anthropologie du langage

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 Louis-Jacques Dorais Anthropologue, professeur-chercheur au département d’anthropologie, Université Laval (1!" “L’anthropologie du langage” Un document produit en version numérique par Jean-#arie $re m%la&, %énévole ,  professeur de soc iologie au 'égep de 'hicoutimi 'ourriel )ean-marie*t rem%la&+uqacca ite .e% pédagogique  http//... uqacca/)mt-s ociologue/  Dans le cadre de la collection 0Les classiques des sciences sociales0 ite .e% http//... uqacca/'lassique s*des*sciences*socia les/  Une collection développée en colla%oration avec la i%lioth2que

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Etude des années 70 sur le langage et son applicabilité au coeur de l'ethnographie, la sociologie etc.

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Lanthropologie du langage

Louis-Jacques Dorais, Lanthropologie du langage (1979)46

Louis-Jacques DoraisAnthropologue, professeur-chercheur au dpartement danthropologie, Universit Laval(1979)

Lanthropologiedu langage

Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole,professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pdagogique: http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/

Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec ChicoutimiSite web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de larticle de:

Louis-Jacques DoraisAnthropologue, professeur au dpartement danthropologie, Universit Laval

Lanthropologie du langage.

Un article publi dans l'ouvrage collectif intitul: Perspectives anthropologiques. Un collectif d'anthropologues qubcois, chapitre 7, pp. 91 117. Montral: Les ditions du Renouveau pdagogique, 1979, 436 pp.

[Autorisation formelle de diffuser ce texte accorde, le 16 septembre 2005, par lauteur, et le 21 septembre 2005 par lditeur, Les ditions du Renouveau pdagogique.]

Courriels:M. Louis-Jacques Dorais: [email protected]

Mme Chantal Bordeleau, reprsentante de lditeur, Les ditions du Renouveau pdagogique Montral:[email protected]

Polices de caractres utilise:

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations: Times New Roman 12 points.Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh.

Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

dition complte le 12 novembre 2005 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec.

Louis-Jacques DORAISAnthropologue, professeur au dpartement danthropologie, Universit Laval

Lanthropologie du langage

Un article publi dans l'ouvrage collectif intitul: Perspectives anthropologiques. Un collectif d'anthropologues qubcois, chapitre 7, pp. 91 117. Montral: Les ditions du Renouveau pdagogique, 1979, 436 pp.

Merci aux ditions du Renouveau pdagogique [ERPI] de nous avoir permis de diffuser cet article de M. Dorais.

Table des matires

1.Langue et socit2.Analyse linguistique

A.La diversit des languesB.La phonologieC.La grammaireD.La smantique

3.Linguistique et anthropologie

A.La dualit signifiant/signifiB.Jakobson et le langage des bbsC.Lvi-Strauss et le structuralismeD.Sapir et Whorf: La langue dtermine la pense

4.Anthropologie linguistique

A.La langue dans la socit: sociolinguistiqueB.La langue dans la culture: EthnolinguistiqueC.Les catgories de la connaissance: EthnosmantiqueD.Qu'est-ce que la langue?

AnnexeBibliographie

Liste des figures

Figure 7.1Carte linguistique du Qubec et du Canada oriental (en 1970).Figure 7.2Arbre gnalogique du parler qubcois.Figure 7.3Le triangle d'Ogden et Richards.Figure 7.4La notion de signe.Figure 7.5 Dans nos grandes villes, plusieurs communauts linguistiques coexistent souvent sur le mme territoire . (Photo LouisFigure 7.6Reprsentation schmatique des rapports entre la ralit, la perception qu'en a l'esprit humain et la langue

Tableau 7.1Taxonomie des couleurs en franais qubcois

Louis-Jacques DoraisUniversit Laval

L'anthropologie du langage.

Un article publi dans l'ouvrage collectif intitul: Perspectives anthropologiques. Un collectif d'anthropologues qubcois, chapitre 2, pp. 91-117. Montral: Les ditions du Renouveau pdagogique, 1979, 436 pp.

1. Langue et socit

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Depuis que l'humanit a labor l'ensemble de techniques, de rapports sociaux et de croyances qui forment la socit, il lui a fallu concevoir l'intention de ses descendants un instrument pour la transmission des connaissances ainsi acquises. Cet instrument, c'est le langage Nous faisons abstraction du fait que les socits animales semblent, elles aussi, possder un langage qui leur est propre.. Le dveloppement des techniques et les progrs de la pense ont pour condition pralable l'existence du langage, lequel fournit l'homme un moyen de rflchir sur son milieu, d'analyser de faon cohrente les sensations qu'il prouve et de lguer la postrit les fruits de son exprience.

Langue et socit sont donc intimement lies. L'homme ne peut mener de vie sociale normale s'il ne possde un moyen de communiquer avec les autres. Rciproquement, le langage n'existerait pas s'il n'tait pas partag par un groupe d'individus ayant des expriences se communiquer. C'est pourquoi son tude, du moins sous certains aspects, fait partie du champ de l'anthropologie. Pour comprendre vritablement comment les hommes organisent leur vie conomique, politique ou religieuse, il faut connatre la faon dont ils rflchissent sur ces diffrents domaines et la manire dont ils transmettent leurs rflexions aux personnes de leur entourage. L'anthropologie du langage essaie de saisir la nature exacte des rapports existant entre langue et socit.

On doit cependant tenir compte du fait que la langue est un instrument complexe. Elle consiste en un systme de sons articuls (bruits produits par la bouche, le nez et la gorge) jouant un rle symbolique et exprimant un certain nombre de concepts, de notions et d'images tirs de l'exprience humaine. L'tude des rapports entre la langue et la socit prsuppose donc la connaissance du mode d'organisation du systme linguistique. Dans la premire partie de ce chapitre, nous tenterons d'expliquer aux lecteurs les rgles auxquelles obit une langue, tant sur le plan de la prononciation que sur celui de la grammaire ou de la signification. En seconde partie, nous aborderons le problme des relations de la langue avec divers aspects du systme social: Comment la linguistique peut-elle nous aider mieux saisir l'anthropologie?

O se situe la langue par rapport la socit et la culture? Enfin, comment l'anthropologue explique-t-il l'interaction entre le systme linguistique et le systme social?

2. Analyse linguistique

A. La diversit des langues

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La plupart des gens possdent des notions assez confuses en ce qui concerne le langage et sa diversit et trs peu d'entre eux sont en mesure d'valuer avec prcision le nombre de langues parles dans le monde l'heure actuelle. Y en a-t-il 100, 200, 1000? En fait, on estime plus de 3 000 le nombre de langues vivantes (ce qui exclut les milliers de langages disparus). Le nombre d'usagers de chacune de ces langues varie de 1 personne (ona, langue indienne d'Amrique du Sud en voie d'extinction) 800 millions (chinois) Le chinois se divisait traditionnellement en plusieurs dialectes, souvent incomprhensibles les uns aux autres. Ces dialectes sont cependant en voie d'unification, grce aux efforts du gouvernement de la rpublique populaire de Chine.. On compte en particulier environ 75 millions de francophones.

De mme, un examen plus approfondi des langues parles dans le monde oblige rviser certaines ides prconues. Ainsi, on a tendance considrer le franais comme la seule langue parle en France. Or, cette conception ne correspond pas compltement la ralit puisque, l'intrieur des limites du territoire franais, on n'utilise pas moins de neuf langues, chacune d'elles pouvant prendre plusieurs formes. Quelles sont ces langues? En plus du franais qui, l'origine, se limitait la moiti nord du pays, on y trouve l'occitan, le catalan, le basque, le breton, le franco-provenal, le flamand, le corse (dialecte italien) et l'alsacien (dialecte allemand). videmment, le franais, langue officielle du pays, prdomine et tend liminer les autres langues, car pour des raisons historiques, ce parier (un parmi d'autres) a t impos l'ensemble du territoire. Il n'en reste pas moins que la France est loin d'tre linguistiquement homogne.

