bataille lascaux

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Il a été tiré de ce tome neuvième des OEuvres complètes de Georges Bataille trois cent dix exemplaires sur Alfa. Ce tirage, constituant l'édition originale, est rigoureusement identique à celui du premier tome qui seul est numéroté. Il a été tiré en outre vingt·cinq exemplaires réservés à la Libraide du Palimugre. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. © Albert Skira, 1.955, pour Lascaux et Manet; Éditions Gallimard, 1979, pour la présente édition. Lascaux ou la naissance de l'art

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Georges Bataille Lascaux ou la naissance de l'art

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Il a été tiré de ce tome neuvième des Œuvres complètes de Georges Bataille trois cent dix exemplaires sur Alfa. Ce tirage, constituant l'édition originale, est rigoureusement identique à celui du premier tome qui seul est numéroté.

Il a été tiré en outre vingt·cinq exemplaires réservés à la Libraide du Palimugre.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© Albert Skira, 1.955, pour Lascaux et Manet; Éditions Gallimard, 1979, pour la présente édition.

Lascaux

ou la naissance de l'art

~··

IO Œuvres complètes de G. Bataille

pour le montrer, aux données les plus générales de l'histoire des religions : c'est que la religion, du moins l'attitude religieuse, qui presque toujours s'associe à l'art, en fut plus que jamais soli­daire à ses origines.

Je me suis borné, en ce qui touche les données archéologiques, à les reprendre telles que les préhistoriens les ont établies par un travail immense, qui demanda toujours une extraordinaire patience --· et souvent du génie. C'est id le lieu de dire tout ce que ce livre doit à l'œuvre admirable de l'abbé Breuil, auquel je suis particulièrement reconnaissant d'avoir bien voulu m'aider de ses conseils quand j'ai commencé cet ouvrage. C'est l'étude archéologique entreprise par lui à Lascaux - et que l'abbé Glory poursuit at~jourd'hui avec fruit - qui m'a permis d'écrire ce livre. Je dois maintenant exprimer toute ma gratitude à M. Har­per Kelley, pour son assistance amicale. Je tiens enfin à remercier M. G. BaiJloud, dont les conseils m'ont été particulièrement utiles.

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Le miracle de Lascaux '

LA NAISSANCE DE Ll ART 2

La caverne de Lascauxl dans la vallée de la Vézère, à deux kilomètres de la petite ville de Montignac, n'est pas seulement la plus belle, la plus riche des cavernes préhisto­riques à peintures; c'est, à l'origine, le premier signe sensible qui nous soit parvenu de l'homme et de l'art.

Avant le Paléolithique supérieur, nous ne pouvons dire exactement qu'il s~agit de l'hmnme. Un être occupait les cavernes qui ressen1blait en un sens à l'homtne; cet être en tout cas travaillait, il avait ce que la préhistoire appelle une industrie, des ateliers où l'on taillait la pierre. Mais jamais il ne fit<< œuvre d'art ll. Il ne l'aurait pas su, et d'ailleurs, apparemment, jamais il n'en eut le désir. La caverne de Lascaux, qui date sans doute, sinon des premiers temps, de la première partie de l'âge auquel la préhistoire donna le nom de Paléolithique supérieur, se situe dans ces conditions au commencement de l'humanité accomplie. Tout commen­ceinent suppose ce qui le précède, mais en un point le jour naît de la nuit, et ce dont la lumière, à Lascaux, nous par­vient, est l'aurore de l'espèce humaine. C'est de l' (( hom1ne de Lascaux ll qu'à coup sûr et la première fois, nous pouvons dire enfin que, faisant œuvre d'art, il nous ressemblait, qu'évidemment, c'était notre semblable. Il est facile de dire qu'il le fut imparfaitement. Bien des éléments lui ont fait défaut- mais ces éléments n'ont peut-être pas la portée que nous leur donnons : nous devons plutôt souligner le fait qu'il témoigna d'une vertu décisive, d'une vertu créatrice, qui n'est plus nécessaire aujourd'hui.

12 Œuvres complètes de G. Bataille

Nous n'avons ajouté, malgré tout, que peu de chose aux biens que nos prédécesseurs immédiats nous ont laissés : rien ne justifierait de notre part le sentiment d'être plus grands qu'ils ne furent. L' << hmnme de Lascaux )) créa de rien ce rnonde de l'art, où commence la communication des esprits. L' «homme de Lascaux )) communique 1nême, de cette manière, avec la lOintaine postérité que l'humanité présente est pour lui. L'humanité présente, à laquelle sont enfin parvenues, par une découverte d'hier, ces peintures que n'a pas altérées la durée interminable des temps.

Ce message, à nul autre pareil, appelle en nous le recueille­ment de l'être tout entier. A Lascaux, ce qui, dans la profon­deur de la terre, nous égare et nous transfigure est la vision du plus lointain. Ce n1essage est au surplus aggravé par une étrangeté inhumaine. Nous voyons à Lascaux une sorte de ronde, une cavalcade animale, se poursuivant sur les parois. Ivfais une teJle animalité n'en est pas moins le premier sjgne pour nous, le signe avengle, et pourtant le signe sensible de notre présence dans l'univers.

LASCAUX ET LE SENS DE L1ŒUVRE D'ART 1

De la rnultitude des humains, rudimentaires encore, anté­rieurs aux temps où cette ronde animale se forn1a, nous avons trouvé les traces. Mais cc sont en premier celles des corps que, matériellement, furent ces êtres vojsins de nous : leurs ossements, s'ils nous sont parvenus, nous en communiquent les formes desséchées. De nombreux millénaires avant Las­caux (quelque cinq cent mille ans sans doute), ces bipèdes industrieux conunencèrent de peupler la terre. En dehors de ces os fossiles, nous n'avons d'eux que les outils qu'ils nous laissèrent. Ces outils prouvent l'intelligence de ces anciens hommes, mais cette intelligence, encore grossière, ne se rap­portait qu'aux objets que sont les<< coups de poing ll, les éclats ou les pointes de silex dont ils se servirent; à ces objets, ou encore à l'activité objective qu'ils poursuivirent de cette manière ... Jamais nous n'atteignons, avant Lascaux, le reflet de cette vie intérieure, dont l'art-·- et l'art seul-- assume la cor.amunication, et dont il est, en sa chaleur, sinon l'cxpres-

Lascaux ou la naissance de l'art 13

sion impérissable (ces peintures et les reproductions que nous en donnons n'auront pas une durée indéfinie) \ du 1noins la durable survie.

Sans doute, il semblera léger de donner à l'art cette valeur décisive, incommensurable. Mais cette portée de l'art n'est­elle pas plus sensible à sa naissance? Aucune différence n'est plus tranchée : elle oppose à l'activité utilitaire la figuration inutile de ces signes qui séduisent, qui naissent de l'élnotion et s'adressent à elle. Nous reviendrons sur les explications utilitaires 2 qui peuvent en être données. Nous devons mar­quer d'abord une opposition essentielle :il est vrai, d'un côté, les raisons matérielles apparentes sont claires; la recherche désintéressée prête au contraire à l'hypothèse ... lvfais s'il s'agit de l'œuvre d'art, nous devons d'abord rejeter la dis­cussion. Si nous entrons dans la caverne de Lascaux, un senti­ment fort nous étreint que nous n'avons pas devant les vitri­nes où sont exposés les premiers restes des hommes fossiles ou leurs instruments de pierre. C'est ce même sentiment de présence -- de claire et brûlante présence --- que nous donnent les chefs-d'œuvre de tous les temps. C'est, quoi qu'il en semble, à l'amitié, c'est à la douceur de l'amitié, que s'adresse la beauté des œuvres humaines. La beauté n'est­elle pas ce que nous aimons? L'amitié n'est-elle pas la passion, l'interrogation toujours reprise dont la beauté est la seule réponse?

Ceci, qui marque plus gravement qu'on ne fait d'habitude l'essence de l'œuvre d'art (qui touche le cœur, non l'intérèt), dÜit être dit avec insistance de Lascaux, justement pour la raiSOn que Lascaux se situe d'abord à nos antipodes.

Avouons-le : la réponse que Lascaux nous donne, en pre­mier lieu, den1eure obscure en nous, obscure, à demi intelli~ gible seulement. C'est la réponse la plus ancienne, la pre­mière, et la nuit des te1nps dont elle vient n'est traversée que d'incertaines lueurs de petit jour. Que savons-nous des hommes qui ne laissèrent d'eux que ces on1bres insaisissables, isolées de tout arrière-plan? Presque rien. Sinon que ces ombres sont beJles, aussi belles à nos yeux que les plus belles peintures de nos musées. 1vfais des peintures de nos Inusées, nous savons la date, le nom de l'auteur, le sujet, la destination. Nous connaissons les coutumes, les manières de vivre qui leur sont liées, nous lisons Phistoire des temps qui les ont vues

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14 Œuvres complètes de G. Bataille

naître. Elles ne sont pas, comme celles~ci, issues d'un monde dont nous ne savons que le peu de ressources qu'il eut, limi­tées à la chasse et à la cueillette, ou que la civilisation rudi­mentaire qu'il avait créée, celle dont témoignent seuls des outils de pierre ou d'os et des sépultures. Même la date de ces peintures ne peut être évaluée qu'à ]a condition de laisser dans l'esprit un flottement dépassant dix millénaires! Nous reconnaissons presque toujours les animaux représentés, nous devons attribuer le souci de les figurer à quelque inten­tion mabrique. Mais nous ne savons pas la place précise que ces figures ont eue dans les croyances et dans les rites de ces êtres qui vécurent bien des millénaires avant l'histoire. Nous devons nous borner à les rapprocher d'autres peintures -ou de diverses œuvres d'art~- des mêmes temps et des mêmes régions, qui ne sont pas moins obscures à nos yeux. Ces figures sont effectivement en assez grand nombre : la seule caverne de Lascaux en offre des centaines et il en est d'autres, fort nombreuses, dans des grottes de France et d'Espagne. Lascaux ne nous apporte des peintures les plus anciennes que l'ensemble le plus beau, le plus intact. Si bien que sur la vie et la pensée de ceux qui eurent les premiers le pouvoir de nous donner d'eux-mêlnes cette communication profonde, mais énigmatique, qu'est une œuvre d~art détachée, nous pouvons dire que rien ne nous renseigne davantage. Ces peintures, devant nOus, sont miraculeuses, e1les nous commu­niquent une émotion forte et intime. Niais elles sont d 1autant plus inintelligibles. On nous dit de les rapporter aux incan­tations de chasseurs avides de tuer le gibier dont ils vivaient, mais ces figures nous émeuvent, tandis que cette avidité nous laisse indifférents. Si bien que cette beauté incomparable et la sympathie qu'elle éveille en nous laissent péniblement suspendu.

LE MIRACLE GREC ET LE MIRACLE DE LASCAUX 1

Quelque ennui que nous en ayons, les sentiments fOrts que Lascaux nous inspire sont liés à ce caractère suspendu. ~~fais si malaisés que nous demeurions dans ces conditions d'ignorance, notre attention totale est éveillée. La certitude

Lascaux ou la naissance de l'art 15

l'emporte d'une réalité inexplicable> en quelque sorte mira­culeuse, qui appelle l'attention et l'éveil.

Nous voici devant la découverte renversante : vieilles de quelque vingt mille ans, ces peintures ont la fraîcheur de la jeunesse. Des enfants les trouvèrent en entrant 1 dans la fissure laissée par un arbre déraciné : un peu plus loin, la

1• tempête n'aurait pas tracé la voie qui mène au trésor des 1 Mille et Une Nuits qu'est la grotte.

Nous connaîtrions néanmoins l'art le plus ancien par des œuvres assez nombreuses, admirables parfOis, mais rien ne nous aurait arraché ce cri d'une stupéfaction qui souffle. Ailleurs, nous devinons difficilement la forme dont le temps altéra l'aspect et qui n'eut sans doute pas, au surplus, la beauté qui fascine le visiteur de Lascaux. La splendeur de ces salles souterraines est incomparable : mên1e devant cette richesse de figures animales, dont la vie ct l'éclat nous étonnent, comment ne pas avoir, un instant, le sentiment d'un xnirage, ou d'un arrangement mensonger? lvfais jus­tement dans la mesure où nous doutons, où, nous frottant les yeux, nous nous disons : ((serait-ce possible? ))' l'évidence de la vérité vient seule répondre au désir d'être émerveillé qui est le propre de l'homme.

Il est vrai, si aberrant que cela soit, il arrive qu'un doute se maintienne contre l'évidence, et je suis obligé d'en parler, mên1e si 2 ma démonstration est superflue. N'ai-je pas tnoi­même entendu, dans la grotte, deux touristes étrangers expri­mer le sentiment d'avoir été menés dans un Luna-Park de carton? Il va sans dire, aujourd'hui, que la supposition . d'un tel faux ne rnontre que l'ignorance ou la naïveté de qui la fait. Comment, sans erreur, accorder une fabrication aux documents d~jà connus? Mais surtout, qui l'aurait fait répon­dre aux exigences de la critique savante, qü'appuient, par­delà la comparaison, la géologie, la chimie et la connais~ sance minutieuse des conditions de conservation de ces œuvres millénaires? Il est certain que, dans ce dmnaine, la plus modeste tentative de faux serait vite décelée : que dire de cette caverne où s'accumule la multitude des détails insigni~ fiants, des gravures presque indéchiffrables et des enchevê­trements parfaits 3 ?

J'insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette

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attente de miracle, qui est, dans l'art ou dans la passion, l'aspiration la plus profonde de la vie. Souvent nous jugeons enfantin ce besoin d'être émerveillé, mais nous revenons à la charge. Cc qui nous paraît digne d'être aimé est toujours ce qui nous renverse, c'est l'inespéré, c'est l'incspérable. Cop.1me si, paradoxalement, notre essence 1 tenait à la nos­talgie d'atteindre ce que nous avions tenu pour impossible. De ce point de vue, Lascaux réunit les conditions les plus rares : le sentiment de miracle que nous donne aujourd'hui la visite de la caverne, qui tient d'abord à l'extrême chance de la découverte, se double en effet du sentiment d'un carac­tère inouï qu'eurent ces figures aux yeux mêmes de ceux qui vécurent au temps de leur création. Lascaux se place pour nous, dès maintenant, parmi les merveilles du monde : nous sommes cependant en présence de l'incroyable richesse qu'amoncela la suite des temps. Que devait, dès lors, être le sentiment des premiers -hommes, au milieu desquels, sans qu'évidemment ils en tirassent une fierté semblable aux nôtres (si sottement individuelles) 2, ces peintures eurent évidemment un prestige immense? Le prestige qui se lie, quoi qu'on pense, à la révélation de l'inattendu 3 • C'est en ce sens surtout que nous parlons du miracle de Lascaux, car à Lascaux, Phumanité juvénile, la première fois, n1esura l'étendue de sa richesse. De sa :richesse, c'est-à-dire du pouvoir qu'elle avait d'atteindre l'inespéré '1, le merveilleux.

La Grèce elle aussi nous donne un sentiment de miracle, mais la lumière qui en émane est celle du jour; la lumière du jour est moins saisissable : pourtant, dans le temps d'un éclair, elle éblouit davantage.

L'homme de Lascaux 1

DE L'HOMME DE NiANDERTAL

A L'HOMME DE LASCAUX

La caverne dont nous donnerons plus loin la description s'ouvre aujourd'hui un peu au-dessous du sol, aux lisières du monde industriel, à quelques heures de Paris 2• Nous sommes nécessairen1ent frappés -- frappés à l'extrême -par le contraste de la civilisation qu'elle représente, et qu'elle représente dans son éclat, avec-la vie qui nous entoure. I\fais nous ne devons pas oublier que le nliracle dont elle té1noigne est celui d'une période de l'hun1anité entière, qui connut un art admirable. De cet art, Lascaux n'est que l'exemple le plus riche : cette caverne est le prisme où se reflète l'épa­nouissement, l'accomplissement de l'art << aurignacien J>

et de la civilisation << aurignacienne l>.

La période qu'à défaut de terme plus valable nous sommes réduits à nommer << aurignacienne >) n'est pas exactement la première période de l'homme. Ce n'est que la première phase de l'âge décrit par les préhistoriens sous le norn de Paléo­lithique supérieur - ou de Leptolithique - à laquelle il leur arrive encore de donner parfois le nom moins précis, moins scientifique, mais plus heureux, d' <<Age du renne 11.

L'Age de la pierre ancienne en général (l'Age paléolithique) commence par une phase dite inférieure, qu'une phase mo.;•enne sépare de la supérieure. L'homme distinct de l'anthropoïde (ou des préhominidés depuis peu découverts à l'état de fossiles, tel l'australopithèque ... ) apparut au début de l'Age de la

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pierre ancienne (ou Paléolithique), mais alors qu'il n'était pas vraiment notre semblable. L'anthropopithèque ou le sinanthrope, dont les débris remontent à cette époque, se distinguaient déjà clairement du singe; toutefois l'homme de Néandertal, qui peupla la terre au temps du Paléolithique moyen, était lui-même assez loin d'en différer de la n1ême façon que nous. Sa capacité crânienne était égale et même supérieure à la nôtre, ce qui justifie le nom d'homme qui lui est donné. Il disposait de l'intelligence qui lui permettait, mieux que l'homme des temps inférieurs, de tirer de la pierre, en la percutant, un outillage varié. Il eut même conscience de la mort, alors que les anthropoïdes ne comprennent pas ce qui se passe au mon1ent où la vie abandonne l'un des leurs : l'homme de Néandertal a laissé d'authentiques sépultures. De même, cet homme avait la station droite, il se tenait debout comme nous le faisons. 1\;fais aucun comman~ dement n'aurait pu le mettre au garde-à-vous. Ses jambes étaient un peu fléchies et c'est sur le bord extérieur du pied qu'il laissait porter l'~ffort en marchant. Comme l'a dit un anthropologue américain, William Howells, le cou de l'homme actuel et celui de l'homme de Néandertal sont respective­ment (( comparables à celui du cygne et à celui du taureau >l,

De mên1e, il avait Je front bas, un épais bourrelet osseux faisait saillir son arcade sourcilière, et, bien qu'il eût peu de menton, sa mâchoire était proéminente. Nous n'en connais­sons l'aspect que par les os : nous ne pouvons pas en donner la représentation vivante, mais sans doute pouvons-nous, avec Howells, nous dire que la face en dut paraître (( plus bestiale quei celle de n'in1porte quel homme vivant )). Il avait sans doute un langage, mais il est logique de supposer qu'il fut embryonnaire : on lui prête un balbutiement surtout affectif ct exclamatif. Nous verrons qu'il put toucher égale­

'nlent la distinction des objets. Toujours est-il que nous ne connaissons aucune œuvre d'art que nous puissions attribuer à cet être apparemment sans charme auquel les préhistoriens ont parfois donné le nom de paléanthrope.

II faut attendre l'homme aurignacien, le néanthrope, qui fut l'homme de Lascaux, pour rencontrer des témoignages, à vrai dire assez nombreux, de l'aptitude à faire œuvre d'art. Ccci est digne de remarque : cette aptitude coïncide avec l'apparition d'un homme dont le squelette est analogue

Lascaux ou la naissance de l'art 19

au nôtre, à la fois par la disposition rigoureuse1nent droite de la stature ct par le visage. L'apparence de cet homme nouveau ne devait pas être moins (( hu1naine n que la nôtre : il avait comme nous le front haut, sans arcade sourcilière saillante, sa màchoire était effacée. Apparemment, l'homme de Cro-Magnon, qui remonte aux premiers temps de l'Age du renne, et dont le squelette fut trouvé en Dordogne, au voisinage des Eyzies, aurait pu parnli nous, vêtu ct coiffé comme nous, passer inaperçu. II n'était en rien l'inférieur de l'homme actuel, sinon du·fait de l'inexpérience de l'espèce. Aussi bien ne devons-nous pas nous étonner de trouver, dans les œuvres de ce temps, non seulement la preuve d'une intime ressemblance, mais l'évidence d'un don génial. L'homme de Néandertal était sûrement plus loin de nous que le plus arriéré des Australiens. A coup sûr, l'homme de Lascaux n'était pas en tout point notre semblable; du moins le fut-il, à la fois, par la forme et par le g-~!!i~ .. E!:.~!:':t~-ur.

