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    Jorge Luis Borges

    LAleph

    Traduit de lespagnol par Roger Caillois

    et Ren L.-F. Durand

    Gallimard

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    Titre original :

    EL ALEPH

    Emec Editores Sociedad Annima, 1962. ditions Gallimard, 1967, pour la traduction franaise.

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    AVERTISSEMENT PAR

    ROGER CAILLOIS

    La traduction du recueil El Aleph a subi de nombreux et

    imprvisibles retards. Toutefois, ds 1953, avec lassentiment de lauteur, alors peine connu en France, javais traduit et publi quatre des contes qui en font partie, dans un volume tirage limit sous le titre Labyrinthes. Javais tent dexpliquer les raisons qui mavaient fait runir ces rcits, savoir : LImmortel, Histoire du Guerrier et de la Captive, Lcriture du Dieu, La Qute dAverros. Je ne crois pas superflu de reproduire ici mes remarques de nagure :

    Les quatre contes qui suivent sont tirs du dernier recueil

    de fictions de J. L. Borges : El Aleph. Ils ne se ressemblent gure. Toutefois, ils laissent supposer quils drivent dune inspiration commune qui ma paru justifier de les runir et de leur donner le titre de Labyrinthes. Les uns compliquent, les autres amenuisent lextrme les jeux de miroirs o se complat lauteur. Le thme du labyrinthe ny est pas toujours explicitement voqu. En revanche, plusieurs autres contes du mme recueil, que pourtant je nai pas cru devoir retenir, se passent dans les labyrinthes rels, o sgare cette fois le corps, non la pense du hros. Au contraire, les prsents rcits placent dans des symtries abstraites presque vertigineuses, des images la fois antinomiques et interchangeables de la mort et de limmortalit, de la barbarie et de la civilisation, du Tout et de la partie.

    Par l, ils illustrent la proccupation essentielle dun crivain obsd par les rapports du fini et de linfini. Les divers problmes quils posent lont conduit notamment se reprsenter de manire trs ingnieuse, trs varie, trs

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    parlante, la scandaleuse ncessit du Retour ternel, cheminer par des enchanements de causes et deffets qui se divisent et se ramifient sans cesse pour le pass comme pour lavenir, compter des possibles qui ne sont pas inpuisables en thorie, mais dont le dnombrement complet serait pratiquement illimit, et dont la multitude mme annule les diffrences. Ces couloirs qui bifurquent et qui ne mnent rien qu des salles identiques aux premires et do rayonnent ces couloirs homologues, ces rptitions oiseuses, ces duplications puisantes enferment lauteur dans un labyrinthe quil identifie volontiers avec lunivers. O que lhomme se tienne, lui semble-t-il, il se trouve toujours au centre dindiscernables reflets, dinextricables correspondances ; perte de vue, de conscience, ce sont gminations et scissiparits, harmoniques et allitrations : premiers termes de sries imprieuses et vaines, absurdes, dsesprantes, annulaires peut-tre.

    Rien ne sert de sefforcer : si loin quil saventure, lhomme demeure toujours aussi loign de limpensable issue. Dans un labyrinthe, tout se rpte ou parat se rpter : corridors, carrefours et chambres. Lesprit suprieur qui le conoit philosophe ou mathmaticien le connat fini. Mais lerrant qui en cherche inutilement la sortie lprouve infini, comme le temps, lespace, la causalit. Au moins lui est-il impossible de trancher, dans un sens ou dans lautre. Une exprience trop courte lui fait supposer unique ce qui est infiniment rpt ou tenir pour infiniment rpt ce qui ne saurait exister deux fois absolument semblable soi-mme. Il regarde LOdysse comme un chef-duvre inimitable, comme une russite ingale. En mme temps, se remmorant les arguments de Borel, de Poincar, la fable des singes dactylographes, il doit admettre avec le hros de LImmortel qu aussitt accord un dlai infini, avec des circonstances et des changements infinis, limpossible tait de ne pas composer, au moins une fois, LOdysse .

    Le labyrinthe fournit ainsi le constant et naturel symbole de lintuition fondamentale qui fait lunit des quatre apologues contenus dans ce petit livre et de nombreux autres textes prose ou vers de Jorge Luis Borges. Le lecteur la retrouvera

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    aisment, tantt travers une fantaisie rudite, tantt dans la parfaite nudit dune confidence personnelle.

    La Qute dAverros, Lcriture du Dieu, lHistoire du Guerrier et de la Captive ont paru respectivement dans les nos 152 (juin 1947), 172 (fvrier 1949) et 175 (mai 1949) de la revue Sur, que dirige Victoria Ocampo. LImmortel parut dans la revue Los Anales de Buenos Aires que Borges dirigeait alors. Le conte y tait intitul Les Immortels. Un autre rcit : Le Mort, qui le suit immdiatement dans El Aleph, donna lide lauteur de mettre au singulier le titre de celui-ci. LImmortel est crit dans une langue qui imite lespagnol baroque du XVIIe sicle, en particulier le style de Quevedo. En outre, il est donn comme une traduction de langlais. Enfin, lintrigue rend ncessaire quil conserve dassez nombreux latinismes de vocabulaire et de syntaxe. La traduction, qui joue ainsi sur quatre langues latin, anglais (en principe), espagnol et franais , prsentait des difficults trs spciales que je souhaite avoir rsolues sans trop de dommages et qui aboutissent, de temps en temps, certaines prciosits dexpression, toujours calcules, mais qui peuvent nanmoins surprendre le lecteur non averti. Cest pourquoi jai estim opportun de terminer cette courte note par une dernire prcision destine signaler une particularit si notable.

    Quelques annes plus tard, vers 1957, je traduisis et publiai

    en revue trois autres labyrinthes tirs de El Aleph. Ce sont La Demeure dAstrion, Abenhacan el Bokhari mort dans son labyrinthe, Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes.

    Aujourdhui que la traduction des dix autres contes du recueil est mene bien par M. Ren L.-F. Durand, les rcits que javais dabord publis part reprennent la place quils occupaient dans le recueil original et Labyrinthes disparat, afin que la traduction franaise de louvrage de J. L. Borges ne se trouve pas rpartie en deux volumes ingaux.

    25 novembre 1966.

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    LImmortel

    Salomon saith. There is no new thing upon earth. So

    that as Plato had an imagination, that all knowledge was but remembrance ; so Salomon giveth his sentence, that all novelty is but oblivion.

    FRANCIS BACON, Essays, LVIII.

    Londres, au dbut de juin 1929, lantiquaire Joseph

    Cartaphilus, de Smyrne, offrit la princesse de Lucinge les six volumes petit in-quarto (1715-1720) de LIliade de Pope. La princesse les acheta. Ils changrent quelques mots. Ctait, nous dit-elle, un homme puis, terreux, aux yeux gris, la barbe grise, aux traits singulirement vagues. Il sexprimait avec fluidit et ignorance en plusieurs langues ; en quelques minutes, il passa du franais langlais et de langlais un mlange nigmatique despagnol de Salonique et de portugais de Macao. En octobre, la princesse apprit dun passager du Zeus que Cartaphilus tait mort en retournant Smyrne et quon lavait enterr dans lle dIos. Dans le dernier tome de LIliade, elle trouva le manuscrit qui suit.

    Loriginal est rdig en un anglais o abondent les latinismes. La version que nous procurons est littrale.

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    I Autant que je men souviens, mes preuves commencrent

    dans un jardin de Thbes Hkatompylos, quand Diocltien tait empereur. Javais servi (sans gloire) durant les rcentes campagnes dgypte, tribun dans une lgion en garnison Brnice, en face de la mer Rouge. La fivre et la maladie consumrent beaucoup dhommes qui, magnanimes, dsiraient lassaut. Les Maures furent vaincus ; la terre occupe auparavant par les villes rebelles, voue pour lternit aux dieux infernaux ; Alexandrie, dfaite, implora en vain la misricorde de Csar ; en moins dun an, les lgions obtinrent le triomphe, mais moi, je parvins peine entrevoir le visage de Mars. Cette dception me fit mal et peut-tre fut cause que je me suis acharn dcouvrir, travers des dserts apeurs et diffus, la secrte Cit des Immortels.

    Mes preuves commencrent, je lai dit, en un jardin de Thbes. Je ne dormis pas de toute la nuit, car quelque chose combattait dans mon cur. Je me levai un peu avant laube ; mes esclaves dormaient, la lune avait la mme couleur que le sable infini. Un cavalier extnu et sanglant vint de lOrient. quelques pas de moi, il glissa de son cheval. Dune faible voix insatiable, il me demanda en latin le nom du fleuve, qui longeait les murs de la ville. Je lui rpondis que ctait le fleuve gypte, que les pluies alimentent. Cest un autre fleuve que je cherche, rpliqua-t-il tristement, le fleuve secret qui purifie les hommes de la mort. Un sang noir coulait de sa poitrine. Il me dit que sa patrie tait une montagne situe de lautre ct du Gange et quil y courait le bruit que, si quelquun allait jusqu lExtrme Occident, o se termine le monde, il arriverait au fleuve dont les eaux donnent limmortalit. Il ajouta que, sur lautre rive, slve la Cit des Immortels, riche en avenues, en amphithtres et en temples. Il mourut avant laurore, mais je dcidai de dcouvrir la ville et son fleuve. Interrogs par le bourreau, plusieurs prisonniers nous confirmrent la relation

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    du voyageur. Quelquun se souvint de la plaine lyse lextrmit de la terre, o la vie des hommes est perdurable ; quelque autre, des cimes o nat le Pactole, au bord duquel on vit un sicle. Rome, je conversai avec des philosophes qui opinrent quallonger la vie des hommes est allonger leur agonie et multiplier le nombre de leurs morts. Jignore si jai cru une fois la Cit des Immortels ; je pense quil me suffisait alors davoir la chercher. Flavius, proconsul de Gtulie, maccorda deux cents soldats pour lentreprise. Je recrutai aussi des mercenaires, qui disaient connatre les routes et qui furent les premiers dserter.

    Les faits ultrieurs ont dform jusqu linextricable le souvenir de nos premires tapes. Partis dArsino, nous avons pntr dans le dsert embras. Nous avons travers le pays des Troglodytes, qui dvorent des serpents et manquent de lusage de la parole ; celui des Garamantes, qui ont leurs femmes en commun et qui se nourrissent de la chair des lions ; celui des Augiles, qui vnrent seulement le Tartare. Nous avons fatigu dautres dserts, o le sable est noir, o le voyageur doit usurper les heures de la nuit, car la ferveur du jour est intolrable. Jai vu de loin la montagne qui donne son nom lOcan : sur ses pentes, pousse leuphorbe qui neutralise les poisons ; sur le fate, habitent les satyres, race dhommes froces et grossiers, ports la luxure. Que ces rgions barbares, o la terre engendre des monstres, pussent abriter une cit illustre, nous paraissait tous inconcevable. Nous avons continu notre marche : revenir sur nos pas et t un opprobre. Quelques tmraires dormirent la face expose la lune ; la fivre les brla ; dans leau corrompue des citernes, dautres burent la folie et la mort. Alors commencrent les dsertions et bientt les sditions. Pour les rprimer, je nhsitai pas recourir la svrit. Jagis loyalement. Cependant un centurion mavertit que les mutins (pour venger la mise en croix dun des leurs) complotaient ma mort. Je menfuis du campement, avec le peu de soldats qui me restaient fidles. Je les perdis dans le dsert, parmi les temptes de sable et la vaste nuit. Une flche crtoise me dchira. Jerrai de longs jours sans trouver de leau, ou un seul jour immense, multipli par le soleil, la soif et la crainte de

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    la soif. Jabandonnai la direction au caprice de ma monture. laube, les lointains se hrissaient de pyramides et de tours. Insupportablement, je rvais dun labyrinthe net et exigu avec, au centre, une amphore que mes yeux voyaient, mais les dtours taient si compliqus et si droutants que je savais que je mourrais avant de latteindre.