Peut-on observer au Qubec la mme diversit linguistique? Mais oui: au moins huit langues autochtones sont parles sur le territoire qubcois (voir Figure 15.1), de mme que deux langues europennes (le franais et l'anglais). Qui plus est, chacune de ces langues, dont le franais (voir Figure 7.1), se subdivise en plusieurs variantes. Ces deux exemples (parmi une infinit d'autres) dmontrent l'ampleur du phnomne de la diversit linguistique. En fait, il n'existe aucun pays qui soit homogne au point de vue linguistique.

Ceci nous amne donner quelques dfinitions afin de mieux situer le lecteur. La notion de base utilise en gographie linguistique (ou tude de la rpartition des langues) est celle de communaut linguistique. Toute entit sociale (groupe, tribu, village, etc.) partageant une mme faon de communiquer constitue une communaut linguistique. Ainsi, les Qubcois appartiennent une mme communaut, dont les Franais ne font pas partie, car leur langage diffre quelque peu du ntre.

On dsigne sous le terme de dialecte cette faon de s'exprimer, commune aux membres d'une mme communaut linguistique. On lui attribue souvent, mauvais escient, un sens pjoratif, qualifiant une espce de langue infrieure, sans criture ou sans grammaire; or, comme on le verra plus loin, tout langage a une grammaire. Le dialecte est une faon de parler utilise dans une rgion donne, gnralement bien dlimite. Certains de ces dialectes sont mutuellement intelligibles, c'est--dire que les gens qui les parlent peuvent se comprendre entre eux. Par exemple, le parler qubcois (dialecte franco-canadien) peut tre assez bien compris de l'individu qui utilise l'acadien ou l'un des dialectes de France, parce que toutes ces faons de s'exprimer appartiennent une mme langue, le franais. En gographie linguistique, on dfinira donc la langue comme un ensemble de dialectes mutuellement intelligibles. Ainsi, la langue franaise est compose de la somme des dialectes utiliss en France, en Belgique wallonne, en Suisse romande, au Canada franais, en Hati et en Louisiane. Ce sont tous ces dialectes, mutuellement intelligibles, qui constituent le franais.

Figure 7.1Carte linguistique du Qubec et du Canada oriental (en 1970).

Pour des raisons conomiques, politiques ou idologiques, certains dialectes sont imposs par les gouvernements l'ensemble de la population. Ils prennent alors le statut de langue nationale. En France, par exemple, ds la fin du Moyen-ge, le dialecte de l'le-de-France (rgion autour de Paris) a t peu peu reconnu comme la langue de l'administration, puis de l'enseignement; il s'est impos aux dpens d'autres langues (le breton, l'occitan, le basque, etc.) ou d'autres dialectes franais (le normand, le picard, le lorrain, etc.). Promu au rang de langue nationale, ce dialecte est devenu ce qu'on appelle aujourd'hui le bon franais ou le franais international.

Enfin, les dialectes se subdivisent eux-mmes en parlers, faons de s'exprimer propres une rgion ou une localit. Ainsi, le dialecte franco-canadien comprend trois parlers: le qubcois (ou laurentien), le franco-amricain (francophones de la Nouvelle-Angleterre) et le canadien de l'Ouest (francophones des provinces des Prairies).

Cette diversit des langues a incit les linguistes les classifier. La classification gntique nous apparat la typologie la plus intressante: En comparant plusieurs langues, elle regroupe celles qui ont une origine commune. On sait, par exemple, que les langues romanes, dont le franais, le castillan (espagnol), le portugais, l'italien, le roumain et quelques autres drivent du latin, et que le latin a la mme origine que les langues germaniques (l'anglais, l'allemand, etc.), slaves (le russe, le polonais, etc.) indiennes de l'Inde, etc. Ainsi, la majorit des langues parles en Europe, en Iran et en Inde forment la famille indo-europenne (voir Figure 7.2). Cela revient dire que tous les parlers appartenant cette famille possdent une origine commune, puisqu'ils drivent d'une mme langue qui tait utilise en Asie centrale il y a environ 10000 ans.

B. La phonologie

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Malgr leur grande diversit, les langues parles dans le monde sont nanmoins construites selon les mmes principes. En premier lieu, ces langues reposent toutes sur l'mission de sons articuls. Un son articul ou phone, c'est une vibration sonore produite par les organes phonateurs: les lvres, la langue, le palais, le nez, le larynx (cordes vocales). On appelle phontique l'tude de ces vibrations.

Figure 7.2Arbre gnalogique du parler qubcois.

Il est possible de classer les sons articuls selon l'endroit de leur mission (c'est--dire selon la partie de la bouche ou de la gorge qui les produit). Ainsi, des consonnes sont dites: bilabiales (prononces avec les lvres), comme le p ou le b; vlaires (produites l'arrire du palais) comme le k ou le g; dentales (formes l'aide des dents) comme le t ou le ci; nasales (mises par le nez), comme le m ou le n. Le mode d'articulation a aussi une grande importance. Pour prononcer les consonnes occlusives (p, t, k), on ouvre brusquement la bouche; dans le cas des consonnes fricatives (f, v), l'air produit une friction en sortant entre les lvres; quant aux voyelles, leur articulation dpend du degr d'ouverture de la bouche (celle-ci est ferme quand on prononce ou et ouverte quand on dit ).

En fait, trois facteurs contribuent classifier les consonnes: l'endroit de leur mission, leur mode d'articulation et leur proprit (on les qualifie de sonores ou de sourdes selon qu'elles font ou ne font pas vibrer les cordes vocales). Par exemple, les consonnes p, b, k et v possdent les caractristiques suivantes

p: bilabiale, occlusive, sourde; b: bilabiale, occlusive, sonore; k: vlaire, occlusive, sourde; v: bilabiale, fricative, sonore.

Il est bien entendu que la phontique (comme le fait la linguistique en gnral) s'intresse la langue parle. Quand on mentionne la vlaire occlusive sourde k, on fait rfrence une unit sonore (l'unit sonore minimale est appele phone) et non une lettre de l'alphabet crit.

D'autres facteurs peuvent intervenir dans la dfinition d'un phone: le ton et la longueur. Lorsqu'on dit: Tu viens, on nonce une affirmation. Par contre, si on demande quelqu'un: Tu viens?, en levant la voix sur la dernire syllabe, on formule une question. Seul le ton de la voix permet de distinguer entre les deux sens (affirmatif ou interrogatif) de la phrase. Dans certaines langues (le chinois et le vietnamien, par exemple), un mme mot peut prendre des sens diffrents selon le ton sur lequel on le prononce. En ce qui concerne la longueur du phone, on remarquera, en comparant les deux termes suivants: tte et tte, qu'on les prononce de la mme manire, a ceci prs que pour le second, on appuie plus longuement sur le phone .

Les bbs sont capables d'apprendre n'importe quelle langue; un petit Africain lev au Qubec parlera le franais de la mme faon qu'un Qubcois autochtone. Comment se fait-il alors que, quand on apprend une langue trangre, on ait du mal acqurir une bonne prononciation? C'est que, parmi tous les phones qui peuvent tre produits par une bouche humaine (plus d'une centaine), chaque langue en slectionne un certain nombre et dlaisse les autres. Ainsi, l'enfant qui apprend parler sa langue maternelle s'habitue toujours articuler les mmes sons. Aprs quelques annes, il n'est plus capable de prononcer n'importe quoi. En anglais, par exemple, on trouve des phones qui n'existent pas dans notre langue: th, comme dans this; h, comme dans house (en franais, on utilise la lettre h dans l'criture, mais on ne doit jamais la prononcer), etc. Pourquoi certaines personnes ont-elles tellement de difficult prononcer le r anglais? Parce que ce phone diffre compltement du r franais (mme si on utilise la mme lettre pour les transcrire).