Essentiellement, l'homn1e de Lascaux est celui que Panthrn­pologie désigne, en l'opposant à l'homme de Néandertal et aux autres hominiens, sous le nom d'Homo sapiens. La ques­tion se pose toutefois de savoir si la date de naissance de l' llorno sapiens coïncide bien avec la naissance de l'art. La plupart des anthropologues supposent en effet que l' !-!omo sapiens existait bien auparavant, des dizaines de rnilJiers d'années plus tôt. Leur cOnviction se fonde, il est. vrai, sur des décou­vertes d'autant plus douteuses qu'elles sont en nombre infime. La plus importante était celle, désormais r~jetée comme un truquage, du crâne de Piltdown, dont la partie supérieure était bien réellement celle d'un Homo sapiens (mais datait d'une époque bien postérieure, d'une date à laquelle l'Homo sapiens existait seul et cOinmunément) et dont la partie infé­rieure était la mâchoire} maquillée en fossile, d'un chimpanzé! Les deux autres ne sont pas si convaincantes : encore aujour~ d'hui, Hans vVeinert et F.C. Howell n'y voient pas des repré­sentants de l'Homo sapiens mais de l'homme de Néandertal. En un certain sens, je puis supposer qu'ils ont tort, mais ce tableau d'ensemble n'en est pas moins vrai : dans la période qui précéda l'homme achevé, la terre était peuplée d'une humanité presque homogène du type de Néandertal, à laquelle s'ajoutaient peut·être des hommes aussi rudimentaires, mais moins éloignés de l'Homo sapiens : l'Homo sapiens propre­ment dit n'apparaissait pas; dans la période suivante, dans

20 Œuvres complètes de G. Bataille

les trouvailles plus nombreuses encore qui, directement ou non, coïncident avec le développement de l'art, l'Homo sapiens est seul représenté, mais l'humanité est générale1nent moins homogène, le caractère mélangé, un peu (< chien de rue JJ,

de l'homme actuel est déjà sensible. Si l'on excepte un seul squelette, trouvé dans !(sud de;!' Afrique, l'homme de Néan­dertal a disparu, comme s'il avait succombé à l'extennination violente. Il semble, d'autre part, avéré que l'Homo sapiens ne peut descendre de l'homme de Néandertal. Il est logique de supposer une espèce bien différente, qui aurait laissé peu de traces, qui aurait connu au début du Paléolithique supé­rieur un développement soudain, aussi bien dans le sens de l'achèvement de l'espèce que de la prolifération : ce dévelop­pement serait lié à la naissance de l'art. Formée en dehors de rEurope, cette espèce venait (( probablement d'Asie )). Au milieu de la dernière glaciation, l'invasion de l'Europe par ces nouveaux venus fut, selon l'opinion de l'abbé Breuil, un événement << unique )) : cc la substitution, probablement violente, de l'humanité néanthropique à l'humanité paléan­thropique, détruite entièrement par les envahisseurs ll.

Les raisons pour lesquelles nous devons donner à Lascaux valeur de commence1nent peuvent ainsi clairement ressortir. A la condition cependant de ne pas isoler de l'ensemble qu'elle représenta ce qui fut la création de la chance.

Je l'ai dit : Lascaux signifie l'accomplissement de l'art (( aurignacien ll. Mais cette expression est discutable. Aurigna­cien se référait, depuis les premières années du xxe siècle, à une sorte d'outillage qu'avait défini l'abbé Breuil. Le mot désignait à ce titre la première phase du Paléolithique supé­rieur. En France et dans quelques autres domaines, l'outillage aurignacien succédait au moustérien, laissé par l'homme de Néandertal, à la fin du Paléolithique moyen. Mais après les travaux de Daniel Peyrony, qui montraient la complexité d'outillages divers, successifs ou contemporains, l'on en vint à discerner deux domaines distincts, qui correspondraient en principe à deux civilisations différentes. L'Aurignacien d'une part, de l'autre le Périgordien. Mais, en ce qui touche le temps, cette division n'est pas simple. Nous devons envi­sager la succession suivante :la première phase, périgordienne, est suivie de la phase aurignacienne proprement dite, ou typi­que, elle-même suivie d'une seconde phase périgordienne,

Lascaux ou la naissance de l'art 21

le Périgordien évolué. C'est ce que nous avons tenté de repré· sen ter plus clairement dans un tableau chronologique (p. g6-97) donnant la correspondance des termes. Les peintures de Lascaux s'étendent de l'Aurignacien typique au Périgordien évolué. Cette terminologie assez malcommode, et finalement très contestée, l'a emporté dans la plupart des travaux récents. Ainsi ne pourrions-nous parler de Lascaux sans donner ce système de référence, le seul, faute de données chronologi­ques chiffrables, qui permette de situer ces œuvres dans le temps. Mais pour donner à l'exposé des faits la netteté dési­rable, nous nous servirons des termes dont l'abbé Breuil et Raymond Lancier se servaient encore récemn1ent : nous parlerons d'Aurignacien moyen et supérieur, en précisant qne le premier répond à l'Aurignacien typique, le second au Périgordien évolué de Peyrony.

Dans les Quatre cents siècles d'art pariétal, l'abbé Breuil attri­bue Lascaux pour une partie à l'Aurignacien, et pour la partie principale au Périgordien. Nous ne parlerons que d'Aurignacien, moyen ou supérieur 1 •

N-ous sommes d'autre part amenés à donner parfois un système de référence nouveau et à désigner sous le nom d' « homn1e de Lascaux )) cet homme qui vécut dans les temps de l'Aurignacien moyen et supérieur. Nous avons maintenu, en précisant ce que nous désignons par là, le nom d' Aurigna­cien. Mais l'intérêt exceptionnel que nous prêtons au temps que désignent les phases moyenne et supérieure des temps aurignaciens nous engage à nous servir aussi d'un autre terme, qui désigne en particulier l'époque essentielle à nos yeux et qui d'autre part a le mérite d'être le symbole d'une éclo­sion 2 • Lascaux n'est, il est vrai, que le haut lieu d'une civi­lisation qui s'étendit sur un vaste domaine. Cette civilisa­tion, sans doute, n'eut pas d'unité véritable : nous pouvons dire que la région franco-cantabrique, qui couvre la partie sud de la France et l'Espagne du Nord-Ouest, se définit par l'unité d'un art, qui d'ailleurs se maintint jusqu'à la fin de l'Age du renne. Mais l'est de l'Europe eut de son côté, sans contact appréciable, une civilisation aurignacienne, où l'Homo sapiens éprouva le pouvoir qu'il avait de fàire œuvre d'art. L'Angleterre, l'Afrique, l'Asie connurent dans le même temps le développement du nouvel homme. Quoi qu'il en fût, la Dordogne fut alors en un sens le centre du monde. Nous trouvons dans la Dordogne les traces les plus

22 Œuvres complètes de G. Bataille

nombreuses et les plus émouvantes qu'ait laissées cette civi­lisation naissante. La vallée de la Vézère était peut-être alors, pour les troupeaux de rennes en transhumance, un passage qui les conduisait au printemps vers les pâturages de l'Au ver~ gne : le massacre les attendait, mais ils reprenaient aveuglé­ment la rnên1e route, assurant chaque année d'abondantes ressources aux hommes de la vallée. Aujourd'hui, ces trou­peaux, fuyant la chaleur, se sont retirés vers des régions plus proches du pôle, mais les mêmes faits se reproduisent avec l'obstination de l'habitude. Les rennes du Canada ont un itinéraire constant de migration, malgré les embuscades où ils tombent. Ces conditions, qui peut-être existaient déjà dès le Paléolithique moyen, quand les hommes de Néan­dertal peuplaient la Dordogne, pouvaient alors être les pins favorables sur terre. Toujours est-il que, pour les chasseurs de la pierre ancienne, et jusqu'aux temps néolithiques, ce pays devait être un habitat privilégié et qu'apparemment l'humanité y fit, la première fois, avec un incontestable bonheur, l'expérience de la vie humanisée.

Sans doute, nous n'enjugeons qu'au hasard des trouvailles. Au surplus, nous ne pouvons connaître les peintures, ou les autres œuvres humaines, qui n'ont pas été, dès l'abord, situées dans des conditions qu~ en assurèrent l'interrninable conservation. Ce qui nous est parvenu, depuis d'ailleurs bien peu de temps, nous engage à parler, non sans chaleur, mais aussi avec prudence. Probablement, toutefOis, Lascaux tel qu'il est représente à peu près le sommet de ce que l'humanité de ce temps atteignit, et probablement la vallée de la Vézère fut le lieu privilégié où la vie humaine plus intense devint humaine pour elle-même et pour ceux qui entrèrent dans son rayonnement. Le nom de Lascaux est ainsi le symbole des âges qui connurent le passage de la bête humaine à l'être délié que nous sommes.

LA RICHESSE DE L'HOMME DE LASCAUX

Un tracé de lumière brisée, rappelant une ligne de foudre, ne cesse pas de donner au cours incertain de l'histoire une sorte de magie. A diverses reprises, un mouvement de con~

Lascaux ou la naissance de l'art 23

quête a porté moralem.ent l'humanité, ouvrant pour elle les portes du possible -- lui permettant de parvenir, comme à la sortie d'un sommeil, à ce qui jusque-là n'apparaissait que furtiven1ent. Le change1nent de l'homme, le passage de la stagnation de l'hiver à la rapide efflorescence du prin­temps, semble toqjours avoir eu lieu comme une ivresse. Comme si, soudainement, une accélération des mouvements se produisait, un dépassement inattendu qui grise et, comme un alcool, donne un sentiment de pouvoir. Une vie nouvelle commence : cette vie a gardé l'âpreté matérielle qui en est l'essence, c'est toujours un combat hasardeux, mais les possi­bilités nouvelles qu'elle apporte ont la saveur d'un enchante­ment.

Nous avons cru que, dans la misère de ses débuts, l'huma­nité n'avait connu ni cette euphorie ni ce sentiment de puissance

1. Nous réservions cette allure nliraculeuse à la

Grèce. Le plus souvent, nous donnions aux hommes de la pierre ancienne une apparence sordide : des êtres sans beauté, presque des bêtes, en ayant toute l'avidité, sans l'allure séduisante, reposée, qui Cst partout le propre de la bête. Nous les figurions hâves, hirsutes et sombres, à l'image de ces misérables qui vivent à l'état dégradé dans les terrains vagues qui entourent nos villes 2• Les malheureux ont leur grandeur et c'est à peu près celle que les illustrations des livTes de classe · accordent à l'homme des cavernes. Je revois, dans ce sens, l'immense, l'affreux tableau de Cormon, jadis célèbre, illus­trant les vers de Victor Hugo :

Lorsque avec ses enfants vêtus de Peaux de bêtes, Échevelé, livide au milieu des tempêtes, Caïn se fut enfui de devant Jéhovah 3 •••

Un sentiment de malédiction se lie à l'idée de ces premiers hommes. Mécaniquement, la malédiction ct la déchéance des classes inhlanaines accablent dans le fond de notre pensée des êtres qui sont des hommes, sans en avoir la dignité ... Les hommes des temps préhistoriques ont sans doute à nos yeux le tort, étant des hon1mes, d'avoir cu néanmoins des attitudes voisines de celles des animaux.

Nous ne pouvions éviter cette réaction inconsciente : ridée d'homme s'oppose en nous d'une manière fondamentale à celle de bête; de toute façon, les premiers hommes devaient

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tenir de leur position le caractère hybride de la bestialité, qui est le propre, non de l'animal, mais de l'homme qui méconnaît, ou qui n'a jamais encore reconnu sa dignité. De deux choses l'une : ou les premiers hommes ont en partie perdu la dignité qui leur appartint dès l'abord, ou ils ne l'ont pas eue en pr-e1nier lieu. Si bien qu'à l'origine de l'humanité, nous aper­cevons sans manquer l'indignité.

Pourtant, l'indignité ne peut avoir été le propre de la bête devenant un homme. L'indignité existe dans l'esprit qui en imagine arUourd'hui l'attitude, mais l'animal, qui n'est pas humain, ne peut être indisrne, et!' homme se séparant de l'ani-

./ rnalne peut l'être qu'à nos yeux: c'est arbitrairement que nous ' l'assimilons à ceux d'entre nous qui, méconnaissant leur dignité,

se comportent comme des bêtes. Ces in1ages sinistres des premiers hommes accroupis sur une carcasse et en dévorant la viande à pleines dents sont des catégories de notre pensée. Elles répondent à la rigueur à l'homme de Néandertal : mais il importe de marquer, de P llomo sapiens à ce dernier, la différence fondamentale 1. Pour autant que nous en puissions juger, le Néandertalien et ses ancêtres ne se détachèrent que progressivement de la bête. Il n'y a pas de seuil que nous puissions détenniner exactement entre eux et la bête. Niais l'Homo sapiens dès l'abord est notre semblable. Il l'est de la manière la plus tranchée.

Les découvertes récentes et successives de la préhistoire, dont Lascaux, la plus importante, est presque la dernière en date (c'est en 1g.1_.0 que des enfants entrèrent dans la caverne, par une issue à peine marquée 2), ont écarté cet aperçu de mauvais rêve. Rarement l'effet du bonheur, de la facilité du génie, qui résout la difficulté la plus grande, fut plus apparent : il n'est pas d'invention plus parfaite, plus hun1aine que celle dont ces rochers portent le témoignage, pour ainsi dire au commencement de notre vic. Une si grande réussite écarte le sentin1ent d'une misère initiale. Il était 1nesquin d'imaginer à l'origine une situation pénible, un sentiment de détresse qui aurait justifié le pire. Nous n'avons plus le droit de prêter à l'Homo sapiens des réactions semblables à celles des hommes grossiers que nous côtoyons, aux yeux desque]s la force brute est la seule vérité concevable. Nous avions d'ailleurs oublié que ces êtres simples riaient, que, sans doute, ils furent les premiers, se trouvant dans la position qui nous effraie, qui surent vrain1ent rire.

Lascaux ou la naissance de l'art 25

Certainement~ les préhistoriens ont raison de donner comme<< excessivement rude et précaire)) la vie de ces hommes gui commencèrent. La durée de leur vie était bien plus courte qu'aujourd'hui, con1me le montre l'âge moyen de ceux dont nous retrouvons les ossernents. 1vlais le peu de sécurité ne signifie pas le n1alheur. Ils dépassèrent rarement la cinquan­taine et la vie féminine était plus précaire encore. Les mam­mifères en général achèvent leur vie <cau nnoment où disparaît, ou s'atténue, l'activité sexuelle)) : c'est en effet vers cinquante ans pour l'homme, un peu avant pour la femme. (( La longue survie observée de nos jours n'est que la conséquence des progrès réalisés par la civilisation. n La possibilité de cette survie n~apparaissait pas à l'homme de Lascaux 1. Celui-ci ne pouvait ressentir en principe la détresse que suggèrent les conditions de son existence. L'idée de détresse est la consé­quence d'une comparaison : par exem.ple, à la prospérité la détresse succède, ou la tempête soudaine1nent met en détresse un navire qui, sans elle, aurait traversé la mer sans effort. La détresse peut encore être l'état durable d'un homme, d'une famille, d'une population. Mais alors elle se définit, pour celui qu'elle frappe, relativement à d'autres possibilités. Nous concevons sans doute, à l'extrême, une détresse éprouvée, dans la ·prostration, par des êtres qul n'auraient aucune sorte d'espoir et n'auraient aucune repré­sentation d'autre chose que leur misère. Cette possibilité est exceptionnelle. Presque toujours la vie, ffH~elle précaire, est accompagnée des conditions qui la rendent possible.

1v1êtne aujourd'hui, la bonne humeur se lie aussi bien à des modes de vie qui nous semblènt affreux. Les Tibétains, qui supportent sans vitres et presque sans feu des-froids polaires 2,

sont gais, rieurs, portés à la sensualité. De n1ême, les Esqui­maux pouvaient gémir de cc qu'un missionnaire en suppri­rnant leurs fêtes leur avait retiré la gaieté, eux qui vivaient jusqu'alors en chantant, t< comme des petits oiseaux J) •••

Placés devant les fresques de Lascaux, riches, ct sans mesure, du n1ouvcment de la vie animale, comment prêterions-nous à ceux qu_i les conçurent une pauvreté contraire à ce mouve~ ment? Si la vie n'avait pas pleinement porté ces hommes au niveau de l'exubérance, de la joie, ils n'auraient pu la repré~ sen ter avec cette force décisive. Mais il est surtout clair à nos yeux qu'elle les agitait humainement : cette vision de l'ani­malité est humaine en ceci que la vie qu'elle incarne est, en

26 Œuvres complètes de G. Bataille

elle, transfigurée, qu'elle est belle et, pour cette ra1son, sou­veraine, par-delà la misère imaginable.

LE RÔLE DU GÉNIE

Nous ne pouvons admettre à la légère ce qui atténuerait le sens de ces peintures. Nous devons nous représenter leurs auteurs autren1ent que nous y engage l'habitude reçue. Pourquoi en douterions-nous? Ces hommes de l'âge aurigna­cien ne durent pas être moins gais, moins rieurs et moins sensuels que des Tibétains. Nous ne savons presque rien d'eux. C)cst vrai. l\1ais pourquoi leur attribuer un sérieux qui nous appartient? Le rire des hommes commence bien en quelque point. Le rire du Néandertalien est douteux, mais l'homme de Lascaux riait à coup sûr. Et nous oublions l'allégement que dut être un rire naissant : il nous faut, pour l'oublier, tout le sérieux de la science. Tantôt nous voyons l'homme de ces temps serré dans l'étau de la misère, du moins de la nécessité. Tantôt nous le prenons pour un enfant. Nous n'hésitons pas non plus à le rapprocher du moderne« prirnitiLJ. Ces diverses représentations ont en elles-mêmes un sens quelconque, du moins pour les dernières d'entre elles, n1ais nous devons sortir des unes et des autres.

Il était étrange, comme on l'a tenté, de comparer au crayonnement des enfants les œuvres des cavernes ... Nous devons principalement écarter une représentation des pre­miers temps qui les assimile à l'enfance. Les hommes de la pierre ancienne n'étaient pas assistés comme le sont nos enfants. Leur abandon, sur la terre, fait songer à celui de ces jeunes humains qui sont, de temps à autre, élevés par des loups : mais ceux que, bien rarement, le malheur livre à la solliciw tude des bêtes, ne surmontent pas l'arriération qui en résulte pour eux. Ce qui distingue les premiers hommes est d'avoir, il est vrai par l'effort de générations, élaboré seuls un monde humain.

La comparaison qui rapproche l'homme aurignacien du primitif actuel est sans doute plus digne d'attention. Elle se lie au sentiment qui porte la science moderne à donner aux {( arriérés Jl d'Australie, de Mélanésie et d'ailleurs ce nom

Lascaux ou la naissance de l'art 27 hasardé de " primitif''· Ces hommes ont en effet un niveau de civilisation 1natérielle voisin de celui des véritables primitifs 1•

Malgré des différences positives, nous ne pouvons nier des points communs entre eux. 1v1ême, une représentation cohé­rente est facile à partir de là. Les rapprochements se multi­plient, les documents s'éclairent. Les premiers hommes auraient, comme les modernes (( prünitifs ))' pratiqué la n1agie sympathique et les danses masquées, ils auraient eu cette (( mentalité primitive )) que la sociologie savante a déduite ... Jusqu'à un certain point, j'adrnettrais ces interprétations comparatives si je n'avais souvent le sentiment d'une erreur fondamentale. Bien des hypothèses sont justifiables (à titre, il est vrai, d'hypothèses), mais nous ne pouvons nous repré~ senter l'hom1ne de Lascaux en nous représentant l'homme arriéré d'aujourd'hui. Nous devons nous dire, au contraire, que l'art de Lascaux est très éloigné 2 de l'art << sauvage )J.

Lascaux est plus près d'un art riche de possibilités variées, comme le furent, si l'on veut, l'art chinois ou celui 3 du lvfoyen Age. Par-dessus tout, l'homme de Lascaux, si voisin qu'il fût du Polynésien de notre temps, était ce qu'apparem­ment n'est pas le Polynésien, lourd de l'avenir le plus incer­tain et le plus complexe.

Qj1and nous voulons Îlnaginer cet homme, qui différait profondément de nous, nous devons avoir présent à l'esprit le mouvement qui le portait et qui l'arrachait à la stagnation. En cela du moins, il nous ressemblait : quelque chose d'indé­terminé naissait en lui. Le primitif moderne, après une matu­ration intern1inable, se tient à un niveau plus proche des origines que le nôtre : mais il est jusqu'à nouvel ordre dans son lot de ne plus créer et de suivre sans recherche l'ornière où, de mémoire d'hornme, sa vie s'est toujours tenue. Nous yivons, nous, ~l?~.QË_ nais§_i!.DÇLi_I~Sl~f!ni_e : il in1p~;;t~ bien pëî.lqUê-nous en décidions, le monde s'altère ct change en nous, et de même, le monde s'altérait et changeait, tout au moins du moment qui va des débuts de l'Age du renne à l'épanouissement de la caverne de Lascaux : l'éclosion eut même alors ce que, dans les temps qui suivirent, elle n'aurait jamais plus, la lumière décomposée d)une aurore. Je ne dis pas que ces hommes en eurent cette conscience claire et ana­lytique à laquelle nous limitons trop souvent la conscience. Mais le sentiment de force et de grandeur qui les portait est peut-être perceptible dans le mouvement qui anime les

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grands taureaux de la fresque de Lascaux. L'auteur, sans doute, ne dut pas refuser une tradition qui n'était pas assez forte pour l'aplatir. Mais de cette tradition, il sortait néanmoins en créant :dans la pénombre de la grotte, à la lueur 1 d'église des lampes, il excédait ce qui avait existé jusqu'alors, en créant ce qui n'était pas l'instant d'avant.

LA NAISSANCE DU JEU 2

Deux événements décisifs ont marqué le cours du monde; le premier est la naissance de l'outillage (ou du travail); le second, la naissance de l'art (ou elu jeu). L'outillage est dû à l'Homo Jaber, à celui qui, n'étant plus animal, n'était pas tout à fait l'homme actuel. C'est par exemple l'homme de Néandertal. L'art commença avec l'homme actuel, l'Homo sapiens, qui n'apparaît qu'au début des temps paléolithiques supérieurs, à l'Aurignacien. La naissance de l'art doit elle­mên1e être rapportée à l'existence préalable de l'outillage. Non seulement, l'art supposa la possession d'outils ct l'habileté acquise en les fabriquant, ou en les m_aniant, mais il a, par rapport à l'activité utilitaire, la valeur d'une opposition : c'est une protestation contre un monde qui existait, mais sans lequel la protestation elle-même n'aurait pu prendre

corps. Ce que l'art est tout d'abord, et cc qu'il de1neure avant

tout, est un jeu. Tandis que l'outillage est le principe du travail. Déterminer le sens de Lascaux, j'entends de l'époque dont Lascaux est l'aboutissement, est apercevoir le passage du monde du travail au monde du jeu, qui en même temps est le passage de l'Homo ]aber à l'Homo sapiens, physiquement de l'ébauche à l'être achevé.

