andre bellessort et edouard estauniÉ

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ANDRE BELLESSORT ET EDOUARD ESTAUNIÉ Languedocienne arrivée à Paris à trente ans, j'ai eu le privi- lège de connaître quelques-uns des meilleurs esprits de l'époque d'entre les deux grandes guerres. Et tout particulièrement deux d'entre eux. J'ignorais tout des éditions et des éditeurs. Logée provisoire- ment sur les quais, je m'avisai que la Librairie Académique Perrin était à deux pas de mon immeuble et c'est cela qui me décida. J'allai donc, en voisine, au 35 du quai des Grands Augustins, et je rencontrai là André Bellessort. Il n'était pas encore Secrétaire Perpétuel de l'Académie Française, ni même académicien, mais il avait écrit déjà Virgile et Saint François Xavier. Il assurait le feuilleton littéraire et dramatique des Débats. Il a été l'un des plus grands voyageurs de son temps. Ancien professeur de Pre- mière Supérieure à Louis-le-Grand, il exerça une profonde in^ fluence sur de jeunes hommes devenus plus tard éminents. Ses élèves avaient gardé sa marque. Son esprit hardi et assez frondeur, son indépendance de jugement, son dédain des pouvoirs établis et des idées préconçues, son courage civique, son altruisme cha- leureux et humain et par-dessus tout sa surabondance de vie plaisaient à la jeunesse. Jean Guitton a écrit récemment qu'il était « un mélange de Mage et de Silène, tel que seul ce Lycée si libéral pouvait se le permettre et se l'offrir ! ». Ceux qui avaient suivi ses cours en parlaient avec un sourire attendri, entre autres Jacques de Lacretelle et Daniel-Rops ont revêtu comme lui l'habit vert. Robert Brasillach et Charles Péguy ne sont plus là, hélas ! pour me prêter leur témoignage. Le roman dont je me préoccupai fut édité, ainsi que. ses cadets,

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Page 1: ANDRE BELLESSORT ET EDOUARD ESTAUNIÉ

ANDRE BELLESSORT

ET EDOUARD ESTAUNIÉ

Languedocienne arr ivée à Paris à trente ans, j ' a i eu le privi­lège de conna î t re quelques-uns des meilleurs esprits de l 'époque d'entre les deux grandes guerres. E t tout par t i cu l iè rement deux d'entre eux.

J'ignorais tout des édi t ions et des édi teurs . Logée provisoire­ment sur les quais, je m'avisai que la Librair ie Académique Perr in é ta i t à deux pas de mon immeuble et c'est cela qui me décida. J 'al lai donc, en voisine, au 35 du quai des Grands Augustins, et je rencontrai là André Bellessort. I l n 'é ta i t pas encore Secré ta i re Perpé tue l de l 'Académie Française , ni m ê m e académicien, mais i l avait écri t déjà Virgile et Saint François Xavier. I l assurait le feuilleton l i t téra i re et dramatique des Débats. I l a été l 'un des plus grands voyageurs de son temps. Ancien professeur de Pre­miè re Supér ieure à Louis-le-Grand, i l exerça une profonde in^ fluence sur de jeunes hommes devenus plus tard éminen t s . Ses élèves avaient gardé sa marque. Son esprit hardi et assez frondeur, son indépendance de jugement, son dédain des pouvoirs é tabl is et des idées préconçues , son courage civique, son altruisme cha­leureux et humain et par-dessus tout sa surabondance de vie plaisaient à la jeunesse. Jean Guitton a écri t r é c e m m e n t qu ' i l étai t « un mélange de Mage et de Silène, tel que seul ce Lycée si l ibéral pouvait se le permettre et se l'offrir ! ». Ceux qui avaient suivi ses cours en parlaient avec un sourire attendri, entre autres Jacques de Lacretelle et Daniel-Rops ont revêtu comme lu i l'habit vert. Robert Brasil lach et Charles Péguy ne sont plus là, hélas ! pour me p r ê t e r leur témoignage.

Le roman dont je me préoccupa i fut édité, ainsi que. ses cadets,

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par la Librair ie Académique dont Bellessort avait pris la direc­tion, ce qui créa entre nous ces rapports qui ressemblaient à ceux qu' i l entretint avec certains de ses élèves et é ta ient faits de vigi­lance, d'esprit critique en éveil et d'exigence aussi. Ce travailleur infatigable pouvait donner vingt-sept heures de suite à une tâche en prenant du café.

— Encore une tasse, disait-il à son ami F i rmin Roz. et mainte­nant tu le voudrais, tu ne pourrais pas dormir.

