6 mitologia celtica irlandeza

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Corin Braga

Corin Braga

Les eschatologies superposes

de la matire dIrlande

Les peuples mythiques dErin

Mme en corroborant toutes les sources, archologiques, pigraphiques, ethnologiques ou littraires classiques et chrtiennes, il est difficile de sparer, dans le corpus de traditions irlandaises, lhritage nolithique prceltique, le substrat indo-europen commun, partag avec les peuples celtes dEurope pendant le millnaire davant notre re, le fonds insulaire spcifique, constitu pendant les sicles qui prcdent la christianisation, et lapport interprtatif des moines chrtiens qui ont recueilli ces rcits. Toutefois, pour notre thme, il suffit de reconstituer la vision celtique sur lautre monde qui circulait au Moyen Age, quoiquelle ft conforme ou compltement dforme par rapport lAntiquit paenne. Il nous importe didentifier les schmes et les symboles eschatologiques vhiculs dans les milieux lettrs de lpoque et destimer leur impact sur limaginaire collectif europen. Car cest cette vision irlandaise de lautre monde, investie dattributs de ralit, dautorit et de tradition, posant des problmes dorthodoxie et dhrsie, de retransmission et dadaptation, qui a irradi en Europe mdivale et a travaill le scnario de la qute paradisiaque et, plus largement, leschatologie chrtienne.

Lhistoire mythique de lIrlande est constitue par une srie dinvasions conscutives. De mme que, dans la systmatisation dHsiode, la Grce est peuple successivement par cinq races dhommes, lErin prhistorique est, elle aussi, conquise et habite par plusieurs populations plus ou moins lgendaires qui en gnral vainquent et exterminent leurs prdcesseurs. Ce schma historiographique a t mis au point par les moines irlandais du Moyen Age, aux VIIe-IXe sicles, et il est donc difficile dapprcier combien il conserve de la tradition mythologique paenne et combien il contient dinnovation et dinvention. Les mythographes chrtiens ont, en mme temps, eu le mrite davoir fix par lcriture les traditions dune civilisation qui ne connaissait que les techniques de conservation orale, et jou le rle nfaste davoir falsifi et embrouill ces traditions en les adaptant leur idologie religieuse. Un exemple patent de cette adaptatio est la tentative de subordonner lhistoire des premiers colons dIrlande la Gense biblique. Selon les historiographes chrtiens, la premire vague dimmigrants mythiques aurait t conduite par Cesair, petite-fille de No. Dailleurs plusieurs peuplades impliques dans lhistoire de lErin la tribu de Cesair, les Fomors (Fomores dans une autre orthographe) et les Nemediens descendraient de No, par ses fils Bith et Ham.

La systmatisation chrtienne la mieux connue est celle donne par Lebor Gabla Erenn, Le Livre des conqutes (ou des invasions) de lErin, une compilation amorce aprs la christianisation de lIrlande. Selon les moines compilateurs, les populations qui ont colonis successivement lIrlande sont les tribus de Cesair, de Partholon, de Nemed, puis les Fir Bolgs, les Tuatha De Danann et finalement les fils de Mile ou les Goidels. Ces vagues conscutives dbarquent en Irlande toujours la mme priode de lanne, au mois de Mai ou Belteine. Le nom celtique du mois drive, tymologiquement, de bel-, lumire, et de -teine, feu. Le 1er Mai, le jour de Belteine, est une ancienne fte celtique, la fte de la lumire et du commencement de la saison claire, et elle a comme pendant la fte du 1er Novembre, Samain, le jour du dbut de lhiver. En effet, lanne celtique irlandaise parat avoir t divise en deux saisons, la saison dt (Samonos) et celle dhiver (Giamonos), dpartages par les deux ftes de Belteine et de Samain.

Et si Samain est le jour des morts, conserv encore aujourdhui dans la tradition du Halloween, symtriquement le Belteine est le jour de la sortie de la saison morte, du retour de la vie et du soleil, des naissances symboliques. Un peuple qui arrive au mois de mai en Irlande nat effectivement en ce jour-l, il passe de linexistence mtaphysique lexistence historique. Car les peuplades descendues en Erin sont prsumes venir du monde des esprits et des morts, du Hads ou de llyse celtique. Si Bel- de Belteine est dernirement interprt comme signifiant lumire (comme dans les noms gaulois de Belenos et de Belisama, la trs brillante), selon une interprtation plus ancienne, qui remonte DArbois de Jubainville, Bel serait le dieu infernal Bile, pre de Mile. Donn, le fils de Mile et donc petit-fils de Bile, est galement devenu un sombre dieu des morts, que les Goidels rejoignent leur mort dans son lot appella maison de Donn. Ces traditions vernaculaires irlandaises sont corrler avec lobservation de Jules Csar que les Celtes gaulois se revendiquaient de Dis Pater ou Pluton.

Lautre monde des morts se trouve au-del de locan, dans une direction non prcise. Il peut tre situ vers le Sud et dans ce cas il est souvent identifi la presqule ibrique, Iberia, do seraient venus les Ibriens, les constructeurs mythiques des mgalithes nolithiques des Iles britanniques et du continent. Ou vers le Nord, do descendent les ennemis constants des peuples dErin, les gants Fomors. Ou vers lOuest, dans les brumes de lOcan, o se trouvent les les des bienheureux immortels, des ternels jeunes; le pre de Partholon, le premier colonisateur mythique de lIrlande post-diluvienne, se nomme Sera, ce qui signifierait exactement Ouest.

Contrairement donc ce quune vision historiciste et empiriste pourrait enseigner, les occupants lgendaires de lIrlande ne viennent pas du continent, mais de lOcan. Et quand ils sen vont, morts ou chasss du royaume, cest toujours dans les tnbres maritimes quils senfoncent. Dans limaginaire archtypal irlandais, la colonisation de lIrlande est le rsultat dune suite de transmigrations de peuplades venant doutre-mer et retournant dans lautre monde. Leur venue est un rituel de naissance et de vie, qui influe sur la gographie et la nature de lle. Au dbut, lIrlande nest quune petite terre, mais chaque nouvelle vague de colons fait grandir lle et slargir de nouveaux champs, lacs et rivires. Le dpart des humains est dhabitude le rsultat dune catastrophe, soit le Dluge biblique, soit une maladie dcimant la population entire, soit une conflagration ou une guerre qui chasse et dtruit toute lethnie.

En effet, la premire immigration, organise avant le Dluge par Cesair, fille de Bith fils de No, aurait succomb au terrible raz-de-mare provoqu par la fureur de Dieu. Nen aurait survcu que Fintan, mtamorphos en saumon, en aigle et en faucon.

Les premiers habitants de lle de lge post-diluvien ont t, selon Lebor Gabla, la race de Partholon (ou Bartholom). Avant leur arrive de lautre monde, la terre dErin tait dserte et strile, sans herbe et sans arbre, alors que, pendant leur rgne, elle est devenue fconde. Dune plaine elle sest tendue quatre plaines et a acquis sept nouveaux lacs. Les hommes de Partholon se sont multiplis eux aussi, de quarante-huit (vingt-quatre hommes et vingt-quatre femmes) leur dbarquement cinq mille hommes et quatre mille femmes. Mais aprs trois cents ans, une pidmie mystrieuse aurait tu les habitants; tout ce qui reste deux serait un monticule prs de Dublin, nomm Tallaght.

Les troisimes venus ont t les fils de Nemed (le Sacr). Pendant leur domination, lle a gagn douze nouvelles plaines et trois lacs supplmentaires. Mais eux aussi ont t dcims par une pidmie et les restants furent asservis aux gants de la mer, les Fomors. Comme ces monstrueux matres leur demandaient un lourd tribut chaque fte de Samain, les hommes de Nemed finirent par se rvolter. Vaincus, avec de lourdes pertes, ils durent abandonner lle, les survivants immigrant en Grce.

La quatrime race de colons furent les Fir Bolgs, venus toujours dEspagne (euphmisme pour le Hads celtique). Les trois tribus de cette migration, les Fir Domnann (les Hommes de Domnu), les Fir Gaillion (les Hommes de Gaillion) et les Fir Bolg (les Hommes de Bolg) se partagrent lIrlande et loccuprent pendant neuf gnrations, jusqu la venue des Tuatha De Danann. Pendant leur rgne, lErin a acquis sa forme dfinitive et a t divis en quatre provinces cardinales, Ulster, Leinster, Munster et Connacht.

La cinquime relve de migrateurs fut celle de la tribu (tuatha) ou des hommes de la desse Danu, les Tuatha De Danann. Les celtisants de la premire moiti du XXe sicle considraient en gnral que ce peuple mythique dsignait la premire vague dinvasion indo-europenne de lIrlande, point plus que discutable aujourdhui. La grande Anu ou Danu en Irlande, Don au Pays de Galles (nom qui se retrouverait dans lhydronyme du Danube), est une desse celtique assez peu connue, hritire probablement, selon Marija Gimbutas, de la grande desse nolithique, la mre des dieux des populations de la Vieille Europe. Lethnonyme Tuatha De Danann signifierait le peuple du dieu dont la mre est nomme Danu (dans la traduction de DArbois), le peuple de la desse Danu (Stokes) ou la tribu divine, les hommes du dieu (Tuatha D), le nom de Danu tant dans cette hypothse une addition ultrieure (Stern).

Les fils de la desse Danu seraient les dieux de Gals, qui prcderaient larrive de leurs sujets humains, les Milsiens, cest--dire les Celtes. Les fils de Danu sont les dtenteurs de grands pouvoirs magiques et druidiques. Dans leurs cits dorigine, les mythiques Findias, Gorias, Murias et Falias, ils auraient appris la posie et la magie, arts similaires sur beaucoup de points. Pour vaincre les Fir Bolgs, ils ont d se procurer quatre objets magiques, le Lia Fil, la pierre du destin, qui crie quand elle est gravie par le roi destin gouverner lErin; le sabre de Nuadaet la lance de Lugh, deux armes terribles qui ne ratent jamais leurs adversaires; le chaudron de Dagda, la corne dabondance des Celtes. La bataille avec les Fir Bolgs aurait eu lieu sur la plaine de Moytura (ou Magh Tuiredh). Vainqueurs, les De Danann se sont partag lIrlande, alors que leurs opposants ont disparu du mythe.

Lancienne cole de celtisants, reprsente par John Rhys, Mac Culloch ou Thomas F. ORahilly, sinspirant de la thorie de Max Mller sur les divinits diurnes combattant les forces de la nuit, a vu cette bataille comme une confrontation entre des tres de lumire et des tres de tnbres. En effet, les noms tribaux des Fir Bolgs connotent lobscurit: Corca-Oidce (peuple des tnbres), Corca-Duibhne (peuple de la nuit), ou Hi Dorchaide (fils du noir), habitants du territoire appel le pays de la nuit.

