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Pierre Boyancé La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle In: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258, Juillet-décembre 1941. pp. 141-175. Citer ce document / Cite this document : Boyancé Pierre. La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle. In: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258, Juillet-décembre 1941. pp. 141-175. doi : 10.3406/reg.1941.2922 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1941_num_54_256_2922

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Pierre Boyancé

La « doctrine d'Euthyphron » dans le CratyleIn: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258, Juillet-décembre 1941. pp. 141-175.

Citer ce document / Cite this document :

Boyancé Pierre. La « doctrine d'Euthyphron » dans le Cratyle. In: Revue des Études Grecques, tome 54, fascicule 256-258,Juillet-décembre 1941. pp. 141-175.

doi : 10.3406/reg.1941.2922

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1941_num_54_256_2922

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LA « DOCTRINE D'EUTHYPHRON »

DANS LE CRATYLE

Une grande partie du Cratyle est, on le sait, consacrée à des etymologies. Dans quelle -mesure Platon les prend-il à son compte ? Socrate est sans doute celui qui les expose ; mais il y a quelques raisons importantes pour lui en contester la paternité. C'est d'abord qu'à plusieurs reprises, au cours de la conversation, il a soin lui-même de se montrer à nous comme inspiré par les enseignements, la IVhise d'un certain Euthy- phron (1), et ainsi d'en reporter à ce dernier les mérites ou plutôt les périls : car il semble bien que Socrate ne procède pas en cela sans ironie (2). En second lieu, la progression du dialogue verra Socrate modifier amplement la thèse sur laquelle se fondent les etymologies en question. Cette thèse, celle de Cratyle, affirme la justesse naturelle des noms (3), et elle contredit l'opinion d'Hermogène, qui ne leur reconnaît qu'une valeur de convention (4). Or, d'importantes corrections lui seront apportées, surtout parce qu'on tiendra compte de la possibilité de l'erreur, et en définitive parce qu'on opposera au mot la notion, et même l'Idée au sens platonicien (5). Enfin on

(1) L. Méridier, édition du Cratyle dans la Collection des Universités de France (Platon, Œuvres complètes, t. V, 2), Paris, 1931, p. 17, cf. p. 41.

(2) L. Méridier, ibid. (3) Ibid., p. 39. (4) Ibid., p. 35, p. 39. (5) P. 429 b-433 d. Cf. A. Diès, Autour de Platon. Paris, 1927, t. II, p. 482-485.

REG, LIV, 1941, no Î5S-ÎS7-Î58. 10

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i 42 PIERRE BOYANCÈ

a souvent remarqué que les etymologies du Cratyie, quelle que soit pour nous leur fantaisie, reposent pour une grande part sur une conception qui attribue au « législateur » du langage (1) un système des choses analogue à celui d'Heraclite : dans bien des noms on retrouverait cette doctrine, que tout est en mouvement, que tout change. Mais, dans la mesure où il y a là des théories opposées à celles de Platon, les explications qui s'en inspirent ne peuvent être son fait.

Cependant, malgré ces constatations, il ne nous paraît pas juste de dire, comme on l'a fait le plus souvent, que Platon ne prend nullement au sérieux les etymologies du Cralyle, qu'il n'y a en elles que fantaisie, badinage. Car la suite du dialogue n'a pas, semble-t-il, pour résultat de les ruiner, mais bien plutôt, mais seulement d'en limiter la valeur pour la connaissance, et ce n'est pas la même chose. Il ne faut point confondre dans l'exégèse du Cratyle deux problèmes : ce que sont en fait les noms, ce qu'ils devraient être. Une première question est de savoir ce qu'ils signifient, tels que nous les avons dans le langage que nous parlons. Mais c'est une seconde question, toute différente, que celle de déterminer si en cela ils sont le reflet des choses réelles, s'ils sont bien l'instrument qu'ils devraient et qu'ils pourraient être.

A la première question répond l'idée du « nomothète », de l'homme qui a institué les noms en dirigeant son regard sur les choses. Qu'une telle intention soit à l'origine de notre vocabulaire (2), que celui-ci reflète une certaine sagesse, voilà ce qu'établit contre Hermogène la première partie du dialogue, voilà ce qui ressort de ces etymologies que Sôcrate y développe si longuement, avec tant de complaisance. S'il n'y avait là

(1) L. Méridier, op. laud., p. 30 etsq. Le nomothète de Platon est un personnage purement humain. Le plus souvent on en admet plusieurs (p. 390 d, 407 b, 411 b etc.). Ce n'est ni plus ni moins que ceux que Platon appelle ailleurs οι παλαιοί, οί πρώτοι (p. 425 a, cf. p. 411 b). Cf. Gucuel, L'origine du langage dans le Cratyle de Platon, dans les Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux, 1890, 4, 299 et sq

(2) P. 436 b ΣΩ. — Δί,λον δ'τι ό θέμενος πρωτοί τα ονόματα οία ήγεϊτο ίίναι ta πράγματα τοιαύτα ετίθβτο και τα ονόματα, &ς »αμεν. ΤΗ γαρ; ΚΡ. — Ναί.

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPÈRON » DANS LE « CRATYLE » 443

qu'ironie, au sens vulgaire du mot, dessein de ridiculiser la méthode même que suit Socrate, la raillerie serait lourde et surtout étrangement appuyée. Les meilleures plaisanteries sont les plus courtes.

Mais le « législateur », le « nomothète », contrairement à ce que soutient Cratyle, n'est pas infaillible. Il n'a pas été un dialecticien. Il n'a pas été un philosophe. Cet artisan (1) n'est, si habile qu'il ait été, qu'un artisan, et, comme tel, sujet à échouer comme à réussir (2). Platon a défini d'une façon juste et profonde le -nom comme une action (3). Mais celle-ci peut s'accomplir selon les articulations du réel (4), elle peut aussi les méconnaître. L'œuvre dû nomothète n'aurait chance d'avoir été parfaite que s'il avait suivi les choses dans leur structure. Mais il eût fallu pour cela qu'il fût dialecticien (5). Or, c'est ce qu'il n'a pas été. Il n'a été qu'un t< sage », analogue aux sages de nos jours, et ce qu'il a mis dans les mots, c'est cette « sagesse » assurément fort incomplète, qui n'est pas absolument sans rapport avec la réalité, mais qui n'en reproduit qu'un aspect (6).

L'imperfection de cette sagesse par rapport à la sagesse véritable, l'infériorité du nomothète qui n'est pas un dialecticien,

(1) P. 388 cd. Le plus rare de tous les artisans : p. 389 a. L'idée sera reprise'et examinée à nouveau p. 428 e.

(2) P. 431 e. "Ισως άρα νή Δί' εσται, ώσπερ εν ταϊς αλλαις τέχναις, και νομοθέτης ό μεν αγαθός, ό δέ κακός. Ρ. 436 b (suite de notre avant-dernière note) : Et ούν εκείνος μή δρθώς ήγεΐτο, έ'θετο δέ οία ήγεΐτο, τ[ οϊει 5' ήμας τους άκολουθοΰντας αύτω πείσεσθαι ; 5λλο τι ή εξαπατηθήσεςθαι ;

(3) Ρ. 387 c (4) Ρ. 381 d. (5) Ρ. 390 d. ΣΩ. — Τέκτονος μέν άρα έ'ργον εστίν ποιήβαι -πτ,δάλιον έπιστατουντος

κυβερνήτου, ε! μέλλει καλόν είναι τό πηδάλιον. ΈΡΜ. — Φαίνεται. ΣΩ. — Νομοθέτου δέ γε ώς ϊοικεν, όνομα, Ιπκττάτην έχοντος διαλεκτικόν άνδρα, ε·. μέλλει καλώς ονόματα θήσεσθαι.

(6) Socrate n'abandonne aucunement dans la seconde partie du dialogue les etymologies de la première. Sans doute, il déclarera qu'on pourrait expliquer aussi tous les noms par l'hypothèse que les choses sont immobiles (p, 437 c) Mais cette possibilité n'empêche pas ce qui a été en fait d'avoir été. Et sur le fait, Socrate ne varie pas : cf. la remarque p. 439 c : Τω |δντι μέν οι θέμενοι αύτα διανοηθέντες έ'θεντο ώς Ιόντων απάντων άει καί ρεόντων — φαίνονται γαρ Ιμοιγε και αυτοί ο3τω διανοηθηναι.

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144 PIERRE BOYA.NCE

voilà ce que signifie la succession des deux parties du Cratyîe. Il n'y a pas de lîune à l'autre cette espèce de palinodie, qui consisterait à revenir sur la thèse de la justesse des noms, pour faire une place à la thèse opposée de leur origine conventionnelle (1). Mais il y a progrès, approfondissement. L'idée de la justesse des noms, que Gratyle s'est montré, dès le début du dialogue, incapable de préciser et de justifier, a été, par Platon, décomposée en deux idées secondaires : celle du sens des noms, — et ici on établit contre Hermogène qu'ils ont bien un sens; l'analyse montre que les nomothètes ont mis en eux une certaine pensée ; — celle de la vérité des noms, et à cet égard ils sont aussi imparfaits que la connaissance que ce législateur primitif, non moins que les sages de nos jours, avait de la nature des choses (2).

Si nous avons raison d'interpréter ainsi l'ensemble du dialogue, le mouvement de pensée qui en porte la suite (3), on sera moins tenté de prendre trop légèrement les etymologies de la première partie. On continuera toutefois, selon les suggestions de Platon lui-même, à ne pas les attribuer à Socrate. Car, plus que lui, l'auteur en sera vraisemblablement quelqu'un qui se persuade que la sagesse du nomothète est bien la sagesse, que le système mis par lui dans les noms est le vrai. Mais au fait, quel est ce système? Puisque Socrate en attribue

(1) P. 439 a Socrate montre bien qu'il reste fidèle à sa thèse première : xi §è ονόματα où πολλάκις μέντοι ώμολογήσαμεν τα καλώς κείμενα έΌικότα είναι εκείνοι; ων ονόματα κείται και είναι εικόνας των "πραγμάτων;

(2) Cf. 431 a la comparaison très claire avec un portrait non ressemblant : la première partie du dialogue montre qu'il y a dans les noms un portrait des choses ; la seconde insiste sur les insuffisances de cette représentation.

(3) Méridier, op. land., p. 38, souligne les conclusions « négatives » du dialogue. Oui et non. Platon procède à deux examens successifs, mais s'il ne dogmatise pas, il ne s'ensuit pas qu'il n'y ait pas un gain positif. Dans le Uvre pénétrant qu'il vient de consacrer à La Question platonicienne , Paris, 1938, M. Schae- rer (p. 110) écrit : « ...le nom, comme l'amour et comme toutes les réalités philosophiques, est compris dans la grande catégorie des intermédiaires : iî est et n'est pas, est bon et n'est pas bon. C'est ce que Platon entend d'abord démontrer. Fidèle à sa méthode, il dissocie les deux termes de la question et les examine successivement. Socrate s'attache à prouvera Hermogène que le nom est. Puis, se tournant vers Cratyle, il lui démontre que le nom n'est pas. »

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LA « DOCTRINE D'EUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE » 145

les mérites à Euthyphron, faisons comme lui ; pour les besoins de notre étude, qu'on nous permette donc de parler de la doctrine d'Euthyphron. Ce sera là commodité provisoire ; que si au terme de notre examen il apparaît qu'il y a là quelque chose de plus et de mieux, pour le moment ne la considérons que comme telle.

Les historiens qui ont étudie ces pages du Cratyle n'ont guère attaché d'importance qu'à l'idée, souvent reprise par Socrate, que les choses s'écoulent et qu'au nom d'Heraclite, le mieux fait assurément pour lui servir de patron. Mais ce faisant, ils ont laissé dans l'ombre d'autres traits pourtant notables : c'est de ces etymologies, dont beaucoup sont de noms de dieux, la valeur théologique, plus même, la valeur religieuse. Lobeck (1), Charles Lenormant (2), Paul Decharme(3) Steiner (4) présenlent bien quelques vues d'un intérêt et d'une sûreté fort inégale?, mais ils n'envisagent pas, sauf Lenormant, la question dans son ensemble. C'est ce que nous voudrions essayer ici.

