après l'effondrement - jean-marc mandosio

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  • Jean-Marc Mandosio

    APRS LEFFONDREMENTNotes sur lutopie notechnologique

    PARIS2000

    DITIONS DELENCYCLOPDIE DES NUISANCES

    80, rue de Mnilmontant, XXe arr.

  • ditions de lEncy clopdie des Nuisances, 2000ISBN 2-91 0386-1 3-9

  • Seul possde la puissance de crer du nouveau celui qui a lecourage dtre absolument ngatif. Ludwig Feuerbach, Ncessit dune rforme de la philosophie, 1 842.

  • AVANT-PROPOS

    a y est; cette fois, nous y sommes. Le dcollage, commedisent les conomistes, a eu lieu en septembre 1999 : cest cette date que la France sest qualifie pour la Netconomie,tant dsormais bien positionne pour ne pas tre relgue enfin de classement dans la comptition mondiale. force desentendre rpter quils avaient accumul un scandaleuxretard, les Franais se sont mis lheure dInternet : lesstart-up se multiplient, dans une frnsie boursire que mmelarrive prvisible des premiers start-down ne parvientpas refroidir.

    La voie avait t ouverte par le tlphone portatif,annonciateur dune re de merveilles : celle de lautonomieindividuelle, dsormais garantie par la possession de cetobjet nomade qui permet de transporter le monde entieravec soi. Cet instrument qui nous a tellement facilit la vieest dj assorti du WAP, grce auquel nous pouvons nousraccorder Internet tout en marchant, si bien que, pour peuque nous soyons galement quips dun MP3 et dun e-book(ce qui ne saurait tarder), il nous deviendra enfin possibledcouter de la musique, et mme de lire. Les conomistes,pour une fois, ont raison : on dcolle compltement.

    Toutes ces sottises dont les informations en continu nousrebattent les oreilles vingt-quatre heures sur vingt-quatresont constitutives de la notechnologie, par quoi nous

  • entendons :1 un systme conomique et technique, celui des

    nouvelles technologies de la communication 1 avec sonprocessus de production, ses infrastructures (les autoroutesde linformation), ses appareillages (microprocesseurs,logiciels) et ses dbouchs (le public-cible, cest--dire tout lemonde);

    2 lidologie indissociable de ce systme, qui laprcde2, lui a donn naissance et se nourrit de sesdveloppements.

    En tant quidologie, la notechnologie rend ces techniquesdabord pensables, puis assimilables : elle prpare le terrain leur rception par la production de discours philosophiques,conomiques et journalistiques; en tant que systmeconomique et technique, elle confirme en retour la pertinencede ces discours et les oblige se rajuster pour rester enphase avec son dveloppement, qui nest jamais entirementdtermin lavance. La notechnologie, sous ces deuxaspects, constitue un processus dautovalidation fonctionnanten circuit ferm, ce qui lapparente une idologie totalitaireou une religion.

    Cette nouvelle religion de la communication assistepar ordinateur nest dailleurs pas sans voquer lechristianisme, dont elle partage les trois vertus thologales :foi inbranlable dans le progrs, esprance dans un avenirmeilleur (dcoulant logiquement de cette foi), sans oublier lacharit, le but vis tant bien videmment le bonheur delhumanit et linstauration de la justice et de la paix. Une telleconvergence na rien dtonnant, puisque ces trois vertustaient dj au cur de lconomie capitaliste celle-l mmequi est aujourdhui abusivement rebaptise Nouvelle

  • conomie : la fameuse main invisible, invente auXVIIIe sicle par Adam Smith pour faire magiquementconcorder les fins cyniques des entrepreneurs avec laprosprit gnrale, ntait dj que la transposition laque delharmonie prtablie sur laquelle le philosophe chrtienLeibniz, quelques dcennies plus tt, avait fait reposer lacohrence de notre monde uvre dun Dieu trs bon,absolument parfait, et donc ncessairement le meilleur de tousles mondes possibles.

    La plupart des esprits forts qui prtendent ne plus croire ces fables boivent comme du petit-lait les cyber-mythes de lanotechnologie, sans sapercevoir que, si le chant grgorien at remplac par les boucles rythmiques des squencesgarage, trip-hop ou deep house, la litanie, elle, na pas chang.Quant ceux qui prtendent sopposer au no-libralisme(Bourdieusistes, Attacistes, Bovtistes et consorts) pourrtablir un capitalisme visage humain, leurs discoursinconsistants au ton suffisamment premptoire pour fairecrier les journalistes au retour de la contestation sont desempiternelles variations sur ce mme credo : les bonscts de la notechnologie napps dune bonne louche deno-tatisme, le tout marin dans le jus de conserve du vieuxgauchisme, avec en prime une forte dose darrivisme et (dansle cas de Bov) la saveur inimitable dun christianisme deterroir clbrant la messe mdiatique coups de tartines deroquefort bio arroses au vin rouge.

    Lternel retour de ces croyances et de ces discours dontle caractre dextrme vtust saute aux yeux pour peu quonles dpouille de leur nouvel emballage tant dj en soi unerfutation de lide de progrs, nous pourrions nous en tenir let considrer que laffaire est entendue. Mais la

  • notechnologie, en tant que systme conomique et techniqueet en tant quidologie, est manifestement appele durer(certains nhsitent pas la qualifier de troisime rvolutionindustrielle), si bien quil nest sans doute pas inutile desattarder en examiner certains aspects un peu moinsimmdiatement vidents que ceux qui viennent dtrerappels.

    Le point de dpart de notre enqute sera la T.G.B.N.F.,qui a dj fait lobjet dun examen circonstanci de notrepart3 . On pourrait objecter que tout a dj t dit sur ce sujetet que la question semble dsormais rgle : il parat en effetquaujourdhui a fonctionne de faon satisfaisante. Il y apourtant encore bien des choses dire, et mme redire, surcette institution. Dabord pour rtablir une simple vrit :mme si quelques amliorations ont t apportes depuis sonouverture, la T.G.B.N.F. ne fonctionne pas bien. Dmonter lemensonge de la prtendue reprise en main de ce vaisseau quitait si mal parti permettra de montrer, partir dun casprcis, comment la notechnologie mousse la sensibilit,obnubile lentendement et fait perdre tout esprit critique ceux qui font profession den avoir. On laura compris, laT.G.B.N.F. ne nous intresse pas pour elle-mme, mais parcequelle est en quelque sorte le complment culturel du SiliconSentier, nouvel picentre (si lon en croit les mdias) de laNetconomie la franaise : elle constitue donc unsymbole, tant par la dmesure de ses ambitions que par lamdiocrit de ses rsultats, limage des autres miracles dormir debout dont rvent les adeptes de la nouvelle religion.Ainsi, bien quelle ne soit frquente que par quelques milliersde personnes (dont le sort ne nous intresse ni plus ni moins apriori que celui de nimporte quelle autre catgorie de la

  • population), la T.G.B.N.F. a valeur dexemple. Sonhypertrophie mme rend manifeste ce qui pourrait passerinaperu dans dautres cas en apparence moins aberrants.Ltude des monstres, cest--dire des erreurs ou carts,prsente comme le disait Diderot dans le systme desconnaissances humaines plac en tte de lEncyclopdie legrand intrt de corriger la tmrit des propositionsgnrales fondes sur le cours ordinaire et rgl deschoses.

    Nous examinerons ensuite les modalits de limprgnationmassive des mdias et du monde universitaire par lanotechnologie, qui suscite leur adhsion spontane etenthousiaste ou, du moins, une passivit rsigne. Ici encore,pour ne pas tomber dans les gnralits vagues ou dans unednonciation qui pourrait sembler arbitraire, nous nousappuierons sur des exemples prcis dont nous avons pu fairelobservation directe. Nous signalerons galement lexistencedune assez surprenante autocensure des milieuxuniversitaires sur des questions qui les touchent pourtantdirectement, double dun remarquable aveuglement sur lesconditions concrtes du travail intellectuel. La mdiocrit sirpandue dans ces milieux illustre dailleurs, une nouvelle fois,que le progrs nest quun vain mot ou, au mieux, unegnreuse ide constamment dmentie par les faits.

    Ladhsion des lites la notechnologie dissimule lefait que lexpansion continue de cette dernire son invasionacclre de tous les aspects de la vie passe par lexercicedune vritable contrainte, mme si cette contrainte ne prendpas ncessairement la forme dune obligation imprative : lapression sociale aboutit au mme rsultat avec autantdefficacit, tout en paraissant respecter davantage la libert

  • de choix des individus. Lhistoire rcente des techniques nousfournira amplement matire illustrer cette proposition, enmontrant que le remplacement dun procd technique par unautre ne correspond pas toujours, comme on le croitgnralement, un progrs; ce qui nous donneragalement loccasion de prciser un point qui constitue souventune pierre dachoppement de la critique de la technique :cest quune critique de la technique, en soi, na pas de sens. Ilpeut tre sens de critiquer comme nous le faisons ici uncertain systme technique, par exemple la notechnologie;mais rcuser la technique, de faon gnrale et abstraite,cest remettre en cause lide mme dhumanit, ce qui nestpas, on limagine, sans consquences.

    Prner la suppression de lhumanit comme ralisation dela libert humaine ce que font, par des voies diffrentes,aussi bien certains penseurs radicaux, pour qui le mode devie des australopithques reprsente lavenir du genrehumain, que les prophtes hallucins du cyborg, cet hybridehomme-machine, ou encore ceux qui prtendent remodelerlhumanit en bidouillant son gnome , cest toujours, en finde compte, vouloir raliser le mme rve : remplacer lindividuhumain tel que nous le connaissons, gnant et maladroit, avecson intolrable lot dimperfections, par quelque chose denouveau et de meilleur, ce qui serait en effet la confirmation,tant attendue, de lidologie du progrs. Mais toutes ces fuitesen avant ou en arrire, ce qui revient exactement au mme ne prouvent quune seule chose : le dsarroi, voire ledlabrement intellectuel de leurs partisans.

    Ceux qui annoncent, pour sen rjouir ou pour seneffrayer, un effondrement venir de la civilisation setrompent : il a commenc depuis longtemps, et il nest pas

  • excessif de dire que nous nous trouvons aujourdhui aprsleffondrement.

  • ILAPOCOLOQUINTOSE DE LA T.G.B.N.F.

    Lclairage des salles sera assur pendant toute la dure delclipse. T.G.B.N.F., 1 1 aot 1 999 (note de serv ice).

    Aprs la catastrophique ouverture au public, en octobre1998, du rez-de-jardin de la T.G.B.N.F., correspondant lancienne Bibliothque nationale, les responsables deltablissement ont procd une contre-offensive mdiatiquequi sest rvle assez efficace : il nest pas rare, en effet,dentendre dire aujourdhui que la T.G.B.N.F., en fin decompte, fonctionne assez bien et quon peut y travaillernormalement4.

