au miroir de la montagne de w. s. merwin

15
Au miroir de la montagne W. S. MERWIN Photographies d’Éric Dessert Éditions de la revue Conférence

Upload: editions-de-la-revue-conference

Post on 23-Jul-2016

216 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Un volume de 196 pages, de format 21 x 27 cm, imprimé sur Luxo Art Samt 150 g par les Grafiche Veneziane. Au miroir de la montagne relate les deux séjours que W. S. Merwin fit au Mont Athos au début des années 1970. Nous sommes en septembre ; le flot des visiteurs s’est tari. L’auteur arpente les chemins de monastère en monastère, se perd, arrive à la nuit, parle cuisine ou théologie avec un simple moine ou un supérieur de couvent. Il s’y montre fasciné par une nature intacte, s’inquiète du devenir des lieux, décrit avec la même justesse des fresques anciennes, un verre d’ouzo qui attend le visiteur, l’ascèse de tel abbé ou la fraîcheur des sources... Ce qu’on admire dans ces pages portées par une écriture aussi savante que libre, c’est la conjonction de l’acuité du regard et de la liberté du propos. Il y a chez Merwin une attention minutieuse portée aux moindres mouvements du langage, mais aussi le refus de soumettre le réel à la littérature...

TRANSCRIPT

Page 1: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

Au miroir de la montagne

W. S. MERWIN

Photographies d’Éric Dessert

Éditions de la revue Conférence

Page 2: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

124 ~

Le sentier longe les falaises au travers des broussailles, des

oliveraies laissées à l’abandon, en passant sous de grands pins et

de grands chênes verts. Il s’ébrase et se transforme en quelques

pistes tracées par des mulets et des chevaux qu’on a laissés

libres de brouter la maigre végétation éparse. Le sol à cet en-

droit semble être du granit décomposé avec des éclats de mica.

J’étais descendu par ce chemin, l’automne précédent,

en venant des monastères de la pointe nord de la péninsule :

Konstamonitou d’abord, que j’avais atteint à la lueur du cré-

puscule après des heures à enchaîner ravins boisés et crêtes

et à arpenter des chemins qui serpentaient dans des forêts de

châtaigniers pour descendre enfin jusqu’à l’ombre d’un noyer

immense devant le portail d’entrée, peu de temps avant qu’il

ne ferme pour la nuit. De hauts murs ceints par la forêt et des

tours reposant sur des fondations creusées au XIe siècle. Là,

un vieux moine, me trouvant seul entre deux offices de nuit,

alors que le verre des fenêtres s’embuait, était allé chercher une

deuxième lampe à pétrole pour la table de chevet de mon lit

métallique et s’était précipité dehors pour me rapporter, album

après album, sa collection de timbres qui n’en finissait pas, sé-

dimentation de toute une vie, il m’avait montré du doigt les

espaces vides, pas encore remplis, entre les timbres rangées par

séries, il les avait tapotés et avait souri : à lui ces espaces parlaient

encore. Le plaisir d’avoir un public pour sa collection l’échauf-

fait. Il donnait de plus en plus l’impression de partager un secret,

Page 3: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin
Page 4: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

126 ~

et il se dépêchait de plus en plus de peur que je ne puisse voir,

sinon toutes les pièces, du moins les plus intéressantes, quelques-

unes des plus intéressantes. Pour finir il avait empaqueté tous

ses albums sous son bras, ramassé une lampe de l’autre main, fait

signe de la tête de le suivre et s’était faufilé par la porte pour

sortir, descendre les escaliers qui grinçaient et longer un cou-

loir jusqu’à sa cellule où d’autres albums étaient empilés de fa-

çon précaire sur une table recouverte de feutrine verte, pas plus

grande ni plus épaisse qu’un chapeau ; il venait à peine d’entrer

et de se retourner pour m’accueillir qu’un moine plus jeune,

aux yeux aussi noirs que sa barbe, arriva très en colère, lui or-

donnant de me reconduire sur-le-champ dans la pièce réservée

aux hôtes. Konstamonitou est un monastère cénobitique : les

cellules sont strictement interdites aux visiteurs.

