lsionnaire. En somme, pas plus quil ne peut tre judiciairement ananti ou rvis, le contrat lsionnaire ne doit-il tre conventionnellement rengoci.

    Inutile donc dinsister sur le fait quen principe notre droit dnie toute emprise la rvision en cas de lsion.

    Les justifications du principe de lintangibilit du contrat lsionnaire sont bien connues. Puisque lgalit et la libert sont censes prsider la cration du lien contractuel, les contractants, rputs tre les meilleurs juges de leurs intrts, doivent logiquement assumer la responsabilit du dsquilibre contractuel ventuel. La valeur de lengagement libre doit lemporter mme sur le dsquilibre du contrat 81 et si le contrat est finalement dsquilibr au dtriment dun contractant, tant pis pour lui. Il aura au moins eu la satisfaction dtre lartisan de son malheur, davoir dtermin lui-mme ses engagements. La libert est en soi une jouissance qui vaut bien quelques risques 82 . Ajoutes ces considrations, qui reposent sur une vision dogmatique du contrat, la doctrine du libralisme conomique et limpratif de scurit juridique ont, en 1804, provoqu le rejet de la lsion dans le Code civil : plutt que de faire rgner la justice dans les contrats, les rdacteurs du Code civil ont voulu assurer la scurit des transactions 83. Et on peut affirmer que, une crasante majorit, cest le mme tat desprit qui anime, lgard de la lsion, la doctrine contemporaine, hostile, de faon gnrale, lingrence du juge dans le contrat, et, en particulier, la rvision judiciaire des contrats lsionnaires84.

    18. Pourtant, en droit positif, cette hostilit de principe lgard de la

    rvision pour lsion, non seulement, souffre dexceptions et de tempraments, dont on a soulign quils sont si nombreux quil est permis de se demander si, terme, ce nest pas le principe lui-mme qui risque dtre remis en cause 85 , mais encore doit composer avec lmergence et le succs, lgislatif et jurisprudentiel, du principe de proportionnalit, dont on peut aussi se demander si, lavenir, il ne contribuera pas consacrer dfinitivement lide de Saleilles qui affirmait que Le droit tend de plus en plus faire reposer le contrat sur la justice et non la justice sur le contrat 86 et tordre le cou au principe de lintangibilit du contrat lsionnaire.

    On ne dressera pas ici de faon prcise le fastidieux inventaire des drogations lgales et jurisprudentielles au principe de la validit et de

    81 R. SAVATIER, Les mtamorphoses conomiques du droit civil daujourdhui, 2me srie,

    Dalloz, 1950, spc. n 12. 82 M. WALINE, Lindividualisme et le droit, Paris 1945, spc. p. 177. 83 H. L. J. MAZEAUD et F. CHABAS, Leons de droit civil, Obligations, Thorie gnrale,

    Montchrestien, 1998, spc. n 210. 84 En ce sens, v. entre autres, J. FlOUR, J.-L. AUBERT, E. SAVAUX, Droit civil, Les

    obligations, 1. Lacte juridique, Armand Colin, 2004, spc. n 252 ; Ph. MALINVAUD, Droit des obligations, Litec, 2003, spc. p. 303 ; A. SRIAUX, Droit des obligations, Puf, 1998, spc. n 29.

    85 F. TERR, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, op. cit. spc. n 308. 86 Dclaration de volont, 1901, p.351.

  • LE CONTRAT

    572

    lefficacit des contrats lsionnaires en droit positif87, et on se limitera sur ce point quelques observations dordre gnral.

