amélie nothomb - mercure

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Mercure 1......2......3 Tout contre E. JOURNAL DE HAZEL Pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher. Je suis sûre que le vieux a un secret. Je n'ai aucune idée de ce que ce pourrait être; si j'en juge d'après les précautions qu'il prend, ce doit être grave. Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nœud pour gagner MortesFrontières. Les hommes du vieux attendent au débarcadère; les provisions, le courrier éventuel et cette pauvre Jacqueline sont fouillés. C'est cette dernière qui me l'a raconté, avec une indignation sourde: de quoi peuton la soupçonner, elle qui est au service du vieux depuis trente ans? J'aimerais le savoir. Ce rafiot, je l'ai pris une seule fois, il y a bientôt cinq ans. Ce fut un aller simple et il m'arrive de penser qu'il n'y aura jamais de retour. Quand je murmure dans ma tête, je l'appelle toujours le vieux: c'est injuste car la vieillesse est loin d'être la caractéristique principale d'Omer Loncours. Le Capitaine est l'homme le plus généreux que j'aie rencontré; je lui dois tout, à commencer par la vie. Et pourtant, quand ma voix intime et libre parle à l'intérieur de moi, elle le nomme «le vieux». Il y a une question que je me pose sans cesse: n'eûtil pas mieux valu que je meure il y a cinq ans, dans ce bombardement qui m'a défigurée? Parfois, je ne puis m'empêcher de le dire au vieux: Pourquoi ne m'avezvous pas laissée crever, Capitaine? Pourquoi m'avezvous sauvée? Il s'indigne à chaque fois: Quand on a la possibilité de ne pas mourir, c'est un devoir que de rester en vie! Pourquoi? Pour les vivants qui t'aiment! Ceux qui m'aimaient sont morts dans le bombardement. Et moi? Je t'ai aimée comme un père depuis le premier jour. Tu es ma fille depuis ces cinq années. Il n'y a rien à répondre à cela. Cependant, à l'intérieur de ma tête, il y a une voix qui hurle: «Si vous êtes mon père, comment osezvous coucher avec moi? Et puis, vous avez plus l'âge d'être mon grandpère que mon père!» Jamais je n'oserai lui dire une chose pareille. Je me sens coupée en deux à son égard: il y a une moitié de moi qui aime, respecte et admire le Capitaine, et une moitié cachée qui vomit le vieux. Celleci serait incapable de s'exprimer tout haut. Hier, c'était son anniversaire. Je crois que personne ne fut aussi heureux d'avoir soixantedix sept ans.

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Amélie Nothomb - Mercure

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Page 1: Amélie Nothomb - Mercure

Mercure

1......2......3

Tout contre E.JOURNAL DE HAZEL

Pour habiter cette île, il faut avoir quelque chose à cacher. Je suis sûre que le vieux a un secret.Je n'ai aucune idée de ce que ce pourrait être; si j'en juge d'après les précautions qu'il prend, cedoit être grave.

Une fois par jour, un petit bateau quitte le port de Nœud pour gagner Mortes­Frontières. Leshommes du vieux attendent au débarcadère; les provisions, le courrier éventuel et cette pauvreJacqueline sont fouillés. C'est cette dernière qui me l'a raconté, avec une indignation sourde: dequoi peut­on la soupçonner, elle qui est au service du vieux depuis trente ans? J'aimerais lesavoir.

Ce rafiot, je l'ai pris une seule fois, il y a bientôt cinq ans. Ce fut un aller simple et il m'arrive depenser qu'il n'y aura jamais de retour.

Quand je murmure dans ma tête, je l'appelle toujours le vieux: c'est injuste car la vieillesse estloin d'être la caractéristique principale d'Omer Loncours. Le Capitaine est l'homme le plusgénéreux que j'aie rencontré; je lui dois tout, à commencer par la vie. Et pourtant, quand mavoix intime et libre parle à l'intérieur de moi, elle le nomme «le vieux».

Il y a une question que je me pose sans cesse: n'eût­il pas mieux valu que je meure il y a cinqans, dans ce bombardement qui m'a défigurée?

Parfois, je ne puis m'empêcher de le dire au vieux:

­ Pourquoi ne m'avez­vous pas laissée crever, Capitaine? Pourquoi m'avez­vous sauvée?

Il s'indigne à chaque fois:

­ Quand on a la possibilité de ne pas mourir, c'est un devoir que de rester en vie!

­ Pourquoi?

­ Pour les vivants qui t'aiment!

­ Ceux qui m'aimaient sont morts dans le bombardement.

­ Et moi? Je t'ai aimée comme un père depuis le premier jour. Tu es ma fille depuis ces cinqannées.

Il n'y a rien à répondre à cela. Cependant, à l'intérieur de ma tête, il y a une voix qui hurle:

«Si vous êtes mon père, comment osez­vous coucher avec moi? Et puis, vous avez plus l'âged'être mon grand­père que mon père!»

Jamais je n'oserai lui dire une chose pareille. Je me sens coupée en deux à son égard: il y a unemoitié de moi qui aime, respecte et admire le Capitaine, et une moitié cachée qui vomit levieux. Celle­ci serait incapable de s'exprimer tout haut.

Hier, c'était son anniversaire. Je crois que personne ne fut aussi heureux d'avoir soixante­dix­sept ans.

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­ 1923 est un superbe millésime, a­t­il dit. Le 1er mars, j'atteins l'âge de soixante­dix­sept ans;le 31 mars, tu auras vingt­trois ans. Fabuleux mois de mars 1923, qui nous fait totaliser unsiècle à nous deux!

Ce centenaire commun qui le met en joie aurait plutôt tendance à me consterner. Et comme je leredoutais, il est venu me rejoindre hier soir dans mon lit: c'était sa manière de fêter sonanniversaire. J'aimerais qu'il ait cent ans: j'ai envie non pas qu'il meure, mais qu'il ne soit pluscapable de coucher avec moi.

Ce qui me rend folle, c'est qu'il parvienne à avoir envie de moi. Quel monstre faut­il être pourdésirer une fille dont le visage n'a plus rien d'humain? Si au moins il éteignait la lumière! Or, ilme mange des yeux quand il me caresse.

­ Comment pouvez­vous me regarder comme ça? lui ai­je demandé cette nuit.

­ Je ne vois que ton âme et elle est si belle.

Cette réponse me met hors de moi. Il ment: je sais combien mon âme est laide, moi qui éprouveun tel dégoût envers mon bienfaiteur. Si mon âme était visible sur ma figure, je serais encoreplus repoussante. La vérité, c'est que le vieux est pervers: c'est ma difformité qui lui inspire unesi forte envie de moi.

Voici que ma voix intérieure redevient hargneuse. Comme je suis injuste! Quand le Capitaine m'arecueillie, il y a cinq ans, il n'avait sûrement pas supposé qu'il finirait par me désirer. J'étais undétritus parmi des milliers de victimes de guerre qui mouraient comme des mouches. Mesparents avaient été tués et je n'avais rien ni personne: c'est un miracle qu'il m'ait prise sous saprotection.

Dans vingt­neuf jours, ce sera mon anniversaire. Je voudrais que ce soit déjà passé. L'annéedernière, pour cette même occasion, le vieux m'avait fait boire trop de Champagne; je m'étaisréveillée le lendemain matin, nue sur la peau de morse qui sert de descente à mon lit, sans lemoindre souvenir de la nuit. Ne pas se rappeler, c'est encore le pire. Et que m'arrivera­t­il pourcette abjecte célébration de notre centenaire?

Il ne faut pas que j'y pense, ça me rend malade. Je sens que je vais vomir à nouveau.

Le 2 mars 1923, la directrice de l'hôpital de Nœud manda Françoise Chavaigne, la meilleure deses infirmières.

­ Je ne sais que vous conseiller, Françoise. Ce Capitaine est un vieux maniaque. Si vous acceptezd'aller le soigner à Mortes­Frontières, vous serez payée au­delà de vos espérances. Mais il vousfaudra accepter ses conditions: à la descente du bateau, vous serez fouillée. Votre trousse serainspectée, elle aussi. Et il paraît que, là­bas, d'autres instructionsvous attendent. Je comprendrais que vous refusiez. Cela dit, je ne pense pas que le Capitainesoit dangereux.

­ J'accepte.

­ Etes­vous prête à partir dès cet après­midi? Il semble que ce soit urgent.

­ J'y vais.

­ Est­ce l'appât du gain qui vous pousse à y aller sans réfléchir?

­ Il y a de cela. Il y a surtout l'idée que, sur cette île, quelqu'un a besoin de moi.

A bord du rafiot, Jacqueline prévint Françoise:

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­ Vous serez fouillée, ma petite. Et par des hommes.

­ Ça m'est égal.

­ Ça m'étonnerait. Moi, ils me fouillent chaque jour depuis trente ans. Je devrais m'y êtrehabituée: eh bien, ça me dégoûte toujours autant. Vous, en plus, vous êtes jeune et agréable àregarder, alors il ne faut pas demander ce que ces cochons vont vous...

­ Je vous dis que ça m'est égal, coupa l'infirmière.