    II Je russis enfin mextraire de ce cauchemar. Jtais tendu,

    les mains attaches, dans une niche de pierre de forme allonge, pas plus grande quune tombe ordinaire, creuse superficiellement dans la pente abrupte dune montagne. Les parois taient humides, plutt polies par le temps que par lindustrie des hommes. Je sentis dans ma poitrine un battement douloureux, je sentis que la soif me brlait. Je me penchai et criai faiblement. Au pied de la montagne, stalait sans bruit un ruisseau impur, ralenti par des boulis et du sable ; sur la rive oppose, resplendissait (aux derniers ou aux premiers rayons du soleil) lvidente Cit des Immortels. Je vis des murs, des arches, des portiques, des places : le support tait un socle de pierre. Une centaine de niches irrgulires, analogues la mienne, parsemaient la montagne et la valle. Dans le sable, il y avait des puits peu profonds ; de ces orifices mesquins (et des niches) mergeaient des hommes la peau grise, la barbe nglige, nus. Je crus les identifier : ils appartenaient la race bestiale des Troglodytes, qui infestent le rivage du golfe Arabique et les grottes thiopiennes ; je ne fus pas surpris de constater quils ne parlaient pas et quils dvoraient des serpents.

    Lurgence de boire me rendit tmraire. Je rflchis que je me trouvais quelque trente pieds du sable. Les yeux ferms, les mains lies derrire le dos, je me lanai en bas. Je plongeai ma tte ensanglante dans leau sombre. Je bus comme sabreuvent les animaux. Avant de me perdre de nouveau dans le rve et les dlires, inexplicablement, je rptai des mots

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    grecs : les riches Troyens de Zlie qui boivent leau noire de lspe

    Jignore combien de jours et de nuits passrent sur moi. Dolent, incapable de retrouver labri des cavernes, nu dans les sables ignors, je laissai la lune et le soleil jouer avec mon misrable destin. Les Troglodytes, dans leur barbarie infantile, ne maidrent ni survivre ni mourir. En vain, je les priai de me tuer. Un jour, avec le tranchant dun silex, je coupai mes liens. Un autre, je me levai et fus mendier ou voler moi, Marcus Flaminius Rufus, tribun dune lgion romaine ma premire hassable ration de viande de serpent.

    Lenvie de voir les Immortels, de toucher la Cit surhumaine, mempchait presque de dormir. Comme sils devinaient mon dessein, les Troglodytes ne dormaient pas non plus : au dbut, jimaginais quils me surveillaient ; ensuite, que, tels des chiens, mon inquitude les avait gagns. Pour quitter le village barbare, je choisis lheure la plus publique, la tombe du soir, quand presque tout le monde, sortant des niches et des puits, regarde sans le voir loccident. Je priai voix haute, moins pour appeler la faveur divine que pour intimider la horde par des paroles articules. Je traversai le ruisseau ralenti par les dunes et me dirigeai vers la Cit. Deux ou trois individus me suivirent confusment. Ils taient (comme les autres de la mme engeance) de stature mdiocre ; ils ninspiraient pas de peur, mais de la rpulsion. Je dus contourner quelques cavernes aux structures imprcises qui me parurent des carrires ; tromp par la grandeur de la Cit, je lavais crue toute proche. Jusqu minuit, je foulai lombre noire de ses murs qui, sur le sable jaune, dessinaient des formes didoles. Une sorte dhorreur sacre me retenait. La nouveaut et le dsert sont si abominables lhomme que je me rjouis de voir un Troglodyte maccompagner jusquau bout. Je fermai les yeux et jattendis (sans dormir) la lueur du jour.

    Jai dit que la Cit reposait sur un socle de pierre. Ce socle, qui paraissait une falaise, ntait pas moins escarp que les murailles mmes. Et jy fatiguai mes efforts : aucune irrgularit dans le noir pidestal ; les murs invariables ne semblaient consentir la moindre porte. La force du jour me contraignit

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    chercher refuge dans une grotte ; au fond, il y avait un puits ; dans le puits, une chelle qui svanouissait dans la tnbre infrieure. Je descendis ; travers un chaos de galeries sordides, jarrivai une vaste chambre circulaire presque invisible. Cette cave avait neuf portes ; huit introduisaient un labyrinthe qui, insidieusement, ramenait la mme chambre. La neuvime (grce un autre labyrinthe) donnait sur une seconde chambre circulaire, identique la premire. Jignore le nombre total des chambres ; ma malchance et mon angoisse les multiplirent. Le silence tait hostile et presque parfait ; il ny avait dautre bruit dans ce rseau de pierre que celui dun vent souterrain, dont je ne dcouvris pas lorigine ; sans bruit se perdaient dans les grottes des filets deau ferrugineuse. Avec horreur, je maccoutumai ce monde suspect ; il me paraissait impossible quil pt exister autre chose que des cryptes neuf portes et de longs souterrains qui se ramifiaient. Jignore le temps que jai pass cheminer sous terre ; je sais quil mest arriv de confondre, dans la mme nostalgie, latroce village des barbares et ma ville natale, avec ses grappes.

    Au fond dun couloir, un mur imprvu me coupa le passage ; une lointaine clart lilluminait. Je levai mes yeux attaqus ; dans le vertigineux, au plus haut, je vis un cercle de ciel si bleu quil a pu me paratre pourpre. Des degrs de mtal escaladaient la muraille. La fatigue me faisait mabandonner, mais je montai, marrtant uniquement pour sangloter sottement de bonheur. Jallais distinguant des chapiteaux et des frises, des frontons triangulaires et des votes, confuses magnificences de granit et de marbre. Cest de cette manire quil me fut accord de monter de laveugle empire des noirs labyrinthes la resplendissante Cit.

    Je pris pied sur une sorte de place, ou plutt dans une cour. Elle tait entoure dun seul difice de forme irrgulire et de hauteur variable ; diverses coupoles et colonnes appartenaient cette construction htrogne. Avant toute autre caractristique du monument invraisemblable, lextrme antiquit de son architecture me frappa. Je compris quil tait antrieur aux hommes, antrieur la Terre. Cette ostensible antiquit (bien queffrayante en un sens pour le regard) me parut convenable

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    louvrage dartisans immortels. Prudemment dabord, puis avec indiffrence, non sans dsespoir la fin, jerrai par les escaliers et les dallages de linextricable palais. Je vrifiai ensuite linconstance de la largeur et de la hauteur des marches : je compris la singulire fatigue quelles me causaient. Ce palais est luvre des dieux , pensai-je dabord. Jexplorai les pices inhabites et corrigeai : Les dieux qui ldifirent sont morts. Je notai ses particularits et dis : Les dieux qui ldifirent taient fous. Je le dis, jen suis certain, avec une incomprhensible rprobation qui tait presque un remords, avec plus dhorreur intellectuelle que de peur sensible. limpression dantiquit inoue, dautres sajoutrent, celle de lindfinissable, celle de latroce, celle du complet non-sens. Jtais pass par un labyrinthe, mais la trs nette Cit des Immortels me fit frmir dpouvante et de dgot Un labyrinthe est une chose faite dessein pour confondre les hommes ; son architecture, prodigue en symtries, est oriente cette intention. Dans les palais que jexplorai imparfaitement, larchitecture tait prive dintention. On ny rencontrait que couloirs sans issue, hautes fentres inaccessibles, portes colossales donnant sur une cellule ou sur un puits, incroyables escaliers inverss, aux degrs et la rampe tourns vers le bas. Dautres, fixs dans le vide une paroi monumentale, sans aboutir nulle part, sachevaient, aprs deux ou trois paliers, dans la tnbre suprieure des coupoles. Je ne sais si tous les exemples que je viens dnumrer sont littraux ; je sais que, durant de nombreuses annes, ils peuplrent mes cauchemars ; je ne peux pas dcider si tel ou tel dtail traduit la ralit ou les formes qui prouvrent mes nuits. Cette ville, pensais-je, est si horrible que sa seule existence et permanence, mme au cur dun dsert inconnu, contamine le pass et lavenir, et de quelque faon compromet les astres. Aussi longtemps quelle subsistera, personne au monde ne sera courageux ou heureux. Je ne veux pas la dcrire ; un chaos de paroles disparates, un corps de tigre ou de taureau, o pulluleraient de faon monstrueuse, conjugues et se hassant, des dents, des viscres et des ttes pourraient la rigueur en fournir des images approximatives.

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    Je ne me souviens pas des tapes de mon retour travers les hypoges humides et poussireux. Je sais seulement quau sortir du dernier labyrinthe, je demeurai en proie la terreur de me voir encore une fois entour par la funeste Cit des Immortels. Je ne me rappelle rien de plus. Cet oubli, aujourdhui invincible, fut peut-tre volontaire ; peut-tre les circonstances de mon vasion furent-elles si pnibles que, quelque jour non moins oubli, je me jurai de les effacer de ma mmoire.

    III Ceux qui ont lu avec attention le rcit de mes preuves se

    souviendront quun homme de la tribu me suivit comme aurait pu me suivre un chien, jusqu lombre irrgulire des murs. Quand je sortis du dernier souterrain, je le trouvai lentre de la caverne. Il tait couch sur le sable o il traait stupidement et effaait une srie de signes : ils taient comme les lettres des rves, quon est sur le point de comprendre et qui brusquement se brouillent. Au dbut, je crus quil sagissait dune criture barbare ; puis je compris quil tait absurde dimaginer que des hommes qui ntaient pas parvenus au langage fussent capables dcriture. En outre, aucune des figures ntait identique une autre, ce qui excluait ou loignait lhypothse de leur symbolisme. Lhomme les traait, les regardait et les corrigeait. Tout coup, comme si le jeu lennuyait, il les effaa avec la paume et lavant-bras. Il me considra, ne parut pas me reconnatre. Sans doute, le soulagement qui minondait tait si grand (ou si grande et si horrible ma solitude) quil me vint lide que ce Troglodyte rudimentaire, qui, du sol de la grotte, levait les yeux sur moi, mavait attendu. Le soleil chauffait la plaine ; quand nous revnmes, sous les premires toiles, le sable tait brlant sous nos pieds. Le Troglodyte me prcdait. Cette mme nuit, jimaginai de lui enseigner reconnatre, et si possible rpter, tel ou tel mot. Le chien et le cheval (me dis-je) se montrent capables du premier exploit ; de nombreux oiseaux, par exemple le rossignol des Csars, du second. Pour

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    stupide que ft lentendement dun homme, il serait toujours suprieur celui dtres irrationnels.

