alain badiou hypothese communiste

Upload: darren-clark

Post on 18-Oct-2015

29 views

Category:

Documents


1 download

TRANSCRIPT

  • 16/04/2009

    L'Hypothse communiste

    Par Alain Badiou

    EXCLUSIVIT. Le nouveau livre vnement du philosophe Alain Badiou,

    lHypothse communiste, sort en librairie ce samedi 18 avril. Lauteur et son diteur,

    Nouvelles ditions Lignes, nous ont donn leur accord pour en publier des extraits.

    On pourrait suggrer sans ironie : de quoi Alain Badiou est-il le nom ? Ou proposer une variante plus signifiante encore : de quoi Alain Badiou est-il le signe ? Admettons que ces deux questionnements, parce quils disent quelque chose de notre ici-maintenant et rvlent aux yeux de tous quelques marqueurs originaux de notre inconscient collectif, restent intimement mls. Au fond, qui na jamais lu le moindre de ses livres, commencer par le sulfureux et fascinant De quoi Sarkozy est-il le nom ? publi en 2007 (1), ne peut comprendre comment et pourquoi Alain Badiou sest subitement impos tel un mtore sur la scne mdiatique intellectuelle - dordinaire trs hermtique et autocentre sur quelques noms, BHL, Finkielkraut et consorts - alors que ce mme homme, professeur la rputation dithyrambique en croire ses lves, arpente le monde de la philosophie et des ides en gnral depuis quarante ans dj

    Car voil. Le philosophe, mais galement romancier et dramaturge, soixante-douze ans, nest pas que le pamphltaire flingueur du capitalisme (et de tous ses valets zls) qui annonce clairement : Sagissant de lantique capitalisme, le verdict, solidement tay, me semble aller de soi : inacceptable, il doit tre dtruit. Non, Badiou est aussi (et essentiellement, pourrait-on dire) lun des thoriciens des ruptures. En somme, celui qui drange et invite repenser le monde, le rle de ltat, les limites de la dmocratie, lide rpublicaine, lvolution des formes dopposition, les combats sociaux, etc.

    Ainsi, avec lHypothse communiste, intitul qui figurait dj comme tel dans le dernier chapitre du livre consacr Sarkozy et dont il embrasse cette fois toute lampleur, le philosophe affirme que lide communiste en est encore, historiquement, ses tous dbuts . toutes fins utiles, lauteur verbalise, pour mieux la mettre distance, la fameuse preuve historique de lchec du communisme, partir dexemples caractristiques (Commune de Paris, Mai 68, etc.).

    Donc, ce quil appelle lexprimentation historique des politiques reste toujours ce partir de quoi on peut inventer de nouvelles solutions aux problmes sur lesquels cette exprimentation a but

    Y a-t-il une hypothse Alain Badiou ? En bousculant (avec quelques autres tout de mme) lordre tabli, le philosophe, rudit de toujours mais goguenard en diable, ne

  • fait pas que sauver lhonneur. Par les temps qui courent, il incarne sa manire une forme de courage qui nous surprend tous. Jusque dans ses clats.

    Jean-Emmanuel Ducoin

    (1) Dj chez Nouvelles ditions Lignes.

    Bonnes feuilles

    Mon but aujourdhui est de dcrire une opration intellectuelle laquelle je

    donnerai pour des raisons qui, je lespre, seront convaincantes - le nom dIde du

    communisme. Sans doute le moment le plus dlicat de cette construction est-il le plus

    gnral, celui o il sagit de dire ce que cest quune Ide, non pas seulement au regard

    des vrits politiques (et dans ce cas, lIde est celle du communisme), mais au regard

    dune vrit quelconque (et dans ce cas, lIde est une reprise contemporaine de ce

    que Platon tente de nous transmettre sous les noms deidos, ou dida, ou mme plus

    prcisment dIde du Bien). Je laisserai implicite une bonne part de cette gnralit,

    pour tre aussi clair que possible en ce qui concerne lIde du communisme. ()