Jacqueline rejoignit ses provisions en maugréant, pendant que la jeune femme regardait l'îlesans cesse plus proche. Elle se demandait si habiter une telle solitude était une libertéprivilégiée ou une prison sans espoir.

Au débarcadère de Mortes­Frontières, quatre hommes la fouillèrent avec une froideur qui n'avaitde comparable que la sienne propre, pour la plus grande déception de la vieille servante qui,elle, ronchonnait sous les mains vigilantes. Ce fut ensuite au tour de leurs sacs respectifs. Aprèsl'inspection, Françoise remballa sa trousse de soins, Jacqueline ses légumes.

Elles marchèrent jusqu'au manoir.

­ Quelle belle maison, dit l'infirmière.

­ Vous ne le penserez pas longtemps.

Un majordome sans âge conduisit la jeune femme à travers plusieurs pièces obscures. Il luimontra une porte en expliquant: «C'est là.» Puis il tourna les talons.

Elle frappa et entendit: «Entrez.» Elle pénétra dans une sorte de fumoir. Un vieux monsieur luiindiqua un siège où elle s'assit. Il lui fallut un certain temps pour s'habituer au manque delumière et pour mieux voir le visage raviné de son hôte. Lui, à l'inverse, distingua le sienaussitôt.

­ Mademoiselle Françoise Chavaigne, c'est cela? demanda sa voix calme et distinguée.

­ En effet.

­ Je vous remercie d'être venue aussi vite. Vous ne le regretterez pas.

­ Il paraît que de nouvelles instructions m'attendent ici avant de vous soigner.

­ C'est exact. Mais ce n'est pas pour moi que vous venez, en réalité. Si vous m'y autorisez, jepréfère commencer par les instructions, ou plutôt par l'instruction, car il n'y en a qu'une: ne pasposer de questions.

­ Il n'est pas dans ma nature d'en poser.

­ Je le crois, car votre figure reflète une profonde sagesse. Si je vous surprenais à poser unequestion autre que strictement utilitaire, vous pourriez ne jamais revoir Nœud. Comprenez­vous?

­ Oui.

­ Vous n'êtes pas émotive. C'est bien. Ce n'est pas le cas de la personne que vous allez soigner.Il s'agit de ma pupille, Hazel, une jeune fille que j'ai recueillie il y a cinq ans, suite à unbombardement qui avait tué les siens et qui l'avait très gravement blessée. Aujourd'hui, si elle arecouvré l'essentiel de sa santé physique, sa santé mentale est si précaire qu'elle ne cesse desouffrir de malaises psychosomatiques. En fin de matinée, je l'ai retrouvée en pleinesconvulsions. Elle avait vomi, elle frissonnait.

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­ Question pratique: avait­elle mangé un aliment particulier?

­ La même chose que moi qui me porte comme un charme. Du poisson frais, du potage... Il fautpréciser qu'elle mange à peine. La voir vomir alors qu'elle est si frêle m'inquiète beaucoup. Après de vingt­trois ans, sa physiologie demeure celle d'une adolescente. Surtout ne lui parlez pasdu bombardement, ni de la mort de ses parents, ni de quoi que ce soit qui puisse réveiller enelle ces souvenirs épouvantables. Ses nerfs sont d'une fragilité dont vous n'avez pas idée.

­ Bien.

­ Encore ceci: il faut absolument éviter de commenter son aspect, si spectaculaire soit­il. Elle nele supporte pas.

Françoise gravit avec le vieil homme un escalier dont les marches poussaient à chaque pas uncri supplicié. Au bout d'un couloir, ils entrèrent dans une chambre silencieuse. Le lit vide étaitdéfait.

­ Je vous présente Hazel, dit le maître des lieux.

­ Où est­elle? demanda la jeune femme.

­ Devant vous, dans le lit. Elle se cache sous les draps, comme d'habitude.

La nouvelle venue pensa que la malade devait en effet être filiforme, car sa présence sous lacouette était insoupçonnable. Il y avait quelque chose d'étrange à voir ce vieillard adresser laparole à un lit qui semblait inoccupé.

­ Hazel, je te présente mademoiselle Chavaigne, qui est la meilleure infirmière de l'hôpital deNœud. Sois aimable avec elle.

Les draps ne manifestèrent aucune réaction.

­ Bon. J'ai l'impression qu'elle nous joue l'effarouchée. Mademoiselle, je vais vous laisser seuleavec ma pupille pour que vous puissiez faire sa connaissance. N'ayez crainte, elle estinoffensive. Vous me rejoindrez au fumoir quand vous aurez fini.

Le Capitaine quitta la pièce. On entendit l'escalier grincer sous ses pieds. Quand le silence futrétabli, Françoise s'approcha du lit et tendit la main pour soulever l'édredon. Elle s'arrêta audernier instant.

­ Pardonnez­moi. Puis­je vous demander de sortir des draps? dit­elle d'une voix neutre,préférant traiter celle qu'on lui disait malade comme une personne normale.

Il n'y eut pas de réponse, à peine un frémissement sous la couette, mais quelques secondes plustard une tête émergea.

Au fumoir, le vieil homme buvait du calvados qui lui brûlait la gorge. «Pourquoi est­il impossiblede faire du bien à quelqu'un sans lui faire de mal? Pourquoi est­il impossible d'aimer quelqu'unsans le détruire? Pourvu que l'infirmière ne comprenne pas... J'espère que je ne devrai paséliminer cette Mlle Chavaigne. Elle m'a l'air très bien.»

Quand Françoise découvrit le visage de la jeune fille, elle ressentit un choc d'une violenceextrême. Fidèle aux instructions qu'elle avait reçues, elle n'en laissa rien paraître.

­ Bonjour. Je m'appelle Françoise.

La figure sortie des draps la dévorait des yeux avec une curiosité effrayante.

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L'infirmière eut du mal à conserver son air indifférent. Elle posa sa main froide sur le front de lamalade: il était brûlant.

­ Comment vous sentez­vous? demanda­t­elle.

Une voix fraîche comme une source lui répondit:

­ J'éprouve une joie dont vous n'avez pas idée. Il est si rare que je rencontre quelqu'un. Ici, jevois toujours les mêmes têtes. Et encore, c'est à peine si je les vois.

La jeune femme ne s'attendait pas à ce genre de propos. Décontenancée, elle reprit:

­ Non, je veux dire, comment vous sentez­vous physiquement? Je suis venue vous soigner. Vousavez de la fièvre, semble­t­il.

­ Je crois, oui. J'aime ça. Ce matin, je me sentais mal, très mal: j'avais des vertiges, jegrelottais, je vomissais. En ce moment, je n'ai que les bons côtés de la fièvre: des visions quime libèrent.

Françoise faillit demander: «Qui vous libèrent de quoi?» Elle se rappela qu'elle était tenue auxquestions utilitaires: peut­être la surveillait­on au travers d'une cloison. Elle prit sonthermomètre et le mit dans la bouche de la patiente.

­ Il faut attendre cinq minutes.

Elle s'assit sur une chaise. Les cinq minutes lui parurent interminables. La jeune fille ne laquittait pas des yeux; on lisait dans son regard une soif inextinguible. L'infirmière faisaitsemblant de contempler les meubles pour cacher son malaise. Par terre, il y avait une peau demorse: «Quelle drôle d'idée, pensa­t­elle. Ça ressemble plus à du caoutchouc qu'à un tapis.»

Au terme des trois cents secondes, elle reprit le thermomètre. Elle allait ouvrir la bouche pourdire: «38. Ce n'est pas grave. Une aspirine et ça passera» quand une intuition incompréhensiblel'en empêcha.

­ 39,5. C'est sérieux, mentit­elle.

­ Formidable! Vous croyez que je vais mourir?

Françoise répondit avec fermeté:

­ Non, voyons. Et il ne faut pas vouloir mourir.

­ Si je suis gravement malade, vous allez devoir revenir? interrogea Hazel d'une voix pleined'espoir.

­ Peut­être.

­ Ce serait merveilleux. Il y a si longtemps que je n'ai pas parlé à quelqu'un de jeune.

L'infirmière alla retrouver le vieillard dans le fumoir.

­ Monsieur, votre pupille est malade. Elle a beaucoup de température et son état général estinquiétant. Elle risque une pleurésie si elle n'est pas soignée.

Le visage du Capitaine se décomposa.

­ Guérissez­la, je vous en supplie.

­ Il vaudrait mieux l'hospitaliser.

­ Il ne faut pas y songer. Hazel doit rester ici.

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­ Cette jeune fille a besoin d'être surveillée de très près.

­ Ne suffirait­il pas que vous veniez chaque jour à Mortes­Frontières?

Elle eut l'air de réfléchir.

­ Je pourrais venir tous les après­midi.

­ Merci. Vous ne le regretterez pas. On vous l'a sans doute dit: je paierai des gages exorbitants.Il ne faudra cependant pas oublier la consigne.

­ Je sais: pas de questions, sauf si elles sont utilitaires.

Elle tourna les talons et remonta chez la pupille.