Le premier point à relever dans ce que nou» appelons provisoirement le système d'Euthyphron sera la place de l'astrono-

(1) Aglaophamus, Kocnigsberg, 1829, p. 866. (2) Commentaire sur le Cratyle de Platon, Athènes, 1861. 11 attribue les ety

mologies à un « parti religieux », une « école sacrée », en liaison avec les mystères d'Eleusis.

(3) La critique des traditions religieuses chez les Grecs, Paris, 1904, p. 299 : « Ces etymologies, si bizarres et si fantaisistes qu'elles soient, qu'on les rapporte aux sophistes ou à Socrate, nous fourniront peut-être quelques renseignements sur la manière dont les Grecs de ce temps comprenaient la nature et le caractère de leurs divinités. » Decharme montre heureusement l'intérêt de l'étymologie de Zeus (qui se retrouve chez Euripide, dans· le Pseudoaristote du Περί κοσμοϋ, chez Chrysippe).

(4) Die Elymologien in Platons Kratylos dans YArchio f. Geschichte der Philosophie, N. F. XII, p. 113. Steiner observe que, si l'on peut discerner trois parties dans la suite des etymologies du Cratyle, celle du milieu, qui concerne les noms des Dieux, est celle sur laquelle Platon s'étend le plus ; toute une série de vocables reçoit non une, mais plusieurs interprétations. Steiner l'attribue au fait que Socrate s'inspire véritablement ici du devin et théologien Euthyphron.

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146 PI1RRE BOYANCÉ

mie. Rien ne la montre mieux que l'étymologie du nom de θεός (4). « Les premiers hommes qui habitèrent la Grèce ont, à mes yeux, manifestement pris pour les Dieux ceux-là seuls qu'aujourd'hui les Barbares prennent pour tels, le Soleil, la Lune, la Terre, les Astres et le Ciel. C'est parce qu'ils les voyaient tous sans trêve aller en courant et se mouvoir (θέοντα) que., d'après cette faculté naturelle de se mouvoir, ils les ont appelés θεούς. Dans la suite, quand ils conçurent la notion de tous les autres dieux, ils les désignèrent tous dorénavant de ce nom. » On trouvera dans les Lois cette idée que la religion naturelle est celle des astres (2). Religion naturelle {Lois), religion primitive (Cratyle) sont, en la matière, deux conceptions très voisines. Ici il n'est question pour expliquer le mot θεός que du mouvement des êtres célestes. Ailleurs, ce sera la régularité de celui-ci et sa nature circulaire qui prouveront leur caractère divin, et on présumera alors avec une quasi certitude qu'il y a sur la pensée de Platon influence de la théologie astrale des Pythagoriciens (3). Mais ici peut-être faut-il attacher quelque importance au fait que la Terre est comptée au nombre des corps qui se meuvent. On ne peut guère supposer que ce soit là simple inadvertance. Or, les Pythagoriciens d'Italie, d'après Aristote, font d'elle un astre qui tourne autour du feu central (4). Nous ne voulons pas tirer argument ^de la cosmologie

(1) P. 397 cd. (2) Lois, X, p. 899 b et surtout p. 885 e-886 a. (3) Louis Rougier, L'origine astrale de la croyance pythagoricienne, à Vimmor-

talilé de Vâme, Le Caire, 1933. Erich Frank, dans son ouvrage fondamental, Plato und die sogennanten Pythagoreer, Halle, 1923, p. 29 et sq., p. 105, n'est pas d'un autre avis. Toutefois: 1) il marque mal la signification religieuse de la doctrine, fondement de ce que M. Cumont appellera à l'époque hellénistique et romaine le « mysticisme astral ». Cela se conçoit : ce qui intéresse M. Frank, c'est l'histoire des sciences; 2) 11 voit dans les découvertes contemporaines de Platon, celles d'Arch ytas de Tarente, l'origine de la croyance qui contraste avec l'idée impie et matérialiste qu'Anaxagore se fait du Soleil et des Astres. Or, il se peut en effet que, sous la forme précise qui a séduit Platon, la théorie des sphères soit toute récente ; mais si la mise en forme scientifique est contemporaine, l'intuition quasi religieuse est sans aucun doute plus ancienne. Cf. infra, p. 149, n. 4.

(4) Le Caelo, B, 13, 293 a, 20-24 (== V. S., 45 Β 37). Cf. Frank, op. laud., p. 35 et 207. Platon est d'un tout autre avis dans le Phédon, p. 109a,

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LA. « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « C1ULTYLE » 147

de Philolaos, puisqu'on soutient parfois qu'elle est postplatonicienne (1).

Dans la suite du dialogue, Platon reviendra sur les Dieux astraux (2). Au Soleil, à la Lune, aux Astres, il joindra la Terre, l'Éther, l'Air, le Feu et l'Eau, c'est-à-dire les Éléments (et, notons-le en passant, les cinq éléments de YÉpinomis, ces cinq éléments dont le nombre, en désaccord avec celui que donnent les Lois et le Timée, a fourni un argument contre l'authenticité de ce dialogue) (3). En outre, les Saisons et l'Année sont également classées dans ce genre de Dieux. Ici encore il y a accord remarquable du Cratyle avec les œuvres de la vieillesse, avec les Lois, où Années, Mois et Saisons sont également des Dieux (4). Tout comme la divinisation des Éléments, cette divinisation des parties du Temps se retrouvera chez les Stoïciens (5). Il en faudrait suivre la fortune dans l'art figuré et aussi dans les cultes orientaux (6). Les textes du Cratyle et des Lois, peu connus, semble-t-il, des historiens des religions doivent, croyons-nous, les guider quand ils recherchent l'ori- gine de cette divinisation du Temps, et les inviter à regarder vers le pythagorisme, vers la religion astrale des Grecs, tout autant que vers celle des « Ghaidéens ». Mais ceci est une autre histoire.

Plus significatif encore, surtout plus décisif est ce qui est dit .du nom d'Apollon, nom qui, d'après Socrate inspiré d'Eu- thyphron, est à mettre en rapport avec les mouvements harmo-

(1) E. Frank, op. laud., p. 278, y voit une forgerie de Speusippe. En sens contraire, depuis, R. Mondolfo, dans la Rivisla di filologia, LXV, 4937, p. 225 et suiv. (paru comme note dans le vol. II de la traduction italienne de Zeller), spécialement p. 236 et suiv. et p. 244.

(2) P. 408 d-4H e. (3) L'argument est examiné et réfuté en dernier lieu par Hans Raeder, Plalos

Epinomis, Copenhague, 1938, p. 38 et sq. (4) Lois, X, p. 899 b. (5) Zenon ap. Cicéron, de Deorum Natura, II, 63 (frag. 165 von Arnim). (6) Franz Cumont, Les religions orientales dans le paganisme romain, 4e éd.,

Paris, 1929, p. 288, n. 50. J'ai attiré l'attention sur les origines pythagoriciennes dans Une allusion â l'œuf orphitftw, Mélanges d'archéologie et dyhistoire, t. Lit (1935), p. 9,

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148 PIERRE BOTANCÉ

nieux du ciel. Ayant divisé en quatre les activités de ce dieu (1), Socrate parle en tout premier lieu de celles qui concernent la musique, et là il est amené à rapprocher des sphères du ciel Γ « harmonie » des hommes, à la suite des « esprits distingués versés dans la musique et l'astronomie » (2). Comme dans la République, par une chance rare, Platon atteste lui-même que ce sont les Pythagoriciens qui affirment la parenté de ces deux disciplines (3), les critiques les plus défiants à leur égard, les plus prêts à réduire leur rôle, ou à en déplorer l'incertitude, auront peine sans doute à ne pas les reconnaître dans les « esprits distingués » du Cratyle. Le mythe d'Er, dans la République, n'est pas, comme l'a dit, le premier texte platonicien où apparaisse de façon certaine la fameuse harmonie des Sphères, cette harmonie qu'Aristote attribue, par un témoignage irrécusable lui aussi, aux Pythagoriciens (4).

Ai-je eu raison, dans ce passage du Cratyle% et contrairement à la correction d'Ast, de faire d'Apollon le sujet d'ofxoïwXei et d'admettre que les « esprits distingués », — 4es Pythagoriciens,

(1) Ces quatre activités sont : 1) la musique ; 2) la divination; 3) la médecine ; 4) l'art de l'archer. Callimaque de même, dans X Hymne à Apollon v. 42-46» chantera successivement Apollon 1) archer, 2) aède, 3) prophète, 4) médecin. Gallimaque s'inspire-t-il de Platon? Cf. É. Cahen, Les hymnes de Callimaque, Paris, 1930, p. 60-61.

(2) P. 405 cd : Κατά δέ τήν μουσικών δεΓ ύπολαβεΐν, ώσπερ τον άκόλουθον τε και τήν άκοιτιν δ'τι τα άλφα σημαίνει πολλαχοΰ το όμοϋ, και ενταύθα τήν όμου πόλησιν καί περί τον οδρανόν, οϋς δή πόλους καλοΰσιν, και περί τήν Ιν τή ώδη άρμονίαν ή δή συμφωνία καλείται, δ'τι ταϋτα πάντα, ώς φααιν οι κομψοί περί μουσικών και άιτρονομιαν αρμονία τινί πόλε? (πολεΐται Ast) ά'μα πάντα.

La traduction de κόμψοι est délicate. Cf. 399 a κομψω; έννενοηκέναι, 400 b κομψευό- μενον λέγειν, 402 d (Thétys) κομψόν. Est-ce de « bel esprit » (Méridier) qu'il s'agit ? Et cela souligne-t-il le caractère « recherché » de ce3 etymologies ? République, VI, 505 ce qui apparaît τοις κομψοτέροις s'oppose à ce qui apparaît au grand nombre. Le mot me semble traduire la modestie ironique de Socrate devant le savoir des habiles. M. Robin le rend dans notre passage par « spécialistes ». Gorgias, p. 493, κομψός est appliqué aussi à un Pythagoricien, et dans le Théétète, p. 155 e, aux philosophes de cette tendance (Frank, op. laud. p. 365, n. 223).

(3) Vil, 530 d : Κινδυνεύει, Ιφην, ως προς άυτρονομίαν δμματα πέπηγεν, ώς προς έναρμόνιον φοράν ώτα πεπηγέναι και αύται αλλήλων άδελφαί τίνες αί έπιστΐ\μαι είναι, ώς οι τε Πυθαγόρειοι φασι καί ήμεΐς, ώ Γλαυκών, συγχωροΰμεν. Cf. Pseudo ?-Archytas, ap. Porph. in Ptol. Harm., 236 W. Ταϋτα γαρ τά μαθήματα δοκοΰντι είναι άδελ«*ά.

(4) Aristote, De Caelo, Β 9, 290 Β, 12 (= Κ, 6'. 45 Β 35).

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE » 449 }

— nous sont directement montrés par Platon comme voyant y en Apollon le dieu de l'harmonie des sphères en même temps que celui de la musique humaine (4) ? Ai-je eu raison de leur J accorder ainsi, dans ce texte, en même temps que la conception j « scientifique » de cette doctrine, son interprétation théologique ) et religieuse ? Je le crois toujours, bien que Stallbaum ait écarté j avec vivacité jadis cette façon de comprendre Platon (2). C'est qu'il ignorait ou oubliait ïakousma pythagoricien sur la tétràk- tys (3). M. Delatte, à l'explication de qui il faut toujours renvoyer, a bien montré qu'il place l'harmonie des sphères sous le patronage d'Apollon, de l'Apollon de Delphes (4). Dans le Cratyle, je continue donc à penser que les « esprits distingués » ne professent pas seulement que « tout cela (la musique humaine et le ciel) est par une certaine harmonie mû d'une révolution simultanée (όμοπολενται) », mais bien qu'« il (Apollon) meut tout cela (ό[χοπολε!) par une certaine harmonie, etc. »

Quoi qu'il en soit, que le passage du Cralyle atteste directement chez les « esprits distingués » l'exégèse du nom d'Apollon, ou que celle-ci soit seulement l'œuvre d'un Socrate qui s'inspire de la doctrine musicale et cosmique professée par ces esprits, du moins, dans ce que j'appelle le système d'Euthy- phron, elle figure bien comme telle.