Jusqu'ici, je n'ai voulu parler qu'au plus vite de l' }!omo ]aber. Il a peuplé la terre durant les temps paléolithiques moyens et il a précédé l'homme de Lascaux; mais je devais d'abord situer ce dernier dans l'ordre du temps, dans le passage de l'animal à l'homme. Je dois maintenant, voulant rnettre Lascaux en lumière, et par là bien montrer ce que fut ce passage, préciser justement que, dans rordre du temps, cette période du Paléolithique - qui a précédé l'Age du

Lascaux ou la naissance de l'art 29

renne, et se place sous le signe du travail et de l'outillage­s'étendit sur quelque cinq cent mille ans : interminable q!'Eièrs à laquelle répondent de nouveaux gisements de pierre taillée, éclats et nuclei, que la préhistoire a classés suivant la facture et dont elle a su, en principe, indiquer l'ordre de succession. La question s'est encore posée de savoir si des êtres du genre Homo vivaient déjà auparavant, aux temps tertiaires : mais les outils que furent les pierres travaillées n'apparaissent pas dans des couches antérieures au Quater~ naire. Cinq mille siècles sont peu de chose auprès des deux cent quatre-vingts millions d'années que nous devons assigner à la formation des fossiles les plus anciens. Cinq cent mille ans ont toutefois le sens de l'in1mensité comparés à quelques dizaines de millénaires que dura ~ de l'Aurignacien au Magdalénien - le Paléolithique supérieur, ou l'Age du renne; à une quinzaine de milliers d'années qui nous séparent du Magdalénien (qui couvrent le Mésolithique, le Néolithi­que, l'Age des métaux et qui précèdent l'histoire); à quelque cinq miJle ans dont nous informe l'histoire.

(Grossièren1ent, nous pouvons par1er de cinq mille ans pour l'âge historique, de cinquante mille pour l'entrée en scène de l'Homo sapiens, au Paléolithique supérieur, de cinq cent mille pour l'Homo faber. Sauf la première, ces dates sont des hypothèses : de même, c'est avec bien des réserves que nous supposons, pour Lascaux, que l'homme avait commencé de l'orner de figures animales il y a près de trente mille ans 1 .)

Si in1parfaitcs que soient ces approxin1ations, nous devons nous représenter l'importance relative de ces durées si nous voulons saisir le sens de Lascaux; nous ne devons pas oublier que ces temps d'aurore et de cmnmencement avaient été précédés de la stagnation séculaire de la vie humaine, du moins de ses formes inachevées, que caractérisaient la fabri­cation de l'outillage et le travail. A]Jrès un hiver de cinq cent mille ans, les temps de Lascaux al1raie:Oi ainsi Iè sens d'une première journée_ de pri~!e~_ps~ Le clim.at lui-même semble avoir été n1oins dur, sinon dans les premiers temps de l'Age du renne, du moins à l'Aurignacien supérieur, auquel nou~ devons attribuer, se1nble-t-il, les plus belles peintures de la caverne. 1\tfais cette comparaison n'est pas logique, cet hiver immense n'a pas lui-même été précédé d'une saison moins défavorable ... Ce fut à la rigueur un hiver en ce sens que les quatre grandes glaciations, pendant lesquelles la France eut

30 Œuvres complètes de G. Bataille

souvent un climat sibérien, s'étendirent justement sur tout ce temps. C'est pendant la quatrième glaciation, dite de Würm, que le Paléolithique supérieur commença. Mais l'époque qui suivit ce commencement vit le climat se radoucir. La faune des fresques de Lascaux est celle d'une région relative­ment tempérée. La civilisation matérielle, l'outillage et le travail de ce temps différaient peu de ce qu'ils avaient été avant la venue de l'Homo sapiens, mais essentiellement le monde d'autrefois était renversé : il avait perdu une partie de son âpreté. L'outillage s'était, malgré tout, enrichi et l'activité cahne de l'homme avait cessé d'avoir pour seule issue-le travail : l'art ajoutait dès lors, à l'activité utile, une activité de jeu.

On ne saurait trop souligner le fait, qu'avant les débuts de l'Age du renne, la vie humaine, en tant qu'elle différait de la vie animale, n'en différait que par le travail. En principe du moins. Nous n'avons pas en effet gardé la trace œautres acti­vités humaines importantes. La chasse n'était pas un travail dans le sens où le mot suppose le calcul calme de l'application; c'était la prolongation de l'activité animale. Apparemment, dans les temps qui précédèrent l'art (la figuration), la chasse à peu de chose près n'était humaine que par les armes employées1 . Ce n'est que par le travail de la pierre que l'homme se séparait alors, d'une manière absolue, de l'animal. Il se sépara de l'animal dans la mesure où la pensée humaine lui fut donnée par le travail. Le travail situe dans l'avenir, à l'avance, cet objet qui n'est pas encore, qui est fabriqué, et en vue duquel simplement, le travail se fait. Il existe dès lors, dans l'esprit de l'homme, deux sortes d'objets, dont les uns sont présents, et dont les autres sont à venir. L'objet passé complète aussitôt cet aspect déjà double et par là l'existence des objets se profile d'un bout à l'autre dans l'esprit. Le langage distinct çst possible, au-delà de l'aboiement du désir, à c.e moment où, désignant- l'objet, il se rapporte implicitement à la manière :dont il est fait, au travail qui en supprime le premier état et :en assure l'emploi. Le langage à partir de là le situe durable­! ment dans la fuite du temps. Mais l'objet arrache celui qui /l'énonce à la sensibilité immédiate. L'homme retrouve le . sensible si, par son travail, il crée, au-delà des œuvres utiles, i une œuvre d'art.

Lascaux ou la naissance de l'art 31

LA CONNAISSANCE ET L'INTERDIT DE LA MORT 1

Cependant, dès l'abord, le travail eut, avant la naissance ç!~~~> c_ç_t~~~- cons~_q_~~_!!-~_ç ___ Qécisive. Se reportant Sl1Ï·- (;~X~ mêmes, ces êtres qui faisaient, qui créaient des objets, qui ernployaient des outils durables, comprirent qu'ils mouraient, qu'en eux quelque chose ne résistait pas, alors que les objets résistent à la fuite du temps. Quelque chose ne résistait pas ... , quelque chose du moins leur échappait ... La conscience de la mort s'imposa de cette manière dès ces temps anciens, à la fin desquels nous trouvons l'usage de l'inhumation. Nous connaissons en Europe et en Palestine un petit nombre de sépultures d'adultes et d'enfants, datant, les unes et les autres, de la fin dn Paléolithiqne moyen. Elles ne précédèrent pas de beancoup la venue de l'Homo sapiens, mais les squelettes que l'on y trouve appartiennent à l'homme inaccorrtpli 2 de Néandertal. Nous pourrions croire que ces réactions tardives annonçaient le passage à une période de l'humanité différente. Mais d'une part, l'Homo sapiens ne continuait pas le Néander­talien qui n'est qu'un parent éloigné (il procédait apparem­ment d'une branche collatérale). Les inhumations du 3 corps succédaient, d'autre part, pour les temps inférieurs, à des réactions plus générales, plus anciennes, qui n'ont eu le plus souvent que le crâne pour objet. L~ çrâ_J?e était la partie du corps qui ne devait pas cesser dans la mort de représenter!' être qui l'habitait. Les objets pouvaient changer, mais quelque chose survivait à leur changement : le crâne, après la mort, était toujours cet homme auquel les survivants avaient à faire autrefois. Le crâne fut pour des êtres rudimentaires un objet imparfait, en quelque sorte déficient, qui était, en un sens, cet homme-là, mais ne l'était plus néanmoins :cet homme en effet était mort et son crâne ne répondait plus que par une grimace à l'interrogation d'un esprit que la manipulation des objets fabriqués avait fait à la permanence de ce qui est. Nous pouvons induire d'un certain nombre de trouvailles semblables, où des crânes selon l'apparence ont été préservés avec attention, que l'humanité la plus lointaine eut déjà de la mort un obscur sentiment : ces trouvailles appartiennent en effet à diverses époques du Paléolithique moyen et infé-

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32 Œuvres complètes de G. Bataille

rieur. Ainsi la longue phase de l'être larvaire qui précéda l'épanouissement ne semble pas être demeurée étrangère à cette connaissance fondamentale : cet être s'arrêtait devant l'objet privilégié- la tête d'un proche- qui était d'un côté cet homine hier connu, mais qui annonçait en même temps que cet homme n'était plus, qu'il était mort.

Apparemment, le Néandertalien ne connut de la vie humaine que l'activité utile qui impliquait le discernement. Si, après l'écoulement d'un aussi long temps, il est possible d'en juger, la mort discernée introduisait dans la conscience autre chose que les objets distincts et limités qui les entouraient. Mais la mort a bien pu --- et sans doute a-t-elle dû - n'apporter qu'un élément négatif: cette sorte de ft/ure immense qui n'a pas cessé de nous ouvrir à d'autres possibilités que l'action efficace : ces possibilités demeurèrent en apparence inexploitées jusqu'à cet homme au 11 cou de cygne )) que fut l'Aurignacien. L'huma­nité antérieure, apparemment, se bornait à traduire en interdit le sentiment que la mort lui irupirait. ~ Tels sont les quelques mots qu'en principe il est possible ide dire de la nuit que l'aurore de Lascaux dissipa. De cette !aurore, je ne pouvais donner le sens qu'en parlant, tout 'd'abord, de la nuit qui la précède. Mais avant de parler enfin du jour, j'insis-terai sur cet élément d'interdit qui, selon l'apparence, s'est décid.é dans les temps de la nuit 1 .

Il y a, je pense, une lacune dans les considérations qui sont faites d'ordinaire sur les temps préhistoriques. Les préhis­toriens envisagent ces documents qu'une patience et un travail immenses accumulèrent et que leur sagacité a classés. Ils les commentent en tenant con1pte des conditions dans lesquelles ont vécu les hommes que leurs études envisagent. 11ais, suivant la seule méthode qui convienne à une discipline spécialisée, ils se bornent à réfléchir à propos de ces documents

,qui constituent leur domaine propre. Ils ne posent pas, dans \son ensemble, la question du passage de l'animal à l'homme, l de la vie indistincte à la conscience. Cette question est d'un 1 autre domaine, par définition suspect à la science : en effet, la psychologie demeurant elle-même une discipline équivo­que, la question est du domaine des philosophes. En consé­quence, il va sans dire, le savant doit l'écarter. Mais une telle lacune irait-elle sans inconvénient? De leur côté, les socio­logues font porter la réflexion sur les faits ethnographiques,

Lascaux ou la naissance de l'art 33

dont J'observation précise est rapportée par ceux qui étudient les populations archaïques. Ainsi parlent-ils de tabous définis, souvent tout à fait saugrenus, portant sur un point particu~ lier. Ils négligent un fait général : la différence de l'animal et de l'homme, à la considérer dans son ensemble, ne porte pas seulement sur les caractères intellectuels e~ physiques, n1ais sur les interdits auxquels les hommes se croient tenus. Si les animaux se distinguent clairement de l'homme, c'est peut­être le plus nettcn1ent en ccci : que jamais, pour un animal, rien n'est interdit; le donné naturel lirnitc l'animal, il ne se lin1ite de lui-même en aucun cas. 1v1ais les sociologues -ou les historiens de la religion~ n'imaginent pas, en principe, que les nombreux interdits qu'ils rapportent et que, souvent, ils étudient, ne doivent pas relever d'explications particu­lières, qu'iLs relèvent d'une explication globale, mettant en cause en son ensemble le passage de l'état animal dans lequel l'interdit ne peut jouer, à l'état h11main, où il est évidein­ment le fondement des conduites hun1anisées. Encore une~ fois, le sociologue et l'historien des religions n'envisagent chaque fois que les tabous particuliers, sans se dire avant tout que, généralement, sans interdit, il n'est pas de vie humaine. A plus forte raison, les préhistoriens ne sc posent même pas la question, puisqu'ils ne rencontrent jamais, dans leur domaine, de documents témoignant à leurs yeux de l'existence d'un interdit.

·routefois l'attention dont les cadavres ou, plus générale­ment, les restes des hun1ains furent l'objet, dont nous avons vu qu'elle joua longtemps avant les temps paléolithiques supérieurs, 1nais dont ~les témoignages sont les plus nombreux pour cette époque, suffit à montrer que les conduites humaines à l'égard de la mort sont primitives, en conséquence fOnda­mentales. Dès l'origine, évidemment, ces conduites impli~ quaient un sentiment de peur ou de respect : en tout cas, un sentiment fort qui faisait des restes humains des objets difle­rents de tous les autres. Cette différence s'opposa dès J'abord à l'absence d'intérêt de l'animaL Pour la première fois, la conduite de l'homme à l'égard des morts fait sentir la présence d'une valeur nouvelle : les morts, au moins dans leur visage, fascinèrent les vivants, qui s'efforcèrent d'en interdire l'appro­che, et qui limitèrent ce va-et-vient ordinaire qu'un oqjet quelconque autorise autour de lui. C'est en cette limitation fascinée, imposée par l'homme au mouvement des êtres et des

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choses, que consiste Pinterdit. Les objets réservés par un tel sentiment terrifié sont sacrés. L'attitude très ancienne des hommes à l'égard des morts signifie que la classification fon­damentale des objets avait commencé, les uns tenus pour sacrés et pour interdits, les autres envisagés comme profanes, mania­bles et acccssiLlcs sans limitation. Cette classification dornine les mouvements constitutifs de l'humain, devant lesquels nous place la considération de ces temps lointains, dont Lascaux de1neurera le moment privilégié, celui de l'homme enfin achevé.

L'ENSEMBLE SOLIDAIRE DES INTERDITS

Le monde de Lascaux, tel que nous nous efforçons de l'entrevoir, est avant tout le monde qu'ordonna le sentiment de l'interdit : nous ne pourrions le pénétrer si nous ne l'aper­cevions sous ce jour dès l'abord.

Nous ne pourrions d'ailleurs nous borner, sur cc plan, à tenir compte de l'interdit lié à la terreur de la mort, dont le sous-sol a gardé la trace. Les ossements ont duré : nous les retrouvons dans la position où ils furent laissés et, de cette manière, nous pouvons cemnaître l'attitude qu'eurent envers eux des hommes qui vivaient il y a des milliers de siècles. Il n'en est pas ainsi d'autres conduites, non moins fondamen­tales, qui ont également opposé ces 1nêmes hommes aux ani­maux. Les interdits humains fondamentaux forment deux groupes : le premier lié à la mort, l'autre à la reproduction sexuelle, de cette manière à la naissance. Du premier groupe, seul l'interdit touchant la dépouille mortelle est avéré pour les temps préhistoriques. Mais rien ne peut nous renseigner positivement- ou négativement- sur l'existence à la même époque de l'interdit du meurtre, universel en son principe, qui, comme le précédent, se rapporte à la mort. Le deuxième groupe, plus disparate, réunit l'inceste, les prescriptions touchant les périodes critiques de la sexualité féminine, la pudeur envisagée en général, enfin les interdits concernant la grossesse et les couches. Il va de soi qu'aucun témoignage ne pouvait nous en parvenir qui remontât plus haut que l'Age du renne : pour cette époque elle-même, aucun document figuré ne nous renseigne, positivement ou non, directement

Lascaux ou la naissance de l'art

ou non. Ivfais nous sommes en principe assurés de l'existence universelle des deux complexes d'interdits : nous nous trou­vons en présence d'un accord général des docun1ents histori­ques et des observations ethnographiques. Si j'avance mainte­nant que, dans leur ensemble, et du moins dans leur fonde­ment, tous ces interdits remontent, comn1e celui qui concerne les morts, très haut, plus haut que l'Age du renne, je ne puis en donner de preuve formelle. (Mais personne réciproque­ment ne pourrait donner la preuve du contraire, de leur inexistence à cette date.)J'en appelle à la cohérence relative des mouvements de l'esprit humain. Seul un scepticisme vague, indifférent, pourrait contester que la conscience de la mort, ou l'attention extrême donnée au corps sans vie, découlèrent néccssairen1ent du travail. Nous pouvons méthodiquen1ent, nous devons même douter du lien de l'interdit du meurtre avec celui qui retirait le cadavre des proches du contact des animaux ou des autres hommes. Ivfais la réaction fondamen­tale importe seule. Il en est de même du complexe sexuel, qui complète, en étant justement le contraire, celui dont la 1nÜrt est l'objet. Nous ne pouvons n1ên1e un instant nous poser la question de savoir si l'inceste ou l'interdit des pertes féminines remontent aux temps les plus anciens. La seule question que nous posons touche la possibilité d'une conduite première et non les fonnes particulières qu'elle assuma dans le comn1en­cement. A ce sujet, nous devons seulement nous demander si cette conduite n'est pas, comme celle que provoque la mort, une conséquence inévitable du travail. Il s'agit de savoir si, dans ce monde que le travail créa, dont les débuts remontent à la période comprise entre la glaciation de Günz (la première) et celle de Mindel (la seconde des grandes glaciations du Quaternaire), l'activité sexuelle ne devait pas, comme la mort, apparaître à la fin tout autre. Tout autre que le travail et le retour régulier des relations distinctes qu'il introduisait entre les hommes et les objets, comme entre les divers êtres humains. A considérer l'ensemble des interdits qui détermi­nent généralement des réactions d'arrêt -~ et d'angoisse -­devant ce qui soudain s'annonce tout autre, l'ensemble des renseignements historiques et ethnographiques nous montre une humanité toujours en accord avec nous sur ce point : pour toute l'hun1anité connue, le monde du travail s'oppose à celui de la sexualité et de la mort. Pour l'humanité de la préhistoire la plus lointaine, qui ne nous laissa que les traces les plus rédui~

36 Œuvres complètes de G. Bataille

tes, la lumière ne pouvait être faite que sur un point. Mais ne sommes-nous pas en droit de faire en ce domaine ce que fait la paléontologie, qui reconstitue l'ense1nble à partir du fragment isolé qui nous est parvenu? Ce qui trouble un ordre des choses essentiel au travail, ce qui ne peut être homogène au monde des objets stables et distincts, la vie qui sc dérobe ou qui surgit, dut être assez vite situé à part, tenu suivant les cas pour néfaste, pour dérangeant, pour sacré. Il n'y a pas, si l'on veut voir, de distinction précise entre le sexuel et le sacré. Plus loin, nous saisissons ceci de plus étrange : que ce domaine troublant, qui nous domine encore, se laisse réduire aux yeux de celui qui regarde le plus loin, à celui de la vie aniinale ~qui n'est pas soumise au travail. C'est aussi le domaine à la fascination duquel nous obéissons dans ce livre : celui de la caverne de

Lascaux.

LE DÉPASSEMENT DES INTERDITS :

LE JEU, L'ART ET LA RELIGION

Ce que nous avons en vue, dans ce livre, est la naissance de l'art. Telle que Lascaux nous en donne aujourd'hui l'image la plus attachante, l'aspect le plus riche, Je plus émouvant. Mais encore une fois, nous ne pouvions séparer la signifi­cation de la naissance de l'état larvaire qui la précéda.

C'est la sortie d'un tel état qui a la signification première, même si nous devons par la suite réserver en face de celle du jeu, qui seule, à proprernent parler, a valeur d'art, la part de l'intention magique----- à travers cette dernière, celle du calcul intéressé. Les préhistoriens, qui ont discuté l'importance relative de l'une et de l'autre, sont d'accord aujourd'hui pour reconnaître que l'une ct l'autre ont pu opérer. Je crains toutefois que l'intention magique, et par elle l'intérêt, l'em­porte assez souvent dans leur pensée. Toujours ils tendent, me semble-t-il, peut-être par timidité, à ne parler qu'avec réserve, en second lieu, d'un élément de libre création et de fête, que purent représenter pour ceux qui les figurèrent ces images en quelque sorte divines. Ils insistent sur le souci d'atteindre, dans la voie que la magie sympathique définit, des animaux souvent représentés, selon le résultat cherché,

Lascaux ou la naissance de l'art 37

portant les flèches qui les atteignirent. Nous devons sans nul doute accorder l'existence d'une intention étroitement maté­rielle, poursuivie à travers les prestiges de ces peintures. La magie dut avoir, dans l'esprit des hommes de Lascaux, une part semblable à celle qu'elle occupe dans celui des peuples qu'étudient l'histoire ancienne et l'ethnographie. Il est bon\ cependant de protester contre l'habitude d'attribuer beau­coup de sens à cette volonté dlaction efficace. Nous devons bien adrnettre enfin qu'en toute opération rituelle, la recher­che d'un but précis ne joue jamais qu'entre autres dans les / intentions de ceux qui opèrent : ces intentions englobent toujours la réalité entière, religieuse et sensible (esthétique). P_artout elles impliquent ce que l'art eut constamment pour{ objet : la création d'une réalité sensible, modifiant le monde dans le sens d'une réponse au désir de prodige, Îlnpliqué dans l'essence de l'être humain. Comment ne pas voir la faible portée des intentions particulières à telle œuvre d'art, si Pon envisage la constance et l'universalité de cet oqjet? Est~il une œuvre d'art qui lui ait échappé? Toujours, en consé­quence, nous devons négliger pour cet objet ce qui dans l'œu­vre d'art est donné d'isolé, de n1esquin. L'élément isolé ne survit pas, jan1ais la volonté de prodige ne cesse d'être sensi­ble à celui qui peut négliger l'intention tombée dans l'oubli.