Les phones slectionns par une langue y jouent un rle essentiel. A cause de leur nombre limit, ils peuvent tre facilement reconnus par ceux qui parlent cette langue, ce qui leur donne la possibilit de construire des mots qui ont un sens. Ces units fonctionnelles minimales de prononciation s'appellent phonmes. Le phone est un son articul et rien de plus, tandis qu'on dsigne sous le nom de phonme tout phone qui exerce une fonction dans une langue donne. Par exemple, les sons p, b, 1, ri, a, i sont des phonmes franais, car on les utilise pour construire des mots dans cette langue: banane (la lettre e ne se prononce pas); il pila; etc. Les phones th et h, par contre, ne sont pas considrs en franais comme des phonmes (ils le sont en anglais), car ils n'y jouent aucun rle fonctionnel.

Pour que les usagers de la langue puissent le distinguer des autres, chaque phonme doit s'opposer par au moins un trait caractristique chacun des autres phonmes de la mme langue. En franais, par exemple, le phonme p, qui est une bilabiale occlusive sourde, s'oppose b (bilabiale occlusive sonore), t (dentale occlusive sourde) et f (bilabiale fricative sourde).

Les phonmes d'une langue forment donc un systme dans lequel chaque lment s'oppose tous les autres. On appelle ce systme le systme phonologique, et son tude la phonologie. Tous ceux qui parlent une mme langue possdent inconsciemment le systme phonologique de cette langue. Peu de francophones savent que le franais compte 36 phonmes (voir tableau en annexe cet article), mme s'ils les utilisent tous les jours. Le systme phonologique constitue une abstraction. Le phonme se caractrise par la position qu'il occupe dans la structure des sons de la langue et non par la faon dont on le prononce dans la ralit. En effet, on peut prononcer (produire) les phonmes de diffrentes faons, selon l'ge, le sexe, le lieu d'origine ou le milieu social de celui qui parle. Et pourtant, malgr les prononciations diffrentes, on reconnat quand mme ces phonmes. Par exemple, le Franais qui dit une petite fille, en s'efforant d'articuler chaque syllabe, comprendra le Qubcois qui dira quelque chose comme: eun' p'tste feille. Tous deux se rfrent inconsciemment au mme systme, o le phonme reprsent par la lettre u peut se prononcer (la bouche en rond) ou eu.

On appelle allophone la prononciation quelconque d'un phonme donn. Tant qu'un allophone n'empite pas sur les ralisations d'un autre phonme, on comprend facilement quel lment du systme il se rfre. Pour reconstituer le systme phonologique d'une langue, il faut donc opposer deux deux les mots qui nous semblent diffrer par un seul phonme. Si les lments de ces groupes, qu'on appelle paires phonologiques minimales, ont un sens diffrent l'un de l'autre, on est en face de deux phonmes distincts. Voici quelques exemples, en franais, de paires phonologiques minimales: lu et nu; main et pain; pas (pa) et pot (po); manche et mange; etc.

C. La grammaire

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On vient de voir que les phonmes d'une langue se groupent pour former des units qui ont une signification (mots). A un niveau suprieur, les mots s'assemblent leur tour pour constituer des ensembles signifiants (phrases). Ces ensembles s'organisent selon des systmes de lois bien prcis, propres chaque parler. Ce sont ces systmes qui constituent la grammaire d'une langue. On voit donc qu'il est inexact de dire, comme on l'entend parfois, que telle ou telle langue n'a pas de grammaire. Une langue sans grammaire, sans lois de fonctionnement, ne pourrait jouer son rle d'instrument de communication.

L'tude des systmes grammaticaux comprend traditionnellement deux branches. la morphologie et la syntaxe. La premire s'intresse aux formes grammaticales, aux types d'units linguistiques utilises dans la communication. L'autre tudie l'agencement (la position) de ces units au sein de la phrase. En fait, l'heure actuelle, on parle plutt de morpho-syntaxe, car si la distinction entre la forme et la position des mots a de l'importance dans certaines langues, comme le franais, elle est peu pertinente dans beaucoup d'autres langues.

Les units significatives minimales (indcomposables en autre chose qu'en phonmes) s'appellent monmes. Nous adoptons ici la terminologie du linguiste franais Andr Martinet (Martinet 1967), laquelle est assez gnralement accepte. Il y a deux sortes de monmes: les lexmes, qui figurent dans le dictionnaire (ils dsignent une substance ou expriment un procs) et les morphmes, qui apparaissent dans la grammaire (ils expriment gnralement une fonction).

On appelle syntagme toute combinaison de monmes. Par exemple, le syntagme les maisons comprend deux monmes. Le morphme les exprime la pluralit dfinie: il nous rvle qu'il y a plusieurs maisons (sinon, on dirait la maison) et qu'il ne s'agit pas de n'importe lesquelles, mais de celles-ci, qui sont bien dfinies. Le lexme maisons, par contre, dsigne un objet d'assez grandes dimensions l'intrieur duquel on habite. Il faut noter ici que, comme la linguistique s'intresse la langue parle, quand on analyse le lexme maisons, on ne doit pas tenir compte du fait que celui-ci s'crit avec un s au pluriel. En effet, comme ce s ne se prononce pas, il ne peut jouer de rle linguistique.

De mme le syntagme nous travaillons comporte deux monmes: un morphme discontinu nous ... ons, qui exprime le mode indicatif prsent la premire personne du pluriel et un lexme, travaill-, qui signifie excuter un ouvrage. Quant au syntagme travaille!, malgr son apparence, il comprend lui aussi deux monmes: le lexme travaill- et ce qu'on appelle un morphme zro, c'est--dire une absence fonctionnelle de morphme. Le fait mme de ne rien ajouter au lexme (le e final ne se prononce pas) nous apprend que le verbe travaille! est la deuxime personne du singulier de l'impratif prsent (sinon, on ajouterait -ons: travaillons!, premire personne du pluriel, ou -ez: travaillez!, deuxime, personne du pluriel).

Dans plusieurs langues, dont le franais, la fonction des mots dans la phrase n'est pas indique seulement par leur forme, mais parfois aussi par leur position. Si nous disons, par exemple, Pierre tue Paul, nous savons que Pierre est le sujet de l'action (c'est lui qui tue) et que Paul en est l'objet. Si nous intervertissons l'ordre des mots (Paul tue Pierre), Paul devient le sujet. Seule la position de ces termes nous permet de savoir qui accomplit l'action et qui la subit. Par contre, en langue inuit du Nouveau-Qubec, l'ordre des mots n'a gnralement aucune importance. C'est leur forme qui indique leur rle dans la phrase. Pour reprendre l'exemple prcdent, nous pouvons dire: Piita tuqutsijuq Paulimik (Pierre tue Paul) et Pauli tuqutsijuq Piitamik (Paul tue Pierre) aussi bien que Paulimik tuqutsijuq Piita ou Piitamik tuqutsijuq Pauli. Le fait d'ajouter le morphme -milk aux lexmes Piita (Pierre) ou Pauli (Paul) indique que ces mots sont les objets de l'action (complment directs du verbe); leur position dans la phrase n'a donc aucune importance.

On appelle analyse morphologique la sparation d'un syntagme en ses monmes (morphmes ou lexmes) constituants. Selon les modles de combinaisons de monmes observs, on peut regrouper les langues en quatre types principaux: langues isolantes, analytiques, flexionnelles et agglutinantes. Pour illustrer chacun des types numrs, nous allons traduire dans une langue de chaque type le concept suivant: moi, dans le futur, manger viande.

En vietnamien, langue isolante, on aurait:

tisanthitmoifuturmangerviande

En franais, langue analytique, on aurait:

jemang/eraide la viandemoimanger/futurviande (indfinie)

Dans ces deux langues, la place du complment dans la phrase ( la suite du verbe) rvle sa fonction. En latin, par contre, langue flexionnelle, la position des mots n'a pas d'importance grammaticale:

carn/emcomed/eroviande/compl. direct manger/futur, moi

Enfin, en inuit, langue agglutinante, le concept pourrait tre exprim par un seul mot:

niqi/tu/laaq/tungaviande/m./fut./moi

Malgr leur diversit morphologique, toutes les langues possdent ncessairement au moins deux types de syntagmes: des syntagmes verbaux (verbes) et des syntagmes nominaux (noms). Dans toutes les langues, on trouve des verbes qui expriment un procs (action ou situation) en cours et des noms qui dsignent les choses ou les personnes agissant sur le procs ou le subissant. Les autres catgories grammaticales, comme l'adjectif, l'adverbe, le pronom, etc., varient considrablement d'une langue l'autre.