Le texte du Cratyle enseigne du reste quelque chose de plus

(1) Le culte des Muses chez les "philosophes grecs, Paris, 1936, p. 101. (2) « Certe quidern cavendum est magnopere ne Apollinem intelligendum esse

existimemus. » * (3) Jamblique, V. P., 82: Τί εστί τό εν Δελφοϊς μαντεϊον; τετρακτΰ; · ίίπερ εστίν

ή άομονία εν ■$ αί Σειρήνες. (4) Études sur la littérature pythagoricienne, Paris, 191 ί>, cf. p. 276 et suiv.

Voir aussi L. Robin, La pensée grecque, éd. revue et corrigée, Paris, 1928, p. 78. — Si des critiques étaient tentés de renverser le rapport de cette formule (qui nous a été conservée par les travaux de l'école d'Aristote) avec le mythe de la République, de dire qu'elle est un faux suggéré par ce dernier, comment expliqueront-ils que, si le mythe mentionne dans l'harmonie des sphères les Sirènes, il ne dit rien de ce qui est l'essentiel de l'akousma pythagoricien, de l'oracle del- phique, d'Apollon ? J'ai essayé dans un article de la Revue des Études anciennes, t. XL, 1938, p. 314 et suiv., de préciser ce qui, à Delphes, pouvait être l'objet du symbolisme pythagoricien dans cette formule (les Muses-Sirènes).

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150 PIERRE BOYANCÉ

et, sans doute, de plus important encore. Les mots όμοΰ πόλησις y sont appliqués à la fois aux révolutions célestes (πόλοι), ce qui se conçoit sans difficulté, et à notre musique humaine, à Γ « harmonie du chant, ce qu'on nomme accord », et cela peut^ sembler au premier abord ou moins clair ou moins précis et moins approprié.

S'il s'agit du monde, du"« tout », l'idée d'un mouvement circulaire et les mots qui le définissent, κυκλεΐ, πολεΤ, se retrouvent dans l'exégèse du nom de Pan. « Sais-tu, dit Soerate, que le λόγος exprime du Tout le sens, qu'il le meut en rond et le fait tourner sans cesse? (1) ». Le λόγος, ce n'est pas seulement ici le langage qui, dans notre bouche, tourne et retourne « toutes choses » ; Platon parle non de toutes choses, mais du Tout, et il ne s'agit pas de le tourner et retourner en un sens figuré, comme on tourne et retourne une idée dans son esprit, mais bien de le mouvoir au sens physique du mot (2). Th. Zielinski a montré comment le Logos du Cratyle, Pan fils d'Hermès, est déjà le Logos de la cosmogonie hermétiste (3). Platon attribue au

(1) P. 408 c : ΣΩ. — Οισθα δτι ό λόγος το πάν σημαίνει κχΐ κυκλεΐ κα£ πολεϊ αεί, και ϊστι διπλοΰς, αληθής τε' καΐ ψευδής ;

ΈΡΜ. — Πάνυ γε. ΣΩ. — Ουκοΰν το μέν αληθές αυτοΰ λεΐον και θείον και άνω οικοϋν εν τοϊς θεοϊς, το

δέ ψευδός κατώ Ιν τοΐς -πολλοίς των ανθρώπων και τραχύ και τρχγικόν » ένταΰθα γαρ πλείστοι οί μΰθοί τε και τα ψεύδη Ιστίν, περί τον τραγικον βίον.

(2) Jowett traduit ainsi la phrase en question : « . . .speech signifies all things ί-άν), and is allways turning them round and round ». Apelt : « . . .dass die Rede ailes kundgibt und es immer hin und her dreht und wendet ». Enfin M. Robin : « Tu sais ce qu'est le langage : il n'y a rien que toujours il ne signifie, ne tourne, ne retourne... ». Cette interprétation m» paraît ne pas rendre 1) το παν (et non πάντα ou même παν) qui oe peut guère signifier que le Tout, cf. dans le Cratyle même p. 412 d, 436 e ; 2) κυκλεΐ και πολεΐ. Ces mots sont à prendre au sens littéral et physique, car a) nous sommes dans une partie du discours où l'idée de mouvement est sans cesse présente dans les etymologies ; b) πολεΐ est un mot rare, mais que Platon ne paraît employer qu'au sens littéral, cf. supra, p. 148, n. 2 ; κυκλεΐ est un peu plus fréquent, mais tous les exemples cités dans le- Lexique d'Ast ont le sens physique : Rép., X, 617 a, Pol. 270 b, il s'applique comme ici à l'Univers, au Tout; Tim., p. 38 a il est dit du Temps; Philèbe, p. 15 e joint à συμφύρων εις ε'ν, κυκλών enroulant s'oppose à άνειλίττων déroulant (mais le passage est peu clair, cf. Bury ad loc).

(3) Hermes und die Hermelik, dans VArchio fiir Religionswissenschaft, IX, 1906, p. 36 (= Eirésioné, Leopoli iLwow), II, 1936, p. 207, cf. p. 223). Dans la cosmo-

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LA. « DOCTRINE d'eLTHYPHRON » DANS LE « CRATTLE »· 151

Verbe une fonction cosmique. De même que Pan est mixte, homme par en haut, bouc par en bas, de même le Verbe est vrai et faux, vrai par sa partie « qui réside en haut chez les Dieux, faux par sa partie qui est en bas chez les hommes » (1).

Ce passage sur le rôle universel — et cosmique — du Verbe a,\été assez naturellement rapproché d'Heraclite (2). Mais ce qu'il faut souligner, c'est que l'intervention du λόγος dans le monde se manifeste par ce fait qu'il l'anime d'un mouvement circulaire et ininterrompu. Le terme même de λόγος, qui fait songer à quelque chose d'abstrait, qui peut être vrai ou faux, de plus l'adverbe αεί ne sont pas davantage favorables à un rapprochement strict avec Anaxagore. Chez celui-ci, sans doute le νους détermine aussi un mouvement giratoire qui gagne de proche en proche, s'étend de plus en plus (3). Mais il s'agit là d'une sorte de chiquenaude initiale, et on sait les reproches que Platon, dans le Phédon (4) et plus tard dans les Lois (5), fait à cette façon matérielle de faire intervenir l'esprit, et de ne pas répondre en réalité à ce qu'on attend de celui-ci, qu'il donne à l'univers une cause finale, un principe d'ordre et de

gonie de Strashourg, le Logos, toujours vrai, est fils d'Hermès. Il y a souvenir du Cratyle et polémique contre le « tantôt vrai, tantôt faux λ :

τα φρονε'ων πολιοΓο δι' ήε'ρος έ'στιχεν Έρμης ούκ οίος συν τφ γε Λόγος κίεν, άγλαός υιός λαιψτ,ραϊς πτερύγεσσι κεκασμένος αίέν αλτ,θής. . . .

Le souvenir du Cratyle est aussi net chez l'auteur d'un écrit qui se trouve chez Saint Hippolyte, V, 160, et où est appliquée à l'Anthropos-Attis rexégèse que Platon fait, pour Pan, de αΐπόλος : τον αυτόν δέ τούτον (Anthropos-Attis) οι Φρύγες καλοΰσΐν αίπολον où·/ οτι Ιβοσκεν αίγας καί τράγους ως οι ψυχικοί όνομάζουσιν, αλλ' δτι εστίν άειπόλος,

τοϋτ' εστίν ό αεί πολών καί στρέφων καί περιελαύνων τον κόσμον οίον στροφτ,. — D'après Zielinski, H. Leisegang, dans Angelos, 1925, p. 31, serait pour la cosmogonie de Strasbourg parvenu au même résultat.

(1) Cf, p. 150, n. 1. (2) P. M. Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, Paris, 1934,

p. 284, n. 1. (3) V. S., 46 Β 12. (4) Phédon, p. 97 b. (δ) Lois, X, p. 967 bc (cf. infra, p. 159, n. 1). C'est certainement Anaxagore

qui est en cause dans cette page, bien qu'il n'y soit pas nommé. Cf. M. Gueroult, Le X* livre des Lois et. la physique platonicienne, dans la Revue des études grecques, XXXVlll, 1924, p. 31 et sq.

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152 PIERRE BOYANCÉ

perfection. Le terme de λόγος dans le Cratyle me semble justement exprimer cela, ce λόγος qui peut être vrai ou faux, qui est donc quelque chose non de matériel comme le prétendu « esprit » d'Anaxagore, mais de spirituel. En même temps αεί exclut l'idée d'une sorte de procès grossièrement temporel et génétique. Ainsi ni Heraclite, ni Anaxagore, malgré des analogies indéniables, pour le premier surtout, ne suffisent donc à donner la clé de l'exégèse de Pan, cette exégèse qui insiste sur le mouvement circulaire du Tout.

Ce qui, en fait, apparaît ici dans le Cratyle, c'est une idée fort importante qui sera incorporée à la physique platonicienne : le mouvement circulaire est ce qui dans le monde manifeste l'intervention de la raison (1). Dans les Lois, il nous sera donné plus exactement comme ce qui présente le plus haut degré de similitude avec la révolution de l'intelligence (2). C'est que, selon la formule de M. J. Moreau, il « conserve dans le changement le maximum d'identité » (3). Nous ne trouvons point encore dans le Cratyle cette justification,, qui est destinée à opposer le mouvement circulaire aux autres sortes de mouvement et, en somme, à y dégager un principe de permanence et de perfection, qui permet de raccorder le sensible à l'intelligible, la physique à la théorie de l'Idée : ce sera l'œuvre de Platon, par laquelle il dépassera le « système d'Euthyphron », tout en en admettant les éléments assimilables.

De même, dans le Cratyle, la définition de la sagesse comme consistant à suivre les choses dans leur mouvement (4) paraît

(1) Archytaa a insisté particulièrement dans sa physique sur l'importance du mouvement circulaire (V. S. 47 A 23 a). E. Frank a montré la valeur de cette déclaration, rejetée à tort par Diels [op. laud., p. 378, n. 365; cf. p. 105, 124 et sq., etc.)

(2) X, p. 898 a : Τούτοιν δή τοΐν κινήσεσιν τ>,ν εν êvC, φερομένην άεί περί γέ τι μέυον ανάγκη κινεϊσθαι, των έντόρνων ούσαν μίμημά τι κύκλων, είνχί τε atkfy τη τοϋ νου περιόδψ πάντως ως δυνατόν οίκειοτάτην τε χαί όμοίαν. Cf. Timée, p. 34 a.

(3) UAme du monde de Platon aux Stoïciens, Paris, 1939, p. 75. (4) Çtymologie de Persephone, p. 404 d : "Ατε γαρ φερομένων των πραγμάτων τα

$»ατ.τόμενον καΐ επαφών και δυνάμενον έπακολουβεΐν uospt'a αν sïr,. Cf. p. 411 et sq.

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE » 153

bien, elle aussi, malgré des apparences héraclitéennes, devoir être mise en rapport avec des idées que Platon fera siennes ultérieurement. Platon professera dans les Lois que l'âme est elle-même animée d'un mouvement circulaire, que ses raisonnements sont de tels mouvements, que par là elle s'apparente au ciel (l). Et dans le Timée il y aura toute une singulière théorie de la connaissance, qui l'expliquera par l'affinité entre les cercles de l'âme et les cercles du ciel (évidemment en vertu du principe que le même ne peut être connu que par le même) (2). Platon n'a pas imaginé cette étrange physique de l'âme, qu'il présente toujours de biais, et par allusion plus que par exposé·. Il l'emprunte. Il l'emprunte à ces auteurs pythagoriciens, auxquels, parlant d'Apollon, il fait dans le Cratyle une allusion aussi précieuse que précise. Mais sans doute c'est pour y introduire la même correction, pour la rattacher par la constatation de la perfection du mouvement circulaire à la théorie des Idées, pour y voir l'union du devenir et de l'immuable, de l'autre et du même, et peut-être pour n'en plus faire qu'une manière de symbole, à ne plus prendre à la lettre. Dans le Cratyle il raille cette sagesse des physiciens qui, prise de vertige à force de tourner, attribue aux choses le mouvement circulaire qui l'animerait elle-même (3). Dans les

les etymologies de φρόνησις, d' επιστήμη, de σύνεσις, de σοφία et p. 421 b l'éty- mologie d' αλήθεια : « la divine translation du réel a l'air d'avoir été désignée par l'expression αλήθεια, en tant que la « vérité » est un « vagabondage divin », une « α"λη Θεία » ^trad. Robin). L' « erreur » de son côté est ce qui contrarie la « translation ». Il est intéressant de noter que Platon insiste spécialement non sur le changement en général, non sur l'écoulement des choses, mais sur leur mouvement, leur déplacement, et que le mot επακολουθών qu'il applique à la connaissance signifie exactement « suivre le mouvement » (Robin).