­ C'est arrangé. Je viendrai ici chaque après­midi pour m'occuper de vous.

Hazel attrapa son oreiller et le martela de coups de poing avec un rugissement de joie.

De retour à Nœud, la jeune femme se rendit chez la supérieure.

­ Le Capitaine frise la pleurésie. Malgré mes injonctions, il refuse d'être hospitalisé.

­ Classique. Les vieux détestent les hôpitaux. Ils ont trop peur de ne plus jamais en sortir.

­ Il me supplie de venir le soigner tous les après­midi sur son île. Je demande la permission dem'absenter chaque jour, de deux heures à six heures du soir.

­ Vous êtes libre, Françoise. J'espère que ce monsieur guérira vite: j'ai bien besoin de vous, ici.

­ Puis­je vous poser une question? En quels termes vous a­t­il formulé sa demande de soins?

­ Je ne me souviens pas exactement, si ce n'est qu'il a insisté sur deux points: il exigeait que cesoit une infirmière et non un infirmier ­ et que l'infirmière en question ne porte pas de lunettes.

­ Pourquoi?

­ Faut­il vous l'expliquer? Les messieurs préfèrent toujours être soignés par des dames. Et ils ontencore tendance à croire que les lunettes enlaidissent. J'imagine que notre Capitaine était ravi,quand il a vu votre beauté ­ et que c'est l'une des raisons pour lesquelles il vous a suppliée derevenir chaque jour.

­ Il est vraiment très malade, madame.

­ Cela n'empêche pas. Tâchez de ne pas vous faire épouser, je vous en prie. Je ne voudrais pasperdre ma meilleure infirmière.

La nuit, dans son lit, Françoise eut du mal à trouver le sommeil. Que pouvait­il se passer surcette île? Il lui paraissait clair qu'il y avait quelque chose d'étrange entre le vieillard et la jeunefille. Il n'était pas impossible que ce lien fût de nature sexuelle, même si l'homme semblait avoirdépassé depuis longtemps l'âge de ce genre de comportement.

Cela ne suffisait pas à expliquer le mystère. Car enfin, s'ils couchaient ensemble, ce n'était peut­être pas du meilleur goût, mais ce n'était pas un crime: Hazel était majeure et il n'y avait pas deconsanguinité. La pupille n'avait pas non plus l'air d'avoir subi des violences physiques. Bref, sil'infirmière pouvait admettre que le Capitaine cachât leur éventuelle liaison, elle ne parvenaitpas à comprendre pourquoi il lui avait adressé des menaces de mort.

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Le cas de la jeune fille la surprenait: il la lui avait présentée comme une victime traumatisée etsouffreteuse; de fait, elle s'apparentait à ce genre de cas. Mais il y avait aussi en elle uneétonnante gaieté, un enthousiasme enfantin qui la réjouissait et lui donnait envie de la revoir.

Françoise se releva pour boire un verre d'eau. Par la fenêtre de sa chambrette, elle avait vue surla mer nocturne. Elle regarda dans la direction de l'île, invisible à cause de l'obscurité. Elleressentit une émotion bizarre en se répétant la phrase qu'elle avait dite à la supérieure: «Il y aquelqu'un, là­bas, qui a besoin de moi.»

Elle frémit en repensant au visage de Hazel.

Le lendemain après­midi, la jeune fille ne s'était pas cachée sous les draps; c'est assise dans sonlit qu'elle attendait l'infirmière. Elle avait meilleure mine que la veille et lui lança un «Bonjour!»jovial.

Françoise prit sa température. «37. Elle est guérie. Ce n'était qu'un accès de fièvre passager.»

­ 39, dit­elle.

­ Est­ce possible? Je me sens très bien, pourtant.

­ C'est souvent le cas quand on est fébrile.

­ Le Capitaine m'a dit que je risquais une pleurésie.

­ Il n'aurait pas dû vous le dire.

­ Au contraire, il a bien fait! Je suis ravie de la gravité de mon état, d'autant que je n'en souffrepas: tous les avantages de la maladie sans les inconvénients. Une visite quotidienne d'une filleaussi sympathique que vous, je ne pouvais pas rêver mieux.

­ Je ne sais pas si je suis sympathique.

­ Vous êtes forcément quelqu'un de bien puisque vous êtes là. Ici, à part mon tuteur, personnene vient me voir. Personne n'en a le courage. Le pire, c'est que je comprends ces lâches: à leurplace, j'aurais une peur atroce.

La visiteuse brûlait de demander pourquoi, mais elle craignait que les murs aient des oreilles.

­ Vous, c'est différent. Dans votre métier, vous êtes habituée à ce genre de spectacles.

Exaspérée de ne pouvoir poser de questions, la jeune femme se mit à ranger ses seringues.

­ J'aime que vous vous appeliez Françoise. Cela vous va à merveille: c'est beau et c'est sérieux.

Un instant stupéfaite, l'infirmière éclata de rire.

­ C'est vrai! Pourquoi riez­vous? Vous êtes belle et sérieuse.

­ Ah.

­ Quel âge avez­vous? Oui, je sais, je suis indiscrète. Il ne faut pas m'en vouloir, je ne connaispas les usages du monde.

­ Trente ans.

­ Vous êtes mariée?

­ Célibataire et sans enfant. Vous êtes bien curieuse, mademoiselle.

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­ Appelez­moi Hazel. Oui, je suis dévorée de curiosité. Il y a de quoi. Vous n'avez pas idée dema solitude ici, depuis cinq ans. Vous n'avez aucune idée de la joie que j'éprouve à vous parler.Avez­vous lu Le Comte de Monte­Cristo?

­ Oui.

­ Je suis dans la situation d'Edmond Dantès au château d'If. Après des années sans apercevoir unvisage humain, je creuse une galerie jusqu'au cachot voisin. Vous, vous êtes l'abbé Faria. Jepleure du bonheur de ne plus être seule. Nous passons des jours à nous raconter l'un à l'autre, ànous dire des banalités qui nous exaltent, parce que ces propos simplement humains nous ontmanqué au point de nous rendre malades.

­ Vous exagérez. Il y a le Capitaine que vous voyez chaque jour.

La jeune fille eut un rire nerveux avant de dire:

­ Oui.

La visiteuse attendit une confession qui ne vint pas.

­ Qu'allez­vous me faire? Allez­vous m'ausculter? Me donner des soins particuliers?

Françoise improvisa:

­ Je vais vous masser.

­ Me masser? Contre un risque de pleurésie?

­ On sous­estime les vertus du massage. Un bon masseur peut faire refluer du corps toutes leshumeurs toxiques. Tournez­vous sur le ventre.

Elle appliqua ses mains sur le dos de la pupille. A travers la chemise de nuit blanche, elle sentitsa maigreur. Certes, le massage ne servait à rien d'autre qu'à justifier sa présence prolongéeauprès de Hazel.

­ Pouvons­nous parler pendant que vous me masserez?

­ Bien sûr.

­ Racontez­moi votre vie.

­ Il n'y a pas grand­chose à en dire.

­ Racontez­moi quand même.

­ Je suis née à Nœud où j'ai toujours vécu. J'ai appris le métier d'infirmière dans l'hôpital où jetravaille. Mon père était marin­pêcheur, ma mère institutrice. J'aime vivre au bord de la mer.J'aime voir les bateaux arriver au port. Cela me donne l'impression de connaître le monde. Pour­tant, je n'ai jamais voyagé.

­ C'est magnifique.

­ Vous vous moquez de moi.

­ Non! Quelle vie simple et belle vous avez!

­ J'aime bien cette vie, en effet. J'aime mon métier, surtout.

­ Quel est votre désir le plus cher?

­ Un jour, j'aimerais prendre le train jusqu'à Cherbourg. Là, je monterais dans un grand paquebot

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qui m'emmènerait très loin.

­ C'est drôle. J'ai vécu le contraire de votre rêve. Quand j'avais douze ans, un grand paquebotqui venait de New York m'a amenée à Cherbourg avec mes parents. De là, nous avons pris letrain pour Paris. Puis pour Varsovie.

­ Varsovie... New York..., répéta Françoise, éberluée.

­ Mon père était polonais, il avait émigré à New York, où il est devenu un riche hommed'affaires. A la fin du siècle dernier, il a rencontré à Paris une jeune Française qu'il a épousée:ma mère, qui alla vivre avec lui à New York où je suis née.

­ Vous avez donc trois nationalités! C'est extraordinaire.

­ J'en ai deux. Il est vrai que, depuis 1918, je pourrais à nouveau être polonaise. Mais depuis uncertain bombardement de 1918, je ne suis plus rien.

La visiteuse se rappela qu'il fallait éviter de parler de ce bombardement fatal.