    Dabord, on remarquera que, quelles aient t dictes par le code civil lui-mme ou nonces dans des lois ou arrts postrieurs, la plupart des exceptions lgales et jurisprudentielles, au principe du refus de la lsion, prvoit que la lsion est sanctionne par la rvision du contrat. Cest ainsi le cas, entre autres, en matire de vente immobilire, de vente dengrais, de conventions dassistance maritime, de cession dune uvre littraire ou artistique, de prt dargent usuraire , de mandat et dentreprise pour les honoraires perus par le prestataire, de contrat conclu par des incapables majeurs, etc

    Ensuite, on relvera avec intrt que dans un certain nombre des exceptions lgales et jurisprudentielles, la rvision pour lsion est exploite tout autant comme une technique de restauration dun quilibre contractuel minimum que pour assurer la protection de catgories de contractants, lesquels se trouvent, au jour de la conclusion du contrat, en situation dingalit conomique ou sociale88. Elle apparat donc comme un correctif lingalit contractuelle, tout autant que comme une sanction de linquit. Plus encore, apparat en filigranes lide de sanctionner lexploitation de lingalit contractuelle lorsque celle-ci se traduit par un dsquilibre contractuel excessif.

    Enfin, et surtout, on constatera que la rvision judiciaire des contrats lsionnaires ne sest jamais solde par une instabilit contractuelle chronique dans les cas exceptionnels o elle a t admise en lgislation ou en jurisprudence 89 ; constat qui permet de revenir sur lantienne selon laquelle toute ingrence du juge dans le contrat est une arme fatale pour limpratif de scurit juridique. En effet, comme on la dj dit, ici comme ailleurs, le juge use avec sagesse et mesure de son pourvoir de rvision ; il respecte le contrat, tout autant quil le rvise. Il suffit pour sen convaincre de jeter un il rapide sur la jurisprudence relative la rduction des honoraires des mandataires, des agents daffaires et des membres des professions librales, laquelle prend appui sur le fait que les conventions sexcutent de bonne foi 90. Outre que le juge ne peut exercer son pouvoir modrateur qu la condition que la rmunration contractuellement prvue soit excessive, autrement dit disproportionne par rapport au service effectivement rendu, la rvision est exclue quand son montant rsulte

    87 Sur ce point, v. entre autres, J. CARBONNIER, Droit civil, t. IV, Les obligations, Puf,

    2000, spc. n 78 ; M. FABRE-MAGNAN, Les obligations, Puf, 2004, spc. n 42 ; J. GHESTIN, Trait de droit civil, La formation du contrat, LGDJ, 1993, spc. n 765 et s. ; Ch. LARROUMET, Droit civil, Les obligations, Le contrat, Economica, 2003, spc. n 407 et s. ; B. STARCK, H. ROLAND, L. BOYER, Droit civil, Les obligations, 2. Contrat, Litec, 1998, n 922 et s.

    88 En ce sens, v. J. GHESTIN, op. cit., spc. n 794. 89 En ce sens, v. G. FARJAT, Droit priv de lconomie, 2-Thorie des obligations, Puf,

    1975, spc. n 163. 90 F. TERR, Ph. SIMLER, Y. LEQUETTE, Droit civil, Les obligations, Dalloz, 2002, spc.

    n 311.

  • RAPPORT FRANAIS

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    dune convention conclue aprs service rendu 91, voire encore lorsque, mme fix auparavant, il a t vers en connaissance du travail effectu et aprs service fait 92. Solutions qui dmontrent que, mme si son champ dapplication sest accru au fil du temps 93 , ce pouvoir judiciaire de rvision ne conduit pas le juge lutter systmatiquement contre le dsquilibre contractuel, mais consiste seulement sanctionner la mauvaise foi du crancier qui impose un prix excessif alors que son cocontractant se trouve dans lincapacit den valuer le bien fond.

    19. Pour apprcier la porte actuelle du principe de lintangibilit des

    contrats lsionnaires, il est, par ailleurs, impossible aujourdhui de passer sous silence le principe de proportionnalit94, enfant chri non seulement dune frange de la doctrine, plus sensible lide dquit qu lidal de libert, mais aussi du lgislateur et de la jurisprudence contemporains qui lont port sur les fonds baptismaux et lui ont donn droit de cit en droit commun des contrats95, dans les droits spciaux des contrats96, et en droit des srets97, notamment.