    Jappelle Ide une totalisation abstraite des trois lments primitifs, une procdure de vrit, une appartenance historique et une subjectivation individuelle. On peut immdiatement donner une dfinition formelle de lIde : une Ide est la subjectivation dune relation entre la singularit dune procdure de vrit et une reprsentation de lHistoire. Dans le cas qui nous occupe, on dira quune Ide est la possibilit, pour un individu, de comprendre que sa participation un processus politique singulier (son entre dans un corps-de-vrit) est aussi, en un certain sens, une dcision historique. Avec lIde, lindividu, en tant qulment du nouveau Sujet, ralise son appartenance au mouvement de lHistoire. Le mot communisme a t durant environ deux sicles (depuis la Communaut des gaux de Babeuf jusquaux annes quatre-vingt du dernier sicle) le nom le plus important dune Ide situe dans le champ des politiques dmancipation, ou politiques rvolutionnaires. tre un communiste, ctait sans doute tre un militant dun Parti communiste dans un pays dtermin. Mais tre un militant dun Parti communiste, ctait tre un des millions dagents dune orientation historique de lHumanit tout entire. La subjectivation liait, dans llment de lIde du communisme, lappartenance locale une procdure politique et limmense domaine symbolique de la marche de lHumanit vers son mancipation collective. Donner un tract sur un march tait aussi monter sur la scne de lHistoire.

    On comprend ds lors pourquoi le mot communisme ne peut pas tre un nom purement politique : il lie en effet, pour lindividu dont il soutient la subjectivation, la procdure politique autre chose quelle-mme. Il ne peut pas non plus tre un mot purement historique. Car, sans la procdure politique effective, dont nous verrons quelle dtient une part irrductible de contingence, lHistoire nest quun symbolisme vide. Et enfin, il ne peut pas tre non plus un mot purement subjectif, ou idologique. Car la subjectivation opre entre la politique et lhistoire, entre la singularit et la projection de cette singularit dans une totalit symbolique, et, sans ces matrialits et ces symbolisations, elle ne peut advenir au

  • rgime dune dcision. Le mot communisme a le statut dune Ide, ce qui veut dire que, partir dune incorporation, et donc de lintrieur dune subjectivation politique, ce mot dnote une synthse de la politique, de lhistoire et de lidologie. Cest pourquoi il vaut mieux le comprendre comme une opration que comme une notion. () Il est aujourdhui essentiel de bien comprendre que communiste ne peut plus tre ladjectif qui qualifie une politique. Ce court-circuit entre le rel et lIde a donn des expressions dont il a fallu un sicle dexpriences la fois piques et terribles pour comprendre quelles taient mal formes, expressions comme Parti communiste ou - cest un oxymore que lexpression tat socialiste tentait dviter - tat communiste . On peut voir dans ce court-circuit leffet au long cours des origines hgliennes du marxisme. Pour Hegel en effet, lexposition historique des politiques nest pas une subjectivation imaginaire, cest le rel en personne. Car laxiome crucial de la dialectique telle quil la conoit est que le Vrai est le devenir de lui-mme , ou, ce qui revient au mme, le Temps est ltre-l du Concept . Ds lors, selon le legs spculatif hglien, on est fond penser que linscription historique, sous le nom de communisme , des squences politiques rvolutionnaires, ou des fragments disparates de lmancipation collective, rvle leur vrit, qui est de progresser selon le sens de lHistoire. () Il faut donc commencer par les vrits, par le rel politique, pour identifier lIde dans la triplicit de son opration : rel-politique, symbolique-Histoire, imaginaire-idologie. Je commence par quelques rappels de mes concepts usuels, sous une forme trs abstraite et trs simple.