­ Ma vie, pourtant courte, a été l'histoire de ma déchéance perpétuelle. Jusqu'à mes douze ans,j'ai été Hazel Engiert, petite princesse de New York. En 1912, l'affaire de mon père a fait faillite.Nous avons traversé l'Atlantique avec le peu qui nous restait. Papa espérait retrouver lapropriété de sa famille, non loin de Varsovie: il n'en restait plus qu'une ferme misérable. Mamère a proposé alors de retourner à Paris, supposant que l'existence y serait plus facile. Elle n'ya pas trouvé d'autre emploi que celui de blanchisseuse. Mon père, lui, se mit à boire. Et puis il yeut 1914, et mes pauvres parents comprirent qu'ils auraient été mieux inspirés de rester auxEtats­Unis. Comme ils manquaient de sens historique à un point terrifiant, ils finirent par prendrela décision d'y retourner ­ en 1918! Cette fois, ce fut en carriole que nous prîmes la direction deCherbourg. Sur une route presque déserte, nous étions une proie provocante pour toutbombardement aérien. Je me suis réveillée orpheline, sur une civière.

­ A Nœud?

­ Non, à Tanches, non loin d'ici. C'est là que le Capitaine m'a trouvée et recueillie. Je medemande ce qu'il me serait advenu s'il ne m'avait pas prise sous sa protection. Je n'avais plusrien ni personne.

­ C'était le cas de beaucoup de gens, en 1918.

­ Mais vous comprenez qu'avec ce qui m'est arrivé, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Montuteur m'a emmenée à Mortes­Frontières et je n'en suis plus repartie. Ce qui me frappe, dans mavie, c'est qu'elle n'a pas cessé d'aller vers le rétrécissement géographique. Des perspectivesimmenses de New York jusqu'à cette chambre que je ne quitte presque plus, la gradation futrigoureuse: de la campagne polonaise au minable appartement parisien, du paquebottransatlantique au rafiot qui m'a apportée ici, enfin et surtout des grands espoirs de mon enfanceaux horizons absents d'aujourd'hui.

­ Mortes­Frontières, la bien­nommée.

­ Et comment! En fait, ma trajectoire m'a conduite de l'île la plus cosmopolite à l'île la plusfermée à l'univers extérieur: de Manhattan à Mortes­Frontières.

­ Quand même, quelle vie fascinante vous avez eue!

­ Certes. Mais est­il normal, à mon âge, de parler déjà au passé? De n'avoir plus qu'un passé!

­ Vous avez aussi un avenir, voyons. Votre guérison est assurée.

­ Je ne parle pas de ma guérison, coupa Hazel avec humeur. Je vous parle de mon aspect!

­ Je ne vois pas où est le problème...

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­ Si, vous le voyez! Inutile de mentir, Françoise! Je ne suis pas dupe de votre gentillessed'infirmière. Hier, j'ai bien regardé votre expression quand vous avez découvert mon visage:vous avez eu un choc. Si professionnelle que vous soyez, vous n'avez pas pu le cacher. Necroyez pas que je vous le reproche: moi, à votre place, j'aurais hurlé.

­ Hurlé!

­ Vous trouvez cela excessif? C'est pourtant ainsi que j'ai réagi quand je me suis regardée dansun miroir, la dernière fois. Savez­vous quand c'était?

­ Comment le saurais­je?

­ C'était le 31 mars 1918. Le jour de mes dix­huit ans ­ un âge où l'on s'attend à être jolie. Lebombardement avait eu lieu début janvier, mes blessures avaient eu le temps de cicatriser.J'étais à Mortes­Frontières depuis trois mois et l'absence de miroirs, que vous avez peut­êtreremarquée, m'intriguait. Je m'en suis ouverte au Capitaine: il a dit qu'il avait retiré toutes lesglaces de la maison. J'ai demandé pourquoi et c'est là qu'il m'a révélé ce qui m'était encoreinconnu: que j'étais défigurée.

La visiteuse immobilisa ses mains sur le dos de la jeune fille.

­ Je vous en prie, ne cessez pas de me masser, cela me calme. J'ai supplié mon tuteur dem'apporter un miroir: il refusait avec obstination. Je lui disais que je voulais être consciente del'ampleur des dégâts: il répondait qu'il ne valait mieux pas. Le jour de mon anniversaire, j'aipleuré: n'était­il pas normal qu'une fille de dix­huit ans veuille voir son visage? Le Capitaine asoupiré. Il est allé chercher un miroir et me l'a tendu; c'est là que j'ai découvert l'horreurdifforme qui me tient lieu de figure. J'ai hurlé, hurlé! J'ai ordonné que l'on détruise ce miroir qui,le dernier de son espèce, avait reflété une telle monstruosité. Le Capitaine l'a brisé: c'est l'actionla plus généreuse qu'il ait accomplie dans sa vie.

La pupille se mit à pleurer de rage.

­ Hazel, calmez­vous, je vous en prie.

­ Rassurez­vous. Je me doute bien que vous avez reçu pour consigne de ne pas parler de monaspect. Si l'on me surprend dans cet état, je dirai la vérité, à savoir que vous n'y êtes pour rienet que c'est moi qui ai abordé ce sujet. Autant expliquer tout de suite pourquoi je suis comme çaet combien ça me rend folle. Oui, ça me rend folle!

­ Ne criez pas, dit Françoise avec autorité.

­ Pardonnez­moi. Savez­vous ce que je trouve particulièrement injuste? C'est que ce soit arrivé àune jolie fille. Car si difficile que ce soit à imaginer, j'étais ravissante. Vous voyez, si avant labombe j'avais été un laideron, je me sentirais moins malheureuse.

­ Il ne faut pas dire ça.

­ De grâce, laissez­moi avoir tort, si je veux. Je sais, je devrais bénir le ciel d'avoir bénéficié deprès de dix­huit années de joliesse. Je vous avoue que je n'y parviens pas. Les aveugles­nés,paraît­il, ont meilleur caractère que ceux qui ont perdu la vue à un âge dont ils se souviennent.Je comprends ça: je préférerais ignorer ce que je n'ai plus.

­ Hazel...

­ Ne vous en faites pas, j'ai conscience d'être injuste. J'ai conscience de ma chance, aussi: êtrearrivée dans une maison qui semblait conçue pour moi, sans miroirs ni même la moindre surfaceréfléchissante. Avez­vous remarqué à quelle hauteur les fenêtres sont placées? De manière à ceque l'on ne puisse se voir dans aucune vitre. Celui qui a construit cette demeure devait être fou:à quoi bon habiter au bord de la mer si c'est pour n'avoir aucune vue sur elle? Le Capitaineignore qui en fut l'architecte. Lui a choisi de vivre ici précisément parce qu'il est dégoûté de la

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mer.

­ Il eût été mieux avisé de s'installer au cœur du Jura, dans ce cas.

­ C'est ce que je lui ai dit. Il a répondu que sa haine de la mer était de celles qui s'apparentent àl'amour: «Ni avec toi ni sans toi.»

­ L'infirmière faillit demander: «Pourquoi cette haine?» A la dernière seconde, elle se rappela laconsigne.

­ Si ce n'étaient que les miroirs! Si ce n'étaient que les vitres! On ne me laisse jamais prendreun bain sans en avoir troublé l'eau à force d'huile parfumée. Pas le moindre meuble enmarqueterie, pas l'ombre d'un objet en laque. A table, je bois dans un verre dépoli, je mangeavec des couverts en métal écorché. Le thé que l'on me verse contient déjà du lait. Il y aurait dequoi rire de ces attentions méticuleuses si elles ne soulignaient pas tant l'étendue de madifformité. Avez­vous déjà entendu parler d'un cas pareil, dans votre métier? D'un être sihorrible à regarder qu'il fallait le protéger de son propre reflet?

Elle se mit à rire comme une possédée. L'infirmière lui injecta ensuite un puissant calmant quil'endormit. Elle la borda et s'en alla.

Au moment où elle s'apprêtait à quitter le manoir sans être vue, le Capitaine l'interpella:

­ Vous partez sans me dire au revoir, mademoiselle?

­ Je ne voulais pas vous déranger.

­ Je vous accompagne jusqu'au débarcadère.

En chemin, il lui demanda des nouvelles de la malade.

­ Elle a un peu moins de fièvre mais son état demeure critique.

­ Vous reviendrez chaque jour, n'est­ce pas?

­ Bien sûr.

­ Il faut que vous la guérissiez, vous comprenez? Il le faut absolument.

Quand Françoise Chavaigne revint à Nœud, elle arborait un visage qu'on ne lui avait jamais vu. Ileût été difficile de déchiffrer son expression qui tenait de l'énervement extrême, de la réflexion,de la hâte joyeuse et de la stupeur.

A l'hôpital, une collègue lui dit:

­ Tu as l'air d'une chimiste sur le point de faire une découverte importante.

­ C'est le cas, sourit­elle.

Chaque soir, le tuteur et la pupille dînaient en tête à tête. Autant la jeune fille était volubile enprésence de Françoise, autant elle restait muette en présence du vieillard. Elle se contentait derépondre à ses rares questions avec laconisme.

­ Comment te sens­tu, mon enfant?

­ Bien.

­ Tu as pris ton médicament?

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­ Oui.

­ Mange encore un peu de gratin.

­ Non merci.

­ Elle me paraît remarquable, ton infirmière. Tu es contente d'elle?

­ Oui.

­ Et elle est belle, en plus, ce qui ne gâte rien.