Que nous importe à la fin d'ignorer le sens étroit qu'eurent pour ceux qui les édifièrent de prodigieux alignements de pierres levées? Ivfais ils les voulurent prodigieux : c'est par là que leur volonté toujours vivante nous atteint dans le fond du cœur. En irait-il autren1ent de ces peintures qui, d'ailleurs, ne sont pas toutes réductibles à l'interprétation classique de la préhistoire? Que signifie, sans aller plus loin, la (( licorne J)

de Lascaux devant laquelle nous nous trouvons à l'entrée de la caverne, qui représente un animal irnaginairc? Que signifie la scène du fond du puits où, devant un bison perdant ses entrailles, s'étend un homme inanimé? D'autres figures en dehors de Lascaux ne sont pas réductibles à la simplicité calculatrice de la magie. Pourquoi devrions-nous, dans ces ori­gines obscures, placer une explication partout? Qua1~q juste­ment il apparaît que l'art d'imiter par la gr;l.Vt!-re ou la peinture l'aspect des animaux ne put être utilisé avant d'être-et que, pour ~tre, il fallut que ceux qui s'y exercèrent les pre1niers aient été conduits au hasard et par jeu. Il se peutque_l'imita­tion des cris ou des attitudes ait mené au tracé de silhouettes

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sur une surface. Cette possibilité passe par l'interprétation des lignes laissées en creux par les doigts, plusieurs doigts à la fois, sur l'argile, ou par les doigts souillés d'une couleur sur la roche. L'on a trouvé dans des cavernes, notamment à La Baume-La trone, des traces' de ces exercices auxquels les pré~ historiens donnent le noms de macaronis. Parfois ces lign~s prennent figure (p. 85). Les lignes accidentelles des surfaces rocheuses purent elles-mêmes être l'objet d'une interprétation servant de point de départ; c'est le cas de l'admirable cervidé de la grotte Bayol, à Collias, dans le Gard (p. 85). Cette figure qui, sans doute, remonte aux mêmes temps que les macaronis de la grotte voisine de La Baume-Latrone est tracée à partir des reliefs naturels de la paroi, que la couleur a dis­crètenlent soulignés. Le jeu seul pouvait, en premier lieu, conduire à ces balbutiements. Le calme, l'intention de l'acti­vité efficace, ne purent qu'utiliser le don du jeu 1•

De toute façon, l'Homo faber des anthropologues (l'homme du travail) ne s'est pas engagé dans cette voie à laquelle le jeu l'aurait mené. Seul l'Homo sapiens (l'homme de la connais­sance) qui le suit s'y engagea. Il ~'y.,t;:Q_gagea si résolument qu'un art plein de maitrisc - 'cf~ génièî ~ ne tarda pas, apparemment, à découler des premièfês ébauches. Nous nommons Homo sapiens celui qui ouvrit de cette manière le monde étroit de l' 1-fomofaber. ~:fais ce nom n'est pas justifié. Le peu de connaiss3.ncc qui s'élabora dans les premiers temps se lie au travail dufaber. L'apport du sapiens est para-

( doxal : c'est l'art et non la connaissance. Le nom porte le témoignage du temps où plus exclusiverr1ent qu'aujourd'hui l'on admit que la connaissance distinguait l'homtne de l'anin1al... S'il s'agit de l'homme de l'Age du renne, en parti­culier de l'homme de Lascaux, nous le distinguons plus justement de celui qui l'a précédé en insistant non sur la connaissance mais sur l'activité esthétique qui est, dans son essence, une forme de jeu. A coup sûr, la bc1lc expression de Huizinga, Homo ludens (l'homme jouant, en particulier le jeu admirable de l'art), lui conviendrait mieux, et même lui conviendrait seule. Seule elle donnerait avec la précision désirable la réplique dufaber de Néandertal. Lefaber demeu­rait noué. Son élan n'avait pas triomphé de la lourdeur des formes quadrupèdes. Il était, lourdement, le voisin de l'anthro­poïde. L'aspect réussi (que soulignent même 2, par opposi­tion, les déchets, les laideurs fréquentes de l'humanité),

Lascaux ou la naissance de l'art 39

l'allure délibérée) souveraine, de l'homme riant et séduisant, de l'homme-jeu, commencent avec celui que l'anthropo­logie ne sut pas, jusqu'ici, nomn1er d'une manière appropriée et pour lequel Hu.izinga seul donna le nmn satisfaisant. Huizinga l'a montré : lfomo ludens ne convient pas seulement à celui dont les œuvres donnèrent à la vérité humaine la vertu et l'éclat de l'art, l'humanité entière est exactement désignée par lui. N'est-cc pas, au surplus, le seul nom qui oppose à faber, désignant une activité subordonnée, un élé­n1ent, le jeu, dont le sens ne relève pas d'une autre fin que lui-même? Ce fut de toute façon lorsqu'il joua, et que jouant, il sut prêter au jeu la permanence et l'aspect merveilleux de l'œuvre œart, que l'homme assuma l'aspect physique auquel sa fierté demeura liée. Le jeu bien entendu ne peut être la cause de l'évolution, 1nais il n'est pas douteux que le lourd Néandertalien ne coïncide avec le travail et l'homme délié avec l'épanouissement de l'art. Rien ne prouve, il est vrai, que le jeu n'ait pas en quelque mesure allégé l'humanité larvaire: mais celle-ci n'a pas eu la force de créer ce monde humain du jeu qui lia la signification de l'homme à celle de l'art, qui nous délivra, fùt-ce chaque fois pour un tcn1ps, de la triste nécessité, et nous fit accéder de quelque 1nanière à cet éclat merveilleux de la richesse, pour lequel chacun se sent né.

L'lNTERDIT ET LA TRANSGRESSION

Il convient de revenir - en des termes dont le sens s'est resserré- sur une opposition fondamentale. Je puis Ina-in te­nant marquer avec plus de fermeté les conséquences du dépassement, l'ampleur et la réalité du jeu.

J'ai souligné la relation des interdits et du travail : les interdits maintiennent - s'il se peut, dans la mesure où il se peut -le monde organisé par le travail à l'abri des déran­gements que sans cesse introduisent la mort et la sexualité : V cette <;tni~ durable en nous que sans cesse introduisent, si l'on veut, la vie et la nature, qui nous sont comme une boue dont nous sortons. Qu,ancl, __ -~ll :fl~~~oJüh!quc St!p~ricll~< à l'Age du renne, le travail fut dépassé par le jeu, sous forme d'activité- artistique, celle-ci tout d'abord était travail!,

40 Œuvres complètes de G. Bataille

:rt!aÎ~ ce t:rf!Y~il prert<lh ainsi le sens d'un jeu. Au cours d_s: ce dégel, l'interdit, qu'engendre le travail, était lui-même touché. L'interdit, ce scandale de l'esprit, ce temps d'arrêt et de stuM peur, ne pouvait simplement cesser d'être. Le scandale, la stupeur ne jouaient pas moins, mais la vie les dépassait de la même façon que le jeu dépassait le travail. Pour le temps de la préhistoire, nous n'avons pas, nous ne pouvons évidcnl­ment avoir de témoignages nets : les tén1oignages qui abon­dent viennent de l'humanité que l'histoire ou l'ethnographie nous font connaître, n1ais ils indiquent clairement qu'un mouvement de transgression est la contrepartie nécessaire de l'arrêt, du recul de l'interdit. Partout la fête marque le temps soudain de la levée des règles dont le poids était d'ordinaire supporté : la fête levait le couvercle de la marmite. Les interdits n'étaient pas tous suspendus, aucun ne l'était entièrement, mais ils l'étaient dans leur principe ct dans cer~ tains de leurs effets. La fête était essentiellement le temps d'une licence relative. Sans doute, devons-nous, pour le temps de l'Age du renne, induire l'existence de semblables n1oments, nous devons faire encore une fois ce que la paléontologie fait pour les fossiles : recomposer le tout à l'aide de fragments.

Nous ne pourrions pas apporter non plus ]a preuve que, dans les temps qui précédèrent, la transgression ne jouait pas, n'existait pas. Au reste, entendons-nous : si je parle de trans­gression, je ne désigne' pas le cas où, par impuissance, l'inter­dit ne joue pas 1 . Une règle n'est pas toujours efficace : elle peut, ici, n'être pas respectée; cet individu, qui n'est pas atteint par l'angoisse, a l'indifférence de la bête. Cette trans­gression d'indifférence qui, plutôt que la transgression, est l'ignorance de la loi, dut à coup sûr être commune dans le temps où les interdits cmnmencèrcnt d'être sensibles, sans s'imposer toujours assez clairernent. Il convient, je le crois, de réserver le nom de transgression au Inouvement qui se

. produisit, non faute d'angoisse, et du fait d'une insuffisante sensibilité, mais bien au contraire en dépit de l'angoisse

r éprouvée. L'angoisse est profonde dans la transgression authentique mais, dans la fête, l'excitation la dépasse et ]a

flève. La transgression que je désigne est la transgression

1

religieuse, liée à la sensibilité extatique, qui est la source de l'extase et le fond de la religion. Elle se lie à la fête, dont le sacrifice est un moment de paroxysme. L'antiquité voyait

' dans le sacrifice le crime du sacrificateur qui, dans le silence

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angoissé des assistants, mettait la victime à mort, le crime où le sacrificateur, en connaissance de cause et lui-·même angoissé, violait l'interdit du meurtre. Il nous importe ici que, dans son essence, et dans Ja pratique, l'art exprime ce moment de transgression religieuse, qu'il 1'exprin1e seul assez grave­nient et qu'il en soit la seule issue. C'est l'état de transgression qui commande le désh, l'exigence d'un nwnde plus profond, plus riche et prodigieux, l'exigence, en un mot, d'un 1nonde sacré. ToqjQllfS la transgrcssign se tradqisit en fonnes prodi­gieuses : telles les formes de la poésie et de la musique, de la danse, de la tragédie ou de la peinture. Les formes de l'art n'ont d'autre origine que la fête de tous les temps, et la fête, qui est religieuse, se lie au déploien1ent de toutes les ressources de l'art. Nous ne pouvons imaginer un art indépendant du mouvement qui engendre la fête. Le jeu est en un point la transgression de la loi du travail :l'art, le jeu et la transgression ne se rencontrent que liés, dans un mouven1cnt unique de négation des principes présidant à la régularité du travail. Ce fut apparemn1ent le souci majeur des origines - comme\ ilJ~~~L~~~:;:gre_ ç!~s S(:)CÎétés archaïques --~ d'accorder le travail ( e,t le jeu, l'interdi(-et la transgression, le temps profaneJ.­et les déchaînements de la fête en une sorte d'équilibre léger, où sans cesse les contraires se cmnposent, où le jeu lui-même p~-~~â T~'app~r~nCe du tr;1vail, et oq la transgress~()n contribue à -raf!ifilltitjop ae l'interdit. Nous avançons avec nne sorte d'assurance qu'au sens fort, la t!~:Q§g:r~ssion n'existe qu'à '!

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partir du rnmnent où l'art lui-mêm~ ~e. rn~:n~feste -~t qu'_f! pe1J .1

pr~s, la_.llctiss<)_nce de l'art co~11dde, à l'Age cl~._x~ell_!J:e, avec un_) tümulte de jeu et de fête, qu'annoncent au fond des cavçrnes ces figures où éclate la vie, qui toujours se dépasse et qui s'accomplit dans le jeu de la mort et de la naissance.

La fète, de toute façon, pour la raison qu'elle met en œuvre toutes les ressources ---deS -hümn1·es_ et- que- ces ressources y prennent la fon11e de l'art, doit en principe laisser des traces. En effet, nous avons ces traces à l'Age du renne, alors qu'à l'âge antérieur, nous n'en trouvons pas. Elles sont, comme je l'ai dit, frag1nentaires, mais si nous les interprétons dans le mên1e sens que les préhistoriens (ils admettent l'existence de la fête à l'époque des peintures des cavernes), elles donnent à l'hypothèse que nous formons un caractère si accentué de vraisemblance que nous pouvons nous appuyer sur elle. Et même à supposer que la réalité différa de la reconstitution

42 Œuvres complètes de G. Bataille

que nous tentons, elle n'en put différer qu'assez peu et si, un jour, quelque vérité nouvelle apparaissait, je gage, qu'avec peu de variantes, je pourrais redire ce que j'ai dit.

La réalité de la transgression est indépendante des données précises. Si nous nous efforçons de donner d'une œuvre une explication particulière, nous pouvons avancer par exemple -on l'a fait- qu'une bête fauve gravée dans une caverne l'avait été dans l'intention d'éloigner les esprits. Chaque fait relève toujours d'une intention pratique particulière, s'aJou­tant à cette intention générale que j'ai voulu saisir en décri­vant les conditions fondamentales du passage de l'animal à l'homme, que sont l'interdit et la transgression par laquelle l'interdit est dépassé. Ces conditions sont restées celles de notre vie, c'est par elles que la vie humaine est définie, car cette vie humaine est inconcevable sans elles. Le contester montrerait l'ignorance de fait de l'esprit de transgression. Elles devaient sc trouver dès l'origine, mais l'interdit précéda nécessairement la transgression. La part d'hypothèse que j'introduis se borne à situer le passage de l'interdit à la transgression, s'entend du moment où la transgression, se donnant libre cours en un mouvement de fête, eut enfin dans l'activité la place 1 émi­nente que la religion lui donna. Un tel principe ne saurait s'opposer aux interprétations précises dont chaque œuvre relève isolément. Une œuvre d'art, un sacrifice, participent, si l'on m'entend, d'un esprit de fète débordant le monde du travail et, sinon la lettre, l'esprit des interdits nécessaires à la protection de ce monde. Chaque œuvre d'art isolément a un sens indépendant du désir de prodige qui lui est commun avec toutes les autres. 11ais nous pouvons dire, à l'avance, qu'une œuvre d'art où ce désir n'est pas sensible, où il est faible et joue à peine, est une œuvre médiocre. De même, tout sacrifice a un sens précis, comme l'abondance des récoltes, l'expiation, ou tout autre but logique: il a répondu néanmoins de quelque manière à la recherche d'un instant sacré, dépas­sant le temps profane, où les interdits assurent la possibilité de la vie.

Description de la grotte '

A CE LIEU DE NOTRE NAISSANCE 2 .••

J\1erveille aux ]eux de celui qui, la visitant, sort des villes ouvrières de son temps, mais merveille davantage encore aux yeux des hommes qui en ordonnèrent la magnificence : telle apparaft la caverne de Lascaux, qui nous ramène, au fond des âges, à nos premiers balbutiements.

( Toutifois, il manque à ce lieu de notre naissance d'avoir été célébré comme il doit l'être. Peut--être, en <dfet, les préhistoriens pèchent-ils encore par une sorte de pudeur : ils n'ont pas porté assez haut une découverte qui leur revient -- par-delà celle des enfants.)

.JI/ous ne pouvons de toute manière séparer ces peintures de leurs auteurs et, généralement, des hommes qu'elles ont émerveillés les premiers et que, dans la mesure de son pouvoir, la préhistoire nous fait connaître. Pourrions-nous, entrant dans la grotte, méconnaf.tre le fait qu'en des conditions inhabituelles, nous sommes, dans la profondeur du sol, égards de quelque manière (( à la recherche du temps perdu ll .•• ? Recherche vaine, il est vrai :jamais rien ne nous permettra de revivre authentiquement ce passé qui se perd dans la nuit. Mais vaine dans le sens où jamais le désir humain n'est satisfait, puisqu'il est toujours une tension vers un but qui se dérobe : la tension, du moins, est possible et nous devons en reconnaître l'objet. Peu 1zous importerait ce que ces morts nous ont laissé, si nous n'espérions les faire, un insaisissable instant, revivre en nous.

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que nous tentons, elle n'en put différer qu'assez peu et si, un jour, quelque vérité nouvelle apparaissait, je gage, qu'avec peu de variantes, je pourrais redire ce que j'ai dit.

La réalité de la transgression est indépendante des données précises. Si nous nous efforçons de donner d'une œuvre une explication particulière, nous pouvons avancer par exemple -on l'a fait-- qu'une bête fauve gravée dans une caverne l'avait été dans l'intention d'éloigner les esprits. Chaque fait relève toL~jours d'une intention pratique particulière, s'ajou­tant à cette intention générale que j'ai voulu saisir en décri~ vant les conditions fondamentales du passage de l'animal à l'homme, que sont l'interdit et la transgression par laquelle l'interdit est dépassé. Ces conditions sont restées celles de notre vie, c'est par elles que la vie humaine est définie, car cette vie humaine est inconcevable sans elles. Le contester montrerait l'ignorance de fait de l'esprit de transgression. Elles devaient se trouver dès l'origine, mais l'interdit précéda nécessairem.cnt la transgression. La part d'hypothèse que j'introduis sc borne à situer le passage de l'interdit à la transgression, s'entend du moment où la transgression, se donnant libre cours en un mouvement de fête, eut enfin dans l'activité la place 1 émi­nente que la religion lui donna. Un tel principe ne saurait s'opposer aux interprétations précises dont chaque œuvre relève isolément. Une œuvre d'art, un sacrifice, participent, si l'on m'entend, d'un esprit de fête débordant le monde du travail et, sinon la lettre, l'esprit des interdits nécessaires à la protection de ce monde. Chaque œuvre d'art isolément a un sens indépendant du désir de prodige qui lui est commun avec toutes les autres. Mais nous pouvons dire, à l'avance, qu'une œuvre d'art où ce désir n'est pas sensible, où il est faible et joue à peine, est une œuvre médiocre. De même, tout sacrifice a un sens précis, comme l'abondance des récoltes, l'expiation, ou tout autre but logique ; il a répondu néanmoins de quelque manière à la recherche d'un instant sacré, dépas~ sant le temps profane, où les interdits assurent la possibilité de la vie.

Description de la grotte '

A GE LIEU DE NOTRE NAISSANCE 2 .••

Aferveille aux JI&UX de celui qui, la visitant, sort des villes ouvrières de son temps, mais merveille davantage encore aux JICUX des hommes qui en ordonnèrent la magnificence : telle apparaft la caverne de Lascaux, qui nous ramène, au fond des dges, à nos premiers balbutiements.

(Toutefois, il manque à ce lieu de notre naissance d'avoirété célébré comme il doit l'être. Peut-être, en effet, les préhistoriens pèchent-ils encore par une sorte de pudeur : ils n'ont pas porté assez haut une découverte qui leur revient - j;ar-delà celle des enfants.)

.Nous ne pouvons de toute manière séparer ces peintures de leurs auteurs et, généralement, des hommes qu'elles ont émerveillés les premiers et que, dans la mesure de son pouvoir, la préhistoire nous fait connaître. Pourrions-nous, entrant dans la grotte, méconnaître le fait qu'en des conditions inhabituelles, nous sommes, dans la prrifondeur du sol, égarés de quelque manière « à la recherche du temps perdu )) ... ?Recherche vaine, il est vrai :jamais rien ne nous permettra de revivre authentiquement ce passé qui se perd dans la nuit. Alais vaine dans le sens où jamais le désir humain n'est satisfait, puisqu'il est touJours une tension vers un but qu:i se dérobe : la tension, du moins, est possible et nous devons en reconnaître l'objet. Peu nous importerait ce que ces morts nous ont laissé, si nous n'espérions les faire, un insaisissable instant, revivre en nous.

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La grande salle des taureaux 1

Sans illusion, sans lourdeur et sans impatience, nous devons savoir de ces marches qui mènent à Lascaux sous la terre qu'elles nous situent sur les traces de ces êtres lointains, qui à peine éxncrgeaient de la nuit animale.

Ces marches aboutissent -·- au-delà de portes de bronze, rée eminent ménagées pour mettre les peintures à l'abri de l'air --- dans une vaste salle, plus longue que large. Il n'est d'ailleurs pas sûr que les hommes préhistoriques aient pénétré par ce côté dans ]a caverne 2 • Ils y accédaient peut-être par une entrée aujourd'hui disparue et qu'il est possible de loca­liser, avec l'abbé Breuil, {( du côté droit, vers le puits ll. Pré­cisons, au surplus, que l'abbé Breuil lui-même n'y voit qu'une {( entrée hypothétique, dont nuï ne connaît l'emplacement ll, Mais qu'ils y aient ou non accédé directement, la « grande salle JJ n'en dut pas moins être pour eux, comme pour nous, la partie la plus ilnportante de la caverne, aussi bien par son ampleur que par la richesse et ]a beauté de ses peintures. Elle a de largeur une dizaine de mètres, de longueur une trentaine, mais la disposition, l'ordonnance, à la vérité désor~ donnée, de la frise qui s'y déroule donne l'impression d'une sorte de rotonde; d'une r'otonde qui, du côté de l'entrée, aurait été ouverte largement. Le hasard seul a aménagé cette salle, mais ses proportions sont si belles que personne ne pour­rait songer à quelque changement qui les aurait améliorées. Il n'est pas de salle peinte qui présente un ensemble plus heu­reux. A propos de Lascaux, l'on a dit : la" Chapelle Sixtine de la Préhistoire» (on l'avait déjà dit à propos d'Altamira). Mais à mes yeux, la Sixtine, dont sans doute les figures sont plus dramatiques, offre un arrangement plus conventionnel : le charme, l'imprévu sont à Lascaux. Cette salle est décorée, dans la partie qui fait face à rentrée, d'une longue frise ani~ male que dominent quatre gigantesques taureaux. Ces éton~ nantes figures -·- l'une d'entre elles a plus de cinq mètres de long - s'allongent bout à bout sur la paroi pour se réunir en s'affrontant sur le côté gauche de la salle. Vers le milieu, s'ouvre une longue galerie, relativement peu tortueuse, mais dont l'entrée n'interrompt pas le dévcloppen1ent mou­vementé de la frise. Celle-ci assemble un peuple d'animaux enchevêtrés emplissant la place disponible. La régularité du

Lascaux ou la naissance de l'art 45

développement est à vrai dire assurée, par celle de la paroi peinte de la salle : la surface recouvrable, relativement lisse, partiellement recouverte dès l'origine d'une couche blanchâtre de calcite, commence au-dessus du sol, à hauteur de la main, et s'élargit de plus en plus en allant de gauche à droite, mais la largeur plus grande de la partie droite de la paroi peinte est à peine sensible à l'œil. (Le plafond, finissant en dôme ovale, élève, bien au-dessus de la partie lisse de la paroi, une surface irrégulière qui rappelle Pintérieur d'une coque de noix.) Cette disposition autour de la salle de la surface possible à peindre facilitait d'avance la forn1ation d'une frise à partir des peintures qui la couvrirent. Ainsi les hommes qui, l'un après l'autre, ordonnèrent ces figures 7 bien qu'ils n'aient jamais eu leur ensemble pour objet, les disposèrent d'instind de telle sorte que cet ensemble à la fin se formât. Selon la vraisemblance, ils peignirent à des dates très différentes, et comme rien en ce temps ne s'y opposait7 ils en1piétèrcnt sou­vent sur les parties peintes auparavant, néanmoins ils (léran­gèrent rarement ce qui, existant avant eux, contribuait à la magnificence de la salle.