    Jappelle vnement une rupture dans la disposition normale des corps et des langages telle quelle existe pour une situation particulire (). Limportant est ici de remarquer quun vnement nest pas la ralisation dune possibilit interne la situation, ou dpendante des lois transcendantales du monde. Un vnement est la cration de nouvelles possibilits. Il se situe, non pas simplement au niveau des possibles objectifs, mais celui de la possibilit des possibles. () Jappelle tat , ou tat de la situation , le systme des contraintes qui, prcisment, limitent la possibilit des possibles. On dira aussi bien que ltat est ce qui prescrit, ce qui, dans une situation donne, est limpossible propre de cette situation, partir de la prescription formelle de ce qui est possible. Ltat est toujours la finitude de la possibilit, et lvnement en est linfinitisation. Quest-ce qui aujourdhui, par exemple, constitue ltat au regard des possibles politiques ? Eh bien, lconomie capitaliste, la forme constitutionnelle du gouvernement, les lois (au sens juridique) concernant la proprit et lhritage, larme, la police On voit comment, au travers de tous ces dispositifs, de tous ces appareils, y compris ceux, naturellement, quAlthusser nommait appareils idologiques dtat et quon pourrait dfinir par un but commun : interdire que lIde communiste dsigne une possibilit , ltat organise et maintient, souvent par la force, la distinction entre ce qui est possible et ce qui ne lest pas. Il en rsulte clairement quun vnement est quelque chose qui advient en tant que soustrait la puissance de ltat. Jappelle procdure de vrit , ou vrit , une organisation continue, dans une situation (dans un monde), des consquences dun vnement. On notera aussitt quun hasard essentiel, celui de son origine vnementielle, coappartient toute vrit. Jappelle faits les consquences de lexistence de ltat. On remarque que la ncessit intgrale est toujours du ct de ltat. On voit donc quune vrit ne peut tre compose de purs faits. La part non factuelle dune

  • vrit relve de son orientation, et on la dira subjective. On dira aussi que le corps matriel dune vrit, en tant quil est subjectivement orient, est un corps exceptionnel. Usant sans complexe dune mtaphore religieuse, je dis volontiers que le corps-de-vrit, pour ce qui en lui ne se laisse pas rduire aux faits, peut tre nomm un corps glorieux. Concernant ce corps, qui est celui, en politique, dun nouveau Sujet collectif, dune organisation de multiples individus, on dira quil participe de la cration dune vrit politique. Sagissant de ltat du monde dans lequel cette cration est active, on parlera de faits historiques. LHistoire comme telle, compose de faits historiques, nest nullement soustraite la puissance de ltat. LHistoire nest ni subjective ni glorieuse. Il faut plutt dire que lHistoire est lhistoire de ltat.

    On peut alors revenir notre propos concernant lIde communiste. Si une Ide est, pour un individu, lopration subjective par laquelle une vrit relle particulire est imaginairement projete dans le mouvement symbolique dune Histoire, nous pouvons dire quune Ide prsente la vrit comme si elle tait un fait. Ou encore : que lIde prsente certains faits comme symboles du rel de la vrit. Cest ainsi que lIde du communisme a pu permettre quon inscrive la politique rvolutionnaire et ses partis dans la reprsentation dun sens de lHistoire dont le communisme tait laboutissement ncessaire. Ou quon a pu parler dune patrie du socialisme , ce qui revenait symboliser la cration dun possible, fragile par dfinition, grce la massivit dun pouvoir. LIde, qui est une mdiation opratoire entre le rel et le symbolique, prsente toujours lindividu quelque chose qui se situe entre lvnement et le fait. Cest pourquoi les interminables discussions concernant le statut rel de lIde communiste sont sans issue. Sagit-il dune Ide rgulatrice, au sens de Kant, sans efficace relle, mais capable de fixer notre entendement des finalits raisonnables ? Ou sagit-il dun programme quil faut peu peu raliser par laction sur le monde dun nouvel tat postrvolutionnaire ? Est-ce une utopie, voire une utopie dangereuse, et mme criminelle ? Ou est-ce le nom de la Raison dans lHistoire ? On ne saurait mener bien ce type de discussion, pour la raison que lopration subjective de lIde est compose, et non simple. Elle enveloppe, comme sa condition relle absolue, lexistence de squences relles de la politique dmancipation, mais elle suppose aussi le dploiement dune palette de faits historiques aptes la symbolisation. Elle ne dit pas (ce qui serait soumettre la procdure de vrit aux lois de ltat) que lvnement et ses consquences politiques organises sont rductibles des faits. () Mais elle ne lest quautant quelle reconnat comme son rel cette dimension alatoire, fuyante, soustraite et insaisissable. Cest pourquoi il appartient lIde communiste de rpondre la question Do viennent les ides justes ? comme le fait Mao : les ides justes (entendons : ce qui compose le trac dune vrit dans une situation) viennent de la pratique. On comprend videmment que pratique est le nom matrialiste du rel. ()

