anca manolescu_la nourriture

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Title: “La nourriture selon l’anthropologie et l’ethnographie. Deux expositions au Musée du Paysan Roumain” Author: Anca Manolescu How to cite this article: Manolescu, Anca. 2008. “La nourriture selon l’anthropologie et l’ethnographie. Deux expositions au Musée du Paysan Roumain”. Martor 13: 161172. Published by: Editura MARTOR (MARTOR Publishing House), Muzeul Țăranului Român (The Museum of the Romanian Peasant) URL: http://martor.muzeultaranuluiroman.ro/archive/martor132008/ Martor (The Museum of the Romanian Peasant Anthropology Review) is a peerreviewed academic journal established in 1996, with a focus on cultural and visual anthropology, ethnology, museum studies and the dialogue among these disciplines. Martor review is published by the Museum of the Romanian Peasant. Its aim is to provide, as widely as possible, a rich content at the highest academic and editorial standards for scientific, educational and (in)formational goals. Any use aside from these purposes and without mentioning the source of the article(s) is prohibited and will be considered an infringement of copyright. Martor (Revue d’Anthropologie du Musée du Paysan Roumain) est un journal académique en système peerreview fondé en 1996, qui se concentre sur l’anthropologie visuelle et culturelle, l’ethnologie, la muséologie et sur le dialogue entre ces disciplines. La revue Martor est publiée par le Musée du Paysan Roumain. Son aspiration est de généraliser l’accès vers un riche contenu au plus haut niveau du point de vue académique et éditorial pour des objectifs scientifiques, éducatifs et informationnels. Toute utilisation audelà de ces buts et sans mentionner la source des articles est interdite et sera considérée une violation des droits de l’auteur. Martor is indexed by EBSCO and CEEOL.

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Antropologia hranei

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Page 1: Anca Manolescu_la Nourriture

Title:  “La nourriture  selon  l’anthropologie  et  l’ethnographie. Deux  expositions  au Musée du 

Paysan Roumain” 

Author: Anca Manolescu 

How to cite this article: Manolescu, Anca. 2008. “La nourriture selon l’anthropologie et l’ethnographie. Deux 

expositions au Musée du Paysan Roumain”. Martor 13: 161‐172. 

Published by: Editura MARTOR  (MARTOR Publishing House), Muzeul Țăranului Român  (The 

Museum of the Romanian Peasant) 

URL:  http://martor.muzeultaranuluiroman.ro/archive/martor‐13‐2008/     

 Martor  (The Museum  of  the  Romanian  Peasant  Anthropology  Review)  is  a  peer‐reviewed  academic  journal established in 1996, with a focus on cultural and visual anthropology, ethnology, museum studies and the dialogue among  these  disciplines. Martor  review  is  published  by  the Museum  of  the  Romanian  Peasant.  Its  aim  is  to provide,  as widely  as  possible,  a  rich  content  at  the  highest  academic  and  editorial  standards  for  scientific, educational and (in)formational goals. Any use aside from these purposes and without mentioning the source of the article(s) is prohibited and will be considered an infringement of copyright.    Martor (Revue d’Anthropologie du Musée du Paysan Roumain) est un journal académique en système peer‐review fondé  en  1996,  qui  se  concentre  sur  l’anthropologie  visuelle  et  culturelle,  l’ethnologie,  la muséologie  et  sur  le dialogue entre ces disciplines. La revue Martor est publiée par le Musée du Paysan Roumain. Son aspiration est de généraliser  l’accès vers un riche contenu au plus haut niveau du point de vue académique et éditorial pour des objectifs  scientifiques,  éducatifs  et  informationnels. Toute utilisation  au‐delà de  ces  buts  et  sans mentionner  la source des articles est interdite et sera considérée une violation des droits de l’auteur.  

 

 

 

 

Martor is indexed by EBSCO and CEEOL. 

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C’est par une section dédiée à ce thèmequ’on achève en 2008, huit ans après la mort deHoria Bernea, la mise en espace du discours duMPR, tel qu’il l’avait conçu en collaboration avecIrina Nicolau et son équipe.