    Le malheur des temps aidant, la gestion de laprs-catastrophe constitue dsormais une discipline en pleineexpansion, que des experts en communication se chargentdinculquer aux cadres dirigeants. La rgle primordiale en lamatire est quil sagit, prcisment, dune question decommunication, cest--dire de publicit. Il nest videmmentpas envisag de dire la vrit, mais seulement de sduire, depersuader : affaire de rhtorique, donc. Or, comme tout bonsophiste vous le dira, la vrit en soi nexiste pas; on pourraen revanche appeler vrit ce quun grand nombre de gensconsidrent comme vrai. Lhomme est la mesure de toutes

  • choses : nest-ce pas le principe mme de la dmocratie?Si, par exemple, en dcembre 1999, un ptrolier a la

    mauvaise ide de dverser des milliers de tonnesdhydrocarbures sur les ctes bretonnes, il faudra proclameren juin 2000, pour sassurer une bonne saison touristique,que, puisque les plages ont t nettoyes par des bnvoles,au demeurant non informs de la toxicit relle des substancesquon leur faisait manipuler mains nues , elles sontdsormais plus propres quavant la mare noire. Peuimporte que la carcasse du navire, gisant par le fond, contienneencore une bonne partie de sa funeste cargaison et quen juillet2000 des nappes issues de ses flancs continuent de sedverser sur les ctes; les plages ont t nettoyes, donc ellessont plus propres quelles ne ltaient.

    La T.G.B.N.F. offre un autre exemple, gure plus subtil, dereconqute de lopinion publique, dont lexamen va nouspermettre de dgager les grands principes constituantlordonnance appliquer en de tels cas. Aprs les avoirexposs, nous confronterons les discours la ralitobservable, trivialement concrte, de la T.G.B.N.F., en nousappuyant, dune part, sur notre exprience personnelle et,dautre part, sur des documents divers, souvent publics(articles de journaux, rapports) mais parfois plus confidentiels(documents internes, tracts), constituant autant de pices conviction. Nous montrerons ensuite que le cas de laT.G.B.N.F. ne fait que reflter, en lexacerbant, une tendancegnrale, lenseigne du proverbe : Donnez-leur assez decorde, ils se pendront eux-mmes.

    PREMIER PRINCIPE

  • Faire monter en premire ligne danciens opposants auprojet. Leur faire dire tout le bien quils en pensent dsormais.

    Si des opposants de la premire heure se rallient, nest-cepas le signe quune relle amlioration sest produite? Encorefaut-il voir de quels opposants il sagit; car les fluctuations, lesrepentirs et les palinodies nont pas manqu, depuis ce jour dejuillet 1988 o Mitterrand lana lide de ce qui allait devenir laT.G.B.N.F.

    Ceux qui staient montrs initialement sceptiques mirentune sourdine leurs critiques aussitt quil apparut que leprojet serait bel et bien ralis, cest--dire lorsque lebtiment commena sortir de terre; puis, entre louverturedu haut-de-jardin (dcembre 1996), destin au grandpublic, et celle du rez-de-jardin (octobre 1998), destin auxchercheurs, on vit leur scepticisme se changer en unetonnante crdulit : tous les miracles annoncs par ladirection de ltablissement et complaisamment relays par lesmdias allaient sans aucun doute saccomplir, et ce serait dujamais vu : la France, de nouveau, tait lavant-garde Entaient-ils vraiment convaincus? En tout cas, sils nycroyaient pas, ils se gardrent bien de le faire savoir. Vint alorsle moment de lpreuve des faits, et le rveil fut aussi cruelque les rves avaient t doux : le btiment tait conu endpit du bon sens, le systme informatique ne rpondait plus(ou rpondait nimporte quoi), ctait lchec sur toute la ligne. la colre des usagers rpondit celle du personnel, qui se miten grve; enfin la T.G.B.N.F. finit par rouvrir, obse etimpuissante. Ceux qui avaient t dabord sceptiques, puiscrdules, redevinrent tout coup sceptiques; mme les plusardents dfenseurs du projet taient branls dans leurs

  • certitudes notechnologiques. Il y eut des ptitions; en mai1999, le pamphlet auquel le prsent ouvrage fait suite futdiffus en librairie; la fin du mme mois, la revue Le Dbatfustigeait une humiliation nationale.

    Aprs un tel effondrement, qui pouvait encore prendre ladfense de la T.G.B.N.F.? Dans limmdiat, personne, et cedautant plus que le mois daot 1999 fut calamiteux : leschercheurs trangers qui, comme chaque anne, avaient mis profit leurs vacances pour venir travailler la Bibliothquenationale se trouvrent confronts un tablissementapoplectique, absolument incapable de faire face cet afflux delecteurs exigeants. Tout le monde se dtournait duneT.G.B.N.F. devenue objet de rise. Il fallait ragir au plus vite.

    Le premier ex-opposant de marque convi fairepubliquement amende honorable en expliquant aux mdiascombien lon avait tort de dnigrer cet excellent outil de travailfut lhistorien Emmanuel Le Roy Ladurie, dont lavis pouvaitparatre dautant plus autoris quil avait lui-mme dirig laBibliothque nationale de 1987 1994, lpoque oDominique Jamet dirigeait ltablissement public de laBibliothque nationale de France, en guerre ouverte avec lavieille B.N. au nom de la dmocratisation desconnaissances. On ne pouvait donc souponner Le Roy Laduriede sympathie excessive pour la T.G.B.N.F., bien quil aitexerc un temps la fonction (purement symbolique) deprsident du conseil scientifique de ltablissement : sanomination la tte de ce conseil vanescent tait en quelquesorte un prix de consolation aprs son viction de laBibliothque nationale au profit de Jean Favier.

    Larticle de contrition parut dans Le Figaro du 21 octobre1999, exactement un an aprs louverture du rez-de-jardin,

  • sous le titre Grande Bibliothque : le temps des critiques estderrire nous. Parmi diverses observations de peu de sens etfrisant mme le gtisme les portes coupe-feu sont lourdes,mais pas davantage que certaines portes du mtro, ou : lacaftria, innovante elle aussi, ma paru correcte, etc. , LeRoy Ladurie y rvlait que, contrairement toutes lessottises quon colporte, linformatique est simple, souple,richissime et de premier ordre. Lpoque (rcente) des pannesdordinateur est surmonte 80 ou 90 %. [] Cest donc lemoment, chers anciens ex-lecteurs, de revenir au bercail.Cest ce qui sappelle, en langage publicitaire, positiver. Lesous-titre de larticle rsumait le message : Cette fois, cestparfait!

    Quelle transmutation la T.G.B.N.F. avait-elle pu subirpour que la boue du mois daot devienne, en sept semaines peine, un or de premier ordre? Voici les tonnants progrsdcrits par lhistorien :

    Le temps [] nest plus de larriv e diffre des liv res (24 heures!) quiav ait dclench lire justifie du Dbat. On reoit dornav ant le ou lesouv rages dans la journe []. Il est v rai que des progrs substantiels restent faire en ce domaine et dev raient se produire dans un temps raisonnable :on souhaite dav antage de liv res chaque jour, des heures de prt plusprcoces et louv erture du lundi5.

    Cest tout? Oui, cest tout. Et Le Roy Ladurie de conclure,avec lenthousiasme dun ventuel candidat lAcadmiefranaise (Jean-Pierre Angremy, lactuel prsident de laT.G.B.N.F., tant lun des Quarante) : Qui aurait rv detous ces progrs immenses il y a seulement douze ans? [] Lanouvelle BN est une entreprise un peu folle que ltrangernous envie (mais oui) []6

  • En mars 2000, Le Roy Ladurie ritrait pour Le Dbat lemme discours dans un article o il rsumait ainsi la question :la T.G.B.N.F. a maintenant le trs grand mrite dexister, defonctionner, de progresser mme contre vents et mares.Nous avons donc l la version officielle destine aux mdias etau grand public. Mais face un auditoire de nature diffrente en loccurrence une commission snatoriale, le 27 avril 2000, cest une autre chanson quil fait entendre :

    Comme la rappel M. Emmanuel Le Roy Ladurie lors de son audition,ces locaux ne sont gure adapts la mission patrimoniale de conserv ationqui incombe la Bibliothque nationale de France. [] comme le soulignaitM. Emmanuel Le Roy Ladurie dev ant la commission, le site de Tolbiacsapparente un sous-marin nuclaire : toute dfaillance technique, simodeste soit-elle, est de nature entrav er le fonctionnement de lensembledu btiment. Il illustrait son propos en v oquant lhy pothse dune grv e despersonnels de scurit qui aurait pour consquence dobliger fermer labibliothque, hy pothse qui sest au demeurant v rifie au cours desderniers mois. [] Comme le soulignait M. Emmanuel Le Roy Ladurie lors deson audition par la mission dinformation, la complexit du btiment rendson usage difficile. (Philippe Nachbar et Philippe Richert, La Bibliothquede France : un chantier inachev, rapport dinformation n 451 de lacommission des affaires culturelles du Snat, juin 2000.)

    Le Roy Ladurie nimaginait sans doute pas que cejugement fort ngatif (et entirement justifi), qui refltepeut-tre son opinion relle concernant la T.G.B.N.F., lui seraitscrupuleusement attribu par les zls rapporteurs; ou bienpeut-tre, plus cyniquement, prenait-il date, tout hasard.Cette variation du discours en fonction de lauditoire montrequel crdit il convient daccorder ce genre dindividu.

    Le signal du ralliement ayant t donn, ce fut au tour dePierre Nora, directeur du Dbat, de devoir expier sonimpudence passe en prfaant un dossier publi en mars

  • 2000 dans sa revue sous le titre Bibliothque nationale deFrance : suite et fin. Les prises de position successives deNora sont une parfaite illustration de lopportunisme dunmilieu intellectuel troitement li au pouvoir politique et auxgrandes institutions 7 . Dabord hostile au projet, il en taitdevenu partisan, ce qui lui valut dtre nomm membre duconseil scientifique de la T.G.B.N.F. Mais lorsque le soutiennapparut plus possible, tant le mcontentement des usagers parmi lesquels se trouvaient nombre de collaborateurs,occasionnels ou rguliers, du Dbat tait grand, Nora,soucieux de ne pas se couper de sa base, prit la tte de lafronde8.

    Dans le numro du Dbat de mai 1999, Nora navait pasde mots assez durs contre la T.G.B.N.F. :

    Il est craindre que le sujet nait pas fini de nous occuper. [] Force estde se demander si nous ne sommes pas dev ant un dsastre qui v adurablement obrer les possibilits de la recherche dans ce pay s. [] lesinquitudes ne sont pas seulement lies aux difficults de rodage dunemachine complexe, mais portent sur la machine elle-mme : quand elle seracense marcher bien, on ne pourra plus luder la terrible conclusionquelle ne peut, hlas, que marcher mal. [] On a v oulu faire tout mieuxque tout le monde, [] av ec une arrogance qui rend le rsultat plus tragiqueet fait du pataqus une humiliation nationale. Les malformations denaissance quon dcouv re aujourdhui paratront dailleurs dautant moinssupportables que les objectifs [] sont en train dtre rev us la baisse etmme de seffacer un un. [] Cest la philosophie mme de linstitution quiparat se rsumer dans lignorance ou loubli ou le mpris des besoins rels etpratiques des lecteurs.

    Interrog par Livres hebdo le 28 mai 1999, il durcissaitencore le ton en dnonant le concours dincomptences etles proclamations absolument stupides des amateurscourtisans et arrogants qui ont conu la T.G.B.N.F.,

  • assaisonnant le tout dun viril : Si jai un regret, cest de nepas avoir t assez violent Cette grosse colre tait enpartie feinte, car Nora, non content davoir cach ses lecteursquil tait lun de ces affreux courtisans du conseildadministration, neut mme pas llmentaire honntet dedmissionner dune institution quil paraissait mpriser aussisouverainement.