    A propos de ce principe qui tempre sensiblement le principe de lintangibilit des contrats lsionnaires, on se bornera deux remarques. Dune part, comme pour les exceptions prcdemment exposes, il convient de relever que ce principe nautorise point le juge partir la traque des moindres dsquilibres contractuels. Que ce soit pour anantir ou pour rviser des contrats, au nom du principe de proportionnalit, le juge doit relever, non pas une simple absence dquivalence conomique entre les prestations, mais une disproportion manifeste, un dsquilibre excessif des prestations contractuelles, tel point que lon peut se demander si il ne serait pas plus exact de parler dexception de disproportion que de principe de proportionnalit, pour rendre compte du droit positif sur ce point prcis.

    Dautre part, on relvera avec intrt que la rvision des contrats excessivement dsquilibrs, au nom de lide de proportionnalit, gagne du terrain en droit positif au point dinvestir des matires qui sont a priori

    91 En ce sens, Cass . civ. 1re, 4 avr. 1997 : Defrnois, 1997, 1433, obs. A. BNABENT ;

    RTD civ.1997, 373, obs. J. MESTRE. 92 A. BNABENT, obs. prc. 93 En ce sens, v. A. BNABENT, Contrats spciaux civils et commerciaux, prc., spc. n

    568-666. 94 Pour quelques rfrences sur ce principe, v. supra, note 30. 95 On songe, entre autres, la rvision judiciaire des clauses pnales manifestement

    excessives nonce dans lart. 1152, al. 2 du Code civil. 96 On pense, entre autres, la protection des consommateurs contre les clauses abusives

    issue de lart. L.132-1 du Code de la consommation et la protection de certains professionnels contre certaines formes de dsquilibres contractuels qua institue la loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles rgulations conomiques (sur ce dernier point, v. infra).

    97 On fait ici allusion la lgislation sur la protection des cautions personnes physiques contre des engagements disproportionns. Protection inaugure en droit de la consommation (art. L. 313-10 du Code de la consommation issu de la loi du 31 dcembre 1989) et transpose en droit commun (art. L. 341-4 du code de la consommation, issu de la loi du 1er aot 2003 sur linitiative conomique).

  • LE CONTRAT

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    trangres lide mme dquilibre contractuel. On pense ici, spcialement, aux dispositions de la loi du 15 mai 2001 sur les nouvelles rgulations conomiques qui ont t intgres dans larticle L.442-6 du code de commerce et que certains ont baptis de petit ou de vrai droit de la concurrence 98. Ainsi, aux termes de larticle L. 442-6,2a), engage sa responsabilit le professionnel qui obtient de son partenaire un avantage qui ne correspond aucun service commercial rendu ou qui est manifestement disproportionn par rapport la valeur du service rendu. Avec une telle disposition, on remarquera, dabord, que le droit de la concurrence, sloignant de sa mission premire de rgulation des marchs, permet, peu ou prou, de rviser certains types de contrats de prestations de services lsionnaires conclus entre contractants professionnels99. Quant la sanction fulmine contre le contractant qui a exploit la situation de dpendance conomique dans laquelle se trouvait son partenaire pour lui imposer un contrat excessivement dsquilibr, il sagit de la responsabilit civile. Responsabilit qui se soldera par lobtention de dommages intrts au profit de la victime de ce dsquilibre contractuel excessif et consistera donc en une rvision indirecte du contrat lsionnaire, par le jeu de la compensation du prjudice conomique subi par le contractant dpendant.

    On la constat, au regard de la litanie des exceptions et des tempraments qui lui sont apports en droit positif, le principe de lintangibilit plie et ploie mais ne rompt pas. Du moins pas encore, car on peut lgitimement se poser la question de savoir si, court, moyen ou long, terme il ne serait pas opportun, dadmettre, sous de strictes conditions bien sr, la rvision des contrats lsionnaires.