Si nous cherchons à nous représenter ce que fut pour eux cette salle extraordinai_re, nous devons imaginer un certain nombre, sans doute même un grand nombre en quelques occasions, de petites lampes à graisse, faites d'une cupule de pierre, dont l'effet lumineux pouvait être semblable à celui des cierges, la nuit dans une église. Je pense d'ailleurs que réclairage actuel (pour un ensemble de raisons, surtout dans la crainte d'une élévation locale de température qui aurait résulté de la chaleur de fortes lampes, assez réduit) diffère peu de ce qu'il dut être à l'Age du renne, pendant d'éven­tuelles cérémonies. Mais la clarté électrique est sèche, en quelque sorte sans vie; la flamme douce et vacillante des cierges est plus voisine de celle des lampes paléolithiques.

Des réunions qui eurent lieu dans une salle où pourraient tenir cent personnes serrées, même un peu plus7 à vrai dire, nous ne savons rien. Mais nous devons supposer que les cavernes peintes, qui n'étaient pas des lieux d'habitation (seules les parties proches de l'air libre ont parfois servi d'habitat), attiraient en raison de l'horreur que l'homme a naturellement de l'obscurité profonde. La terreur est ((sacrée)) et l'obscurité est religieuse ; l'aspect des cavernes contribua au sentiment de puissance magique, d'intervention dans un

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46 Œuvres complètes de G. Bataille

domaine inaccessible qui était en ce temps l'objet de la pein­ture. Cet objet répondait à l'intérêt, mais à la faveur d'un

éblouissement angoissé ... Les cavernes ont gardé quelque chose d'émouvant, qui

envoûte et serre le cœur : ce sont encore, en raison de leur nature, des lieux propices à l'angoisse des cérémonies sacrées (les Noirs d'Haïti les utilisent aujourd'hui même dans les rites

nocturnes du Vôdou). Le charme angoissant que le peintre cherchait ne deman-

dait d'ailleurs pas l'assistance du grand nombre. Souvent, les figures de cette époque ont été peintes (ou gravées) dans d'étroites galeries où l'on n'aurait pu avoir d'assemblée, parfois - à Lascaux même, dans le {( cabinet des félins )) en des recoins où l'homme seul se glisse à grand-peine ... Mais des réunions dans la salle de Lascaux, si heureuse, pourtant si propice à l'horreur religieuse, paraissent probables. De toute façon, nous devons souligner le soin qu'apparemment les peintres ont toujours eu de laisser au sanctuaire qu'elle a formé sa simple et redoutable majesté. Les taureaux mons­trueux qui en don1inent ]'ordonnance expriment ce sentiment

avec force. Jamais, par la suite, rien ne put déranger cette ordonnance.

Une suite de che:vaux bruns galopant sur la paroi gauche ne recouvre, parfois, la peinture des taureaux qu'assez pour en marquer le caractère postérieur. Un beau cheval rouge, à la crinière noire un peu bouffante, est disposé de telle sorte que l'extrémité des naseaux se loge entre les cornes du deuxième taureau. Niais seules la tête et l'ensellure en sont peintes, et la figure s'arrête à hauteur des cornes du premier taureau (l'abbé Breuil est porté à penser qu'il n'a pas été fini pour éviter d'empiéter justement sur les taureaux préexistants). Cette disposition fréquente à Lascaux (dans la grande salle et le diverticule axial) s'explique peut-être en d'autres cas pour la même raison 1• Ici, les éléments se subordonnent à un effet d'ensemble. Il est vrai, l'effet ne se dégagea tout à fait qu'à la longue : il se dégagea tardivement de la composition

calculée des quatre taureaux ... Ce calcul ne doit d'ailleurs pas être rapproché de ceux que

l'art devait prendre plus tard à son compte. Nous pourrions même, en un sens, discerner quelque chose d'animal dans l'aveugle sûreté avec laquelle les peintres de Lascaux, sans l'avoir jamais concerté, atteignirent le résultat. Même les

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lourds bovidés rouges ~ peints, ou repeints après coup, à droite et à gauche de l'entrée du diverticule- qui empiètent sur les pattes et le poitrail des taureaux, sans rien gâter de la délicatesse de I'ensetilble, accentuèrent un sentiment de grand nombre (comme si, nécessairement, ces parois devaient répondre au rêve d'une abondance démesurée; les animaux rouges ajoutaient d'ailleurs à la diversité de la salle : la vache de droite est représentée suivie d'un veau 1 ; et le bovidé de gauche s'agenouillait pour mourir). En partie, les cerfs de la paroi de gauche, dont la grêle élégance allège l'énorme composition, ont été, durant la peinture des taureaux, réser­vés avec soin. Un seul d'entre eux disparut à moitié dans la masse du deuxième taureau. Depuis lors, un autre fut repris dans une teinte différente; le corps, repeint en bistre, fut cerné d'un contour; la tête, le cou et les bois reçurent une couleur plus foncée. Sans doute s'agissait-il de donner à l'ani­mal un aspect naturaliste :ce changement achevait d'enrichir une composition dont la diversité était frappante.

A peu près seul~ un petit ours fut englobé sous la couleur noire du troisième taureau : il disparut dans la partie basse du poitrail. La tête en est demeurée distincte en raison peut-être du relief de la roche utilisé pour en marquer le contour, et la ligne du dos est reconnaissable un peu plus loin; plus bas, une patte dépasse avec les griffes. Un cheval très archaïque, simplement linéaire (c'est l'une des premières peintures de la grotte), sans disparaître, fut recouvert de son côté par l'animal indéterminable figuré sur la gauche à l'entrée de la salle : mais il est demeuré lisible à travers les parties vierges de couleur de l'image nouvelle.

Cette dernière doit d'ailleurs être envisagée à part. Ce n)est pas l'une des plus belles, mais l'une des plus étranges figures de la grotte. On lui donne ordinairement le nom de" licorne n.

Mais les deux longs traits parallèles issus du front de ce monstre singulier répondent mal à l'unique corne de la création fan­tasque du Moyen Age. On a rapproché cet animal d'autres figures imaginaires de l'Age du renne, ainsi du sorcier (ou du dieu) des Trois Frères (p. 68 et 88), mais ces figures composites sont des complexes de l'homme et de l'animal. Peut-être est-il gratuit d'imaginer un déguisement humain pour rendre compte de cette anomalie. Dans l'art de ces temps lointains, quand l'être humain se dissimule sous le

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masque de l'animal, ce qu'il a d'humain (ses jambes, par exemple) est indiqué sans laisser la place au doute. La (( licorne ll de Lascaux, qui ne rcssem ble à rien, est animale d'un bout à l'autre.

" Par la masse du corps et les pattes épaisses, dit l'abbé Breuil, elle ressemble à un bovidé ou à un rhinocéros; la queue très courte indiquerait plutôt ce dernier; les flancs en sont marqués d'une série de larges taches ovales en forme d'O, le cou et la tête sont, pour le corps, ridiculement petits; celle-ci est à mufle carré, rappelant celui d'un félin, et de son front se dirigent en avant deux longues tiges rectilignes, terminées par un pinceau, qui ne ressemblent aux cornes d'aucun animal, excepté, a suggéré Miss Bates, au pantho~ lops du Tibet ... >>

T'out cc que nous pouvons ajouter est qu'apparemment elle échappe au thème de la magie et que, dans cet art natu­raliste, ordinairen1cnt placé sous le signe de Fintérêt, elle est la part de la f3.ntaisie, la part du rêve, que n'ont déterminée ni la faim ni le Inonde réel. De toute façon, même à prendre au sérieux l'hypothèse d'un déguisement, nous devons pen­ser à quelque créature surnaturelle, née de l'imagination religieuse. Ce n'est pas le déguisement d'un chasseur, qui aurait entrepris de leurrer la proie poursuivie. Or il est inutile d'introduire eÎltre la peinture ct la fiction une image inter­médiaire, celle d'un costume qui aurait déguisé un hornme ou des ho1n1nes. Qg!J~_Çjl!'il en ::;oit, nous ne pouvons devant ç:ette form~ irnaginaire continuer d'apercevoir la détermination cûll-stante et nécessaire des figures animales de ce temps-: elles n'expriment pas forcément le désir d'une chasse heureuse. Si quelque autre élément que la faim, si le jeu, si le rêve se

~ sont glissés dans l'ordonnance de la caverne, ne devons-nous pas, décidément, nous garder de la lourdeur d'une idée qui la ramènerait à une logique, qui en exclurait, un peu vite, ce mouvement indéterminé dans son essence, suggéré par la fantaisie, sans lequel nous ne pouvons imaginer le charme de l'art?

Si nous entrons dans la caverne, descendant Pescalier qui en assure aujourd'hui l'accès, cette figure est la première que nous apercevons. La tête de cheval noir qui la précède, sur la gauche, est isolée, peu voyante, elle n'est pas intégrée dans le vaste mouvement de l'ensemble. La ((licorne)}' elle, fait partie de ce peuple solennel qui anime en un sens violemment

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la salle, qui laisse le visiteur à l'entrée dans un état de saisis­sement-- car c'est à cet instant, devant ses yeux, que le fond des âges se révèle, s'animant en l'espèce de ces images muettes. La (( licorne J), qui, sans doute, fut peinte dans le même temps que les taureaux (c'est le sentiment de l'abbé Breuil), parti­cipe en effet de la composition mouvementée qu'ordonnent et magnifient ces derniers : elle l'amplifie, la complète et l'enrichit d'un élément de bizarrerie, et elle en conunence la ruée; elle par(ajt 1'assernb15e de cette exi~tcnce sauyage qlli emplit la salle, qui lui confère une aveugle plénitude et qui, se plaçant sur le plan des figures de majesté, est 1 d'autant plus divine qu'elle est inintelligible, étrangère à tout.

Le diverticule axial

~e~~me désordre qui sc cmnpose ~-sans ja~nais avqir Gté l'objet d'un eflè>ft médité de composition -- se poursuit dans la longue· galerie sinueuse (sinueuse et pourtant, dès l'abord, visible jusqu'au bout) qui s'ouvre au fond, au centre de la salle, et qui en quelque sorte la prolonge. Elle la pro­longe, mais elle en ~st distincte, en même temps par l'ordon:­nance des peintures et la disposition. On a très justement donné le nom de diverticule axial à ce long appendice du sanctuaire qui s'ouvre à l'entrée actuelle de la grotte. Ce diverticule n'a pas la solennité première de l'entrée (mais en échange il n'en a pas la lourdeur relative, liée à la taille géante des taureaux, co1nn1e à la gaucherie embarrassante de la « licorne "). Il est même possible de voir, à la base de son ordonnance capricieuse, un élémen·t de malignité. Nous ne retrouvons pas, dans le diverticule, le mouvement unique, la cavalcade spectaculaire de la salie : les n1ouven1ents, bien au contraire, s'en vont presque en tous sens, bousculant la possibilité d'un ensemble avec la soudaineté des gambades. Des vaches, légères, y sont effectivement figurées dans la position saugrenue du saut ct l'impression d'écartèlement est achevée par la représentation surprenante, dans le fond, d'un cheval projeté la tête en bas.

Ainsi, ce diverticule n'est pas 1noins étonnant, moins admi­rable que la salle. C'est un long couloir étranglé vers la moitié qui descend peu à peu vers une extrémité disposée d'une manière un peu théâtrale, formant la scène étroite où se voit

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justement le cheval précipité : sur le côté droit de cette (( scène ll, s'ouvre ainsi qu'une coulisse un prolonge1nent bien plus étroit qui tourne, puis s'étrangle tout à fait, mar­quant la limite en ce sens de la caverne.

Dès l'entrée, le plafond de ce diverticule est investi par un ensemble écartelé de vaches rouges, dont la légèreté est aussi paradoxale que l'emplacement. Comme si elles jouaient, elles composent sur nos têtes, non la ronde que pourrait ordonner une paroi verticale, In'lÎS ce qui n'est concevable qu'au plafond, un ensemble écartelé, divergent dans tous les

sens. La première de ces vaches, qui d'ailleurs est un peu à l'écart

(figurée à gauche, elle n'occupe pas exactement le plafond mais le mur), est seule véritablement achevée. Elle est de mêine facture que les autres, dont elle diffère seulement par la tête noire et le caractère d'image à laquelle, des pieds à la tête, rien ne manque. Elle a même avec les autres en corn-' mun le fait d'avoir été reprise sur une silhouette plus ancienne, composée de traits, non de surfaces peintes (la ligne du dos de la première silhouette reste en dehors de la peinture finie). Les autres se composent, au plafond, autour d'un centre où les têtes voisinent, à partir duquel divergent des corps inachevés (sans doute, en un cas du moins, pour ne pas empiéter sur une figure proche, plus ancienne). Les tètes très fines, dont le front est droit et très long, leurs cornes grêles, aux courbures un peu folles, donnent à ces animaux un cer­tain manque de gravité (dans toutes les acceptions du mot). On a généralement reconnu, dans ces vaches, une espèce différente de celle des taureaux : Bos longifrons 1 . Cette identi­fication est contestée. Les taureaux de la salle sont sans doute les représentants d'une espèce qui s'éteignit en Europe au xvne siècle, Bos primigenius, que nous connaissons par des dessins. Les mâles de cette espèce étaient géants (ils avaient couramment deux mètres de haut) ct les femelles, assez petites, répondaient à la fois par la taille ct par la couleur aux créatures du diverticule. Quoi qu'il en soit, ces dernières représentent avant tout des animaux sauvages, mêlant à un caractère sylvestre ce que la vache a malgré tout de gauche ... Surtout l'une d'entre elles, barrant le plafond de son corps, a l'allure suspendue qu'un saut donne à l'image immobile. Sur la partie droite, où d'ailleurs elles laissent libre le début de la galerie, ces vaches continuent une remarquable série

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de petits chevaux. Ces trois chevaux, que l'on a souvent désignés sous le nom de (( chevaux chinois >>, font eux-Inêmes suite à un cerf élaphe dont seuls la tête et le dos sont figurés : ils se dirigent, à l'encontre du cerf, vers la salle, et surtout le second d'entre eux est l'une des figures les plus raffinées, les plus attirantes, de Lascaux. Sa silhouette, claire et brillante, est pour ainsi dire soulignée de signes d'une couleur ocre plus foncée, où ron peut voir des flèches volantes empennées. (Les flèches dont les animaux sont souvent zébrés exprÎinent apparemment le désir du chasseur 1 .) En raison de leur forme ramassée, ces chevaux ont souvent été rapprochés de cer­taines peintures chinoises, d'où leur nom, mais le second me semble plus parfait que les chevaux les plus snbtils des Chi­nois. Entourés d'un contour noir, la crinière et les sabots noirs, ils sont d'une couleur ocre, qui peut être vive en contraste avec le blanc de la calcite sur laquelle ils sont peints et qui, réservé, donne la couleur délicate du ventre. Ils auraient pu comme les chevaux noirs de la salle composer un mouvement de frise, mais les choses se passent, dans le diver­ticule, assez différemment : la composition y est, comm_e je. l'ai dit, tout entière écartelée. Elle existe pourtant, mais 1 subtile, en mosaïque d'Çléments discordants. Ces éléments 1 s'hannoniscnt dans leur ensemble, mais ils ne dépendent que rarement l'un de l'autre et n'en dépendent jamais pour \ décider un vaste mouvement. Je voudrais souligner le charme !

qui découle de cette ordonnance, dont seuls le hasard et un 1 aveugle instinct disposèrent. Nous ne sommes plus saisis dans le diverticule, nul ensemble spectaculaire ne s'y impose à l'étonnement, mais une constellation de la vie animale, divergente, y est mouvante autour de nolis.

Cette galerie est coupée à la moitié par un resserren1ent après lequel, à gauche, nous nous trouvons devant un très grand et très beau taureau noir, nettement isolé. C'est appa­remment, selon l'abbé Breuil, l'une des peintures les plus récentes de la caverne (au 1noins pour son dernier état). Car ce taureau, qui recouvre un certain nombre de peintures, plus anciennes, n'a pas lui-même été exécuté en une fois, sans hésitations. Quatre têtes de taureau, très archaïques, simple­ment tracées d'un trait de couleur bistre, laissent passer le bout des cornes au~dessus de 1ui. Deux vaches rouges, au nez droit, de la même facture que les premières, mais d'un rouge plus violet ct cernées d'un contour brun, y sont lisibles sous

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la couleur noire en transparence. Enfin, le taureau actuel couvre un premier tracé, autant qu'il semble remontant à la même époque que les taureaux gigantesques de la salle. Ce n'est qu'en dernier lieu qu'il couvrit ce tracé noir en surface. La forme en lut alors reprise et remaniée. Impossible d'ima­giner peinture plus composite, plus chargée. Nous ne sau­rions surtout en marquer assez fortement la plénitude : rare­ment un sentiment de présence s'impose à nous avec plus de douceur, avec plus de chaleur anin1ale et sauvage. Ce qu'a de tendre une animalité robuste- impersonnelle et inconsciente ~ est évoqué par cette figure avec une précision gênante.

A droite, un peu plus loin, la peinture de la caverne se poursuit sur deux plans. A la limite du sol s'affrontent deux équidés, dont un hémione, qui sont à vrai dire d'une assez pauvre couleur bistre, que la pâleur et le manque de relief distinguent de la plupart des images de la grotte; au-dessus d'eux s'élance, allant vers le fond de cette galerie, un cheval qu'enlève un galop violent. Ces deux plans se retrouvent dans une encoignure après une arête encadrant d'un côté le fond du couloir et le séparant, comme une scène, de la partie qui précède (ce fond est séparé de la même façon de chaque côté : l'arête de droite est la limite du petit prolonge­ment étranglé qui permet, à la condition de se baisser, d'aller un peu plus loin). Les deux chevaux se superposent sur deux plans de l'encoignure. Le bison, le cheval et l'animal indé­terminé du prolongement ont une in1portance secondaire et ne peuvent être vus que de tout près. Mais le fond présente deux figures dont l'ensemble spectaculaire étonne le visiteur avançant dans la galerie : une tête de cheval noir à la crinière touffue domine, en quelque sorte héraldiquement, la chute d'un second cheval : celui-ci est représenté la tête en bas, les sabots de devant dressés vers le ciel. Cette figure est énigma­tique, mais il la faut apparemment rapporter à une sorte de chasse que des peuples archaïques connaissent encore : un troupeau est traqué, acculé sur une falaise abrupte, du haut de laquelle les animaux affolés se précipitent, parfois par dizaines : à Solutré, dans la Saône-et~Loire, un ossuaire de chevaux provenant de massacres de ce genre remonte effecti­vement à l'Age du renne. Le cheval renversé du fond du diverticule doit tomber dans ces conditions : les falaises surplombant la vallée de la Vézère ont sans doute présenté parfOis ce spectacle vertigineux.

Lascaux ou la naissance de l'art

Reste, de la scène du fond au resserrement central, une frise que domine, sommairement tracée, d'une facture ana­logue à celle des taureaux de la salle, une immense tête de bovidé. C'est une série d'une douzaine de chevaux de petite taille (d'où le nom de " frise des petits chevaux ))). Ces ani­maux se distinguent par une allure vague et indécise de ceux qui s'ordonnent dans la sa1Ie : ils sont en ce sens plus ani­maux, libérés de toute intention, et même de la simple unité du mouvement. Ils ont la liberté, proche du sommeil, de l'activité ruminante : ils se réduisent 1 à l'indifférence de la nature. Les plus anciens se.mblent avoir été tout d'abord con1posés dans une couleur bistre assez unie, 1nais ils auraient plus tard été rehaussés de noir. Quatre d'entre eux, à peu près noirs, sont plus récents : ils suivent, à partir de la droite, l'un des chevaux anciens rehaussés de noir ; le second, très petit, très velu, très joli, a l'aspect d'un poney d'Irlande. Deux bouquetins s'affrontent à gauche de la frise, l'un figuré d'un tracé noir, dont la facture se rapproche de celle des pre­miers taureaux; Pautre apparemment plus ancien, est con1-posé de larges ponctuations bistre réunies en traits continus. A peine au-dessus de l'enchaînement des chevaux, une vache noire, assez grande, rnais fine et gracile, est peinte dans la posi­tion du saut, les jambes de devant allongées, celles de derrière repliées et la queue agitée dans ce mouvement. Elle fut peinte au-dessus d'une figure rouge dont la couleur forme tache

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au milieu sans que la forme en puisse être identifiée. Ce saut n'entre nullement dans la composition de la frise, rnais il la place sous le signe d'un allégement que rien ne justifie : son caractère saugrenu ressort au contraire de ce fait qu'en aucune tnesure, il n'est lié à l'ensemble des figures. L'abbé Breuil a rapproché la facture de la vache qui saute de celle du taureau isolé qui lui fait presque vis-à-vis. Les deux ani­maux représentent apparemment l'art de Lascaux parvenu au plus haut degré de sa perfection technique (.,inon de sa valeur communicative). Pour être en effet d'une habileté consommée dans l'expression du mouvement, cette vache est loin d'être une des figures impressionnantes de la grotte : elle n'a pas la présence du taureau voisin, ni la majesté des taureaux de la grande salle. Elle n'a pas non plus le charme du r< cheval chinois )) qui, pour ainsi dire, éclaire l'entrée du diverticule.