    On sexplique ds lors un peu mieux le changement vuequi sopra en mars 2000 : se penchant nouveau sur lemalade, Nora dressait cette fois un constat damlioration,expliquant doctement que les difficults de dpart ont putre surmontes et que la T.G.B.N.F. est une Bibliothquedsormais sans histoire comme quoi le pire nest pastoujours sr. Tout cela, videmment, sans le moindre mot dejustification.

    Nora, en outre, redonne la parole deux chercheurs Marie-lizabeth Ducreux et Georges Vigarello qui avaientdit lanne prcdente, dans cette mme revue, tout le malquil fallait penser de la T.G.B.N.F. et qui cette fois sendclarent assez satisfaits (avec cependant beaucoup derserves de la part de Ducreux). Il nen faut pas davantageaux rapporteurs de la commission des affaires culturelles duSnat, qui sappuient exclusivement sur ces deux tmoignages,pour dclarer que les satisfecit dlivrs par les chercheurssont les bienvenus compte tenu du cot densemble duprojet. Bel exemple de rigueur scientifique! CatherineTasca, ministre de la Culture, a dailleurs remerci Vigarellodavoir adopt une attitude aussi constructive en le nommantaussitt aprs (juin 2000) prsident du conseil scientifique dela T.G.B.N.F., o il a succd Le Roy Ladurie.

    De deux choses lune : ou bien Nora se trompait

  • compltement lorsquil prtendait que la T.G.B.N.F. ne peut,hlas, que marcher mal, ou bien les loges actuels quil luidcerne ne sont quun air de pipeau destin endormir seslecteurs. Force est donc de conclure que la ligne rdactionnellede la revue Le Dbat, malgr ses grands airs, nest ni plushonnte ni plus cohrente que le premier journal tlvisvenu, o lon assne le lendemain tout le contraire de ce quelon proclamait la veille, en partant du principe que tout lemonde la dj oubli.

    DEUXIME PRINCIPE

    Faire quelques concessions. Reconnatre du bout deslvres quon a commis des erreurs (de communication,videmment).

    En plein cur dune crise et face une opposition quidispose de quelques arguments, il est impossible de tenir trslongtemps en niant tout en bloc; aussi est-il opportun de fairedes concessions. Cest ce que fit Angremy en reconnaissant assez tardivement quil y avait bien eu de grossespannes, des bogues importants, que les services auxpersonnels [] taient dsastreux (Le Figaro magazine,10 juillet 1999).

    Il est donc ncessaire de faire au moins semblant dereprendre son compte une partie des objections, afin dedonner des gages de sa bonne foi. Mais il ne faut pas tomberdans un excs dautoflagellation en donnant entirementraison ses contradicteurs. Lunique but de lopration est demaintenir linstitution en vie tout en se maintenant soi-mme sa tte, en tablant sur le fait que le moment de crise finirabien, dune faon ou dune autre, par passer.

  • Une fois les motions apaises, on se cantonnera desformules vagues, du genre : la crise a t relle (Jean-Pierre Angremy, Le Dbat, mars 2000). Et lon feindradavouer quon a fait des erreurs, en se couvrant du voilepudique de leuphmisme :

    Cest v rai quon av ait sous-estim la priode de rodage, et que lesconditions de trav ail des personnels ntaient pas bonnes louv erture. Lebtiment lui-mme pose de gros problmes. [] Nous av ions bien faitdouv rir la date prv ue. Le tort tait de lav oir claironn. (Jean-PierreAngremy , Libration, 25 janv ier 2000.)

    Sans doute, en octobre 1 998, lors de louv erture des salles rserv esaux chercheurs, av ons-nous pch par excs doptimisme. ( id. , Le Dbat,mars 2000.)

    [] La communication institutionnelle [] a t trop v olontaristedans les semaines qui ont prcd linauguration doctobre 1 998.(Jacqueline Sanson, directrice des collections de la T.G.B.N.F., ibid.)

    Tout se rsume, comme dhabitude, un simple problmede communication. (Ainsi, lors des grves de dcembre 1995,ce ntait pas le fond des projets de rforme gouvernementauxqui avait t critiqu par les journalistes et les politiques degauche, mais la forme sous laquelle ils avaient tprsents; la mthode Jupp ne sauvait pas suffisammentles apparences de la concertation et du dialogue social.)Et, pour ne pas avoir lair totalement irresponsable, onajoutera que lexprience aura, tout compte fait, servi quelque chose :

    Nous av ons tir les leons de cette erreur. Depuis lors, notrecommunication est pragmatique. Nous faisons tat des amliorations rellesconstates et seulement de celles-ci. Cest ainsi que la confiance se rtablitprogressiv ement av ec notre public. (Jacqueline Sanson, ibid.)

    Finie, lre de la propagande; lheure est la glasnost.

  • Cette transparence nest en ralit pas autre chose que cequelle a lair dtre : un slogan de conseillers encommunication calqu sur la langue de bois des chefsdentreprise et des politiciens. Un simple exemple, tir deChroniques de la Bibliothque nationale de France (juillet2000), le dmontrera. Jacqueline Sanson y dclare noussoulignons les passages contradictoires que depuis mars2000, lors dune recherche dans [le catalogue informatis]BN-OPALE PLUS, si un livre existe sous forme demicroforme, un message annonce clairement : documentreproduit, original incommunicable, consulter la microformeexistante. Assertion toute fantaisiste, comme ont pu levrifier tous ceux qui ont eu loccasion de demander desmicroformes la T.G.B.N.F. aprs cette date. Comment,dailleurs, un tel message aurait-il pu safficher puisque,comme lavoue quelques lignes plus loin la mme JacquelineSanson, toutes les microformes ne sont pas encoreinformatises. Le rcolement et la cration de nouveauxdocuments nont dbut quen avril 2000 ? Lorsque desdirigeants se mettent prner la transparence et le parlervrai, demander quon leur fasse confiance 9, on peutconsidrer sans risque de se tromper que cest toujours lesigne quune nouvelle vague de mensonges va dferler.Ltonnant, dans le cas de la T.G.B.N.F., est de voir Angremyet Sanson se donner la peine de mentir sur de tels dtails.Cest quil leur faut tout prix affirmer que des amliorations,aussi minimes soient-elles, ont t ralises. Et ils serontcontraints de produire de nouveaux mensonges pour couvrir lafaillite des mensonges prcdents.

    TROISIME PRINCIPE

  • Dgager sa responsabilit. Attribuer lincomptencedautrui les problmes rencontrs.

    On sait, depuis laffaire du sang contamin, quon peuttre responsable sans tre forcment coupable.

    Cette utile avance juridique et morale a t mise profitpar la direction de la T.G.B.N.F. pour exorciser les deux plusgros dfauts de lnorme machine : larchitecture et le systmeinformatique. En se dfaussant sur larchitecte (DominiquePerrault) et sur le fournisseur informatique (Cap Gemini), lesresponsables de ltablissement peuvent prtendre avoir tplacs, leur corps dfendant, devant le fait accompli.

    Dans les publications de la T.G.B.N.F., Perrault estbrutalement pass du statut de gnie postmoderne 1 0 celuidennemi public numro un. Si la T.G.B.N.F. ne marche pas,cest en grande partie de sa faute :

    [] beaucoup de choses peuv ent tre rev ues. Larchitecture,malheureusement, non. Elle est irrv ersible. [] cette architecture pose etposera encore des problmes de fonctionnement, contraint une fatigueexcessiv e pour chacun et des surcots douloureux pour la collectiv it. Celanous le sav ons. (Jean-Pierre Angremy , Le Dbat, mars 2000.)

    Laveu de lexistence de ce problme bien rel permet,paradoxalement, de le passer aussitt par pertes et profits : lebtiment est l, on ne peut rien y faire, cela nous le savons ne pas sen contenter ne serait plus ds lors que de lamalveillance.

    Les dfaillances notoires du systme informatiquesexpliquent, elles aussi, par lincomptence des fournisseursextrieurs :

    La BNF dclarait [] le 23 juillet quelle av ait dcid de mettre un

  • terme ses relations contractuelles av ec son fournisseur. Le feu couv aitdepuis dj quelques mois entre les deux parties []. De son ct, lefournisseur dplore les nombreuses difficults rencontres dans lexcutiondu march qui ont entran une dtrioration progressiv e des relationsentre les [deux] quipes et dclare quil prendra toutes dispositions utilespour faire v aloir ses droits. On est en droit de craindre les consquences decette rupture, av ec le risque dun procs intent par Cap Gemini [].(Archimag : les technologies de linformation, septembre 1 999)

    On pourrait penser, de prime abord, que les responsablesde Cap Gemini se sont mordu les doigts davoir accept unmarch qui paraissait financirement juteux et qui sest rvltre un pige, tout simplement parce que ce qui tait demandtait infaisable non seulement en raison des dlaisextrmement serrs imposs par le pouvoir politique, maisgalement du fait des insurmontables difficults de ralisationdune structure entirement centralise, dont on attendaitquelle ft pleinement oprationnelle le jour de louverture.Mais en ralit, ces responsables savaient trs bien o ilsmettaient les pieds, puisquils avaient eux-mmes conu etpropos, lorigine, larchitecture du systme informatique dela T.G.B.N.F. 1 1 ! Dailleurs, le procs annonc na pas eu lieu,et les deux parties se sont arranges lamiable certainement pour ne pas dballer trop de linge sale en public(rappelons ce propos que lactionnaire principal de CapGemini est depuis 1982 Ernest-Antoine Seillire, qui a pris en1997 la tte de la puissante fdration des syndicats patronauxaujourdhui appele Mouvement des entreprises deFrance).

    Le problme pour la T.G.B.N.F., cest quelle doitdsormais se dbrouiller elle-mme et quil reste beaucoup faire pour corriger certaines fonctionnalits existantes et,surtout, pour raliser les modules qui manquent encore pour

  • que le systme soit complet et homogne, comme lavouaitcandidement en mars 2000 le directeur gnral de laT.G.B.N.F. Franois Stasse dans Cultures (le journal dupersonnel du Ministre). Nous verrons un peu plus loin quece qui a t ralis depuis nest pas trs concluant.

    QUATRIME PRINCIPE

    Aprs avoir feint de les reconnatre, minimiser aussitt laporte des problmes. Dire quil sagissait dune crisetemporaire ne remettant nullement en cause le projet.

    Mais de quoi sest-il agi au juste? De nombreuses dfaillances dusy stme informatique et du transport automatique de documents, pendantla premire semaine, puis dun formidable bogue. Huit journes plus quedifficiles av ec, dans la foule, une grv e de trois semaines du personnel [].Une semaine encore, et la bibliothque rouv rait ses portes, mais pour noscenseurs, aprs ces cinq semaines, la cause tait dj entendue : le v aisseauav ait sombr. Cinq semaines! Pas mme le temps des rptitions surnimporte quelle scne thtrale! (Jean-Pierre Angremy , Le Dbat, mars2000.)

    Ce ntait quune toute petite crise de cinq semainesTout en paraissant faire amende honorable, Angremycommence dj appliquer le cinquime principe, engratignant au passage les censeurs. Renouant avec unparalogisme dont il est coutumier, il nhsite pas se moquerde ses lecteurs en comparant louverture effective de laT.G.B.N.F. une rptition thtrale qui par dfinition a lieuavant toute reprsentation publique.

    CINQUIME PRINCIPE

    Retourner laccusation. Se poser en victime dunecampagne de dnigrement.