Comment peut-on prolonger sans mimétismeun style muséal inclassable, marqué par la griffed’un grand artiste ?

A mon avis, la solution la plus sage et la plussûre aurait été de changer nettement de manièremuséale, en se mettant ainsi à l’abri des piègesde l’épigonisme. Afin d’en éviter le risque,risque d’autant plus accru que le style de HoriaBernea est fait de fraîcheur, de tâtonnements etde surpr ise , qu’ i l joue sur une l iberté«contrainte» par des critères ténus, la rupture seprésente comme la méthode la plus facile.

Ioana Popescu, Lila Passima et leurs collabo-rateurs se sont montrés toutefois plus courageux.Ils ont osé et ont réussi à cultiver sans faussenote le même langage muséal et cela parce qu’ilsne lui ont pas emprunté simplement son vocabu-laire, mais ont mis à l’oeuvre sa syntaxe assimi-lée. Comme pour contredire ceux qui pré-tendaient que Horia Bernea avait fait du MPRun «musée d’auteur» – au sens subjectif et parconséquent quelque peu aléatoire de l’expression– ils ont prouvé que ce n’est pas tant un «styleBernea» qu’ils ont appris pendant une décennie

de travail à ses côtés, mais les principes d’unemuséographie. C’est ce qui fait, selon moi, laréussite et la nouveauté de l’exposition intituléela «Nourriture Lien». Car celle-ci n’est pas seule-ment conçue et construite selon ces principes,mais en plus et surtout elle les expose. Ils y sontexposés de manière prégnante, avec un radica-lisme discret, sans qu’ils soient explicités, mis endiscours, réduits à un schéma. Par une suited’accents, par une certaine «intonation» dulangage muséal, celui-ci devient un moyen deréfléchir sur lui-même, sur ce qui est propre à lamuséographie du MPR; il donne en quelquesorte à voir son propre code, ses lignes essen-tielles. Quels sont ces principes et quelle expres-sion reçoivent-ils dans la salle dédiée a la«Nourriture Lien» ?

1. Le poids de l’articulation muséale. La cohérence de l’ensemble.

Le premier principe qu’il convient de men-tionner concerne le statut que l’objet a danscette muséographie. Il n’y est pas traité en tantque pièce isolée, «pièce d’art», selon uneperspective strictement esthétique. Il n’y est pastraité non plus comme élément qui sert à re-constituer des contextes (matériels ou idéolo-giques), selon une perspective fonctionnaliste.

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L’objet y est approché (et valorisé) en tant qu’élé-ment d’une logique symbolique, en tant que par-ticipant à des enchaînements qualitatifs, commenœud matériel, concret d’une vaste trame d’as-sociations qui relient entre eux les niveaux dumonde et tous ces niveaux à la réalité forte desarchétypes. Puisqu’il a comme matière domi-nante d’étude l’homme et la civilisation tradi-tionnels, le MPR s’efforce de thématiser ce quiest essentiel, englobant, décisif pour leurmanière de penser et de faire, c’est-à-dire pré-cisément la logique symbolique qui commandeleur Weltanschauung.

Au moyen de «l’espace actif» où l’objet setrouve placé on essaie de suggérer la multitudedes correspondances – présentes dans les texteset les matériaux de terrain, analysées par lesétudes anthropologiques et non pas imaginéesde manière ludique – que la forme de l’objet, samatérialité ou sa fabrication, sa fonction rituelleou usuelle suscitent. On essaie de suggérer leréseau des significations qui enveloppent et«situent» l’objet. On essaie de rendre compte dece caractère kaléidoscopique du symbolismedont parle J. Huizinga (2002, pp. 289-305). Or,ce caractère implique que chaque structure sym-bolique bien réalisée contient une complétudeharmonique, qu’elle livre une expression (ouune suite d’expressions) du réel dans son ensem-ble, avec son ordre évident et son aspect caché,qui en constitue la racine non manifestée. A ladifférence de l’allégorie, l’image symboliquereflète, selon Goethe1, une idée qui, tout enétant infiniment active, reste cependant inex-primable, alors même qu’elle reçoit d’innom-brables visages et des expressions dans toutes leslangues du monde. De telles structures symbo-liques exigent par conséquent une interprétationqui, en en déployant les significations, intensifieen même temps la conscience de leur sourceineffable. Elles exigent une archéologie du sensqui, à chaque découverte, plonge plus profondé-ment dans l’inexprimable d’où le sens émerge.