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LES SIGNES ININTELLIGIBLES

Certains signes, d'interprétation au moins difficile, se rencontrent çà et là dans la grande salle. Mais ils sont plus nombreux, plus voyants et de forme plus accusée dans la galerie (nous les retrouvons dans la " nef,, dont nous parle­rons plus loin). Les plus frappants sont de forme rectangu­laire : ce sont des sortes de grilles, l'un d'entre eux ressemble à une fourche ... Ils ont été l'objet de commentaires variés dont le n1oins que nous puissions dire est qu'ils n'ont pas ter­miné la discussion. On y a vu des pièges de chasse : certains d'entre eux, dans la caverne de Font de Gaume, justifie­raient cette interprétation -- à la rigueur! Parfois il a paru possible d'y voir des huttes de branchages (il y a effective­ment dans la grotte de La Mouthe, non loin des Eyzies, une assez grande représentation d'une telle hutte). Le nom de << tectiforme )) souvent donné à de tels signes se rapporte à cette interprétation. On crut y voir des signes de tribu, employés comme des blasons : en particulier l'abbé Breuil interprète de cette façon ceux des rectangles qui occupent une place très voyarlte dans la<< nef)), qui sont divisés en damier à cases de couleurs diverses. Pour Rayn1ond Vaufrey, ces rectangles polychromes « rappelleraient plutôt ces couver­tures formées de peaux de bêtes assemblées, comme on en voit dans certain abri peint de Rhodésie méridionale " (mais, comme il l'observe lui-même, la décoration africaine qu'il a décrite est exceptionnelle) 1. D'autres signes sont plus simples, sans être plus intelligibles. Ce sont parfois des suites de disques ou de points, parfois des traits simples ou composés. Dans certains ensembles de traits complexes (par exemple dans le diverticule, devant le mufle du taureau noir et devant le cheval galopant), l'on a cru voir de(végétaux.

Dans la caverne de Casti!Io (dans le nord-ouest de l'Espa­gne) se trouvent de vastes compositions!de tels signes, figures géométriques complexes et ponctuations, formant sans nul doute un ensemble autrefois intelligible. Nous pourrions songer à des modes d'expression de la pensée analogues en rudimentaire à l'écriture. Mais ces ensembles de signes de Castillo, qui ne peuvent manquer de faire impression, enga-

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gent plutôt à la prudence. Nous pouvons toujours énoncer ce que parfois ces signes nous suggèrent, mais nous devrons avouer finalement ne rien savoir. Bien des traces de ces âges lointains sont (et, la plupart du temps, resteront) inintelli­gibles. Nous devons nous le dire souvent, nous devons nous le dire surtout lorsque, violant le silence de la caverne, nous entrons, plus avant qu'il n'est possible ailleurs, dans le domaine du plus profond passé. Nous devons nous le dire en nous pénétrant de ce sentim.ent : que, plus nous nous sentirons dépassés, plus loin nous risquerons d'avancer dans les secrets de ce monde à jamais disparu.

Le passage, la nif et le cabinet des félins

C'est dans la " nef'' que de tels signes sont finalement les plus remarquables. Nous venons d'en parler ct nous avons tout à l'heure souligné la polychromie de ces rectangles divisés en damier, très visibles de loin si nous abordons le seuil de cette partie de la caverne à laquelle ses proportions valurent le nom de nef.

La nef est le prolongement d'un passage assez bas qui s'ouvre à la droite de la grande salle et dans laquelle se voient, plutôt que des figures, des traces d'animaux peints ou gravés. En particulier, le bas des pattes et le poitrail de deux bovidés de grande taille demeurent lisibles sur la gauche (au-dessus la peinture s'est dégradée :rien n'en reste). Tout ce côté de la caverne, en y compren3.nt l' ({abside))' qui s'y ouvre comme la nef, maïs sur la droite, à l'extrémité du passage, diffère de la grande salle ct du diverticule par la nature friable de la roche calcaire, qui n'était pas recouverte de calcite : ainsi des figures entières ont-elles pu s'effriter. Les gravures souvent peu lisibles et enchevêtrées sont nombreuses dans cette partie où il était facile de les tracer : le passage en présente un certain nombre.

La nef proprement dite s'ouvre après une vingtaine de mètres à la fin du passage : c'est cette fois une galerie de pla­fond très élevé formant voûte, dont le sol est en pente raide (il s'est abaissé, entraîné par les eaux, depuis les temps préhistoriques) au point que des marches récemment ména­gées permettent seules aux visiteurs d'y descendre sans

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danger. L'aspect " disparate >> et grandiose de cette partie de la caverne étonne dès le seuil, vu d)en haut. Les peintures y sont réparties en quatre groupes, clairement isolés l'un de l'autre. Trois d'entre eux se succèdent à gauche : celui que dominent les bouquetins, celui de la grande vache, puis, plus bas, celui des deux bisons; une frise de têtes de cerfs se développe sur la droite. Seul, le premier groupe est proche du visiteur qui, du seuil, domine l'ensemble de la nef, mais se trouve à hauteur et à côté de la frise des têtes de bouque­tins, qui en est le registre supérieur. Ces têtes sont malheu­reuselnent peu lisibles, les cornes seules en sont restées assez distinctes, la peinture est très effacée. Il s'agit de traces d'images disparues : quatre de ces têtes étaient noires et qua­tre rouges. Deux chevaux non moins effacés sont figurés à gauche des bouquetins, l'un d'eux, sur un angle sortant de la paroi, est cependant assez lisible, en raison de la profonde gra­vure qui en a pour ainsi dire modelé la tête. L'abbé Breuil l'apparente aux cc chevaux chinois ll du diverticule. Les ani­maux du registre moyen sont relativement bien conservés. Ils n'ont pas été figurés, comme les chevaux et les bouquetins, sur la partie verticale de la paroi. Cette partie forme une sorte d'entablement : les peintures des registres infërieurs ont été disposées dans l'enfoncement que surplombe cet entablement. Sur la partie la plus avancée de cet enfoncement est disposée une frise qui, s'étendant entre deux signes rectangles, est for­mée de gauche à droite par une jument gravide que suivent de près un étalon, puis une seconde jument gravide. Ces animaux se dirigent vers la gauche. A droite un bison, dont la peinture recouvre l'arrière-train de la dernière jument, se dirige au contraire à droite. Les contours des animaux ont été gravés après avoir été peints. De plus, des flèches ont été gravées sur les peintures : le flanc de l'étalon et celui du bison en sont traversés sept fois. Nous voyons à la rigueur, de préférence en nous baissant, les figures de ce registre moyen depuis le chemin central qui entre dans la nef. Il n'en est pas de même de celles du registre inférieur, qui occupe la partie la plus basse de l'enfoncement. Ces figures ne se voient guère que de tout près : nous devons nous étendre au-dessous, nous voyons alors deux chevaux, dont le second vers la droite est figuré en train de paître, la tête abaissée.

Ces chevaux s'apparentent au cheval rouge à crinière noire qu'a englobé le tracé du premier taureau de la grande

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salle. Ils s'apparentent également à l'ensemble des chevaux du deuxième groupe qui, plus loin, entourent la grande vache, peinte après eux. Ces derniers sont eux~mêmes, ainsi que la vache, gravés de contours. Ils sc succédaient primiti­vement au nombre d'une vingtaine sur une partie de la paroi qui, faisant d'assez loin suite à l'enfoncement, sur­plombe de haut le chemin central de la nef. Le bison de l'enfoncement est postérieur aux chevaux voisins : ainsi apparaît-il que cette partie de la caverne fut en premier lieu consacrée tout entière au cheval. Nous devons restituer par la pensée cette vaste frise de chevaux mêlés de couleurs diverses, à partir des ensembles subsistants. La très grande vache noire du centre en a recouvert un bon nombre. A la condition, un instant, d'oublier cette figure aujourd'hui dominante, l'effet restitué est digne d'admiration.

La grande vache, haut perchée, domine la nef de toute sa masse : la couleur noire en est légèren1ent effacée, mais elle n'en est pas moins sortante, d'une allure à la fois grêle, énorme et monumentale. Comrne dans les vaches du diver­ticule, il est possible d'y voir une femelle de Bos primigenius. De toute façon, c'est l'une des :figures les plus récentes de la grotte. Sa facture Fapparente au taureau noir et à la vache qui saute : elle est comrne eux d'un art très délié. Peut-être marque-t-elle une intention d'eHà.cer la foule des chevaux qui l'entourent, et dont certains réapparaissent dans la trans­parence relative de la couleur noire. Au-dessous d'elle sont peints les trois rectangles divisés en carreaux dont l'effet décoratif achève une composition con1plexe, à la fois bizarre et grandiose.

Bien plus bas, isolément, la paroi présente un groupe dont le mouvement étonne d'autant plus qu'il diverge, à partir du centre, à la manière d'une explosion. Deux bisons ithyphal­liques, et dont les arrière-trains se confondent, fuient en sens inverse l'un de l'autre : l'un et l'autre sont brun foncé, n1ais 1

une partie de la toison de celui de gauche réserve une sorte( d'écharpe rouge. C'est, me semble-t-il, l'in1age la plus tumul-\ tueuse de l'Age du renne. Ces fourrures hérissées, ces têtes\ hirsutes, ce mouvement ran1assé et déconcertant, expriment] avec une puissance jamais dépassée une violence animale 1

angoissée, érotique et aveugle. Sur la droite, cinq têtes de cerfs élaphes se succèdent au­

dessus d'un léger relief de la paroi comme si elles émergeaient

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de l'eau d'une rivière, se dirigeant vers le fond de la nef. Bien qu'elles étonnent peu d'abord, ces În1ages nous laissent une étrange sensation de douceur animale, touchant à la métempsychose. Comme si le peintre, lui-même un cerf au lieu d'un homme, les avait peintes en un moment de confu­sion mal éveillée. Elles donnent elles-mêmes une Îlnpression de son1nolcnce et suppriment en un glissement le sentin1ent de la limite : nulle différence, dès lors, entre le regard qui les envisage et la présence de ces êtres envisagés 1 . Ces figures sont tracées à larges traits ; les traits des quatre premières sOnt noirs, ceux de la dernière bistre. Elles doivent être récentes ; elles se superposent aux traces d'un cheval bistre 'rehaussé de noir, témoignage du temps où il semble que cette partie de la caverne était réservée tout entière au cheval. Cette frise des têtes de cerfs achève l'immense variété des peintures de la caverne.

La nef se termine en couloir étroit, où il est difficile à un homme corpulent de se glisser. Ce couloir mène à un boyau très bas où il fant ramper pour ressortir un peu plus loin devant une pente raide et glissante aboutissant quelques mètres plus haut au << cabinet des félins J>. Ce nom désigne un petit emplacement à l'issue de ce boyau, en précédant de peu l'ouverture, qui donne sur un élargissement nouveau de la caverne. Ce derr~ier se termine en véritable gouffre.

L'intérêt de ce (( cabinet J) est de souligner le caractère essen­tiellement discret de figurations qui pouvaient se faire en des lieux presque inaccessibles. A gauche, les gravures d'animaux percés de flèches représentent en principe des félins. A droite, en sortant du cabinet, une frise de petits chevaux peints et gravés semble prolonger les deux groupes de chevaux de la nef voisine.

L'abside et le puits

A l'issue du passage, avant la nef, s'ouvre sur la droite une petite salle qui, se terminant en cul~de-four, pouvait être comparée à une abside. Cette salle est l'une des plus curieuses de la caverne, mais elle ne présente à la vue qu'un fouillis de peintures en partie effacées et d'innombrables gravures enchevêtrées, empiétant les unes sur les autres. Seul un tra­vail minutieux de relevé, qui demandera des années, peut

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tirer de cet embrouillamini de précieuses données archéolo­giques. L'ensemble de ces peintures et de ces gravures repré­sente lui-même l'immense activité de ceux qui, sans fin, reprirent le minutieux peuplement de ces parois : de la gauche à la droite, à travers le plafond, utilisant, souvent plusieurs fois, la plus petite parcelle de l'espace disponible. Sauf, sans doute, dans la caverne des Trois Frères, il serait ünpossible de se former une image plus saisissante de l'importance qu'avait la figuration dans la vie des hommes de ce temps. Les grandes peintures témoignent des moment les plus marquants d'une activité créatrice, mais l'enchevêtrement des gravures exprime seul un souci se mêlant sans finir à la vie, à la façon d'une trame. Dans l'ensemble, d'un point de vue spectaculaire, ces figures de l'abside sont décevantes. J\{ais un très beau cerf suffit à montrer la ferveur que pouvaient avoir ceux qui les tracèrent. Ils abandonnaient leur œuvre à l'incessante activité de fourn1i de ceux qui viendraient après eux. Ce recornmencen1ent ensevelirait dans un fOuillis l'expression qu'ils auraient, un instant, donnée à la vie : mais ils ne gra~ vaient pas leurs figures avec rnoins de conviction que s'ils avaient travaillé pour l'éternité 1 .

L\( abside)) mène à l'ouverture du puits. Le puits est l'une des parties les plus surprenantes de la

caverne. Il ne contient qu'un petit groupe d'images, que leur exécution ne situe peut-être pas, dans la caverne, parmi les plus habiles, mais il n'en est pas de plus étranges.

Aujourd'hui, il est facile de descendre dans le puits. A l'extrémité de 1' ({ abside }} s'ouvre un trou profond où il est possible de sc glisser à l'aide d'une échelle de fer scellée dans la roche, 1nais dans les temps préhistoriques, la descente, qui se faisait peut-être par une corde, pouvait relever de l'aero~ batie. Il n'est pas nécessaire, à vrai dire, de descendre au fond du puits : une plate-forme étroite, à mi-hauteur, à quatre mètres au-dessous du sol de l' ({ abside JJ, permet de faire face (au-dessus de la partie profonde qui s'enfonce à gauche) à une paroi sur laquelle, dlun côté, un rhinocéros est figuré et, de l'autre, un bison; entre eux, à demi tombé, un homme à tête d'oiseau surmonte un oiseau figuré en haut d)une perche. Le bison est littéralement hérissé de fureur, sa queue est dressée et ses entrailles se vident en lourdes volutes entre ses jambes. Devant l'animal, une sagaie est tracée de droite

6o Œuvres complètes de G. Bataille

à gauche, coupant le haut de la blessure 1 • L'homme est nu et ithyphallique; un dessin de facture puérile le fait voir couché de son long, comme s'il venait d'être frappé à mort ; ses bras sont écartés, ses mains ouvertes (celles-ci n'ont que quatre doigts) 2•

Nous verrons que cette énigme préhistorique a suscité la fièvre des commentateurs (p. 94) : elle introduit un élément de drame dans un art qui peut-être en est lourd, mais où jamais il ne prend forme. Je ne manquerai pas d'énoncer plus bas les diverses hypothèses proposées, 1nais je ne puis rien ajouter à la discussion : l'ambiguïté de la scène, énigme et drame, doit lui être laissée.

La perspective tordue et l' dge relatif des peintures

Le bison du fond du puits est représenté d'une manière à la fois sommaire et expressive. De même que les figures voisines, il n'est pas polychrome, mais tracé de larges traits noirs. Il utilise seulement la chaude couleur ocre de la roche à cet endroit, qui achève de l'animer.

J'insisterai sur la gaucherie et la force d'expression mêlées de cette image. La gaucherie rend plus sensible un caractère com1nun à l'ensemble des figures de la caverne : elles sont tracées en {( perspective tordue ll, C'est-à-dire de profil, mais comme si, pour les mieux dessiner, l'on avait tordu certaines parties, les pattes, les oreilles et les cornes (ou les bois). Sur ces anhnaux de profil, les pattes, les oreilles et les cornes sont vues de face (ou de trois quarts). Les pattes du bison sont fendues et les deux cornes, au lieu de se confondre, ou d'être parallèles, ont la forme de lyre qu'elles auraient à nos yeux si l'animal nous faisait face (mais cette lyre est inclinée : le bison est figuré la tête basse, dans l'attitude de la charge).

Le Paléolithique supérieur se divise en principe en trois périodes, aurignacienne, solutréenne et magdalénienne. J'ai déjà représenté les difficultés que soulève actuellement l'emploi du mot ((aurignacien J>, mais, en l'envisageant au sens large, il est possible de formuler un aspect caractéristique de ces périodes en disant qu'à l'Aurignacien, la perspective tordue est de règle; au Solutréen, l'art des cavernes est essen­tiellement représenté par la sculpture, et la peinture fait à peu près défaut; mais au Magdalénien, normalement, les pattes

Lascaux ou la naissance de l'art 61

et les cornes sont vues de face (sauf au sud des Pyrénées, dans le nord de l'Espagne, où la perspective tordue n'a pas dis­paru). C'est ce qui permit à l'abbé Breuil de dater de l'Auri­gnacien n1oyen et supérieur les figures que nous venons de décrire, qui toutes se présentent en perspective tordue. (Seuls font à la rigueur exception les bisons du bas de la nef, dont les pattes seules sont vues de face et dont une seule corne est tracée.)

Bien entendu, cette manière de voir est discutable : il arrive d'assigner au 1-fagdalénien une partie des peintures de Lascaux. L'opinion de l'abbé Breuil sembla contredite au moment où l'analyse de ffagments carbonisés trouvés dans le fond du puits donna une date : 13500 av. J.-C. On admet en principe que le Magdalénien se termina 15000 ans avant nous ... Mais les analyses du carbone, que la science moderne a mises au point, pern1ettent de dater des trouvailles plus récentes et semblent n'avoir pas de précision s'il s'agit de la préhistoire ancienne. Nous gardons des raisons valables de reculer au-delà du Solntréen la merveilleuse féerie de Lascaux. Ainsi pOuvons-nous l'apercevoir à l'au:rore de l'humanité achevée. (Rien ne serait d'ailleurs sensiblement changé si nous devions la situer un peu plus tard. L'évolution était alors infiniment plus lente que de notre temps. C'est pour cette raison justement qu'un doute demeure 1 : du début à la fin du Paléolithique supérieur les modes de vic sont à peu près inchangés, et les documents qui nous sont parvenus des diverses phases sont souvent difficiles à distinguer.)

La représentation de l'homme'

L'HOMME PARÉ DU PRESTIGE DE LA BÊTE 2

Revenons rnaintcnant au fait dont nous partons : un jour était découverte dans les bois, près d'un bourg de Dordogne, cette caverne des mille et une nuits. Merveilles énigmatiques, inattendues, ces figures éveillaient l'écho de l'une des fetes les plus lointaines de ce monde. Tout à coup mises à jour, ces peintures n'avaient pas seu,lement l'apparence qu'elles auraient eue peintes hier : elles avaient un charme incompa­rable et, de leur composition désordonnée, une vic sauvage et gracieuse émanait.

Jamais rien n'avait, jusqu'alors, rendu sensible de cette manière la présence, à une date si reculée, de cette humanité si proche de nous, qui naissait. Mais cette apparence sensible maintenait, en le soulignant, un caractère paradoxal de l'art préhistorique en son entier. Les traces, qu'après des millénaires nombreux ces hommes nous ont laissées de leur humanité, se bornent - il s'en faut de bien peu - à des représentations œanimaux. Ay_cç une sorte de bonheur imprévu, ces ~1ommes de Lascaux rendirent sensible le fait -qu'étant des hommes, ils nous ressemblaient, mais i~~ l'ont fait en nous laissant l'image de l'animalité qu'ils quit­taient. Comme s'ils avaient dû parer un prestige naissant de la grâce animale qu'ils avaient perdue. Cc qu'avec une force juvénile annoncent ces figures inhumaines n'est pas seulement que ceux qui les ont peintes ont achevé de devenir des hommes en les peignant, mais qu'ils ront fait en donnant de l'animalité, non d'eux~mêmes, cette image suggérant ce que l'humanité a de fascinant.

Lare aux ou la naissance de l'art 6g

Cela, les peintures animales de Lascaux le répètent après d'autres, des mêmes temps, qui, décorant d'autres cavernes, étaient déjà connues. Mais du jour où elles l'ont 1 dit, elles achevaient la révélation de ce paradoxe en une sorte \ d'apothéose.

Ce qui nous fige en un long étonnement est que l'efface­ment de l'homme devant l'animal~ et de l'homme justement devenant }~llm_a~n - est le plus gr<}nd que nous puissio11s imaginer. Le fait que l'animal représenté était la proie et la nourriture ne change pas le sens de cette humilité. L'homme de l'Age du renne nous laissait de l'animal une' image à la fois prestigiCUse et fidèle,- mais, dans la mesure où il s'est lui-même représenté, le plus souvent, il dissimulait ses traits sous le masque de l'animal. Il disposait jusqu'à la virtuosité des ressources du dessin, mais il dédaignait son propre visage : s'il avouait la forme humaine, il la cachait dans le même instant; il se donnait à ce moment la tête de l'animal. Comme s'il avait honte de son visage et que, voulant se désigner, il dût en même temps se donner le masque d'un ~utre.