  • Il faut surtout donner limpression quil y a eu beaucoupde bruit pour rien et que les critiques ont t trs exagres.On obtiendra ce rsultat en faisant ressortir, tout dabord, lesmotivations caches des opposants :

    [] la Grande Bibliothque [] est v ictime de lantiparisianisme,ainsi que dun certain antimitterrandisme []. Elle est donc lobjet decritiques permanentes qui se cristallisent sur le moindre accident, demanire parfois mme malhonnte. (Jean-Pierre Angremy , Le Figaromagazine, 1 0 juillet 1 999.)

    Rien, au cours de cette phase douv ertures celle du haut-de-jardin,celle du rez-de-jardin , na t pargn [] pour saper leffort entrepris. []Ctait presque dev enu une sorte de sport national que de tirer bouletsrouges sur linfortune BnF. Au paroxy sme de cette campagne dednigrement, daucuns ont mme pu titrer sur une humiliationnationale. (id.. Le Dbat, mars 2000.)

    Conscient que le rapport de forces lui est dsormaisfavorable, Angremy, comme on le voit, se paie le luxedironiser sur son ami Nora dans la revue mme de ce dernier.Puis il affecte de prendre les choses de plus haut, pourcritiquer labsence de rigueur scientifique qui a prsid autiming [] de ces mises en accusation, tales aveccomplaisance ou avec une froce ironie, alors mme que lesvrais problmes taient en train de trouver leur solution(ibid.). Angremy est dcidment aussi peu clou pourlpistmologie que pour la littrature : prtendre que larigueur scientifique a un quelconque rapport avec letiming, cest confondre la recherche de la vrit avec un plan-mdia, conformment laxiome sophistique que nous avonsrappel au dbut de ce chapitre1 2.

    Dans un style plus cauteleux, Le Roy Ladurie ne dit pasautre chose :

  • [] les critiques [] taient de toute faon justifies, mais pour lapriode qui les av ait immdiatement prcdes. Dj, lorsquelles furentpublies, la situation commenait se normaliser. Rpter mot pour mot cescritiques aujourdhui ne serait plus en tout cas justifi et rev iendrait seliv rer un sport classique de dnigrement franco-franais []. (Le Dbat,mars 2000.)

    Mais cest un nomm Jean Patalacci, dans La Revue duTrsor doctobre 1999 (oui, cette publication existe), qui a eule mrite ou la navet dexprimer sans dtours le postulatqui sous-tend tous ces discours :

    Les contempteurs de ltablissement peuv ent certes regretter les choixqui ont t faits, quil sagisse de larchitecture ou du sy stme informatiquepar exemple, mais ceci tant, la Bibliothque nationale de France existe et sielle peut connatre quelques difficults, alors elle a plus besoin dassistanceque de critiques. La Tour Eiffel, Beaubourg, la Py ramide du Louv re entreautres ont bien t aussi fort dcris en leur temps.

    Autrement dit, une chose qui existe cesse dtrecritiquable par le seul fait quelle existe. Cette philosophie dufait accompli est en tout point adquate la pratique quellevient lgitimer : avant quun projet ne soit mis en application,il est impossible de le critiquer, puisquon ne sait pas encore ceque cela donnera; et aprs, cest trop tard les jeux sont faits,il est impossible de revenir en arrire, et toute critique deprincipe pourra tre dclare strile, irraliste, etc.

    Les opposants la T.G.B.N.F. sont donc 1 anims par demesquines motivations politiques, 2 caractriss par unmanque de rigueur scientifique. ces deux accusations, il fauten ajouter une troisime, qui portera le coup de grce :assimiler toutes les critiques de simples rumeurs. Ce quidonne loccasion Angremy, tel un Bourgeois gentilhomme sedcouvrant soudain philosophe, dnoncer un apophtegme

  • utilisable en toute circonstance : Ds lors que lon est soumis la rumeur, tous les dbordements de limagination sontpossibles. (Le Figaro magazine. 10 juillet 1999)1 3 .

    Pour que cette phase de la contre-offensive acquire touteson efficacit, il faut disposer de quelques exemples derumeurs manifestement errones, et si possible absurdes.Cest encore Nora, bien malgr lui cette fois, qui a offert sonaide la T.G.B.N.F. Il profra en effet, au temps de sonirrductible opposition, une normit sur laquelle se jetrentavec soulagement Angremy et consorts pour montrer lecaractre dlirant des critiques contre la T.G.B.N.F. Voici letmoignage accablant de Pierre Nora paru dans Livreshebdo le 28 mai 1999 : [] une panne locale entrane unepanne gnrale. [] si on tape trop de cotes errones,quelquun se retrouve enferm dans les toilettes! Cest arriv des gens que je connais. Confront par la suite JacquelineSanson au cours dune mission de radio, Nora dutpiteusement admettre quil navait fait que rpter ce quequelquun lui avait dit, sans mme chercher vrifier uneinformation aussi surprenante (rappelons quil fait partie duconseil scientifique de ltablissement). Aprs cette bourde,toutes les remarques, mme senses, avances par Nora propos de la T.G.B.N.F. prenaient un caractre daffabulationsoutres. Une polmique aussi maladroitement mene nepouvait que renforcer le camp adverse.

    Malheureusement pour la T.G.B.N.F., toutes lesrumeurs ne sont pas infondes. Prenons par exemple lestmoignages sur les infiltrations deau dans les sous-sols,qualifis par Angremy de fausse nouvelle et de rumeurabsurde dans Le Figaro du 10 mai 1999 :

  • Il est indiqu que les sous-sols de la bibliothque seraient inonds. Cestfaux. On v oit ici rapparatre une fausse nouv elle, maintes fois dmentie, etqui v ient de ce que, lors de la dernire crue de la Seine, un parkingsouterrain proche de la bibliothque a t inond. Je nai pas toujours tindulgent av ec larchitecte de cette bibliothque mais ce nest pas une raisonpour y ajouter des rumeurs absurdes.

    Les sous-sols, donc, ne sont pas inonds Angremy jouesur les mots; car sil ny a pas d inondation proprementparler, il y a bel et bien des infiltrations deau dans les sous-sols. En juin 2000, lauteur de ces lignes a pu voir de sespropres yeux le bandeau nord du sous-sol L1 celui quiest juste au niveau du lit de la Seine, du ct du fleuve dgrad sur toute sa longueur (plus de deux cents mtres) parces infiltrations, malgr les pompes lectriques vacuant leauen permanence. Elles ont occasionn dnormes fissuresmettant nu le long des murs, tous les dix quinze mtres, lesparties mtalliques prises dans lpaisseur du bton, le touttant rapetass ici et l, pour boucher les trous les plusvoyants, dune couche de ciment; des drains ont en outre tbricols avec des tuyaux et des seaux en plastique pour viterque leau de la Seine, qui suinte inexorablement des murs, nese dverse sur le sol. quelques centimtres seulement de cesmurs dgoulinants, on peut voir glisser sur leurs rails,suspendus au plafond paralllement aux cbles lectriques, leslivres ce patrimoine national dont on nous ressasse quilest si prcieux contenus dans les nacelles du transportautomatique de documents. Ltat de la paroi de ce sous-sol(qui constitue proprement parler le fondement de ldifice)est lvidence alarmant, alors que le btiment na pas dixans. Dans vingt ans, sera-t-il encore sur pied? Aucunparticulier naccepterait doccuper une maison au sous-sol

  • aussi dlabr; cest pourtant ce que fait ltat, au prix dunmilliard de francs par an.

    Autre exemple de rumeur persistante prtendumentinfonde, et de la manire dy rpondre : les fameusesnotices disparues. Il est vite apparu, louverture de laT.G.B.N.F., que le catalogue informatis tait incomplet,malgr les dngations de la direction. Pour mettre les chosesau point, celle-ci insra dans sa revue Chroniques de laBibliothque nationale de France (n 8, octobre 1999) unentrefilet qui constitue un amusant exemple dillogisme :

    Des notices de catalogue ont-elles disparu lors de la migration desdonnes de Bn-Opale v ers le catalogue Bn-Opale Plus []? Non, en dpit desrumeurs persistantes ce sujet. Au fil des changements rapparaissent cesnotices que lon croy ait manquantes. Aprs la dernire migration 500 000notices , moins de 1 0 % des notices de Bn-Opale et env iron 4 % des fichiersrtroconv ertis manquent dans Bn-Opale Plus.

    Ainsi des notices qui ntaient pas manquantes ce quisignifie, en toute logique et en bon franais, quelles taient l ont nanmoins rapparu; cest donc quelles taient bienmanquantes. Largumentation est si malhabile quelledmontre ce quelle tait cense rfuter. Et il ne sagit pas detrois ou quatre notices, mais dau moins cinq cent mille.

    Examins en dtail, tous ces discours rvlentimmdiatement leur inconsistance. Mais cela na aucuneimportance, car ils ne sont pas faits pour tre considrsattentivement leur seule fonction est de produire unecertaine impression. Les dtails chappent ou sontimmdiatement oublis, et tout ce quon garde lesprit aprsavoir survol dun il vague ces articles, feuillet dune mainlasse ces magazines, cout dune oreille distraite ces

  • missions de radio, cest quil y a eu des rumeurs et quellesont t rfutes.

    Une fois le terrain ainsi dblay et les esprits hbts partout ce bavardage, il ne restera plus qu porter le coup depied de lne, en accusant les lecteurs dtre eux-mmesresponsables du mal dont ils se plaignent : Beaucoup ont cruquen un mois ils disposeraient par un coup de baguettemagique dune bibliothque qui fonctionnerait normalement,cest--dire parfaitement. (Jean-Pierre Angremy, Le Dbat,mars 2000.) Peu importe que ce que lon reproche maintenant ces lecteurs davoir si navement cru soit prcisment ce quileur avait t promis officiellement limportant est deretourner laccusation contre les accusateurs1 4.

    Tout amalgame est bon pour discrditer les lecteursmcontents. Angremy peut ainsi rpondre aux critiquesformules par trois chercheurs (B.N.F. : le Titanic et laNation, Le Figaro, 27 avril 1999), quil est pour le moinsparadoxal de ne voir que larbre qui manque [cest--direlouvrage que le lecteur demande et narrive pas obtenir] lo lon vient de planter la fort, arguant du fait que lun desprogrs les plus considrables de la nouvelle BNF par rapport lancienne, cest quelle offre ds prsent aux chercheursplus de 250 000 ouvrages en libre accs alors quils nen [sic]disposaient que de 50 000 sur le site de Richelieu (LeFigaro, 10 mai 1999).

    La rplique des auteurs de la lettre ouverte met bien enlumire limposture fondamentale de ce discours :

    M. Angremy a-t-il bien compris que les chercheurs demandaientdabord la BNF la mise disposition rapide de documents uniques, ourares, ou difficiles trouv er en France, et non les serv ices dune bonnebibliothque univ ersitaire, ni ceux de la BPI?

  • Mais les lecteurs du Figaro neurent pas le loisir de jugerde la pertinence de cette rponse, car le journal refusa de lapublier, estimant sans doute quil avait dj suffisammentaccompli son devoir de pluralisme mdiatique en faisantparatre le premier texte.