Et le matin suivant, je pris le sentier qui descend par

des gorges et des bois jusqu’au rivage. Là, hangars à bateaux,

lourdes tours, porches, balcons, hauts bâtiments de pierre appa-

remment inhabités, dans la brume matinale ; puis je montai

par des chemins pavés et le long de rochers cannelés surplom-

bant un lacis de ravins, jusqu’à Zographou, un des monastères

slaves de la Montagne, énorme et silencieux, au bord d’une

pente abrupte. La grande cour, avec ses églises zébrées de

pierre rouge et d’ocre rouge, vide. Toits couverts de grandes

lauzes irrégulières, verdâtres, resplendissant au soleil et que leur

seul poids maintient en place ; des réparations étaient en cours

Page 5: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin
Page 6: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

et des pans de toit dénudés laissaient apparaître les planches

grises qui n’avaient jamais vu le soleil, elles fixaient encore

un unique matin d’automne, les lauzes empilées à leurs cô-

tés, oubliées de tous, pour l’heure. Les horloges dans la cour

étaient arrêtées à des heures différentes. Enfin, un jeune moine

au visage caverneux arriva et ouvrit l’église : les fresques, pas

anciennes certes, mais d’un grand style, et l’une des deux

icônes de saint Georges, décorée de pièces, de médailles, de

montres arrêtées à des heures différentes, toutes accrochées à

une légende. Selon l’histoire, les trois nobles d’Ohrid dont on

dit qu’ils ont fondé le monastère au Xe siècle, construisirent

l’église mais divergèrent quant à sa dédicace ; alors, pour ré-

soudre le problème, ils y enfermèrent un panneau de bois

et restèrent dehors en prière. Lorsqu’ils ouvrirent la porte,

il y avait sur le panneau une peinture de saint Georges. Le

nom Zographou signifie : « qui appartient au peintre ». On

raconte qu’un évêque de peu de foi toucha un jour l’icône ;

le petit cratère à côté du nez est tout ce qui reste de son doigt

dont il fallut couper le bout. Au XIIIe siècle, lorsque l’Église

d’Orient et Rome furent réunifiées pendant quelques temps,

et que l’on résista largement à cette unification sur l’Athos,

des soldats du Saint-Empire brûlèrent vifs vingt-six moines

irréductibles dans une tour située dans la cour ; une pierre s’y

dresse maintenant dont on prétend qu’elle désigne l’endroit

— sept cents ans après.

128 ~

Page 7: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

~ 129

De là, suivant l’épine dorsale du promontoire, jusqu’au

vaste monastère serbe de Hilandar. Un colporteur avec un

âne chargé de tout un fourniment de miroirs, peignes, lampes

torches, icônes en papier ressemblant à des emballages de

bonbons — un bazar à lui tout seul, abrité sous le portique

principal et toléré par ses fresques. Qu’espérait-il, en fait de

clients ? Il était parti s’asseoir sur un mur. Un moine qui avait

vécu en France, homme de savoir, ouvrit l’église, me pré-

céda en marchant sur ses sols parquetés du XIIe siècle, passa

devant des fresques du XIVe — restaurées, mal restaurées —

et la grande icône de la Mère de Dieu aux Trois Mains,

l’enfant et elle regardant par-delà l’incrustation d’or repoussé,

sa troisième main, d’argent, placée sous sa main droite qui

tient l’enfant. Arrêté devant l’icône, le moine me raconta

l’histoire de Jean Damascène, un Grec, un saint du VIIIe siècle

Page 8: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin
Page 9: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin
Page 10: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

132 ~

qui avait écrit contre Léon l’Iconoclaste et s’était vu, dans des

lettres composées de la main même de l’empereur, dénoncé

au calife qui le protégeait, si bien que la protection lui avait

été retirée et qu’en guise de punition, on avait coupé la main

droite de Jean et l’avait laissée à pourrir en place publique.