Lorsqu’on pénètre dans la salle dédiée à la « Nourriture Lien », on est frappé par son mini-malisme monumental, par le recours très parci-monieux aux objets. C’est à peine si on distinguequelques pièces accrochées aux parois. Im-posant, massif, un échafaudage en bois blond,un podium en spirale occupe tout l’espace etoblige presque le visiteur d’emprunter sa voie as-cendante de «ziggourat» végétal. Les objets – lescompositions d’objets – se trouvent inclus,enterrés dans ce support : soit cachés dans sonsoubassement, soit découverts littéralement sousles pas du visiteur, soit entrevus quelque part enbas, dans un coin de la salle, comme des entitésdépendantes de la spirale. Les pièces exposéessur les parois semblent participer elles aussi à lamême structure, au même mouvement.

Si on tourne le regard vers la base, à demicaché, du support – ce que le visiteur n’a pascoutume de fa ire – on constate quel’échafaudage enroule ses anneaux autour d’untronc authentique d’arbre. Cette installation, oùles objets sont intégrés et presque dissimulés,constitue un analogon, d’autant plus suggestifqu’il n’est pas explicite, de «l’arbre du monde».Elle suggère la structure hiérarchique del’univers, dont les niveaux se déploient à partird’une racine cachée, autour d’un axe invisible.On nous propose l ’ image symbolique del’univers en tant que plante «bonne à manger».C’est cette image qui forme le support, maissurtout le cadre herméneutique de l’exposition.C’est elle qui situe une thématique universellede la nourriture, avec ses nombreuses zones designification : la «passion» de la matière afin dedevenir aliment, les «degrés de nourriture» del’histoire sainte, de la vie humaine, de l’annéeliturgique; le pouvoir si essentiel de la nourritureà faire la communion, l’unité, son rôle dans letrajet de l’âme à travers les «douanes» de l’au-delà, et, comme le pôle auquel tous cesaspects se rattachent, le sacrifice christique.

Nulle part dans le MPR, le support de l’expo-sition n’a autant de massivité, d’«autorité», decapacité englobante. Partout ailleurs, la matière

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muséale « annexe » – supports, cadres, man-nequins, traitement de l’espace – se « fonde »dans l’exposition, dialogue avec les objets, con-tribue au déroulement du discours, sans jamaisle dominer. Ici, en échange, le support inclue lesobjets – tant du point de vue spatial que du pointde vue sémantique –, il les situe dans une grandestructure symbolique, il en fait la matière d’ex-pression d’un sens global.

Aussi ce support englobant se laisse-t-il lirecomme un emblème qui figure le code musealmême du MPR, sa manière d’entendre et de pra-tiquer la muséographie. Car ce code consistedans l’usage des objets en tant qu’élémentsd’une «phrase» muséale, en tant que points d’ap-pui pour le déploiement d’une interprétation,pour l’exposition d’une idée. Dans les termesd’Irina Nicolau, les objets y sont des « arguments »de la démarche et de l’exposition anthro-pologiques. Selon Horia Bernea (1996, p. 208),«on doit provoquer l’objet afin qu’il devienne unagent à travers lequel on produit de l’informa-tion », on fait passer des significations. Splen-dides ou modestes, les objets y constituent deséléments de morphologie que la syntaxe muséaleutilise afin de thématiser les structures mentales,les représentations, les principes des mondes tra-ditionnels, cette logique symbolique qui – elleaussi – fait des objets du monde son vocabulaireafin d’établir des rapports, des correspondances,des enchaînements entre les différents niveauxdu réel. Le support englobant indique – avec desmoyens museaux – cette double syntaxe.