    Lhumilit et la misre du Troglodyte ressuscitrent dans ma mmoire limage dArgos, le vieux chien moribond de LOdysse. Je lui donnai donc ce nom et jessayai de le lui apprendre. Jchouai, et plus dune fois. Les ruses, la rigueur et lobstination se rvlrent galement vaines. Immobile, les yeux fixes, il ne paraissait pas entendre les sons que je tentais de lui inculquer. quelques pas de moi, il semblait extrmement loin. tendu sur le sable, comme un petit sphinx de lave croul, il laissait tourner sur lui les cieux depuis le crpuscule de laube jusqu celui du soir. Jestimai impossible quil ne comprt pas mon dessein. Je me rappelai que les thiopiens sont persuads que les singes, dlibrment, ne parlent pas, pour quon ne les oblige pas travailler. Jattribuai au soupon ou la peur le silence dArgos. De cette hypothse, je passai dautres, non moins extravagantes. Je pensai quArgos et moi appartenions des univers distincts ; je pensai que nos perceptions taient identiques, mais quArgos les combinait de faon diffrente et construisait avec elles dautres objets ; je pensai quil nexistait peut-tre pas dobjet pour lui, mais un va-et-vient continuel et vertigineux dimpressions dune extrme brivet. Je pensai un monde sans mmoire, sans dure ; jexaminai la possibilit dun langage qui ignorerait les substantifs, un langage de verbes impersonnels et dpithtes indclinables. Ainsi mouraient les jours et, avec les jours, les annes, pourtant quelque chose de pareil au bonheur arriva un matin. Il plut avec une puissante lenteur.

    Les nuits du dsert peuvent tre froides, mais celle-ci avait t un brasier. Je rvai quun fleuve de Thessalie (aux eaux duquel javais restitu un poisson dor) venait me racheter. Sur le sable rouge et la pierre noire, je lentendais sapprocher ; la fracheur de lair et le bruit affair de la pluie me rveillrent. Je courus, nu, la recevoir. La nuit tirait sa fin ; sous les nuages dors, la tribu, aussi heureuse que moi, soffrait laverse vivifiante avec une sorte dextase. On aurait dit des corybantes possds par le dieu. Argos, les yeux fixs sur le firmament, gmissait. Des ruisseaux lui coulaient sur le visage, non

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    seulement de pluie (je lappris par la suite), mais de larmes. Argos, criai-je, Argos.

    Alors, avec tonnement, comme sil dcouvrait une chose perdue et oublie depuis longtemps, Argos bgaya ces mots : Argos, chien dUlysse. Puis, toujours sans me regarder : Ce chien couch sur le fumier.

    Nous accueillons facilement la ralit, peut-tre parce que nous souponnons que rien nest rel. Je lui demandai ce quil savait de LOdysse. Lusage du grec lui tait pnible ; je dus rpter ma question.

    Trs peu, dit-il, moins que le dernier rhapsode. Il y a dj mille cent ans que je lai invente.

    IV Ce jour-l, tout devint clair pour moi. Les Troglodytes

    taient les Immortels ; le filet deau fangeuse, le fleuve que cherchait le cavalier. Et quant la ville dont la renomme stait tendue au-del du Gange, il y avait neuf sicles que les Immortels lavaient dtruite. Avec les dcombres, ils difirent, au mme endroit, la cit extravagante que javais parcourue, sorte de parodie ou denvers, et en mme temps temple des dieux irrationnels qui gouvernent le monde et dont nous ne savons rien, sauf quils ne ressemblent pas lhomme. Cette fondation fut le dernier symbole auquel condescendirent les Immortels ; il marque ltape, o, comprenant la vanit de toute entreprise, ils dcidrent de vivre dans la pense, dans la pure spculation. Ils levrent la construction, loublirent et allrent se terrer dans les crevasses. Absorbs, ils percevaient peine le monde physique.

    Homre me racontait tout, me parlant comme un enfant. Il me raconta aussi sa vieillesse et le dernier voyage quil entreprit, m comme Ulysse par lide darriver jusquaux hommes qui ne savent pas ce que cest que la mer, qui ne mangent pas de viande assaisonne et qui ne souponnent pas ce que cest quune rame. Il habita un sicle dans la Cit des Immortels.

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    Quand on la dtruisit, il conseilla ddifier lautre. Cela ne doit pas nous surprendre : on sait quaprs avoir chant la guerre dIlion, il chanta la guerre des grenouilles et des rats, pareil un dieu qui crerait dabord le cosmos, puis le chaos.

    tre immortel est insignifiant ; part lhomme, il nest rien qui ne le soit, puisque tout ignore la mort. Le divin, le terrible, lincomprhensible, cest de se savoir immortel. Jai not que malgr les religions, pareille conviction est extrmement rare. Juifs, chrtiens, musulmans confessent limmortalit, mais la vnration quils portent au premier ge prouve quils nont foi quen lui, puisquils destinent tous les autres, en nombre infini, le rcompenser ou le punir. Jestime plus raisonnable la roue de certaines religions de lInde ; dans cette roue, qui na ni commencement ni fin, chaque vie est la consquence dune vie antrieure et elle engendre la suivante, sans quaucune ne dtermine lensemble Exerce par un entranement sculaire, la rpublique des Immortels tait parvenue une certaine perfection de tolrance et presque de ddain. Elle savait quen un temps infini, toute chose arrive tout homme. Par ses vertus passes ou futures, tout homme mrite toute bont ; mais galement toute trahison par ses infamies du pass et de lavenir. Ainsi, dans les jeux de hasard, les nombres pairs et impairs tendent squilibrer ; ainsi sannulent lastuce et la btise, et peut-tre le grossier pome du Cid est-il le contrepoids exig par une seule pithte des glogues ou par une maxime dHraclite. La pense la plus fugace obit un dessein invisible et peut couronner, ou commencer, une forme secrte. Jen connais qui faisaient le mal pour que le bien en rsulte dans les sicles venir ou pour quil en soit rsult dans les sicles passs cette lumire, tous nos actes sont justes, mais ils sont aussi indiffrents. Il ny a pas de mrites moraux ou intellectuels. Homre composa LOdysse ; aussitt accord un dlai infini avec des circonstances et des changements infinis, limpossible tait de ne pas composer, au moins une fois, LOdysse. Personne nest quelquun, un seul homme immortel est tous les hommes. Comme Corneille Agrippa, je suis dieu, je suis hros, je suis philosophe, je suis dmon et je suis monde, ce qui est une manire fatigante de dire que je ne suis pas.

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    La notion de monde comme systme de prcises compensations eut une grande influence parmi les Immortels. En premier lieu, il les rendit invulnrables la piti. Jai mentionn les antiques carrires qui souvraient dans la campagne, sur lautre rive ; un homme tomba dans la plus profonde ; il ne pouvait se blesser ni mourir ; mais la soif le brlait ; soixante annes passrent avant quon lui jett une corde. Le destin personnel nintressait pas davantage. Le corps tait un docile animal domestique et il suffisait, chaque mois, de lui faire laumne de quelques heures de sommeil, dun peu deau et dun lambeau de viande. Que personne pourtant ne nous rabaisse au niveau des asctes. Il nest pas de plaisir plus complexe que celui de la pense et cest celui-l que nous nous consacrions. Parfois, une excitation extraordinaire nous restituait au monde physique. Par exemple, ce matin-l, la vieille joie lmentaire de la pluie. Ces rechutes taient rarissimes ; tous les Immortels taient capables dune quitude parfaite ; je me souviens de lun deux, que je nai jamais vu debout : un oiseau avait fait son nid sur sa poitrine.

    Parmi les corollaires de la doctrine selon laquelle il nexiste aucune chose qui ne soit pas compense par une autre, il en est un de trs peu dimportance thorique, mais qui nous conduisit, la fin ou au dbut du Xe sicle, nous disperser sur la surface du globe. Il tient en quelques mots : Il existe un fleuve dont les eaux donnent limmortalit ; il doit donc y avoir quelque part un autre fleuve dont les eaux leffacent. Le nombre des fleuves nest pas infini ; un voyageur immortel qui parcourt le monde, un jour aura bu tous. Nous nous proposions de dcouvrir ce fleuve.

    La mort (ou son allusion) rend les hommes prcieux et pathtiques. Ils meuvent par leur condition de fantmes ; chaque acte quils accomplissent peut tre le dernier ; aucun visage qui ne soit linstant de se dissiper comme un visage de songe. Tout, chez les mortels, a la valeur de lirrcuprable et de lalatoire. Chez les Immortels, en revanche, chaque acte (et chaque pense) est lcho de ceux qui lanticiprent dans le pass ou le fidle prsage de ceux qui, dans lavenir, le rpteront jusquau vertige. Rien qui napparaisse pas perdu

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    entre dinfatigables miroirs. Rien ne peut arriver une seule fois, rien nest prcieusement prcaire. Llgiaque, le grave, le crmoniel ne comptent pas pour les Immortels. Homre et moi, nous nous sommes spars aux portes de Tanger ; je crois que nous ne nous sommes pas dit adieu.

    V Je parcourus de nouveaux royaumes, de nouveaux empires.

    Au cours de lautomne de 1066, je combattis au pont de Stamford ; je ne me souviens pas maintenant si ce fut dans larme dHarold, lequel ne tarda pas trouver son destin, ou dans celle de linfortun Harald Hardrada qui conquit six pieds de terre anglaise, ou un peu plus. Au VIIe sicle de lHgire, dans le faubourg de Bulaq, je transcrivis avec une calligraphie pause, en une langue que jai oublie, dans un alphabet que jignore, les sept voyages de Sindbad et lhistoire de la Cit de Bronze. Dans une cour de la prison de Samarcande, jai beaucoup jou aux checs. Bikanir, jai profess lastrologie ; et aussi en Bohme. En 1638, jtais Kolozsvar, puis Leipzig. Aberdeen, en 1714, je souscrivis aux six volumes de LIliade de Pope ; je sais que je les frquentais avec dlices. Vers 1729, jai discut lorigine de ce pome avec un professeur de rhtorique nomm, je crois, Giambattista ; ses arguments me parurent irrfutables. Le 4 octobre 1921, le Patna, qui me conduisait Bombay, dut relcher dans un port drythre1

    1 Ici, il y a une rature dans le manuscrit. Le nom du port a peut-tre t barr.

    . Je descendis ; je me souvins dautres matins, trs anciens, galement face la mer Rouge, quand jtais tribun romain et que la fivre et la magie et linaction consumaient les soldats. Dans les environs, il y avait un ruisseau deau claire. Jy bus, pouss par lhabitude. Quand je remontai sur la berge, un arbuste pineux me dchira le dos de la main. La douleur inaccoutume me parut trs vive. Incrdule, taciturne, heureux, je regardais se former une

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    prcieuse et lente goutte de sang. Je suis redevenu mortel, me rptais-je, de nouveau je suis pareil aux autres hommes. Cette nuit-l, je dormis jusqu laube.

    Au bout dun an, jai relu ces pages ; je massure quelles ne trahissent pas la vrit, mais dans les deux premiers chapitres et mme dans quelques paragraphes des suivants, il me semble percevoir quelque chose de faux. Cest peut-tre la consquence de labus des dtails circonstanciels, procd que jai appris chez les potes et qui fait tout paratre faux ; car pareils dtails abondent bien dans la ralit, mais nullement dans la mmoire quon en a Cependant, je crois avoir dcouvert une raison plus cache. Je la dirai ; peu mimporte quon me juge fantastique.

