bergson et la science moderne, par ram linssen

Upload: joop-le-philosophe

Post on 03-Apr-2018

218 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne, par Ram Linssen

    1/5

    - 218 -

    Bergson el la Science ModerneCe qui constitue loriginalit de luvre de Bergson, cest la richesse

    dun dynamisme empruntant ses lments tout ce que la V ie- Elle- mme,offre de plus vivant, de plus intense, de plus immdiat, de plus palpable,tant en nous- mmes que dans ce qui nous entoure.

    Les arguments de base,de Bergson ne sont pas ceux de la mtaphysique pure.

    Son oeuvre repose sur des constatations bien positives, faites avecla clart dun jugement remarquablement pntrant, exprimes en unlangage dont la puret mesure la nettet des penses profondes quil'animent.

    Le contrle des arguments que Bergson emprunte dans ses tudessur lEvolution des espces, autant que ceux quil emprunte aux donnesimmdiates de la conscience, est accessible tous.

    Pour le grand public, Bergson est avant tout le reprsentant delintuitionisme moderne. Mais -il est en fait bien plus encore.

    Il est venu au moment prcis o la philosophie, lasse de se heurtertoujours au mme mur, devait trouver autre chose que les traditionnellesaffir mations de l esprit cartsien. L o il y avait incohrence et multiplicit, il apporte les germes dune unit, dune homognit vritable

    ment gniale. L, o il n'y avait que raisonnement statique, et mcanisation strile de la pense, il a install de faon dfinitive le rgnedune conception minemment dynamique, tonnement vivante de la vie.

    Comme lexprime Etienne Olivier, Bergson a fait renatre au curdes hommes avides de foi, des esprances quils semblaient avoir perdues dfinitivement. Il nous enseigne que ce monde nest pas un immenseengrenage de forces aveugles, et que l'intelligence ne reprsente pas laseule formule de connaissance. Il nous f ait comprendre quau- del denos penses, demeure un principe qui les dpasse : lintuition. Non seulement il affirme, mais il dmontre et chose prcieuse entretoutes, il nous fait parfois entrevoir les dmarches pratiques ncessaires cette ascension silencieuse et solitaire, qui nous permettra dapprhender au dedans de nous- mme, llan premier dun dy namisme fcond,essentiellement libre, parce que suprmement un et homogne.

    Parmi les uvres fondamentales de Bergson, nous emprunteronsles passages les plus suggestifs de lEvolution cratrice, et de lEssaisur les donnes immdiates de Ja conscience.

    A y ant analys l histoire du mouvement voluti f dans son ensembleet sur une trs vaste chelle, Ber gson y discerne les traces indiscutablesd'un progrs, dune intelligence. Il y voit lensemble de coordinationsprovoques ici - la surface du monde extrieur, par une puissance deprofondeur perptuellement mouvante. Le Rel'pour Bergson, nest autreque cette continuit indivise et suprmement homogne, elle seule estlibre, parce quinfinie, et non objective. Si nous sommes esclaves deslimites, cest parce que le mental nous projet te sans cesse dans l espace.

  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne, par Ram Linssen

    2/5

    219

    La source de nos conflits provient des divisions arbitraires que crela pense. Divisions bien arbitraires en effet, car ainsi que la sciencele dmontre 1 Univers est essentiellement un. T out est solidaire de tout.Les tres organiss ou inorganiss, ont entre eux des actions rciproques infiniment plus vastes que ntait en droit de le supposer Bergsonlui- mme. L a bio- chimie, la physico*chimie moderne, et la biolog ie, nousfont envisager 1Univers, comme un seul et mme tout.

    U n seul et mme tout, dont son essence suprmement homogneet indivisible. Un seul et mme tout dans lespace mme.

    L histoire de l volution de la vie, dit Bergson, si incomplte quellesoit encore, nous laisse dj entrevoir comment lintelligence sest constitue par un progrs ininterrompu, le long d'une ligne qui monte travers la srie des vertbrs jusqu lhomme.

    L minent palontologue Marcellin Boule vient de se demander dans

    son ouvr age Les Fossiles si l on peut voir rellement dans les successions de lhistoire volutioniste, une hirarchie, un progrs.

    Si on envisage en particulier , dit- il, lembranchement des vertbrson ne saurait nier que des poissons aux mamifres et lhomme il nyait une vr itable ascension. Il y a progrs par une libration des contraintes du milieu ambiant... progrs plus dcisif encore par le dveloppement et la complication chez les primates et surtout chez l homme dusystme nerveux...

    A insi , pours uit Marcellin Boule le progrs est plus phys iologique quanatomique, plus psychique que physiologique...

    Dans lensemble le monde organis semble avoir obi une loignrale de progrs, la fois dans lordre physique et dans lordrepsychique.