    Tout cela explique, et dans une certaine mesure justifie, quon ait pu la fin aller jusqu lexposition des vrits de la politique dmancipation dans la forme de leur contraire, soit la forme dun tat. Puisquil sagit dun rapport idologique (imaginaire) entre une procdure de vrit et des faits historiques, pourquoi hsiter pousser ce rapport son terme, pourquoi ne pas dire quil sagit dun rapport entre vnement et tat ? Ltat et la Rvolution, tel est le titre dun des plus fameux textes de Lnine. Et cest bien de ltat et de lvnement quil sagit. Cependant, Lnine, suivant Marx sur ce point, prend bien soin de dire que ltat dont il sera question

  • aprs la Rvolution devra tre ltat du dprissement de ltat, ltat comme organisateur de la transition au non tat. Disons donc ceci : lIde du communisme peut projeter le rel dune politique, toujours soustrait la puissance de ltat, dans la figure historique dun autre tat , pourvu que la soustraction soit interne cette opration subjectivante, en ce sens que lautre tat est lui aussi soustrait la puissance de ltat, donc sa propre puissance, en tant quil est un tat dont lessence est de dprir.

    Cest dans ce contexte quil faut penser et approuver limportance dcisive des noms propres dans toute politique rvolutionnaire. () Pourquoi ce glorieux Panthon des hros rvolutionnaires ? Pourquoi Spartacus, Thomas Mnzer, Robespierre, Toussaint- Louverture, Blanqui, Marx, Lnine, Rosa Luxemburg, Mao, Che Guevara, et tant dautres ? Cest que tous ces noms propres symbolisent historiquement, dans la forme dun individu, dune pure singularit du corps et de la pense, le rseau la fois rare et prcieux des squences fuyantes de la politique comme vrit. Le formalisme subtil des corps-de-vrit est ici lisible en tant quexistence empirique. Lindividu quelconque trouve des individus glorieux et typiques comme mdiation de sa propre individualit, comme preuve quil peut en forcer la finitude. Laction anonyme de millions de militants, dinsurgs, de combattants, par elle-mme irreprsentable, est rassemble et compte pour un dans le symbole simple et puissant du nom propre. Ainsi, les noms propres participent de lopration de lIde, et ceux que nous avons cits sont des composantes de lIde du communisme dans ses diffrentes tapes. () Rcapitulons aussi simplement que possible. Une vrit est le rel politique. LHistoire, y compris comme rservoir de noms propres, est un lieu symbolique. Lopration idologique de lIde du communisme est la projection imaginaire du rel politique dans la fiction symbolique de lHistoire, y compris sous la forme dune reprsentation de laction des masses innombrables par lUn dun nom propre. La fonction de cette Ide est de soutenir lincorporation individuelle la discipline dune procdure de vrit, dautoriser ses propres yeux lindividu excder les contraintes tatiques de la survie en devenant une partie du corps-de-vrit, ou corps subjectivable.