­ C'est vrai.

Ensuite, ils ne dirent plus rien. Cela ne dérangea pas le Capitaine qui aimait ce silence. Il nesoupçonnait pas que sa protégée détestait ces repas pris en commun. Elle eût préféré jeûnerdans sa chambre que d'avoir à affronter cette cène. Elle haïssait les moments où il parlait et plusencore ceux où il se taisait: pour des raisons qu'elle ne parvenait pas à analyser, le mutisme dece vieil homme penché sur son assiette lui paraissait sinistre à mourir.

Il arrivait qu'après le dîner le tuteur conviât sa pupille à le suivre au salon. Il lui montrait alorsde vieux livres, des encyclopédies du siècle passé et des cartes du monde: il lui racontait sesvoyages. Parfois il évoquait ses combats contre des pirates patagons ou ses aventures deforceur de blocus en mer de Chine. Elle ne savait jamais très bien si c'étaient ou non desmensonges: peu lui importait, car ces histoires étaient formidables. Il concluait par:

­ Et je suis toujours vivant.

Puis il lui souriait et regardait le feu sans plus rien dire. Et bizarrement, c'étaient des momentsqu'elle aimait beaucoup.

Le visage de Hazel s'illumina. Il y était inscrit: «Vous voici enfin!» La visiteuse songea quepersonne ne l'avait jamais accueillie avec une telle expression de bonheur.

Elle lui mit le thermomètre dans la bouche. Il suffit de trois fois pour qu'un acte accède au statutde rituel; conformément au rite, elles attendirent donc que cinq minutes passent, chacune à samanière, l'une dévisageant l'autre qui fuyait son regard. Et l'infirmière mentit à nouveau:

­ 39. Stationnaire.

­ Parfait. Massez­moi.

­ Une minute, s'il vous plaît. J'aurais besoin d'une bassine. Où pourrais­je me la procurer?

­ Aux cuisines, je suppose.

­ Où sont­elles?

­ Au sous­sol. Il faudra que vous demandiez au Capitaine de vous les ouvrir car elles sontfermées à clef. Vous pensez: toutes ces casseroles dans lesquelles je pourrais me voir!

Françoise alla trouver le vieillard qui parut embarrassé:

­ Une bassine? Pour quoi faire?

­ Un lavement.

­ Ma parole, il est difficile d'imaginer qu'une jeune femme aussi distinguée administre deslavements. Attendez­moi ici quelques instants, voulez­vous?

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Il remonta dix minutes plus tard, l'air préoccupé.

­ Il n'y a pas de bassine. Un tub vous conviendrait­il?

­ Sans aucun doute.

Soulagé, il redescendit puis rapporta une cuvette en faïence grossière et non vernie. Françoiseremercia et retourna dans la chambre en pensant: «Ma main à couper qu'il y a des bassines danscette maison. Mais le tub, lui, ne reflète rien.»

­ A quoi ce récipient va­t­il servir? demanda Hazel.

­ A un lavement.

­ Non, par pitié, j'ai horreur de ça!

La visiteuse réfléchit quelques instants avant de répondre:

­ Alors, si le Capitaine vous parle de ce lavement, faites comme si je vous l'avais administré.

­ D'accord.

­ A présent, puis­je utiliser votre salle de bains quelques instants?

L'infirmière s'y isola. La pupille entendit couler de l'eau. Puis Françoise revint et commença àmasser la jeune fille.

­ Savez­vous que j'y prends goût, à vos massages? C'est très agréable.

­ Tant mieux, car c'est excellent pour ce que vous avez.

­ Que pensez­vous de ma salle d'eau?

­ Rien.

­ Allons! Je suis sûre que vous n'en avez jamais vu une pareille. Ni lavabo, ni baignoire, ni rienqui puisse retenir l'eau. Les robinets coulent dans le vide, le sol est incliné de manière à ce quel'eau s'échappe par un trou relié à une gouttière. C'est d'un pratique pour se laver! Le plussouvent, je prends des douches, sauf quand on daigne me monter le bain dont je vous ai parlé.Quant aux toilettes, qui sont les mêmes dans toute la maison, le Capitaine les a achetées auxchemins de fer français: car dans les trains, il n'y a pas d'eau au fond de la cuvette. Il fallait ypenser! Hazel rit doucement.

­ Ces précautions sont idiotes: je n'ai pas la moindre envie d'affronter mon image. Il est vrai,cependant, que sans ces ingénieux aménagements je pourrais apercevoir mon reflet par simpledistraction. Et il me serait peut­être aussi fatal qu'il le fut à Narcisse, mais pour des raisonsopposées.

­ Et si vous parliez d'autre chose que de ce sujet qui vous est douloureux? Une telle obsession nepeut que nuire à votre santé.

­ Vous avez raison, Parlons de vous, qui êtes belle. Avez­vous un fiancé?

­ Non.

­ Comment est­ce possible?

­ Vous voulez tout savoir, vous!

­ Oui.

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­ Je ne vous dirai que ce que je veux bien vous dire. J'ai eu trois fiancés. Je suis restée avecchacun d'eux environ quatre mois, au terme desquels je les ai quittés.

­ Ils s'étaient mal conduits envers vous?

­ Je m'ennuyais, avec eux. Je choisissais pourtant des garçons très différents, dans l'espoir quece serait plus intéressant. Hélas, il semblerait qu'au bout de quatre mois tous les hommes semettent à se ressembler. La jeune fille éclata de rire.

­ Racontez encore!

­ Que puis­je vous dire? C'étaient de gentils garçons. Seulement, passé le charme des premiersmoments, que restait­il? Un brave fiancé qui voulait devenir un mari. Je les aimais bien, certes;de là à vivre avec eux... J'imagine que l'amour, ce doit être autre chose.

­ Vous n'avez donc jamais été amoureuse?

­ Non. Ce qui me paraît le plus significatif, c'est que, quand j'étais en leur compagnie, je pensaisà mes patients de l'hôpital. Je n'y puis rien: mon métier me semble beaucoup plus passionnantque ces affaires sentimentales.

­ Vos fiancés étaient­ils jeunes?

­ A peu près de mon âge.

­ Ce que vous me dites me console. Je n'ai jamais connu de jeunes hommes et il m'arrive d'enêtre désespérée. Quand j'avais seize ou dix­sept ans, il y avait des garçons qui me tournaientautour. J'étais assez sotte pour les éconduire. Je préférais attendre le grand amour, au sujetduquel je nourrissais des illusions ridicules. Si j'avais su que je serais défigurée à dix­huit ans, jen'aurais pas perdu ces précieuses années à rêver au prince charmant. Alors, quand vousracontez que les garçons sont décevants, cela me réconforte.

La jeune femme songea que si Hazel n'y connaissait rien aux jeunes hommes, elle devait avoirune certaine expérience de leurs aînés.

­ Pourquoi vous arrêtez­vous en si bon chemin? Dites­moi encore du mal d'eux.

­ Je n'ai rien de mal à vous dire à leur sujet.

­ Allons, faites un effort!

La masseuse haussa les épaules. Elle finit par dire:

­ Peut­être sont­ils un peu cousus de fil blanc.

La pupille parut enchantée.

­ Oui, c'est comme ça que je les imagine. Quand j'avais dix ans, à New York, il y avait un garçonde ma classe que je voulais épouser. Matthew n'était ni plus beau, ni plus intelligent, ni plus fort,ni plus drôle que n'importe quel garçon. Mais il ne disait jamais rien. Je trouvais que ce silencele rendait intéressant. Et puis, à la fin de l'année, Matthew obtint la meilleure note en rédaction.Il dut lire son texte devant les élèves: il s'agissait d'un récit assez bavard où il racontait sesvacances aux sports d'hiver. Je perdis toute velléité de mariage avec lui et songeai qu'aucungarçon n'était véritablement mystérieux. Vos propos semblent le confirmer. Ils ont certes plus depoids dans votre bouche que dans la mienne; quand c'est moi qui le dis, on croirait entendre:«Ils sont trop verts et bons pour les goujates.» Si Matthew me voyait aujourd'hui, il seraitsoulagé que je ne veuille pas l'épouser.

L'infirmière ne dit rien.

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­ A quoi pensez­vous, Françoise?

­ Je pense que vous parlez beaucoup.

­ Et qu'en concluez­vous?

­ Que vous en avez grand besoin.

­ C'est exact. Ici, je ne parle jamais. Je le pourrais si je le désirais. Quand je suis avec vous, jesens que ma bouche est libérée ­ c'est le mot. Pour en revenir auComte de Monte­Cristo, quandles deux détenus se rencontrent après des années de solitude, ils se mettent à parler, à parler.Ils sont toujours dans leur cachot, mais c'est comme s'ils étaient déjà à moitié libres, parce qu'ilsont trouvé un ami à qui parler. La parole émancipe. C'est curieux, n'est­ce pas?

­ Dans certains cas, c'est le contraire. Il y a des gens qui vous envahissent avec leur logorrhée:on a la pénible impression d'être prisonnière de leurs mots.

­ Ceux­ci ne parlent pas, ils bavardent. J'espère que vous ne me rangez pas parmi eux.