(1) P. 897 c : Ή ξύμπασα ουρανού οδός ά'μα και φορά και των εν αύτω όντων απάντων νοΰ κινήσει καί περιφορά και λογισμοΐς δμοίαν φυσιν Ι/εΙ και συγγενώς Ιρχεται.

(2) 47 d : Ή δέ αρμονία συγγενείς Ιχουσα φοράς ταΐς εν ήμϊν της ψυχής περιόδοις τφ μετά νοΰ προσχρωμένφ Μούσαις ουκ εφ' ήδονην άλογόν κτλ. et surtout p. 90 d. Cf. la formule de Frank : « ...und die Gesetze der Psychologie glaubt Plato darum in der Astronomie zu finden » (p. 105)

(3) P. 411 b : ...6'τι οι πάνυ παλαιοί άνθρωποι οί τιθέμενοι τα ονόματα παντός μδλλον, ώσπερ καί των νΰν οί πολλοί των σοφών υπό του πυκνά

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184 PIERRE BOtANCÈ

Lois et le Timée il aura su l'intégrer à son propre système, à une place subordonnée (subordonnée toujours à la théorie des Idées).

Le Timée encore nous invite à faire une troisième constatation, qui nous ramène directement au passage sur Apollon dans le Cratyle : c'est l'application à la musique de ces idées sur les mouvements circulaires, sur les περίοδοι (1). Nous y découvrons en effet une nouvelle parenté, συγγένεια ; c'est celle des mouvements de l'harmoni e et de ces révolutions régulières de l'âme qui font de celle-ci, selon le mot expressif de M. Louis Rougier, un vrai « planétaire » (2). C'est cette parenté qui rend raison de l'action bienfaisante de la musique sur notre esprit. M. A. E. Taylor, dans son commentaire du Timée, a expliqué admirablement ces vues ; il en montre le sens dans le Pythagorisme (3), et je tiens à rappeler que c'est leur présence dans les Lois, dans les réflexions sur les fêtes et l'action purificatrice de la musique, qui m'a paru fournir la démonstration que le culte platonicien des Muses, s'il peut, dans son adaptation à la cité athénienne, s'encadrer dans les institutions de celle-ci, est par son esprit le fils du culte pythagoricien de ces Déesses (4). Les critiques qui auront bien voulu arrêter leur attention sur ces pages ne se seront peut-être pas trop pressés de m'accuser de faiblesse logique, de me reprocher de prendre des inferences pour une démonstration. Dans le Timée nous trouvons ainsi ces φοραί, ces mouvements de la musique, que le Cratyle nous montrait, assez mystérieusement, analogues dans leur révolution (πόλησις) à la gravitation des sphères. Et inversement le Cratyle, rapproché de la République, apporte le témoignage explicite de Platon à ceux qui, comme Th. H. Martin (5)

ζητουντες 8τζη έχει τα δντα βίλιγγιώίΐν, χάπειτα αύΐοΐς φαίνεται περιφέρεσθαι τα πράγμ-ατα xal πάντως φέρευβαι.

(1) Cf. p. 153, η. 2. (2) Op. laud., ρ. 69. (3) A commentary on Plato's Timaeus, Oxford, 1928, p. 296. Cf. Frank, p. 101. (4) Le culte des Muses chez les philosophes grecs, p. Π8 et suiv. (5) Études sur le Timée de Platon, Paris, 1841, t. II, p. 154-155.

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J\ LA « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE » 158 I

et comme Taylor (1), ont su reconnaître le pythagorisme de cette science.

Nous savons qu'à une certaine époque, sûrement anté- , Heure au Stoïcien Gléanthe, l'Apollon dieu des sphères a été ι assimilé à Hélios (2). Contrairement à une indication de , Mayor, le Cratyle n'atteste point directement cette identification (3). Il est notable toutefois que le soleil, de même que dans une page d'inspiration voisine du Thééièie, y a dans le système de l'univers un rôle important. Nous voyons plus loin, ■ à propos de l'étymologie de δίκαιον, que « tous ceux qui estiment que le Tout est en mouvement » admettent un principe « d'une mobilité et d'une subtilité extrêmes » qui « se répand à travers le Tout » (4). Sur la nature de ce principe, il y a désaccord. j Platon fait ici allusion, de toute évidence, à divers systèmes de cosmologie. Pour l'un d'entre eux, c'est au soleil que l'on I attribue la fonction de « gouverner les êtres » (trad. Méridier), d' « administrer la réalité » (trad. Robin) (5). De qui s'agit-il? Je croirais volontiers qu'il s'agit de l'astronome pythagorisant Oenopide de Chios. Pour le moment, retenons surtout que, dans l'École, on peut faire état d'une fonction dominante du soleil dans l'univers. De même, dans le Thêétète, le mouvement du soleil (lié, ce semble, à la révolution du ciel tout -1

(1) Op. laud. Cf. aussi E. Frank, op. laud., p. 12, 31 etc. sur les découvertes d'Archytas en matière d'acoustique. ·

(2) Voir sur ce sujet mes Études sur le Songe de Scipion, Bordeaux, 1937, p. 78 et suiv.

(3) Dans son édition du De Deorum Natura de Gicéron. (4) P. 412 b. (5) P. 413 b : ... τοϋτον γαρ (le soleil) μόνον διαϊό"ντα και κάοντα έπιτρβπευϊΐν τα

èVta. Platon mentionne ensuite d'autres façons de' concevoir le principe en question : le feu (ici sans doute Heraclite) ; — il en distingue soigneusement la chaleur qui est immanente au feu ; on peut citer ici la doctrine pythagoricienne transmise par Alexandre Polyhistor dans Diogène Laërce, VIII, 27 : Τους αατέρας είναι θεούς · , ..έπικρατεΐν γαρ τ6 θερμόν εν αυτοϊς, δ'ιΐερ εστί ζωής αίτιον. Welhnann, Hermes, 1919, p. 231 a montré qu'il n'y a là rien de stoïcien. 11 ne cite pas notre ' texte du Cratyle qui lui aurait donné une confirmation notable. 11 rapproche Philolaos, ap. Anonymus Londinensis XVIII, 8 ; le traité hippocratique Περί σαρκών (c. 2 tome VIII, S84 L.). Voir aussi A. Delatte, La vie de Pythagore de Diogène i Laërce, Bruxelles, 1922, p. 207. — Enfin l'esprit : ici certainement Anaxagore, que . J nomme Platon.

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456 PIERRE BOYANCÉ entier, ce qui suggère encore son rôle prépondérant dans l'harmonie) est représenté comme ayant une action salutaire et conservatrice dans le ciel et sur la terre, « chez les Dieux » — évidemment les Dieux astraux, ce qui confirme son interven

tion souveraine dans l'harmonie — et « chez les hommes » (1). La formule fait écho à celle du Cratyle pour Apollon « déterminant simultanément » les mouvements de l'harmonie « chez les Dieux et chez les hommes » (2).

Ainsi certains des noms des Dieux ne suggèrent pas seulement l'idée du changement universel, mais, avec plus de précision, celles de la perpétuité des mouvements célestes et de l'harmonie des sphères. Il y aurait lieu d'y ajouter ce que nous enseignent les etymologies d'Ouranos et de Cronos. Voici dans son texte grec celle de Cronos : Έστι δέ ούτος (Cronos) Ούρανοΰ υίός, ως λόγος * ή δ* αύ ες τα άνω δψις καλώς εγε», τούτο το όνομα καλεΰχθαι, Ουρανία, όρώτα τα άνω όθεν δή και φατιν, ώ Έριιόγενες, τον καθαρον νουν παραγίγνεσθαι οι ίχετεωρολο'γοι καν τω ούρανω ορθώς το δνομα κεΐσθαι. Si on se réfère à Stallbaum (3), à Méri- dier, à M. L. Robin, la phrase δθεν κτλ. signifie que, d'après les μετεωρολόγοι, c'est la vue des choses d'en haut qui purifie notre esprit. "Οθεν voudrait dire, avec un sens logique, « par suite de quoi » et τον καθαρον νουν serait une manière de périphrase

(1) La théorie se présente par le biais d'une exégèse symbolique de la fameuse chaîne d'or, avec laquelle dans VHiade, VIII, 18 sq. Zeus défie les Dieux de le tirer à terre et se fait fort au contraire de les y précipiter. Cette chaîne, c'est le Soleil : ...καί ètd τούτοις τόν κολοφώνα αναγκάζω προσδιβάζων την χρυσήν σειράν ως ουδέν άλλο ή τον ή'λιον "Ομηρος λέγει καί δηλοΐ δ'τι Ι'ως μεν άν ή περιφορά ή κινούμενη καί δ ήλιος, πάντα ΙΊττι καί σφζεται τα έ"ν θεοϊς τε καί ανθρώποις (id est dans le ciel et s^ur la terre), ει δέ σταίη, τοΰτο ωσπερ δεθεν, πάντα χρήματ1 αν διαφθαρείη και γίνοιτ' άν το λεγόμενον δνω κάτω πάντα. Ce texte, que j'ignorais dans le travail cité plus haut, s'il faut le rapporter à des Pythagoriciens, confirme la thèse que j'y ai soptenue. Je rappelle que j'y ai ainsi posé le problème : qui a fait du soleil la mese de la lyre cosmique? Il me paraît possible que ce soit l'idée de lien (ξύνδεσμος) jointe à cette fonction de mese qui ait permis l'exégèse singulière du Théétète qui voit dans le Soleil si bizarrement une chaîne.

(2) Aussi, quand, dans les Lois, Platon nous décrit le sanctuaire conjoint d'Apollon et d'Hélios, où les εδθυνοι sont prêtres de ces Dieux, je me crois toujours fondé à voir là une trace d'influence pythagoricienne (Culte des Muses, p. 270, n. 3).

(3) Stallbaum rapproche République, VII, p. 529 b.

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LA « DOCTRINE d'eDTHYPHRON » DANS LE « CB.ATYLE » iî>7

pour désigner la pureté de l'esprit. La traduction d'O. Àpelt va dans un autre sens : d'en haut, des régions supérieures nous vient la pure intelligence (1). "Οθεν a un sens local. C'est l'interprétation que j'ai moi-même choisie dans mes Études sur le Songe de Scipion et j'ai cru y reconnaître la croyance à l'origine céleste du νους telle qu'elle figure par exemple dans les fragments d'Épicharme (2). Dans όθεν venant après τα άνω il m'avait paru plus naturel de voir le sens local. D'autre part, si Platon avait voulu parler de purification de l'intelligence par la contemplation du ciel, il me semblait qu'il aurait convenu de Faire de καθαρόν non l'épithète, mais l'attribut, marquant le résultat de l'action. Car νους lui-même ne peut guère s'entendre d'une qualité de l'esprit et ο καθαρός νους peut difficilement vouloir dire ή του νοϋ καθαρ'ότης.

Pourtant à mon explication le contexte paraît s'opposer en faveur de la première. Car Fétymologie d'Ouranos suit celle de son fils Cronos. Ce dernier nom a été expliqué comme équivalant à καθαρός : pur, ou encore à ακήρατος : sans mélange, dans son esprit. Ouranos de son côté est rattaché à « voir les choses d'en haut ». Donc voir les choses d'en haut est bien ce qui engendre l'esprit pur. Et c'est ce qu'on doit faire valoir en faveur de l'interprétation où s'accordent MM. Méridier et L. Robin.