I l n'admettait pas qu'une faible femme se reposâ t d 'écrire ou de remettre un texte sur le chantier.

Un jour Bellessort me dit : « Aimeriez-vous conna î t re Edouard Es taun ié ? Oui ! E h bien, i l vous attend demain dans la mat inée . »

Es taun ié n'habitait pas encore cette charmante vi l la qu' i l lit construire rue Raffet et où l 'on entendait les oiseaux chanter, l'eau couler surtout — ce bruit de source, je l 'ai encore dans l'oreille — et où des roses jaunes grimpaient au mur. I l me reçut rue de Vaugirard et ce premier entretien, porta sur ce qui dans le roman est involontaire. L'auteur ne se propose pas de faire ceci ou de d é m o n t r e r cela. I l croit peut-ê t re se le proposer en com­m e n ç a n t son récit , mais lorsqu'i l a donné la vie à ses personna­ges, ceux-ci lu i échappen t et n 'obéissent plus qu ' à leurs propres lois.

Es taun ié disait d'un des héros de ses livres : « Je ne sais ce qu ' i l va faire mais je m'attends à un mauvais coup. », d'un autre : « Je croyais avoir là un bonhomme inoffensif, je me trompais. »

Entre ses cheveux coupés en brosse qui gardaient, avant de blanchir quelque reflet couleur du miel roux d'une abeille, et son nez en bec d'aigle, ses yeux profondément enfoncés ouvraient tou­tes les fenêtres de votre â m e et semblaient m ê m e chercher au-delà une autre issue secrète, une petite porte condamnée . I l avait un corps sec et nerveux, des épaules frileusement couvertes d'un plaid, parfois m ê m e d'un châle qui semblait e m p r u n t é au vestiaire de sa femme.

Notre conversation sur le roman fut coupée plusieurs fois par l 'entrée d'une jolie femme qui nous interrompait en lui de­mandant avec sollicitude s'il n 'é ta i t pas fatigué, ce qui me causait quelque confusion. C'était Mme Es taunié .

Leur mariage avait é té t rès romanesque. Les parents de la jeune fille, les Engel-Dolfuss de Mulhouse, invi tèrent un soir l'auteur de « L'Empreinte » qui faisait parler de lu i . E t les plus jeunes de mes auditeurs ne savent pas combien l'on pouvait disputer à propos d'un livre, m ê m e en dehors du milieu l i t téraire , à cette époque où i l n'y eut ni révolut ion ni guerre. « L a jeunesse offre d'avance le dessin de l'existence qu'elle p r épa re » a écri t Estaunié .

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Comprit-i l , ce soir-là, que son destin é ta i t m a r q u é ? Jeanne Engel avait dix-huit ans. Restée belle t rès longtemps, on comprenait combien elle avait dû ê t re jolie. Es taun ié s 'était dit en la voyant : « J ' épousera i celle-ci ou personne ! »

U n scrupule l 'empêcha pourtant de parler : la fortune des Engel-Dolfuss étai t t rès supér ieure à la sienne. I l continua donc à vivre avec une m è r e que Bellessort croyait un peu abusive : elle attendait, le soir, que son fils fût r e n t r é pour s'endormir, ce qui stupéfiait Bellessort, convive plein d'entrain et amateur de longues veillées. I l s 'é tonnai t que, sans office, sans vœu, son ami p û t mener cette vie presque monastique.

Es t aun ié eut chagrin de voir celle qu ' i l aimait silencieusement f épouse r un autre que lu i , un jeune médecin . Le fiancé ant iclér ical — à cette époque de telles passions furent violentes — accepta le mariage au temple protestant exigé par les parents de Jeanne, mais ne demanda pas la bénédic t ion de l 'Eglise Catholique, ce qui devait servir plus tard Es taunié .

Malgré la naissance de deux garçons qui aurait dû cimenter cette union, elle ne tint pas : le jeune mari se laissa emporter par une passion pour une jeune fille rencont rée , par hasard je crois, et annonça sa décision d'abandonner son foyer. Désemparée , Jeanne Engel chercha en Es taun ié , dont elle ignorait les senti­ments, non un consolateur, mais un conseiller, et tout ceci inspira, du moins on le croit, le ca rac tè re et les agissements du hé ros d'un des livres d 'Es taunié les plus connus : -L'Ascension de Monsieur Balesvre.