La connotation tnbreuse accompagne galement un autre peuple mythique qui soppose aux Tuatha De Danann, comme tous les envahisseurs de lIrlande. Il sagit des gants Fomors, connus eux aussi sous le nom de dieux de Domnu. La desse Domnu, honore par les Fir Bolgs et les Fomors, signifiant probablement labysse de la mer, parat tre une divinit archaque des eaux maritimes, oppose en cela Danu, desse corrler peut-tre avec les eaux douces (du moins si cest bien son nom qui se retrouve dans lhydronyme du Danube). Le nom Fomor serait compos de la prposition fo, sous, et dune racine indiquant une divinit fminine tnbreuse, qui se retrouve dans la Mahr germanique, succube qui oppresse la poitrine des dormeurs (en allemand Nachtmahr, en franais cauchemar), et dans la Morrigan irlandaise, la Reine des Mahr. Plus simplement, le nom des Fomors signifierait sous-dmons, cest--dire dmons infrieurs ou sous-marins.

Le plus probable est que Domnu et Danu, grandes divinits fminines, personnifient le territoire ou le royaume habit par leurs fils. Les Fomors qui confrontent tous les immigrants en Erin (les tribus de Partholon, de Nemed et de Bolg) ressemblent une population autochtone retire en marge de la terre habite, sur des les infernales. Par rapport aux nouveaux venus, plus civiliss, ils ont des caractristiques physiques et des moeurs barbares et bestiales, expliquer par une satanisation de leur image. En effet, ils combattent la tribu de Partholon avec un seul pied, une seule main, un seul il, posture o on peut reconnatre autant un rituel guerrier magique quune conformation monstrueuse. Pour confirmer leur rgne en Erin, les fils de Danu doivent obtenir une victoire sur ce peuple venu de labysse maritime de Domnu. La bataille se tient sur la mme plaine de Moytura et les Tuatha De Danann en sortent vainqueurs grce leurs pouvoirs magiques suprieurs, mais aussi grce la prestation de Lugh long bras.

Lugh, le dernier venu dans la grande famille des Tuatha De Danann, serait, selon les analyses de la mme cole, le grand dieu indo-europen du tonnerre, du soleil ou du ciel. Ses attributs solaires feraient de lui le commandant idal dans une bataille rituelle porte contre les forces de la nuit. Thomas ORahilly pense mme que le noyau de la lgende du deuxime combat de Moytura serait constitu par la confrontation entre Lugh et Balor (ou Balar), roi des Fomors (dont lunique oeil connoterait lui aussi lclair paralysant), et par la victoire du dieu solaire sur le dieu de lhiver, des tnbres et du chaos. Nanmoins cette interprtation, trs problmatique, a t en gnral abandonne par les historiens des religions de la deuxime moiti du XXe sicle. Aprs les investigations de Georges Dumzil sur la mythologie indo-europenne, le pattern rglant ces confrontations parat tre plutt le scnario des tomachies, comme celles entre les Asuras et les Devas en Inde ou entre les Titans et les Olympiens en Grce. Par contre, il est possible que Lugh soit lavatar irlandais dune divinit masculine pan-celtique associe au culte solaire, savoir lApollon hyperboren vnr par les voisins septentrionaux des Grecs pendant la priode Hallstatt.

Lhistoire des invasions mythiques dIrlande continue avec larrive, toujours au jour de Belteine, dune dernire race, la sixime, les Milsiens, les fils de Mile, cest--dire les Goidels ou les Gals. Mile Espaine, le pre de la tribu, signifie tout simplement miles Hispaniae, soldat dEspagne; il doit son origine ibrique la mtathse populaire qui fait driver le nom dIrlande, Hibernia, du nom de la presqule espagnole, Iberia. Chose inhabituelle, sinon paradoxale pour une mythologie classique, les assaillants humains (les fils de Mile) vainquent leurs opposants divins (les Tuatha De Danann) dans des batailles bien concrtes, Tailtlenn (Teltown) et Druim-Lighean (Drumlesne), ou Glenn Faisi dans dautres variantes. A la diffrence des premires populations qui les ont prcds, aprs leur dfaite les Tuatha De Danann ne disparaissent pas sans trace (par une hcatombe ou une migration totale), mais se retirent dans des sidhe, les clbres tertres tombaux irlandais.

Un rcit, The Nurture of the Houses of the Two Milk-Vessels, raconte cet trange dmnagement des dieux. Aprs la catastrophe, une partie des vaincus, conduits par Manannan Mac Lir, le dieu de la mer, va habiter dans un paradis outre-mer, le Tir-nam-Bo (le Pays des Vivants) ou le Tir Tairngirne (Terre de Promesse). Mais la majorit dcide de rester en Irlande et de se rpandre dans ses collines et valles. Manannan vient conseiller ses frres et leur attribue chacun une demeure dans des tumulus magiques: Dagda, le pre des Tuatha De Danann, devient le seigneur du fameux Bruig na Binne, que son fils, Oengus, lui prendra par une ruse; Bodb, lu roi du nouvel tablissement, est assign Sidh Buidb, sur le lac Loch Dergirt; Lugh, Sidh Rodruban; Ogma, Sidh Airceltrai; Mider reoit le Sidh Truin; Sigmall, le Sidh Neannta; Finnbarr, Sidh Meada; Tadg Mr, fils de Nuada, premier roi des De Danann, Sidh Droma Dean; Abartach, Sidh Vuide; Fagartach, Sidh Finnabrach; Ilbrec, Sidh Aeda Easa Ruaid; Lir, fils de Lughaid, Sidh Finnachaid, la colline de la plaine blanche; Derg, Sidh Cleitid.

Les tumulus sont des antres vers lautre monde, vers les maisons souterraines des esprits. Avec larrive des Milsiens et leur victoire sur les Tuatha De Danann, lIrlande samplifie une fois de plus, mais cette fois non pas par une extension horizontale, mais par un ddoublement vertical. Les Tuatha De Danann ne partagent pas avec les Milsiens les patrimoines fonciers du pays, mais inaugurent une nouvelle dimension cosmique, le monde souterrain. Dsormais, sur la terre gouverneront les vivants, les Gals; sous la terre rgneront les Tuatha De Danann, les rois ensevelis mais non pas morts, retirs de la terre mais non pas disparus. Les sidhe, les grottes, les fontaines, les lacs, les marais, sont des portes vers le vaste rseau de palais et de domaines princiers qui double par-dessous la contre de la surface. Une lgende, Le colloque avec les Anciens, raconte que, aprs la mort de Lughaid, roi dIrlande, ses trois fils Ruidhe, Fiacha et Eochaid viennent visiter leur pre, la fert na ndruadh, le tombeau des mages, pour demander leur hritage. Le roi mort leur recommande de gagner chacun sa proprit. Les trois frres se dirigent alors vers le Bruig na Binne, o habitent trois fois cinquante fils de rois. Le peuple des collines leur demande la raison de leur intrusion. Parce que, rpondent les frres, le roi dIrlande, notre pre, nous a refus des domaines et des terres. Alors, comme en Irlande il ny a maintenant que deux tribus gales, les fils de Mile et les Tuatha De Danann, nous sommes venus chez vous. En dautres mots, dshrits sur terre, chez les vivants, les fils du roi cherchent des domaines alternatifs, au pays des morts, chez le peuple des sidhe. Un conseil des Tuatha De Danann dcide de les pourvoir de dots royaux: Mider leur donne ses filles en mariage; Bodb, de lor et un barde capable de calmer les douleurs; Aedh, un bassinet et une corne qui transforme leau en vin; Lir, trois fois cinquante pes et lances; Oengus, un palais et une forteresse; et Aine, une cuisinire qui ne peut refuser la nourriture quiconque la lui demande. Exclus du rgne terrestre, reus dans la famille des Tuatha De Danann, les trois frres obtiennent, en tant que dots de leurs pouses surnaturelles, les richesses magiques du monde souterrain.

Avec linstallation des Milsiens en Erin sensuivent de nouveaux cycles mythiques avec comme protagonistes non plus des tres divins mais des hros humains, bien que dous de pouvoirs surnaturels. Le plus ancien est le cycle des Champions de laBranche Rouge, appellation de clan transforme ultrieurement, dans les rcits du Moyen Age, en une sorte darmoiries fodales. Ses histoires se droulent une priode difficile prciser, possiblement au premier sicle avant notre re, au nord de lIrlande, en Ulster, gouvern depuis sa capitale Emain Macha par le roi Conchobar. Autour du roi sactive une classe de guerriers sans pareil, domins par la figure de Cu Chulainn. Compar Hracls (J. Rhys) et Achille (A. Nutt), Cu Chulainn est incontestablement le hros le plus merveilleux des lgendes irlandaises. Ses exploits rassemblent tout linventaire de stigmates surnaturels caractristiques aux hros grecs: origine divine et double paternit (il est le fils de Lugh qui, sous la forme dune mouche, avait fcond Dechtir, demi-sur du roi Conchobar, destine se marier au guerrier Sualtam); nom double (Setanta, de par la naissance, Cu Chulainn, le lvrier de Culann, de par ses exploits); ducation magique, dispense par le druide Cathbad; preuves et travaux fonction initiatique (ds son enfance il tue le terrible lvrier de Culann; sept ans il vainc trois fameux champions ennemis dUlster); un aspect trange et envotant (adolescent, sans barbe, cheveux rouges, il provoque lamour de toutes les femmes); mari de la plus belle des mortelles, Emer (ravie son pre aprs de sanglantes confrontations), et dsir par les immortelles (par Morrig, la grande desse de la guerre, qui le perscute pour lavoir refuse; par Fand, la femme de Manannan Mac Lir, qui lattire dans le monde enchant des sidhe); avec des pouvoirs surhumains (il protge lui seul lUlster face linvasion de larme de la reine Medb, dans une srie interminable de combats singuliers; il participe des combats divins entre les peuples de lautre monde); auteur involontaire dactes terribles et monstrueux, dans le sens de la tragdie antique (il tue sans le savoir son propre fils); mort prcoce, vingt-sept ans (il est tu par ses propres armes magiques, travers un complot des druides ennemis).

Par son comportement dans les combats, par son aspect et par sa parure guerrire, Cu Chulainn appartient laristocratie militaire celtique de la phase La Tne de lge du fer. De mme quArjuna, Achille et autres seigneurs indo-europens de la guerre, il entre dans la bataille sur un char deux roues, men par un conducteur combattant, Laeg. Une fois dans la mle, il descend terre et engage des confrontations dhomme homme. Souvent, ces combats deviennent des duels entre les champions des deux armes, qui remplacent laffrontement de masse et dcident pratiquement de lissue de la bataille. Du point de vue de la typologie guerrire, Cu Chulainn est un hros totmique, qui incarne et canalise lnergie magique du clan. Quand il est possd par la force lmentaire, il devient un berserk que rien ne peut contenir. Le menos, le furor guerrier, lui donne un aspect monstrueux, dploie autour de sa tte la lumire du hros(une aurole la brillance du soleil), lui centuple la vigueur et le rend invincible, mme face des ennemis surnaturels.