Le musée-trajet

Un autre principe du MPR consiste à pro-poser une muséographie qui incite le visiteur àdevenir actif, à approcher les compositions, lessituations et les perspectives muséales selon uneinterprétation personnelle et non pas imposée etunique. Délibérément polysémantiques, richesde suggestions et d’allusions culturelles, éton-nantes parfois, elles invitent le visiteur àconstruire son propre trajet ou plusieurs trajets

de sens, à expérimenter lui-même le caractère « kaléidoscopique » de l’exposition. Celle-ci viseessentiellement à transformer le visiteur en « voyageur », en le déterminant de participer aumouvement de la thématique qu’on lui propose.En quoi consiste ce « mouvement » ?

Tout d’abord, il s’agit du mouvement propreau sujet du MPR, à savoir la logique symboliqueselon laquelle l’objet (traditionnel) renvoie à dessignifications déployées le long de la hiérarchiedu réel. Chaque thème y contient implicitementl’idée de trajet, puisque chaque thème seprésente comme suite de degrés qui couvrent ledevenir du monde et le destin intégral de la per-sonne humaine. Les études anthropologiquesmettent en lumière à profusion de tels degrés:rites de passage, rites d’agrégation et de sépara-tion, de communication et éventuellement decommunion entre les mondes, représentationsde l’ordre, du désordre, de la restauration, struc-tures de classification dont l’expression se modi-fie, est adaptée et réadaptée selon le contextehistorique ou socioculturel. Faire un musée detype anthropologique revient, en grande partie, àmettre en espace des thèmes-trajet, d’en proposerles articulations, les étapes, le cheminement.

Une autre tâche, encore plus subtile, consisteà mobiliser le visiteur, à le transformer en parte-naire herméneutique, en lui suggérant l’attitudeitinérante. Horia Bernea (1996, p. 203) carac-térisait le MPR comme «un trajet d’initiation, untrajet vivant, hiérarchiquement accessible selonl’intérêt et le degré d’instruction du visiteur».

Dans quelques points de l’exposition duMPR, on a mis même en place des «dispositifs»qui marquent la condition itinérante du visiteurà l’intérieur du mouvement muséal. Le plus ex-pressif se trouve à l’entrée dans la salle « Lacroix est partout », un espace où on met en cor-rélation la croix et la fenêtre, en insistant sur laqualité de la croix d’être l’instrument symbo-lique par excellence du passage d’un monde àl’autre, d’un niveau de réalité à un autre, d’unétat de l’être à un autre. Or, le visiteur accède àcette salle à travers une ouverture en forme de

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croix découpée dans un rideau textile. Avant derencontrer la thématique du « passage par lacroix », le visiteur « performe » ce passage, ilacquiert de manière muséale l’expérience de cequ’on lui propose de voir et d’interpréter.

Dans la salle de la « Nourriture Lien » l’idéede trajet est dominante, explicite, persuasive. Lesupport englobant transforme tout l’espace enespace-voie, en voie spirale orientée. L’exposi-tion ne se donne à voir que dans la mesure où levisiteur parcourt cette voie. Il y est presqueobligé de marcher sur les vitrines encastréesdans le podium, de « prendre en sa possession »les compositions d’objets, de les parcourircomme autant de degrés, de les assimiler commeautant d’états ou de « stations » d’un voyage.

A chaque point de ce trajet, le visiteur setrouve entouré par une « situation muséale »,composée des groupements d’objets et de textesqui sont soit découverts à ses pieds, soit à demidissimulés entre les spires de l’échafaudage oudans les coins de la salle, soit proclamés sur lesmurs. Mais à chaque point, il a une vue del’ensemble, une perspective toujours différentesur l’espace et la thématique en leur entier. Ilpeut s’arrêter afin de percevoir/ scruter/ ampli-fier par une interprétation personnelle lesrepères de sens contenus dans chaque situationou perspective, ou il peut passer rapidement àtravers chacune d’elles, mais il fait en tout casl’expérience – même non réfléchie – du carac-tère kaléidoscopique et itinérant propre à unelogique symbolique.