L a m è r e d 'Es taun ié n'avait rien fait pour rapprocher son fils de la femme qu' i l aimait, devenue libre. Mais, avant de mourir , inquiè te peut-ê t re de sa prochaine solitude, elle l'orienta de ses conseils. C'est à cela que nous devons la préface de Les Choses voient, cette page « la plus ardente et la plus tendre qu ' i l ait écri te », selon Robert de Fiers.

Ce fut seulement en 1916, ap rès sa démobi l i sa t ion qu'Edouard Es taun ié demanda à la femme qu' i l avait a imée toute sa vie de la partager désormais . Tel étai t l 'homme qui, dès 1923 me donna son ami t ié . I l ne me parlait guère que de roman, mais c 'était pour lu i comme pour moi un des grands in té rê t s de la vie. Je l'entends me dire : « Méfions-nous des terrains vagues », ce qui signifiait : les passages où le récit n'avance plus, où le lecteur reprend calme­ment sa respiration suspendue. I l disait aussi :

« Le don c réa teur se r amène parfois au pouvoir d'appauvrir la réali té » et, effectivement, beaucoup d'histoires vraies, dans un roman, para î t ra ien t invraisemblables.

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Bellessort fut pendant quelques années Secré ta i re Général de la Revue des Deux Mondes. Logée rue de Li l le , je l'accompagnais souvent soit à la Revue, soit plus tard, vers cinq heures, à la Librair ie Perrin et je crois le revoir, fouillant au passage, sur les quais, les boî tes du bouquiniste tout en continuant les disser­tations qui lui fournissaient dans le Journal des Débats tout un feuil­leton l i t té ra i re ou dramatique. Quelquefois j ' a i attendu à la L i ­brairie Perrin le dépa r t des derniers visiteurs, mais le temps ne m'a pas semblé long, car une pièce se jouait de r r iè re le rideau — pardon la porte — de son bureau, une pièce à un seul acteur : on entendait des interjections vigoureuses ou pass ionnées , des rires sonores, une voix — celle que connut la société des grandes conférences ! — Lorsque le bruitage éta i t à son comble, les vieux employés de la Librai r ie approuvaient de la tê te en souriant. Ce bu­reau, i l l 'aima bien mieux que la pièce vaste et claire où i l recevait à la Revue. A l'heure où la Librair ie étai t fermée, on y entrait par des chemins obscurs, tortueux, presque incroyables qui sem­blaient faire partie des Mystères de Paris, mais là, i l é tai t le ma î t r e à bord. D'autres parleront de son enfance à Lannion, pour moi je ne rencontre son ombre large que Quai des Grands Augustins, rue de l 'Université, boulevard Saint-Germain et auprès de l'église Saint-Germain-l'Auxerrois, lorsqu'i l allait chercher son article des Débats.

I l m'est doux de dire qu ' i l se plut dans ma vieille maison lan­guedocienne. L a p remiè re fois qu' i l y sé journa, mes parents vou­laient l'emmener à Alb i , mais i l se trouvait bien sur son fauteuil de jardin et disait :

— J'ai vu les Indes, l 'Amérique, le Japon, les pays Scandinaves, vous ne me montrerez rien que je n'aie pas vu !

Nous insistions timidement : A l b i dont nous sommes fiers, sa ca thédra le , les eaux du Tarn « rouges du sang des Albigeois » aimons-nous à dire lorsqu'elles prennent cette couleur rouillée qui est celle du sang séché.

Lorsqu ' i l se trouva devant cette extraordinaire forteresse de briques qu'est Sainte-Cécile d 'Albi , i l resta muet un instant :

— A h non ! s'écria-t-il enfin, cela je ne l'avais pas vu ! Je ne fis avec ce grand voyageur que de t rès petits voyages.

Le compagnon de route qu ' i l pouvait ê t re , gai, in téressant , infati­gable, tous ceux qui l'ont connu le devinent. Après une course en montagne où je lui avais donné quelques ennuis, car j ' é ta is beaucoup moins bonne marcheuse que lui , le revoyant à la Revue

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des Deux Mondes, i l me cria dès la porte et son « gueuloir magni­fique » — comme l'a écri t Jean Guitton — traversait toutes les cloisons :

— Chimène, je ne me rappelle qué le grand soleil qu ' i l faisait ! I l é ta i t t r ès affable avec ceux que le hasard lu i faisait rencon­

trer. Je l 'ai vu écouter patiemment, pendant tout un dîner , à une table d'auberge, un voyageur de commerce qui racontait les diffi­cul tés de son mét ier . I l me reprocha d'avoir eu l 'air excédé : « C'était la vie de cet homme ! une vie humaine, cela offre toujours quelque in té rê t ! » et, à la m ê m e table, je crois, voyant passer une robe noire, i l crut s'adresser à une serveuse :