Le deuxime cycle hroque de la mythologie irlandaise occupe les IIe et IIIe sicles de notre re. Comme la colonisation romaine navait pas atteint lErin, les royaumes celtiques ont continu leur vie. Avec la mort de Cu Chulainn, la vigueur des champions de la Branche Rouge dUlster sest teinte et le centre du pouvoir et de la gloire sest dplac vers le centre-sud en Leinster et Munster. Vers 177, du moins dans une chronographie lgendaire, dans la capitale Tara sinstalle une dynastie qui durera prs de deux cents ans. Cest toujours Lugh, la divinit solaire, qui prside la conscration de Conn, de ses fils Connla et Art, et de son neveu, le plus fameux de tous, Cormac. Pendant leurs rgnes, les exploits militaires reviennent une nouvelle classe de hros, les Fianna, une sorte de militia locale, organise pour dfendre lIrlande contre les invasions doutre-mer. Selon John Rhys, les Fianna hritent de la fonction des Tuatha De Danann. De mme que les fils de la desse Danu luttaient contre les Fomors, gants venus des contres ultra-mondaines de lOcan, les guerriers de Finn affrontent le plus souvent les Lochlannach, les tribus de Lochlann, un pays situ sous la mer. Tout autant que les chevaliers de la Table Ronde, les Fianna paraissent avoir t des mercenaires proposant leur service aux rois attaqus par des forces trangres. La tradition veut quils taient constitus, sur le modle des lgions romaines, en trois rgiments de trois mille hommes chacun, logs par la population pendant lhiver, mais devant se nourrir de chasse et de pche pendant lt.

Les Fianna rentrent dans une autre typologie guerrire que les champions de la Branche Rouge. Cu Chulainn et ses compagnons taient les hros du clan, ils concentraient lnergie totmique de leur ligne. Les combattants de Finn, par contre, doivent se sparer de leurs familles et faire vu de ne plus participer la justice tribale (venger les morts de la famille ou tre vengs par eux). Ils paraissent avoir constitu une confrrie initiatique militaire, qui imposait ses aspirants des preuves autant guerrires que magiques. Le candidat tait suppos sortir indemne dune srie de confrontations surhumaines (les pieds lis, les mains nues, il devait viter les lances de neuf guerriers; il devait chapper la chasse que lui donnaient dans une fort tous les membres de la milice et leurs chiens; et il devait pouvoir passer, pleine vitesse, par-dessus des branches de la hauteur de sa tte et par-dessous des obstacles de la hauteur de son genou, etc.).

Mais bien que la force et ladresse dans le combat continuent de faire la diffrence entre les combattants mineurs et les grands hros, la nature du pouvoir martial nest plus la mme. Cu Chulainn surclassait ses ennemis par la furor belliqueuse qui le transformait en berserk. Finn, le fondateur mythique de la milice, et ses hommes font appel une force coloration spirituelle et druidique. A part les qualits physiques et athltiques, les Fianna doivent apprendre les subtilits de la culture et de lart, lordalie physique tant double de lapprentissage des douze formes traditionnelles de posie. La posie tait lpoque une activit magique, le barde ayant des pouvoirs similaires au druide; une satire, par exemple, tait utilise comme une maldiction qui liait les plus braves guerriers. Finn, lhomologue de Cu Chulainn, mais aussi dArthur, devient un hros, confond ses ennemis et fonde la confrrie des Fianna aprs avoir mang le saumon de sagesse, poisson merveilleux qui lui permet de prvoir lavenir et de manipuler psychiquement ses adversaires. Ses fils, Fergus et Ossian, bien que vaillants guerriers, sont plus fameux par leur art potique, qui a fait deux les bardes emblmatiques des Gals. Cette dimension initiatique des Fianna Eirinn leur a valu, dans la tradition folklorique, que la plupart de leurs exploits se rfrent davantage des combats et des aventures avec le peuple des sidhe qu des confrontations humaines.

La lgende veut que la confrrie des Fianna fut abolie et ses membres extermins en 284 ap. J.-C. par le roi Cairbr, le fils de Cormac, dans un conflit prfigurant en quelque sorte lanimosit des rois de France ou de Pologne contre les ordres des Templiers et des Teutons. Le plus probable est que la christianisation du pays a jet cette milice celtique en dsutude, ce qui a laiss lIrlande, quelques sicles plus tard, sans dfense face aux expditions des Vikings. Cest le crpuscule des hros et des aventures lgendaires. A partir du Ve sicle, avecla prdication des missionnaires chrtiens, lIrlandesort irrmdiablement de lorbe de la religion paenne. Saint Patrick, consacr par la tradition comme laptre des Gals, tait tenu pour avoir exorcis les anciens dmons (les divinits celtiques) et converti la population la croyance en Jsus-Christ.

Nanmoins, lacculturation religieuse na nullement impliqu la disparition du fonds de lgendes de substrat. Saint Patrick ayant entam la christianisation directement par le roi et la haute aristocratie irlandaise, il est trs probable que la caste des filidh (druides-potes) et des bardes stait galement convertie la nouvelle religion. Si sur le continent, en Gaule surtout, la romanisation avait dtruit par dsaffectation la caste des druides et leur savoir, en Irlande les anciens druides se retrouvaient recycls en moines chrtiens. Soucieuse dasseoir le plus solidement possible son pouvoir, lEglise dIrlande na pas hsit utiliser la tradition paenne, rendue bien sr inoffensive du point de vue thologique. Le passage direct de la socit celtique au christianisme, vitant la chane de la romanisation, a ainsi permis la conservation de la sagesse druidique.

Car cest le christianisme qui, paradoxalement, a sauv de loubli la grande tradition de facture orale du monde celtique. Du mme mouvement par lequel il disloquait les croyances des Goidels, le monothisme chrtien a balay le prcepte religieux interdisant aux druides de consigner par crit leur doctrine. Librs de cette contrainte, les moines et les literati chrtiens se sont consacrs un travail de conversion qui dformait mais en mme temps sauvait de la disparition les mythes paens dIrlande et du Pays de Galles. Le prix de cette survie a t la pseudomorphose des divinits et des hros antiques en des saints ou dmons, de leurs exploits et aventures en des luttes contre le mal et en des plerinages pieux, des sidhe et dautres places sacres en des lieux de culte, des crmonies de fertilit et damoniques en des ftes chrtiennes.

Le processus de linterpretatio christiana est allgoriquement suggr dans un texte clbre, Le Colloque avec les Anciens, compris dans le Livre de Lismore. Aprs la destruction des Fianna, la lgende raconte que les deux seuls rescaps de la confrrie, Ossian, fils de Finn, et Caeilte, son cousin, auraient survcu jusqu la venue de saint Patrick, au Ve sicle. Leurs rencontres avec laptre suivent deux scnarios diffrents. Ossian avait vcu en dehors du temps, mari une fille des Tuatha de Danann, en la Terre des vivants. Envahi par la nostalgie de son pays, il tait retourn en Erin, aprs presque trois cents ans dabsence. Saint Patrick aurait tent de le convertir, en lui prsentant les excellences du paradis chrtien, mais le barde prfra mourir sans le baptme, pour pouvoir rejoindre ses compagnons dans lautre monde. Caeilte, par contre, accepta la bndiction du saint et sengagea raconter ses mmoires des temps hroques pour quils fussent crits sur les tables des potes, dans des mots ollaves (latins).

Symboliquement, la rencontre entre Caeilte et saint Patrick met face face deux gnrations ou, mieux, deux races dhommes et deux religions diffrentes. Les guerriers du pass appartiennent une autre anthropologie que les hommes du prsent. Les religieux de saint Patrick regardent hypnotiss la bande de Caeilte, car le plus haut dentre les moines narrivait qu la ceinture des autres; et leurs paules, quand ceux-ci taient assis. Ces gants dune autre re sont chargs dun potentiel magique paen que saint Patrick doit court-circuiter avant de pouvoir leur parler. Autour des anciens hros, dit Le Colloque avec les Anciens, virevoltaient mille lgions de dmons, que le saint a chass en les aspergeant deau bnite. Les esprits malsains senfuirent dans toutes les directions, se cachant dans les collines et les monticules, cest--dire dans les places magiques des Tuatha De Danann. Est reconnaissable dans cette lgende le processus de satanisation chrtienne des divinits antiques, selon le protocole trac par saint Paul avec son Dii gentium daemones (Les dieux des peuples sont des diables).

Mais saint Patrick nest pas extrieur au monde quil exorcise. Son hagiographie veut que, fils de patriciens romaniss chrtiens de Bretagne (Calpurnius, son pre, tait dcurion), il fut ravi par des pirates irlandais et aurait vcu pendant six ans dans la maison dun druide, Milius. Sa conversion et son entre dans les ordres ne lont pas rendu insensible la fascination des mythes autochtones, quoique, pour les accepter, il ait d les traduire en un langage chrtien. Le nouveau druide ou aptre clair, comme le considre un commentateur, se consulte donc avec deux anges, aux noms tout galiques, Aibelln et Solusbrethach, sil plaisait Dieu quil coute les histoires de Caeilte. Or les anges non seulement approuvent son intention, mais lencouragent faire quelque chose de plus, savoir recueillir par crit ces narrations qui constituent la mmoire dun peuple. Cest des prgrinations de saint Patrick, guid par Caeilte, par toutes les places fameuses de lErin mythique, que serait n ce Colloque avec les Anciens qui enregistre les grandes histoires des Gals.

Le Colloque est une belle mtaphore du large processus de consignation du corpus mythologique celtique par les moines chrtiens. Ce mouvement trouvera son essor aux VIIe et VIIIe sicles, pendant la renaissance irlandaise. La migration dun grand nombre de moines lettrs sur le continent et lexportation de manuscrits crits dans les monastres dIrlande a inject en Europe mdivale une immense quantit de matriel imaginaire, quon peut appeler la matire dIrlande. Le reflux du mouvement monastique irlandais, aux IXe et Xe sicles, cause des incursions dvastatrices des Vikings, na pas bloqu cette volution. A partir du XIIe sicle, le corpus des lgendes commence tre regroup dans des grandes compilations monacales. Ces beaux livres, soigneusement travaills, circulaient autant dans les milieux ecclsiastiques que dans ceux laques de la classe aristocratique de lpoque. Le plus vieux, datant probablement davant 1106, est Le Livre de Dun Cow; davant 1160 est Le Livre de Leinster, compil parat-il par Finn Mac Gorman, lvque de Kildare; du XIVe sicle sont Le Livre de Ballymote et Le Livre Jaune de Lecan ou Le Livre de Mac Egan; et du XVe, Le Grand Livre de Lecan, Le Livre de Fermoy et le Livre de Lismore.

Vritables arches de No, ces compilations rassemblent des chantillons et des fragments dun savoir ancien qui avait survcu au tumulte et au chaos des invasions et des destructions. Elles ont particip au mouvement de la Petite Renaissance europenne, laquelle on doit les grandes synthses et sommes dAlbert le Grand, Roger Bacon, Thomas dAquin, Brunet Latin ou Vincent de Beauvais. Ces livres incorporent, ensemble avec des informations historiques, juridiques et scientifiques diverses, des survivances de la mythologie celtique. Leur rdaction ou rdactions successives sont videmment tardives, de lpoque post-chrtienne, mais les lgendes et les noyaux narratifs, les thmes et les personnages, les dcors et les symboles, laissent tous transparatre, par-dessous la couche de linterprtation monacale, la vision paenne irlandaise. Cest ce corpus quil faut explorer pour reconstituer leschatologie des anciens Gals et dterminer son apport au thme de la qute dimmortalit.