    2. De lege ferenda

    20. Nest-il pas temps aujourdhui dadmettre un principe de rvision des contrats lsionnaires ? Si la doctrine rpond majoritairement par la ngative100, en invoquant notamment et classiquement le risque darbitraire et dinscurit inhrent loctroi dun nouveau pouvoir au juge en matire contractuelle, en particulier dans un domaine (lapprciation de la valeur respective des prestations contractuelles) dans lequel il est priv de comptence, pour notre part, la rponse devrait au contraire tre affirmative, dautant plus que ladmission dune rvision pour lsion nous parat tout fait conciliable avec le respect de lexigence de scurit juridique.

    Pour sen convaincre, et mme si comparaison nest pas raison, il suffit de constater que les droits trangers, par exemple les droits allemand101 et suisse102, qui ont pos en termes de principe que la lsion

    98 Sur ces expressions, v. L. IDOT, Lempitement du droit de la concurrence sur le droit

    du contrat , RDC 2004, p. 882 et s., spc. n2. 99 Y. RHEINARD, J.-P. CHAZAL, Droit commercial, Litec, 2001, spc. n 221. 100 V., entre autres, les auteurs cits supra, note 80. 101 Sur lequel, v. A. PDAMON, Le contrat en droit allemand, LGDJ, 2004, spc. n 111. 102 Sur lequel, v. P. TERCIER, Le droit des obligations, Schulthess, 2004, spc. n 765 et s.

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    pouvait emporter la remise en cause du contrat ne souffrent pas dinstabilit contractuelle chronique, bien au contraire. Et si, dans ces droits, ladmission de la lsion na pas accouch dune inscurit nfaste dans une perspective conomique, cest sans aucun doute parce que son rgime est enferm dans des limites trs strictes103. Ainsi, aux termes du 138 du BGB, Est notamment nul tout acte juridique par lequel une personne se fait promettre ou accorder, soit elle-mme, soit une autre personne, en contre partie dune prestation, des avantages patrimoniaux en disproportion flagrante avec sa propre prestation, et cela par exploitation de ltat de ncessit, de linexprience, de la faiblesse de jugement ou de la grande faiblesse de caractre dautrui . De mme, en vertu de larticle 21 du Code suisse des obligations, lorsquune partie exploite une situation de faiblesse de lautre pour obtenir la promesse dune prestation en disproportion vidente avec la sienne 104, le contrat peut tre rescind pour lsion. On la compris, dans ces systmes qui accordent leur hospitalit la lsion, la remise en cause dun contrat lsionnaire suppose, dune part, lexploitation abusive par un contractant de la dpendance conomique et intellectuelle de lautre, dautre part, de lexistence dune disproportion manifeste entre les prestations contractuelles. En dfinitive, la lsion ne peut exercer une influence sur le sort du contrat que si linquit manifeste qui affecte le contrat procde dun abus dingalit.

    21. Pourquoi ne pas transposer une rgle semblable en droit franais

    puisque le surcrot de justice contractuelle quelle incarne nest pas incompatible avec limpratif de scurit juridique ?

    Dailleurs, cette proposition na rien de novatrice puisque son esprit et sa lettre se trouvaient dj sous la plume des membres de la commission de rforme du code civil qui, dans larticle 18 du projet sur les actes juridiques, le texte suivant : Si une personne a t dtermine par ltat de ncessit ou par lexploitation de sa gne ou de son inexprience passer un acte juridique entranant pour elle un prjudice manifestement anormal au moment de cet acte, elle peut en demander la rescision pour lsion . On retrouve donc, dans ce texte mort n, exactement le mme souffle que celui qui anime les droits trangers qui admettent la rescision pour lsion et un rgime quasiment identique.

    Et il en va de mme en ce qui concerne le droit des contrats qui nous viendra, peut-tre, dEurope puisque aux termes de larticle 4 :109 des Principes du droit europen du contrat, un contrat peut, au choix du contractant ls, tre annul ou judiciairement rvis, lorsque le profit excessif ou lavantage dloyal, signe du dsquilibre des prestations contractuelles, procde de labus, commis par le contractant dominant, de la dpendance conomique ou intellectuelle de son cocontractant105.