    Lhistoire que jai raconte parat irrelle parce quen elle sentrelacent les vnements arrivs deux individus distincts. Dans les premiers chapitres, le cavalier veut savoir le nom du fleuve qui baigne les murs de Thbes ; Flaminius Rufus qui, auparavant, a donn la ville lpithte dHkatompylos, dit que le fleuve est lgypte ; ce nest pas lui quil convient de sexprimer ainsi, mais Homre qui parle expressment, dans LIliade, de Thbes Hkatompylos et qui, dans LOdysse, par la bouche de Prote et par celle dUlysse, dit invariablement gypte pour Nil. Au second chapitre, le Romain en buvant leau immortelle prononce des mots grecs ; ces mots sont homriques : on les trouvera la fin du fameux Catalogue des Vaisseaux. Ensuite, dans le vertigineux palais, il parle dune rprobation qui tait presque un remords . La formule renvoie Homre, qui avait conu cette monstruosit. Pareilles anomalies minquitrent. Dautres, dordre esthtique, me permirent de dcouvrir la vrit. Elles sont contenues dans le dernier chapitre ; il y est crit que je servis sur le pont de Stamford, que je transcrivis, Bulaq, les voyages de Sindbad le Marin et que je souscrivis, Aberdeen, LIliade anglaise de Pope. On lit, inter alia : Bikanir, jai profess lastrologie ; et aussi en Bohme. Aucun de ces tmoignages nest inexact ; mais il est significatif de les avoir mis en valeur. Le premier parat le fait dun homme de guerre, mais on se rend vite compte que lauteur sintresse non pas aux choses de la guerre, mais au destin des hommes. Ceux qui suivent sont plus curieux.

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    Une raison obscure et primitive mobligea les relater. Je le fis sachant quils taient pathtiques.

    Ils ne le sont pas, dits par le Romain Flaminius Rufus. Ils le sont, dits par Homre. Il est trange que celui-ci copie, au XIIIe sicle, les aventures de Sindbad, dun autre Ulysse, et quil dcouvre, au dtour de plusieurs sicles, dans un royaume boral et dans un langage barbare, les formes de son Iliade. Et quant la phrase qui reproduit le nom de Bikanir, on voit quelle est luvre dun homme de Lettres, dsireux (comme lauteur du Catalogue des Vaisseaux) darborer de superbes vocables2

    2 Ernesto Sbato suggre que le Giambattista qui discuta la formation de LIliade avec lantiquaire Cartaphilus est Giambattista Vico ; cet Italien soutenait quHomre est un personnage symbolique, comme Pluton et Achille.

    . Quand sapproche la fin, il ne reste plus dimages du

    souvenir ; il ne reste plus que des mots. Il nest pas trange que le temps ait confondu ceux qui une fois me dsignrent avec ceux qui furent symboles du sort de lhomme qui maccompagna tant de sicles. Jai t Homre ; bientt, je serai Personne, comme Ulysse ; bientt, je serai tout le monde : je serai mort.

    (Traduit par Roger Caillois.)

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    POST-SCRIPTUM DE 1950

    Parmi les commentaires que suscita la publication du texte

    qui prcde, le plus curieux, sinon le plus aimable, est intitul bibliquement A coat of many colours (Manchester, 1948). Cest luvre de la plume trs obstine du docteur Nahum Cordovero. Il stend sur une centaine de pages. Il parle de centons grecs, de centons de la basse latinit, de Ben Johnson, qui dfinissait ses contemporains avec des extraits de Snque, du Virgilius Evangelizans dAlexander Ross, des artifices de George Moore et dEliot, et, finalement, de la narration attribue lantiquaire Joseph Cartaphilus . Il dnonce, dans le premier chapitre, de courtes interpolations de Pline (Historia Naturalis, V, 8) ; dans le second, de Thomas de Quincey (Writings, III, 439) ; dans le troisime, dune lettre de Descartes lambassadeur Pierre Chanut ; dans le quatrime, de Bernard Shaw (Back to Methuselah, V). Il infre de ces intrusions, ou de ces larcins, que le texte entier est apocryphe.

    Selon moi, cette conclusion est inadmissible. Quand sapproche la fin, crivit Cartaphilus, il ne reste plus dimages du souvenir, il ne reste plus que des mots. Mots, mots dplacs et mutils, mots emprunts dautres, telle fut la pauvre aumne que lui laissrent les heures et les sicles.

    (Traduit par Roger Caillois.)

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    Le Mort

    Quun homme des faubourgs de Buenos Aires, quun

    malheureux mas-tu-vu sans autre vertu que linfatuation quinspire la crnerie senfonce dans les immenses terres chevaux de la frontire du Brsil et devienne capitaine de contrebandiers, voil qui semble, a priori, impossible. Je veux raconter ceux qui sont de cet avis la destine de Benjamin Otalora, dont il ne reste sans doute aucun souvenir au quartier de Balvanera et qui mourut dun coup de revolver, mort bien digne de lui, sur les confins du Rio Grande do Sul. Jignore les dtails de son aventure ; quand ils me seront rvls, je rectifierai et dvelopperai ces pages. Pour linstant, ce rsum peut tre utile.

    Benjamin Otalora a dix-neuf ans vers 1891. Cest un grand gaillard au front troit, aux yeux clairs pleins de franchise, vigoureux comme un Basque ; un coup de poignard heureux lui a rvl sa bravoure ; il na aucun souci de la mort de son adversaire, ni davoir fuir sur-le-champ son pays. Le chef de sa commune lui remet une lettre pour un certain Azevedo Bandeira, de lUruguay. Otalora sembarque ; la traverse, sur un bateau grinant, est orageuse ; le lendemain, il erre dans les rues de Montevideo, en proie une tristesse quil ne savoue pas, quil ignore peut-tre. Il ne trouve pas Azevedo Bandeira ; aux environs de minuit, dans un magasin de vente de boissons et comestibles de Paso del Molino, il assiste une dispute entre des gardiens de troupeaux. Un couteau brille ; Otalora ne sait pas qui a raison, mais il est attir tout simplement par le got du danger comme dautres par le jeu de cartes ou la musique. Au milieu de la mle, il pare un coup de poignard quun pon lance un homme en chapeau de feutre fonc, et en poncho. Il se trouve que ce dernier est Azevedo Bandeira. (Otalora, en lapprenant, dchire la lettre, car il prfre tout devoir lui-

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    mme.) Azevedo Bandeira donne, quoique robuste, linjustifiable impression dtre contrefait ; sur son visage, toujours trop proche, il y a du juif, du ngre et de lindien ; dans son attitude, du singe et du tigre ; la cicatrice qui barre sa figure est une parure de plus, ainsi que la noire moustache hirsute.

    Consquence ou erreur due lalcool, laltercation prend fin aussi rapidement quelle a commenc. Otalora boit avec les gardiens de troupeaux, puis va faire la bringue en leur compagnie, et gagne avec eux une btisse de la vieille ville alors que le soleil est dj trs haut. Dans le dernier patio, au sol de terre, les hommes tendent leurs affaires pour dormir. Otalora compare confusment cette nuit la prcdente, il foule dsormais un sol ferme, au milieu de gens amis. Certes, il est inquit par quelque remords, celui de ne pas regretter Buenos Aires. Il dort jusqu langlus, et ce moment est rveill par lindividu qui a attaqu, ivre, Bandeira. (Otalora se souvient que cet homme a vcu avec les autres les heures nocturnes bruyantes et joyeuses et que Bandeira la fait asseoir sa droite et la oblig continuer boire.) Lhomme lui dit que le patron lenvoie chercher. Dans une sorte de bureau qui donne sur le vestibule (Otalora na jamais vu un vestibule avec des portes latrales), Azevedo Bandeira lattend en compagnie dune femme lair ddaigneux, au teint clair et la chevelure rousse. Bandeira fait son loge, lui offre un verre dalcool de canne, lui rpte quil lui fait leffet dun homme courageux, lui propose daller au Nord avec les autres pour ramener un troupeau de chevaux. Otalora accepte ; le jour est prs de poindre quils sont en route, en direction de Tacuacembo.

    Alors commence pour Otalora une vie diffrente, une vie emplie daubes vastes et de journes qui sentent le cheval. Cette vie est nouvelle pour lui, parfois atroce ; il la dsormais dans le sang, car de mme que les hommes dautres nations vnrent et pressentent la mer, de mme nous (y compris lhomme qui entretisse ces symboles), nous aspirons ardemment vivre dans la plaine infinie qui rsonne sous les sabots. Otalora a t lev dans des quartiers de charretiers et de cavaliers qui portent secours aux vhicules en difficult ; un an ne sest pas coul quil devient gaucho. Il apprend dompter un cheval, faire

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    vivre les chevaux en troupeaux, dpecer un animal, manier le lasso qui emprisonne et le lasso boules qui abat, lutter contre le sommeil, les orages, les geles et le soleil, conduire le btail au sifflement et au cri. Pendant cette poque dapprentissage, il ne voit Azevedo Bandeira quune seule fois, mais celui-ci est constamment prsent sa mmoire, car tre un homme de Bandeira veut dire tre considr et craint, et dautre part, devant un acte de bravoure quelconque, les gauchos disent que Bandeira est plus fort. Quelquun affirme que Bandeira est n de lautre ct du Cuareim, au Rio Grande do Sul ; ce dtail, qui devrait le dconsidrer, lui donne lobscur prestige de jungles fourmillantes, de marcages, de distances inextricables et presque infinies. Petit petit, Otalora comprend que les affaires de Bandeira sont multiples et que la principale est la contrebande. tre gardien de chevaux est une servitude ; Otalora se propose daccder un chelon suprieur : contrebandier. Une nuit, deux de ses compagnons franchissent la frontire pour rapporter des lots de canne sucre ; Otalora provoque lun des deux, le blesse et prend sa place. Il est men par lambition et aussi par une obscure fidlit. Que cet homme, se dit-il, finisse par comprendre que je vaux plus que tous ses Uruguayens runis.

    Une autre anne scoule avant quOtalora ne retourne Montevideo. Lui et ses compagnons parcourent les faubourgs, la ville qui semble trs grande Otalora ; ils arrivent chez le patron ; les hommes tendent leurs affaires dans le dernier patio. Les jours passent et Otalora na pas vu Bandeira. On dit, avec crainte, quil est malade ; un ngre est charg de monter dans sa chambre le mat avec la bouilloire. Un soir, on confie cette tche Otalora. Celui-ci se sent vaguement humili mais satisfait en mme temps.

    La chambre est dlabre et sombre. Il y a un balcon qui a vue sur le couchant, une longue table avec un superbe dsordre de fouets, de cartouchires, darmes feu et darmes blanches ; il y a un lointain miroir dont la glace est ternie. Bandeira est couch sur le dos ; il rve et exhale des plaintes ; il fait penser aux derniers feux dun soleil moribond. Le vaste lit blanc parat le rapetisser, le rduire une ombre ; Otalora remarque les

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    cheveux blancs, la fatigue, la faiblesse, les fissures des annes. Il lui rpugne que ce vieillard soit leur chef. Il se dit quun coup suffirait pour sen dbarrasser. Sur ces entrefaites, il voit dans le miroir que quelquun est entr. Cest la femme aux cheveux roux ; elle est demi vtue, nu-pieds, et elle lobserve avec une froide curiosit. Bandeira se dresse sur sa couche ; tout en parlant de choses de la campagne et avalant mat sur mat, ses doigts jouent avec les tresses de la femme. Finalement il permet Otalora de sen aller.

    Quelques jours plus tard leur parvient lordre de partir pour le Nord. Ils chouent dans une estancia perdue qui est l comme partout ailleurs dans la plaine interminable. Rien ne la rend riante, ni arbres ni ruisseau ; elle est frappe par les derniers rayons du soleil. Il y a des enclos de pierre pour le famlique btail longues cornes. Ce pauvre tablissement sappelle Le Soupir.