Historiographie mythique / chronologie archologique

Lhistoire mythique de lIrlande narre par Lebor Gabla a incit plusieurs historiens identifier les populations de la lgende avec les diverses peuplades qui ont migr aux Iles britanniques au cours du nolithique et des ges du bronze et du fer. Ces tentatives ont dj elles-mmes une histoire. Colin Renfrew a pu distinguer trois phases dans lhistorique des recherches sur la prhistoire irlandaise. La premire phase, de 1860 1920, a t domine par lhypothse de sir Arthur Evans sur lorigine mditerranenne (et plus particulirement mycnienne) de la civilisation des Iles britanniques. Les premires vagues mythiques de migrateurs, censes venir de lEspagne, ont t interprtes comme dsignant une race pr-aryenne, les Ibriens. Selon Charles Squire et autres historiens des religions de la premire moiti du XXe sicle, le premier combat de Moytura, entre les Hommes de Domnu et les Fils de Danu, dcrirait la rsistance des Ibriens, le peuple des mgalithes prhistoriques, face linvasion des Celtes.

La deuxime phase, jusquaux annes soixante, a accentu et dvelopp le modle des invasions, selon lequel les diverses cultures attestes par larchologie sont expliquer par des migrations et conqutes menes par des populations porteuses de diffrentes innovations. John Rhys et J. Romilly Allen avaient distingu entre deux vagues denvahisseurs celtes, les Goidels (dont les successeurs daujourdhui seraient les populations parlant galique de lEcosse, de lIrlande et de lIle de Man) et les Brythons ou Priteni (dont les descendants habitent le Pays de Galles, le Cornwall et la Bretagne). Au temps de la conqute romaine, la plus grande partie de la Grande-Bretagne aurait t habite par les tribus britonniques des Brigantes, Parisi, Catuvelarni, Eceni, Attrebates, Belgae, Regni, Dumnoni, Otadini et Ordovices, le reste par des tribus godliques, et le nord de lEcosse par les Iverniens nolithiques.

La tentative la plus rudite et sophistique, malheureusement errone, pour trouver un correspondant historique et archologique aux migrations mythiques a t celle de Thomas F. ORahilly dans son Early Irish History and Mythology. Comparant les textes crits, Lebor Gabla en premier lieu, avec les donnes folkloriques, linguistiques, anthropologiques, ethnographiques et historiques disponibles (Ptolme, Aviernus, etc.), ORahilly sest ingni donner une consistance historique aux peuples lgendaires. La migration des hommes de Partholon (Bartholomeus), bien quelle soit une invention culte, est lie par ORahilly la venue des premiers habitants des Iles britanniques, connus par les Grecs du VIe sicle av. J.-C. (par la colonie de Massalia Marseille) sous les noms de Priteni (Britani) en Grande-Bretagne, Cruthin en Irlande et Pictes en Ecosse. Les tribus de Nemed et des Fir Bolgs renverraient une invasion Bolgique, celle des Builg ou Erainn. Les Builg ou les Bolgi seraient une branche de la grande tribu celtique continentale des Belgae, venus en Irlande partir de la Bretagne. Tenant compte que, au IVe sicle av.J.-C., Aviernus donne les Erainn comme les habitants de la Hierne, cette colonisation aurait eu lieu quelque part entre le sixime et le cinquime sicle. Un peu plus tard, dautres Celtes parlant le mme dialecte P se seraient tablis leur tour en Irlande, fondant un pouvoir en rivalit avec celui des Bolgi. A cette invasion Laginienne renverraient les tribus mythiques de Fir Gailion et des Fir Domnann, qui ont des descendants dans les Dumnoni de Cornwall et de Devon. Dans le systme de ORahilly, le peuple des Tuatha De Danann ne reflte pas une migration relle, dans leur cas il sagirait dune mythologie vhmrise. Et finalement, dans la priode qui prcde la conqute romaine de la Gaule, une grande population de tribus celtiques parlant le dialecte Q aurait migr du sud-est sur le ct ouest du continent puis en Irlande, sous le nom de Goidels ou Fils de Mile Espaine ( lire simplement comme Miles Hispaniae). Cette thorie a t durement critique, parce quelle inverse lordre darrive des peuples celtiques, faisant des Belgae (des Celtes P) les premiers venus alors que, en ralit, les Goidels (des Celtes Q) sont les plus anciens.

Finalement, Colin Renfrew parle dune troisime phase dans lhistorique des recherches sur la prhistoire des Iles britanniques, survenue aprs 1960 et bnficiant des gains de la nouvelle mthode de datation par lisotope C14 et surtout par la dendrochronologie. Au modle invasionniste, les archologues et les pr-historiens contemporains prfrent un modle volutionniste et diffusionniste qui, sans ignorer le rle des migrations, suppose que les grands changements dtectables par les fouilles archologiques sont expliquer par les innovations et les volutions internes de chaque culture, et non obligatoirement par des grandes catastrophes et changements de fonds ethnique. Leurs thories sont intresses plutt par les phnomnes de continuit et dinterchangeabilit que par les ruptures et les limites trop artificiellement poses entre poques et civilisations.

Le modle actuel de la prhistoire de lIrlande dans le cadre plus large des Iles britanniques et de la Celtique serait, selon des auteurs comme Anne Ross, Colin Renfrew, J. W. S. Megaw, D. D. A. Simpson, Patrice Brun, Kenneth Hurlstone Jackson et Venceslas Kruta, avec des diffrences plus ou moins importantes, peu prs le suivant:

Les premiers colons de lle seraient venus pendant le palolithique, dans la priode glaciaire, en deux vagues plus importantes, il y a environ 28000 et 18000 ans; il sagissait de populations de pcheurs-chasseurs-collecteurs qui ont peupl surtout les littoraux, plus que les intrieurs des terres.

Dans le courant du VIIe millnaire, lEurope a t colonise, dans le cadre dun vnement de grande ampleur qui marque le dbut du nolithique, par un peuple dagriculteurs venus dAsie mineure et infiltrs sur le continent suivant le cours du Danube. Quelques savants comme Pedro Bosch-Gimpera considrent que ces migrateurs taient dj de souche indo-europenne. Assimilant aisment les aborignes, en gnral peu nombreux, les nouveaux arrivs ont connu une rapide croissance dmographique, rendue possible par les nouvelles techniques de lconomie agricole. La colonisation nolithique a donn naissance, pendant les premiers millnaires (6.500-3.500 av. J.-C.), la civilisation de lEurope orientale que Marija Gimbutas appelle la Vieille Europe (Old Europe) et, partir du quatrime millnaire, la civilisation mgalithique de lEurope occidentale. Les traits les plus marquants de leur culture sont le culte de la Grande Desse et, pour lOccident, larchitecture monumentale des grands complexes mgalithiques.

Dans les Iles britanniques, le nolithique commence vers 3800-3500 av. J.-C. avec une importante migration, partir du continent, dun peuple dagriculteurs. Apportant la culture des ensembles mgalithiques, les menhirs, les cromlechs, les henges, les dolmens, les nouveaux venus ont dvelopp ce que les archologues appellent la culture Windmill Hill. Ils pratiquaient des inhumations collectives, dans des demeures souterraines faites de blocs de pierre et de dolmens gigantesques, conues comme des vritables maisons dans lau-del et comme des ncropoles. Les cadavres taient auparavant excarns (probablement par exposition lair libre) et seuls les squelettes, souvent en grand nombre, taient mis dans la tombe.

A partir de 2500, pendant le nolithique tardif, la tradition des mgalithes a t amplifie et raffine dans un sens mathmatique et astrologique. Les monuments commencent tre aligns sur des cursus (qui peuvent tre des grandes avenues de pierre), les sanctuaires en plein air, comme celui de Stonehenge, sont construits daprs de compliqus calculs astronomiques, les tombes sont orientes en fonction du solstice dt, permettant lentre du soleil par des trous amnags spcialement dans le toit. Des motifs gomtriques en zigzag et en spirale, figurant peut-tre le chemin dans le labyrinthe de lautre monde, sont gravs sur les dalles des grandes tombes en pierre couloir que la tradition irlandaise appelle sidhe et cairn.

Le sidh de Bruig na Binne (New Grange) en Irlande, par exemple, est une construction tonnante. Il a plus de 100 mtres de diamtre et environ 25 mtres de hauteur. On y entre par une porte carre, qui continue par un passage en pierre de 20 mtres, qui donne sur une chambre avec un dme haut de 7 mtres et des niches ovales sur les cts. Les dalles massives de pierre de la porte et de lenceinte centrale sont ornes de spirales suivant un modle labor. A lintrieur ont t retrouves des monnaies romaines, des colliers en or, des aiguilles en cuivre, des anneaux et des couteaux en fer, mais le contenu originaire a t dfait et perdu plusieurs fois dans lhistoire. Une diffrence importante davec la priode antrieure est que les cadavres ne sont plus excarns par exposition mais par crmation et que les os sont dposs dans des bassinets spciaux.

Vers la fin du troisime millnaire, le continent est boulevers par un autre grand mouvement migratoire, que la majorit des spcialistes attribue la venue des Indo-Europens. Ces peuples ont introduit des innovations importantes, comme la domestication du cheval, lconomie pastorale, la mtallurgie du cuivre, la hirarchie sociale. Dans les croyances religieuses europennes, le culte de la Grande Desse connat un recul gnralis, au profit des figures masculines hroques et des emblmes solaires, lunaires et astraux. Les rituels funraires souffrent aussi dimportants changements, les tombes collectives tant remplaces par des tombes individuelles, plates ou tumulaires, avec les morts enterrs en position accroupie (peut-tre foetale) dans des cistes de pierre. Dans la chambre du dfunt sont dposs des armes et dautres formes de mobilier funraire et, trs spcifiquement, des rcipients (gobelets campaniformes) destins une boisson fermente, peut-tre hydromel. Ces peuples, appels beaker people daprs les coupes boire dposes dans leurs tertres, arrivent dans les Iles britanniques partir de lan 2000, dans la priode transitoire de la fin du nolithique (Renfrew) ou du dbut de lge du bronze (Megaw et Simpson).

Entre 1700-1400, pendant la premire priode (ou moyenne, selon la chronologie adopte) de lge du bronze, la Grande-Bretagne est domine par la culture Wessex. Attribue parfois une migration partant de Bretagne, cette civilisation, trs riche archologiquement, apporte dimportantes mutations conomiques et sociales. A cette priode, le culte de la Grande Desse est dfinitivement remplac par celui des divinits masculines associes au culte solaire. La pratique de linhumation dans des tombes sous des tertres ou des tumulus (barrows), destine surtout aux chefs et aux personnages importants, probablement avec des monticules en forme de cloche pour les hommes et de disque pour les femmes, se gnralise.