    On demandera maintenant : pourquoi est-il ncessaire davoir recours cette opration quivoque ? Pourquoi lvnement et ses consquences doivent-ils aussi tre exposs sous la forme dun fait, et souvent dun fait violent, quaccompagnent des variantes du culte de la personnalit ? Pourquoi cette assomption historique des politiques dmancipation ? La raison la plus simple est que lhistoire ordinaire, lhistoire des vies individuelles, est tenue dans ltat. Lhistoire dune vie est par elle-mme, sans dcision ni choix, une part de lhistoire de ltat, dont les mdiations classiques sont la famille, le travail, la patrie, la proprit, la religion, les coutumes La projection hroque, mais individuelle, dune exception tout cela comme est une procdure de vrit veut aussi tre en partage avec les autres, elle veut se montrer non seulement comme exception, mais aussi comme possibilit dsormais commune tous. Et cest une des fonctions de lIde : projeter lexception dans lordinaire des existences, remplir ce qui ne fait quexister dune dose dinou. Convaincre mes entours individuels, poux ou pouse, voisins et amis, collgues, quil y a aussi la fabuleuse exception des vrits en devenir, que nous ne sommes pas vous au formatage de nos existences par les contraintes de ltat. Bien entendu, en dernier ressort, seule lexprience nue, ou militante, de la procdure de vrit, forcera lentre de tel ou tel dans le corps-de-vrit. Mais pour lamener au point o cette exprience se donne, pour le rendre spectateur, et donc dj demi-

  • acteur, de ce qui importe une vrit, la mdiation de lIde, le partage de lIde sont presque toujours ncessaires. LIde du communisme (quel que soit par ailleurs le nom quon lui donne, qui nimporte gure : aucune Ide nest identifiable son nom) est ce travers quoi on peut parler le processus dune vrit dans le langage impur de ltat, et dplacer ainsi, pour un temps, les lignes de force par quoi ltat prescrit ce qui est possible et ce qui est impossible. Le geste le plus ordinaire, dans cette vision des choses, est damener quelquun une vraie runion politique, loin de chez lui, loin de ses paramtres existentiels cods, dans un foyer douvriers maliens, par exemple, ou la porte dune usine. Venu au lieu o une politique procde, il dcidera de son incorporation ou de son repli. Mais pour venir au lieu, il faut que lIde et depuis deux sicles, ou peut-tre depuis Platon, cest lIde du communisme le prdplace dans lordre des reprsentations, de lHistoire et de ltat. Il faut que le symbole vienne imaginairement lappui de la fuite cratrice du rel. () La seconde raison est que tout vnement est une surprise. Sil ne ltait pas, cest quil aurait t prvisible en tant que fait, et du coup sinscrirait dans lhistoire de ltat, ce qui est contradictoire. On peut alors formuler le problme ainsi : comment nous prparer de telles surprises ? Et cette fois le problme existe, mme si nous sommes dj actuellement militants des consquences dun vnement antrieur, mme si nous sommes inclus dans un corps-de-vrit. Certes, nous proposons le dploiement de nouveaux possibles. Mais lvnement qui vient possibilisera ce qui, mme pour nous, reste encore impossible. Pour anticiper, au moins idologiquement, ou intellectuellement, la cration de nouveaux possibles, nous devons avoir une Ide. Une Ide qui enveloppe bien entendu la nouveaut des possibles que la procdure de vrit dont nous sommes les militants a mis jour, et qui sont des possibles-rels, mais qui enveloppe aussi la possibilit formelle dautres possibles, par nous encore insouponns. Une Ide est toujours laffirmation quune nouvelle vrit est historiquement possible. Et puisque le forage de limpossible en direction du possible se fait par soustraction la puissance de ltat, on peut dire quune Ide affirme que ce processus soustractif est infini : il est toujours formellement possible que la ligne de partage fixe par ltat entre le possible et limpossible soit encore une fois dplace, si radicaux que puissent avoir t ses prcdents dplacements, y compris celui auquel nous participons actuellement en tant que militants. () Cela nous permet de conclure sur les inflexions contemporaines de lIde du communisme. Le bilan actuel de lIde du communisme, je lai dit, est que la position du mot ne peut plus tre celle dun adjectif, comme dans Parti communiste ou rgimes communistes . La forme-Parti, comme celle de ltatsocialiste, sont dsormais inadquates pour assurer le soutien rel de lIde. Ce problme a du reste trouv une premire expression ngative dans deux vnements cruciaux des annes soixante et soixante-dix du dernier sicle : la Rvolution culturelle en Chine, et la nbuleuse nomme Mai68 en France. Ensuite, de nouvelles formes politiques ont t et sont encore exprimentes, qui relvent toutes de la politique sans-parti. chelle densemble, cependant, la forme moderne, dite dmocratique , de ltat bourgeois, dont le capitalisme mondialis est le support, peut se prsenter comme sans rivale dans le champ idologique. Pendant trois dcennies, le mot communisme a t soit compltement oubli, soit pratiquement identifi des entreprises criminelles. Cest pourquoi la situation subjective de la politique est devenue partout si confuse. Sans Ide, la dsorientation des masses populaires est inluctable.