    Otalora apprend par le cercle des pons que Bandeira ne tardera pas arriver de Montevideo. Il en demande la raison ; quelquun explique quun tranger qui a adopt la vie des gauchos a la prtention de trop commander. Otalora entend que cest une plaisanterie, mais quune telle plaisanterie soit possible le flatte. Il apprend plus tard que Bandeira sest brouill avec lun des chefs politiques et que celui-ci lui a retir son appui. Cette nouvelle lui fait plaisir.

    Arrivent des caisses de fusils, un pot eau et une cuvette dargent pour la chambre de la femme, des rideaux dun damas compliqu ; un beau matin, descend des montagnes un sombre cavalier, la barbe drue et vtu dun poncho. Son nom est Ulpiano Surez et cest le garde du corps dAzevedo Bandeira. Il parle fort peu et la faon brsilienne. Otalora ne sait sil faut attribuer sa rserve de lhostilit ou du ddain, ou sil est tout simplement une brute. Tout ce quil sait cest que, pour le plan quil est en train dourdir, il lui faut gagner son amiti.

    Puis voici que dans la destine de Benjamin Otalora entre un cheval bai pattes noires quamne du Sud Azevedo Bandeira et qui exhibe un harnais rehauss dargent et un dessous de selle franges de peau de jaguar. Ce cheval fastueux symbolise lautorit du patron et cest pourquoi il fait envie au garon qui

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    en vient aussi dsirer, dun dsir nourri de rancune, la femme la chevelure de flamme. La femme, le harnais et le cheval bai appartiennent un homme quil veut dtruire.

    Ici lhistoire prend des contours et des dtours plus complexes. Azevedo Bandeira est habile dans lart de lintimidation progressive, dans la manuvre satanique qui consiste humilier son interlocuteur graduellement, dun air mi-figue mi-raisin ; Otalora dcide dappliquer cette mthode ambigu la rude tche quil se propose. Il dcide de supplanter, lentement, Azevedo Bandeira. Au cours de journes de danger partag, il obtient lamiti de Surez. Il lui confie son plan ; Surez lui promet son aide. Par la suite, il se passe beaucoup de choses dont je ne connais quune petite partie. Otalora nobit pas Bandeira ; il sapplique oublier ses ordres, les modifier, en prendre le contre-pied. Lunivers semble conspirer avec lui et prcipite les vnements. Un jour, midi, a lieu dans la campagne de Tacuarembo un change de coups de feu avec des gens du Rio Grande ; Otalora se substitue Bandeira et prend la tte des Uruguayens. Il a lpaule traverse par une balle, mais cet aprs-midi il sen revient au Soupir sur le cheval bai du chef et des gouttes de son sang tachent la peau de jaguar ; et cette nuit-l il couche avec la femme aux cheveux de flamme. Dautres versions changent lordre de ces faits et nient quils se soient produits en un seul jour.

    Bandeira cependant est toujours nominalement le chef. Il donne des ordres qui ne sont pas excuts ; Benjamin Otalora ne touche pas sa personne, par un mlange de routine et de piti.

    Lultime scne de lhistoire se passe dans lagitation de la dernire nuit de 1894. Cette nuit-l, les hommes du Soupir mangent de la viande frache et boivent un alcool assassin ; quelquun joue interminablement sur la guitare une milonga laborieuse. Au haut bout de la table, Otalora, ivre, ne cesse dexulter et driger la tour vertigineuse de sa joie, symbole de son destin irrsistible. Bandeira, taciturne parmi ceux qui crient, laisse couler la nuit tumultueuse. Quand on entend les douze coups de minuit, il se lve comme se souvenant quil doit

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    faire quelque chose. Il se lve et frappe doucement la porte de la femme. Celle-ci lui ouvre aussitt comme si elle avait attendu cet appel. Elle sort demi vtue et nu-pieds. Simulant une voix effmine et tranante, le chef lui ordonne :

    Puisque toi et lhomme de Buenos Aires vous vous aimez tant, tu vas lui donner linstant un baiser devant tout le monde.

    Il ajoute un dtail grossier. La femme veut rsister, mais deux hommes lont prise par le bras et la jettent sur Otalora. Baigne de larmes, elle embrasse son visage et sa poitrine. Ulpiano Surez a empoign son revolver. Otalora comprend, avant de mourir, quon la trahi ds le dbut, quil a t condamn mort, quon lui a permis daimer, dtre le chef, de triompher, parce quon le tenait dj pour mort, parce que pour Bandeira il tait dj mort.

    Surez dcharge son arme, presque avec ddain. (Traduit par Ren L.-F. Durand.)

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    Les Thologiens

    Le jardin dvast, les calices et les autels profans, les Huns

    entrrent cheval dans la bibliothque du couvent, dchirrent les livres incomprhensibles, les abominrent et les brlrent, craignant peut-tre que les lettres ne recelassent des blasphmes contre leur dieu, qui tait un cimeterre en fer. Palimpsestes et codex brlrent, mais au cur du bcher, au milieu de la cendre, demeura presque intact le livre douzime de la Civitas Dei, qui rapporte que Platon enseigna Athnes qu la fin des sicles toutes choses reprendront leur tat antrieur, et que lui, Athnes, devant le mme auditoire, enseignera de nouveau cette doctrine. Le texte qui fut pargn par les flammes jouit dune vnration spciale et ceux qui le lurent et le relurent dans cette province loigne oublirent que lauteur nexposa cette doctrine que pour la mieux rfuter. Un sicle plus tard, Aurlien, coadjuteur dAquile, apprit que sur les bords du Danube la trs rcente secte des monotones (appels aussi annulaires) professait que lhistoire est un cercle et quil nest rien qui nait dj t et qui un jour ne sera. Dans les montagnes, la Roue et le Serpent avaient dplac la Croix. Tout le monde tait rempli de crainte mais tait rconfort par le bruit selon lequel Jean de Pannonie, qui stait distingu par un trait sur le septime attribut de Dieu, allait combattre une aussi abominable hrsie.

    Aurlien dplora ces nouvelles, surtout la dernire. Il savait quen matire de thologie il ny a pas de nouveaut sans pril ; puis il se dit que la thse dun temps circulaire tait trop disparate, trop surprenante, pour que le danger ft grave. (Les hrsies que nous devons redouter sont celles qui peuvent tre confondues avec lorthodoxie.) Il fut plus afflig par lintervention par lintrusion de Jean de Pannonie. Deux ans auparavant, celui-ci avait usurp avec son verbeux De Septima

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    Affectione Dei sive de eternitate un sujet de la spcialit dAurlien ; prsent, comme si le problme du temps lui et appartenu, il allait rectifier, peut-tre avec des arguments de Procuste, laide de thriaques plus redoutables que le Serpent, les annulaires Cette nuit-l, Aurlien lut le texte de lancien dialogue de Plutarque sur la cessation des oracles ; au paragraphe vingt-neuf, il lut une raillerie contre les stociens qui soutiennent lexistence dun cycle infini de mondes, avec un nombre infini de soleils, de lunes, dApollons, de Dianes et de Posidons. Cette dcouverte lui sembla un heureux prsage ; il rsolut de devancer Jean de Pannonie et de rfuter les hrtiques de la Roue.

    Il y a des gens qui recherchent lamour dune femme pour loublier, pour ne plus penser elle ; de mme Aurlien voulait surpasser Jean de Pannonie pour conjurer laversion que ce dernier lui inspirait, non pour lui causer du mal. Calm par le seul fait de travailler, de mettre sur pied des syllogismes, de chercher des invectives, par les nego et les autem et les nequaquam, il put oublier cette aversion. Il construisit de vastes priodes presque inextricables, embarrasses dincises, dans lesquelles la ngligence et le solcisme semblaient tre des formes du ddain. De la cacophonie il fit un instrument. Il prvit que Jean foudroierait les annulaires avec une gravit prophtique ; afin de ne pas employer les mmes arguments, il choisit de son ct lamre raillerie. Augustin avait crit que Jsus est la voie droite qui nous sauve du labyrinthe circulaire dans lequel errent les impies ; Aurlien, laborieusement trivial, les compara Ixion, au foie de Promthe, Sisyphe, ce roi de Thbes qui vit deux soleils, au bgaiement, des perroquets, des miroirs, des chos, des mules de noria et des syllogismes biscornus. (Les fables paennes subsistaient, rabaisses au rle dornements.) Comme tout possesseur dune bibliothque, Aurlien se savait coupable de ne la point connatre fond ; cette controverse lui permit de lire de nombreux livres qui semblaient lui reprocher son incurie. Il put de la sorte enchsser dans sa rdaction un passage de luvre dOrigne De Principiis, dans lequel on nie que Judas Iscariote revendra le Seigneur, et que Paul assistera de nouveau

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    Jrusalem au martyre dtienne, et un autre des Academica priora de Cicron, o celui-ci se moque de ceux qui rvent que tandis que lui sentretient avec des Lucullus, dautres Lucullus et dautres Cicrons, en nombre infini, disent exactement la mme chose, dans un nombre infini de mondes identiques. De plus, il escrima contre les monotones le texte de Plutarque, et dnona le scandale que constituait le fait qu un idoltre le lumen natur ft plus utile qu eux la parole de Dieu. Ce travail lui prit neuf jours ; le dixime, on lui remit une copie de la rfutation de Jean de Pannonie.

    Elle tait presque ridiculement courte ; Aurlien la lut avec ddain, puis avec apprhension. La premire partie glosait les versets terminaux du neuvime chapitre de lptre aux Hbreux, o il est dit que Jsus ne fut pas sacrifi plusieurs fois depuis le commencement du monde, mais prsentement une seule fois jusqu la consommation des sicles. La seconde allguait le prcepte biblique sur les vaines rptitions des gentils (Matthieu, VI, 7) et le passage du septime livre de Pline qui souligne que dans le vaste univers il ny a pas deux visages qui se ressemblent. Jean de Pannonie dclarait quil ny a pas non plus deux mes qui se ressemblent, et que le pcheur le plus vil est aussi prcieux que le sang que, pour lui, versa Jsus-Christ. Lacte dun seul homme, affirmait-il, pse plus que les neuf ciels concentriques, et rver quil peut disparatre et refaire son apparition est une brillante frivolit. Ce que nous perdons le temps ne le refait pas, lternit le garde pour la gloire et aussi pour le feu. Le trait tait diaphane, universel ; il ne semblait pas rdig par une personne en chair et en os, mais par nimporte quel homme ou, peut-tre, par tous les hommes.

    Aurlien prouva une humiliation presque physique. Il pensa dtruire ou rformer son propre travail ; puis, avec une probit pleine de fiel, il lenvoya Rome sans y changer une seule lettre. Quelques mois plus tard, lorsque se runit le concile de Pergame, le thologien charg de rfuter les erreurs des monotones fut (il fallait sy attendre) Jean de Pannonie ; sa rfutation docte et mesure suffit faire condamner lhrsiarque Euphorbe au bcher. Ceci est arriv et arrivera encore, dit Euphorbe. Vous nallumez pas un bcher, mais un

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    labyrinthe de feu. Si lon runissait ici tous les bchers que jai t, ils ne tiendraient pas sur terre et les anges en seraient aveugls. Cest ce que jai souvent dit. Puis il poussa un cri, car il fut atteint par les flammes.