    103 En ce sens, Ch. LARROUMET, op. cit., spc. n 406. 104 P. TERCIER, op. cit. n 765. 105 Une rgle quasi identique est dailleurs nonce par lart. 30-3 de lavant-projet du code

    europen du contrat, prpar sous la direction de M. GANDOLFI. Sur ce texte, v. J.-P. GRIDEL,

  • LE CONTRAT

    576

    Et on ajoutera quune telle solution est admise, certes de faon quelque peu dtourne, dans notre droit positif. En effet, depuis deux arrts de principe rendus les 30 mai 2000106 et 3 avril 2002107 , la premire chambre civile de la Cour de cassation a nettement et clairement admis, en termes gnraux, la nullit du contrat pour violence conomique. Et loccasion de la seconde de cette dcision, elle en a cisel le rgime dans les termes suivants : Seule lexploitation abusive dune situation de dpendance conomique, faite pour tirer profit de la crainte dun mal menaant directement les intrts lgitimes de la personne, peut vicier de violence conomique . En dautres termes, la nullit pour violence conomique suppose quun contractant ait abus dune situation dingalit, lui permettant dimposer la loi contractuelle, pour en retirer un profit excessif, en raison de la disproportion manifeste des prestations contractuelles Comme cela a t trs justement soulign, cette solution emporte une mutation fondamentale du vice de violence. En effet, alors que dans lesprit du code civil, la nullit pour violence avait pour objet la protection de la libert du consentement, avec les arrts voqus, la Cour de cassation poursuit moins ce dessein que celui de protger un contractant dpendant contre le risque de dsquilibre contractuel excessif. A tel point quon peut donc lgitimement se demander si sous le masque de la violence ne se dissimule point, en ralit, la lsion108. Et cest dailleurs un sentiment identique qui ressort de la lettre de larticle 1114-3 du projet Catala , texte aux termes duquel Il y a galement violence lorsquune partie sengage sous lempire dun tat de ncessit ou de dpendance, si lautre partie exploite cette situation de faiblesse en retirant de la convention un avantage manifestement excessif. Tout autant que la protection de la libert du contractant qui sengage sous la contrainte, cest bien la protection du contractant dpendant contre les dsquilibres contractuels excessifs qui, en dfinitive, est assure. Et mme si ce projet refuse officiellement tout effet la lsion au travers de larticle 1126-1, en vertu duquel Le dfaut dquivalence entre les prestations convenues dans un contrat commutatif nest pas une cause de nullit, hormis le cas o la loi admet la rescision du contrat pour cause de lsion , il lui reconnat officieusement quelque influence par le biais de larticle 1114-3.

    Quoiquil en soit, et pour conclure sur ce point, on ne peut pas ne pas relever la parent entre ce dernier texte, la jurisprudence de la Cour de cassation voque plus haut, les rgles nonces par les droits trangers, celle des Principes du droit europen du contrat, voire certaines des Sur lhypothse dun droit europen des contrats : les propositions de lacadmie des privatistes europens ( Pavie) , Gaz. Pal. 21-22 fvr. 2003, p.3 et s. ; A. DEBET, RDC, 2003, p. 217 et s.

    106 Comm. com. lec. 2002, n 89, obs. Ph. STOFFEL-MUNCK, n 89 ; Contrats, conc., consomm., 2000, comm. n 142, obs. L. LEVENEUR ; D. 2000, 879, note J.-P. CHAZAL ; D. 2001, somm. comm., 1140, obs. D. MAZEAUD ; Defrnois, 2000, 1124, obs. Ph. DELEBECQUE ; JCP 2002.I.184, obs. G. LOISEAU ; RTD civ. 2000, 827, obs. J. MESTRE et B. FAGES.