De toute façon, la posture qu’il doit adopterafin de voir les objets exposés, le fait qu’il doit sepencher pour les découvrir à ses pieds sont tropinaccoutumés pour qu’il n’en soit pas interpellé.C’est la posture de l’interrogation, de la re-cherche, de l’«approfondissement». Afin d’enfortifier la suggestion, les auteurs de la salle ontfait appel à un procédé déjà utilisé dans d’autrespoints du MPR, à savoir la décomposition d’unobjet. Ils ont encastré dans le podium le plateaud’une table, support pour des objets relevant de

l’inventaire des noces, tandis que le reste dumeuble, les entrailles découvertes, se trouve plusbas, à côté du support où l’oeil l’aperçoit selonune perspective plongeante, comme métaphoredu caché, de l’intérieur qu’on doit atteindre,questionner, creuser.

Si on met cette métaphore en corrélationavec la structure de la salle en son entier, elle in-dique un principe subtil du cheminement her-méneutique, mais surtout du chemin spirituel: àsavoir que la descente dans les strates d’unthème, d’un texte ou de l’âme détermine une as-cension. Il existe une symétrie verticale qui faitqu’une fois un certain degré atteint dans la pro-fondeur, celui-ci rend actif son correspondantselon la hauteur. « Plonge en toi-même et plusprofondément encore, alors tu trouveras uneéchelle qui te permettra de monter » : ce sont àpeu près les termes d’une sentence ascétiquechrétienne du VII-e siècle.2 Mais « la montée parl’approfondissement » n’est pas seulement unerègle paradoxale du chemin contemplatif. C’estla même règle qui commande le développementorganique, parabole du développement spirituel:le grain de blé doit descendre et s’enterrer afinque la tige monte et que la plante devienne pain,« nourriture-lien ». La logique symbolique en sonentier est dominée par le même principe de lasymétrie verticale, du reflet. Les réalités supé-rieures ne sont pas adéquatement représentéessur notre plan d’existence par des analogiesdirectes; ils le sont par des analogies inverses.3

Plus un symbole se trouve placé en bas del’échelle de l’être plus il est capable de refléter,du point de vue qualitatif, des réalités d’en haut.C’est l’infiniment petit qui symbolise le mieuxl’infiniment grand. Voilà la raison pour laquellele mouvement du regard ou de l’attention vers«le bas», vers ce qui est menu/ discret/ cachépeut ouvrir la voie vers le zénith.

La salle de la «Nourriture Lien» entraîne levisiteur dans ce type de mouvement double.D’un côté, il est invité à regarder surtout les ob-jets – sobres quant à leur apparence et distribuésavec économie – qui se trouvent sous ses pas.

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D’un autre côté, son regard attiré vers le bas, ilavance le long de la spirale ascendante. Il « per-forme » lui aussi une « montée par l’appro-fondissement » jusqu’au moment où, atteignantle sommet de la spirale, il en rencontre l’axe oule pôle dont dépend toute la thématique parcou-rue. Là, un texte de ballade associe la croix etl’arbre du monde et exalte le sacrifice du Christen tant que source d’où découlent les sèves del’univers et les aliments essentiels.

C’est toujours de ce sommet que le regardpeut lire et comprendre une composition verti-cale particulière. La moitié inférieure de celle-ci, à demi cachée par le podium, est un arbrefunéraire reconstitué. Un tel arbre, on le saitbien, figure rituellement le trajet de l’âme àtravers les douanes de l’au-delà et sert de sup-port pour les aliments rituels qui doivent l’ac-compagner. La moitié supérieure de la composi-tion, quoique qu’elle s’étire, bien en vue, sur laparoi de la salle, ne reste pas moins évanescente:c’est une échelle fragile faite de branches d’ar-bre, teinte à la chaux, qui s’appuie sur un voiledont les bandes de broderie suggèrent une suc-cession de degrés. Le tout n’est-il pas une mé-taphore visuelle de la figure archétype (l’échelle)qui se reflète dans les objets (rituels ou non) denotre monde? Le tout n’est-il pas une métaphorepour le style MPR qui, en refusant de miser surla reconstitution des contextes, choisit d’enextraire les significations? Très hétérogènesquant à leurs fonctions, l’échelle et le voile nes’apparentent moins du point de vue symbo-lique. Juxtaposée à l’échelle, la texture fortifiel’idée de suite de degrés, de montée dans l’invi-sible. Variante éthérée du trajet vertical,l’échelle-voile manifeste, proclame même lastratégie du MPR, celle de proposer les objetsnon selon leur fonction explicite, mais commedes arguments d’une démonstration anthro-pologique.