— Mademoiselle ! l 'huillier ! » Puis i l vit que c'était une soutane et craignit d'avoir froissé

celui qui la portait ! — Je ne pouvais vous demander que les saintes huiles, dit-il

en souriant. Son Balzac à la société des Grandes Conférences, l'avait imposé

comme un des grands conférenciers de France, le meilleur peut-ê t re . Tout le servait : sa voix sonore, son érudi t ion, la p u r e t é de sa langue, son pouvoir de convaincre qui lu i soumettait son audi­toire. Henry Bordeaux en a fait un portrait t rès vivant dans sa r éponse à René Grousset qui succéda à l 'Académie à Bellessort :

— I l pé t r i ssa i t l 'auditoire comme un sculpteur sa glaise, avec ses mains remuantes qui semblaient ajouter à la parole des signaux pour imposer l'attention et ordonner le silence, tandis que son visage s'illuminait, que ses yeux pét i l la ient de plaisir, que tout son corps prenait part à l 'action, i l jouait son discours avec sa personne ent ière , c 'était un spectacle extraordinaire, grouillant, comme s'il y avait eu une foule sur l'estrade.

Une suite de quatre conférences sur Barbey d'Aurevilly m' inté­ressa pa r t i cu l i è rement parce que j 'avais eu la joie de conduire Bellessort au Cay la et qu 'à un large tournant de la vie de Barbey, nous retrouvions les Guérin. I l n'aimait pas beaucoup Eugénie qu ' i l jugeait une s œ u r abusive, mais elle l ' intéressai t . I l éprouvai t l ' é tonnement m ê m e de Barbey en la voyant traverser les salons les plus fermés de Paris « avec sa coiffure de vendangeuse et ses mains hâlées ». Pour Bellessort, Maurice étai t grand entre les plus grands, i l ne s 'é tonna m ê m e pas qu'un critique, je ne sais plus lequel, l 'eût mis en paral lèle avec Chateaubriand.

— E h bien quoi, me disait-il, Maurice est l'auteur du Centaure et c'est un chef-d'œuvre !

*

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L'heure étai t venue pour lu i de p résen te r sa candidature à l 'Académie Française . I l me faisait des comptes rendus t rès colorés de certains visites académiques .

Je ne citerai que celle qu ' i l fit au peintre Besnard, -dont la voix dépenda i t des directives données par ses amis. Bellessort fit en peu d'instants la conquête du peintre qui regrettait, c'était visible, les consignes qu ' i l avait reçues et répé ta i t :

— Vous venez me voir, Monsieur, vous prenez cette peine, et je ne sais pas si je voterai. Je sors rarement, m ê m e en voiture, et i l y a tant de courants d'air sur le quai de Conti !

— N 'y allez donc pas, Monsieur, ces courants sont de glace, je l 'ai r e m a r q u é .

— A h ! Monsieur que vous êtes bon de vous en p réoccuper pour moi ! Décidément , puisque vous me le conseillez vous-même, je resterai chez moi !

— Une voix de moins pour mon concurrent, me disait André Bellessort.

E l u au fauteuil d 'Henri Bremond, i l fit revivre la curieuse figure de l 'Abbé dont l 'un des frères — tous les deux Jésui tes comme lui — disait plaisamment : « I l étai t trop original pour ê t re exem­plaire. »

Dans la réponse de Chaumeix, s'y relève cette phrase savou­reuse : « Votre franchise est célèbre, elle éclate m ê m e lorsque vous vous taisez, ce qui arrive d'ailleurs rarement. »

Depuis quelques années Es taunié faisait de longs séjours à Dijon dans sa maison du Sage, au jardin rempli de fleurs. Lors­qu'on allait le surprendre, on voyait le haut de ses cheveux gris au-dessus de ses corbeilles de dalhias, le changement de cadre ne touchait pas à l'essentiel de sa vie. « Entre les agitations d'une existence parisienne brillante et les repliements de la vie secrète, a-t-il écri t , i l y a moins de distance que le commun ne l'imagine ». Mais Bellessort soupirait : « II finira par se laisser oublier. »

I l savait bien pourtant que le grand romancier cédait à un ad­versaire que m ê m e le génie ne dé sa rme pas : la maladie. Jamais deux hommes plus différents que Bellessort et Es taun ié ne devin­rent d'intimes amis : l 'un explosif, on pouvait dire explosif, l'autre secret et t ou rmen té .