A partir de 1400, dans la dernire priode de lge du bronze, en Europe se dveloppe la civilisation des champs durnes. Beaucoup darchologues attribuent cette culture une population de proto-Celtes venus du continent, mais lhypothse dune grande migration nest pas gnralement accepte. Le peuple des champs durnes doit son appellation la coutume dincinrer les cadavres et de recueillir les os dans des urnes enterres dans des champs plats. Ces urnes paraissent avoir eu des formes distinctes selon le sexe du mort: trapues et ventrues pour les femmes, avec un haut col trangl la base pour les hommes. Le renoncement aux grandes tombes collectives ou individuelles, ainsi que le dclin de la pratique de dposer des offrandes et des biens dans la tombe, indiquent en toute probabilit une grande modification dans la conception eschatologique. Lide de la survivance damonique du mort dans le mme milieu physique que la tribu, influenant et influenc par les actions des vivants, rsidant dans la tombe comme dans une sorte de maison dans lau-del ou mme comme dans un village ou une cit des morts, parat faire place une eschatologie plutt pessimiste, o le mort na plus de rle jouer dans la socit des hommes et disparat dans une rgion de loubli sans retour.

Selon J. W. S. Megaw et D. D. A. Simpson, lge du fer ( partir de 750, ou mme de 850 av. J.-C., suivant Patrice Brun) cette tendance saccentue, comme si on assistait une disparition du culte des dfunts. Sur le continent, de trs larges catgories de morts (les enfants de moins de quatorze ans, les vieux au-del de cinquante ans, les paysans, la majorit des femmes) nont plus denterrements que larchologie puisse attester matriellement. Dans les Iles britanniques, la raret des tombes implique soit que les morts taient crms et leurs cendres disperses au vent ou enterres sans urne, soit que les cadavres taient exposs jusqu leur destruction par les animaux et les oiseaux, les microorganismes et les lments, hypothse soutenue par les nombreux fragments dos humains parpills dans les sites de lpoque.

Toutefois, si cette pratique funraire tait la plus rpandue, il est vrai quaux chefs militaires tait rserv un rituel plus spcifique et ponctuel, qui indique la prsence dun culte des hros. Pendant la premire priode de lge du fer (750-500 av. J.-C., ou 850-450 av. J.-C. selon Patrice Brun), dite de Hallstatt (daprs une localit en Haute-Autriche), les tribus des Celtes avaient subi une forte hirarchisation sociale. Les roitelets et les chefs de clan, les princes de la Celtica, taient honors par des inhumations fastueuses, tmoignant de leur rang. Les cadavres taient dposs sur des chars quatre roues (qui suggrent lassociation symbolique du hros au char solaire), dans des chambres souterraines de forme carre, aux murs en bois de chne consolids avec des couches de pierres, couvertes de tumulus de terre de dimensions variables, pouvant aller jusqu cent deux mtres de diamtre et huit mtres de hauteur, comme la tombe de Magdalenenberg. Un riche mobilier funraire, indiquant le pouvoir et la position sociale, accompagnait les dfunts: armes (comme la grande pe Hallstatt), vaisselle, parures et bijoux, ainsi que des chiens (mais non des chevaux) tus spcialement cette occasion. Les cadavres taient en gnral crms auparavant mais pouvaient tre aussi bien inhums directement.

Dans la deuxime priode de lge du fer (de 500 av. J.-C. jusqu la conqute romaine de la Gaule, puis de la Grande-Bretagne), nomme La Tne (daprs le site suisse de ce nom), la pratique des funrailles somptueuses connat un dclin progressif. Lincinration est en gnral remplace par linhumation, bien que le biritualisme soit tout aussi courant. Jusquau IIe sicle av. J.-C., les Celtes continuent denterrer leurs chefs dans des chambres mortuaires, aux parois en bois, comprenant le lit du mort et toutes sortes dobjets de prestige (armes, vases, bijoux, cornes, chaudrons, chariot, etc.). Le lourd char Hallstatt est remplac par le souple chariot deux roues utilis la guerre (par exemple par Cu Chulainn) et dans les parades militaires. Lart funraire subit une importante mutation, passant des dcorations gomtriques des reprsentations figuratives (par exemple lemblme royal des deux dragons confronts). A ct du mort, dans la tombe sont dposs des services boisson, des amphores et des chaudrons pour lhydromel ou le vin, aussi bien que des provisions alimentaires (des jambons), qui suggrent lide dun festin dans lautre monde ou clbrant le dpart du mort.

Cependant si les tumuli de lpoque Hallstatt taient rigs pour un seul individu, pendant lpoque La Tne des spultures supplmentaires, apparemment destines aux membres de la famille largie du prince ou du roi tribal, sont amnages dans la masse du monument, sur des positions excentriques. Les tertres natteignent plus les dimensions monumentales de la priode antrieure et sont graduellement remplacs par les tombes plates, sans monticule funraire. A partir du IIe sicle av. J-.C., avec lavnement de la civilisation des oppida (agglomrations urbaines), lide de tombes princires disparat et les spultures des chefs militaires, beaucoup plus modestes, sont intgres dans les ncropoles des petites communauts urbaines. Les Celtes renoncent doter leurs morts dobjets de prestige et la pratique de la crmation du cadavre se gnralise nouveau. La spulture type de cette priode est donc probablement une poigne de cendres anonymes, dpose le plus souvent en pleine terre.

Bien que les identifications anthropologiques par ethnies ne soient plus considres comme pertinentes, lge du fer reste en gnral attribu la civilisation des Celtes, cest--dire aux Fils de Mile des traditions irlandaises. Dans les Iles britanniques, lge du fer a t traditionnellement divis en trois poques, correspondant trois possibles vagues migratoires. Pendant lge du fer A, entre 600 et 450 av. J.-C., un premier groupe de migrateurs a fond des colonies Hallstatt. Les ges du fer B et C correspondent aux populations celtes La Tne qui ont colonis la Grande-Bretagne en deux vagues, vers 250 et vers 100 av. J.-C. (les tribus de Belgae, les Atrbates dans le Hampshire et le Sussex et les Parisi dans le Yorkshire).

Pour lIrlande, les spcialistes distinguent deux grandes vagues de migrations La Tne, parlant deux dialectes celtiques diffrents, le dialecte Q (qui conserve la distinction entre les consonnes C et Q) et le dialecte P (qui transforme le Q en P). La premire vague, de Celtes Q, sont les Goidels ou Gals, parlant le goidlique ou galique, dont descendent lirlandais, lcossais et le mannois. Ils seraient partis directement de la Gaule et se seraient tablis dans le centre et le sud de lIrlande. La deuxime vague, venue vers le IIe sicle av. J.-C., est constitue par des Celtes P parlant le britonnique, dont drivent le gallois, le breton et le cornique (disparu de nos jours). Ces derniers arrivs (probablement une branche de la tribu des Parisi de Yorkshire) venaient de la Grande-Bretagne et se seraient tablis au nord de lIrlande, en Ulster.

Ce panorama dmontre que larchologie ne recoupe pas la mythologie du Livre des invasions et quil est illusoire de se hasarder attribuer un fond historique tous les pisodes lgendaires. Dans les traditions sur les colons de lIrlande il restera difficile sinon impossible de savoir quelle est la part dhistoire sublime en mythe et la part de mythe vhmris. Mais sil est drisoire de tenter didentifier dans les vagues de peuples lgendaires des migrations relles, par contre, linventaire de ces mythes corrl aux donnes archologiques offre une profondeur historique aux croyances religieuses des Gals. Il nous permettra de systmatiser les conceptions eschatologiques et les ides sur le sort des hros dans laprs monde et dans les les des bienheureux que lIrlande celtique a laisses en hritage lEurope mdivale.

Le Mag Mell

Pour cerner limpact de la mythologie irlandaise sur le thme du voyage initiatique au Paradis terrestre, ce type de rcit est placer dans le contexte de leschatologie celtique. Daprs le corpus de lgendes irlandaises, les Gals croyaient en une possible survivance dans un autre monde, situ dans la continuit physique et gographique du ntre. Utilisant les sources croises de la tradition mdivale, de larchologie, des tmoignages classiques et du folklore, les historiens des religions ont pu restituer un portrait-robot de lautre monde des Celtes irlandais. La terre des morts-vivants a plusieurs noms, qui fonctionnent souvent comme des synonymes: Mag Mell (plaine des dlices), Mag Mr (grainde plaine), Aunwfu (abysse), Tir-fa-tonn (terre sous les vagues), OBrasil, Tir-nam-Bo (terre des vivants), Tir na n-Og (terre des jeunes), Tir n-Aill (lautre terre ou lautre monde), Tir-nam-Bn (terre des femmes), Tir Tairngirne (terre de promesse), Emain Abhlach (terre des pommes) qui a son correspondant gallois dans lAvalon (lIle des pommes) du roi Arthur. Elle est situe sur un plan parallle au monde des vivants, sous la terre, sous les eaux, ou encore sur des les lointaines. Y accder exige de traverser une barrire gographique: pntrer dans un sidhe ou une caverne, plonger dans un puits, une fontaine ou un lac, senfoncer dans les eaux de la mer, franchir les brumes insondables de lOcan.

Le Mag Mell celtique a t le plus souvent compar aux Iles des bienheureux et aux Champs Elyses de la mythologie grecque; quelques auteurs ont mme mis lhypothse dune possible influence, dans un sens ou dans lautre, des eschatologies celtiques et grecques lune sur lautre. Avec lavnement du christianisme, le Mag Mell a t interprt et transpos dans les images correspondantes de la religion judo-chrtienne, le jardin dEden, la Terre de promesse, etc.

Quelques lments constants reviennent dans la description de lElyse celtique et le rapprochent du Paradis terrestre de la tradition chrtienne mdivale. Lair y est doux et tempr, il ny fait jamais ni froid ni chaud, on ny souffre pas des inconvnients climatiques habituels. Une ou plusieurs fontaines assurent lhumidit et la fertilit de la place; leurs flots peuvent se changer en vin, lait ou miel. La nature a la richesse, la fracheur et la beaut dun jardin divin. Les plantes ont des vertus surnaturelles: elles manent des parfums divins, produisent des fruits dlicieux, surtout des pommes qui se rgnrent continuellement, nourrissent satit, gurissent les maladies et combattent ou stoppent le vieillissement. Ses animaux sont souvent des tres magiques, dous dintelligence, chiens, chats, chevaux qui comprennent le langage des hommes et servent de guides ou de gardiens, oiseaux aspect et chant angliques. La demeure des bienheureux est un palais ou un fort impressionnant et imprenable, dcor de pierres prcieuses, richement fourni en meubles et toffes somptueuses. Les armes (lances, sabres, flches, armures), les moyens de transport (barques, charrettes, chevaux), les instruments de cuisine (chaudrons, coupes, plateaux) et les autres accessoires domestiques sont des objets magiques, qui multiplient les pouvoirs et les habilits de leurs utilisateurs. Le seigneur du royaume est un tre divin, un des chefs des Tuatha De Danann. Cest lui qui invite les mortels visiter son territoire, pour les honorer, les mettre lpreuve ou leur demander laide. Quand un humain est adopt par le peuple ferique, il prend en mariage la fille ou une autre parente du seigneur. Quand cest toute une compagnie de guerriers ou de navigateurs qui dbarque en Mag Mell, le seigneur de Ferie offre une pouse tout un chacun.