Enfin, une dernière manœuvre invite le visi-teur à considérer la salle comme un trajet her-méneutique. Lorsqu’il se trouve devant celle-ci,avant d’y pénétrer, il la regarde à travers une

ouverture assez étroite qui l’empêche de lirel’ensemble, mais donne à voir seulement un frag-ment chaotique de l’échafaudage. Le visiteur necomprend pas bien ce qui l’attend au-delà duseuil. En échange, l’autre passage, celui quiconduit à un riche « cabinet d’étude » sur lethème exposé est très ample. Il laisse parfaite-ment voir la structure de la salle en son entier, laforme globale qui la commande. C’est seulementaprès avoir parcouru la salle-spirale, avec ses de-grés, ses stations et ses situations muséales,après l’avoir laissée en arrière, qu’on peut re-garder/comprendre sa structure et son titre: laNourriture Lien. C’est seulement si on regardel’échafaudage de ce « point final » qu’on peutsaisir qu’il est construit comme une longue tablede festin rituel, qui s’enroule autour d’un axevertical. Qu’il représente donc le support de lacommunion alimentaire entre les membres de lacommunauté, entre les vivants et les morts.

A ce moment le visiteur se rend compte que,lui aussi, il a traversé une succession d’étapes oud’«états», de la confusion à l’interprétation et,enfin, à l’élucidation de la thématique proposée.Il se rend compte qu’il a été mis dans « un étatd’itinérance ».

Un langage de type proprement muséal

Le support englobant dont j’ai tant parlécontient, on l’a vu, de nombreuses suggestions etallusions symboliques: arbre du monde, spiraleverticale, table de festin, voie. C’est lui quiexprime la structure thématique de la salle; c’estlui qui offre la syntaxe muséale qui articule lesobjets; c’est lui qui détermine le visiteur à « per-former » un trajet. On peut se demander si cetteconstruction plurifonctionnelle, loin de con-stituer un «support» de l’exposition et du sens,ne tend pas en fait vers la scénographie, nes’affirme pas comme une construction autonomepar rapport à laquelle les objets sont de simplesdétails décoratifs. On peut se demander si ellene court pas le risque de transgresser le codemuséal pour devenir « mise en scène » d’une

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thématique anthropologique. Horia Bernea étaittrès attentif à ne pas dépasser le seuil entre lesdeux, à ce que le MPR se maintienne – avectoutes ses hardiesses – à l’intérieur d’un langagede type muséal.

Selon moi, les auteurs de la « NourritureLien » se sont avancés délibérément jusqu’à ceseuil, sans le dépasser. Un premier argument ence sens: le support englobant conçu par IoanaPopescu a comme fonction première d’établir lerapport (un rapport spécial) entre les objets et leregard du visiteur. L’échafaudage n’annexe pasles objets, mais les propose au regard selon unmouvement inverse par rapport à la manièrecourante d’une exposition. En fait, ici les objetsne sont pas ex-posés, mis de manière offensivedevant le visiteur, élevés sur des socles, ils nes’avancent pas vers celui-ci. L’œil ne rencontrepas des objets bien mis en vue, il doit leschercher. Cachés, encastrés dans le support, ilsexigent la découverte, ils attirent le regard versleur intérieur. On construit de cette manière unrapport bine plus actif entre l’œil et l’objet; onobtient une « phanie » de l’objet bien plussubtile que dans l’exposition « affirmative », oùle visiteur est plus enclin à enregistrer passive-ment la matière visuelle devant laquelle il défile.