    107 Contrats, conc., consomm., 2002, n 121, obs. L. LEVENEUR ; D. 2002, 1860, note J.-P. GRIDEL et somm. comm.

    108 En ce sens, Ph. STOFFEL-MUNCK, obs. prc.

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    drogations et exceptions apportes au principe autour duquel sarticule notre droit positif. Dans toutes ces hypothses, la lsion est sanctionne quand elle procde dun abus de dpendance conomique ou intellectuelle, lequel provoque un dsquilibre contractuel excessif. La diffrence essentielle entre tous ces corps de rgles rside dans la nature de la sanction qui est fulmine. Nullit ailleurs, rvision ou nullit en France selon les cas et lune des deux, au choix de la victime de la lsion, dans les Principes du droit europen du contrat. Et si, comme cela parat concevable, voire souhaitable, notre droit admettait officiellement, soit dans la perspective dune rnovation du code civil dinspiration franaise109, soit dans la foule dune harmonisation europenne du droit des contrats, la lsion dans les conditions exposes, la sanction la plus approprie serait certainement la rvision du contrat lsionnaire, seule sanction susceptible de garantir tout la fois la stabilit et la justice des contrats, ce qui est incontestablement une solution prfrable la destruction rtroactive de la convention lsionnaire 110.

    Aprs avoir envisag la rvision comme une sanction constituant une alternative lanantissement dun contrat irrgulirement form ou excut, ou lintangibilit dun contrat vici, ds sa conclusion, par un dsquilibre excessif, et sinscrivant ainsi dans le droit fil des aspirations contemporaines la prennit et la proportionnalit contractuelle, il est temps dsormais de lexaminer sous une autre facette. Celle qui conduit lapprhender comme un remde aux vicissitudes, aux bouleversements et aux tragdies qui peuvent affecter, chemin faisant, le contrat ou lun des contractants en bouleversant, soit les prvisions sur lesquels tait fond celui-l, soit la situation personnelle de celui-ci.

    II. La rvision, remde

    22. Parce quun contrat sinscrit parfois dans la dure et que le monde qui lentoure ne se fige pas lors de sa conclusion, il est, lui aussi, soumis aux variations conomiques, montaires, politiques et sociales qui perturbent lenvironnement dans lequel il volue et qui sont susceptibles de djouer les prvisions des contractants, voire de provoquer une crise qui frappera de plein fouet un des contractants. La rvision apparatra alors, dans une perspective de prennit contractuelle, comme un remde contre linstabilit, et, dans une optique de solidarit sociale, comme un remde contre la prcarit.

    A. UN REMDE CONTRE LINSTABILIT

    2844, obs. D. MAZEAUD ; Defrnois, 2002, 1246, obs. E. SAVAUX ; JCP 2002.I.184, obs.

    G. VIRASSAMY ; RTD civ. 2002, 502, obs. J. MESTRE et B. FAGES. 109 Mais ce nest manifestement pas loption retenue par le Projet CATALA . 110 B. STARCK, H. ROLAND, L. BOYER, op. cit., spc. n 997.

  • LE CONTRAT

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    23. Ltude de la rvision comme un remde contre linstabilit de lenvironnement conomique, politique et social, dans lequel volue un contrat qui sinscrit dans la dure, conduit videmment revenir sur la question de la rvision du contrat pour imprvision. Or, la question de savoir si un contrat devenu, au cours de son excution, profondment dsquilibr la suite dun changement imprvu des circonstances et indpendant de la volont des contractants, peut tre rvis, le droit franais apporte aujourdhui une rponse exceptionnelle, du moins relativement, laquelle malgr une impressionnante charge doctrinale, parat voue, en tout cas court terme, demeurer une rponse immuable.

    1. Une rponse exceptionnelle

    24. Dans aucun cas, il nappartient aux tribunaux, quelque quitable que puisse leur paratre leur dcision, de prendre en considration le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et substituer des clauses nouvelles celles qui ont t librement acceptes par les contractants 111. Proclam en 1876, la sentence, aux allures de loi dairain, est grave depuis dans le marbre du droit franais des contrats112 . Le monde peut bien voluer et se mtamorphoser, le contrat doit donc demeurer immuable, fig, si ce nest pour lternit du moins pour la dure en vue de laquelle il a t conclu, impermable aux mutations et aux bouleversements de son environnement, car le contrat arrte lhistoire et permet une certitude 113. Le juge ne peut donc pas rviser un contrat en dpit du bouleversement que son conomie interne a subi la suite dun changement imprvu des circonstances qui avaient prsid sa conclusion 114 . Toute rvision judiciaire est donc bannie, alors mme pourtant quelle constituerait la seule solution propre sauver le contrat dune inexcution annonce et dune rupture fatale, et quelle garantirait sa prennit.