    La Roue tomba devant la Croix3

    Lhistoire les connat sous de nombreux noms (spculaires, abyssaux, canites), mais le plus rpandu de tous est celui dhistrions, que leur donna Aurlien et quils adoptrent hardiment. En Phrygie et en Dardanie on les appela simulacres. Jean Damascne leur donna le nom de formes ; il est juste de remarquer que cette attribution a t rejete par Erfjord. Aucun hrsiologue ne rapporte sans stupeur leurs murs

    mais Aurlien et Jean poursuivirent leur bataille secrte. Ils militaient tous deux dans la mme arme, aspiraient la mme rcompense, guerroyaient contre le mme Ennemi, mais Aurlien ncrivit pas un mot qui, dune faon inavoue, ne tendt lemporter sur Jean. Leur duel fut invisible ; si les copieux index ne me trompent, le nom de lautre ne figure pas une seule fois dans les nombreux volumes dAurlien que rassemble la Patrologie de Migne. (Des ouvrages de Jean il nest rest que vingt mots.) Tous deux dsapprouvrent les anathmes du second concile de Constantinople ; tous deux poursuivirent les ariens, qui niaient la gnration ternelle du Fils ; tous deux attestrent lorthodoxie de la Topographia Christiana de Cosmas, qui enseigne que la terre est quadrangulaire, comme le tabernacle hbreu. Malheureusement, aux quatre coins de la terre se rpandit une autre hrsie grosse de temptes. Originaire de lgypte ou de lAsie (car les tmoignages diffrent et Bousset ne veut pas admettre les raisons de Harnack), elle infesta les provinces orientales et rigea des sanctuaires en Macdoine, Carthage et Trves. Elle semblait tre partout ; on dit que dans le diocse de Britannia les crucifix avaient t mis tte en bas, et qu Csare limage du Seigneur avait t remplace par un miroir. Le miroir et lobole taient des emblmes des nouveaux schismatiques.

    3 Sur les croix runiques subsistent, entrelacs, les deux emblmes ennemis (N. d. A.).

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    extravagantes. De nombreux histrions professrent lasctisme ; certains se mutilrent, tel Origne ; dautres habitrent sous terre, dans les gouts ; dautres sarrachrent les yeux ; dautres (les nabuchodonosors de Nitrie) paissaient lherbe comme les bufs et leur poil poussait comme plumes daigles . De la mortification et de laustrit ils passaient souvent au crime ; certaines communauts tolraient le vol ; dautres, lhomicide ; dautres, la sodomie, linceste et des habitudes bestiales. Toutes taient blasphmes ; non seulement elles maudissaient le Dieu chrtien, mais encore les divinits secrtes de leur propre panthon. Les histrions composrent des livres sacrs, dont les doctes dploraient la disparition. Sir Thomas Browne crivit vers 1658 : Le temps a ananti les ambitieux vangiles Histrioniques, non les Insultes avec lesquelles on fustigea leur Impit. Erfjord a suggr que ces Insultes (que conserve un codex grec) sont les vangiles perdus. Cela est incomprhensible si nous ignorons la cosmologie des histrions.

    Dans les livres hermtiques il est crit que ce quil y a en bas est identique ce quil y a en haut, et ce quil y a en haut, identique ce quil y a en bas ; dans le Zohar, que le monde infrieur est un reflet du suprieur. Les histrions fondrent leur doctrine sur une perversion de cette ide. Ils invoqurent Matthieu, VI, 12 ( remets-nous nos dettes, comme nous les remettons nos dbiteurs ) et XI, 12 ( le royaume des cieux souffre violence ) pour dmontrer que la terre influe sur le ciel, et I Corinthiens, XI, 12 ( nous voyons maintenant travers un miroir, dans lobscurit ) pour dmontrer que tout ce que nous voyons est faux. Contamins peut-tre par les monotones, ils imaginrent que tout homme est deux hommes et que le vritable est lautre, celui qui est au ciel. Ils imaginrent aussi que nos actes projettent un reflet invers, de sorte que si nous veillons, lautre dort, si nous forniquons, lautre est chaste, si nous accaparons, lautre est prodigue. Aprs notre mort, nous nous unirons lui et serons lui (un cho de ces doctrines est demeur chez Bloy). Dautres histrions pensrent que le monde prendra fin quand spuisera le nombre de ses possibilits ; puisquil ne peut pas y avoir de rptitions, le juste doit liminer (commettre) les actes les plus infmes, pour que ceux-ci ne

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    souillent pas lavenir et pour hter lavnement du royaume de Jsus. Cet article fut rejet par dautres sectes qui soutinrent que lhistoire du monde doit saccomplir en chaque homme. La plupart, comme Pythagore, devront transmigrer dans de nombreux corps avant dobtenir leur libration ; certains, les protiques, au terme dune seule vie sont lions, dragons, sangliers, sont eau, sont un arbre . Dmosthne rapporte la purification par la boue laquelle taient soumis les initis aux mystres orphiques ; par analogie, les protiques cherchrent la purification par le mal. Ils entendirent, comme Carpocrate, que nul ne sortira de prison sil na pay la dernire obole (Luc, XII, 59), et ils avaient coutume denjler les pnitents avec cet autre verset : Je suis venu pour que les hommes aient la vie et pour quils laient en abondance (Jean, X, 10). Ils disaient aussi que ne pas tre un mchant homme est un orgueil satanique Les histrions laborrent des mythologies nombreuses et divergentes ; les uns prchrent lasctisme, dautres la licence, tous la confusion. Thopompe, histrion de Brnice, rejeta toutes les fables ; il dit que chaque homme est un organe que projette la divinit pour sentir le monde.

    Les hrtiques du diocse dAurlien taient de ceux qui affirmaient que le temps ne souffre pas de rptitions, non de ceux qui affirmaient que tout acte se reflte dans le ciel. Cette circonstance tait bizarre ; dans un rapport aux autorits romaines, Aurlien la mentionna. Le prlat qui devait recevoir le rapport tait confesseur de limpratrice ; nul nignorait que ce ministre exigeant lui interdisait les dlices intimes de la thologie spculative. Son secrtaire ancien collaborateur de Jean de Pannonie, brouill prsent avec lui jouissait de la rputation dinquisiteur trs strict de toute htrodoxie ; Aurlien ajouta un expos de lhrsie histrionique, telle quelle se dveloppait dans les conventicules de Genna et dAquile. Il rdigea quelques paragraphes ; quand il voulut crire la thse atroce selon laquelle il ny a pas deux instants semblables, sa plume sarrta. Il ne trouva pas la formule ncessaire ; les monitions de la nouvelle doctrine ( Veux-tu voir ce que ne virent pas des yeux humains ? Regarde la lune. Veux-tu entendre ce quoreille nentendit point ? coute le cri de

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    loiseau. Veux-tu toucher ce que les mains nont pas touch ? Touche la terre. Je dis en vrit que Dieu doit encore crer le monde ) taient trop affectes et mtaphoriques pour tre transcrites. Soudain, une phrase de vingt mots se prsenta son esprit. Il lcrivit, rempli de joie ; tout aussitt aprs, il fut tenaill par le soupon quelle ntait pas de lui. Le lendemain, il se souvint quil lavait lue bien des annes auparavant dans lAdversus annulares compos par Jean de Pannonie. Il vrifia la citation ; elle y tait. Lincertitude le tourmenta. Changer ou supprimer ces mots, ctait affaiblir lexpression ; les laisser, plagier un homme quil dtestait ; indiquer la source, le dnoncer. Il implora le secours divin. Vers le dbut du second crpuscule, son ange gardien lui dicta une solution de compromis. Aurlien conserva les mots mais les fit prcder de cet avertissement : Ce quaboient prsent les hrsiarques pour la confusion de la foi, un homme trs docte, plus lger en cela que coupable, la dit en notre sicle. Puis arriva ce qui tait craindre, ce quoi on pouvait sattendre et qui tait invitable. Aurlien dut rvler qui tait cet homme ; Jean de Pannonie fut accus de professer des opinions hrtiques.

    Quatre mois plus tard, un forgeron de lAventin, leurr par les impostures des histrions, plaa sur les paules de son petit enfant une grande sphre en fer pour que son double senvolt. Lenfant mourut ; lhorreur provoque par ce crime obligea une implacable svrit les juges de Jean. Ce dernier ne voulut pas se rtracter ; il rpta que nier sa proposition revenait tomber dans lhrsie pestilentielle des monotones. Il ne comprit pas (il ne voulut pas comprendre) que parler des monotones tait parler dune chose dj oublie. Avec une insistance quelque peu snile, il prodigua les priodes les plus brillantes de ses anciennes polmiques ; les juges nentendaient mme pas ce qui en dautres occasions les avait enthousiasms. Au lieu dessayer de se laver de la plus lgre tache dhistrionisme, il seffora de dmontrer que la proposition dont on laccusait tait rigoureusement orthodoxe. Il discuta avec les hommes du verdict desquels dpendait son sort et il commit la lourde maladresse de le faire avec esprit et humour. Le

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    26 octobre, aprs une discussion qui dura trois jours et trois nuits, il fut condamn mourir sur le bcher.

    Aurlien assista lexcution, car le contraire et t savouer coupable. Le lieu du supplice tait une colline, sur le vert sommet de laquelle il y avait un pieu fich profondment dans le sol, et tout autour un grand nombre de fagots. Un ministre lut larrt du tribunal. Sous le soleil de midi, Jean de Pannonie gisait, le visage dans la poussire, lanant des hurlements de bte. Il griffait la terre, mais les bourreaux len arrachrent, lui trent ses vtements et enfin lattachrent au pilori. Ils lui mirent sur la tte une couronne de paille enduite de soufre ; ct, un exemplaire de linfect Adversus annulares. Il avait plu la nuit prcdente et le bois brlait mal. Jean de Pannonie pria en grec, puis en une langue inconnue. Le bcher allait lengloutir quand Aurlien senhardit lever les yeux. Les tourbillons de feu simmobilisrent ; Aurlien vit pour la premire et la dernire fois le visage de lhomme dtest. Il lui rappela celui de quelquun, sans pouvoir prciser qui. Ensuite les flammes lenvelopprent ; puis il cria et ce fut comme si un incendie et cri.

    Plutarque a rapport que Jules Csar pleura la mort de Pompe ; Aurlien ne pleura pas celle de Jean, mais il ressentit ce que pourrait prouver un homme guri dune maladie incurable qui ferait dsormais partie de sa vie. Aquile, phse, en Macdoine, il laissa les annes passer sur lui. Il chercha les rudes frontires de lempire, les marcages accablants et les dserts propices la contemplation, pour que la solitude laidt comprendre sa destine. Dans une cellule de Mauritanie, dans la nuit hante par les lions, il repensa laccusation complexe porte contre Jean de Pannonie et justifia larrt pour la nime fois. Il lui en cota davantage pour justifier sa dnonciation tortueuse. Rusaddir il prcha lanachronique sermon Lumire des lumires allume dans la chair dun rprouv. En Hibernie, dans lune des chaumires dun monastre assig par la jungle, il fut surpris une nuit, aux approches de laube, par la rumeur de la pluie. Il se rappela une nuit Rome pendant laquelle cette rumeur fragile lavait surpris

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    aussi. midi, la foudre incendia les arbres et Aurlien put mourir comme Jean tait mort.

    La fin de lhistoire ne peut tre rapporte quen mtaphores, car elle se passe au royaume des cieux, o le temps nexiste pas. Peut-tre y aurait-il lieu de dire quAurlien sentretint avec Dieu et que celui-ci porte si peu dintrt aux diffrends en matire de religion quil le prit pour Jean de Pannonie. Mais cela ferait croire de la confusion dans lesprit divin. Il est plus correct de dire quau paradis Aurlien apprit que pour linsondable divinit lui et Jean de Pannonie (lorthodoxe et lhrtique, celui qui hassait et celui qui tait ha, laccusateur et la victime) taient une mme personne.