Néanmoins, outre les difficultés déjà signalées (sens de όθεν), en apparaît encore une autre : pourquoi donc le ciel reçoit-il bizarrement son nom du fait d'être regardé? Ce que l'explication en question expliquerait bien, c'est le nom d'Uranie, si on consent, dans le passage en question, à mettre une majuscule à Ουρανία...

En définitive, il nous paraît malaisé de tirer au clair ce passage. Ce qu'on en doit retenir, c'est la liaison entre l'astronomie et les notions soit de purification par la contemplation, soit d'origine céleste de l'esprit, notions qui, toutes deux,

(1) « Von dorther ...kooitne uns der reine Verstand ». (2) P. 131. ■ .

REQ, LIV, 1941, n· 256-2S7-JS8. M

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158 pierre

peuvent être revendiquées pour le mysticisme pythagoricien. Si des Dieux nous nous tournons maintenant vers l'homme,

nous nous trouvons devant les etymologies de ψυχή et de σώμα. Ψυχή est d'abord rapproché de ψυχρά : l'âme serait ce qui donne au corps (1) la fraîcheur. Cela n'est point aussi fantaisiste qu'il pourrait le sembler (2). Néanmoins, une autre explication est aussitôt présentée et Socrate prend soin de nous dire « qu'elle sera plus plausible aux yeux d'Euthyphron et des siens ». La première serait méprisable et vulgaire. Par ces mots nous voyons reconnaître à Euthyphron et aux siens des prétentions à une science ou à une sagesse d'un ordre plus élevé. Pour la seconde explication, l'âme est d'abord définie, d'une façon en quelque sorte restreinte, comme ce qui maintient et meut (ou porte) la nature du corps tout entier (3), puis — et ici intervient une référence à Anaxagore — comme ce qui exerce la môme fonction à l'égard de toutes les autres choses. D'où résulte l'étymologie φυσέχη <ψυχή (4).

Je ne puis déceler dans le ton de ce passage l'extrême ironie relevée par exemple par Apelt et par Méridier. La remarque que Socrate fait après coup : « II n'en est pas moins vrai, c'est clair, qu'il y a de quoi rire de l'établissement de ce nom », porte seulement sur l'étrangeté de la forme φυσέχη (5). Mais Socrate a espéré que cette étymologie recueillerait l'assentiment d'Hermogène (6). Et il semble bien que la conception des rap-

(1) P. 399 e. (2) Sur la doctrine en question cf. en effet Delatte, La vie de Pythagore de

Diogène Laërce, p. 213. Si on croit R. Mondolfo, op. laud., p. 228, Philolaos aurait professé la même opinion.

(3) P. 400 a : Τήν φύσιν παντός του σώματος, ώστε xal ζτ,ν χαί περιιέναι, τι σοι 6oxsî ε*χειν τε χαί δχεΐν δλλο ή ψυχή; Du έ*χειν τε χαί οχεΐν ne peut-on rapprocher ce que sera' la doctrine de Posidonius quand il dira (ap. Achilles, isag., p. 133 e) : Ού τά σώμχτα τας ψυχας συνέχει, άλλ' αϊ ψυχαί τα σώματα?

(4) La référence à Anaxagore me semble porter uniquement sur ce fait qu'une fonction cosmique est attribuée à l'esprit et à l'âme, non pas sur la façon précise de concevoir cette fonction. Car ce n'est certes pas Anaxagore qui, aux yeux de l'auteur du Phédon et des tow, fait de lame « ce qui maintient et porte la nature du corps tout entier ».

(5) P. 400 b : Γελοΐον μέντοι φαίνεται ως άλτ,θως ονομαζόμενο ν ώς ετέθη. (6) Ρ. 400 a : Τόδε δέ σχόπει εάν ά"ρχ χαί «οι οφέστι.

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CftATÏLË » 189

ports de l'àme et du corps ici envisagée est celle qu'on trouvera dans les Lois. Elle s'oppose à la thèse combattue, aussi dans les Lois, qui place à l'origine les éléments, qui leur donne le nom de nature (φύσις) et qui fait de l'âme une résultante, postérieure, de ceux-ci (1). Au contraire « c'est l'âme qui est plus ancienne que le corps et qui commande au corps » (2). « Si on appelle nature (φύσις) le processus ou la loi de naissance (γένε- σις) qui concerne les premières choses, et si ces premières choses, c'est manifestement, non le feu ni l'air, mais l'âme, l'âme, née en premier lieu, pourrait être dite, avec la justesse sans doute la plus grande, exister naturellement (3). » N'est-ce pas ainsi que le Cratyle envisage les rapports de l'âme et du corps? Non moins significative est la double valeur de l'àme, à 'la fois âme du corps humain et principe universel de mouvement pour tous les corps. C'est celle que l'on trouve dans la preuve célèbre de l'immortalité, qui, figurant dans le Phèdre, se voit reprise dans les Lois (4). On n'en ignore pas les origines, et comment chez Alcméon elle se lie à une conception pythagoricienne de l'univers (5) .

(1) ...ό λέγων ταύτα, πυρ καί ίίδωρ καί γήν χαί· αέρα, πρώτα ήγεΐσθαι τών είναι και τήν φύσιν δνομάζειν ταΰτα αυτά, ψυχήν δέ έκ τούτων {ίστερον. Platon, ρ. 967 bc, adresse le même reproche à ceux (Anaxagore, cf. supra p. 151, n. 5) qui ne savent pas tirer parti (dans le sens des causes finales) de leur doctrine que le νους a tout organisé et qui se contredisent eux-mêmes en ne voyant dans le ciel que des pierres, de la terre et des corps inanimés : οί δέ αυτοί πάλιν άμαρ- τάνοντες ψυχής ο'τι πρεσβύτεραν ε?η σωμάτων, διανοηθε'ντες δέ ώς νεώτερον, απαντ' ως ειπείν έπος ανέτρεψαν πάλιν, εαυτούς δέ πολύ μάλλον · το γαρ δή προ τών ομμάτων, πάντα αύτοϊς έφάνη τά κατ' ουρανόν φερόμενα μεστά είναι λίθων και γής και πολλών άλλων αψύχων σωμάτων διανεμόντων τας αιτίας παντός τοΰ κόσμου.

(2) Ρ. 896 c : ψυχήν μεν προτέρον γεγονέναι σώματος ήμΐν, σώμα δέ δεύτερον τε καΐ ύστερον, ψυχής άρχούσης, άρχόμενον κατά φύσιν. Cf. 892 a, p. 966 de et Timée, p. 34 c.

' (3) X, p. 892 c Φύσιν βούλονται λέγειν γε'νεσιν τ/y» περ!, τα πρώτα · εΐ δέ φανήσεται ψυχή πρώτον, où πϋρ ουδέ αήρ, ψυχή δ' -εν πρώτοις γεγενημένη, σχεδόν ορθότατα λε'γοιτ' αν είναι διαφερόντως φύσει.

(4) Phèdre, 245 c - 246 a; Lois, 899. Soulignons dans la phrase du Cratyle le fait que Tàme est ce qui fait « circuler » (περιιέναι) le corps, ce qui le « véhicule » («·

(5) En dernier lieu Luigia Achillea Stella, lmportanza di Alemeone nella storia, del pénsiero greco, Rome 1939 (Memorit... dei Lincei, classe di scienze morali..., S. VI, V; VIII, F. IV), p. 275 et suiv. tend à souligner l'originalité scientifique d' Alcméon, tout en maintenant l'influence sur lui des Pythagoriciens.

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Avec l'élymologie de σώμα nous quittons l'ordre de la physique pour entrer dans celui de la morale et de la religion (1). Les deux explications proposées tour à tour, Tune par σήμα, l'autre ραΐ'σωζει,ν, s'accordent à nous présenter la condition de l'âme en cette vie à la fois comme malheureuse et comme provisoire . L'une et l'autre tendent à faire de la mort une délivrance et le commencement de la vie véritable. La première est attribuée à « certaines personnes » (τν/ες) qui, dans le Gorgias, où figure la môme étymologie, sont un sage que Socrate a entendu (2). Nous ne voyons pas de raison de douter des textes qui l'attribuent à Philolaos (3). Nous voici donc encore une fois mis par le Cratyle en présence d'un Pythagoricien, et cette fois ce n'est pas seulement la doctrine, mais la méthode même de Socrate-Euthyphron, le jeu de mots étymologique, que nous sommes invités par nos sources à faire remonter jusqu'à lui (4·).

La seconde étymologie est rapportée aux Orphiques. Non pas, à bien regarder les choses, qu'on nous dise qu'ils l'avaient eux-mêmes proposée. Mais on suggère que c'est avec leur conception que le mot reçoit son explication la plus vraisemblable, et ce qu'on leur attribue par suite, c'est l'institution du mot lui-même (5). Affirmation assurément étrange, car Platon ne peut sérieusement croire et dire que le vocable σώμα ait attendu les Orphiques pour faire son apparition dans la langue grecque. Affirmation qui signifie peut-être que les premiers hommes étaient des Orphiques avant la lettre et sans le savoir. En tout cas, ce qui est sûr, c'est que Socrate

(1) P. 400c. (2) P. 492 a. (3) Ap. Clément d'Alexandrie, Strom. Ill, m, Π, Ι (Stâhlin). Philolaos, à dire

vrai, se réfère à οί παλχιοί θεολόγοι τε χαΐ μάντιες, c'est-à-dire selon toute vraisemblance aux Orphiques. '

(4) Cf. l'usage de l'expression παράγειν τφ ονόματι. (5) Δοχοϋσι μέντοι μοι μάλιστα θέσθαι dî αμφΐ 'Ορφέα τοΰτο τα δνομα. Il serait du

reste peut-être plus' juste de traduire οί άμ®ί 'Ορφέα par Orphée que par les Orphiques.

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LA. « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE )) 161

admet ici, de préférence à d'autres explications, que σώμα a un sens qui peut être dit orphique.

Il n'est que de songer au Gorgias et au Phédon pour s'assurer qu'ici, pour les oreilles les plus prévenues, le ton ne saurait être celui d'un badinage. Il faut prendre sérieusement une explication qui met en jeu les pensées mêmes dont Platon entourera, dans le second de ces dialogues, la mort de Socrate. Nous voyons intégrer au « système d'Euthyphron » cette idée que la vie est une expiation, que nous sommes ici-bas pour payer la rançon de nos fautes. Et c'est là un élément tout nouveau. Notons, en passant, que les Pythagoriciens nous sont donnés eux aussi comme ayant accueilli cette conception (1), qu'ils l'aient empruntée des Orphiques, ou que les écrits de ces derniers aient au contraire, comme nous l'avons suggéré, subi leur influence (2).

Ce qui exclut toute supposition que ce ne soit là que rappel passager, souvenir momentané sans lien avec l'ensemble de ces développements, c'est que dans les longs paragraphes qui commentent le nom d'IIadès il nous faut songer plus encore au mysticisme du Phédon (3). Le ton s'y fera encore plus nettement religieux et l'hypothèse d'un badinage, au sens vulgaire (4), y semblera encore plus irrévérencieuse.

(1) Euxithêos, cité par Cléarque de Soles, le Péripatéticien (Athénée, IV, 157 c). (2) Culte des Muses, p. 93 et suiv. On nous a reproché un certain embarras et

même des contradictions sur la question des rapports entre pythagorisme et orphisme. Le reproche est justifié. Mais c'est que je n'ai pas voulu me décider en une question où il m'a paru utile justement, contre des solutions trop simples, de dire qu'on n'y voit pas clair, et qu'il y a des raisons d'admettre une influence des Pythagoriciens sur les mythes et les écrits orphiques, tout autant, sinon plus que le rapport inverse. En réalité, nous n'avons pas là deux faits isolés et simples, mais deux ensembles complexes et durables, où actions et réactions commencent très tôt. C'est ce que nous ont paru mettre en lumière en particulier les textes d'Hérodote.

(3) Cratyle, p. 402 a-404 b. (4) Au sens vulgaire. Car on sait que la παιδιά, pour Platon, est en un certain

sens un élément de l'esprit philosophique. J'ai insisté sur les aspects religieux de cette notion, sur son lien avec la joie des fêtes (Culle des Muses, p. Π0). M. Schaerer, dans La Question platonicienne, Paris, 1938, p. 19 et suiv., marque avec beaucoup d'élégance ce qu'elle signifie pour Platon.