    Plus vicieusement encore, Angremy ira jusqu insinuer :si certains, qui frquentaient la rue Richelieu, ne viennentpas la T.G.B.N.F., ne serait-ce pas (on le dit en passant)que la Bibliothque nationale ntait pas, pour eux, unebibliothque de dernier recours et quils ont peut-tre trouvailleurs les documents quils recherchaient? (ibid.).Imaginons un directeur dcole qui, constatant la dsertion dela cantine (parce quelle est devenue trop chre ou tropinfecte), se contenterait de dire : Sils ne viennent plus, cestquils navaient pas vraiment faim. Les chercheurs qui nevont plus la T.G.B.N.F. ne frquentaient donc autrefois laBibliothque nationale que par snobisme, sans doute, pour symontrer. Mais sil ne sagissait que de pseudo-lecteurs dont onest si content dtre dbarrass, pourquoi donc leur a-t-onenvoy, au printemps 2000, des courriers leur suggrant dereprendre leur carte annuelle, leur offrant mme une visiteguide individuelle des salles de lecture de la T.G.B.N.F. pasdes sous-sols, videmment pour les convaincre dy revenir?

    SIXIME PRINCIPE

    Faire diversion. Quitter le terrain min des questionsconcrtes en employant les mots magiques : nouvellestechnologies, Internet.

    Rpondre aux critiques, cest bien, mais cela ne suffit pas;les polmiques, mme teintes, laissent toujours planer un

  • doute, un soupon Il faut donc dplacer la question, envoterde plus belle le client par la promesse ritre dun imminentavenir radieux et interactif millnariste au sens propre duterme :

    La Bibliothque nationale de France v a donc inaugurer le XXI e sicleen tournant une nouv elle page de son histoire. prsent, ce nest plus unrv e : av ec ce troisime millnaire qui souv re, lre de la Bibliothquenumrique commence v raiment. (Chroniques de la BnF, n 9, dcembre1 999.)

    Le stade de lexprimentation est donc en v oie dtre dpass. Cestlre de la mmoire en ligne, toute la mmoire du monde, qui se profiledj. (Chroniques de la BnF, n 1 1 , juillet 2000.)

    Ces incantations sont aussi dconnectes que possible dela ralit actuelle du systme informatique de la T.G.B.N.F.Prenons par exemple lannonce faite par Angremy de cettegrande nouvelle en juillet 2000 : Nos ingnieurs ont install,fin mars, une nouvelle version du systme informatique quiconstitue un nouveau seuil de fiabilit et de compltude. (Lesinformaticiens de la T.G.B.N.F. ont eu la bonne ide de donneraux diffrentes versions de leur systme le nom de larmesecrte qui devait immanquablement assurer la victoire delAllemagne en pleine dconfiture la fin de la DeuximeGuerre mondiale; la V2 a donc succd la V1, une V3 tantannonce pour octobre 2000.) Pour prendre la mesure decette avance vers la fiabilit et la compltude, voici laliste intgrale des six amliorations pas une de plus apportes par la V2 telle que la prsentait le magazine officielChroniques de la BnF en juillet 2000 :

    la banque de salle, une lampe v erte sallume pour prv enir lelecteur chaque arriv e dun document. Ce qui permet de rduire le temps

  • dattente. La gestion des cartes lecteur est silencieuse et plus rapide. Le lecteur peut choisir lheure de rserv ation de sa place.

    Auparav ant, lheure de dbut de la rserv ation tait obligatoirement cellede louv erture (9 heures).

    Lorsquun lecteur demande plusieurs documents relis en un seulv olume phy sique, le sy stme ne gnre quune seule demande pour le mmev olume.

    La demande des microfiches est facilite par une amlioration ducontrleur de cotes.

    Par ailleurs, laccs la base BN-OPALINE sur les postes de Richelieucomme Tolbiac est nouv eau disponible.

    Les auteurs de cette fiche prcisent que dautresamliorations sont ltude. On brle dimpatience.

    Au douzime coup de lhorloge, le merveilleux carrossedes nouvelles technologies redevient une humble citrouille.Cette apocoloquintose de la T.G.B.N.F. ne diffre gure, ensomme, de celle quautrefois connut lempereur Claude, audire de Snque 1 5. Aprs une mort sans gloire 1 6, il se faitrenvoyer de lOlympe parce que sa btise risque decompromettre la bonne marche de la religion 1 7 ; mais il finittout de mme par trouver aux Enfers une occupation digne delui :

    On dcida quil fallait imaginer un chtiment extraordinaire, inv enterpour lui un labeur inutile, et lillusion dun dsir sans terme ni rsultat.Alors Eaque lui ordonne de jouer aux ds av ec un cornet perc. Et dj lonv oy ait Claude rattraper ses ds toujours fuy ants, sans jamais arriv er rien.

    Les reprsentants de commerce de la notechnologie tous ces clones dAngremy qui peuplent les mdias, lesentreprises et les institutions ont-ils jamais fait autre choseque vendre lillusion dun dsir sans terme ni rsultat

  • noye dans les brumes de la virtualit? La T.G.B.N.F.,gigantesque machine dont les dimensions sont sans communemesure avec les services quelle est capable de rendre, est lundes plus comiquement absurdes de ces chtimentsextraordinaires que notre socit sinflige elle-mme,croyant slever vers le Paradis alors quelle joue aux ds avecun cornet perc au fond des Enfers.

    ***

    Aprs avoir vu par quelles stratgies et par quels discoursla direction de la T.G.B.N.F. sest efforce de redorer un blasonassez terni, il ne sera pas inutile de dresser un rapide constatde la situation prsente, presque deux ans aprs louverturedu rez-de-jardin.

    Disons-le tout de suite, les dveloppements ultrieursnont fait que confirmer les prvisions auxquelles un simpleraisonnement permettait daboutir 1 8. Quelques amliorationsdu service rendu aux lecteurs ont t constates : on estprogressivement pass, non sans difficults, de la fournituredes livres en diffr (le lendemain du jour de la commande) cinq, huit, puis dix livres le jour mme, avec des horaires decommunication moins triqus; mais il a fallu un an et demipour parvenir ce rsultat, qui ne reprsente tout de mmepas une performance exceptionnelle pour une bibliothque lerez-de-jardin tant ouvert seulement cinq jours sur sept,cest--dire un jour de moins que lancienne Bibliothquenationale. Le systme informatique se plante moinssouvent, mme sil connat encore des rats (initialisationsparfois interminables, blocages intempestifs); mais lacommande douvrages reste toujours une opration

  • hasardeuse, tant en raison des problmes lis au catalogueinformatis (quantit astronomique de notices comportant deserreurs de saisie, microformes mal rpertories, recherchemulticritre totalement inefficiente, mauvaises liaisonsentre les auteurs et les titres 1 9) que des alas de la chanede transmission physique des documents. Ainsi certainsouvrages ne peuvent tre obtenus parce quils sont bloqusdans des compactus20 lectriques en panne, tandis quedautres sont bien partis des magasins mais ne sont pasparvenus destination Mme le simple remplacement dundocument fourni par erreur (ce qui peut toujours arriver et nedevrait pas poser un gros problme) devient une affaire dtatdont la rsolution peut prendre plusieurs heures : car il fautalors annuler la commande, redemander louvrage partir ducatalogue informatis, puis renvoyer louvrage erron enmagasin, avant de faire venir celui qui avait t commandinitialement. Dans une bibliothque normale, le magasinier secontenterait de remonter dans le magasin, de reposer lemauvais livre, de prendre sur ltagre le bon et de lapporterau lecteur, toute la manuvre ne prenant pas plus dequelques minutes.

    Une preuve flagrante de la ncessit qui simpose, danscertains cas, de contourner lobstacle constitu par le systmeinformatique pour satisfaire aux demandes des usagers, estquil a bien fallu revenir la commande sur fiches papierremplies la main (horrible rgression!) pour communiquercertaines microformes restant inaccessibles par le biais ducatalogue informatis. Ledit catalogue affiche par ailleurs denombreuses fonctions qui sont tout bonnement inexistantes(recherche douvrages par collection, par diteur) oudfectueuses (recherche par mots du titre, par sujet) 21 . En

  • pratique, les seules recherches quil soit actuellement possiblede faire peu prs correctement partir du catalogueinformatis sont la recherche par auteur et la recherche partitre encore faut-il savoir, dans ce dernier cas, comment syprendre, car le menu qui saffiche en premier nest pas lebon. Encore faut-il aussi que le titre du livre quon demandesoit en caractres latins (car sil ne lest pas, le titre enquestion est systmatiquement remplac par le signe @) etquil ny ait pas eu derreur de saisie : le lecteur allch par letitre latin du Trait des comiques (Comicorum libri quattuor),publi Bologne en 1566, qui figure dans le catalogueinformatis, sera sans doute du, sil commande le livre, desapercevoir quil sagit en ralit dun trs austre classiquede la gomtrie grecque, le Trait des coniques (Comicorumlibri quattuor) dApollonius de Perga22.

    Il faut savoir en outre que les nouveaux ouvrages quiviennent enrichir chaque jour les collections, tant par le biaisdu dpt lgal que des acquisitions, ne sont intgrs dans lecatalogue que trs tardivement 23; le retard tait djconsidrable dans lancienne Bibliothque nationale, et lasituation ne sest pas amliore avec la nouvelle. En effet, lecatalogue informatis nest pas mis jour en continu, au fur et mesure que les notices des ouvrages sont cres : lesconcepteurs du logiciel navaient prvu, lorigine, que desmises jour semestrielles par paquets de plusieurs milliersde notices. Or les informaticiens craignent que larrive de cesmilliers de notices supplmentaires ne sature le systme, quinest pas assez puissant et dont les ractions sont toujoursimprvisibles; ils retardent donc les mises jour du catalogue,augmentant ainsi le nombre de notices intgrer et, du mmecoup, le risque de blocage du systme informatique. Il ne faut

  • ds lors pas stonner de ne pas voir apparatre dans lecatalogue informatis beaucoup douvrages parus depuisoctobre 1998, effectivement prsents dans la bibliothquemais inaccessibles aux lecteurs.

    Par ailleurs, ce catalogue informatis nest toujours pascomplet; et il est loin dtre achev, de lavis mme dessnateurs, qui en ont recens les parties manquantes :

    Les documents conserv s par les collections spcialises restes rue deRichelieu (cartes et plans, manuscrits) [];

    la plupart des ouv rages en critures non latines dont les notices nontpas t translittres en caractres latins;

    les documents audiov isuels []; les imprims numriss; et les collections imprimes en libre accs.

    Comme on le voit, les problmes poss par le catalogueinformatis sont loin dtre rgls; mais ce ne sont ni les seulsni les plus graves. Linvraisemblable gaspillage auquel donnelieu la T.G.B.N.F. nest pas lun des moindres.

    Apportant (sil en tait encore besoin) un dmenti formel la dj vieille lgende selon laquelle la gnralisation delinformatique ferait disparatre lenvahissante paperassersultant du mode dorganisation bureaucratique de notresocit, le catalogue informatis de la T.G.B.N.F. entranechaque jour, lui seul, une norme consommation de papier.Non seulement chaque demande engendre une multitude defiches signaltiques code-barres dont la prolifration nestque le rsultat de la complexit excessive du mode detransmission des documents, mais des imprimantes ont tplaces, tout le long des salles, proximit des bornes deconsultation du catalogue informatis, afin de permettre aux

  • usagers dimprimer gratuitement et loisir une fois nest pascoutume dans un tablissement o beaucoup de choses sepaient trs cher 24 les notices quils consultent. Cest trsbien, dira-t-on; cela vite de se donner la peine de recopier la main les titres et les cotes des ouvrages. Mais, sachant quechaque page ainsi imprime comporte beaucoup de blanc ettrs peu de texte, limpression des notices occasionne trs viteune montagne de papier parfaitement inutile (encore accruepar les doublons dont le catalogue informatis est littralementfarci). Il en va des imprimantes comme des appareils dephotocopie : la facilit de reproduction fait que lon sencombrede toutes sortes de liasses quon ne consultera jamais; lerecopiage la main, certes un peu plus pnible, oblige enrevanche se limiter lessentiel et prsente galementlavantage dimprimer (si lon ose dire) dans la mmoirelinformation note. Et il suffira que des petits malins lancentsur plusieurs ordinateurs la fois aprs avoir cliqu surTout slectionner limpression de lintgralit des 6 428notices consacres Voltaire, qui remplissaient deux volumesentiers (1 823 pages) de lancien Catalogue gnral des livresimprims de la Bibliothque nationale, pour paralyser tout lesystme.