D. La smantique

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La phonologie et la grammaire tudient le mode de formation des mots et des phrases. La smantique, de son ct, porte attention au sens mme de la langue; elle s'intresse la faon dont les significations se structurent. Il s'agit de la branche la moins formalise de la linguistique, car s'il est relativement facile de comprendre comment les phonmes ou les monmes s'organisent en systmes, il est beaucoup plus difficile d'analyser le sens de ces units. C'est pourquoi la smantique s'intresse surtout l'tude du vocabulaire (lexicologie). Les mots du dictionnaire semblent reflter la ralit exprime de faon beaucoup plus directe que ne le font les morphmes grammaticaux. Cependant, plusieurs personnes croient que le vocabulaire est trs peu structur, les mots leur paraissant n'tre que des tiquettes appliques des choses, sans systme dfini.

En fait, la relation entre vocabulaire et ralit dsigne s'avre plus complexe. Les signes sonores (mots) ne symbolisent pas des situations ou des objets rels mais le concept qu'on a, l'ide qu'on se fait de ces objets ou situations. Le vocabulaire traduit donc au niveau linguistique des notions, plutt que la ralit brute. On peut symboliser cela par un triangle (appel triangle d'Ogden et Richards), o la relation entre la chose nomme et le mot qui la dsigne s'effectue par l'intermdiaire du concept (voir Figure 7.3).

Figure 7.3Le triangle d'Ogden et Richards.

Par exemple, le terme chaise exprime une ide, le concept d'un objet servant s'asseoir et non pas l'objet matriel lui-mme (puisque n'importe quelle chaise, indpendamment de sa taille ou de sa couleur, reoit le mme nom). Il n'y a pas de lien ncessaire entre la chose et le mot. On pourrait aussi bien ne pas avoir cr de mot pour dsigner une chaise si, en franais, ce concept n'tait pas assez bien dfini ou pas assez important pour tre nomm.

Les mots d'une langue forment un systme et ce dernier s'organise au niveau des concepts dsigns. Certains concepts sont lis entre eux, l'un rappelant l'autre. Par exemple, des mots comme maison, femme, voyage ou argent voquent toutes sortes d'images. Notre pense les relie une srie de notions qui, elles aussi, peuvent se traduire en mots. La smantique essaie de retrouver ces regroupements de mots exprimant des concepts voisins, afin de classifier le vocabulaire d'une langue et d'introduire de l'ordre au sein du dsordre apparent du dictionnaire. On appelle champs smantiques les groupes de mots ainsi constitus.

Il existe deux faons de dlimiter ces champs smantiques. La premire mthode consiste regrouper, l'aide d'un dictionnaire, tous les mots ayant un sens voisin. Il y a cependant l danger d'arbitraire, car le linguiste fait ses propres regroupements; l'ordre qu'il introduit n'est donc pas objectif.

La seconde mthode, beaucoup plus intressante, consiste observer la ralit pour y dterminer des champs d'exprience, c'est--dire des circonstances o se droule une action homogne; par exemple, une partie de hockey, ou la prparation d'un repas. On fait ensuite la liste des mots dsignant chacun des lments (acteurs, actions, instruments, etc.) participant au droulement de chaque type d'exprience. On obtient une classification smantique plus objective que la premire, car elle se base sur des ensembles ayant une fonction relle. Quand on connat les limites de chaque champ et qu'on sait quels mots y entrent ou n'y entrent pas, on peut diviser le lexique en grandes catgories et analyser les relations existant entre tous les lments de ces catgories.

Pour effectuer ce genre d'analyse, il faut comparer des concepts voisins en vue de dcouvrir leurs traits pertinents, c'est--dire les caractristiques qui diffrencient chaque concept des autres. Si, par exemple, on compare les notions de chaise, de sofa et de fauteuil, on constate que chacune d'elles regroupe trois traits pertinents principaux:

chaise: sert une personne, pour s'asseoir, ne comporte pas de bras;fauteuil: sert une personne, pour s'asseoir, comporte des bras;sofa: sert plusieurs personnes, pour s'asseoir, comporte ou non des bras.

Ces traits pertinents, qui constituent les units minimales de la signification, s'appellent smes. Un groupe de smes exprim par un mot (chaise, par exemple) est dsign sous le nom de smme. Enfin, l'intersection de plusieurs smes (pour s'asseoir par exemple, qui apparat dans trois smmes) s'appelle archismme. En analysant de cette faon tous les mots appartenant tous les champs smantiques d'une mme langue, ou pourrait thoriquement atteindre un degr de formalisation aussi lev que celui de la phonologie ou de la grammaire. On connatrait ainsi la structure de la signification, connaissance qui constitue l'objectif premier de la smantique.

Une autre approche permet de comprendre comment se forment les sens des mots: c'est l'tude des nologismes. Quand une socit entre en contact avec d'autres groupes, elle leur emprunte souvent un certain nombre de techniques, d'objets ou de concepts nouveaux qu'il lui faut nommer. La langue parle par les membres de cette socit doit donc trouver des mots pour dsigner ces notions trangres. O prend-on ces mots? Voil une belle occasion d'observer directement un processus smantique.

Pour toutes les langues du monde, il existe trois modes principaux de dsignation des ralits nouvelles: la lexicalisation (formation d'un mot partir d'lments dj existants dans la langue), le changement smantique (sens nouveau donn un mot ancien) et l'emprunt une autre langue. En franais, on dsigne les concepts nouveaux surtout au moyen d'emprunts quoique, au Qubec (contrairement ce que fait la France), on utilise beaucoup la lexicalisation. Le mot oloduc, par exemple, est une lexie (terme form par lexicalisation), car il a t construit partir d'lments linguistiques existant dj en franais (le prfixe olo- signifie huile et le suffixe -duc exprime l'action de conduire ou de guider). Le terme pipe-line (utilis en France la place de oloduc) est un emprunt l'anglais. Prenons un autre exemple. En langue inuit du Nouveau-Qubec, 76% des mots dsignant des ralits nouvelles ont t forms par lexicalisation, 18% proviennent d'un changement de sens et 6% seulement ont t emprunts ( l'anglais surtout).

Au Qubec, le contact linguistique nous incite utiliser en franais certains mots dont la forme se rapproche de celle de mots anglais, mais dont le sens premier en diffre (c'est ce qu'on appelle des faux amis). Par exemple, le mot anglais car (automobile) est devenu char en franais qubcois, alors que le terme engine (locomotive) a t traduit par engin. De mme, l'expression anglaise it is exciting (c'est passionnant) est devenue au Qubec: c'est excitant, formule qui, en France, aurait une connotation nettement sexuelle. Il arrive enfin qu'on traduise littralement certaines expressions anglaises. C'est ainsi que to fall in love devient tomber en amour et que boy friend est traduit par ami de garon.

3. Linguistique et anthropologie

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Aprs avoir vu dans les grandes lignes en quoi consiste l'analyse du langage, nous allons maintenant aborder l'tude des rapports entre l'anthropologie et la linguistique. Ces rapports comportent deux dimensions. En premier lieu, la thorie linguistique a influenc la thorie anthropologique. Les pages qui suivent traitent brivement de certains traits marquants de cette influence. En second lieu, ces deux disciplines possdent certains domaines de recherche communs, qui touchent l'tude de l'interaction entre la langue et la socit. Nous les dcrirons dans la troisime partie de ce chapitre.

A. La dualit signifiant/signifi

Ferdinand de Saussure (1857-1913) figure sans contredit parmi les grands noms de la linguistique moderne. Dans son Cours de linguistique gnrale (Saussure 1962), il a mis pour la premire fois quelques ides essentielles la comprhension de la langue et, partant, des rapports qui existent entre langage et socit.