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162 . PIERRE BOTANCÉ

Pour σώρα il est à propos du reste de noter que dans le Phédon, contre ce qu'on croit et qu'on dit parfois, Socrate n'accepte pas vraiment, ne prend pas à son compte la croyance des Orphiques selon qui la vie est expiation (1). A cet égard les Anciens comme les Modernes se sont souvent mépris, en incorporant directement au mysticisme platonicien ce qui fait de la part de Platon plutôt l'objet d'une transposition que d'une adoption pure et simple. Il qualifie le principe que nous sommes dans une geôle (2) et que notre devoir est de ne pas nous en libérer nous-mêmes ni ^nous évader, de μέγας et de ου ράδΐ,ος δαδείν, et le premier de ces adjectifs n'est peut-être pas plus favorable que le second. Mais de ce principe cependant Socrate garde quelque chose et c'est ce qu'indique la formule de restriction qui le suit : ου ριέντοι άλλα τόδε γέ μοι δοκεΤ, ώ Κέβης, ευ λέγεσθαι. Ce qu'il est vrai de dire, c'est que « nous sommes sous la surveillance des Dieux », que nous « leur appartenons comme un de leurs biens », bref que nous ne sommes pas nos maîtres ni ceux de notre vie. On définira l'attitude de Platon en disant qu'elle prend en considération la doctrine orphique, mais pour la purifier, la sublimer de tout ce qui en elle risque d'entacher la notion même de la Providence divine. Les Dieux sont nos maîtres, mais non pour nous maltraiter sous prétexte de châtiment (3). Telle est, du moins dans le Phédon, la position de Platon.

Par contre, avec l'étymologie d'Hadès, le « système d'Euthy- phron » se rapproche davantage encore de la pensée même de Platon. L'exégèse de ce nom est présentée en opposition avec l'idée qu'on se fait couramment des Enfers et avec la crainte qu'elle inspire d'ordinaire aux hommes : « Les hommes, à

(1) Cf. nos Études sur le Songe de Scipion, Paris, 1936, p. 126. (2) Cette seconde traduction, contre celle qu'a défendue Espinas (« garderie »),

nous a paru la plus juste. J'aurais dû renvoyer aussi à Fritz Husner, Leib und Seele in der Sprache Senecas, dissertation de Bâle, 1924, p. 37, n. 1.

(3) Le caractère facilement odieux que peut revêtir la conception orphique de la prison terrestre est mis en évidence dans le ChaHdemos de Dion Chrysos- tome ; et la conception de la Providence y #st présentée en opposition avec elle.

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LÀ « DOCTRINE d'eUTHYPHKON » DANS LE « CRA.TYLE » 463

mon avis, ont commis bien des erreurs sur la fonction de ce dieu et il n'est point juste de le redouter. Ce qu'on redoute en effet, c'est le fait qu'une fois mort, chacun de nous reste là-bas éternellement, et ce qu'on redoute depuis longtemps, c'est aussi que l'âme s'en va auprès de lui dépouillée de son corps (1). » Mais Socrate montrera que ni la compagnie d'Hadès, ni la privation du corps n'ont rien qui puisse justifier ces sentiments du vulgaire. Hadès ne retient pas les morts auprès de lui par la contrainte, mais par une sorte de charme magique, celui des discours qu'Hadès sait tenir à ceux dont il est le maître au sens professoral de ce mot. Ici donc la félicité des morts est d'ordre tout intellectuel ; elle est celle, bien socratique, des disciples en présence du maître. Le dialogue pseudoplatonicien, YAxiochos, présentera une évocation quelque peu analogue (2). Mais dans Y Apologie Socrate ne se promet-il pas dans la fréquentation des morts illustres des joies du même ordre, la continuation de sa vie de discussion et de recherche philosophique (3)? Plus généralement le Phédon, s'opposant aussi à la conception courante de l'au-delà et des dieux infernaux, voit Socrate s'écrier : « Que je doive arriver auprès des Dieux qui sont des maîtres absolument bons, eh ! oui ! sachez- le, s'il y a dans ce genre quelque autre chose au monde qu'à toute force je défendrais, c'est bien cet espoir là (4). »

La privation du corps est, elle aussi, interprétée tout à fait dans le sens du Phédon. L'âme est désormais pure de tous les maux et de tous les désirs qui s'attachent au corps. Les termes significatifs d'égarement (πτοίησ',ς) et de folie (ρ,ανία) désignent l'action produite en celle-là par celui-ci. Aussi la volonté qui est reconnue à Hadès de ne vouloir entrer en rapport qu'avec

(1) Quand Platon dit à propos d'Hadès : "Εβτιν ouv τις μείζων επιθυμία ή δταν τίς τψ συνών οϋηται δι1 εκείνον έ'σεσθαι άμείνων 3νηρ; (ρ. 403 d), il parle d'Hadè3 presque comme d'un autre Socrate.

(2) P. 311 cd. (3) P. 41 a et sq. 9 (4) P. 63 c (trad. Robin). Cf. p. 63 b où Ton trouve irotoà δεοίις ίλλους βοφούς

t% %<xi αγαθούς.

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164 PIERRE BOYA.NCÉ

les âmes libérées de tels liens, est-elle considérée comme la marque de sa « philosophie » (1). Le Phédon ne fait-il pas au philosophe comme première obligation celle de se séparer le plus possible du corps? (2) La κάθαφ<πς, transposée de l'orphisme (3), n'a-t-elle pas ce premier objet?

Si l'on envisage les rapports du Cratyle et du Phédon, les brèves allusions de celui-là donneraient à penser qu'il est postérieur à celui-ci, où les mêmes doctrines sont exposées pour elles-mêmes et tout au long. Mais on peut tout aussi bien voir dans ces allusions une première ébauche des idées que le Phédon présentera à ce sujet et la preuve que Platon déjà les avait en quelque mesure conçues en son esprit. Comme bien souvent, le dilemme « ébauche » ou « résumé » se présente à nous et, comme bien souvent, il est difficile de le résoudre autrement que sur une impression .personnel le : là où l'un trouve la fraîcheur et l'imperfection de l'esquisse, l'autre déplore de voir la sécheresse et le caractère allusif du résumé (4).

Ce qu'il importe surtout de retenir, c'est que le « système d'Euthyphron », d'accord avec l'orphisme et le Phédon,

(1) P. 403 e-404 a. (2) P. 67 cd. Ainsi dans le Banquet, p. 203 d, l'Amour φιλοσόφων δια παντός του

βίου. L'Amour aussi a dans ce dernier passage plus d'un trait de Socrate. (3) P. 67 c. Ce qui est reconnu même par le P. Festugière dans le chapitre de

Contemplation et vie contemplative selon Platon, Paris, 1936, où il s'efforce de prouver que les idées de Platon sur la purification peuvent s'expliquer par les pratiques courantes de la religion grecque. Il n'y arrive qu'en laissant dans l'ombre ce texte essentiel (P. 129, n. 2). Et en effet si les pratiques courantes suffisent à expliquer comment de la pureté rituelle du corps on est passé à la pureté intellectuelle et spirituelle de l'âme, on est bien loin avec cette constatation d'avoir épuisé l'essentiel de ce que Platon nous dit dans le Phédon. Ce que Platon compare à la purification philosophique, ce n'est pas un rite momentané tel qu'on le pratique pour entrer dans tel sanctuaire, c'est un effort prolongé de purification, c'est en somme le βίος ορφικός. Voilà ce qu'offre de caractéristique la conception du Phédon, voilà ce qu'enseigne le passage capital de p. 67 c (cf. aussi p. 69 c). Entre la κάθαρσις transposée par le Phédon et les rites purificatoires de la religion courante, il y a toute la différence qui sépare l'ascétisme monastique des gestes requis du fidèle qui entre en passant dans une église.

(4) Les allusions^ la théorie des Idées dans le Cratyle d'une part, dans le Phédon et le Banquet de l'autre, critère retenu par M. Méridier pour dater le dialogue (op. laud., p. 46) sont-elles elles-mêmes absolument à l'abri de cette incertitude ?

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPHRON » DANS LE « CRATYLE »

marque une révolution complète dans l'estimation relative de la vie présente et de la vie future. Hadès n'est pas un dieu redoutable. Tout au contraire, c'est sous son règne que commence la vie véritable, celle de l'âme purifiée de ces désirs et de ces passions que lui imposait l'union avec le corps.

Le Phédon insiste sur cette idée que l'exercice de la pensée (φρόνησ-ις), but des efforts du philosophe, ne sera pleinement possible que dans l'au-delà (1). Mais c'est justement là la notion que le Cratyle met à la base de son étymologie de δαίμων. Les génies (δαίμονες) sont ainsi nommés parce qu'ils sont intelligents (φρόνιμοι) et savants (δαήμονες). Mais, selon Hésiode et bien d'autres poètes (sans doute surtout les Orphiques), lorsque quelqu'un vient à mourir dans un état de vertu, il obtient « une haute destinée et de grands honneurs » (trad. Méridier). Il devient démon, selon ce qui convient à l'exercice de la pensée (κατά τήν της φρονήσεως έπωνυμίαν) (2). Ainsi se confirme l'accord du Phédon et du Cratyle pour la conception de la vie future, et pour le rôle qu'y doit jouer la vie de l'esprit enfin délivré du corps.

Ces diverses etymologies se raccordent donc à la doctrine religieuse de Platon, et nous ne pouvons dès lors les prendre à la légère. Mais nous voilà alors devant le « système d'Euthy- phron » dans un singulier embarras : que veut dire cet étrange mélange d'une physique, dont on rattache couramment Tins" piration à Heraclite, et d'une théologie, que Platon prend au sérieux, qui fait songer au pythagorisme et à l'orphisme? Mais plus le mélange est déconcertant, plus il apparaît que seules des raisons historiques peuvent l'expliquer, plus il est vraisemblable qu'il faut en considérer l'inspiration, la « Muse d'Euthyphron », comme quelque chose qui a une existence indépendante de Socrate et de Platon.

Le mélange que nous signalons a frappé Otto A pelt et il en propose une explication peu satisfaisante, qui est moins une

(1) P. 68 ab. (2) P. 398 bc.

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166 PIERRE BOYÀNCÉ

explication qu'une constatation impuissante : Platon dans sa partie sur les etymologies s'amuse ; sa fantaisie se donne libre cours. « A côté de cela, il ne dédaigne pas aux endroits appropriés d'insérer des fragments de sa sagesse morale, spécialement dans l'exégèse d'Hadès, en apparence tout à fait sans intention, en fait comme une sorte de contrepoids à la folie de la plaisanterie, une excitation de la conscience philosophique au milieu de l'abandon d'une fantaisie débordante » (1). Il n'y a pas, je pense, à discuter longuement cette idée d'un « contrepoids ».

M. Mendier, dans sa préface si lucide et si attentive, critiquait l'opinion de Steiner, pour qui Platon songerait à une doctrine qui aurait vraiment été celle d'Euthyphron. A cette hypothèse il opposait ceci : « En sa qualité de .théologien, Euthyphron peut s'être complu aux etymologies qui concernaient les noms des Dieux, et il ne serait pas invraisemblable a priori que Socrate eût visé sous son nom une certaine catégorie d'exégètes. Mais tout le reste, et notamment ce qui s'y rattache à la théorie héraclitéenne du mouvement, était à coup sûr hors des préoccupations d'Euthyphron et de ses pareils. » Aux yeux de M. Méridier, l'attribution à Euthyphron, « ce médiocre devin », serait une manière détournée de faire entendre au lecteur le peu de cas qu'il faut faire de ces explications (2). '

Sans doute# on reconnaîtra volontiers qu'un tel « avis au

(1) Platons Dialog Kratylos, 1918, Einleitung, p. 13. Cf. aussi p. 142. Le mot que je traduis par contrepoids est Gegengewicht.