Cc paradoxe, celui de « l'homme paré du prestige de la bête ))' n'est pas formulé d'ordinaire avec l'accentuation qu'il exige 1 . Le passage de l'animal à l'homme fut d'abord le reniement que fait l'homme de l'animalité. Nous tenons aujourd'hui comn1e à l'essentiel à la différence qui nous oppose à l'animal. Ce qui rappelle en nous l'animalité subsistante est olôet d'horreur et suscite un mouvement ana­logue à celui de l'interdit. Mais en premier lieu, les choses sc passèrent comme si les hommes de l'Age du renne avaient d'eux-mêmes la honte que nous avons de l'animal. Ils se donnaient les traits d'un autre et sc figuraient nus, exhibant cc que nous voilons avec soin. Dans le n1omcnt sacré de la figuration, ils semblent s'être détournés de ce qui devait être cependant l'attitude humaine (mais c'était l'attitude du temps profane, elu temps du travail).

64. Œuvres complètes de G. Bataille

L'HOMME DU PUITS 1

L'homme du puits de la caverne de Lascaux est en rnême temps que l'une des premières figurations connues de l'être hurnain l'une des plus significatives. Assez exceptionnellement, elle est peinte (d'autres, du 1nême temps, sont sculptées, en ronde bosse ou en bas~ relief, ou gravées, si elles ornent des parois). Elle est dn moins tracée à gros traits de peinture noire. Elle est de lecture facile (nous pouvons l'interpréter sans discussion), mais sa facture raide, enfantine, est d'autant plus choquante que le bison peint avec elle est d'exécution réaliste (du moins est-il vivant dans tons les sens). L'abbé Breuil a vu dans cet homme un mort << renversé sur le dos ))' devant le bison blessé perdant ses entrailles : le (( 1nort })' ithyphallique, est pourvu d'une tête très petite, << qui ressemble à celle d'un oiseau à bec droit ll. Cet homme et ce bison ne sont pas simplement juxtaposés) ils n'ont pas été peints indé­pendamment, comme le furent la plupart des figures parié­tales. I.e rhinocéros luiNmême n'en peut que bien arbitrai­rement être dissocié. Le bison, le rhinocéros, l'homme et l'oiseau sont faits du même trait s'empâtant d'une même peinture noire et brillante, ayant une apparence givrée. Nous sommes en présence d'une scène, dont nous ne pouvons, il est vrai, rien dire qui ne soit conjectural, sinon que le bison est blessé et que l'homme est inanimé : bien que simplement incliné, cet homme est étendu, ses bras sont écartés, les mains ouvertes. Au-dessous de l'hom.me est un oiseau dessiné d'un trait qui, n'étant pas moins puéril, est moins gauche : cet oiseau sans pattes est perché, comme un coq de clocher, à l'extrémité d'une sorte de tige.

Les conjectures qu'a suscitées cette scène exceptionnelle sont différentes et peu conciliables. J'y reviendrai longuement (p. 94), mais j'insiste dès maintenant sur un caractère indé­niable de cet ense1nble : la différence dans la représentation de l'homme et de la bête. Le bison lui-même relève il est vrai de cette sorte de figuration du réel à laquelle convient le nom de réalisme intellectuel. Par rapport à la plupart des figures animales de Lascaux, nous n'avons là que le schéma naïf et intelligible de la forme, non plus }'imitation fidèle,

Lascaux ou la naissance de l'art 6s

naturaliste, de l'apparence. Le bison néanmoins semble naturaliste en face de l'homme, égalcn1ent schématique, 1nais outrancîèrement maladroit, comparable aux sin1pli­fications des enfants. Beaucoup œcnfants traceraient l'ana­logue de l'homme, pas un n'atteindrait la vigueur et la force de suggestion de l'image du bison, qui exprin1e la fureur et la grandeur embarrassée de l'agonie.

Ainsi l'opposition paradoxale des représentations de l'homme et de l'animal nous apparaît-elle, dès l'abord, à Lascaux.

Dans leur ensemble, les figures humaines de l'Age du renne répondent en effet à cette séparation profonde, comme si, par un esprit de système, l'homme avait été préservé d'un naturalisme, qui atteignait, s'il s~agissait de l'animal, une perfection qui laisse confondu.

LES FIGURES AURIGNACIENNES DE L'HOMME 1

Assez bizarrement, l~s rares figures hun1aines- ou, si l'on veut~ semi~humaines -~ de la même époque, aurignacienne au sens large, rappellent parfois la tête d'oiseau du << mort )) de Lascaux. Elles sont en général assez informes, mên1e si elles sont d'une facture moins raide que celle de Lascaux. Des silhouettes aurignaciennes du plafond d'Altamira (p. 86), l'abbé Breuil dit qu'elles semblent masquées, mais elles sont peu lisibles. (Et dans les cas les plus favorables) s'agirait-il d'un dessin clair, il est impossible de dire si la tête animale est fictive ou figure un masque réel.) L'abbé Breuil a rapproché ces gravures d'Altamira de l'homme de Homos de la Peîia, « à l'allure de singe, accentuée par la présence d'une queue postiche " (p. 86) '· L'équivoque créature de Homos est ithyphallique et il en est de même de "l'horrible anthropoïde" de La Peîia de Candamo (p. 86), " à jambes cagneuses ct pieds en arceaux )). A Pech-Merle, la tête d'un person­nage, féminin par exception, est apparemment une tête d'oiseau; la silhouette semble avoir des moignons d'ailes (p. 86). Les figures humaines, ou, si l'on préfère, inhumaines, de Los Casares sont tardives. Elles forment des << groupe­ments en scènes ... des plus suggestives ... ; les hommes ont

>j!

~-

66 Œuvres complètes de G. Bataille

tous une face grotesque, comme snr le plafond d'Altamira et à Homos. Ils sont associés à des figures de poissons et de grenouilles" (p. 86). Seule une petite pièce d'os provenant de Péchialet (p. 87) donne une image naturaliste, sans rien d'hybride, celle d'une tête longuement barbue.

Ces personnages sont dans l'ensemble mal venus, à demi animaux, ou grotesques. Ils ont été tracés sans soin et nulle raison concluante ne peut être donnée de leur présence dans les cavernes.

LES FIGURES MAGDALÉNIENNES 1

Si l'on excepte la femme-oiseau de Pech-Merle, les figures féminines de la même époque que les peintures de Lascaux sont bien difiërentes et ne relèvent pas de la même interpré­tation. Avant d'en parler, j'envisagerai les figures magda­léniennes de l'homme qui, par rapport aux aurignaciennes, présentent peu de différences essentielles. L'art n1agdalénien semble avoir été le recommencement à zéro, la renaissance, après une longue période d'interruption, de celui qu'au sens large nous désignons comme art aurignacien : il se situe très fidèlement dans la voie déjà tracée. Dans la facture et dans les intentions, dans les conceptions implicites, les modi­fications sont secondaires. Comparée à celle de l'animal, la représentation de l'homme se situe dans le mêrne rapport au Magdalénien qu'à l'Aurignacien. Une permanence aussi parfaite implique apparemment des conditions de vie et une représentation du monde inchangées. (Ailleurs, dans le domaine peut-être plus récent, rna.is en partie contem­porain, du <( Levant espagnol l>, la technique évolue, la vie change et les figures de l'homme et de l'animal cessent de présenter l'étrange opposition dont nous parlons :les hommes sont encore schématisés, mais leurs mouvements rapides sont rendus avec beaucoup de force; les anjmaux de leur côté se schématisent, l'humain n'est plus aux antipodes de l'animal.) De toute façon, l'Aurignacien et le Magda­lénien sont relativement homogènes et nous sommes en droit de tenir le second pour le complément de l'autre. Le tableau magdalénien, plus abondant, éclaire parfois

Lascaux ou la naissance de r art 67

ce que la rareté des donunents aurignaciens laissait dans l'ombre. Aux Combarelles (p. U7), à Marsoulas (ibid.), ail1curs, des gravures nombreuses poursuivent la série de têtes ct de silhouettes informes dont j'ai parlé à propos du (( n1ort >>

de Lascaux. A l'Aurignacien, l'aspect caricatural apparais­sait, il s'accentue au Magdalénien. L'abbé Breuil a décrit, pour la caverne des Combarelles, voisine des Eyzies, << toute une série de figures anthropoïdes, qui sont peut-être des représentations de masques. Parmi les plus frappantes, on peut citer une étrange silhouette humaine dont la tête affEcte la forn1e d'un n1ammouth et dont les bras se prolongent en deux longs appendices qui pourraient fort bien en être les défenses. Ailleurs, un homn1e obèse semble suivre une femme; de-ci, de-là, des faces humaines à têtes d'animaux sont gravées sur la paroi "· Les figures de Marsoulas appuient, s'il se peut, sur la note comique : il s'agit de compositions inconsistantes et nombreuses, (( surtout des faces et parfois des profils grotesques et enfantins n.

S'il n'était la merveilleuse grotte des Trois Frères (dont les gravures sont malheureusen1ent enchevêtrées et bien diffi­cilement lisibles), le dmnaine n1agdalénien ne serait, sur le plan où nous nous plaçons, que le prolongement de l'auri­gnacien. Mais les Trois Frères apportent à l'ensernble un élément nouveau.

En dehors de Lascaux ---- la_issons de côté le Levant espa­gnol, qui est à part, ct la belle grotte d'Altamira, dont les peintures, tendant à s'effacer, n'ont pas la netteté des relevés à l'aquarelle qu'en a fait l'abbé Breuil - l'art de l'Age elu renne n'a laissé qu'un témoignage capital : l'immense enche­vêtrenlent de gravures de la caverne des Trois Frères est d'une beauté, d'une signification humaine et d'une richesse exceptionnelles. Comme dans le cas des bisons peints du pla­fond d'Altamira, ces gravures pariétales, pratîquc1nent, ne nous sont connues que par des relevés de l'abbé Breuil. Encore si le souvenir- ou la vue-- des relevés est nécessaire à une véritable lecture, pouvons~nous, sur les lieux, admirer les bisons d' AltanlÎra; la visite nous apporte un élément sensible de conviction. Tandis que, sur les lieux, les gravures ne nous présentent qu'un écheveau de lignes indéchifliables : nous sommes réduits à deviner, à la longue, si nous utilisons la lumière frisante. Aussi bien l'admirable travail de déchiffre-

68 Œuvres complètes de G. Bataille

ment de l'abbé Breuil (en partie seulement publié dans les Q_uatre Cent< Siècles d'Art pariétal) lui demanda-t-il de longues années. Du moins, par la fidélité de ces relevés, les figures à demi humaines des Trois Frères ont-elles une vérité sensible qu'à beaucoup près ne possèdent pas celles dont j'ai parlé jusqu'ici. L'une d'elles est soulevée par un mouvement de vie sauvage (p. 87). Elle apparalt perdue dans la foule animale, chevaux, bouquetins et bisons enchevêtrés, souvent gravés les uns sur les autres. L'obscure et profonde 1nêlée - même un rhinocéros ajoute sa silhouette baroque à cette ruée -­fait à l'apparition sournoise et voilée de la forme humaine un grandiose accompagnement. Selon l'abbé Breuil, cet homme à tête de bison, ithyphallique, gambadant et dansant, jouerait de l' (( arc musical >>. Pour indirect qu'il soit, ce docu­ment n'en a pas moins un sens qui obsède; peu d'œuvres figurées sont plus belles, à mes yeux, que cette symphonie anin1ale à l'infini noyant l'humanité furtive : promesses sans doute de domination triomphante, mais à la condition d'être voilée (d'être masquée).

Une seconde figure de l'enchevêtrement des Trois Frères (p. 88) présente, elle aussi, l'apparence ambigue d'un homrne ithyphallique au-dessous des reins et d'un bison au-dessus. l'viais c'est principalement la figure connue depuis longtemps sous le nom d~ << sorcier )l, et qu'm~jourd'hui l'abbé .Breuil aiine autant nomn1er (de dieu des Trois Frères)) (p. 88), qui doit retenir l'attention. C'est " la seule figure peinte JJ de la caverne. Elle est à la fois peinte et gravée : gravée, elle fut rehaussée de peinture. l\!Ialheureusement la reproduction photographique est peu lisible, et seul le relevé permet d'en avoir une connaissance précise, n1ais moins directe, en raison de la complexité de la facture, que celle du premier homme à tête de bison.

Apparemment, ce (( dieu JJ isolé, situé le plus haut sur le rocher, (( préside à toutes les bêtes accumulées en incroyable nombre, et souvent en terrible fouillis ... Vue de face, (la) tête a des yeux ronds pupillés, entre lesquels descend la ligne nasale se terminant par un petit arceau. Les oreilles sont celles d'un cerf; sur le bandeau frontal... én1ergent deux fortes ramures ... Il n'y a pas de bouche, mais une très longue barbe striée tombant sur la poitrine. Les avant-bras sont relevés et juxtaposés ... Une large baude noire cerne tout le corps, s'amincissant à l'ensellure lombaire et s'étendant

Lascaux ou la naissance de Cart 6g

aux membres inférieurs fléchis ... Les pieds, orteils con1pris, sont assez soignés et marquent un rnouvement analogue à celui de la danse du cakewalk "· Le sexe mâle est accentué; si l'on veut, il est dressé, mais paradoxalement, vers le bas (il était impossible, ou sinon difficile, de le figurer visiblement dans l'autre sens). Il est de toute façon r< bien développé ))' inséré (( sous une queue abondante (de loup ou de cheval), à petite houppe terminale JJ. (( Telle est évidemment, conclut l'abbé Breuil, la figure que les Magdaléniens considéraient comme la plus importante de la caverne et qui nous paraît, à la réflexion, celle de l'Esprit régissant la multiplication du gibier et les expéditions de chasse 1 . J)

L'on n'y saurait rien opposer qui fût plus solide. Nous pouvons parler, plus précisément, mais dans un même sens, des " esprits-maîtres " de la Sibérie, dont Eveline Lot-Falck nous entretient dans ses Rites de chasse 2 • Je doute néanmoins qu'il nous soit possible de savoir rien de clair. Ces images, dans leur ensemble, se rapportent à la chasse, et, à la chasse, l'homn1c (ou plutôt le dieu) aux ramures de cerf, qui s'élève au-dessus du désordre animal, ne peut être tenu pour étranger. Je n'opposerai aux hypothèses tirées des connaissances ethno­graphiques que le sentiment d'une réalité peu saisissable ct trop riche. Pour aussi jUstifiée qu'elle puisse être, toute définition a peut-être le tort de laisser l'essentiel en dehors : l'essentiel n1e paraît plus tortueux, et plus vague, l'essentiel a peut-être le sens d'une inextricable totalité. Que cette figure eut ou non le soin de régir des opérations qui eurent pour les Magdaléniens l'utilité la plus grande, je puis de toute manière, au-delà de ces fins matérielles, pareilles à celles de nos rnachines, m'attacher à des aspects· bien différents : sur le plan de la vie humaine, cette créature de rêve n'en est pas moins la négation la plus remarquable. Ce sorcier, ce dieu ou cet esprit-maître, avant de présider aux activités dont l'hmnrnc vivait, s'opposait, comme un signe au signe · contraire, à la vie dont ces activités dépendaient. En entrant sous le signe de cette figure, cette vie ne pouvait prospérer:· qu'à la condition de nier ce qu'elle était, d'affirmer ce qu'elle n'était pas. A l'envisager généralement, l'homme hybride', signifie le jeu complexe des sentiments où l'humanité s'éla- \ bora. Il s'agissait toujours de nier l'homme, en tant qu'il ' travaillait et calculait en travaillant l'efficacité de ses actes matériels; il s'agissait de nier l'homme au bénéfice d'un 1

70 Œuvres complètes de G. Bataille

élément divin et in1personnel, lié à l'animal qui ne raisonne pas et ne travaille pas. L'humanité dut avoir le sentiment de détruire un ordre naturel en introduisant l'action raisonnée du travail; elle agissait comme si elle avait à se faire pardon­ner cette attitude calculatrice, qui lui donnait un pouvoir véritable. C'est le sens d'un souci de pouvoirs magiques, qui s'oppose aux conduites directement commandées par l'intérêt. Dès le ten1ps des hominiens, le travail eut lieu, logiquement, d'après des principes contraires à la prétendue ((mentalité primitive Jl, que l'on affinne avoir été {(prélogique J>.

Cependant les conduites que l'on dit << pritnitives )) et prélo~ giques, qui sont effectivement secondaires et postlogiques, les conduites magiques ou religieuses, ne font que traduire la gêne et l'angoisse qui se sont emparées des hommes agissant raisonnablement, conforn1ément à la logique impliquée dans tout travail. Ces conduites signifient l'inquiétude pro­fonde qu'inspirait dès l'abord le monde dont le travail dérangeait l'ordonnance spirituelle.

Les Magdaléniens, auxquels les Aurignaciens ont dû ressembler, eurent sans nul doute le sentiment de détenir, en tant qu'ils n'étaient plus des animaux, mais des hommes, le pouvoir et la maîtrise. S'ils obtenaient des résultats qui eurent à leurs yeux quelque prix, ils savaient qu'ils les attei­gnaient à l'aide du trav.ail et du calcul, ce dont les animaux sont incapables. Mais ils prêtaient aux animaux d'autres pouvoirs, liés à l'ordre intime du monde, qui leur setnblait mettre en œuvre une force incomparable, en face de la méprisable industrie humaine. Il était donc convenable, à leurs yeux, de ne pas souligner en eux l'humanité, qui ne signifiait que le faible pouvoir du travail, de souligner, bien au contraire, une animalité qui rayonnait la toute-puissance d'un monde impénétrable : toute la force cachée de ce monde leur semblait justement déborder un effort qui leur pesait. Dans la mesure où ils se délivraient de ce poids, ils avaient le sendment d'accéder à ces forces bien plus grandes. Aussi bien, s'ils le pouvaient, se dérobaient-ils à la régularité fastidieuse de l'ordre humain : ils revenaient à ce monde de la sauvagerie, de la nuit, de la bestialité ensorcelante; ils le figuraient avec ferveur, dans l'angoisse, inclinant à l'oubli, pour un temps, de ce qui naissait en eux de clair, de prosaïquement efficace et d'ordonné. Nous éprouvons nous-mêmes tout à coup, le poids d'une civilisation dont nous

Lascaux ou la naissance de l'art 7'

sommes pourtant assez fiers. Nous avons soif d'une autre vérité et nous attribuons notre lassitude à quelque erreur liée au privilège de la raison. Nous sommes conduits à décrier les valeurs dérivées du travail, que symbolisent les interdits, désormais rationalisés, mais analogues à ce qu'ils furent en premier lieu : donnant des règles aux forces sexuelles, limi~ tant les désordres qui annoncent le pouvoir de la mort, en un mot s'opposant au tumulte de passions qui se dégage de l'animalité sans frein.

De tels sentiments, plus que nous, inclinèrent l'humanité naissante, qui donna la valeur au divin, qui ne l'accorda pas à la raison. Au divin, dont le caractère infini s'exprimait sous la forme animale, opposée à l'aspect pratique et limité qui est le propre de J'homme.

LES FIGURES FÉMININES

Ainsi le paradoxe premier du privilège donné à la forme animale est-il app~!-:~~-1_!!~~!1' __ !-:!~---9~~ ~§p_~çts _ _Q~_f_~ __ g~Q!--!Y~-m~~1t de transgression dont j'ai parlé, J'ai tout d'abord tiré de l'existence Universelle, humainement, de la transgression, le sentiment qu'elle joua dans le monde de Lascaux. Mais le paradoxe de la représentation de l'homme pourrait recevoir, à la fin, la valeur d'un témoignage particulier, qui manquait. En une certaine mesure,- du moins. Cet hom1ne hybride, souvent grotesque et souvent se dissimulant sous les traits de l'animal, n'est-il pas signe et témoin de ce mouvement de fête dont j'ai dit qu'il excédait les règles observées d'habi­tude? L'homn1e tournait le dos de cette manière à la sagesse et à l'habileté laborieuse que l'aspect naturaliste de son visage aurait facilement exprimées. Si l'esprit de transgression l'ani­mait, la violence l'enivrait, refusant l'humain, refl1sant la subordination à l'humble travail (au projet, qui envisage l'objet et en envisage la fabrication). La violence, le divin lui répondaient, le divin qui d'abord est animal : l'aspect premier de la divinité est animal, les dieux égyptiens ou les grecs participèrent d'abord de l'anünalité. Le dieu ou l'esprit­maître des Trois Frères permettait d'évoquer cette irruption de l'animalité divine au~dessus des œuvres humaines : sans

72 Œuvres complètes de G. Bataille

elle, apparemment, le secret de Lascaux nous serait fermé. Mais nous ne pouvons aller plus loin sans examiner d'abord les problèmes impliqués par une autre catégorie de figures, celle des sculptures aurignaciennes qui représentent des femmes.

Celles-ci forment, dans les premiers temps de l'Age du renne, un groupe distinct, aussi bien opposé à la représenta­tion ambiguë de l'homme qu'à l'image naturaliste de PanÎlnal. Ce sont, pour la plupart, des statuettes dont les caractères singuliers nous étonnent depuis longtemps. Ces figures insis­tent sur les traits de la maternité : rnême nous pourrions les dire idéalistes, si, pour nous, dans leur cas, l'idéalisation n'allait pas dans le sens de la difformité. De toute manière, elles n'ont pas la facture relâchée, puérile, des figurations masculines (qui s'imposait encore au ~Iagdalénien, si du moins l'on excepte les 'Trois Frères) : elles sont les unes d'un naturalisme minutieux, les autres d'un idéalisme difforn1e. Ces Vénus stéatopyges, pourvues de seins volumineux, de hanches et de fesses proéminentes, ont àepuis longtemps eflrayé ...