    (Rappelons ce propos que la rtroconversion deplusieurs millions de notices du catalogue, cest--dire la saisieinformatique de tout le contenu des anciens cataloguesimprims et des anciennes fiches de la Bibliothque nationale,a t confie selon la pratique en usage dans presque tous lescas similaires des officines du tiers-monde o de quasi-esclaves saisissent du texte des cadences infernales sur unclavier pendant dinterminables journes de travail, le toutpour un salaire de misre. Nous pouvons donc dire,

  • paraphrasant Voltaire : Cest ce prix que vous avez descatalogues informatiss en Europe.)

    Le rapport du Snat a attir lattention sur une autreforme de gaspillage, qui confirme de faon encore plusclatante le caractre absurde de cette fuite en avanttechnologique et de la batterie de gadgets inutiles quelle smesur son passage : La consommation en lectricit du site deTolbiac quivaut celle dune ville de 30 000 habitants 25. Ilfaut donc bien, aujourdhui, une centrale nuclaire pour fairefonctionner une bibliothque ce qui va constituer, nen pasdouter, une excellente raison pour en construire dautres, surlesquelles un no-artiste quelconque pourra venir taguer cebeau slogan : Le nuclaire contre lexclusion.

    Un tablissement tel que la T.G.B.N.F. noccasionne passeulement un gaspillage de matriel et dnergie, mais aussidespace. Dj construite autour dun vide central qui seraprobablement combl dans quelques dcennies si lebtiment tient jusque-l pour faire place des magasins(plongeant du mme coup les salles de lecture danslobscurit), la T.G.B.N.F. apparat comme lexpressionmme dune contre-performance puisque le btiment russit tre la fois trop grand [160 000 m2] et trop exigu, selonlexpression des snateurs Nachbar et Richert, dcidmenttrs inspirs par luvre de Perrault :

    [] les rserv es disponibles dont dispose la BNF pour lav enir sont trsloin dtre illimites. Certains magasins sont saturs; si dautres restentencore v ides et doiv ent dailleurs tre quips de mobilier de stockage , ilsne reprsentent gure plus de 1 5 20 ans daccroissement des collectionsalors que les objectifs initiaux laissaient esprer des rserv es pour 40 ans. Ceconstat peut surprendre compte tenu de limmensit apparente dubtiment. Il surprend moins lorsque lon considre que, dans les tours, seuls50 % de la superficie est [sic] utilisable du fait de la place prise par les parois

  • destines abriter les liv res. Le btiment nest donc gure rentable. Cettesaturation des espaces constitue dores et dj une difficult pour la v ie desserv ices de la BNF, trs ltroit dans les locaux qui leur ont t attribus.[] Les espaces de consultation dont le caractre monumental frappe dslabord le v isiteur et qui peuv ent apparatre comme surdimensionns nepourront pas tre amnags pour accrotre les capacits daccueil de labibliothque [].

    Les prvisions les plus pessimistes se trouvent doncaujourdhui intgralement confirmes.

    Au pied de chacune des quatre tours se trouve un accs aurez-de-jardin. Mais il est trs vite apparu que la T.G.B.N.F. nedisposait ni dun personnel assez nombreux, ni dun systmeinformatique assez puissant pour pouvoir grer ces quatreentres, dont la faible affluence des usagers ne rendaitdailleurs pas le maintien indispensable. On en a doncsupprim deux. Les usagers du rez-de-jardin ports lamditation sur les ruines peuvent se rendre dans ces hallsdmesurs laisss labandon, contempler les gigantesquesescalators dsormais vous limmobilit et au silence,narguer les tourniquets, les portiques de dtection, toutlappareillage scuritaire devenu aussi obsolte quun uniformede la Stasi en Allemagne, et frissonner la vue desordinateurs, toujours en fonction mais que personne ne vientplus consulter. Seules les cabines tlphoniques et les toilettesont encore une utilit dans ces espaces cyclopens et vides quivoquent irrsistiblement le dcor angoissant du film Brazil.

    Il a fallu renoncer galement, faute de personnel 26, auxbureaux particuliers et autres salles de groupe prvus pourles lecteurs en mezzanine, ainsi quaux cabines qui devaientaccueillir les fameux P.L.A.O., postes de lecture assiste parordinateur censs constituer lattraction la plusextraordinaire de la T.G.B.N.F. Dans ce dernier cas, ce nest

  • pas seulement le manque de personnel, mais linexistence de lachose mme qui a caus la dsertification des lieux. Tous lesrves dinteractivit se sont aujourdhui reports sur Internet.Certaines de ces mezzanines ont t reconverties en cabinesde consultation de microformes, mais la plupart sont fermes double tour et ne servent rien. Tandis que ces espacesinutiliss se couvrent de poussire, le personnel continue detravailler dans des locaux inadapts et exigus

    Dserte elle aussi, la magnifique salle de lecture dudpartement des imprims de lancienne Bibliothquenationale, conue sous le Second Empire par larchitecteLabrouste, qui tait (faut-il le rappeler?) un peu plus dou quePerrault pour cet exercice. Elle est inutilise depuis lt 1998,et il ny a plus que les touristes qui se pressent devant sesportes vitres pour photographier cette salle vide etinaccessible, parfait symbole de la conversion dune institutioncentre sur la recherche et sadressant, par essence, unnombre limit dusagers, en un tablissement vou donner un vaste public lillusion de sinstruire en contemplant lespectacle de la culture. Mais la salle Labrouste sert galementde cadre des rceptions beaucoup plus intimistes, dans legenre de celle-ci :

    Mercredi 1 7 mai, le Prsident de la BnF, Jean-Pierre Angremy , aaccueilli Mme Bernadette Chirac et plus de deux cents inv its qui ont aid laBnF lachat du manuscrit [des Mmoires doutre-tombe de Chateaubriand].Les donateurs, assis autour des tables de lecture de la salle Labrouste, ontcout Jessy e Norman chanter des mlodies de Berlioz, Rav el et Poulenc.(Chroniques de la BnF, juillet 2000.)

    Trs loin de lunivers de ces cocktails slects, il existe dansles entrailles de la T.G.B.N.F. de vastes magasins pour

  • donner une ide de leur taille, disons quils pourraient abriterun hypermarch initialement destins recevoir despriodiques, mais aujourdhui entirement vides. Pourquoi?Parce que les carrousels hyper-sophistiqus (quips dundispositif lectromcanique digne des films de science-fictiondes annes cinquante), expressment conus pour stocker lespriodiques en question, nont jamais fonctionn 27 , si bienquil a fallu transfrer les collections dans des magasinsordinaires o elles sont entreposes tant bien que mal, venantainsi empiter sur les magasins de livres dj bien encombrs.Ironie de lhistoire, ces priodiques que les technologies depointe nont pas su retenir sont rangs, pour le moment, dansdes emballages en carton. De mme, pour pouvoir stocker lesmicroformes dans les carrousels lectroniques quon leur afabriqus, il a fallu quiper ces derniers de botes cartonnes,paradoxalement plus solides et mieux adaptes que les botesmtalliques dorigine, dont les concepteurs navaient pas prvuquelles plieraient sous le poids des microformes, rendant toutlappareillage inutilisable

    Tout cela a un prix : la T.G.B.N.F. cote un milliard defrancs par an (plus de dix pour cent du budget total duministre de la Culture), soit prs de 7 fois plus cher que laBibliothque nationale au dbut des annes 1990, soulignentles snateurs, qui prcisent que le cot de la BNF []reprsente lui seul les trois cinquimes du budget consacr lensemble des bibliothques universitaires en France. Ce quilaisse songeur quand on connat ltat lamentable dans lequelse trouvent les bibliothques en question.

    Ces dpenses ne sont pas lies au dveloppement et lentretien des collections de livres, ce qui les justifierait aprstout. Bien au contraire, elles sont essentiellement imputables,

  • comme lindique le rapport du Snat, limmensit dubtiment et sa configuration. Trente millions de francsannuels sont consacrs au gardiennage 28, quinze millions la brigade de sapeurs-pompiers installe en permanencesur le site, cinquante millions aux dpenses de nettoyage etquarante-neuf millions aux travaux dentretien et derparation (que sera-ce lorsquil faudra entirementrestaurer ldifice, comme ce fut le cas rcemment pourBeaubourg?). On nous explique en outre que la complexitdes quipements ne peut quinduire court et moyen termeune augmentation des dpenses de fonctionnement qui, selonles estimations de la BNF, se situent lheure actuelle unniveau plancher, notamment parce que le caractresophistiqu des quipements techniques et informatiquesncessite un entretien attentif, dont le cot ne pourra aller quecroissant en raison de leur obsolescence rapide et de leurdure de vie limite. Mais les acquisitions de livres, elles,sont en baisse :

    En 1 999, ont t acquises 59 247 monographies, contre 68 07 6 en1 998, soit une diminution de lordre de 1 3 %. Ces chiffres sont comparerav ec les objectifs fixs lorigine du projet qui prv oy aient lacquisitionchaque anne de prs de 90 000 monographies. titre de comparaison, laBritish Library acquiert chaque anne env iron 1 40 000 titres. [] Larduction des crdits dacquisition touche le cur mme des missions de laBNF.

    Ce que les snateurs ne disent pas, probablement parcequils lignorent, cest que, lors du dmnagement descollections de la rue de Richelieu vers le site de Tolbiac, unegrande quantit douvrages furent purement et simplementpilonns : il sagissait dusuels qui se trouvaient dans lesanciennes salles de lecture et dans les bureaux du personnel,

  • dont il fut jug inutile de sencombrer, tant donn que, pourcertains, ils avaient t rachets afin de constituer lescollections en libre accs des nouvelles salles de la T.G.B.N.F.!Certains membres du personnel ont ainsi pu rcuprer dansdes bennes ordures des volumes de la Pliade (ancienssemi-usuels de la salle des imprims de la rue de Richelieu)ou des collections compltes de revues en parfait tat deconservation. On a donc rachet, dun ct, grands frais ceque lon dtruisait de lautre.

    Plus anecdotique, mais significative dun certain tatdesprit qui tait dj, par exemple, celui de Jacques Attali lpoque o il prsidait la BERD (Banque europenne pour lareconstruction et le dveloppement), dont il futignominieusement chass pour cause de dpenses somptuairesextravagantes , est cette information rvle par un tract dela C.F.D.T., diffus lautomne 1998 :

    Journes du Patrimoine : la visite des appartements duRoy

    [] ct des bureaux av eugles et des espaces de trav ail malaccueillants pour les magasiniers et autres personnels mal lotis, il y aurait Tolbiac un hav re de paix, une espce de paradis sur tour o on trouv eraitune cuisine (Vogica, 28 000 F), av ec du matriel de cuisine tout neuf toutpimpant (casseroles : 25 000 F, couv erts Christofle et assiettes de porcelaine,cafetire, bouilloire), un espace de dtente av ec canap (1 7 000 F), abat-jour (Galeries Lafay ette : 6 300 F), table de runion ou de salle manger,selon lusage (marque Rponse : 44 000 F).