Les habitants de la plaine des bienheureux ne sont pas des immortels au sens fort du terme, linstar des dieux classiques. Comme les humains, ils peuvent souffrir des douleurs et des tourments de nature physique (des blessures par exemple) ou morale (lenvie, la rancune, linimiti, le chagrin, la nostalgie). Ils peuvent mme mourir ou disparatre dfinitivement (cest le cas de la mort cultuelle que les divinits paennes de lIrlande, Manannan Mac Lir par exemple, ont subi lavnement du christianisme). Nanmoins, ils bnficient dune jeunesse inpuisable ou continuelle, due principalement aux fruits magiques dont ils se nourrissent. Leur rythme temporel de vie est diffrent de celui des humains, ils vivent une dure dilate ou comprime par rapport lexistence commune. Quand un hros mortel veut revenir des Iles des ternels jeunes, aprs un sjour plus ou moins long, il dcouvre que lhistoire terrestre a volu une autre vitesse que ce que son intuition du temps intrieur lui disait.

La simple description du micro-univers paradisiaque est une incantation magique qui fascine et hypnotise le public humain. Quand il veut attirer un mortel dans son royaume, le seigneur ou la dame de ferie chante ou murmure des vers qui imprgnent lauditeur du dsir irrpressible de quitter son monde. Cela se passe dans Tocmarc Etaine (La courtise dEtain). Etain, la femme de Mider, un des chefs des Tuatha De Danann, renat comme mortelle et devient la femme du roi dIrlande, Eochaid Airem. Mider, qui laime toujours et veut la rcuprer, provoque le roi au combat et gagne le droit demmener la femme. Comme Etain nest pas dispose le suivre de bon gr, Mider lui chante ces stances effet envotant: Woman of the white skin, wilt thou come with me to the wonderland where reign sweet-blended; there primrose blossoms on the hair; snowfair the bodies from top to toe./ There, neither turmoil nor silence; white the teeth there, black the eyebrows; a delight of the eye the throng of the hosts; on every cheek the hue of the foxglove./ Though fair the sight of Erins plains, hardly will they seem so after you have once known the Great Plain./ Heady to you the ale of Erin, but headier the ale of the Great Land. A wonder of a land, the land of which I speak, no youth there grows to old age./ Streams gentle and sweet flow through that land, the choicest mead and wine. Handsome people without blemish; conception without sin, without crime./ We behold and are not beheld. The darkness produced by Adams fall hides us from being numbered./ When thou comest, woman, to my strong folk, a crown shall deck thy brow fresh swines flesh and beer, new milk as a drink shall be given thee by me, O white-skinned woman.

Le souvenir folklorique de ces habitants surnaturels (mais non divins) des demeures mortuaires sest conserv dans toute lEurope. Au Moyen Age, le peuple des fes qui menait la chasse sauvage, le cortge desprits conduit par Donna, image qui a nourri liconographie du sabbat des sorcires, trouvait ses origines autant dans les cultes orgiaques dArtmis-Diane, que dans les lgendes sur les cavalcades nocturnes, les Marcra-sidhe, du peuple ferique des collines. Aujourdhui encore, les paysans irlandais continuent dvoquer les habitants surnaturels des tumulus sacrs, les Daoine-sidhe ou Aes Sidhe le peuple des Collines, les Fer Sidhe les Hommes des Collines et les Bean Sidhe (les banshee des lgendes) les Femmes des Collines.

Par del les lments communs de ces descriptions archtypales de lautre monde celtique, les diffrences se regroupent pour constituer deux sries de visions eschatologiques. Les commentateurs nont pas manqu dobserver que les lgendes irlandaises refltent deux typologies paradisiaques distinctes: le type maritime et le type souterrain. Franoise le Roux et Christian-J. Guyonvarch distinguent mme trois localisations bien diffrencies de lautre monde: Par del la mer, louest (confondu avec la gauche et le nord), dans des les immenses et fortunes quon ne peut atteindre que par un voyage maritime; sous la mer ou aux fonds des lacs dans des palais dor et de cristal dont lentre mystrieuse apparat quelquefois fortuitement; dans des collines et sous des tertres.

Le premier type est celui du paradis doutre-mer. Le seigneur de ces Iles lysennes est Manannan Mac Lir, fils du grand dieu des mers Lir, considr par les celtisants comme un Posidon celtique. Bien que frre des seigneurs des sidhe, il occupe une position spciale dans la famille des Tuatha De Danann. Alors que tous les autres se partagent lautre monde souterrain, Manannan Mac Lir est le seul matre de lautre monde maritime. Il est donc un chef alternatif du clan, au mme statut, du moins en principe, que Dagda, le pre des seigneurs des sidhe. Ne participant pas aux guerres des fils de la desse Danu avec les Fomors ou avec les Milsiens, il nest pas directement affect par les victoires ou les checs de ces confrontations. Aprs la dfaite des Tuatha De Danann par les Milsiens, il rejoint ses frres en tant que conseiller et supervise la distribution entre eux des sidhe qui seront dsormais leurs demeures.

Le royaume de Manannan Mac Lir connote, dune manire beaucoup plus accentue que les sidhe, lide dElyse ou dIles des Bienheureux. Bien que les richesses minrales (or, pierres prcieuses, bijoux, etc.) ne manquent pas, dans ce monde dominent les splendeurs de la nature vivante. Ses terres abondent en fruits, fleurs et autres herbes, plantes et arbres, en gibier, en poisson, en oiseaux doux chants. Ses habitants sont plus sereins que les habitants des sidhe, moins vulnrables aux conflits, aux passions et aux souffrances provoques par linteraction avec le monde des mortels. Leur vie est une perptuelle rjouissance et bonheur, leur amour est pur et pargn des dpressions de la jalousie, la satit, le remords ou le pch. Parfois, cette indiffrence aux problmes quotidiens se manifeste comme une amnsie porte jusqu loubli de soi, comme dans les les des rieurs ou des pleureurs. Les terres de Manannan forment un chronotope en dehors de lhistoire et de la temporalit terrestre. La dure y a une autre densit ou intensit, ce qui fait que ses habitants sont pratiquement immortels: ils ne sont pas touchs par la vieillesse, la dcrpitude, les maladies et la mort.

Les femmes jouent un rle prominent dans le royaume de Manannan Mac Lir. Elles possdent souvent un territoire ou un domaine propre et, en tant que reines, elles ont le pouvoir de choisir et dinvestir leur poux. Ce sont elles qui convoquent les humains les visiter, en les hypnotisant avec des vers magiques ou en les charmant avec des branches, des pommes ou dautres accessoires enchants. Ceux qui acceptent linvitation et les prennent en mariage changent eux aussi de condition. Ils tombent dans une sorte damnsie et de batitude sans regret, ils sortent de la dure historique et, stoppant la dchance de leurs corps, ils restent ternellement jeunes, condition quils ne retournent plus en Irlande.

Pour gagner ce royaume trans-atlantique il faut emprunter une route maritime, voyager sur locan vers lextrme Ouest. La tradition identifie parfois la rsidence de Manannan Mac Lir, dieu de la mer, avec lIle de Man, dans la Mer dIrlande, mais sa localisation mythique est dans les brumes lointaines de lAtlantique. LOcan nest dailleurs pas une tendue vide et sans fin, il est parsem de bien dles qui annoncent et prparent en quelque sorte lapparition des terres de Manannan. Les les intermdiaires ont dhabitude des habitants (animaliers, humains ou mixtes) fantastiques, qui mettent lpreuve les explorateurs. Quant au royaume des ternels vivants, il est son tour conform comme un archipel, les seigneurs et les dames de ferie occupant des palais et des forts sur plusieurs les surnaturelles.

Les trois directions cardinales de lIrlande qui pointent vers lOcan (donc lexception de lEst) sont distribues entre trois pays mythiques participant lide de lautre monde. Au Sud, se trouve lIbrie, appellation tout fait imprcise qui dsigne moins la presqule espagnole quune sorte de Hads. Dici seraient venues en Irlande les premires races mythiques de migrants. Au Nord se trouve le pays des Fomors (nom qui driverait de deux mots galiques signifiant sous la mer), savoir les fils de la desse Domnu (labysse de la grande mer). Enfin, lOuest stendent les territoires aquatiques de Lir, le Posidon galique, et les les eschatologiques de son fils, Manannan. Ces terres enchantes occidentales sappellent Tir-nam-Bo (Ile des vivants), Tir na n-Og (Ile des jeunes), Tir-nam-Bn (Ile des femmes) ou Tir Tairngirne, traduite en registre chrtien comme Terre de promesse.

Entre lElyse trans-atlantique de Manannan Mac Lir et le Hads souterrain des Tuatha De Danann existe une typologie intermdiaire, qui combine le voyage horizontal et la descente verticale. Cest le pays submerg, Aunwfu (labysse) ou Tir-fa-tonn (la terre sous les vagues), une Plaine des dlices place non sur une le ou sous la terre, mais au fond de la mer. Les voyageurs sur lOcan ont parfois la chance dentrevoir, travers une profondeur deau devenue miraculeusement transparente, une plaine immerge, qui transpose en registre aquatique toutes les caractristiques de lElyse terrestre. Parfois la description joue sur une allgorie complexe, une mtaphore file, qui fait quivaloir la profondeur de leau latmosphre, les algues et les plantes marines aux herbes et aux arbres, les poissons aux animaux, etc. Une variante du type immerg est lle OBrasil, qui fait surface tous les sept ans, quelque part au bout de la mer dazur. Le charme qui loblige couler ne sera bris, dit la lgende, que si quelquun russit jeter une braise ardente sur son sol.

Lautre grande typologie est celle souterraine. Selon cette vision eschatologique, lautre monde est situ dans les sidhe, les tumulus funraires dont les Gals avaient hrit la civilisation nolithique des mgalithes. De mme que les cavernes, les puits et les fontaines, les sidhe sont des portes dentre verticales vers un royaume magique qui double, sous la terre, le royaume terrestre dErin. Chacun des tertres parsems dans toute lIrlande a son seigneur, un des chefs des Tuatha De Danann: Oengus, Mider, Bobd, Lugh, Ogma, etc. Ce sont ces lords qui ravissent ou invitent les humains visiter leurs territoires, ou au contraire les punissent dans le cas dintrusions non dsires.

Limpression gnrale que les sidhe font aux visiteurs est celle dune beaut et dune richesse blouissantes. A la diffrence des Iles des jeunes, dans le royaume souterrain labondance ne se manifeste pas par la fcondit de la nature (bien que les Tuatha de Danann contrlent la fertilit de lIrlande), mais par la profusion des biens matriels: costumes et bijoux, meubles et dcorations, panoplies guerrires, ustensiles de cuisine, instruments de voyage ou de travail, cest--dire tout ce qui tait dpos dans les grandes tombes princires des Celtes. En plus, de mme que Manannan Mac Lir, les seigneurs des sidhe possdent beaucoup dartefacts et dobjets aux pouvoirs miraculeux. On peut dire que, linstar du Plutus romain, ces divinits celtiques sont les possesseurs et les gardiens des richesses minrales.