Es taun ié fut épanoui par l'homme chaleureux qui était pour­tant son critique le plus averti. E n vacances aux Eaux-Bonnes, la station la plus f réquentée par Bellessort, lorsque je le sentais prê t à quitter l'esplanade ensoleillée pour retourner à son travail, j 'ob-

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tenais... une demi-heure de sursis... en mettant la conversation sur l 'œuvre de son ami !

Après avoir écr i t : L'Ascension de Monsieur Balesvre, Les Cho­ses voient, La Vie secrète, Le Labyrinthe, L'Appel de la Route; Es taun ié avait lâché la plume. C'était pour Bellessort un sujet de regret et presque de deuil. E t puis un soir i l me confia :

— Es taun ié a commencé un nouveau roman, i l tient un sujet extraordinaire. M a tê te sur le billot je jurerai que je ne vous en ai rien dit.

Madame Clapain parut enfin, mais, ap rè s plusieurs années d'at­tente et d'espoir.

Je fis plusieurs petits sé jours à Di jon et je garde dans les tré­sors de ma m é m o i r e cette p r emiè re j ou rnée où Es taun ié me fit visiter sa ville, comme lu i seul pouvait le faire, s ' a r rê tan t à une vieille pierre sculptée , à l ' inscription presque effacée de l'antique puits au fond de quelque cour. Puis nous a l lâmes voir l 'extér ieur de la maison où i l situa Les Choses voient et où une plaque comme-morative a été apposé l 'année de son centenaire.

Ce jour-là, nous prenions le thé dans une pâ t i s se r ie et i l me demanda avec une sorte de t imidi té et d 'anxiété lesquels de ses romans j 'avais préférés .

— E t qu'avez-vous r épondu ? me demanda Bellessort avec ap­préhens ion .

— L a partie du miro i r dans Les Choses voient. L'architecture de L'Appel de la Route. L a fin émouvan te de Monsieur Balesvre.

I l m'interrompit, l 'air malheureux : — Vous avez dû le navrer. Ce qu ' i l eût a imé, voyez-vous, c'est

que vous lu i citiez des romans moins universellement admi ré s , que vous le rassuriez sur des passages qu ' i l craignait lui-même un peu moins puissants et un peu moins lumineux.

Bellessort recevait peu de visites pendant ces vacances d 'été aux Eaux-Bonnes, pourtant j ' a i dé jeuné avec un de ses confrères le comte de Pesquidoux, « mince et fringant cavalier qui montait un pur sang de poil blanc, de crin d'or comme une Vierge Scandi­nave » dira Bellessort dans sa r éponse au discours Académique de Pesquidoux.

J 'ai r encon t r é aussi le charmant Léon B é r a r d auquel Belles­sort avait dédicacé ainsi un de ses livres : A Léon Bérard, main­tenant qu'il n'est plus ministre, et Pauline Carton que Bellessort aimait beaucoup vint une fois passer deux jours aux Eaux-Bonnes. Je descendis à Pau le lendemain. I l me demanda :

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— Rapportez-moi une bouteille d'encre 1 Une bouteille, pourquoi pas, i l écrivait tant ! Je me fis céder

dans uri bazar un récipient t rès encombrant pour grossiste et je pris pour moi un flacon d'encre de taille courante. Le soir lorsque je t irai , de ma sacoche, la bouteille, je vis les sourcils de Bellessort s'élever en accent circonflexe : « Qu'est ceci ? »

— C'est mon encre, dis-je t r ès vite, et voici ce que vous aviez demandé .

J'avais vu une lueur gaie bri l ler dans les yeux de l'auteur du théâ t r e de Carton. L a revoyant à Paris avant une de ses représen­tations, elle me demanda auss i tô t de sa voix un peu nasillarde :

— Est-ce qu ' i l vous reste beaucoup d'encre ? — Pour j u s q u ' à la fin de mes jours ! soupirai-je. S i quelque visiteur venait partager aux Eaux-Bonnes ces veil­

lées, i l y avait des chances pour que ce fût un missionnaire et un jésui te , car i l aima par t i cu l i è rement cette Compagnie de Jésus « ennemie d'outrance, amie du raisonnable » disait-il. Je me sou­viens de l 'un d'eux qui voulait écr i re un livre sur la divinté de Jésus et se documenter sur ceux qui furent ses contradicteurs. Bel­lessort l ' a r rê ta avec cette conviction qu ' i l mettait dans ses asser­tions : « U n seul compte et vous le savez comme moi . »

Le Jésui te soupira et ils dirent tous les deux à la fois : — Renan.