    Nous av ons bien v idemment pens un moment quil pourrait sagirdes espaces dv olus au prsident de la BnF, mais nous av ons v ite cart cettehy pothse. Comment le prsident aurait-il pu engager de telles sommes pourson installation Tolbiac, alors que nous sav ons par ailleurs que 550 000 Font t dpenss pour la remise en tat de lappartement de fonction deRichelieu, en peinture, v itrerie et menuiserie? Lamnagement intrieuraurait cot 257 000 F tapisseries, literies, v oilages : 1 50 000 F; appareilslectromnagers : 30 000 F; canap : 37 000 F (encore!); cafetire,

  • bouilloire, etc.

    Tout cela prte peut-tre rire; mais dautres aspects deldifice sont beaucoup plus inquitants. Des fuites deauintempestives continuent davoir lieu dans les tours; ainsi, audbut de lt 2000, la rupture dune canalisation auquatorzime tage de la tour T1, non dtecte, a provoqu uneinondation : de leau sest rpandue pendant plusieurssemaines du quatorzime au sixime tage, sans que personnene puisse intervenir. Et le 18 juillet, cest dans la tour T2quun percement de batteries eau glace de plusieursarmoires de climatisation a provoqu une fuite deau surplusieurs niveaux de magasins, comme lindiquait unedpche diffuse sur lintranet de la T.G.B.N.F. Cette fuitea endommag un certain nombre de collections dudpartement Droit [], notamment des paquets de journauxsous papier kraft, des fascicules en constitution et quelquesgrands in-folio. La cause de la fuite serait une corrosionanormale des batteries de certaines armoires declimatisation, phnomne dont lorigine est, ce jour,indtermine. Linefficacit des systmes de dtection setrouve ainsi durablement confirme, renforant les doutes quelon peut avoir quant la longvit du btiment. Un plandurgence pour le sauvetage des collections en cas de sinistreest dailleurs ltude, assorti dun vague chancier : Ilsagit dune action de longue haleine mais on ne dsespre pasdarriver une mise en place au dbut de 2002. ( Chroniquesde la BnF, juillet 2000.) Ce qui signifie, en clair, quil nexistepour linstant aucun plan de sauvetage des collections en casde sinistre. Lincendie de la bibliothque universitaire de Lyonest pourtant venu rappeler, il y a quelques mois, quun sinistre

  • de grande ampleur nest jamais exclure.Et ldifice nest pas seulement dangereux pour les

    collections qui sy trouvent entreposes, il met en pril la viemme du personnel et des usagers. Dj, en mai 1999, uneherse mtallique bloquant lune des entres de la T.G.B.N.F.stait effondre sur des membres du personnel de scurit,les blessant srieusement; mais le 31 aot 2000, cest unpanneau de bois de 3 m x 70 cm environ qui sest dtach dufaux plafond dune des salles de lecture pour venir scraser ausol, heureusement sans faire de mort (la salle tait presquedserte). On pouvait lire quelques jours plus tard, surlintranet de la T.G.B.N.F., que cet incident matriel ensalle J tait d un dfaut de montage dun certain modledes chevilles de fixation. Les autres parties de ldificecomprenant des faux plafonds similairement agencs (salle D,caftrias du rez-de-jardin et dambulatoires Est et Ouest)ont t condamnes pour vrification. La direction assure queles faux plafonds des autres salles ou zones deltablissement sont fixs avec une autre technique qui neprsente pas de risque de dcrochage. Jusquau prochainincident

    Enfin puisque, dcidment, on trouve tout laT.G.B.N.F. , il y a aussi de lamiante. Notez bien quil ne sagitpas dune de ces rumeurs absurdes quaime tant dnoncerAngremy. La prsence damiante dans le btiment construitpar Perrault est atteste par deux documents internes de laT.G.B.N.F. (les comptes rendus synthtiques du comitdhygine et de scurit du 17 avril et du 23 juin 2000). Cetamiante est contenu dans deux types de matriaux, qui setrouvent dans deux sries de locaux non occups : des espacestechniques en sommet de tours, et certains vides sanitaires en

  • socle29. Lutilisation damiante dans les immeubles collectifsa t interdite par le dcret du 7 fvrier 1996 (entr enapplication le 1er janvier 1997), modifi par le dcret du12 septembre 1997. Le gros uvre du btiment de laT.G.B.N.F. tait dj achev en 1995 (Mitterrand tenait inaugurer les lieux avant la fin de son septennat), mais lesquipements intrieurs ont t installs dans les trois annesqui ont suivi. Un communiqu diffus sur lintranet de laT.G.B.N.F. Le 31 mars 2000 prcisait que lamiante ne figuraitpas dans les dclarations qui avaient t faites par lesentreprises de construction du btiment. Il est doncvraisemblable que lune de ces entreprises se soit dbarrasseen douce dun stock de matriaux contenant de lamiante. Ledsamiantage nest pas obligatoire lorsque la prsencedamiante dans lair nest pas constate (ce qui semble tre icile cas pour le moment), mais il y a obligation dinformation dela part de ltablissement, en ce sens que le diagnostic doittre tenu la disposition des occupants. Les usagers dunebibliothque doivent-ils tre considrs comme sesoccupants? En tout cas, force est de constater quils nontpas t informs des diagnostics tablis en avril et en juin2000. Comme toujours, cest lorsque seront entrepris destravaux de rfection ce qui ne saurait tarder que laquestion du dsamiantage se posera invitablement; puis,comme Jussieu, on tergiversera sans fin sur lventuellefermeture des locaux au public.

    Aprs ce pnible inventaire, dtendons-nous un peu enallant nous promener sur Internet. L, pas de fuites deau, dechutes de faux plafonds, ni damiante, mais un catalogueconsultable en ligne, et surtout ce qui est prsent comme lefleuron de la T.G.B.N.F., un avant-got de la Terre promise

  • cyberntique : la base de donnes Gallica (rebaptise Gallica2000), permettant daccder en ligne au contenu de trente-cinq mille ouvrages en langue franaise numriss. Tout lemonde ou peu prs saccorde, dans les mdias, reconnatrela qualit de ce service : Le paradoxe veut que la BNFvirtuelle en remontre la BNF relle [] pour lefficacit deson dveloppement, pouvait-on lire par exemple dansLibration le 25 janvier 200030.

    Cette bibliothque hors les murs, si lon en croit ledescriptif diffus par la T.G.B.N.F., a pour fonction decontribuer au rayonnement de la culture francophone surlInternet; le logiciel de consultation Acrobat Reader estmme fourni gratuitement. Cest formidable. Ce qui lestmoins, cest que la plupart des ouvrages prsents ont tnumriss en mode image, cest--dire moindre cot (lespages sont simplement reproduites telles quelles), ce qui limitegrandement lintrt de disposer dune version numrique deces textes, la numrisation en mode image ne permettantdeffectuer aucune des recherches quautorise, en revanche, lanumrisation en mode texte et qui en taient initialementla justification. En outre, quand on lit attentivement ledescriptif, on saperoit que les rares ouvrages numriss enmode texte ne lont pas du tout t par la T.G.B.N.F. et neconstituent nullement une nouveaut, puisquils proviennentde la base de donnes Frantext labore par le C.N.R.S., quiexiste depuis le dbut des annes quatre-vingt sous sa formeactuelle31 et est disponible depuis 1995 sur Internet. La seulediffrence est que, pour consulter cette base de donnes, il fautsouscrire un abonnement payant (mais elle offre despossibilits de recherche beaucoup plus sophistiques), tandisque la consultation de Gallica est censment gratuite (bien

  • quelle ne le soit pas en ralit, puisquil faut se connecter Internet pour y avoir accs). Cette extraordinaire innovationnest donc pour la partie en mode texte quune vieillesoupe rchauffe dans la marmite interactive; dautant plusvieille que lon ne trouve pas sur Gallica les ditions critiquesles plus rcentes (protges par la lgislation sur la propritlittraire), mais seulement de trs anciennes ditions : parexemple ldition Furne de La Comdie humaine, 1842-1848, les ditions de 1857 et de 1861 des Fleurs du Mal, ouldition Garnier de Chateaubriand, 1861-1865, sans appareilcritique32. Il en va de mme pour tous les sites proposant deconsulter gratuitement des textes classiques.

    Une efficace propagande a fait le reste. Nous lisons parexemple dans le rapport du Snat, si svre par ailleurs, queles serveurs Gallica, comme la mise en ligne du catalogueBN-Opale Plus, permettent la BNF de commencer rpondre aux objectifs fixs en 1988 en relevant lenjeutechnologique et le dfi dmocratique dune bibliothqueaccessible distance et tous. Cest toujours le mmediscours, qui feint dignorer quil existe en France des milliersde bibliothques (ou de mdiathques) municipalesparfaitement accessibles tous, si ce nest distance. Maispourquoi faudrait-il donc aller consulter distance enpayant, qui plus est, le cot de la communication tlphoniqueet labonnement un fournisseur daccs Internet ce quelon peut dj consulter gratuitement dans toutes les villes deFrance, cest--dire des livres?

    Mais il sagit ici, dira-t-on, de livres rares tirs des fondspatrimoniaux de la T.G.B.N.F. Ceux qui croient cela setrompent, comme la constat la commission denqutesnatoriale, qui sest tonne [] que nait pas t conduite

  • une numrisation systmatique des ouvrages considrscomme incommunicables pour des raisons lies leur tat deconservation. Ces snateurs sont bien nafs, puisquilsadmettaient eux-mmes, quelques lignes plus haut et dansleur style inimitable, que la conception qui a prsid lacration des collections numrises tait inspire par lavolont de crer une bibliothque encyclopdique virtuelle dela culture franaise qui dans lensemble des domaines de laconnaissance mettent [sic] en valeur la culture franaise. Onbalbutie sans fin, sans rien savoir dire dautre, les motsculture franaise et francophonie, on numrise enpriorit des textes classiques de prfrence trs connus ,parce quon veut avant tout que le site Internet de laT.G.B.N.F. soit une vitrine de la culture et de la technologiefranaises. Si lon se mettait polluer ce beau site en lefarcissant douvrages numriss parce quinconsultables, devieux textes rbarbatifs crits par des auteurs que personnene connat, dans des langues illisibles (comme le latin, le grec,langlo-normand ou le syriaque), sans illustrations en couleurssur lesquelles cliquer, traitant de sujets tels que la prcessiondes quinoxes, la comptabilit en partie double ou lasignification exacte du De congelatione et conglutinationelapidum dAvicenne, le grand public et les journauxcesseraient de senthousiasmer pour le site Gallica.

    Quant lutilisation dInternet sur le site de Tolbiac, elleest en effet assez commode et permet certains usagers deconsulter tranquillement et gratuitement les tarifs desagences de voyages ou lhoroscope du jour 33 . Aprs avoir eulide de limiter la session de travail sur Internet, de mmeque la consultation des CD-ROM, trente minutes, lesgestionnaires ont finalement adapt leurs normes lusage,

  • puisque la dure de consultation des CD-ROM et dInternet at porte, en aot 2000, une heure et demie dans toutes lessalles. Il est galement courant de voir des gens envoyer etrecevoir des e-mails sur les ordinateurs de la T.G.B.N.F., cequi est pourtant impossible, si lon en croit les documentsofficiels, qui ne sont plus une bourde prs.