Par contre, la diffrence des Iles de Manannan Mac Lir, dans le monde souterrain lide dimmortalit nest pas explicite. Le peuple enchant des sidhe bnficie lui aussi dune forme de jeunesse ternelle, mais il nest pas exempt de souffrances et de tourments de lme. Il lui arrive mme de mener des combats sanglants avec dautres races surnaturelles et de requrir laide des hros mortels. En descendant dans ce monde, les humains peuvent tre saisis par des formes damnsie et de paralysie (surtout comme punition), mais en gnral ne sont pas soumis des distorsions de la dure. Leur retour dans le monde de la surface se fait sans problme et sans dcalage historique. Et ce nest que dune manire exceptionnelle quils obtiennent des seigneurs des tertres un attribut quelconque de longue vie (comme les pommes dabondance, griatriques ou mdicinales).

Si le voyage initiatique entreprendre pour arriver aux Iles de Manannan Mac Lir est une prgrination maritime, pour visiter le royaume des sidhe il faut entamer une descente, un descensus ad inferos, un dplacement sur le plan vertical. La voie daccs la plus usite est le tertre funraire, dont la porte donne directement sur le palais souterrain dun seigneur Tuatha De Danann. Dautres entres sont dissmines un peu partout, qui ne sont pas toujours surveilles par le peuple magique et sont donc plus aventureuses, plus difficiles et plus risques emprunter. Limaginaire galique exploite les figures archtypales du passage vers lautre monde, caves et oubliettes, grottes et cavernes, puits et fontaines, sources, marais et lacs. Ces trous et conduits verticaux dbouchent sur la Grande plaine (Mag Mor) ou la Plaine des dlices (Mag Mell).

Lide dun autre monde est donc bien reprsente, et mme redouble ou triple, dans la vision religieuse des Gals. Cependant il faut mettre en relief une caractristique importante et assez droutante de la conception eschatologique qui rsulte des lgendes mdivales irlandaises. Le Mag Mell, quil soit insulaire, subaquatique ou souterrain, est bien une terre des tres surnaturels, mais pas une terre des morts. Comme le soulignait Mac Culloch, dj en 1918, lElyse celtique nest jamais associ aux dfunts. Les hros qui y sont invits ou y parviennent par leurs propres efforts et bravoure deviennent bien des ternels jeunes, mais cela implique justement quils aient obtenu limmortalit pendant quils taient encore vivants, et non aprs leur mort.

Les moines chrtiens qui ont enregistr ces lgendes ont toujours pris soin, l o il tait possible, de marquer les limites de limmortalit paenne face au dogme chrtien de la rsurrection. De Nera, hros qui reste avec son escorte dans un sidh, lEchtra Nerai dit:Il nen est pas sorti jusqu maintenant et il nen sortira pas jusquau jugement. Ladaptatio chrtienne a fait possible la conservation de limmortalit promise par la mythologie celtique en limitant la porte du thme aux cadres de lhistoire du monde cr, cest--dire jusqu lApocalypse. Par cette manvre, la tradition mdivale a pu recevoir les mythes sur les hros paens et les tres surnaturels bnficiant dune jeunesse ternelle, dOssian la Reine Sibylle. Le mme schma adaptatif a permis lassimilation des gardiens de Tir Tairngirne (Terre de promesse) aux saints Hnoch et Elie que les pres de lEglise avaient convenu de placer dans le Paradis terrestre comme dans une place dattente et seulement jusqu la Seconde Venue.

Quen est-il des morts? De toute vidence, ils ne vont ni chez les Tuatha De Danann, ni chez Manannan Mac Lir. Les vivants qui sont invits chez les seigneurs de lautre monde ont choisir entre y rester perptuit ou rentrer en Irlande et mourir communment. Leghaire, qui stait mari Fiachna, dame de ferie, dcide, ignorant les suppliques de son pre le roi Crimthann Cas, de retourner vivre dans le sidh plutt que de rgner en Irlande. Dunlang OHartigan, champion du roi Murrough de Munster, fait le choix contraire. Bien quil soit prvenu par son amante surnaturelle, Aoibheall, de ne pas participer la bataille de Clontarf (en 1014), il prfre quitter le sidh pour joindre ses compagnons et lutter pour son pays. Le hros prsente son choix en ces termes: Alas O King, the delight which I have abandoned for thee is greater, if thou didst but know it, namely, life without death, without cold, without thirst, without hunger, without decay, beyond any delight of the delights of the earth tome, until the judgment, and heaven after the judgment ; and if I had not pledged my word to thee I would not have come here ; and, moreover, it is fated for me to die on the day that you shalt die. Cest comme si la mort, mme la bonne mort hroque, annulait les promesses de bonheur faites par les Tuatha De Danann.

Pas mme Cu Chulainn ne peut viter ce dilemme. Appel dans le sidh par une dame surnaturelle pour dfendre son peuple, il choisit finalement, non sans lintervention des druides, de rester dans le monde des humains, sachant qu la date prdestine il devra mourir comme les autres mortels. Aucune promesse ou offre ne lui est faite sa mort, ce qui veut dire que, hros exemplaires ou gens communs, tous ceux qui nont pas dsir ou russi rejoindre les Tuatha de Danann pendant leur vie sont censs mourir.

Or, les lgendes irlandaises ne laissent entrevoir aucune ide dun voyage des morts, dun sjour des morts, du destin post-mortem en gnral. Tout ce que la tradition dit sur le sort des dfunts est que les Gals vont rejoindre Donn, le fils de Mile, dans sa maison construite sur une le. Mais rien de plus ne transparat sur une autre vie, heureuse ou torture, mene dans la maison de Donn ou dans une autre rsidence eschatologique. Cest comme si les mes disparaissaient ensemble avec les corps, ou en tout cas comme si une ventuelle post-existence des dfunts navait rien en commun et ne pouvait en rien influencer ou tre influence par le reste des vivants.

On na jamais assez soulign cette eschatologie pessimiste, ou plutt cette absence dune eschatologie commune dans les lgendes irlandaises. Tromps par les descriptions des sidhe et des les surnaturelles, les celtisants ont assum que les contemporains de Cu Chulainn ou de Finn avaient une vision de lau-del assure, mais ont oubli que le Mag Mell nest ouvert qu des cas exceptionnels et que le sort du lot commun aprs la mort ne fait le sujet daucune lgende ou mythologie. Le christianisme a bien supplant ce manque, en introduisant sa propre conception de lenfer et du paradis, mais ctait l un palliatif ultrieur et tardif par rapport la vision des Gals. Ce quil faut donc expliquer, pour comprendre leschatologie irlandaise paenne, est le mode de fonctionnement des deux typologies initiatiques alternatives, maritime et souterraine, sur le fond dun silence gnral en ce qui concerne le destin des morts.

Paralllismes ethnologiques et religieux

En tant que larchologie noffre que des tmoignages matriels sur les coutumes et les rites concernant les morts mais ne restitue pas une conception ou une idologie religieuse, que les sources classiques sur lIrlande sont quasi inexistantes et que de toute faon elles sont en gnral assez peu fiables cause des dformations et des interprtations malveillantes ou sceptiques, que les lgendes mdivales irlandaises offrent bien une vision eschatologique globale mais restent muettes sur ses origines et ses mcanismes internes, et que le folklore daujourdhui a souffert beaucoup trop de mtamorphoses pour pouvoir y reconnatre les conceptions mythologiques originaires, un dernier recours faire pour comprendre lvolution et la structure de leschatologie irlandaise est au paralllisme ethnographique et lhistoire compare des religions. En effet, des parallles dans dautres religions de la prhistoire et de lantiquit pourraient donner chair et figure aux donnes archologiques et permettre en mme temps une hirarchisation des niveaux du palimpseste religieux reprsent par le corpus de lgendes irlandaises.

Les plus anciennes couches de la vision religieuse irlandaise remontent lge de la pierre. Bien que ces conceptions aient t hrites et adaptes par les migrateurs indo-europens ultrieurs, leurs caractristiques ne paraissent pas appartenir au systme religieux des druides celtes. Lhypothse de lorigine pr-indo-europenne de la religion irlandaise paenne, et mme de linstitution druidique, a dj un ge vnrable, elle a t formule par des savants comme John Rhys et Pokorny. Suivant les tmoignages antiques sur les collges druidiques des Celtes, T. W. Rolleston a cru pouvoir dmontrer que le druidisme sest dvelopp seulement dans des centres de culte prhistoriques et quil est donc une adaptation celtique dune religion de substrat (le peuple mgalithique aurait fourni linstitution et le rituel druidique, les Celtes la conception des divinits personnifies). Cette thorie a t rfute par les chercheurs contemporains qui ont soulign le caractre indo-europen du druidisme. Nanmoins, typologiquement, les croyances des Gals et des autres tribus celtes paraissent plus proches du chamanisme, soit de chasse, de pche et de cueillette, soit dlevage, et des cultes agricoles nolithiques, que de la mythologie polythiste des peuples proche-orientaux et de leurs contemporains mditerranens, les Grecs et les Romains.

Larchologie du nolithique est trs gnreuse en monuments religieux, mgalithes et ncropoles, mais dvoile peu de choses sur les conceptions gouvernant ces constructions. Dune faon gnrale, la religion de la prhistoire peut tre appele par le terme assez ambigu et flou de chamanisme. Dans une dfinition minimale, le chamanisme dsigne une relation spcifique entre la nature et la surnature, entre lhomme et les esprits, gre par une catgorie spciale dindividus nomms chamans. Quand je dis religion de la prhistoire, le terme prhistoire nest pas entendre dans un sens strictement temporel (comme une priode nettement datable dans la chronologie de lhumanit), mais plutt comme une forme dorganisation conomique et sociale, soi-disant primitive, qui se retrouve aussi bien chez des peuples dil y a six mille ans que chez des populations daujourdhui, vivant dans le grand nord sibrien ou dans la jungle amazonienne. Lhypothse sous-jacente cette extrapolation est quun mme mode de vie est susceptible dengendrer, grande chelle, des structures religieuses similaires. Ces religions peuvent diffrer entre elles sur beaucoup de points, surtout sur le contenu, mais se ressemblent en ce qui concerne les fonctions principales, comme celle du chaman en tant que spcialiste du sacr.

Partant de lhypothse de lpignse des structures religieuses, je vais essayer dclairer les croyances eschatologiques irlandaises en les mettant en parallle avec la vision chamaniste des populations sibriennes daujourdhui, telle quelle a t restitue par lextraordinaire travail de Roberte Hamayon, La chasse lme, Esquisse dune thorie du chamanisme sibrien.

Etudiant deux populations bouriates, une plus primitive, qui vit encore dans la fort sibrienne, et une autre plus volue, qui pratique llevage de btail dans les steppes bakaliennes, Roberte Hamayon distingue deux types de chamanisme, le chamanisme de chasseurs et le chamanisme de pasteurs. Dans le chamanisme de chasse, la surnature est de morphologie animalire. Tous les esprits, quil sagisse de lEsprit de la Fort ou de lEsprit des Eaux, des esprits des btes et des poissons, ou des esprits des hommes, sont des animaux magiques (cette situation tait range, dans lethnologie du dbut du XXe sicle, sous le concept, un peu obsolte aujourdhui, de totmisme). Lhumanit est une proprit spcifique lindividu humain, acquise seulement du temps de la vie et perdue la mort. Pour tablir une relation dalliance et dchange avec lEsprit de la Fort, le chaman doit, pendant les transes, quitter la forme humaine et se transformer en animal.