(2) Op. laud., p. 41, critiquant Steiner, op. laud., p. 125 et suiv. Notons du reste que Steiner n'attribue en propre à Euthyphron que les etymologies de la seconde partie (celle qui concerne les Dieux). C'est Antisthènes (cf. p. 127) qu'il rend responsable de celles de la troisième. 0. Apell donne une explication analogue à celle de M. Méridier {op. laud., p. 13). Wilamowitz, Platon, t. I. Berlin, 1920, p. 296 infra, parait admettre — avec une importante restriction — l'attribution à Euthyphron : « Der (Euthyphron) hatte also seine dem Platon auch sonst anti- pathische Aufklarung ùber das wahre Wesen der Gôtter, vrte zu erwarten, auch in ihren Naoien gefunden. Die heraklitische Philosophie werden wir ihm nicht zutrauen. Sie vertritt Kratylos : von decn sich sein Schûler vor allem Iosmachen ■will ». *

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LA « DOCTRINE D'EUTHYPHRON » DANS LE « CRATÏTE » 167

lecteur », présenté avec cette ironie, ne serait point chez Platon pour surprendre. Mais ce qui nous paraît fragile dans cette solution du problème, c'est que les etymologies les plus contestables du point de vue plafonicien, celles où se refléterait la théorie d'Heraclite, celles qui mériteraient le mieux de n'être pas prises au sérieux, sont justement celles que la qualité du médiocre Euthyphron, aux yeux de M. Méridier, n'explique pas. Ce sont celles qui en effet ressortissentde la physique plus que de la religion. Par contre nous venons de voir qu'on ne peut pas ne pas retenir celles-là, où justement, de l'aveu de M. Méridier, Euthyphron, en sa qualité de théologien, peut s'être complu et avoir montré sa compétence.

Au reste Platon traite-t-il avec tant de dédain l'inspiration d'Euthyphron? Nous avons signalé, pour l'étymologie de ψυχή, que Platon lui prête, à lui et aux siens, expressément le désir d'explications philosophiques : « ...J'aperçois quelque chose qui sera plus convaincant que cela pour les tenants d'Euthyphron. L'autre explication en effet, je le pense, ils la mépriseraient et la jugeraient grossière... » (trad. Robin). Un autre passage, dont M. Méridier a tiré un argument qui semble concluant, est celui où Socrate ajoute... un commentaire significatif : demain « il exorcisera cette sagesse divine (celle d'Euthyphron) et s'en purifiera » (396 a) (1). Mais c'est, je crois, se méprendre quelque peu sur le sens du rite auquel Platon fait ici allusion. Il s'explique par la croyance, fréquente dans les cultes à possession (Dionysos, Nymphes, etc.), que l'enthousiasme est un état à la fois divin et pathologique, qui a besoin d'un remède (2). Virgile, pour la Sibylle, peindra en vers magnifiques cet état terrible de l'âme qui voudrait s'arracher à la présence du Dieu :

(1) Op. laud., p. 17. (2) Culte des Muses, p. 64. Les airs d'Olympos, qui produisent l'enthousiasme,

révèlent ceux qui ont besoin des rites des τελεταί « δια το θεΐα είναι » p. 215 c). Ainsi fait la « Muse » d'Euthyphron.

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168 PIERRE BOYANCÉ

At Phoebi nondtim patiens, immanis in antro bacchatur uates, magnum si pectore possit excussisse deum : tanto magis Me fatigat os rabidum, fera corda domans, fingitque premendo... (i)

Socrate, en se purifiant après l'inspiration, ne fait que souligner la réalité redoutable de celle-ci, loin de la traiter par le mépris (2). Naturellement tout cela n'est à prendre qu'au figuré ; c'est une métaphore, mais une métaphore qui n'a en elle rien de péjoratif. Tout au plus est-il juste de dire que la qualité d'Euthyphron doit expliquer le choix de la comparaison et qu'il y a en elle de l'ironie : aussi bien Socrate ne fera pas sien le « système d'Euthyphron ». Mais entre l'ironie et le dédain, il y a chez Platon un abîme.

Du devin, nous ne savons d'autre part rien que ce que nous apprend le dialogue qui porte son nom et qui ne lui est pas favorable : on sait qu'il est l'interprète d'une piété extérieure ; pour satisfaire a, la lettre de la loi religieuse, il n'hésite pas, en accusant son propre père de meurtre, à violer les obligations les plue hautes de la conscience. Mais il serait hardi d'en conclure que cela l'empêchait de joindre à sa science sacrée (3) des aperçus d'allure philosophique. En affirmant que ceux-ci « étaient à coup sûr hors des préoccupations d'Euthyphron et de ses pareils » M. Méridier ne s'est-il pas trop avancé ? Platon ne dit-il pas le contraire (p. 399 e-p. 400 a) ? Et en effet, il y avait déjà longtemps qu'Empédocle avait donné l'exemple éclatant d'un catharte qui était aussi un philosophe : on semble revenu aujourd'hui de la thèse qui introduisait une cloison

(1) Enéide, VI, v. 17 etsuiv. (2) Au reste, pour bien comprendre Soerate inspiré par la Muse du devin, il

faudrait le rapprocher de Socrate devin, Phèdre 242 bc, de Socrate enchanteur Ménon, 80 ab etc. Platon aime comparer Socrate aux cathartes et devins, dont le type est pour lui Orphée (cf. infra p. 169, n. 2) ; de même que les mythes sont comparés à leurs incantations.

(3) L·1 Euthyphron fait plusieurs fois allusion à sa connaissance des choses religieuses, p. 5 bc, 16a, etc. Mais il est vrai de dire que le personnage apparaît p. 3 d peu désireux de communiquer son propre savoir, à la différence de Socrate. . |

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LA « DOCTRINE d'eUTHYPHKON » DANS LE « CRATYLE » 169

entre ses deux activités, entre la poésie scientifique du Περί φύσεως et celle, religieuse, des Καθαρμοί (1). t)aiis l'Athènes de ce temps, Empédocle avait des analogues dans les Orphiques, dont, malgré Wilamowitz et le P. Festugière,*je ne. crois pas qu'il y ait lieu de diminuer, l'importance (2). Il semble établi par les fragments qu'eux· aussi, comme Empédocle, joignaient une philosophie à la pratique de leur vie (3), et ce sont des Orphiques ou des Pythagoriciens qu'il faut reconnaître dans ces prêtres et ces prêtresses mentionnés par le Ménon, qui ont la préoccupation toute philosophique de « rendre compte » de leurs pratiques (4). Platon, en nous retraçant l'inspiration d'Euthy-

(1) Bignone, L. Robin, Rostagni, ont notamment soutenu cette thèse, là où 3 . Bidez admettait dans la vie d'Empédocle un passage de la science à la religion, Diels, une succession inverse de ces deux activités.

(2) L'importance de la littérature orphique n'est certes pas attestée chez Platon par un très grand nombre de citations expresses. Encore faut-il se souvenir qu'il n'est pas prodigue (sauf pour Homère) de cette marque ouverte d'intérêt : cite-t-il si souvent Démocrite, par exemple, que l'on a parfois maintenant une tendance exagérée à retrouver chez lui ? Mais il suffit, pour prouver la signification que les écrits orphiques ont pour lui, d'un témoignage comme celui du Protagoras (p. 316d = t. 92 Kern). Il me paraît peu exact de tirer de ce texte ceci : « Orphée est fondateur de (c'est nous qui soulignons) rites d'initiation (τελεταί), donneur d'oracles » (Revue biblique, 1935, p. 368). Protagoras, qui a la parole, dit que les Anciens, qui pratiquèrent la sophistique, se crurent obligés à la prudence, et le firent sous le couvert, .les uns de poésie : ainsi Homère, Hésiode, Simonide ; les autres, à savoir τους άμφί τε 'Ορφέα και Μουσαΐον de τελε- τάς τε %%\ χρησμψδίας. Orphée et Musée apparaissent ici comme les représentants typiques des τελεταί et des χρησμωδίαι, aussi caractéristiques de ce genre qu'Homère, Hésiode, Simonide, de la poésie. On avouera que ce n'est pas peu dire. J'ajouterai que si dans un autre passage, non cité par Kern dans ses Orphicorum fragmenta (mais le choix de ces derniers est limité par une prudence louable, qui ne dispense les historiens ni de se souvenir de la littérature antérieure ni de regarder dans Platon autour des textes retenus par Kern), Platon, divisant cette fois les grandes formes d'inspiration, place sous le patronage de Dionysos la « télestique » (sous la forme de l'adjectif apposé à έπίπνοια) Phèdre, p. 265b, on en peut conclure que la divinité caractéristique de l'inspiration téles- tiqueua bien des chances d'être celle des représentants caractéristiques des fondateurs de τελεταί, Orphée et Musée. Ceci me paraît un nouvel argument, et non le moindre, à opposer à la thèse de Wilamowitz, partiellement suivi par le P. Festugière, qui a disjoint orphisme et cultes dionysiaques.

(3) Culte des Muses, p. 84 (notamment le texte du Περί ψυχή; d'Aristote). (4) P. 81 a, à propos de la métempsychose. Ces prêtres qui peuvent « rendre

compte » sont évidemment différente des devins ordinaires, à qui le Socrate de l'Apologie (p. 23 c) reproche justement de n'avoir pas la connaissance claire

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Π0 PIERRE BOYANCÊ

phron, ne sortait donc pas plus de la vraisemblance historique que sans doute aussi en prêtant à Diotime les pages fameuses du Banquet (1).

Mais la question de fa personne est de peu d'importance en comparaison de celle de la doctrine. Que l'Euthyphron réel ait pu ou non la professer, même si nous ne pouvons le savoir, le fait [intéressant est que Platon, dans ses etymologies de noms de Dieux, ait suivi ce qui à maintes reprises nous a paru être un système pythagorisant. Il reste maintenant à examiner de plus près cette constatation, à voir comment la concilier avec l'importance généralement reconnue aux idées d'Heraclite dans cette partie du dialogue. Lobeck déjà avait recouru au pythagorisme, en parlant, à dire vrai assez. inexactement, de Oatyle comme de celui qui aurait pythago- risé (2). Or, le vieux maître de Platon, si, au début du dialogue, il apparaît comme le défenseur de la thèse que les noms sont d'origine naturelle, est incapable de la justifier et on ne voit pas qu'il faille lui attribuer quelque chose de ce que Socrate déclare devoir non à lui, mais à Euthyphron (3).

On a beaucoup insisté, nous l'avons rappelé à diverses reprises, sur Théraclitéisme de cette partie du dialogue, et c'est Platon lui-même qui prononce le nom de l'Éphésien (4). Mais peut-être est-il opportun de préciser ce qu'est cette physique du changement, qui se retrouverait chez le nomothète.

des choses qu'ils disent. On parle pour le Ménont tantôt d'Orphiques, tantôt de Pythagoriciens. Il ne me paraît 'pas opportunde choisir pour la raison donnée supra p. 161, n. 2.

(t) Sur l'existence historique de Diotime, cf. W. Kranz, dans Hermes LXI, 1926, p. 437 et suiv. — L'hostilité qu'autrefois le fameux devin Lampon, ami de Péri- clès, avait montrée à Ànaxagore, qu'il accusait d'impiété en raison de sa doctrine des astres, ne prouve pas qu'il n'ait point eu lui aussi sa cosmologie. Au surplus, il reste possible que la diffusion d'idées philosophiques dans le milieu des exégètes lui ait été postérieure et ait été due précisément au désir de combattre les philosophes et leur « météorologie » impie. Ce ne serait pas la seule fois que l'on emprunte les armes de l'adversaire.

(2) Op. laud., p. 867. (3) Cf. supra p. 141 (Cratyle, p. 396 d»· 399a, 399 e, 407 d, 409 d). (4) P. 400 ab, 401 d; Méridier, op. laud. p. 30 et suiv.