­ Vous, j'aime vous écouter. Vos récits sont des voyages.

­ Si c'est le cas, tout le mérite vous en revient. C'est l'auditeur qui forge la confidence. Si votreoreille ne me paraissait pas amie, elle ne m'inspirerait rien. Vous avez un talent rare, celuid'écouter.

­ Je ne suis pas la seule qui aimerait vous écouter.

­ C'est possible, mais je ne crois pas que les autres le feraient aussi bien. Quand je suis avecvous, j'ai une impression très étrange: celle d'exister. Quand vous n'êtes pas là, c'est comme sije n'existais pas. Je ne parviens pas à expliquer ça. J'espère que je ne guérirai jamais. Le jour oùje ne serai plus malade, vous ne me rendrez plus visite. Et je n'existerai plus jamais.

L'infirmière, émue, ne trouva rien à dire. Il y eut un très long silence.

­ Vous voyez: même quand je me tais, j'ai l'impression que vous m'écoutez.

­ C'est le cas.

­ Puis­je vous demander une faveur pour le moins bizarre, Françoise?

­ Laquelle?

­ Le 31 mars, j'aurai vingt­trois ans. Vous m'offrirez un cadeau merveilleux: c'est que, à cettedate, je ne serai pas guérie.

­ Taisez­vous, dit la jeune femme, terrifiée à l'idée qu'on les écoute.

­ J'insiste: je veux être encore malade le jour de mon anniversaire. Nous sommes le 4 mars.Organisez­vous.

­ N'insistez plus, répondit­elle en parlant bien fort à l'intention d'éventuelles oreilles.

Françoise Chavaigne passa par la pharmacie puis retourna à l'hôpital. Elle resta de longuesheures à méditer dans sa chambre. Elle se rappela que le Capitaine avait demandé à sadirectrice de lui envoyer une infirmière sans lunettes: elle comprenait à présent que c'était pouréviter le reflet des verres.

La nuit, dans son lit, elle pensa: «J'ai bien l'intention de la guérir. Et pour cette raison, Hazel,vous serez exaucée au­delà de vos espérances.»

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Chaque après­midi, l'infirmière revenait à Mortes­Frontières. Sans se l'avouer, elle attendait cesvisites avec autant d'impatience que la pupille.

­ Je ne vous étonnerai pas, Françoise, en vous déclarant que vous êtes ma meilleure amie. Vouspourriez considérer que cela va de soi puisque vous êtes ici ma seule véritable compagnieféminine. Et pourtant, depuis mon enfance, je n'ai jamais eu d'amie à laquelle j'aie tenu autantqu'à vous.

Ne sachant que dire, l'infirmière hasarda un lieu commun:

­ C'est important, l'amitié.

­ Quand j'étais petite, c'était ma religion. A New York, j'avais une meilleure amie qui s'appelaitCaroline. Je lui vouais un culte. Nous étions inséparables. Comment expliquer à un adulte laplace qu'elle occupait dans ma vie? A cette époque­là, j'avais l'ambition de devenir ballerine, etelle de gagner tous les concours hippiques du monde. Pour elle, je me convertis à l'équitation etelle, pour moi, se convertit à la danse. J'avais aussi peu de dispositions pour le cheval qu'elle enavait pour les entrechats, mais le but du jeu consistait à être ensemble. L'été, je passais mesvacances dans les Catskills et elle à Cape Cod: un mois l'une sans l'autre, qui nous paraissait unetorture. Nous nous écrivions des lettres que les amoureux seraient incapables de rédiger. Pourm'exprimer la souffrance de notre séparation, Caroline alla jusqu'à s'arracher un ongle entier,celui de l'annulaire gauche, qu'elle colla sur sa missive.

­ Pouah.

­ De six à douze ans, cette amitié fut mon univers. Ensuite mon père connut son revers defortune et il fallut quitter New York. Quand j'annonçai la nouvelle à Caroline, ce fut un drame.Elle pleura, hurla qu'elle partirait avec moi. Nous passâmes une nuit entière à nous entailler lespoignets pour devenir sœurs de sang, à faire des serments insensés. Elle supplia ses parents derenflouer les miens ­ en vain, bien sûr. Le jour du départ, je crus mourir. La malchance voulutque je ne meure pas. Quand le paquebot s'éloigna du quai, le traditionnel ruban de papier nousreliait. Lorsqu'il se rompit, je ressentis dans mon corps une cassure indicible.

­ Si malgré la ruine de vos parents elle vous aimait toujours, c'est que c'était une véritable amie.

­ Attendez la suite. Nous commençâmes une correspondance enflammée. Nous nous disions tout.«La distance n'est rien quand on s'aime aussi fort», m'écrivait­elle. Et puis, peu à peu, ses lettress'affadirent. Caroline avait arrêté le ballet et s'était mise au tennis avec une certaine Gladys. «Jeme suis fait couper le même tailleur que Gladys... J'ai demandé au coiffeur de me couper lescheveux comme Gladys...» Mon cœur se glaçait quand je lisais cela. Ensuite, il y eut pire: Gladyset elle s'éprirent d'un certain Brian. Le ton des lettres de Caroline en prit un coup. Desdéclarations ferventes et vibrantes, elle était passée à: «Brian a regardé Gladys hier pendant aumoins une minute. Je me demande ce qu'il lui trouve: elle est moche, elle a un gros derrière.»J'étais gênée pour elle. La merveilleuse enfant s'était métamorphosée en une femelle hargneuse.

­ C'était la puberté.

­ Sans doute. Mais moi aussi, je grandissais, et je ne devenais pas pour autant comme elle.Bientôt, elle n'eut plus rien à me dire. A partir de 1914, je n'ai plus reçu de nouvelles d'elle. Jel'ai vécu comme un deuil.

­ A Paris, vous aviez sûrement des amies.

­ Rien de comparable. Quand une nouvelle Caroline se serait présentée à moi, je n'aurais pasvoulu me lier à elle. Comment aurais­je pu croire encore à l'amitié? Mon élue avait trahi tousnos serments.

­ C'est triste.

­ Pire que ça. En se parjurant, Caroline avait effacé nos six années glorieuses. C'est comme si

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elles n'avaient jamais existé.

­ Que vous êtes intransigeante!

­ Vous me comprendriez si vous aviez vécu cela.

­ Je n'ai jamais connu une telle amitié, en effet. J'ai des amies d'enfance que je revois de tempsen temps avec plaisir. Cela ne va pas plus loin.

­ C'est drôle: j'ai sept ans de moins que vous et, pourtant, j'ai l'impression que vous êtes intacteet que je suis ravagée. Enfin, peu importent les souffrances du passé puisque maintenant j'ai lameilleure des amies: vous.

­ Je trouve que vous donnez facilement votre amitié.

­ C'est faux! s'indigna la jeune fille.

­ Je n'ai rien fait pour mériter votre amitié.

­ Vous venez me soigner ici chaque jour avec dévouement.

­ C'est mon métier.

­ Est­ce une raison pour ne pas vous en être reconnaissante?

­ En ce cas, vous auriez éprouvé une amitié identique pour n'importe quelle infirmière qui auraittenu ma place.

­ Sûrement pas. Si ce n'avait pas été vous, ce n'eût été que de la gratitude.

Françoise se demandait si le Capitaine écoutait les déclarations d'Hazel et ce qu'il en pensait.

Ce dernier l'interrogea:

­ Comment évolue notre malade?

­ C'est stationnaire.

­ Elle a l'air d'aller mieux, cependant.

­ Elle a beaucoup moins de fièvre. C'est grâce au traitement que je lui administre.

­ En quoi consiste ce traitement?

­ Je lui fais chaque jour une injection de Grabatérium, une substance puissammentpneumonarcotique. Elle prend aussi des capsules de bronchodilatateurs et du Bramboran. Deslavements occasionnels permettent d'évacuer les purulences internes. Les massages ont unpouvoir expectorant grâce auquel la pleurite ne s'étend pas.

­ Vous me parlez hébreu. Y a­t­il de l'espoir?

­ Il y en a. Mais cela prendra du temps et, même en cas de guérison, il ne faudra pas arrêter lathérapie: les rechutes de pleurésie ne pardonnent pas.

­ Etes­vous toujours disposée à lui prodiguer vos soins quotidiens?

­ Au nom de quoi le refuserais­je?

­ Très bien. J'insiste sur un point: ne vous faites pas remplacer, même pour un jour.

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­ Je n'en avais pas l'intention.

­ Si vous tombiez malade, n'envoyez pas quelqu'un d'autre à votre place.

­ J'ai une santé de fer.

­ Il se trouve que j'ai confiance en vous. Ce n'est pas dans mes habitudes. J'espère que j'airaison.

Françoise prit congé et repartit sur le rafiot. Les noms de médicaments qu'elle avait inventés luidonnaient une terrible envie de rire.

Au milieu de la nuit, elle se réveilla en proie à la panique: «Les lavements! Si les murs ont desoreilles, alors le Capitaine sait que j'ai menti sur ce point. Et c'en est fini du crédit que j'ai auprèsde lui.»