    Le blocage de certains postes de consultation du cataloguepar les internautes nest pas trs gnant par les temps quicourent, car le rez-de-jardin de la T.G.B.N.F. est loin dtresurpeupl34. Il ny a donc pas dembouteillage devant lescrans, et lusager qui na pas rserv sa place lavance napas non plus, en gnral, de difficults pour entrer dans lessalles de lecture. Pour faire face au redoutable problme de lasaturation virtuelle quengendre ncessairement, en casdaffluence, lobligation faite au lecteur de rserver une placepour pouvoir entrer dans les lieux, il a t dcid de diviser lesplaces en deux lots : 70 % des places sont rservables lavance, les 30 % restants tant rservs aux gens qui nontpas rserv.

    Pendant que les crans des postes de consultation brillentde tous leurs pixels dans les salles de lecture, un phnomneextrmement lourd de consquences saggrave jour aprs jour,discrtement mais sans rpit, la T.G.B.N.F. Les mauvaisesconditions de conservation dans des locaux inadapts, avec unmatriel inadquat; les alles et venues douvrages souventanciens et donc fragiles, transbahuts sur des kilomtres dansdes nacelles de transport automatique qui ne sont pas faitespour des livres : tout cela engendre une dtriorationphysique acclre des documents, qui se traduit parlaccroissement spectaculaire du nombre des documentsrpertoris comme non communicables aux lecteurs. La

  • T.G.B.N.F., qui ne cesse de vanter la richesse de ses fondsauprs du grand public, se rvle incapable dassurer les deuxmissions traditionnelles dune bibliothque nationale, qui sontde maintenir les documents en bon tat de conservation afinden assurer la consultation par les lecteurs. Mais les lecteurssusceptibles de sen rendre compte sont, comme nous allons levoir, de moins en moins nombreux.

    La T.G.B.N.F. est sous-utilise, et cest ce qui peut donnerlillusion, ne pas y regarder de trop prs, quelle nefonctionne, aprs tout, pas si mal que cela. Car cette sous-utilisation limine les effets les plus visibles de la mauvaiseconception densemble : il y a toujours de la place quand onarrive, les dlais dattente des ouvrages demands sontraisonnables Une T.G.B.N.F. fonctionnant plein rgimeatteindrait trs rapidement ses limites, tant sur le plantechnique quen termes de personnel. Or ce nest pas le casactuellement. Les salles les plus frquentes (lettres,philosophie et histoire) sont souvent pleines, mais les moinsfrquentes (sciences et techniques) sont presque toujoursvides, telle enseigne que la T.G.B.N.F. passe rgulirementdes encarts publicitaires dans des revues telles que LaRecherche ou Pour la science, afin dattirer le chaland et derquilibrer ses statistiques de frquentation. En effet, au nomdune volont dogmatique de faire de la T.G.B.N.F. unebibliothque encyclopdique, ses concepteurs ont considrcomme une grave anomalie le fait que la Bibliothque nationaleait t traditionnellement davantage oriente vers lhistoire,les lettres, la philosophie, et plus gnralement les scienceshumaines, que vers les sciences dites dures, lestechniques, le marketing ou le pilotage arien. Il nest pourtantpas besoin dtre grand clerc pour comprendre quune

  • bibliothque qui a pour objet de conserver des fonds anciens,comme la Bibliothque nationale, attire naturellementdavantage de chercheurs tourns vers lhistoire des diversesdisciplines que vers lactualit la plus brlante; et laT.G.B.N.F., tant donn ses dlais de mise disposition desouvrages, est parfaitement incapable de satisfaire lesamateurs de nouveauts toutes fraches, qui savent fort biense les procurer ailleurs (par exemple sur Internet). Quant auxprofessionnels des sciences et des techniques, voil bellelurette quils nutilisent plus le livre que comme un supportmarginal, travaillant essentiellement partir dInternet, de cequil est convenu dappeler la littrature grise (rapports,communications diverses) et des revues spcialisesauxquelles leur laboratoire ou leur entreprise est de toutefaon dj abonn. Ils nont nul besoin de frquenter unendroit tel que la T.G.B.N.F., et le caractre dsertique dessalles prvues pour les accueillir le dmontreimplacablement35.

    Outre cette diversification inutile et manque de sesservices, la T.G.B.N.F. doit galement assurer la gestion dudpt lgal des livres, priodiques, brochures, estampes,gravures, cartes postales, affiches, cartes, plans, globes et atlasgographiques, partitions musicales, chorgraphies,documents photographiques, progiciels, bases de donnes,systmes experts, phonogrammes, vidogrammes [lexception des films], documents multimdia; un dpt lgaldes sites Internet est mme envisag Elle est bien srparfaitement incapable de grer correctement tout cela lafois (les livres posent dj eux seuls des problmes presqueinsurmontables). Une institution obse, aussi mal conue etaussi onreuse est condamne brve chance tre

  • dmantele et divise en units plus modestes et plusspcialises.

    Conu pour accueillir des chercheurs, le rez-de-jardinde la T.G.B.N.F. reoit en majorit 58 % des tudiants dedeuxime cycle, qui, si on les additionne aux 82 % dtudiantsqui frquentent le haut-de-jardin, montrent que la T.G.B.N.F.constitue, de fait, une gigantesque bibliothque universitaire(Chroniques de la BnF, octobre 1999) 36. Afin de fidliser cenouveau public, on pousse la sollicitude jusqu lui fournir lesprogrammes des concours dagrgation, aimablement disposssur des prsentoirs lentre de chacune des salles de lecturedu rez-de-jardin. Les chercheurs proprement dits car on nepeut pas dire que des tudiants de deuxime cycle soient deschercheurs , qui frquentaient autrefois la Bibliothquenationale, se sont majoritairement rabattus sur dautresbibliothques. Le grand public, enfin, principalement vispar tous les grands discours sur la dmocratisation etPouverture de la T.G.B.N.F., ne se rend sur les lieux quentouriste, pour visiter le btiment et contempler les expositions.

    Le remplacement massif des chercheurs absents par destudiants permet la fois de dsengorger le haut-de-jardin(souvent satur, avec de longues files dattente lentre) etde remplir les salles du rez-de-jardin qui resteraientautrement clairsemes. En outre, ce rajeunissement tombe pic, puisque les tudiants se contentent, pour lessentiel, destrs nombreux ouvrages disponibles en libre accs 37 et nesollicitent quaccessoirement le catalogue informatis moinsimportant, leurs yeux, que le prix des sandwichs de lacaftria. Pour ceux qui croiraient que nous plaisantons, voiciles rsultats dune enqute mene trs officiellement laT.G.B.N.F. en janvier 1999, dont les rsultats ont t publis

  • dans Chroniques de la BnF en octobre de la mme anne : les1 500 usagers du rez-de-jardin qui lon a demand Quest-ce qui manque le plus la BnF? ont fait les rponsessuivantes :

    Une meilleure ambiance 1 6 %Une amlioration de la caftria 1 5 %Un accs plus simple aux ouv rages 1 2 %Un sy stme informatique qui fonctionne 1 2 %Du personnel daccueil et dinformation 8 %Des distributeurs de boissons 6 %Des accs plus simples aux salles 5 %Une plus grande disponibilit des ouv rages 5 %Une signaltique des espaces 5 %

    Aprs avoir not que les tudiants sont dans lensembleplus indulgents que leurs ans et que seule une minoritde lecteurs insatisfaits donne la T.G.B.N.F. une noteinfrieure 5 [sur 10], les rdacteurs de Chroniques de laBnF pouvaient conclure, tout joyeux :

    Ainsi, aux y eux des lecteurs du rez-de-jardin, les aspects relatifs lambiance ou la dtente comptent autant, sinon plus, que ceux lis linformatique et la communication des documents. Cest lun des grandsenseignements de cette enqute.

    Ce qui pouvait apparatre comme une simple boutade aprs avoir rendu les livres inaccessibles, la T.G.B.N.F.naura plus qu supprimer le lecteur pour raliser pleinementses objectifs tait donc un pronostic justifi.

    ***

    La sous-utilisation de la T.G.B.N.F., larrive massive deno-lecteurs faciles satisfaire, la politique de

  • communication de la direction et la rticence (oulincapacit) des mdias saisir lampleur de la failliteexpliquent en grande partie que lon puisse dire aujourdhuidun tablissement en voie dautodestruction quil fonctionneconvenablement. Mais il faut tenir compte galement dunfacteur qui joue un rle essentiel dans le processusdabdication du jugement devant la puissance du fait accompli :la frquentation rpte dun endroit, aussi dsagrable et malconu soit-il, engendre une habitude qui, immanquablement,finit par rendre tolrable ce qui paraissait tout dabordscandaleux.

    Nous reviendrons, dans la quatrime partie de cetouvrage, sur les diverses consquences sociales de cetteaccoutumance aux nuisances. Contentons-nous de soulignerpour linstant son incidence sur le degr de satisfaction desusagers de la T.G.B.N.F. Plusieurs de ces usagers ont exprim,chacun sa manire, les effets anesthsiants delaccoutumance en question :

    Les repres faisaient dfaut dans un nouv eau lieu qui, de plus,fonctionnait mal. [] Il a fallu appriv oiser ce lieu : mieux le connatre pourruser av ec lui. Cela exige une certaine discipline de v ie []. (Antoine deBaecque, Chroniques de la BnF, octobre 1 999-)

    Le quotidien sest install la Bibliothque nationale de France. []larchitecture est insensiblement perue comme un tat de fait : le principede ralit sest impos, lusage sest adapt. [] Non que chacun y trouv e soncompte, la bibliothque demeure dun abord hostile et laborieux, mais latension des premires ractions a fait place aux tactiquesdaccommodements, la surprise de la dcouv erte a fait place labanalisation du quotidien. [] La routine, inv itablement, a triomphe. []la BnF est entre dans une priode de normalit. (Georges Vigarello, LeDbat, mars 2000.)

    Dsormais, le lecteur qui se rend rgulirement Tolbiac peut yav oir ses habitudes. Il a appris y v iv re et contourner les difficults qui

  • subsistent. [] La pratique rgulire de la BnF demande [] uneplanification stricte. [] Malgr les problmes qui subsistent, jai appris me serv ir de la BnF telle quelle est. (Marie-lizabeth Ducreux, ibid.)

    Ces constats ne saccompagnent daucune remarquecritique. Les trois chercheurs cits paraissent considrercomme parfaitement normal que la T.G.B.N.F. impose ses usagers dadopter une discipline et une planificationstricte. La grande machine kafkaenne 38 quest laT.G.B.N.F. existe, nous ny pouvons rien; elle ne sadapte pas nous, mais cela na pas dimportance : il suffira que nous nousadaptions elle. Quune adaptation subie devienne enquelques mois une adaptation revendique et quasimentludique il sagit de faire preuve dingniosit, de ruseravec la machine est un symptme assez inquitant de latransformation de lhumanit post-moderne en post-humanit.

    Avec lrosion de la sensibilit, laccoutumance entraneloubli de ce qui, nagure, choquait. Cet oubli peut tre encorerenforc par un autre processus, non plus psychologique cettefois, mais tendant galement paralyser le jugement : l