De Saussure a dfini le signe linguistique comme l'union d'un concept et d'une image acoustique. Tout signe constitue en effet une entit double, comportant deux aspects insparables (comme les deux faces d'une feuille de papier): un concept (qu'on appellera signifi), c'est--dire l'ide qu'on se fait d'un aspect quelconque de la ralit et une image acoustique (qu'on appellera signifiant), c'est--dire l'empreinte psychique d'un son. Pour qu'il y ait signe linguistique, ces deux lments sont ncessaires, car on ne peut concevoir l'existence d'une ide qui ne serait pas exprime ou d'une forme linguistique qui ait du sens sans contenu signifi. Cette notion de signe peut tre symbolise par l'quation de la figure 7.4.

Figure 7.4La notion de signe.

Le signe est arbitraire. Il n'y a pas de relation contraignante, par exemple, entre le concept lieu l'intrieur duquel on habite et l'image acoustique maison. Le lieu l'intrieur duquel on habite aurait aussi bien pu s'appeler chaudronou Josphine que maison, cela n'aurait rien chang. Toutefois, ds qu'un signe est adopt par une langue, l'utilisation de ce signe devient obligatoire pour les usagers de cette langue. S'ils veulent tre compris, ils doivent utiliser ce signe-l et non pas n'importe quel autre.

De ce principe d'arbitraire dcoule le fait que le signe linguistique n'a pas de valeur en soi; son importance vient de ce qu'il n'est pas utilis pour dsigner autre chose. Si, quand j'utilise le mot maison, les francophones comprennent que je veux parler d'un lieu l'intrieur duquel on habite, c'est parce que je n'emploie pas les termes automobile ou magasin ou n'importe quel autre terme, mais bien le mot maison. La valeur du signe dcoule de sa place dans un ensemble structur.

B. Jakobson et le langage des bbs Nous remercions les ditions Mc Graw-Hill Ryerson Ltd (Toronto) d'avoir autoris la reproduction de cette section dj publie dans Language and Society, in Challenging anthropology (dit par G. Smith et D. Turner).

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Dans le domaine de la phonologie, Roman Jakobson (n en 1896, il est un des matres de la linguistique structurale) a repris et prcis les notions de structure et de valeur. C'est lui qui a mis en lumire le concept de trait distinctif, terme d'une alternative ayant une valeur diffrentielle. Chaque phonme doit s'opposer par au moins un trait chacun des autres phonmes de la langue. En franais, par exemple, les mots nain et daim ou main et bain diffrent en ce que leur premier phonme possde ou non le trait distinctif nasalis:

nain/daim = main/bain = nasalis/non nasalis

Par contre, bain et pain s'opposent parce que le premier phonme de l'un est sonore alors que celui de l'autre est sourd. En fait, quand il entend une phrase quelconque, l'auditeur doit constamment effectuer un choix inconscient entre les deux termes de divers types d'oppositions.

L'ensemble des traits distinctifs et de leurs combinaisons en phonmes ainsi que les rgles d'enchanement de ces phonmes forment un code auquel se rfre tout locuteur (utilisateur) d'une langue. Les lments de ce code composent une structure qui organise la communication orale. C'est parce que le code est commun tous les membres d'une communaut linguistique donne qu'il leur est possible de communiquer entre eux.

Le systme de la langue s'acquiert durant l'enfance, l'intrieur du groupe o l'on vit. Pass un certain ge, cette acquisition devient cependant impossible, car l'apprentissage de la langue est ncessaire au dveloppement de l'intelligence (les enfants-loups qui ont grandi hors de toute socit humaine ne peuvent apprendre parler quand ils retournent parmi les humains).

L'acquisition par l'enfant d'un code phonologique se fait dans un certain ordre. Il est d'abord capable de distinguer les phones les plus proches des mouvements instinctifs de la bouche, puis de les effectuer. Et ceci est vrai pour tout le monde. C'est pourquoi, dans presque toutes les langues connues, les premiers mots prononcs par les bbs sont peu prs les mmes. Dans une premire tape, l'enfant peut opposer, les consonnes nasales (m, n) aux occlusives bilabiales (p, b) et dentales (t, ci). Il utilise alors uniquement la voyelle a. C'est ainsi que le petit francophone dira papa, mama(n), tata, le petit Vietnamien: mama, le petit anglophone: dad, mom et le petit Inuk: anaana (maman), ataata (papa), amaama (le sein), apaapa (le manger). Un peu plus tard, le bb distingue une consonne de plus: l'occlusive vlaire k (ou g). Il reconnat alors trois voyelles. le a, le i et le u (ou). A partir de cette priode, le bb francophone dira pipi, caca, le Vietnamien: ti (le sein) et le petit Inuk: ukuuku (n'importe quel petit objet).

C. Lvi-Strauss et le structuralisme

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Cette approche de la phonologie a beaucoup influenc l'anthropologue franais Claude Lvi-Strauss et, aprs lui, toute l'cole structuraliste. Lvi-Strauss (1958a), voit une analogie entre la notion de structure telle que dfinie par les linguistes (entre autres, par Jakobson) et les modles anthropologiques. Chaque terme parental, chaque unit narrative d'un mythe joue le rle d'lment au sein d'un code structur vhiculant un message (modalits de l'alliance, vision du monde, etc.). L'approche linguistique ne peut s'appliquer directement l'analyse des faits sociaux, mais, par analogie, on peut parler de structure dans les deux cas.

La mthode phonologique, par exemple, comporte quatre dmarches fondamentales susceptibles d'inspirer les sciences humaines:

-elle permet de passer de l'tude des phnomnes conscients (phones) celle de leur infrastructure inconsciente;

-elle prend pour base de l'analyse les relations entre les termes (plutt que les termes eux-mmes);

-elle dcouvre les systmes et met leurs structures en vidence;

-elle permet de dcouvrir des lois gnrales, par induction ou dduction.

En procdant de faon analogique, on peut analyser certains phnomnes sociaux tels que la parent, car:

-ce sont des lments de signification, comme les phonmes;

-ils s'intgrent en systmes inconscients;

-ils rsultent de lois gnrales, puisqu'on retrouve des phnomnes semblables dans des rgions loignes les unes des autres.

De la mme faon, les mythes forment des structures. Les divers lments d'un groupe de variantes d'un mme mythe s'intgrent dans un systme au sein duquel chaque lment s'oppose tous les autres.

En fait, pour Lvi-Strauss, langue et phnomnes socio-culturels constituent deux modalits parallles d'une mme activit de base, celle de l'esprit humain. Il faut chercher des corrlations entre les expressions formalises (organises en systmes) de la structure linguistique et de la structure sociale. Dans le systme symbolique inuit par exemple, les lments signifiants sont organiss en paires d'oppositions (homme/femme; mer/terre; etc.); par ailleurs, la structure de la langue favorise elle aussi l'expression de telles paires. La comparaison des ralisations superficielles (attitudes culturelles, expressions courantes) de ces structures apparat ainsi comme une entreprise futile. Il existe certaines corrlations entre la langue et la culture, c'est--dire entre certains de leurs aspects et certains niveaux. Toutes deux procdent cependant d'une mme structure fondamentale, celle de l'esprit humain.

D. Sapir et Whorf:La langue dtermine la pense Voir note prcdente, note 3.

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En insistant sur l'aspect structural des corrlations entre la langue et la culture, Lvi-Strauss contredit ( bon droit, nous semble-t-il) une hypothse mise au cours des annes 30 par le linguiste amricain Benjamin Lee Whorf.

On la connat sous le nom d'hypothse Sapir-Whorf, car elle doit beaucoup aux travaux d'un autre linguiste, Edward Sapir. Cette hypothse s'exprime comme suit: le comportement culturel des membres d'une socit est dtermin par la langue qu'ils parlent.