    (Traduit par Ren L.-F. Durand.)

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    Histoire du Guerrier et de la Captive

    la page 278 du livre La Poesia (Bari, 1942), Croce,

    rsumant un texte latin de lhistorien Paul Diacre, raconte le sort et cite lpitaphe de Droctulft ; jen fus singulirement mu et jen compris plus tard la raison. Droctulft fut un guerrier longobard qui, lors de lassaut de Ravenne, abandonna les siens et mourut en dfendant la ville quil avait dabord attaque. Les habitants de Ravenne lensevelirent dans un temple, et composrent une pitaphe o ils montrent leur gratitude (contempsit caros, dum nos amat ille, parentes) et le curieux contraste quon remarquait entre le visage brutal du barbare et sa dbonnaire simplicit.

    Terribilis visu facies, sed mente benignus Longaque robusto pectore barba fuit4

    Imaginons, sub specie ternitatis, Droctulft, non lindividu Droctulft, qui sans doute fut unique et insondable, comme tous les individus, mais le type humain cr avec lui et avec beaucoup dautres comme lui, par la tradition, qui est uvre doubli et de mmoire. travers une obscure gographie de forts et de fondrires, les guerres le conduisirent en Italie, depuis les rives du Danube et de lElbe. Et peut-tre ne savait-il pas quil allait au Sud, et peut-tre ne savait-il pas quil faisait la

    Telle est lhistoire du destin de Droctulft, barbare qui mourut

    en dfendant Rome. Tel est du moins le fragment de son histoire que put sauver Paul Diacre. Je ne sais mme pas la date des faits. Faut-il les situer vers le milieu du VIe sicle, quand les Longobards dvastrent les plaines italiennes, ou dans le VIIIe sicle, avant la reddition de Ravenne ? Choisissons (ceci nest pas un travail historique) la premire hypothse.

    4 Gibbon aussi transcrit ces vers (Decline and fall, XLV).

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    guerre contre le nom romain. Peut-tre confessait-il larianisme, qui tient que la gloire du Fils est le reflet de la gloire du Pre, mais il est plus raisonnable de limaginer dvot de la Terre, de Hertha, dont lidole voile allait de hutte en hutte dans un chariot tir par des vaches, ou dvot des dieux de la Guerre et du Tonnerre, frustes figures de bois enveloppes dtoffes et surcharges de monnaies et de bijoux. Il venait des forts inextricables du sanglier et de laurochs. Il tait blanc, gai, innocent, cruel, loyal son chef et sa tribu, non lunivers. Les guerres le conduisent Ravenne, et l, il voit quelque chose quil na jamais vu, ou quil na pas vu avec plnitude. Il voit la lumire du jour, les cyprs et le marbre. Il voit un ensemble qui est multiple sans dsordre ; il voit une ville, composition faite de statues, de temples, de jardins, de maisons, de degrs, de jarres, de chapiteaux, despaces rguliers et ouverts. Aucune de ces uvres, je le sais, ne limpressionne par sa beaut ; elles le touchent comme aujourdhui nous toucherait une machine complexe dont nous ignorons la destination, mais dans le dessin de laquelle on devine une intelligence immortelle. Peut-tre lui suffit-il de voir une seule arche, avec une inscription incomprhensible en ternelles lettres romaines. Brusquement, cette rvlation lblouit et le transforme : la Ville. Il sait que, dans ses murs, il sera un chien ou un enfant, et quil narrivera mme pas la comprendre, mais il sait aussi quelle vaut mieux que ses dieux et la foi jure et toutes les fondrires de la Germanie. Droctulft abandonne les siens et combat pour Ravenne. Il meurt et, sur sa tombe, on grave des mots quil naurait pas compris :

    Contempsit caros, dum nos amat ille, parentes, Hanc patriam reputans esse, Ravenna, suam. Ce ne fut pas un tratre : les tratres, dhabitude, ninspirent

    pas de pieuses pitaphes ; ce fut un illumin, un converti. Au bout dun certain nombre de gnrations, les Longobards qui dabord jugrent svrement le transfuge, firent comme lui. Ils se firent italiens, lombards et peut-tre quelquun de leur sang, nomm Aldiger, put engendrer ceux qui engendrrent

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    lAlighieri. Beaucoup dhypothses expliquent la dcision de Droctulft. La mienne est la plus conomique. Si elle nest pas vraie comme fait, elle lest comme symbole.

    Quand jai lu dans le livre de Croce lhistoire du guerrier, elle mmut de manire insolite, et jeus limpression de recouvrer sous une autre forme quelque chose qui avait t mien. Je pensai un moment aux cavaliers mongols qui voulaient faire de la Chine un pturage infini et qui vieillirent la fin dans les villes quils avaient dsir dtruire. Mais ce ntait pas le souvenir que je cherchais. Je le rencontrai la fin. Cest un rcit que jai entendu de ma grand-mre anglaise, qui est morte.

    En 1872, mon aeul Borges tait chef des frontires nord et ouest de Buenos Aires, et sud de Santa Fe. Le quartier gnral tait Junn ; plus loin, distants de quatre ou cinq lieues lun de lautre, la chane des fortins ; plus loin, ce quon appelait alors la Pampa, et aussi la Pleine Terre. Une fois, mi-merveille, mi-moqueuse, ma grand-mre commenta son destin dAnglaise exile cette extrmit du monde ; on lui dit quelle ntait pas la seule et on lui montra quelques mois aprs une Indienne qui traversait lentement la place. Elle tait vtue de deux couvertures de couleur et allait pieds nus ; ses cheveux taient blonds. Un soldat lui dit quune autre Anglaise voulait parler avec elle. La femme consentit. Elle entra dans le quartier gnral sans peur, non sans mfiance. Dans son visage, brun, peinturlur de couleurs agressives, les yeux taient de ce bleu dteint que les Anglais appellent gris. Le corps tait lger, comme celui dune biche ; les mains, fortes et osseuses. Elle venait du dsert, de la Pleine Terre, et tout paraissait trop troit pour elle, les portes, les murs, les meubles.

    Peut-tre les deux femmes se sentirent-elles surs pour un instant, loin de leur le aime, dans un pays inimaginable. Ma grand-mre posa une question, lautre lui rpondit avec difficult, cherchant les mots et les rptant, comme stupfaite par leur saveur oublie. Voici quinze ans quelle navait pas parl sa langue natale : elle avait du mal la retrouver. Elle dit quelle tait du Yorkshire, que ses parents avaient migr Buenos Aires, quelle les avait perdus au cours dun raid, que les Indiens lavaient emporte, quelle tait maintenant la femme

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    dun cacique qui elle avait donn deux fils et qui tait trs brave. Elle dit tout cela dans un anglais rustique, entreml de mots araucans et pampas et, derrire le rcit, on devinait une vie sanglante : les tentes en cuir de cheval, les flambes de fumier, les festins de chair brle ou de viscres crus, les marches furtives laube, lassaut des fermes, les clameurs et le pillage, la guerre, le rassemblement dun btail grouillant par des cavaliers nus, la polygamie, la pestilence et la magie. une pareille barbarie tait retombe une Anglaise. la fois apitoye et scandalise, ma grand-mre lui conseilla de rester. Elle promit de la protger, de payer ranon pour ses enfants. Lautre rpondit quelle tait heureuse et, la nuit mme, retourna au dsert.

    Francisco Borges mourut peu aprs, dans la rvolution de 74 ; peut-tre alors, ma grand-mre aperut dans lautre femme, galement entrane et transforme par ce continent implacable, un reflet monstrueux de son propre destin

    Tous les ans, lIndienne blonde venait aux comptoirs de Junn ou de Fort-Lavalle pour acheter des babioles et des friandises. Elle napparut plus, aprs la conversation avec mon aeule. Toutefois, elles se virent de nouveau. Ma grand-mre tait la chasse. Dans un rancho, prs du cloaque, un homme gorgeait une brebis. Comme en un songe, lIndienne passa cheval. Elle se prcipita terre et but le sang chaud. Je ne sais si elle le fit parce que dj elle ne pouvait plus faire autrement, ou bien par dfi et comme un signe.

    Mille trois cents ans et la mer sparent le destin de la captive et celui de Droctulft. Aujourdhui, lun et lautre sont galement hors de porte. La figure du barbare qui embrasse la cause de Ravenne, la figure de lEuropenne qui choisit le dsert peuvent paratre antagoniques. Pourtant, un lan secret emporta les deux tres, un lan plus profond que la raison, et tous deux obirent cet lan quils nauraient pas su justifier. Les histoires que jai racontes sont peut-tre une seule histoire. Lavers et le revers de cette mdaille sont, pour Dieu, identiques.

    1949, Adrogu.

    (Traduit par Roger Caillois.)

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    Biographie de Tadeo Isidoro Cruz (1829-1874)

    Im looking for the face I had. Before the world was made.

    YEATS, The Winding Stair.

    Le 6 fvrier 1829, les gurilleros qui, harcels dj par

    Lavalle, marchaient depuis le Sud pour sincorporer aux divisions de Lpez, firent halte dans une estancia dont ils ignoraient le nom, trois ou quatre lieues de Pergamino ; aux approches de laube, un des hommes eut un tenace cauchemar : dans la pnombre de labri, son cri confus rveilla la femme qui tait couche avec lui. Nul ne sait ce quil avait rv, mais le lendemain, quatre heures, les gurilleros furent mis en droute par la cavalerie de Surez, et la poursuite dura neuf lieues, jusquaux tristes tendues de gramines, et lhomme prit dans un foss, le crne fendu par un sabre des guerres du Prou et du Brsil. La femme sappelait Isidora Cruz ; le fils quelle eut reut le nom de Tadeo Isidoro.

    Mon propos nest pas de rappeler son histoire. Des jours et des nuits qui la composent une seule nuit mintresse ; du reste, je ne rapporterai que ce qui est indispensable pour comprendre cette nuit. Laventure est avre par un illustre livre ; cest--dire un livre dont la matire peut tre tout pour tous (I Corinthiens, IX, 22), car il est susceptible de rptitions, versions et perversions presque inpuisables. Ceux qui ont comment, et ils sont nombreux, lhistoire de Tadeo Isidoro, dtachent linfluence de la pampa sur sa formation, mais des gauchos en tout point semblables lui naquirent et moururent sur les bords sauvages du Paran et dans les montagnes uruguayennes. Il vcut, il est vrai, dans un monde de monotone

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    barbarie. Quand il mourut, en 1874, dune variole pernicieuse, il navait jamais vu une montagne ni un bec de gaz ni un moulin. Pas de ville non plus. En 1849, il alla Buenos Aires avec un troupeau de chevaux de ltablissement de Francisco Acevedo ; les gardiens entrrent dans la ville pour vider leur cartouchire ; Cruz, mfiant, resta enferm dans une auberge au voisinage des enclos. Il y passa plusieurs jours, taciturne, dormant mme le sol, buvant mat sur mat, se levant laube et se couchant langlus. Il comprit (au-del des mots et mme du raisonnement) que la ville lui tait trangre. Un des pons, sol, se moqua de lui. Cruz ne rpliqua rien, mais quand il rentrait le soir, prs de ltre, lautre multipliait ses plaisanteries, et alors Cruz (qui jusque-l navait montr aucun ressentiment ni mme dimpatience) labattit dun coup de poignard. Fugitif, il dut se rfugier dans un marais ; quelques nuits plus tard, le cri dun kamichi lui annona que la police lavait encercl. Il essaya son couteau sur une touffe dherbes ; pour ne pas tre gn dans la lutte pied, il enleva ses perons. Il prfra se battre plutt que de se rendre. Il fut bless lavant-bras, lpaule, la main gauche ; il blessa gravement les plus froces de la bande , quand le sang coula entre ses doigts, il se battit avec plus de bravoure que jamais ; aux approches de laube, la perte de sang lui donna le vertige et on le dsarma. cette poque, larme remplissait une fonction pnale ; Cruz fut envoy un fortin de la frontire Nord. Comme simple soldat, il prit part aux guerres civiles ; il combattit tantt pour sa province natale, tantt contre elle. Le 23 janvier 1856, dans les Lagunes de Cardoso, il fut parmi les trente chrtiens qui, sous les ordres du sergent-chef Eusebio Laprida, se battirent contre deux cents Indiens. Au cours de la mle il fut bless dun coup de lance.