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LA « DOCTRINE d'eUTBYPHRON » DANS LE « CRATYLE » ίΊί

Si Platon admet que la sagesse de ce dernier a été celle d'un Héraclitéen avant la lettre, c'est, il faut bien s'en rendre compte, que, selon lui, une telle philosophie est en quelque sorte la philosophie naturelle du genre humain. Dans le Théè- tète, qu'on a souvent rapproché à ce propos du Cratyie, il nous présente cette grande loi de l'écoulement des choses comme celle qui est professée par « tous les sages à l'exception de Parménide », de même que par les deux plus grands poètes de chaque genre, par Épicharme pour les comiques, par Homère pour les tragiques. Parmi ces sages il nomme pêle-mêle Protagoras, Heraclite. Et c'est Homère qui est donné singulièrement comme le général de cette armée (1). Dans le Cratyie même, nous l'avons rélevé, il signale maintes variantes du système, et, non moins qu'à Heraclite, il l'attribue à « la plupart des sages d'à présent » (2). Si on admet même ce qu'on a contesté avec de bonnes raisons (3), que Cratyie ait, lui, appartenu véritablement à l'école de l'Éphésien, il est évidemment impossible de prétendre que « la plupart des sages d'à présent » soient aux yeux de Platon de ses disciples au sens précis du mot. De fait, si nous relevons, par exemple, le nom d'Épicharme, M. Rostagni, qui a étudié de près les fragments de ses comédies où appâtait la doctrine du changement universel, a soutenu, avec plus que de la vraisemblance, qu'il s'y inspirait de l'école pythagoricienne, lui Sicilien (4). M. Well-

(1) Théétète, p. 152 d, 153 a. (2) Cratyie, p. 411 b : των νυν oî πολλοί των σοφών; p. 440c : oî περί Έράκλειτόν

tt λέγουσι και άλλοι -πολλοί. (3) Van ljzeren dans Mnemosyne^ XLIX, 1921, p. 184 et suiv., citant Ε. Howald,

Heraklit und seine antike BeurÇeiler, dans les Neue Jahrbûcher, XLl, p. 81-92. « Freilich lag es gerade in der Art Heraklits, dass er keine Schule bilden konnte. Dazu war sein Forschen zu wenig wissenschaftlich intéressant, zu fremd der Einzelheiten ». (p. 84).

(4) A propos des vers qui forment le frag. 2 Diels. Alors que l'on faisait d'Heraclite l'inspirateur d'Épicharme, K. fleinhardt, Parmenides .und die Ges- chichte der griechischen Philosophie, Bonn, 1926, p. 120 et suiv. a pensé paradoxalement à Parménide. A. Rostagni, II verbo di Pitagora, Turin, 1924, p. 7 et suiv. a développé longuement et avec succès la thèse de l'origine pythagoricienne. Il a reçu notamment l'approbation d'O. Immisch, Berliner philologische

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, PIERRE BOYANCÉ

mann, qui a montré que le système résumé par Diogène Laërce dans sa vie de Pythagore était celui des Pythagoriciens du ive siècle, y signale la théorie de l'universel changement (i). Et M. Frank fait la même chose pour Archytas de Tarente (2). Le « système d'Euthyphron » est analogue. Platon le rattache à Heraclite, parce que celui-ci a donné la formule la plus saisissante de l'écoulement des choses ; mais il ne garde rien de ses conceptions les plus caractéristiques, notamment de l'harmonie des contraires. Si Platon invoque donc ici le nom célèbre, c'est un peu comme quand Pascal résume en Montaigne toute la cohorte variée des sceptiques, et en Épictète celle des Stoïciens. On oublie trop souvent· que Platon est un penseur, non un historien, et qu*il a besoin de figures symboliques, non de références erudites.

L'idée de l'universel changement n'est donc pas un obstacle à rattacher à un courant pythagorisant le « système d'Euthyphron ». Tout au contraire, si l'on veut bien se souvenir que cet universel changement s'y précise souvent en un mouvement circulaire. Mais nous serons engagés plus encore dans cette voie par ^examen de la méthode que mettent en œuvre les etymologies platoniciennes. Il semble bien en effet que l'idée du législateur primitif, du nomothète qui aurait mis dans les vocables des trésors de sagesse, vienne du pythagorisme. M. Delatte, qui a étudié ce qu'il appelle le « catéchisme des acousmatiques », admet l'ancienneté de ce document. On y lisait notamment : « Qu'est-ce qu'il y a de plus sage ? Le nombre, en second lieu celui qui a donné leur nom aux choses (3). »

Wochenschrift, 1927, p. 486. W. Theiler, Gnomon, 1. 1, 1925, p. 149 n'a pas exclu la possibilité d'une influence très précoce de la sophistique.

(l)Op. laud., p. 231. Wellmann croit à l'influence d'Heraclite sur ces Pythagoriciens. Nous rappelons le rapport très précis signalé plus haut entre la théorie ,de ces penseurs sur « la chaleur qui est dans le feu » et un passage du Cratyle (cf. supra, p. 155, n. 5).

(2) Op. laud., p. 126, 180 et p. 379, n. 366. Frank a déjà fait le rapprochement avec le Cratyle et ne parait pas très éloigné de la thèse que nous développons dans la présente étude.

(3) Jamblique V. P., § 82, p. 60, 5 Nauck (p. 47, Deubner) : Tt τό σοφώτατον ;

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Cette formule a joui, à l'époque alexandrine, d'une grande célébrité, attestée par Cicéron et Philon d'Alexandrie (1). Elle y sert de vrai fondement à l'exégèse symbolique des mythes, et, chez Philon, de la Bible. Or, n'est-ce pas elle qui est à la base du « système d'Euthyphron ? » Platon semble bien lui avoir emprunté la conception du nomothète. Et ce qui le confirme, c'est que chez lui elle a tout l'air en effet d'un emprunt, adapté, rectifié, le nomothète ne gardant plus le bénéfice de sa sagesse divine, mais étant. ramené aux faiblesses d'un artisan humain, trop humain.

Chez les Grecs, selon une phrase bien connue d'Hérodote, c'est Homère qui a donné leur nom aux Dieux (2). J'ai déjà eu occasion de rattacher à cette opinion l'interprétation allégorique d'Homère et d'Hésiode chez les Pythagoriciens. Interprétation qui m'a» paru remonter à leur religion véritable, celle que pratiquaient encore les cénacles connus d'Aristoxène de Tarente (3). N'est-ce pas ce qui explique le mieux un curieux détour du Cratylel Dans ce dialogue, une fois posé en principe qu'il y a eu un législateur du langage, au lieu de passer directement à l'examen des mots, comme il semblerait naturel, Socrate prend une voie qui le mène à Homère et à Hésiode et c'est chez eux qu'il va chercher les noms les plus relevés, ceux

αριθμός · δεύτερον δέ ô τοις ποάγμασι τα όνόμχτα θέμενος (Deubner : το τιθίμενον) . La formule est citée plusieurs fois par Proclus et Olympiodore, cf. A. Delatte, Études sur la littérature pythagoricienne., Paris, 1915, p. 281 (qui n'indique pas l'analogie avec le nomothète du Cratyle et me semble parler inexactement de position intermédiaire entre les partisans de la θέσις et ceux de la φύσις). Il faut rattacher surtout aux textes cités par lui Gicéron, Tusculanes, I, 25, 62. La source est (cf. A. Delatte, p. 273 d'après Ronde et Rose), le Περί ΙΙυθαγορείων attribué à Aristote. Le rapprochement avec le Cratyle, absent de l'introduction de Méridier, est fait, par Karl Praechter, Gesckichle der Philosophie, 12° éd. Berlin, 1924, t. 1, p. 256.

(1) Par exemple, Qu. in Gen. I, 20 début; IV, 194, p. 395 W et souvent ailleurs. La formule devait jouer son rôle dans l'exégèse stoïcienne. Ce que Philon emprunte, c'est la formule pythagoricienne, et non pas tout à fait, comme le dit É. Bréhier, Les idées philosophiques de Philon d'Alexandrie, Paris, 2* éd., 1925, p! 285, la théorie du Cratyle.

(2) Hérodote, II, 53. (3) Culte des Muses, p. 121-122 et 241 .

REG, LIV, 1941, n« Î56-257-258. tt

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des Dieux. « C'est d'Homère et des autres poètes que nous aurons à prendre des leçons (1)> » Sans doute il y a une fantaisie évidente dans les explications qui suivent; il y a même la grossière erreur que fait Socrate à propos du nom d'As- tyanax (2). Gela n'empêche pas que la meilleure manière d'entendre cette page est de l'expliquer par la méthode que suivaient en fait les exégètes pythagorisants (3)< Ainsi on justifie à la fois l'étrangeté et la longueur de ce qui n'est plus simplement une digression, mais au contraire le recours normal aux poètes que l'on [considère comme les théologiens par excellence.

On sait combien à la fois urgent et difficile est le problème des rapports entre Platon et les Pythagoricien^. Une des difficultés principales vient de ce que Platon lui-même nous parle fort peu de ces derniers, et ce silence paraît quelque peu contredire la thèse des Anciens, qui, à la suite d'Aristote et de son école, insistait sur sa dette à leur égard (4). Mais si les allusions sont rares, encore ne faut-il pas les négliger. L'intérêt du Cratyle nous a paru être justement qu,'à propos du nom d'Apollon, en parlant des « esprits distingués » qui unissent à l'étude de la musique celle de l'astronomie, l'auteur se référait visiblement aux Pythagoriciens. De cette référence,

(1) Cratyle, p. 391 c (trad. Robin). (2) P. 392 b, cf. Méridier, op. laud., p. 16, pour qui l'erreur est volontaire et

est une marque de plus du peu de sérieux de Platon en toutes ces pages. (3) Pour le Théétète, le chanoine Diès (édition dans la Collection des Universités

de France, p. 172, n. 2) admet que Platon peut « s'inspirer de certains commentaires allégoriques ». Sur les débuts de la méthode allégorique appliquée à Homère, voir les faits et la littérature dans Schniid-Stâhlin I, I, Munich, 1929, p. 130-131 (et auparavant dane l'article AU'egorische Dichlererklarung de Konrad Millier, dans PW, Suppl., IV, p. 10). On n'y trouve pas mentionnés les pythagoriciens. Pas plus du reste qu'on n'y trouve le passage capital d'Hérodote, qui montre dans quel esprit on lisait Homère et Hésiode : comme les poètes théologiens par excellence.

(4) I. Lévy, Recherches sur les sources de la légende de Pythagore, Paris, 1927, p. 9. Pour les mathématiques, cf. W. A. Heidel, dans YAmérican Journal of Philology, 1940, t. LX1, p. 7 (très critique). 4 '.

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il nous a paru que des enseignements se dégageaient, qu'une lumière se répandait sur le contexte.

Si nous essayons de faire la somme de ces leçons, il nous semble que l'influence d'un système pylhagorisant permet de comprendre d'abord l'aspect particulier que revêt dans ces pages la théorie du changement universel. Non pas changement quelconque, mais mouvement (φορά) de l'univers, et surtout mouvement circulaire. En second lieu, liaison à cette théorie d'une divinisation des corps célestes et spécialement du soleil. En troisième lieu, union d'une physique et d'une doctrine du salut. Enfin, union d'une méthode d'exégèse des noms des dieux et d'une philosophie religieuse. Presque toutes les idées isolément, mais, ce qui plus importe, cette série de connexions s'expliquent par le pythagorisme et ne s'expliquent bien que par lui.

On aura noté au passage le nombre des rapprochements qui s'imposent avec les œuvres de la vieillesse, spécialement les Lois et le Timée. On aura noté aussi une certaine différence d'accent entre les idées voisines qui figurent ici et se retrouveront là. Le sentiment de Socrate pour l'inspiration d'Euthy- phron n'est point celui d'une adhésion; il s'en faut de beaucoup, s'il n'est pas vrai de dire qu'il la prenne à la légère. Mais on voit bien que Platon est à cette époque surtout préoccupé, par delà le sensible, par delà les philosophies de la nature, d'accéder à l'Idée. Ce qui le frappe dans la plu part des systèmes, même le pythagoricien, c'est la place faite au changement, c'est leur héraclitéisme foncier (1). Plus tard, dans sa vieillesse, il s'efforcera au contraire de résoudre le passage de Γ Idée au sensible, et alors il trouvera dans les systèmes antérieurs, grâce spécialement au pythagorisme, plus de secours qu'il n'aurait pensé.

Pierre Boyancé.

(1) Le chanoine Dies {ibid.) parle justement de « panhéraciitéisme ».