    Les raisons de cette position de la Cour de cassation, qui privilgie la rigidit sur la flexibilit au risque de favoriser lobsolescence du contrat au dtriment de sa prennit115, on les trouve parfaitement rsumes par les auteurs des Leons de droit civil : Il serait extrmement dangereux de laisser le contrat la discrtion du juge ; intervenant dans lexcution de la

    111 Cass. civ. 6 mars 1876 : Les grands arrts de la jurisprudence civile,t. II, par H. Capitant,

    F. TERR, Y. LEQUETTE, Dalloz, 2000, n 163. 112 Sur la question de la rvision pour imprvision, v. entre autres, B. FAUVARQUE-

    COSSON, Le changement de circonstances , in Dures et contrats, RDC, 2004, p.67 et s. ; J. SAVATIER, La thorie de limprvision dans les contrats , in Etudes de droit contemporain, Socit de lgislation compare,1956, p. 1 et s. ; Cl. WITZ, Force obligatoire et dure du contrat , in Les concepts contractuels du droit franais lheure des Principes du droit europen des contrats, Dalloz, 2003, p. 175 et s.

    113 M. GERMAIN, Le juge classique , in Le juge de lconomie, Rev. Jur. Comm., 2002, p.17 et s., spc. p.19.

    114 Sur la question des pouvoirs de larbitre en cas de changement de circonstances, v. Ph. FOUCHARD, Ladaptation du contrat la conjoncture conomique , Rev. de larbitrage,1979, p. 67 et s.

    115 Pour reprendre les termes de L. AYNS, eod. loc., spc. n 4.

  • RAPPORT FRANAIS

    579

    convention avec son sentiment personnel de lquit et de lintrt gnral, il ruinerait le contrat, et mettrait en pril lconomie tout entire, en supprimant la scurit dans les rapports contractuels 116. Bigre! On frmit rtrospectivement lide que, jadis, les magistrats de la chambre civile de la Cour de cassation auraient pu prfrer la voie de la justice en pantoufles et ouvrir grand les vannes de lquit en confiant au juge un pouvoir de rvision qui se serait inluctablement sold par un raz de mare emportant sur son passage la scurit juridique et le libralisme conomique, qui furent et sont rests avec le temps les deux mamelles de la prosprit conomique et de la paix sociale Bref, lincomptence du juge en matire conomique117 et le risque dinstabilit contractuelle chronique inhrent son intervention en terre contractuelle suffisent se fliciter de la solution retenue, il y a plus dun sicle et demi, par la Cour de cassation dans sa grande sagesse et stonner que cette solution ne soit ni universelle, ni sacre

    25. En effet, on relvera, dabord, que la solution retenue par la Cour

    de cassation ne fait mme pas lunanimit lintrieur des frontires de notre hexagone judiciaire, puisque la jurisprudence administrative admet que lorsque lconomie du contrat conclu avec ladministration est bouleverse la suite dun vnement extrieur la volont des contractants et imprvu au moment de sa conclusion, le cocontractant peut obtenir une indemnit dimprvision. Indemnit destine permettre au partenaire de ladministration dassurer la continuit du service public, impratif au nom duquel on rattache traditionnellement cette solution. Reste que cette divergence entre la Cour de cassation et le Conseil dtat ne doit pas tre trop exagre ; en effet, en matire de contrats administratifs, cette thorie de limprvision sapplique si rarement quun publiciste distingu a pu crire : Elle parat ainsi devoir tre range au muse des crations jurisprudentielles, o elle a fini par prendre place au dpartement des pices rares et, sans doute, pour cette raison chre aux auteurs de droit administratif 118