    Dans son existence obscure et courageuse les hiatus sont nombreux. Nous savons que vers 1868 il tait de nouveau Pergamino : mari ou en concubinage, pre dun enfant, propritaire dune terre. En 1869, on le nomma sergent de la police rurale. Il stait amend ; cette poque, il dut se considrer heureux, bien quil ne le ft pas foncirement. Lavenir lui rservait secrtement une nuit essentielle de

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    lucidit : celle o enfin il vit son propre visage, celle o enfin il couta son nom. Bien comprise, cette nuit permet datteindre le fond de sa vie ; mieux, un instant de cette nuit, un acte de cette nuit ; car les actes sont notre symbole. Toute destine, pour longue et complique quelle soit, comprend en ralit un seul moment : celui o lhomme sait jamais qui il est. On raconte quAlexandre de Macdoine vit son avenir de fer reflt dans la fabuleuse existence dAchille ; Charles XII de Sude, dans celle dAlexandre. Pour ce qui est de Tadeo Isidoro Cruz, qui ne savait pas lire, cette connaissance ne lui fut pas rvle dans un livre ; il se vit lui-mme dans une mle et dans un homme. Les faits se prsentrent ainsi :

    Dans les derniers jours du mois de juin 1870, il reut lordre darrter un malfaiteur, qui devait rpondre de deux meurtres devant la justice. Il sagissait dun dserteur des troupes qui, sur la frontire Sud, taient aux ordres du colonel Benito Machado ; au cours dune solerie, il avait assassin un ngre dans un lupanar ; et dans une circonstance semblable, un habitant du district de Rojas ; le rapport ajoutait quil venait de la Laguna Colorada. Cest dans ce lieu, quarante ans plus tt, que staient rassembls les gurilleros pour la fatale aventure qui livra leurs cadavres aux charognards et aux chiens ; cest de l qutait parti Manuel Mesa, qui fut excut sur la place de la Victoire tandis que les tambours retentissaient pour quon nentendt pas lexpression de sa colre ; de l aussi linconnu qui avait engendr Cruz et qui tait mort dans un foss, le crne fendu par un sabre des batailles du Prou et du Brsil. Cruz avait oubli ce nom ; il lui revint en mmoire avec une lgre mais inexplicable inquitude Le criminel, harcel par les soldats, ourdit cheval un long labyrinthe dalles et venues ; ils le traqurent cependant la nuit du 12 juillet. Il stait abrit au milieu des herbes de la savane. Il tait presque impossible de percer les tnbres ; Cruz et les siens, prudents, savancrent pied vers les fourrs au sein frmissant desquels guettait ou dormait lhomme tapi. Un kamichi poussa un cri ; Tadeo Isidoro Cruz eut limpression davoir dj vcu ce moment-l. Le criminel sortit de son refuge pour les combattre. Cruz lentrevit, terrible ; ses cheveux longs et sa barbe grise semblaient dvorer

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    son visage. Une raison vidente minterdit de rapporter la lutte. Quil me suffise de rappeler que le dserteur blessa gravement ou tua plusieurs hommes de Cruz. Celui-ci, tout en combattant dans lobscurit (pendant que son corps combattait dans lobscurit), commena de comprendre. Il comprit quune destine ne vaut pas plus quune autre, mais que tout homme doit respecter celle quil porte en lui. Il comprit que les paulettes et luniforme le gnaient prsent. Il comprit son ultime destin de loup, non de chien grgaire ; il comprit que lautre tait lui. Le jour se levait sur la plaine illimite. Cruz jeta terre son kpi, cria quil ne tolrerait pas que lon tut un brave, car ctait un crime, et se mit se battre contre les soldats, aux cts du dserteur Martn Fierro.

    (Traduit par Ren L.-F. Durand.)

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    Emma Zunz

    Le 14 janvier 1922, Emma Zunz, de retour de lusine de tissus

    Tarbuch et Loewenthal, trouva au fond du vestibule une lettre, date du Brsil, qui lui apprit la mort de son pre. Elle fut abuse, premire vue, par le timbre et par lenveloppe ; puis lcriture inconnue linquita. Neuf ou dix lignes griffonnes tentaient de remplir la feuille ; Emma lut que M. Maier avait absorb par erreur une forte dose de vronal, et tait dcd le 3 courant lhpital de Bag. Un camarade de collge de son pre signait la nouvelle, un certain Fein ou Fain, de Rio Grande, qui ne pouvait pas savoir quil sadressait la fille du mort.

    Emma laissa tomber la lettre. Sa premire impression fut de malaise au ventre et aux genoux ; puis de faute aveugle, dirralit, de froid, de peur ; puis, elle voulut se trouver dj le lendemain. Elle comprit tout de suite que ce souhait tait inutile car la mort de son pre tait la seule chose qui se soit produite au monde et qui continuerait se produire ternellement. Elle ramassa la feuille et rentra dans sa chambre. Elle la mit furtivement dans un tiroir, comme si en quelque sorte elle et eu dj connaissance des faits ultrieurs. Elle avait commenc les deviner, peut-tre ; elle tait dj ce quelle serait.

    Dans lobscurit envahissante, Emma pleura jusqu la fin du jour le suicide de Manuel Maier, qui en une poque heureuse rvolue avait t Emmanuel Zunz. Elle voqua des vacances dans une proprit rurale, prs de Gualeguay, elle voqua (essaya de le faire) sa mre, leur maisonnette de Lanus quon avait vendue aux enchres, les losanges jaunes dune fentre, larrt demprisonnement, lopprobre, les billets anonymes et lentrefilet sur le dtournement du caissier ; elle se souvint (elle ne loubliait jamais) que son pre, la dernire nuit, lui avait jur que le voleur ctait Loewenthal. Loewenthal, Aaron Loewenthal, prcdemment grant de lusine et maintenant lun

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    des propritaires. Emma, depuis 1916, gardait le secret. Elle ne lavait rvl personne, mme pas sa meilleure amie, Elsa Urstein. Peut-tre vitait-elle lincrdulit des tiers ; peut-tre croyait-elle que le secret tait un lien entre elle et labsent. Loewenthal ne savait pas quelle savait ; Emma Zunz tirait de ce fait infime un sentiment de puissance.

    Elle ne dormit pas cette nuit-l, et lorsque le point du jour dtacha le rectangle de la fentre, son plan tait bien arrt. Elle fit en sorte que ce jour, qui lui parut interminable, ft comme les autres. Il y avait lusine des bruits de grve ; Emma se dclara, comme laccoutume, contre toute violence. six heures, son travail achev, elle alla avec Elsa dans un club fminin qui possde gymnase et piscine. Elles sinscrivirent ; elle dut rpter et peler son prnom et son nom, elle dut rire des plaisanteries vulgaires qui agrmentrent la lecture de linscription. Avec Elsa et la cadette des Kronfuss elle discuta pour savoir quel cinma elles iraient le dimanche aprs-midi. Puis on parla garons et personne ne fut surpris quEmma nintervnt pas dans la conversation. Elle devait avoir dix-neuf ans au mois davril, mais les hommes lui inspiraient encore une terreur presque pathologique Au retour, elle prpara une soupe de tapioca et des lgumes, mangea tt, se coucha et sobligea dormir. De la sorte, laborieusement, dune faon banale, scoula le vendredi 15, la veille.

    Le samedi, limpatience la rveilla. Limpatience, non linquitude, et le soulagement singulier dtre enfin ce jour-l. Elle navait plus faire de plans, laisser aller son imagination ; dans quelques heures elle atteindrait la simplicit des faits. Elle lut dans La Presse que le Nordstjrnan, de Malm, appareillerait cette nuit du quai no 3 ; elle appela par tlphone Loewenthal, laissa entendre quelle voulait lui communiquer, sans le faire savoir aux autres, quelque chose sur la grve et elle promit de passer son bureau, la tombe de la nuit. Sa voix tremblait ; le tremblement convenait une dlatrice. Ce matin-l, aucun autre fait digne de mmoire ne se produisit. Emma travailla jusqu minuit et arrta avec Elsa et Perla Kronfuss les dtails de la promenade du dimanche. Elle se coucha aprs djeuner et, les yeux clos, rcapitula le plan quelle avait ourdi.

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    Elle se dit que ltape finale serait moins horrible que la premire et quelle lui apporterait sans aucun doute la saveur de la victoire et de la justice. Tout coup, alarme, elle se leva et courut au tiroir de la commode. Elle louvrit ; sous le portrait de Milton Sills, o elle lavait laisse la veille au soir, il y avait la lettre de Fain. Personne ne pouvait lavoir vue ; elle lut le dbut et la dchira.

    Rapporter dune faon relativement conforme la ralit les faits de cet aprs-midi serait difficile et peut-tre inopportun. Lirralit est un attribut des enfers, attribut qui parat mitiger les terreurs quils inspirent et qui les aggrave peut-tre. Comment rendre vraisemblable un acte auquel ne crut presque pas celui qui lexcutait, comment ressaisir ce bref moment de chaos quaujourdhui la mmoire dEmma Zunz rpudie et confond ? Emma habitait du ct dAlmagro, rue Liniers ; nous savons que ce soir-l elle se rendit au port. Peut-tre sur linfme avenue de Juillet se vit-elle multiplie dans les glaces, publie par les lumires et dshabille par les regards affams, mais il est plus raisonnable de supposer quelle erra au dbut, inaperue, dans la recova indiffrente. Elle entra dans deux ou trois bars, vit les pratiques ou les manigances dautres femmes. Elle tomba enfin sur des hommes du Nordstjrnan. De lun, trs jeune, elle craignit quil ne lui inspirt quelque tendresse et elle jeta son dvolu sur un autre, sans doute plus humble quelle et grossier, pour que la puret de lhorreur ne ft pas mitige. Lhomme la conduisit une porte puis un trouble vestibule, puis un escalier tortueux et ensuite dans une entre (o il y avait une baie vitre avec des losanges identiques ceux de sa maison de Lanus) et ensuite un couloir et ensuite une porte qui se ferma. Les vnements graves sont hors du temps, soit quen eux le pass immdiat soit coup de lavenir, soit que les parties qui les forment semblent ne pas dcouler les unes des autres.

    En cet instant hors du temps, au milieu de ce dsordre perplexe de sensations atroces et sans lien, Emma Zunz pensa-t-elle une seule fois au mort qui moti