Ce type de rapport – entre le regard et l’objetcaché, entre l’objet et le regard qui le creusejusqu’aux entrailles – est spécifique pour lamuséographie du MPR. La salle « Reliques », parexemple, renverse de manière programmatiquele rapport commun entre l’extérieur et l’in-térieur de l’objet. Une église y est vidée de tousles objets liturgiques, qui sont exposés le longdes parois de la salle, afin que le regard puisselire la structure de son espace intérieur, sonvecteur. Dans la salle « Temps », l’objet le plusfort, le plus polysémique, celui qui signifie le dé-passement de la temporalité et, tout à la fois, l’in-fusion de vie qui permet au temps de durer, l’ob-jet « polaire » par rapport à la thématique de lasalle, un objet qu’Irina Nicolau caractérisaitcomme un « objet total » est délibérément placédans un coin, protégé par l’obscurité. On doit

pénétrer dans cette obscurité pour percevoir des significations qui relèvent de ce qu’AndreiPle[u (2003, p. 131) appelait « les inévidencesessentielles ».

Horia Bernea (1996, pp. 2002-201) nedéfinissait-il pas la muséographie du MPRcomme une « muséographie négative », « apopha-tique », où les affirmations muséales sontconçues de telle manière qu’elles n’arrêtent pasle visiteur à leur « lettre », mais le guident versdes significations plus subtiles et, à la limite, in-exprimables ? La salle de la « Nourriture Lien »ne fait que mettre en évidence avec un certainradicalisme ce rapport inversé entre le regard etl’objet, elle ne fait que proclamer cette « muséo-graphie négative ».

Le second argument qui prouve qu’il n’y apas de transgression vers la scénographieconcerne la matérialité de la salle. Entre le sup-port de bois blond, neuf, luisant, dont la formeétrange (myriapode ou colimaçon) a des contoursnettement dessinés, et les objets chargés de pa-tine le contraste est fort. Ce contraste sépare lesupport des objets, il déclare leur différence, eninterdisant l’illusion d’un ready-made. Dans samatérialité franche, le support reste support etvéhicule/ métaphore pour un thème, sans au-cune tendance de se transformer lui-même enobjet d’exposition. Par son volume qui occupetoute la salle, il se trouve plutôt en continuitéavec l’espace de l’exposition, qu’il module demanière prégnante.

La disproportion délibérée entre le supportet les objets qu’il recèle tient certainement d’uncertain radicalisme muséal. Mais c’est précisé-ment par le choix de cette solution limite que lesauteurs formulent de manière appuyée – à l’in-térieur même de l’exposition – le code du MPR.Les principes de sa muséographie y sontsoulignés par des métaphores visuelles fortes; ilsy sont déclares par le «passage à la limite» de cer-tains procédés qui, dans le reste du musée,opèrent plus discrètement.

Cette option radicale acquiert un reliefencore plus accru par le voisinage de la

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«Nourriture Lien» et d’une exposition tempo-raire dédiée toujours au thème de la Nourriture,qui fut réalisée par une autre équipe du MPR.Etendue sur une surface beaucoup plus grande,cette dernière est peuplée d’une masse d’objetsadmirables et de compositions pour la plupartpleines d’imagination esthétique, bien constru-ites, parfois un peu naturalistes, qui réjouissentsans difficulté l’oeil. On se trouve devant des re-constitutions gracieuses de contextes tradition-nels, mais aucune syntaxe muséale n’y intervientpour les articuler. Ce qu’on propose au visiteurc’est un inventaire de la thématique en cause, et

non pas sa logique kaléidoscopique. On lui offreune description, pas une interprétation. La sallede la «Nourriture Lien», où une forme uniquesuggère les différentes lignes du symbolisme dela nourriture, situe les objets, détermine l’atti-tude du visiteur, apparaît d’autant plus nette-ment comme une salle-structure, comme ledéveloppement-enveloppement d’une unité. Levisiteur peut faire ainsi la comparaison trèsinstructive entre une exposition de typeethnographique et une exposition de typeanthropologique.

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BERNEA, Horia: „Le musée? Une opération de connais-

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1 Sprüche in Prosa, nr. 742, 743, apud J. Huizinga, 2002, p. 293.2 Issac le Syrien, dans Nichifor din Singur`tate, 1977, p. 22.3 Voir à ce sujet Andrei Ple[u, 2003, pp. 57-75.

Bibliographie

Notes :