L'auteur de « St-François Xavier », livre dans lequel i l avait mis toute son âme , comprenait bien, lu i , le grand voyageur, les difficultés extér ieures et parfois in tér ieures de ces missionnaires que St-Ignace chargea de porter le flambeau de la foi sur des cont rées lointaines, car le dépaysement et la solitude créent des ces religieux qui se firent lépreux avec les lépreux et moururent sans une plainte ap rès des mutilations atroces. A l 'Exposit ion Colo­niale, devant la représen ta t ion t rès réal is te d'un missionnaire au dernier degré de la lèpre, i l me dit : « J'ai vu pis que cela ». Pour ces exilés volontaires i l fut plus que le voyageur venu de leur lointain pays natal, i l les interrogea, les remonta avec sa robuste belle humeur et cet in té rê t actif qu ' i l prenait à toute dest inée hu­maine. Certains lu i firent d'intimes confidences, i l ne s'en servit pas.

Nous parlions des grands romanciers de son époque . Naturel­lement Bernanos l 'é tonna comme nous tous, sa généra t ion encore plus que la mienne je crois.

Un jour, à Paris, nous a l lâmes nous rafra îchir ou nous réchauf­fer dans un petit bar sur notre chemin. A u fond de la salle, peu éclairée, un homme et une femme nous in t r iguèren t par un comportement spécial : ils baignaient dans le mys tè re . « On

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dirait, dis-je, des personnages de Julien Green ». I l garda le silence quelques instants.

— Vous venez de prononcer justement les mots qui consacrent un grand romancier. Les personnages de X ou de Y qui ne pour­raient ê t r e ceux de nul autre.

E t je revois ce coin de l 'allée entre deux pics, aux Eaux-Bonnes, où i l me parla de son ancien élève Daniel-Rops qu'il aimait parti­cu l iè rement .

— Ceux qui s ' in téresseront à l 'Histoire Sainte l'apprendront désormais à partir de Daniel-Rops, me dit-il avec un orgueil pres­que paternel.

Je n'ai pas encore n o m m é Maurras parmi les écrivains dont i l aimait à me parler mais i l me dit un jour :

— Je désire qu ' i l vous connaisse et le rendez-vous é ta i t pris, jour et heure, comme pour Edouard Es taun ié .

Je ne crois pas que le roman in té ressâ t pa r t i cu l iè rement Maur­ras. L 'on me parla seulement de Frédér i c Mis t ra l qui connaissait ma vieille maison, dont, au temps de la croisade contre les Alb i ­geois, une noble dame Guiraude de Laurac s 'échappai t la nuit par un souterrain pour aller ravitailler les assiégés. E l le fut j e t ée vivante et grosse d'un enfant dans un puits que l 'on combla avec des pierres — tendre époque ! — mais nous en avons connu d'au­tres ! « A cette place, m'écr ivai t Mis t ra l , dans son style imagé et magnifique, ne pouvaient plus pousser que de l'absinthe sauvage, symbole de la douleur et des coquelicots rouges comme son sang ». Je me levai. J 'allai porter ces mots tout p rès du front de Maurras à cette place noble où sa surd i té é ta i t vaincue.

Depuis son élection à l 'Académie Française , Bellessort recevait un nombre encore plus important de volumes et i l les ouvrait presque tous. On ne sait jamais où le talent va se nicher. Je dis une fois d'un de ceux qu ' i l avait parcourus :

— C'est un petit roman. Et aussi tôt , les sourcils en accent circonflexe : — Sur quoi vous fondez-vous lorsque vous établissez cette ligne

de démarca t ion entre les grands et les petits romans ? M o i je ne connais que les romans bien faits et les romans mal faits, ceux qui m ' in té ressen t et les autres qui m ' embê ten t .

Mais ces colonnes et ces bastions de. livres finissaient par le décourager , lu i , le plus pass ionné lecteur de romans que j 'aie connu.

— Quand un auteur met — je traduis — une bêtise.. . aux pre-

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mières pages de son livre, je le bénis . E t pourquoi ? Parce que cela me dispense de lire le reste du volume.

I l aima assez le théâ t r e pour avoir int i tulé un de ses livres : Le Plaisir du Théâtre, mais là j ' a i moins de souvenirs. J 'ai connu par lu i , et avec lu i , l ' intérêt de quelques générales et je sais com­bien i l fut heureux de voir son cher théâ t r e d'Ibsen in t e rp ré t é avec génie par Ludmi l l a Pitoëf. I l se plut beaucoup aux pièces de Pa-gnol et i l croyait que les critiques en général et malgré le succès de Marius, n'avaient pas mis cette pièce sur son plan vér i table .