Elle essaya de se raisonner: «Il m'a déclaré sa confiance après que je lui ai parlé des lavements.Oui, mais peut­être n'a­t­il pas enregistré aussitôt. Peut­être est­il lui aussi maintenant réveillé àpenser à cela. Non, voyons, il faudrait qu'il soit dangereusement maniaque pour s'être aperçu dece détail. Par ailleurs, s'il écoute nos conversations, c'est qu'il l'est vraiment. Peut­être ne lesécoute­t­il pas... Comment savoir? Si j'étais sûre qu'il ne nous épie pas, j'aurais des choses àdire à Hazel. Comment en être sûre? Il faut que je tende un piège à cet homme. »

Elle ne parvint pas à dormir à cause du plan qu'elle élaborait.

­ Qu'avez­vous, Françoise? Vous êtes pâle et vous avez les traits tirés.

­ J'ai eu une insomnie. Je me permets de vous renvoyer le compliment, Hazel: vous avezmauvaise mine.

­ Ah.

­ Et depuis que je vous l'ai dit, vous êtes encore plus blême.

­ Vous croyez?

L'infirmière devait recourir à des astuces verbales pour déguiser ses questions en affirmations:

­ J'espère que vous dormez bien.

­ Pas toujours.

­ Voyons, Hazel! Pour guérir, il faut avoir un excellent sommeil!

­ Cela ne dépend pas de mon bon vouloir, hélas. Donnez­moi des somnifères.

­ Jamais: je suis contre ces drogues. Bien dormir, c'est une question de volonté.

­ C'est faux! La preuve, c'est que vous avez eu vous­même une insomnie.

­ Ça n'a rien à voir. Je puis me le permettre: j'ai de la santé. Si j'étais malade, je ne mel'autoriserais pas.

­ Je vous assure que cela ne dépend pas de moi.

­ Allons! Vous manquez de volonté.

­ Enfin, Françoise, vous êtes une femme. Il y a des choses que vous pouvez comprendre.

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­ Etre indisposée n'est pas une raison pour ne pas dormir.

­ Ce n'est pas cela, balbutia la jeune fille qui passa du blafard à l'écarlate.

­ Je ne comprends rien à ce que vous racontez.

­ Si, vous comprenez!

Hazel était au bord de la crise de nerfs tandis que la visiteuse gardait un calme olympien.

­ Le Capitaine... le Capitaine et moi... nous avons... il a...

­ Ah bon, reprit l'infirmière avec une froideur toute professionnelle. Vous avez eu des rapportssexuels.

­ C'est tout l'effet que ça vous fait? demanda Hazel, éberluée.

­ Je ne vois pas où est le problème. C'est un comportement biologique ordinaire.

­ Ordinaire, quand il y a cinquante­quatre années de différence entre les protagonistes?

­ Du moment que la physiologie le permet.

­ Il n'y a pas que la physiologie! Il y a la morale!

­ Rien d'immoral là­dedans. Vous êtes majeure et consentante.

­ Consentante? Qu'est­ce que vous en savez?

­ On ne trompe pas une infirmière là­dessus. Je peux vous examiner pour le vérifier.

­ Non, ne faites pas cela.

­ Rien que votre réaction le confirme bien.

­ Les choses ne sont pas si simples! s'indigna la jeune fille.

­ On est consentante ou on ne l'est pas. Inutile de jouer les vierges effarouchées.

­ Que vous êtes dure avec moi! La réalité est beaucoup plus complexe que vous le dites. On peutne pas être consentante et cependant éprouver quelque chose de très vif envers celui qui... Onpeut être dégoûtée par un corps et pourtant fascinée par une âme, de sorte que l'on finit paraccepter le corps, malgré sa répugnance. Cela ne vous est jamais arrivé?

­ Non. C'est du chinois, vos histoires.

­ Vous n'avez donc jamais fait l'amour?

­ J'ai couché avec mes fiancés sans m'embarrasser de vos états d'âme ridicules.

­ Qu'ont­ils de ridicule?

­ Vous essayez de vous persuader que l'on abuse de vous. Vous avez tellement besoin de vousidéaliser, de préserver la belle image que vous avez de vous­même...

­ C'est faux!

­ Ou alors, comme beaucoup de gens, vous voulez vous poser en victime. Vous aimez l'idéed'être la martyre d'une brute. Je trouve cette attitude méprisable et indigne de vous.

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­ Vous n'avez rien compris! clama la pupille en pleurant. Ce n'est pas ça. Ne pouvez­vousimaginer qu'un homme intelligent exerce un terrible empire sur une pauvre fille défigurée,surtout si cet homme est son bienfaiteur?

­ Je vois seulement que c'est un homme âgé qui n'a pas les capacités physiques d'exercer desviolences corporelles sur quiconque, a fortiori sur un être jeune.

­ Un être jeune mais malade!

­ Vous recommencez à jouer à l'agneau du sacrifice!

­ Il n'y a pas que les violences corporelles. Il y a aussi les violences mentales.

­ Si vous subissez des violences mentales, vous n'avez qu'à partir.

­ Partir d'ici? Vous êtes folle! Vous savez très bien que je ne peux montrer mon visage.

­ Voilà un prétexte qui vous arrange bien. Moi, je dis que vous vivez avec le Capitaine de votreplein gré. Et il n'y a rien de répréhensible à ce que vous couchiez ensemble.

­ Vous êtes méchante!

­ Je dis la vérité au lieu de me complaire dans votre mauvaise foi.

­ Vous avez dit que j'étais majeure. Quand cela a commencé, je ne l'étais pas. J'avais dix­huitans.

­ Je suis infirmière, pas inspecteur de police.

­ Oseriez­vous insinuer que la médecine et la loi n'ont rien à voir l'une avec l'autre?

­ Juridiquement, les mineurs sont sous la protection de leur tuteur.

­ Ne trouvez­vous pas que mon tuteur m'a protégée d'une étonnante manière?

­ Dix­huit ans est un âge normal pour une première expérience sexuelle.

­ Vous vous fichez de moi! hurla la jeune fille entre ses sanglots.

­ Voulez­vous vous calmer? dit la visiteuse avec autorité.

­ Vous ne trouvez pas qu'un homme qui couche avec une fille gravement défigurée est unpervers?

­ Je n'ai pas à entrer dans ce genre de considérations. Chacun ses goûts. Je pourrais aussi vousobjecter qu'il vous aime pour votre âme.

­ Alors pourquoi ne se contente­t­il pas de mon âme? cria Hazel.

­ Il n'y a pas de quoi se mettre dans un état pareil, dit Françoise avec fermeté.

Désespérée, la pupille lui jeta un regard déchirant.

­ Et moi qui pensais que vous m'aimiez!

­ Je vous aime bien. Ce n'est pas une raison pour entrer dans votre comédie.

­ Ma comédie? Oh, partez, je vous déteste.

­ Bon.

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La jeune femme remballa ses affaires. Au moment où elle allait quitter la pièce, la petite luidemanda d'une voix suppliante:

­ Vous reviendrez quand même?

­ Dès demain, sourit­elle.

Elle descendit l'escalier, horrifiée par ce qu'elle avait dû dire.

En bas, la porte du fumoir s'ouvrit.

­ Mademoiselle, voulez­vous venir quelques instants? demanda le Capitaine.

Elle entra. Son cœur battait à se rompre. Le vieil homme semblait bouleversé.

­ Je voulais vous remercier, dit­il.

­ Je ne fais que mon métier.

­ Je ne parle pas de vos compétences d'infirmière. Je trouve que vous êtes d'une grandesagesse.

­ Ah.

­ Vous comprenez des choses que les jeunes femmes, en général, ne comprennent pas.

­ Je ne vois pas ce que vous voulez dire.

­ Vous voyez très bien. Vous avez analysé la situation avec beaucoup de clairvoyance. L'essentielne vous a pas échappé: j'aime Hazel. J'ai pour elle un amour dont vous ne pouvez pas douter.«Aime et fais ce que tu veux», enseigne saint Augustin.

­ Monsieur, cela ne me regarde pas.

­ Je sais. Mais je vous le dis quand même, car j'ai une grande estime pour vous.

­ Merci.

­ C'est moi qui vous remercie. Vous êtes quelqu'un d'admirable. Et de surcroît, vous êtes belle.Vous ressemblez à la déesse Athéna: vous avez la beauté de l'intelligence.

La visiteuse baissa les yeux comme si elle était troublée, prit congé et fila. Hors de la maison,l'air marin l'assaillit et la libéra: elle respira enfin.

«Je sais ce que je voulais savoir», pensa­t­elle.

Après ses courses à la pharmacie, Françoise alla au café. Ce n'était pas dans ses habitudes.

­ Un calvados, je vous prie.

«Depuis quand une femme boit­elle ça?» se dit le bistrotier.

Les marins regardaient avec étonnement cette jolie personne à l'allure si peu frivole qui semblaitabsorbée par des pensées capitales.