    Les biologistes les plus minents, et de nombreux penseurs, sont prsent daccord pour reconnatre que lvolution actuelle est ssentiel-lem^nt psychique. C est dans les profondeurs de la conscience humaine,nous dit le professeur Ed. Leroy, quil faut trouver encore vive la diffrentielle dvolution.

    C est ce que Berg son avait pressenti lors quil crivait l Histoirede lvolution nous montre dans la facult de comprendre, une annexede la facult dagir, une adaptation de plus en plus complexe et plus

    souple de la conscience des tres vivants aux conditions dexistence quileur sont faites.

    Notr e intelligence dit- il, est destine assurer l insertion parf aitede notre corps dans son milieu, se reprsenter les rapports des chosesextrieures entrelles, enfin, penser la matire.

    Il envisag eait (ce qui tait fort hardi son poque) l homme commelenvisagent la plupart des grands penseurs actuels : un instrument conscient de la Nature.

    Mais Bergson sattache expliquer le mode oprationnel de cetteprise de conscience progressive de lnergie.

    L intelligence humaine crit- il, se sent chez elle tant quon la laisseparmi les objets inertes, plus spcialement parmi les solides .o notre

  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne, par Ram Linssen

    3/5

    220

    action trouve son point dappui, nos concepts ont t forms, l'imagedes solides, notre logique est surtout la logique des solides.

    Mais de l, devrait rsulter aussi, nous dit- il, que notre pense

    sous sa forme purement logique est incapable de se reprsenter la vraienature de la V ie, la sig nification profonde du mouvement volutif.

    Cr par la V ie , comment embrasserait- elle la vie dont elle nestquune manation, quun aspect ?

    L essence des choses nous chappera toujours , nous nous mouvonsparmi des relations, l'absolu n'est pas de notre ressort, arrtons nousdevant l'inconnaissable.

    Berg son nous dfinit ici le rle et les limites de l'intelligence. N est-ilpas curieux de rapprocher cette pense, de celle du psychologue hindouK ris hnamurti, lorsque ce dernier af fir me V ous ne pouvez pas connatre la V rit , car elle est essentiellement vivante, cratrice. V ous ne

    pouvez connatre que ce qui nest plus, que ce qui est mort, statique .

    De mme Bergson nous dit que l'homme est incapable par sa seuleintelligence, de connatre lessence des choses. Cette connaissance estpossible, non par les dmarches de lintelligence, mais par lintuition.

    Un savant suisse, le professeur Eugne Guye, vient de mettre envidence un principe dont lapplication semble universelle.

    L'chelle d'observation, dit- il, cre le phnomne.

    Faites un mlange de billes noires et blanches, et disposez le unmtre de vous ; vous discernerez parfaitement les billes noires ressortantpar contraste de teinte, des billes blanches.

    Placez ensuite, sans rien changer dans la disposition de ce mlange,l'ensemble des billes noires et blanches 100 mtres de votre pointdobser vation. V ous aurez l impression de contempler un ensemble homogne de teinte gristre.

    L'chelle d observ ation cre le phnomne.Le blanc ou le gris ou le noir, dpendront de la situation que nous

    occupons.

    Obser vons un frag ment de marbre. A l chelle ordinaire, nous avonsun fragment solide, compact, d'aspect homogne. Changeons l'chelledobservation : grossissons quelques milliers de fois ce fragment, et nous

    verrons qu' l chelle molculaire dj l homognit n existe plus. Cemarbre se rvle compos de particules infimes ne se touchant pas absolument. De plus, chacune; de ces molcules effectue en lespace de chaque seconde des milliers de millards de vibrations. Changeons encorel chelle dobserv ation. A l chelle atomique, toute sol idit svanouit.Il nest plus question que dondes evanescentes, de centres de forcesen prodigieux tourbillonnements.

    A utant d'chelles d'observ ation, autant de phnomnes. Le principe est vritablement universel.

    L manire dont nous ragissons aux vnements, dpend essentiellement de notre attitude mentale. L'chelle d observ ation cre le phno-

    mne, que ce soit physiquement, mentalement, ou motionnellement.C est pourquoi Ber gs on dabord, dans son cours au Collge de

  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne, par Ram Linssen

    4/5

    - 221 -

    France et ses continuateurs surtout, insistent sur la ncessit dunegrande souplesse de la pense et d'une dspcialisation du mental.

    T out esprit tr op spcialis devient victime de sa spcialisation. Il

    devient esclave d'une chelle dobservation particulire qui crera pourlui toujours les mmes phnomnes. Et s'il veut arriver une comprhension plus large, il faut quil change son chelle dobservation trique ,en se dspcialisant, en s'universalisant de plus en plus.

    C est l une des raisons pour lesquelles, la s ig nification du processusvolutif ne nous devient vidente que pour autant que nous nous attachions une vue densemble. C est donc une question dchelle d'observation. (Le Comte de Nouy.)