Pour Whorf surtout, les habitudes sociales des individus sont dtermines par la faon dont ils jugent et analysent les situations auxquelles ils sont confronts. Or, cette analyse repose sur les catgories linguistiques car, quand on rflchit un problme quelconque, on fait appel des phrases et des mots d'une langue donne. Ce sont donc la grammaire et le vocabulaire qui, en fin de compte, structurent la pense et le comportement. Whorf donne l'exemple du hopi (langue amrindienne du sud-ouest des tats-Unis), qui n'objective pas le temps. On n'y trouve donc pas, comme dans les langues europennes, de morphmes exprimant le moment (pass, prsent ou futur) o se droule une action. Ce sont plutt les noms de personnes ou d'objets qui changent de forme, selon qu'on conoive leur signifi comme existant rellement ou tant en devenir. Contrairement aux langues europennes, qui parlent du temps comme d'un droulement, le hopi semble y voir une srie de modifications apportes des objets ou des situations immuables dans leur essence. Cette conception des choses influencerait le comportement hopi (tel qu'exprim entre autres par les rituels religieux), qui se baserait sur la prparation de ce qui n'est pas encore actualis. En Occident, par contre, la reprsentation d'un temps existant objectivement expliquerait l'importance qu'on attache l'exactitude et la ponctualit.

Ces interprtations, quoique sduisantes, apparaissent incompltes, car elles n'expliquent pas l'origine du langage. Si, en effet, les catgories linguistiques dterminent le comportement, d'o viennent ces catgories? Sur quoi se fondent-elles? Ne serait-il pas plus logique de renverser l'hypothse Sapir-Whorf et de considrer la langue comme l'expression de l'exprience socioculturelle d'un groupe humain? En fait, les corrlations qu'tablit Whorf entre catgories linguistiques et comportement demeurent un niveau trs superficiel (reproche qu'aurait pu lui faire Lvi-Strauss). La langue influence la pense et la culture, mais non de faon primordiale. Il importe avant tout d'expliquer comment les structures linguistiques traduisent l'exprience socioculturelle.

4. Anthropologie linguistique

A. La langue dans la socit: sociolinguistique

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En ce qui concerne les phnomnes linguistiques, l'attention de l'anthropologue doit se porter plus particulirement sur l'interaction existant entre la langue elle-mme et le systme socio-culturel dont elle fait partie. La sociolinguistique, qui tudie la langue en tant qu'instrument d'intgration sociale, s'intresse un des aspects importants de cette interaction.

On l'a rpt plusieurs reprises, le langage sert de moyen de communication au sein d'un groupe donn (la communaut linguistique) et s'acquiert l'intrieur de ce groupe; il constitue donc un facteur essentiel de la socialisation des individus. C'est en bonne partie grce la langue apprise dans l'enfance que les individus ns dans une socit donne vont pouvoir s'intgrer au groupe et en devenir membres part entire. Chaque langue permet ses utilisateurs d'exprimer tout ce qui est ncessaire leur vie sociale dans un milieu dfini. Cependant, dans les socits complexes, les individus ne peuvent participer pleinement tous les secteurs de cette vie de groupe. Selon leur sexe, leur ge, leur classe sociale ou leur spcialisation professionnelle, ils se familiariseront davantage avec certains types d'activits ou de connaissances qu'avec d'autres. Ainsi, chaque sous-groupe d'une mme socit labore un vocabulaire et, parfois, une prononciation ou des rgles de grammaire propres, qui ne sont pas partags par tout le monde.

Dans certaines langues, par exemple, on note des diffrences selon le sexe dans la faon de s'exprimer. C'est le cas du japonais, o la prononciation fminine est beaucoup plus douce que la prononciation masculine. De mme, au Qubec, certains mots comme les sacres ou ce qu'on appelle les gros mots ne sont jamais utiliss par les femmes (quoique cela change chez les jeunes), alors que la plupart des hommes s'en servent assez librement; il y a quelques annes encore, on considrait qu'une fille qui utilisait le mot clice avait reu une mauvaise ducation ou avait des tendances garonnires.

L'ge cre aussi des diffrences linguistiques. Les bbs possdent un vocabulaire et une prononciation qui leur sont propres. Par exemple, les mots wawal, lolo et tataappartiennent au lexique enfantin. Lorsqu'un individu emploie une manire de parler autre que celle de son ge, il se fait rapidement remarquer. Ainsi, une personne de plus de quinze ans qui dirait je vais voir mon papa et ma maman au lieu de je vais voir mes parents serait qualifie de retarde mentale, car dans notre socit, l'usage des mots papa et maman(sauf quand on s'adresse directement ses parents) est rserv ceux qui n'ont pas encore atteint l'adolescence.

La classe sociale peut aussi dterminer des manires diffrentes de s'exprimer. Ce n'est peut-tre pas tellement vrai au Qubec, o presque toutes les couches de la population parlent un franais de type populaire, mais en France, on reconnat facilement leur accent le riche bourgeois ou l'ouvrier. De mme, les divers corps de mtiers ont labor leur propre vocabulaire professionnel. Par exemple, le vocabulaire du mcanicien concernant l'automobile dpasse largement celui d'un individu ordinaire. Il en est de mme du mdecin qui discutera de la maladie de son patient en termes incomprhensibles pour les non-initis. En fait, tous les groupements sociaux (parentaux, religieux, politiques, etc.) ont tendance utiliser une manire de s'exprimer qui leur est propre, un vocabulaire qui leur est particulier. Un militant syndical, par exemple, parlera de l'exploitation des travailleurs l o un ministre libral se rjouira de la libert de l'entreprise prive.

Paralllement cela, on distingue plusieurs niveaux de langage. Le niveau se dfinit comme une faon de parler qui dpeint un certain type de relation sociale (de suprieur infrieur, d'gal gal, etc.) ainsi que les sentiments qui accompagnent cette relation: respect, ddain, haine, etc. On peut ainsi, l'instar des rois ou des princes, utiliser un langage majestueux et parler de soi la premire personne du pluriel. Notons que ce nous peut galement s'employer par modestie: l'auteur d'un article ou d'un livre dira gnralement nous pensons que... au lieu de je pense que.... D'autre part, selon le rang social d'une personne qui on s'adresse (suprieur, gal ou infrieur), on tendra choisir des termes plus ou moins empreints de respect. La grammaire contient parfois une rgle cet effet. En franais, par exemple, on utilisera pour parler quelqu'un tu ou vous selon le degr de familiarit des relations qu'on entretient avec lui. En anglais, par contre, le terme you (vous) s'applique tout le monde. En italien, la langue reconnat quatre degrs de familiarit. On emploiera tu pour les enfants, voi (vous) pour les proches parents et les amis, il pour les gens qu'on connat peu et lei (son me) pour ceux qui on tmoigne du respect. En vietnamien (comme dans beaucoup de langues asiatiques), il y a de multiples faons de s'adresser quelqu'un. Le terme choisi diffrera selon l'ge, le sexe, le lien de parent et la position sociale du locuteur et de celui qui il s'adresse. On distingue encore des langages ddaigneux, affectueux, haineux, gentil, vulgaire, distingu, etc. Souvent aussi, le ton, le dbit et le timbre de la voix expriment de faon plus ou moins formelle la relation sociale ou les sentiments qui unissent ou opposent deux personnes.

Le fait de possder un langage commun confre aux membres d'une socit ou d'un groupe un fort sentiment de solidarit. La langue constitue donc pour les ethnies, les classes ou les autres groupements un important facteur de cohsion sociale. Le franais parl au Qubec permet, par exemple, aux Qubcois de se distinguer la fois des anglophones (qui reprsentent pour eux l'imprialisme conomique et politique) et des Franais de France (qui symbolisent pour eux l'imprialisme culturel). Le langage n'est cependant pas toujours ncessaire la cohsion sociale. Ainsi, les Canadiens anglais se distinguent des Amricains, mme s'ils parlent la mme langue qu'eux, de mme que les Belges ou les Suisses francophones se considrent diffrents des Franais. On pourrait encore citer l'exemple des Juifs, qui gardent leur personnalit propre tout en adoptant, dans la plupart des cas, la langue du pays o ils habitent. Plus prs de nous, les Hurons de Lorette, en banlieue de Qubec, se considrent toujours comme Indiens, mme si leur langue ne diffre pas de celle des Qubcois parmi lesquels ils vivent.