C’était cette icône, connue depuis sous le nom de Vierge guide,

que Jean avait priée pour sa main (bien que les historiens af-

firment que l’icône n’a été peinte que six cents ans plus tard).

Elle l’avait rattachée au bras de Jean et le calife en avait été

suffisamment ému pour lui accorder son pardon. D’autres lé-

gendes consacrées à Jean et à son époque trouvent leur source

dans celle-ci : histoires conventionnelles et tarabiscotées, aussi

obscures que des icônes, la plupart traitant des thèmes jumeaux

de l’humilité et de la charité.

De Hilandar, dans l’après-midi, descente en suivant les

sentiers du versant est d’Esphigmenou aperçu depuis les hau-

teurs, tout en bas sur le rivage : un quadrilatère de murs massifs

posé entre vignes et jardins. Arrivée à l’heure de la sieste,

personne en vue près de l’entrée et de son impressionnant

donjon. Le calcaire blanc renvoie une lumière fraîche bien à lui ;

à l’ombre des vieux arbres, eau qui tombe goutte à goutte dans

une mare au pied des murs, fraîcheur et douceur dans l’air im-

mobile, une cour pleine de citronniers. Un jeune moine accourt

dans le jardin, il parle anglais. Puis un autre, plus âgé, corpulent,

sérieux, portant lunettes, me demandant si oui ou non j’étais

Page 11: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

~ 133

orthodoxe, me faisant sévèrement la leçon sur la dangereuse

folie de mon état hérétique, me fourrant entre les mains un

ouvrage contenant les instructions, étape par étape, nécessaires

à mon salut, avant de me permettre d’entrer brièvement, non

sans une réticence née du dégoût, et de jeter un rapide coup

d’œil à l’église. La cour était plus belle : la douce pâleur des

pierres dans l’air libre.