  • Cependant, de multiples signes () indiquent que cette priode ractive sachve. Le paradoxe historique est que, en un certain sens, nous sommes plus proches de problmes examins dans la premire moiti du XIXe sicle que de ceux que nous hritons du XXe sicle. Comme aux alentours de 1840, nous sommes confronts un capitalisme cynique, sr dtre la seule voie possible dorganisation raisonnable des socits. On insinue partout que les pauvres ont tort de ltre, que les Africains sont arrirs, et que lavenir appartient, soit aux bourgeoisies civilises du monde occidental, soit ceux qui, linstar des Japonais, suivront le mme chemin. On trouve, aujourdhui comme lpoque, des zones trs tendues de misre extrme lintrieur mme des pays riches. On trouve, entre pays comme entre classes sociales, des ingalits monstrueuses et croissantes. La coupure subjective et politique entre les paysans du tiers-monde, les chmeurs et les salaris pauvres de nos socits dveloppes dun ct, les classes moyennes occidentales de lautre, est absolue, et marque par une sorte dindiffrence haineuse. Plus que jamais le pouvoir politique, comme la crise actuelle le montre avec son unique mot dordre, sauver les banques , nest quun fond de pouvoir du capitalisme. Les rvolutionnaires sont dsunis et faiblement organiss, de larges secteurs de la jeunesse populaire sont gagns par un dsespoir nihiliste, la grande majorit des intellectuels sont serviles. Opposs tout cela, aussi isols que Marx et ses amis au moment du rtrospectivement fameux Manifeste du Parti communiste de 1847, nous sommes de plus en plus nombreux cependant organiser des processus politiques de type nouveau dans les masses ouvrires et populaires, et chercher tous les moyens de soutenir dans le rel les formes renaissantes de lIde communiste. Comme au dbut du XIXe sicle, ce nest pas de la victoire de lIde quil est question, comme ce sera le cas, bien trop imprudemment et dogmatiquement, durant toute une partie du XXe. Ce qui importe dabord est son existence et les termes de sa formulation. Dabord, donner une forte existence subjective lhypothse communiste, telle est la tche dont sacquitte sa manire notre assemble daujourdhui. Et cest, je veux le dire, une tche exaltante. En combinant les constructions de la pense, qui sont toujours globales et universelles, et les exprimentations de fragments de vrits, qui sont locales et singulires, mais universellement transmissibles, nous pouvons assurer la nouvelle existence de lhypothse communiste, ou plutt de lIde du communisme, dans les consciences individuelles. Nous pouvons ouvrir la troisime priode dexistence de cette Ide. Nous le pouvons, donc nous le devons."

    Nouvelles ditions Lignes