Malgr tout, la langue agit trs souvent comme facteur de socialisation et de cohsion l'intrieur du groupe. Face l'extrieur, par contre, elle peut jouer un autre rle, celui de classificateur social. Avec d'autres lments de la culture (vtement, possessions matrielles, etc.), elle sert souvent d'indice de l'appartenance ethnique ou de la classe sociale de celui qui la parle. L'accent et le vocabulaire d'un individu rvlent frquemment son origine et sa situation. C'est ainsi qu'en entendant parler quelqu'un, on reconnatra facilement le groupe ethnique auquel il appartient: les Franais rsidant au Qubec peuvent tre identifis ds qu'ils parlent (de mme que les Qubcois vivant en France). La langue rvlera aussi la rgion d'origine (ville ou campagne) ainsi que la classe ou la caste sociale (la langue populaire s'oppose au bon langage) du locuteur. La faon de parler pourra mme donner des indications sur les opinions politiques, religieuses ou autres des individus. Cette appartenance ethnique, rgionale ou sociale rvle par la langue entrane videmment la manifestation de sentiments et d'attitudes lis la perception qu'on a de chacun de ces groupes. Si nous apprcions bien les Franais et que l'un d'eux s'adresse nous en disant: Alors, le petit pre, a gaze?, il est probable que notre raction sera assez positive.

En fait, la langue elle-mme est valorise ou dvalorise par ses usagers et par les autres. Une langue minoritaire est souvent objet de mpris et de ridicule; elle peut par contre tre valorise de faon excessive, par nationalisme. Le joual, par exemple (qu'on pourrait dfinir comme une forme populaire de parler qubcois laquelle se mlent des anglicismes) a t tour tour mpris (le Premier ministre Trudeau a dit que les Qubcois parlaient un franais pouilleux) et survaloris (certains voudraient l'enseigner l'cole). En fait, c'est un outil de communication qui joue un rle dans un milieu donn (celui des francophones qubcois, surtout Montral), mais qui ne doit pas remplacer la connaissance du franais international, car celui-ci nous permet d'tre compris hors du Qubec.

Les enfants d'un couple dit mixte au point de vue linguistique, c'est--dire ns de parents de langues maternelles diffrentes, utilisent gnralement la langue la plus valorise dans leur milieu. A Montral, par exemple, la plupart des gens dont le pre ou la mre est anglophone parlent l'anglais plutt que le franais. D'ailleurs, mme si le couple est homogne, les enfants manifestent une prfrence pour la langue majoritaire de leur milieu. Ainsi, les membres des groupes francophones de l'Ouest canadien ou des Maritimes parlent de moins en moins le franais, mme quand ils ne comptent aucun anglophone parmi leurs anctres. De mme, dans le village de Fort George, la Baie de James, les enfants ns de parents inuit ne parlent que le cri, car les Indiens se trouvent en forte majorit cet endroit (1200 Cris pour 50 Inuit).

Figure 7.5Dans nos grandes villes, plusieurs communauts linguistiques coexistentsouvent sur le mme territoire. (Photo Louis-J. Dorais)

Lorsque sur un territoire donn coexistent des communauts linguistiques diffrentes, la langue prdominante peut tre, soit celle du groupe majoritaire, soit celle du groupe dominant. Ainsi, au Qubec, mme si les anglophones ne reprsentent que 20% de la population, leur langue a un rayonnement plus grand que ne le justifie leur importance numrique. En effet, les immigrants qui s'tablissent au pays ont davantage tendance apprendre l'anglais que le franais, puisqu'ils ont tt fait de constater que l'anglais constitue la langue du groupe qui domine la scne conomique et politique.

Le contact linguistique, qu'il soit externe (gographique) ou interne (domination de type colonialiste) peut provoquer toute une gamme de rsultats: les deux ples extrmes sont reprsents par l'acculturation linguistique (adoption de concepts et de mots trangers) et l'assimilation (la langue domine disparat au profit de l'autre), mais on peut galement noter des situations intermdiaires telles que le bilinguisme (obligation de parler les deux langues) et le syncrtisme (les langues dominante et domine se fondent pour former un nouveau parler). Dans le cas de plusieurs groupes amrindiens, le contact avec les langues europennes a provoqu l'assimilation pure et simple (c'est ainsi qu'au Qubec le franais a compltement remplac le huron et l'abnaquis). Dans d'autres populations, c'est le bilinguisme qui domine (une bonne partie des Iroquois du Qubec parle la fois le mohawk et l'anglais). Ailleurs, aux Antilles, par exemple, le franais et les langues africaines (qui taient parles par les esclaves noirs) ont fusionn pour donner le crole. C'est un exemple frappant de syncrtisme. Notons pour terminer que les contacts linguistiques sont souvent rglements par des lois (concernant la justice, l'enseignement, etc.) qui encouragent la domination d'une langue sur une autre. Au Canada anglais, le dclin du franais est d en grande partie au fait que, jusqu' rcemment, cette langue n'y jouissait d'aucun statut lgal.

B. La langue dans la culture:Ethnolinguistique

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La frontire entre la sociolinguistique (tude de la langue par rapport la socit) et l'ethnolinguistique (tude de la langue dans le contexte culturel) est assez arbitraire, comme l'est d'ailleurs la distinction entre les aspects sociaux et culturels d'une mme structure. Cependant, certains domaines semblent se rattacher plutt la seconde discipline qu' la premire. Des institutions idologiques comme la religion peuvent crer des types particuliers d'usage linguistique. Quand on s'adresse au monde surnaturel, on ne doit pas le faire avec des mots de tous les jours. D'o l'existence de langages sacrs, souvent fort loigns du parler ordinaire de la socit. En Occident, on a longtemps utilis le latin dans les textes religieux de la liturgie catholique. Comme personne ne le parlait plus dans la vie courante, il se situait au-dessus de toutes les langues profanes. On retrouve le mme phnomne dans les pays musulmans o le Coran et la plupart des prires sont toujours rdigs en arabe littraire. Chez les Inuit, le chaman utilisait, pour communiquer avec les esprits, un langage spcial dans lequel chaque nom d'animal ou de chose tait remplac par un terme mtaphorique dcrivant de faon image la ralit dsigne.

Les diffrentes cultures prsentent aussi diverses formes d'expression linguistique. On aura ainsi des langages parls, rcits (posie, mythe, conte, thtre) ou chants. La littrature orale comprend tout texte transmis de bouche oreille ayant une fonction potique et refltant le systme social, l'histoire, les valeurs et la vision du monde de ceux qui l'utilisent. La littrature orale peut servir dnouer les tensions et les conflits. Chez les Inuit du Nouveau-Qubec, par exemple, certains hommes se livraient autrefois des duels de chant. Chaque fois qu'ils se rencontraient, ils chantaient tour tour des chansons qu'ils avaient composes pour ridiculiser l'adversaire. Ils exprimaient ainsi de faon symbolique l'agressivit qu'ils pouvaient avoir les uns envers les autres.

Les mythes, contes et proverbes jouent aussi un rle ducatif. Chez plusieurs peuples africains, ces textes oraux, transmis de gnration en gnration, sont rcits aux jeunes gens avant leur initiation, afin de leur apprendre le comportement adulte. En Afrique, des professionnels de la littrature orale, les griots, ont pour mission de mmoriser et de rciter certaines occasions des textes qu'ils ont appris de leurs prdcesseurs. Les connaissances ainsi transmises concernent parfois le langage lui-mme. Chaque culture possde ses propres thories linguistiques. Ainsi, les Dogons, un peuple du Mali, en Afrique occidentale, croient que chaque genre de paroles (de haine, d'amour, etc.) se forme dans une partie diffrente du corps humain. Il existe aussi des mythes expliquant l'origine des langues, dont le plus clbre est celui de la Tour de Babel (rapport dans la Bible), qui raconte que, pour punir l'orgueil de l'humanit (qui voulait construire une tour atteignant le Ciel), Dieu fit parler aux hommes des langues diffrentes, afin qu'ils ne se comprennent plus. Dans beaucoup de mythes, les animaux peuvent converser avec les humains.