Il était logique de lier ces formes abondantes au désir de fécondité. Les seins et la vulve en sont d'ordinaire accusés. Je rappellerai seulement qu'une recherche de ce genre, qu'exprin1ait la magie cl~s figures, est elle-n1êmc éloignée du domaine de l'action efficace. Elle touche à l'obscurité, au profond désordre, qui demeurent l'essence et le fond du monde sexuel. Il est difficile de dire autre chose que de vague de l'intention de ces ünages. 1-iais elles s'apparentent aux représentations masculines sur un point. Jamais elles n'assument l'apparence animale, mais elles sont en un sens dérobées à l'apparence humaine.

Certaines sont acéphales. Sans doute, la plupart ont-elles un visage, n1ais ce visage, le plus souvent, est une surface uniforme, sans yeux, sans bouche et sans oreilles. La tête de la " Vénus " de vVillendorf (p. 88) est un globe homogène, grumeleux, ressemblant à une grosse mûre. La célèbre "Vénus" de Lespugue (p. Sg), dont la beauté est certaine en dépit d'une monstrueuse stéatomérie, a de tous côtés la forme lisse d'un melon ovale. De même, les statuettes de Grimaldi, dont le sexe est accentué, ont le visage plat. La seconde « Vénus " de Willendorf (p. 8g) a, comme la pre­mière, un visage sans aucune saillie. De quelques autres

Lascaux ou la naissance de l'art 73

figurines, trouvées en divers lieux, la plupart n'ont pas, du moins n'ont guère, de visage védtable. Le bas-relief de Laus­sel (p. 8g) 1 présente également un visage plat, sorte de disque vide de traits. Nous pourrions imaginer que la pein­ture suppléait le vide, mais la granulation des faces antérieure ct postérieure de la «Vénus " de Willendorf écarte cette hypo­thèse. La figurine présente, il est vrai, des traces de peinture, mais il n'est pas de traits surajoutés qui aient pu rendre humaine cette parfaite absence de visage.

Cette absence} néanmoins, souffre une exception, qui n1érite de nous arrêter, qui d'ailleurs remonte aux prerniers temps de l'Aurignacien. Cette minuscule tête de jeune femme, sculptée dans l'ivoire de mmnmouth, a été découverte au xrxe siècle dans les Landes, à Brassempouy (p. Sg). Le nez et la bouche en ont été si bien formés que ce minuscule visage, bien connu sous le nom, injustifié, de (( figurine à la capuche )) (ses cheveux coiffés avec soin, la couvrent seuls), donne une impression de jeunesse, de beauté, de charn1e féminin. S'il en était besoin, la figurine de Brasse1npouy ferait la preuve du pouvoir qu'aurait eu l'art de ce temps, s'il se l'était proposé, de représenter la beauté humaine. 1Jais ce visage ne saurait annuler l'évidence du parti pris, qui devint com­mun, de nier ce qu'il est constant d'affinner, de montrer ce qui d'ordinaire est voilé 2•

Ces figures de femmes, encore une fois, sont énig1natiques. Nous ne pouvons espérer forcer un silence si inhumain. Peut-être même sont-elles plus inintelligibles que les autres, masculines : celles-ci du moins laissaient entrevoir la fascina­tion que l'animal excrç.ait sur l'homme. Nous parlons de fécon­dité et, la femme s'éloignant moins que l'homme de la force aveugle de la nature, nous restons dans le tnonde où la raison ne saurait, même indirectement, aflinner sa prééminence. Mais nous ne savons rien qui nous donne un sentiment de clarté ; et, de ces diverses représentations, les plus anciennes, de la forme humaine, tout ce que nous pouvons dire est qu'elles s'accordent en ce qu'elles laissent dans rornbre essentielle­ment l'apparence qu'aujourd'hui nous mettons en lumière.

L'art animalier de Lascaux'

tt LES ANIMAUX ET LEURS HOMMES ll

Je tenterai 1naintenant de parler de la signification des figures de Lascaux, qui se1nblait tout d'abord inaccessible. J'ai parlé jusqu'ici, de manière un peu vague, des conditions dans lesquelles l'activité de l'homme était possible dans les premiers temps. Essentiellement, j'ai développé l'opposition de l'animalité et du travail. Dans ce que j'avançais, la part de l'hypothèse est peut-être moins importante qu'il ne semble. Il est certain qu'à l'origine de l'homme, il faut placer, d'une part, une façon de voii les choses liée au travail, ct de l'autre, le sentiment d'un monde dérobé à l'effort laborieux. Il n'est pas n1oins certain que les peintures de Lascaux sont les œuvres d'un homme qui vivait cette opposition. Il y a plusieurs manières d'en développer les aspects : celle que je propose n'est pas forcément la meilleure, mais elle est préférable à la méconnaissance d'un principe élémentaire.

Ce que j'ai dit a, quoi qu'il en soit, le mérite d'éclairer un ensemble de faits. Cette lumière prend sa valeur en par~ ticulier si maintenant je rapproche ce que j'ai dit des conduites que les peuples de chasseurs de nos jours ont encore vis-à-vis de l'animalité.

J'ai parlé clans le chapitre précédent de l'attitude qu'avaient les hon1mes de l'Age du renne chaque fois qu'ils devaient figurer la forme humaine. Je dois parler 1naintenant de leur façon de voir les animaux et des sentÎlnents qui s'exprimaient dans les figurations qu'ils nous en laissèrent.

Nous ne pouvons valablement interpréter des conduites à

Lascaux ou la naissance de l'art 75

partir d'autres conduites observées dans un autre don1aine. Nous ne pouvons passer que d'une civilisation à une autre très voisine. Mais les conduites dont je parlerai ont un carac­tère, en un sens, universel. Elles appartiennent en leur prin­cipe à l'ensemble des peuples qui tirent encore (ou tiraient) de la chasse l'essentiel de leur subsistance. Il n'est pas néces­saire d'en conclure qne l'homme de Lascaux eut telle réac­tion que le Sibérien de l'époque présoviétique partageait avec le commun des peuples archaïques vivant de chasse. Mais ce Sibérien vivait effectivement dans des conditions voisines de celles de l'Age du renne : ainsi le rapprochement est-il possible et, si nous nous m_aintenons en présence de l'opposition dont j'ai parlé, il prend la plus grande portée.

Un passage des Rites de chasse chez; les peuples sibériens, d'Eveline Lot-Falck, me semble avoir un intérêt privilégié : << Le chasseur, écrit Eveline Lot-Falck, regarde l'animal au moins comme son égal. II le voit chasser, cmnme lui, pour sc nourrir, lui suppose une vie semblable à la sienne, une orga­nisation sociale du même modèle. La supériorité de l'hon1me s'affirmera seulement dans le don1aine technique, où il apporte l'outil. Dans le domaine magique, il attribuera à l'animal une force non moindre que la sienne. D'un autre côté, l'animal est supérieur à l'hmnme par un ou plusieurs caractères : par sa force physique, son agilité, la finesse de son ouïe et de son flair, toutes qualités que le chasseur appré­ciera. Il accordera plus de prix encore aux pouvoirs spirituels qu'il associe à ces qualités physiques ... L'anin1al est en contact plus direct avec la divinité; il est plus près que l'hornn1e des forces de la nature, qui s'incarnent volontiers en lui. "Le gibier est comme les êtres humains, seulement plus saint ", disent les Indiens Navaho, et cette phrase serait à sa place dans la bouche d'un Sibérien. ll

Ainsi les relations de l'homme et de l'animal, du chasseur et de la proie, semblent différer profondément de ce que nous imaginons d'habitude. L'auteur des Rites de chasse nous elit encore : <{ La mort de l'animal dépend, au moins partielle­ment, de l'animal lui-même. Pour être tué, il faut qu'il ait, au préalable, donné son consentement, qu'il se soit pour ainsi dire rendu complice de son propre meurtre. Le chasseur ménage clone le gibier ... soucieux d'établir avec lui des rela­tions aussi bonnes que possible. " Si le renne n'aime pas le chasseur (elisent les Youkaghir) .le chasseur ne sera pas

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capable de le tuer." L'ours n'est une victime que de son plein gré et il présente lui-même le bon endroit pour recevoir le coup morteL L'écureuil strié des Oïrotes passe lui~même la tête dans le nœud coulant, et chez les Keto ou Ienisseïens, l'ours va au chasseur quand son temps est venu de mourir. ))

Ainsi les relations du chasseur et de la proie sont-elles en un sens semblables à celles du séducteur et de la femme désirée. Les unes et les autres sont d'une égale hypocrisie (de même, si les unes aident à comprendre les autres, la réciproque est vraie ... ). lVIais nous sommes loin du sentiment de supériorité qui ne s'affirme pas encore essentiellement dans le monde des éleveurs et des animaux qu'ils asservissent : il est surtout le fait d'une civilisation plus avancée, où l'éleveur est lui-mê1ne un inférieur, où le bétail n'est guère, à la cantonade, que la chose la plus basse, ou la plus neutre.

Comme je l'ai dit, nous ne pouvons savoir si l'homme de Lascaux eut à l'égard des animaux dont il sc nourrissait le Inême sentiment que le Sibérien ou le Navaho de notre temps. Mais les textes allégués nous rapprochent du monde où l'anin1al est revêtu d'une dignité intacte, au-dessus du niveau de notre humanité affairée : à mes yeux, l'animal de Lascaux sc place au niveau des dieux et des rois. C'est ici le lieu de rappeler que, dans les temps reculés de l'histoire, la souveraineté (le fait de celui qui seul est en lui-même une fin) appartenait au roi, que le roi et le dieu se confondaient, et quele dieu se distinguait mal de la bête. Jamais, quand nous entrons dans la caverne, nous ne pouvons perdre de vue cette vérité première des premiers hommes.

Les animaux et leurs hommes est le titre d'un recueil de poésies de Paul Eluard. Peut-être la caverne de Lascaux nous est­elle ouverte à la condition que cette formule de la poésie, que l'un des plus grands poètes français nous laissa, nous serVe de clé. Un sentiment plus juste de l'homme est la co~_9i­ti~~ de la poésie : c'est aussi le prix qu'il faut payer si nOUs ne Voulons pas nous tèrmcr aux enseignements silencieux de la caverne.

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Lascaux ou la naissance de l'art

LA CHASSE, LE TRAVAIL ET LA NAISSANCE

D'UN MONDE SURNATUREL 1

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Il est possible d'apercevoir un rapport de cause à effet entre une activité comme la chasse - ou la pêche ~- et le sentiment d'un monde dépendant de puissances magiques ou religieuses. :Nialinowski a développé cette manière de voir en la rapportant au sentiment d'impuissance de l'homn1e devant l'aléa de ces entreprises. L'homme pouvait agir sur la nature, il pouvait la changer, rnais il ne pouvait faire que la chance ne disposât finalement de la réussite du chas­seur. La chance dépendait d'un monde plus puissant que celui du travail et de la technique, d'un monde fermé à l'homme dans l'attitude du travail, imbu du sentiment de l'efficacité logique. Très vite, d'ailleurs, l'homme imagina qulil pouvait agir sur les puissances de ce monde, mais non comn1e sur la pierre en la taillant. Il prêtait à ce monde une existence profonde, intime, analogue à la sienne : il lui supposa des mouvements de désir et de haine, de jalousie, de colère, d'amitié. Il crut à la pOssibilité d'influer sur lui, non comme il influait sur les choses, en travaillant, mais comme il influait sur d'autres hommes, les priant ou les obligeant, les apaisant par des cadeaux.

Jamais sans doute il ne ressentit comme à la chasse un besoin aussi grand, aussi généralement partagé, d'intervenir en ce domaine inaccessible, angoissant, d'où, pensait-il, dépendait la réussite ou l'échec, la vie facile ou les souffrances de la flüm.

L'ambiguïté de la magie, qui permit déraisonnablement à Frazer de l'assimiler aux techniques, comrnence à partir de là. La magie est toujours la conduite de l'homme recher­chant un résultat intéressé, mais elle est telle dans la rnesure où, dans cette recherche, il reconnaît son impuissance, impu­tant la toute-puissance au monde dans lequel la technique ne joue plus, n'a plus de pouvoir, au monde des forces irré­ductibles dont la chance dépend. L'opération magique, il est vrai, témoigne de l'obstination dans la recherche du résultat, mais elle annonce un primat dans Pordre des valeurs: celui du sacré sur le profane, des désordres du désir sur le

78 Œuvres complètes de G. Bataille

calcul de la raison, de la chance sur l'humble mérite et de la fin sur les moyens. L'homme du travail ct de la technique sc réduit à tout prendre au moyen, dont l'être non assujetti au travail, dont l'être anin1al, sans technique, est la jin. Autrement dit, l'activité profane est le moyen et le moment sacré est la fin : le divin fut dès l'abord la signification pro­fonde de l'humain. L'opération magique est la conduite d'un homme qui prète au monde de la fin divine (au sacré) pins de force et de vérité qu'au monde laborieux des moyens : cet homme s'incline devant une puissance qui l'excède, qui est souveraine, si étrangère à l'attitude humaine du travail que l'animal en peut être l'expression.

r Aussi bien ces opérations magiques qu'étaient les figures ! (rnais sans doute l'étaient-elles capricieusement, sans nécessité (misérable) répondent bien mal à l'idée que nous nous faisons ! d'ordinaire des moyens (tels les outils). Ces figures exprimaient t le moment où l'homme avouait la valeur plus grande de la ) sainteté que l'animal devait avoir : l'animal dont peut-être fil cherchait l'amitié, dissimulant le grossier désir de nourriture j qui le commandait. L'hypocrisie qui lui faisait voiler ce désir 1 avait un sens profond: elle était la reconnaissance d'une valeur 1 souveraine. L'ambiguïté de ces conduites traduisait un i sentin1cnt majeur : l'homme se jugeait incapable d'atteindre Ile but visé s'il ne pouvait s'élever au-dessus de lui. Du n1oins ~ devait-il feindre de s'élever au- niveau d'une puissance qui le 1 dépassait, qui ne calculait rien, n'était qu'un jeu, et dont ~l'animalité n'était pas distincte.

Comme je l'ai dit, nous ne pouvons déduire les coutumt:s et ]es sentiments de l'homme de Lascaux de ceux des moder­nes Sibériens. Mais le domaine de l'un ne peut être tenu pour radicalement étranger à celui de l'autre. Et si nous devons renoncer à connaître mieux que d'une manière vague les conduites de l'homme de Lascaux, nous pouvons penser qu'elles se situent dans la même ambiguïté. Du moins pou­vons-nous dire que la beauté, comme surnaturelle, des ani­maux de la caverne a traduit cette ambiguïté. Il est vrai, cet art est naturaliste, mais le naturalis1ne atteignit, en l'exprimant avec exactitude, ce qui dans l'animal est merveilleux.

Lascaux ou la naissance de r art 79

LA PLACE DE LASCAUX DANS L'HISTOIRE DE L'ART

Ce qui distingue en général les images de Lascaux est qu'elles s'intégraient dans des !fîtes_) Nous ne connaissons pas ces rites, mais nous devons- pellser que l'exécution de ces peintures en constituait l'une des parties. Tracer une figure n'était peut-être pas, isolén1ent, une cérémonie, mais c'en était l'un des éléments constitutifs. Il s'agissait d'une opératig~, religieuse ou magique. Les images peintes, ou gra­Vée~s:- n'avaient sans doute pas le sens de décoration durable, qui leur fut expressément donné dans les temples et les tom­beaux d'Égypte, comme dans les sanctuaires de la Grèce ou de la chrétienté du Moyen Age. L'enchevêtrement des figures, si elles avaient eu cette valeur, ri'âiiiaît pas été PoSsible. L'enchevêtrement signifie que les décorations existantes étaient négligeables au moment du tracé d'une image nou­velle. A ce moment, il n'importait que secondairement de savoir si la nouvelle en détruisait une autre plus ancienne, et peut-ètre plus belle. Le souci d'un effet d'ensemble se fit jour à Lascaux - dans l'ordonnance de la grande salle, ou du diverticule. l'v!":is_ àcoup s1lr en sec<md lic;u. L'opération répondait seule à l'intention. La majesté de la caverne appa­rut par la suite, comme un don du hasard ou le signe d'un Inonde divin.

Cette manière de dépasser une intention consciente s'accorde bien d'ailleurs avec le moment essentiel de cet art, qui ne participe pas de l'habitude, mais de la spontanéité du génie. J'ai déjà dit qu'une glissade, une incertitude fon­damentale, distinguent profondén1ent dans leurs conduites ces << primitifs )) authentiques de ceux que l'ethnographie nous fait connaître. S'il est vrai que les conditions d'existence et le climat de la Sibérie rendent les rapprochements moins absurdes (toutefois, c'est surtout l'universalité des jugen1ents élémentaires des peuples chasseurs qui nous permettait d'en parler), le caractère encore infonue et plus spontané des hommes de l'Age du renne achève de les rendre risqués : la comparaison entre des conduites encore rnobiles et d'autres qu'une longue tradition a fixées n'est pas strictement impos­sible, mais la mobilité des premières introduit une réserve

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8o Œuvres complètes de G. Bataille

fondamentale. Sans doute, l'Age du renne ne fut pas un temps de rapides changements. L'Aurignacien et le Magdalénien présentent pen de différences en dépit des millénaires qui les séparent. Il n'y avait pas alors d'évolution rapide, analogue à celle qui change sans trêve aujourd'hui tous les aspects de notre vie. Mais il n'y avait pas non plus d'ornière s'oppo­sant au changement, à Pincertitudc ~parfois même à Pinno­vation.

Ce point est essentiel : la règle de l'art de l'Age du renne · était moins donnée par la tradition que par la nature (par la fidèle imitation de la nature). Il est peut-être indifférent qu'il s'agisse de nature imitée, non d'invention, mais il est décisif que la norme ait été reçue du dehors. Cela signifie qu'en elle-même l'œuvre d'art était libre, qu'elle ne dépendait pas de procédés qui en auraient déterminé la forme du dedans et l'auraient réduite à la convention. De même des associa­tions d'idées reçues, conventionnelles, des clichés, peuvent décider du dedans de l'expression littéraire, qu'ils réduisent à un parcours fermé, en éliminant l'irnprévu, le prestigieux. 11ais un nouveau parcours, ouvert et fuhninant, demeure possible en réponse à quelque sollicitation soudaine, venant du dehors ct renversant l'ordre attendu. L'Age du renn'e, en

1 son ensemble, qui répond à peu de changements des manières ! de vivre, se1uble avoir.répondu avant tout (sans obéir à la convention) à la donnée extérieure de la nature. Il y avait des procédés et, sans nul doute, les hommes de ce temps se les sont transmis, mais ils ne décidaient pas de la forme, du style et de l'insaisissable mouvement de l'œuvre d'art. Ce peu de poids de la routine ne peut surprendre, si nous songeons qu'il s'agissait des premiers pas : nulle ornière n'avait alors pu se former. Inévitablement, l'art en naissant sollicitait ce mouvement de spontanéité insoumise qu'il est convenu de nommer le génie. Ce libre mouvement est le plus sensible à Lascaux, et c'est pourquoi, parlant de l'art de la caverne, j'ai parlé de commencement. Nous ne pouvons dater ces peintures avec une certitude définitive. Mais quelle qu'en fût la date réelle, elles innovaient : de toutes pièces, elles créaient le monde qu'elles figuraient.

Il n'y eut pas alors d'innovation dans le travail de la pierre. Les hommes de l'Age du renne continuèrent en les amélio~ rant des techniques antérieures (que déjà l'homme de Néan­dertal utilisait). Mais dans les conduites associées à l'art,

Lascaux ou la naiSJance de l'art Sr

dans les rites et les sentiments, comme dans l'art lui-même, le flottement, l'instabilité opposaient les hommes de l'Age du renne aux peuples arriérés de notre temps. Ceux-là con­nurent peut-être la routine, mais elle ne les dominait pas de la même façon.

Jamais nous n'avons le droit œoublier cet élément d'inno­vation, si nous tentons de situer Lascaux dans la perspec­tive de l'histoire. Lascaux nous éloigne de l'art des peuples arriérés. Il nous rapproche de l'art des civilisations les plus déliées et les plus eflèrvescentes. Ce qui est sensible à Lascaux, ce qui nous touche, est ce qui bouge. Un sentiment de danse de l'esprit nous soulève devant ces œuvres où, sans routine, la beauté émane de mouvernents fiévreux : ce qui s'impose à nous devant elles est Ja libre communication de l'être et du monde qui rentoure, l'homme s'y délivre en s'accordant avec cc monde dont il découvre la richesse. Ce n1ouven1ent de danse enivrée eut toujours la fOrce d'élever l'art au-dessus des tâches subordonnées qu'il acceptait, que la religion ou: la magic lui dictaient. Réciproquement, l'accord de l'être)' avec le monde qul l'entoure appelle les transfigurations de~ l'art, qui sont les transfigurations du génie.

Il y a dans ce sens une secrète parenté de l'art de Lascaux et de l'art des époques les plus mouvantes, les plus profondé­ment créatrices. L'art délié de Lascaux revit dans les arts

, naissants, quittant vigoureusement l'ornière. Cela se fit parfois sans bruit :je songe à l'art de l'Ancien E1npire, à l'art grec du VI8 siècle ... Mais rien à Lascaux ne quittait l'ornière : c'était le premier pas, c'était le commencement.