— C'est un grand sujet : la nostalgie du dépar t , du voyage ! Sentions-nous s'effeuiller cet agréable temps que l 'on n'a pas

n o m m é , et je le regrette, « la seconde Belle Epoque », mais je me demande pourquoi : « Les Années folles ». I l est vrai que l'on dit quelquefois aussi : « Follement riches ».

Ceux qui les ont vécues, ces années-là, craignent d'avoir gaspillé. Les incompréhens ions entre Français commença ien t à nous

préoccuper . Lucien Descaves, le directeur l i t téra i re du Journal, que nous appelions alternativement : « Le Bour ru bienfaisant » ou « l 'Amoureux de Marceline » — Marceline Desbordes Valmore — partit en croisade contre ces luttes fratricides. Chacun de ses col­laborateurs ou de ses amis reçut de lu i une petite épingle de jabot — comme l 'on disait jadis — su rmon tée de ces deux lettres : S. H . — Sans Haine. Je l 'ai por t ée au revers de mes jaquettes. Mais les chansonniers qui ne respectent rien nous choisirent pour cible un soir et dirent que l 'on nous prendrait tous — pardon — pour des C. O. sans N . L a petite épingle disparut auss i tô t du revers des vestons, r enonçan t à p rêche r la paix entre Français que rien d'ail­leurs n 'eû t sauvés.

Le tocsin faillit surprendre Bellessort dans sa retraite pyré­néenne et c'en étai t fait pour lu i des voyages ! I l ne lu i restait que ces grandes avenues de Paris déser tes qu ' i l comparait à Sparte.

E n 40 où la neige encombrait les trottoirs que l 'on ne balayait plus et où l 'on marchait, comme autrefois les facteurs ruraux, car beaucoup de stations de m é t r o é ta ient fermées , les journaux por t è ren t un soir l'image d'un nouveau Secré ta i re perpé tue l de l 'Académie Française et dans le mé t ro , où les voyageurs les dé­pliaient, i l y avait dix ou quinze Bellessort par voiture.

J 'allai porter au nouvel élu quelques roses rouges qui gelaient dans ma main, et, les pieds mouil lés de neige sale, j'avais l 'air tellement minable que la femme de chambre qui se chargeait des fleurs voulait absolument me donner deux anciens francs.

L a nouvelle alla frapper aux Eaux-Bonnes, sa doucheuse et son masseur. « Bellessort, dit l'une, cela s'écrit comme le nô t re . S i

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c'était l u i ! » Le masseur souleva ses robustes épaules : « Pensez-vous, dit-il ». L'histoire enchantait l ' intéressé.

Je fus retenue durant quelques mois dans cette partie de la France que l 'on disait « libre ». Bellessort me faisait savoir qu' i l n 'é ta i t pas prisonnier : une des formules citées sur les cartes inter­zones, mais j 'ignorais tout de l'histoire Es taun ié .

Plus tard, d'intimes entretiens avec sa femme m 'a idè ren t à reconstituer peu à peu ce beau chapitre de son histoire. Je savais seulement qu ' i l endurait, sans une plainte, les tortures de la mala­die la plus incurable et je n'ignorais pas qu'il s 'était réfugié dans la région pyrénéenne , mais où exactement ? Nous é t ions tous comme les pions d'un damier déplacé par un grand coup de poing.

Es t aun ié levait vers Dieu, disait sa femme, ses yeux sincères qui ne Le voyaient pas encore. El le croyait que s ' i l hési ta i t , c'était qu ' i l craignait de tromper Dieu par quelque ré t icence de la foi . Mais elle sentit, dit-elle, qu ' i l fallait passer en aveugle et à tous risques sur un autre plan, celui de la grâce. Je la cite.

E t ce fut plus simple que ni lu i n i elle ne l'avaient pensé, comme i l arrive souvent : le grand romancier reçut la visite d'un prêtre qui le considéra seulement comme un réfugié malade et anonyme. Es taun ié se confessa. L'homme de Dieu lu i porta les sacrements. Jeanne Es taun ié , protestante, voulait, par discrét ion, je la cite encore, se tenir à l 'écart, mais elle fut comme malg ré elle j e t ée à genoux.