Et depuis la mare près du portail, j’avais poursuivi en lon-

geant les falaises et pris le reste de la journée pour atteindre

Vatopedi, un monastère semblable à une cité médiévale, s’éri-

geant et s’ouvrant de soi-même. Cours en pente passées les

immenses portes, se succédant comme des vagues sur de lon-

gues plages, une herbe sèche pousse entre les pavés, dans la

lumière d’après-midi finissante (de telle sorte que le prêtre

français, qui était également là, fit la moue à l’aspect vétuste

et négligé de l’endroit : quelle autre allure juste un peu de

désherbant donnerait au lieu !), et des chats et leurs ombres

allongées traînant partout. Églises ouvertes, peintes à fresque ; la

porte du réfectoire laissée entrouverte à l’attention des ouvriers,

et la pièce tout en longueur avec ses fresques savantes qui sur-

plombent les rangées de tables de marbre sculpté, chaque table

ceinte d’un banc en forme de fer à cheval. Depuis ma haute

fenêtre donnant sur les arbres du portail et la mer en contrebas,

j’observais un moine à fière allure, la barbe encore noire, qui

tentait d’attraper une jeune poule errant parmi les buissons

Page 12: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

134 ~

au pied des murs, et ce sans rien perdre de sa dignité. Son

couvre-chef se prit aux branches — ce qui l’obligea à s’arrêter

pour le récupérer ; il posa donc précautionneusement cette

noire couronne sur un rebord pendant la durée de l’opéra-

tion. Puis un rameau défit son chignon et un buisson retint

sa tunique, aussi dut-il les réajuster tous deux. Lorsqu’il fut

enfin dans le bon buisson, la petite poule, manifestant tout son

génie, fila par l’autre côté mais fut pour finir coincée, attrapée

et ses plumes lissées de la main même qui avait lissé la soutane

puis remis en place cheveux et chapeau. Une fois tous les plis

défaits, le moine redressa les épaules, dévisagea la lumière du soir

comme si c’était un public, et passa le portail à grandes enjam-

bées pour rentrer, tenant dans ses bras le volatile qu’il mettait à

Page 13: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

~ 135

l’abri et des renards et de la nuit sur la Montagne. J’étais descen-

du aux toutes premières lueurs du crépuscule pour rester assis

dans le porche de l’église à regarder les fresques, un très vieux

moine à la barbe blanche digne des patriarches des peintures

était venu et me fit signe de le suivre — dans une autre cour,

monter une série de marches menant à sa chambre, une cellule

de plâtre blanc avec juste une petite fenêtre. Sale ; quelques

vêtements, des papiers, des livres, éparpillés. Une cruche de vin

rosé posée au milieu du sol — Vatopedi fait partie des monas-

tères idiorythmiques que méprisent les sévères cénobites — à

laquelle nous bûmes tous deux, sans guère parler (je manquais

de grec et lui de dents) mais en abordant toutefois les sujets de

ses rhumatismes, de son arthrite, des peintures dans le porche

de l’église, de l’âge — tout cela le faisait rire.

C’était au départ de Vatopedi que, le lendemain, j’avais

suivi la côte jusqu’à Pantocrator et m’étais retrouvé sur le bout

de sentier près des falaises qu’une année plus tard j’avais recon-

nu parmi la broussaille et les oliviers. Les veines creusées dans

le sol par les animaux qui pâturaient disparaissaient parmi les

buissons. Je les suivis en direction de la mer, dépassai un ressaut

pour déboucher sur un promontoire ; odeur vive de la menthe

pouliot piétinée par mes pieds ; un unique pommier sauvage ;

bruyère blanche en fleurs au milieu de celle violette. J’arrivai

à une petite chapelle, dont l’âge avait obombré les vieux murs

de plâtre, abside orientée vers la mer, un porche à la porte

Page 14: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

136 ~

ouest presque aussi grand que la chapelle. Marches de pierre

montant au porche puis redescendant vers le sol de pierre à

l’intérieur, comme dans une piscine ; une balustrade qui l’en-

toure à l’ouest et au sud pour empêcher les chevaux d’entrer,

peut-être. Et un mur au nord et des bancs de pierre, plaqués de

bois comme des mangeoires, aux quatre côtés. La lumière de

l’après-midi passait en dessous des auvents de la façade ouest

et remplissait les interstices entre les planches grises et nues de

la porte. Niches vides de part et d’autre du seuil, et au-dessus

une troisième niche recouverte par une fresque terne de saint

Nicolas surmontée d’une tête de Christ. La porte attachée par

un crochet ; à l’intérieur, un autre silence et d’un autre âge.

Au centre d’une planche destinée à recevoir une icône et peinte

d’un bleu poussiéreux, un œil était sculpté : un œil gauche.

Du côté sud du porche on pouvait entendre la mer, mais pas

de l’autre côté. Là, seuls le bruit des abeilles et du vent léger

dans les feuilles des oliviers traversait les rayons du soleil. Le

banc regardait le sud, par delà la côte, en direction du pic bleu

de l’Athos : un petit nuage à l’ouest, rempli de lumière.

Sur le chemin du retour au monastère je fourrai ma

tête entre les portes des dépendances agricoles pour regarder

les outils de jardinage, les magasins, le pressoir à olives. De-

hors, près d’une des portes, un tas de paniers que la vendange

avait tachés de violet était appuyé contre le mur de pierre

sous les auvents ; à travers l’embrasure je pus distinguer le père

Page 15: Au miroir de la montagne de W. S. Merwin

Cyriaque, tel une tour, les jambes plantées fermement et bien

écartées, agrippant un bâton épais qu’il abattait et relevait dans

une cuve emplie de raisin. Il riait en pensant au vin qu’il pré-

parait — un travail que de toute évidence il aimait beaucoup,

même si pour sa part il ne buvait que de l’eau, même aux re-

pas. Les éclaboussures violettes avaient maculé tout ce qu’on

pouvait voir du bâtiment plongé dans l’obscurité et une as-

semblée de mouches attirées par les fruits était suspendue dans

les rayons du soleil, tourbillonnant au rythme de la danse mas-

sive du père Cyriaque. Son visage était rouge et luisant et il

m’informa, comme s’il s’agissait d’une vaste blague, que l’on

avait fini de boire il y a quelques jours tout le vin de l’année

dernière.