«A présent que j'en suis sûre, il va falloir redoubler d'attention. Une chance qu'il n'ait pasremarqué mon histoire de lavement. A mon avis, il écoute nos conversations sans avoir à quitterle fumoir, qui doit être relié à la chambre de Hazel par un conduit. Pauvre petite, elle doit êtredans un état! Comment lui dire que je suis son alliée? Après ce que je lui ai sorti, aura­t­elle

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encore confiance en moi? J'aimerais lui écrire un mot, mais c'est impossible: les sbires qui mefouillent ne laisseraient jamais passer la moindre missive.» Quelques jours plus tôt, elle avaitsurpris l'un d'eux à lire la posologie d'un médicament de sa trousse. Elle lui avait demandé cequ'il espérait trouver, il avait répondu: «Vous pourriez envoyer des messages codés ensoulignant certaines lettres.» Elle n'y eût jamais songé. «Que puis­je contre de tels cerbères? Jepourrais emporter du papier blanc et écrire en présence de Hazel, mais elle me poserait alorsdes questions qui seraient entendues; "Que faites­vous, Françoise? Qu'est­ce que vous notez?Pourquoi mettez­vous un doigt sur vos lèvres?" C'est que je n'ai pas la partie facile, avec cetteinnocente. Non, je dois continuer à suivre mon plan. Si seulement cela ne prenait pas tellementde temps!»

Elle alla s'installer au bar et interrogea le bistrotier:

­ Qu'est­il arrivé au Capitaine, avant qu'il ne s'installe à Mortes­Frontières?

­ Pourquoi vous intéresse­t­il?

­ Je le soigne, en ce moment. Un début de pleurésie.

­ Il ne doit plus être tout jeune. La dernière fois que je l'ai vu, c'était il y a vingt ans. Il avaitdéjà l'air vieux.

­ La mer, ça use.

­ Dans son cas, ça ne doit pas être seulement la mer.

­ Que savez­vous de lui?

­ Pas grand­chose. Si ce n'est qu'il s'appelle Omer Loncours: avouez que ça prédispose à devenirmarin. Une carrière assez mouvementée, d'après ce qu'on m'a raconté: il a même été forceur deblocus en mer de Chine. Ça l'a sacrement enrichi. Il a pris sa retraite il y a trente ans.

­ Pourquoi si tôt?

­ On l'ignore. En tout cas, il était amoureux.

­ De qui?

­ Une femme qu'il avait ramenée sur son bateau. On ne l'a jamais vue. Loncours a acheté l'île ety a installé sa maîtresse.

­ C'était il y a trente ans, vous êtes sûr?

­ Certain.

­ Comment se fait­il que vous n'ayez jamais vu cette femme?

­ Elle ne quittait jamais Mortes­Frontières.

­ Comment saviez­vous qu'elle existait, alors?

­ Par Jacqueline, la cuisinière de Loncours. Elle parlait parfois d'une demoiselle.

­ L'avait­elle vue?

­ Je ne sais pas. Les gens du Capitaine ont pour consigne d'en raconter le moins possible, dirait­on. La demoiselle en question est morte il y a vingt ans.

­ De quelle façon?

­ Elle s'est jetée dans la mer et noyée.

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­ Comment!

­ Drôle d'histoire, oui. Après des jours et des jours, son corps s'est échoué sur le rivage deNœud. Une femme tellement gonflée d'eau qu'on aurait dit de la mie de pain. Impossible de diresi elle était belle ou laide. Après l'autopsie et l'enquête, la police a conclu à un suicide.

­ Pourquoi se serait­elle tuée?

­ Allez savoir.

«C'est bien mon intention», pensa l'infirmière qui paya et sortit.

A l'hôpital, elle consulta la plus âgée de ses collègues qui avait une cinquantaine d'années. Celle­ci ne lui apprit pas grand­chose.

­ Non, je ne sais pas qui c'était. Je ne me souviens plus.

­ Comment s'appelait la noyée?

­ Comment l'aurions­nous su?

­ Le Capitaine aurait pu le dire.

­ Sans doute.

­ Quelle mauvaise mémoire! N'y a­t­il pas un détail qui vous ait frappée?

­ Elle portait une belle chemise de nuit blanche.

«Les goûts vestimentaires du Capitaine n'ont pas changé», pensa Françoise qui alla consulter lesregistres. Ils ne l'éclairèrent pas davantage: des dizaines de femmes étaient mortes à l'hôpitalde Nœud en 1903, car c'était une année comme les autres.

«De toute façon, Loncours pouvait lui inventer n'importe quelle identité, puisqu'il était le seul à laconnaître», se dit­elle.

Elle se demanda où on l'avait enterrée.

Le sourire de Hazel paraissait forcé.

­ J'ai réfléchi à notre conversation d'hier.

­ Ah, fit la visiteuse avec indifférence.

­ Je pense que vous aviez raison. Et cependant, je ne parviens pas à être de votre avis.

­ Ce n'est pas grave.

­ C'est ce que je crois: on n'est pas forcé d'avoir les mêmes opinions que ses amis, n'est­ce pas?

­ Sûrement pas.

­ L'amitié est une chose bizarre: on n'aime ses amis ni pour leur corps ni pour leurs idées. En cecas, d'où cet étrange sentiment provient­il?

­ Vous avez raison, c'est très curieux.

­ Peut­être existe­t­il des liens mystérieux entre certaines personnes. Nos noms, par exemple:

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vous vous appelez Chavaigne, n'est­ce pas?

­ Oui.

­ On dirait châtaigne ­ et vos cheveux sont châtains. Or, moi, je me nomme Hazel, ce quisignifie noisetier ­ et mes cheveux sont couleur de noisette. Châtaigne, noisette, nous venonsd'une famille identique.

­ C'est drôle, un prénom qui veut dire noisetier.

­ L'autre nom du noisetier est le coudrier. Les baguettes de coudrier servaient à détecter lessources: comme si ce bois tressaillait dès qu'il sentait la force et la pureté d'une eau sur le pointde jaillir. S'appeler Hazel, c'est s'appeler sourcière.

­ Sorcière!

­ J'aimerais bien être une sorcière. Mais je n'ai aucun pouvoir.

«Quelle erreur», pensa l'infirmière.

­ Le châtaignier, poursuivit la jeune fille, s'il n'a pas le pouvoir de détecter les sources, est unbois particulièrement résistant, solide, inaltérable. Comme vous, Françoise.

­ Je ne sais pas s'il faut s'attacher à la signification des noms. Ils nous ont été donnés à lalégère.

­ Moi, je crois qu'ils sont l'expression du destin. Dans Shakespeare, Juliette dit que son Roméoserait aussi merveilleux avec un autre nom. Elle est pourtant la preuve du contraire, elle dont leprénom exquis est devenu un mythe. Si Juliette s'était appelée... je ne sais pas...

­ Josyane?

­ Oui, si elle s'était appelée Josyane, ça n'aurait pas marché!

Elles éclatèrent de rire.

­ Il fait beau, dit la masseuse. Nous pourrions sortir nous promener dans l'île.

La pupille blêmit.

­ Je suis fatiguée.

­ Cela vous ferait du bien de vous aérer au lieu de rester enfermée.

­ Je n'aime pas sortir.

­ Dommage. J'aimerais me promener au bord de la mer.

­ Allez­y.

­ Sans vous, cela ne m'amuse pas.

­ N'insistez pas.

«Quelle sotte, enragea la visiteuse. A l'extérieur, au moins, nous pourrions parler librement.»

­ Je ne vous comprends pas. Il n'y a personne sur cette île. Si nous nous promenions, personnene pourrait vous voir. Vous n'avez rien à craindre.

­ Là n'est pas la question. Un jour, je suis sortie pour me promener. J'étais seule et pourtant jesentais une présence. Elle me poursuivait. C'était effrayant.

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­ Vous avez trop d'imagination. Chaque après­midi, je vais à pied du débarcadère à ici et je n'aijamais vu aucun fantôme.

­ Il ne s'agit pas de fantôme. C'est une présence. Une présence déchirante. Je nel peux pas vousen dire plus.

L'infirmière brûlait de demander à la jeune fille si elle avait entendu parler dej la précédentemaîtresse de Loncours. Elle posa sa question de manière détournée:

­ J'aime beaucoup vos chemises de nuit blanches.

­ Moi aussi. C'est le Capitaine qui me les a offertes.

­ Elles sont magnifiques. Quelle qualité! Je n'en ai jamais vu de telles dans le commerce.

­ C'est parce qu'elles sont anciennes. Le Capitaine m'a dit qu'il les tenait de sa mère.

«Elle n'est au courant de rien», conclut la masseuse.

­ C'est triste de posséder de telles chemises de nuit quand on est défigurée. Un pareil vêtementexige un visage parfait.

­ Vous n'allez pas recommencer à vous plaindre, Hazel!

­ Je voudrais vous en offrir une. Cela vous irait si bien.

­ Je refuse. On ne donne pas ce qu'on a reçu.

­ Permettez­moi au moins de vous dire ceci: vous êtes belle. Très belle. Alors faites­moi plaisir:soyez­en heureuse, jouissez­en. C'est un tel cadeau.

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