    Et le grand mrite de Bergson est de nosi arracher irrsistiblement notre chelle d'observation statique habituelle, pour nous hisserau- del de nous- mmes et au- del de lapparence ex trieure limites

    des choses, et. plonger jusquaux splendeurs insouponnes de notreessence profonde, qui se confond avec lessence de ces choses.

    Ne disons pas de Berg son quil svade des dtails. Mais le propredes hommes de gnie cest, comme le dit le D r Carrel, de discerner au-del des parties apparemment spares dun organe, les liens secretsqui en font un tout.

    L intuition n'est rien dautre, que cette facult de perception spontane, synthtique, globale.

    Si l'on sattarde aux dtails, lhistoire de lvolution laisse entrevoir certains moments, des priodes de stagnation, de ttonnement,

    voire mme de recul. Ceux- ci paraissent prdominants , si nous nous mettons lchelle dobservation trique des dtails.

    Il y a ds lors des espces qui> aboutissent de vritables impasses.Mais si nous changeons lchelle dobservation et que nous arrivons nous affranchir sutfisamment des limites qui nous sont inhrentes, pourpossder une vision panoramique de lhistoire dun univers, nous verrons que ces impasses multiples ne sont que les voies latrales secondaires, branches sur la route lumineuse et triomphale dun lan perptuellement crateur.

    Notre intellect, n dans cet univers solide, aime ce qui est statiqueet le moi lui- mme, dont le principal instrument dauto- protection est

    l'intellect, possde cette mme tendance l'inertie, la conservation.Dans la matire physique, comme dans la matire mentale, se trouve

    cette tendance la rptition, l'habitude, la cristallisation. Maisdans la matire physique, et dans l'esprit se trouve aussi un aspect degense et de cration dont nous sommes les instruments vivants.

    Dans la mesure o nous rpondons aux exigences des tendancesconservatrices, nous nous fossilisons, nous perdons toute vitalit relle,toute originalit cratrice, nous adoptons un rythme de vie mcanique,strile. Nous sommes alors esclaves et dtermins.

    Dans la mesure ou nous dpassons les rsistances statiques de lapense, de ses rptitions, de ses habitudes, nous adhrons la plni

  • 7/28/2019 Bergson et la science moderne, par Ram Linssen

    5/5

    - 222

    tude de vie de llan crateur ternel, que certains considrent commeDie u lui- mme.

    Et Bergson nous achemine admirablement vers cette dcouverte

    de nous- mmes, fconde entre toutes. Mais il fait appel, bien plus l'intuition qu' lintelligence troite.

    La Nature dit- il, nous a donn l'intelligence pour la vie prag matique utilitaire et non pour l'explication des choses.

    Nous dpassons donc les buts de lintelligence en tentant de lesinterprter. Bergson nous conduit admettre l'existence de l'intuitionpar cette pense : Si la forme intellectuelle dit- il sest modele peu peu sur les actions et ractions rciproques de certains corps et deleur entourage matriel, comment ne nous livrevrait- elle pas quelquechose de lessence mme dont les corps sont faits ?

    Cette facult dapprhender au- dedans de nous, et au- del mmede nos penses, l'essence profonde de notre tre et des choses, est lintuition.

    On appelle intuition, dit Bergson, cette espce de sympathie intellectuelle par laquelle on se transporte l'intrieur des objets pour con-cider avec ce qu'ils ont dunique et par consquent d'inexprimable.

    Mais comment se transporter au sein des objets ? La science actuellepeut- elle fournir les lments d une rponse cette question ?

    L'essence, nercrtiriue oui tel un fluide subtil, pntre et soutient leschoses extrieures rside galement en nos propres profondeurs.

    La phvsico- chime nous dmontre oue lensemble des apparencesde ce monde de surface se rsoud aux ultimes profondeurs, en uneseule et mme nergie. Tames Jeans, lminent mathmaticien anglaisconsidre cette ralit profonde comme un ocan dondes plus ranidsque l'clair, immense tendue de lumire, qui tel un gant ternel auxmuscles fluides soutient l'infinie1varit des univers.

    Cette essence est omniprsente, homogne, et donc omnipntrante.Queloue chose didentique notre essence profonde se trouve donc ausein de tout ce qui nous entoure.

    Comment arriver cette perception intuitive suggre par Bergson?En nous dpouillant des limites inhrentes notre chelle d'observation

    particulire. La vie quotidienne sen charge pour autant que nous ayonsla saqesse de discerner les leons qui se cachent dans les heurts, lesconflits avec nos semblables, dans les souffrances de lesprit et du cur,gui lentement mais srement, nous arrachent nos limites, pour nousinsrer toujours davantage dans le sillage de la vivante Unit.

    Ram LINSSEN.(A suivrt.)