Les socits de chasseurs, vivant dans la fort de cueillette, de chasse et de pche, conoivent leur relation avec la nature (le monde des animaux) en des termes horizontaux, dalliance et dchange. Leur relation avec la surnature (le monde des esprits) double et surplombe cette relation, en tant que chaque animal et chaque homme sont habits par une me ou un esprit qui lui confre la vie. Pour quun chasseur ait la chance de capturer un gibier dans une expdition physique, un chaman doit le prcder dans une expdition psychique, donnant une chasse lme de lanimal.

La chasse, corporelle ou spirituelle, est conue comme une relation dalliance, sur le modle de la relation maritale. Le chaman va chez le Grand Esprit de la nature, en tant que gendre, pour lui demander sa fille en mariage et recevoir comme dot les mes du gibier ncessaire la tribu. Le Grand Esprit, qui est soit le Roi de la Fort, soit son homologue le Roi des Eaux, tablit une sorte de troc, dans lequel les mes de vie animalires doivent tre payes de la vitalit des humains (cest--dire de la mort initiatique du chaman ou de la mort relle du chasseur). La fille du Roi de la Fort ou des Eaux est souvent, son tour, fascine par les qualits de son lu et essaye de le sduire en lui apparaissant en rves. Si pour un chasseur rpondre aux appels de lpouse surnaturelle lui vaut la mort, pour un chaman cest au contraire le refus de rpondre qui lui serait fatal, entranant la maladie et lextinction.

Les relations dalliance entre le rgne humain et le rgne animal se refltent dans le rapport entre la nature et la surnature, entre les hommes et les esprits, entre les vivants et les morts. Le monde des esprits et le monde des morts sont situs sur un plan parallle celui des vivants. La tribu respecte et craint les esprits de la fort et des dfunts, mais ne leur offre ni un culte spcifique ni des sacrifices. Leur coopration se dveloppe par des changes de force de vie: pour chaque me de vie capture, lhomme doit restituer un peu de sa propre force de vie. Le mdiateur de ces changes est le chaman, le seul qui peut sortir indemne dune telle relation, sans avoir payer de sa vie la capture dune vie animale. Entre lhomme et lEsprit de la Fort stablissent ainsi des relations de preneur (dmes animalires) et de rendeur (de force vitale).

A part lme ou la force de vie, la conception chamaniste suppose lexistence dune me de stock qui dsigne lindividu en tant quunit. Chaque espce animale et chaque tribu disposent dun nombre fixe dmes de stock, constitu par la somme des vivants qui habitent le monde connu, et des trpasss qui demeurent dans le village des morts. Plusieurs rites assurent que lquilibre cologique entre les vivants et les morts ne soit pas perturb: chaque disparition doit correspondre une naissance. En vertu des relations dalliance entre les chasseurs et les esprits, dun ct, et de la correspondance cologique entre le monde des vivants et le monde des morts, de lautre, les deux univers de la nature et de la surnature squivalent et se ctoient dans le mme plan dexistence.

Cela veut dire que lunivers nest pas stratifi en diffrents niveaux ontologiques (ciel, terre, enfer, etc.), mais est dispos tout entier sur le mme plan gographique. La distance entre le village des vivants et le village des morts est de nature horizontale et suit habituellement laxe Sud-Nord. Cet axe concide avec la direction des grands fleuves qui traversent la Sibrie pour finir dans lOcan glac. Au Sud, aux sources des fleuves, est situ le royaume do viennent les mes des nouveaux ns, apportes par des oiseaux migrants, notamment des cigognes. Au Nord, lembouchure des fleuves, se trouve le village des morts, o vont les esprits des dfunts. Les deux points, original et final, se runissent dune manire spirituelle, sur un trajet complmentaire au cours du fleuve sur lequel se droule la vie du clan ou de la tribu. Parfois lidentit du village des pas-encore-ns avec le village des morts est reprsent par un fleuve souterrain, qui court en sens inverse, de lembouchure la source du fleuve des vivants.

Le cycle de rgnration du clan stend sur trois gnrations: la venue au monde dun neveu est le signal que le grand-pre peut quitter le monde (il parat que les coutumes primitives des socits de chasseurs supposaient la retraite suicidaire volontaire du vieil homme dans la fort). Le principal souci de cette pratique est de maintenir intact le circuit dmes et dviter que, au lieu de rentrer au village des morts et dattendre sereinement leur retour, les esprits des morts ne restent prisonniers dans le monde physique et nimportunent les vivants. Un rle important dans les rites de bon acheminement des esprits des hommes et des animaux vers lautre monde est jou par le squelette, plus spcifiquement par le crne. Aprs le dpcement de lanimal ou lexcarnation du dfunt, les vivants recueillent les os, leur demandent des excuses et leur rendent des honneurs. Le plus souvent, les crnes des animaux et des hommes sont exposs en plein air, respectivement dans la fort et dans la maison ou dans le village, pour quils attirent, en tant que rceptacles ou semences, les esprits libres qui attendent le moment de se rincarner.

Roberte Hamayon a poursuivi ses recherches passant des Bouriates vivant dans la taga aux Bouriates tablis dans la steppe bakalienne. Ce changement de dcor implique une importante rvolution du mode de vie, savoir labandon de lexistence base sur la cueillette, la chasse et la pche et ladoption de llevage de btail. Le nouveau type dconomie change les structures fondamentales de la relation entre les hommes et les esprits. Les pasteurs ne se procurent plus la nourriture par un change avec lEsprit de la Fort, mais par le prlvement de la chair des animaux quils ont en leur possession. La prosprit de la famille nest plus assure par une relation dalliance matrimoniale entre le beau-pre et le gendre, mais par une relation de transmission patrilinaire du pre au fils. Ces nouveaux rapports sociaux sorganisent sur une dimension non plus horizontale (dgalit) mais verticale (de descendance).

La vision du monde des pasteurs souffre une sorte de rorientation globale selon un vecteur vertical. Les figures de la surnature subissent une sublimation. Le Roi de la Fort est remplac par la figure plus abstraite du Grand Esprit du ciel,de lorage et du tonnerre, qui prsente de fortes similitudes avec le Grand Dieu des Indo-Europens. Les esprits des morts sont supplants par les figures des anctres. Hritant de la typologie de lEsprit de la fort, lAnctre du clan a un aspect animalier, totmique. Le Grand Esprit lui-mme conserve les caractristiques zoomorphes, donnant naissance, par exemple, limage trs rpandue de lAnctre Taureau, comme le Tarvos Trigaranus gaulois. La plupart des mythologies orientales et europennes (cananenne, hittite, grecque ou celte) continuent dattribuer au Grand Dieu des piphanies taurines.

La nature et la surnature, le monde des vivants et le monde des morts ne se retrouvent plus sur le mme plan, mais se sparent sur un axe vertical, qui divise le monde entre le ciel, la terre et les enfers. Le circuit des esprits ne suit plus les trajets dune gographie horizontale, mais les voies ascendantes ou descendantes qui relient les tages du monde. A leur mort, les grands hros, assimils des anctres fondateurs, ne se rassemblent plus dans un village des dfunts, mais reoivent chacun une demeure propre, une tombe qui constitue un micro-univers dot de tous les ustensiles ncessaires laprs-vie. Il sagit des kurgans, les grands tertres funraires des peuples asiatiques.

Le rle du chaman change lui aussi. Comme la nourriture et la richesse ne viennent plus de lEsprit de la Fort mais des anctres, lagent de cette nouvelle relation nest plus le chaman, mais le chef du clan. Les fonctions se divisent, le chef militaire, le roitelet reoit la responsabilit de la prosprit matrielle du groupe, tandis que le chaman continue de soccuper de la prosprit spirituelle. Le chaman nest plus un mdiateur (dans le sens de personne dont dpend la normalit de la vie), mais plutt un re-mdiateur des anomalies (strilits, maladies, possession, garement des esprits des morts, etc.) susceptibles dintervenir dans les relations entre la nature et la surnature.

La dmonstration de Roberte Hamayon pourrait tre prolonge par une analyse morphologique analogue des socits dagriculteurs. De mme que llevage du btail, la culture de la terre ignore les stratgies bases sur le hasard de la chasse et de la pche. Elle suppose la dpendance dune source fixe de prosprit, une proprit (terres, puits, etc.) que les hommes transmettent en hritage leurs successeurs. Similairement la conception des leveurs, la vision religieuse des agriculteurs est donc elle aussi modele par un vecteur vertical.

En revanche, la divinit principale de ce type de socit nest plus une divinit du ciel, mais une divinit de la terre. Pour les agriculteurs, le grand dispensateur de la nourriture nest plus le Roi de la fort ou le Grand Dieu du ciel et de la pluie, mais la Mre chthonienne, la Grande Desse des cultures nolithiques primitives du Proche-Orient et de ce que Marija Gimbutas appellela Vieille Europe. Cette figure est cense tre la Mre de toutes les espces (humaine incluse): elle donne naissance aux vivants et reoit en son sein les morts, elle distribue la nourriture et les richesses, mais aussi la famine et la mort. Les esprits des dfunts rentrent, par lenterrement dans une position souvent foetale, dans son grand utrus tellurique. Les divinits masculines sont des figures auxiliaires qui gravitent autour de la Grande Desse, en tant quagents stimulant sa fertilit universelle. Dans le plan du rite, lpoux divin est reprsent par le roi-prtre. A son couronnement, le roi se marie symboliquement la Grande Desse du pays. A sa mort, il devient un esprit protecteur et reoit un culte damonique.

Dans les socits dagriculteurs, la figure de lesprit animalier du chamanisme de chasse volue selon une ligne parallle celle de lanctre du chamanisme dlevage. Aux damons des morts des socits pastorales, vus comme des anctres totmiques, correspondent les damons chthoniens des socits dagriculteurs. Les esprits ne sont plus libres de migrer et daccompagner les familles de ptres parties en qute de nouvelles prairies, ils sont fixs sur les terres fertiles cultives, en tant que leurs patrons et protecteurs. Le culte des ftiches mobiles des populations nomades a son correspondant agricole dans le culte des places sacres, des lieux (une montagne, une hauteur, un taillis, une source, etc.) qui dominent dune manire quelconque ltendue dun champ ou dune terre cultive. Sur ces demeures des divinits chthoniennes les agriculteurs rigent des autels, lieux de culte qui consacrent un territoire. Le chaman se transforme en sacrificateur, en prophte et en conseiller du chef militaire, situation qui se retrouve dans les couples forms par des prophtes comme Tirsias ou Calchas auprs des commandants achens ou par les druides auprs des roitelets celtes.

Enfin, une quatrime morphologie culturelle est envisageable, celle des socits antiques classiques pratiquant une religion polythiste. Les cits et les royaumes du Proche-Orient et de lEurope mditerranenne antique sont en gnral le rsultat dun mtissage des peuplades de migrants envahisseurs, soit smites, soit indo-europennes, avec les populations de cultivateurs rencontres sur place. Les migrants, pratiquant une forme volue de chamanisme dlevage, apportent la figure dominante et conqurante du Grand Dieu du ciel, Marduk, Baal, Teshub, Zeus,