— Je retrouve un Ami , murmura l'auteur de l'Empreinte. E n septembre 41, Bellessort dut revenir dans la ville d'Albi

qu ' i l avait a imée pour y p rés ide r les fêtes du Centenaire de Lapé-rouse qui du rè ren t trois jours. Je les reconduisis, lu i et sa sœur , à l'embranchement de ligne vers Paris et i l me dit :

— Je devine que vous voulez passer, mais attendez encore, c'est dangereux.

I l se penchait à la por t i è re pour me faire un dernier signe. Qu'avais-je vu ? Une fatigue qui n 'é ta i t pas seulement la tristesse dans son regard. Dieu merci, on n'est pas toujours fe rmé à cer­tains pressentiments.

Quelques jours plus tard, j 'avais passé à tous risques, je le retrouvai fatigué et assombri, La mort de son ami Louis Bertrand auquel i l avait consacré un beau chapitre dans son dernier livre Le Collège et le Monde l u i avait asséné un coup brutal. Je le voyais regarder avec appréhens ion les escaliers du métro quand, privé de taxi, i l devait monter et traverser les fondr ières de neige pour regagner sa chambre d'Auteuil peu chauffée. M exigeait sa part de toutes les restrictions.

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Bellessort m'avait dit aux Eaux-Bonnes en 1938, un peu solen­nellement, qu ' i l voulait l'assistance d'un p r ê t r e à sa dern ière heure. S ' i l avait des objections, elles ne m'avaient jamais parues bien sérieuses : i l s 'é tonnait que le Christ n 'eût pas été aux Indes et que l 'Amérique n 'eût été découver te que quatorze siècles ap rès sa venue. Mais i l n 'é ta i t pas sans se souvenir de la qua t r i ème églogue de Virgi le qu ' i l avait traduite en vers que voici :

Le dernier âge est là prédit par la Sybille. Saturne est de retour, la Vierge à ses côtés. L'immense enchaînement des siècles venait comme

Si rien n'avait été Et des hauteurs du Ciel descend un nouvel homme.

Donc Virgi le annonce la venue d'un Enfant tout au moins novateur et né sous Auguste comme le Christ, et Bellessort concluait :

— Ceux qui n'y voient qu'une coïncidence parfaite avoueront du moins que de semblables coïncidences sont ex t r êmement ra­res.

On ne put lu i envoyer un p r ê t r e à sa dern iè re heure car elle n 'eût pas pour lu i soixante minutes. Lorsque l'on s 'aperçut qu ' i l allait t rès mal , i l ne pouvait déjà plus parler et i l fit, en l'air, le geste qu' i l avait r ecommencé le plus souvent au cours de sa vie, celui de tracer des lettres. Ce qu ' i l écrivit dans l'espace, déjà déta­ché de la terre des hommes, Dieu sut le lire, je crois.

I l me disait souvent : « J ' éprouve une immense curiosi té de l'au-delà. » I l voit.

L a neige éta i t tombée t rès fort sur un Paris pr ivé de lumière et la rue Boileau où i l dormait semblait un pays peu habi té , aux communications rares et difficiles. Mais i l n'y avait plus de dis­tances, la mort seule marquait des front ières .

Les journaux sortirent au matin avec des titres émouvants : « U n ma î t r e humain » — « U n juste » — « Le bon ma î t r e n'est plus ».

Un pré la t dont la ceinture est violette, M g r Bressolles, qui fut son élève, me dit : « Toute une générat ion de jeunes hommes a été meilleure à cause de lu i . »

Jeanne Es taun ié me té léphona que son mar i désirai t me voir le plus tôt possible. I l me reçut dans sa chambre, indiciblement changé.

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— Je vous croyais ali té. — Je l 'étais, me dit-il avec cette noblesse de sentiments et

d'expression qui marquait toutes ses paroles, mais j ' a i voulu ê t r e debout pour vous recevoir ap rès la mort de notre ami.

Le dialogue qui s'engagea entre nous, si j 'en cite quelques mots, c'est pour montrer la générosi té de c œ u r de cet homme dont la réserve semblait pourtant presque inviolable.

— Je ne puis pour vous le remplacer. Personne ne saurait le remplacer, mais ce que je pourrai, je le ferai. Toujours.

Puis, i l prit conscience de la fragilité de ce restant de jour où son courage le retenait seul en vie :

— Je me réfugierai pour quelque temps en Languedoc. — Mais, dit-il , quand vous reviendrez, je serai peut -ê t re à

Montparnasse. Lorsque je retournai à Paris, je fis deux visites dans le m ê m e

c imet ière . Les tombes n 'é ta ient pas éloignées l'une de l'autre.

C H R I S T I A N E A I M E R Y .