    On ne pourra, ensuite, que constater que, sans quil soit proprement parler dexception franaise, puisquau moins nos cousins qubecois et nos voisins belges et luxembourgeois sont aux cts des irrductibles gaulois que nous sommes, le droit franais est assez isol sur la scne internationale et europenne. En effet, la rvision judiciaire pour imprvision a obtenu droit de cit dans un grand nombre de codes et de droits trangers119. Et il est intressant, cet gard, de relever que dans les deux codifications europennes les plus rcentes, aux Pays-Bas et en

    116 H.,L., J. MAZEAUD et F. CHABAS, op. cit., spc. n 730. 117 Sur cette question, v. B. OPPETIT, Le rle du juge en prsence des problmes

    conomiques en droit civil franais , in Le rle du juge en prsence des prsences conomiques, Travaux de lAssociation H. Capitant, t. XXII, Dalloz, 1970, p.185 et s.

    118 C. GUETTIER, Droit des contrats administratifs, Puf, 2004, spc. n 589. 119 En ce sens, v. B. FAUVARQUE-COSSON, eod. loc., spc. n 13 et s.

  • LE CONTRAT

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    Allemagne, la rvision judiciaire pour imprvision fait partie des instruments de ces droits contractuels modernes.

    Enfin, il importe de relever, notamment si lon croit quun jour ou lautre le droit des contrats applicable en France naura plus exclusivement laccent franais, que les Principes du droit europen du contrat 120 , linstar des Principes dUnidroit relatifs aux contrats du commerce international 121 , consacrent eux aussi la rvision judiciaire pour imprvision122. Et on ajoutera quils le font en des termes exemplaires qui pourraient opportunment servir de source dinspiration dans la perspective dune ventuelle rforme du droit franais des contrats. En effet, larticle 6 :111, privilgiant ainsi limpratif de scurit juridique, rappelle, dabord, le principe selon lequel le contrat est intangible en dpit des difficults dexcution qui peuvent survenir au cours de son excution. Aprs avoir raffirm solennellement le principe de lintangibilit du contrat, ce texte, lorsque le changement de circonstances rend lexcution onreuse lexcs et menace de ruine un des contractants, privilgie, ensuite, la solution conventionnelle, dans une sorte dhommage implicite la libert contractuelle, puisque une obligation de rengocier de bonne foi le contrat profondment dsquilibr est dicte. Enfin, titre dultime remde contre le dsquilibre excessif rsultant dun changement imprvu de circonstances, lorsque la rengociation a chou et na pas abouti une rvision conventionnelle du contrat, le juge, en tant que dernier recours contre linjustice contractuelle, peut, pour dnouer la crise contractuelle, rviser, voire rsilier, le contrat dont lconomie interne a t bouleverse.

    26. Outre quelle nest pas universelle, la solution franaise hostile

    la rvision pour imprvision nest pas non plus sacre, puisque ces quinze dernires annes, quelques fissures, quelques lzardes, sont apparues sur le canal de Craponne123.

    Ainsi, dans un arrt pass la postrit, la chambre commerciale de la Cour de cassation, le 3 novembre 1992124, a retenu la responsabilit dune compagnie ptrolire parce que celle-ci navait pas recherch les moyens adquats damliorer la situation contractuelle dun de ses distributeurs,

    120 Sur lesquels, v. les rfrences cites supra note 70. 121 Sur lesquels, v., entre autres, P. DEUMIER, Les principes Unidroit ont dix ans : bilan

    en demi teinte , RDC 2004, 766 ; B. FAUVARQUE-COSSON, Les contrats du commerce international, une approche nouvelle : les principes dUnidroit relatifs aux contrats du commerce international , RIDC, 1998, 463 ; J. HUET, Les contrats commerciaux internationaux et les nouveaux Principes dUnidroit : une nouvelle lex mercatoria ? , LPA1995, 6 ; Ch. LARROUMET, La valeur des principes dUnidroit applicables aux contrats du commerce international , JCP 1997.I.4011 ; D. MAZEAUD, A propos du droit virtuel des contrats : rflexions sur les Principes dUnidroit et de la commission Lando , in Ml. M. Cabrillac,