La parole peut tre bonne ou mauvaise. Il est possible de l'utiliser pour jeter un sort (formules magiques, incantations) ou pour gurir. Dans plusieurs cultures, le mot est considr comme l'quivalent de ce qu'il dsigne. D'o l'importance du nom. Si j'insulte le nom de quelqu'un, je m'attaque la personne elle-mme. On ne peut donc pas dire n'importe quoi n'importe quand. Il existe des prescriptions et des tabous prcisant ce qu'il faut dire et ne pas dire. Dans notre socit, les tabous linguistiques sont chose courante: des mots comme soutien-gorge (au lieu de soutien-seins) et parties honteuses (au lieu d'organes gnitaux) ont t crs pour viter l'emploi de termes considrs comme indcents. De mme, on dira rarement de quelqu'un: il est mort. On prfrera plutt utiliser des expressions telles que: il est dcd ou il mange les pissenlits par la racine.

C. Les catgories de la connaissance:Ethnosmantique Voir note page 103.

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Comme on l'a vu prcdemment, la langue n'est pas constitue par une srie d'tiquettes accoles aux choses ou aux concepts, mais elle exprime plutt la faon dont les membres d'une socit donne comprennent le monde qui les entoure. Elle peut nous permettre de connatre les systmes de vision du monde propres aux diverses socits. Cette connaissance forme l'objet de l'ethnosmantique ou anthropologie cognitive.

Le postulat de base de l'ethnosmantique, c'est que chaque peuple possde son propre systme de perception et d'organisation des phnomnes matriels. L'esprit humain, constamment en activit, classifie la ralit perue par les sens afin de la transformer en modles de comportement. Pour les ethnosmanticiens, l'ensemble des modles cognitifs (servant la connaissance) possds par une socit donne constitue sa culture.

Pour dgager ces modles cognitifs, il faut analyser le vocabulaire utilis par les membres de la socit concerne. Les phnomnes naturels perus par les sens sont groups en classes, en catgories hirarchises qui, pour la plupart, reoivent un nom. La nature et l'organisation de ces classes varient d'une culture l'autre. Le spectre lumineux, par exemple, est un continuum physique pouvant tre divis en catgories arbitraires (les couleurs). Pour les francophones du Qubec, ces catgories, qui s'lvent au nombre de onze, ont reu les noms suivants: noir, blanc, rouge, vert, bleu, jaune, orange, brun, violet, gris, rose. Chez les Inuit du Nouveau-Qubec, par contre, la langue ne distingue que sept couleurs: qirnitaq (noir), qakuqtaq (blanc), aupaqtuq (rouge, orange et rose), tungujuqtaq (vert et bleu), quqsutaq (jaune), kajuq (brun ple, roux) et isuqtaq (gris).

Ces classes s'organisent le plus souvent en taxinomies (ou taxonomies), de faon ce que les catgories les plus larges (gnriques ou taxons) englobent les catgories les plus spcifiques (taxa). Les noms dsignant chacune des classes sont appels lexmes. Pour reprendre l'exemple des noms de couleurs en franais qubcois, on a la taxinomie reprsente dans le tableau 7.1 (o les catgories les plus spcifiques ne sont pas exhaustives):

Tableau 7.1Taxinomie des couleurs en franais qubcois

CouleurTaxonsNoirBlancRougeVertBleuJauneOrangeBrunVioletGrisRoseTaxanoirjaisneigecrmevinpourprecerisepommebouteillekakicielmarineplebeigecitronorangeorange foncfoncnoisetteplevioletmauvefoncsaleperlenananevieux rose

Tous les lments d'une mme taxinomie doivent possder au moins un trait commun. Ces traits de signification (qu'en smantique on appelle smes) servent dfinir chacune des classes de la taxinomie. Ainsi, la couleur appele bleu marine regroupe deux traits principaux: elle appartient la catgorie bleu et elle est fonce. On peut ainsi la distinguer du bleu ple qui, tout en faisant partie de la mme catgorie bleu, possde le trait significatif ple.

Pour les ethnosmanticiens, chaque culture comporte plusieurs domaines smantiques organiss autour de nombreux traits de signification. Domaines et traits varient d'une culture l'autre. Il s'agit pour le chercheur de dcouvrir l'ordre idologique que les membres d'une socit imposent au milieu dans lequel ils vivent. Quelle approche peut nous conduire ce rsultat? Il faut poser aux informateurs des questions dans leur langue concernant le domaine tudi: Comment appelle-t-on ceci? Cette chose et cette autre sont-elles dsignes par le mme nom? Combien d'espces y en a-t-il? etc. C'est ce qu'on appelle l'licitation contrle. Le dpouillement des rponses sur le terrain mme permet de rorienter le questionnaire dans la bonne voie si cela s'avre ncessaire. On procde ensuite l'analyse formelle du corpus, en retrouvant les traits smantiques qui caractrisent ses lments et les relations qui unissent ces traits. On obtient ainsi une image organise du domaine culturel tudi.

D. Qu'est-ce que la langue?

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A travers l'analyse de la langue et l'tude des rapports entre le langage et la socit, les pages prcdentes nous ont amens nous poser une question fondamentale: quelles relations existent entre l'exprience socio-culturelle et la langue qui vhicule cette exprience? On a vu que, pour Whorf, la langue dtermine la pense et, partant, le comportement. On a tent de montrer les lacunes de cette conception, qui n'explique pas sur quoi repose le langage.

En fait, la base de tout se trouve l'exprience socio-culturelle qui nat de la perception de moyens et de rapports de production (et des idologies qu'ils dterminent) existant l'intrieur d'un mode de production donn. Ces moyens et ces rapports, manifests par des comportements sociaux, sont perus par l'esprit humain qui s'en fait une reprsentation linguistique. Cette perception est structure. En raison de la nature mme du cerveau, l'esprit humain est en mesure d'organiser les sensations qu'il peroit, selon de grands schmes logiques (concepts d'inclusion, d'opposition, de causalit, etc.) communs tous les hommes. On appelle ces schmes des universaux.

Si la structure de la perception est universelle, il n'est est pas de mme de son contenu. Les ralits perues diffrent d'une socit l'autre. Il est donc normal que les reprsentations de ces ralits (qu'on appelle catgories smantiques) puissent varier totalement d'un groupe l'autre. C'est ce qui explique que chaque culture possde sa propre classification du monde o elle vit. Ces catgories smantiques sont leur tour traduites en catgories linguistiques (mots, formes grammaticales) afin que le cerveau puisse les saisir et les communiquer. Les catgories linguistiques forment un code obissant des contraintes (surtout tymologiques) diffrentes de celles qui influencent leur contenu smantique. La figure 7.6 reprend ces notions et leurs relations sous forme schmatique.

Figure 7.6Reprsentation schmatique des rapports entre la ralit, la perception qu'en a l'esprit humain et la langue

Il est bien entendu qu'aucun des lments de cette structure ne peut exister indpendamment des autres. L'antriorit des universaux et des catgories smantiques est logique et non chronologique. Elle est cependant relle et elle seule permet de comprendre clairement l'ensemble du processus grce auquel une ralit sociale donne peut tre exprime par le langage.

Annexe

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Les phonmes du franais standard. (L'alphabet phontique permet de transcrire chaque phonme par un signe unique.)

Voyelles:

AlphabetExemples:AlphabetExemples:phontique:phontique:

amafeuameoeuvremortylu0potumouetdansmrepainpetit5oniamiun

Consonnes:

AlphabetExemples:AlphabetExemples:phontique:phontique:

Ppierreffaimbboisvvousttoutfchatddent3jouetkcoussoir9garezoiseaummainrriennnonjayez, seuilagneauwouillongpuis

Bibliographie

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