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Depuis la Modernité, et depuis plus longtemps pour les précurseurs de la libre pensée, nous savons que le monde n’est plus le reflet de la Providence divine mais le fruit de l’histoire faite, au jour le jour, par les hommes et les femmes. Nous faisons l’histoire et elle nous façonne en retour. Il importe donc de la connaître. Pour en tirer les leçons et, selon la célèbre citation de Marx, ne pas être “condamné à la revivre”. Savoir d’où l’on vient permet de mieux s’orienter vers où l’on va. Au-delà de l’ancrage et de l’action historiques de chaque individu, l’histoire constitue un patrimoine commun. Elle fait partie des fondements et références de toute collectivité. Elle influe donc sur la manière dont une société se conçoit, se construit et évolue. Bien que la démarche des historiens se soit substituée à l’explication mythologique du monde, cette mise, ....

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BLE69DEF 28/06/10 15:30 Page 1

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Sommaire

Avec le soutien de la Communauté française.Bruxelles Laïque Echos est membre de l'Association des Revues Scientifiques et Culturelles - A.R.S.C. ( http://www.arsc.be/)

Bruxelles Laïque asblAvenue de Stalingrad, 18-20 - 1000 BruxellesTél. : 02/289 69 00 • Fax : 02/502 98 73E-mail : [email protected] • http://www.bxllaique.be/

Editorial (A. Hassid) ........................................................................................................................................................................................................................................................................................................................... 3

Histoire de la laïcité (entretien avec Hervé Hasquin) ....................................................................................................................................................................................................................................... 4

L’histoire professionnelle et le grand public : y a-t-il un décrochage ? (Kenneth Bertrams)................................................................................................................................. 10

L’histoire par plaisir. Questions à la lueur de la lecture de Marc Bloch (Cedric Tolley) .............................................................................................................................................. 14

Histoire et mémoire : entre confrontation et complémentarité (Mario Friso) ....................................................................................................................................................................... 18

Les politiques mémorielles (Alexis Martinet) ........................................................................................................................................................................................................................................................ 21

La mémoire des vaincus (Thomas Lambrechts) ............................................................................................................................................................................................................................................... 26

L’Espagne, la mémoire et l’exil (Mariejo Sanchez Benito)...................................................................................................................................................................................................................... 30

Du combat pour l’historicité à la revendication des indépendances (Ababacar Ndaw) ............................................................................................................................................ 36

Le tragique destin de Patrice Lumumba ou le malentendu fondateur (Colette Braeckman) ............................................................................................................................... 39

Hommage à Patrice Lumumba. La Belgique doit reconnaître ses responsabilités historiques ! (Pauline Imbach)........................................................................ 42

Cinquantenaire des (in)dépendances africaines : un inventaire critique (André Yinda).............................................................................................................................................. 45

“Les naissances d’État sont toujours des césariennes” (Mathieu Bietlot) ............................................................................................................................................................................. 50

LIVRE-EXAMEN : Enseignement de l'histoire et diversité culturelle. Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois (Sophie Léonard)......................................... 56

PORTAIL : (Mario Friso) .............................................................................................................................................................................................................................................................................................................. 58

AGENDA : échos laïques de vos activités bruxelloises .............................................................................................................................................................................................................................. 60

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Depuis la Modernité, et depuis plus longtemps pour les précurseurs de la libre pensée, nous savons que le monde n’est plus le refletde la Providence divine mais le fruit de l’histoire faite, au jour le jour, par les hommes et les femmes. Nous faisons

l’histoire et elle nous façonne en retour. Il importe donc de la connaître. Pour en tirer les leçons et, selon la célèbre citation de Marx, nepas être “condamné à la revivre”. Savoir d’où l’on vient permet de mieux s’orienter vers où l’on va.

Au-delà de l’ancrage et de l’action historiques de chaque individu, l’histoire constitue un patrimoine commun. Elle fait partie des fondements et références de toute collectivité. Elle influe donc sur la manière dont une société se conçoit, se construit et évolue. Bienque la démarche des historiens se soit substituée à l’explication mythologique du monde, cette mise en forme de notre passé communn’est pas exempte de mythes. Ces mythes sont fondateurs, fédérateurs, mobilisateurs et générateurs de sens pour une civilisation, unenation ou un groupe. L’histoire de la laïcité, par laquelle nous ouvrirons notre dossier, n’y échappe pas. Mais, derrière leur fonction sociale, les mythes invitent les libres-exaministes que nous sommes à les interroger, voire à les démystifier.Pourquoi encensent-ils telle partie de l’histoire plutôt que telle autre ? Que cachent-ils ? Dans quelle mesure figent-ils ou naturalisent-ils une certaine vision de l’histoire ? Ne relèvent-ils pas davantage de la mémoire collective ou officielle que de la science de l’histoire ?

L’histoire est en effet considérée comme la plus scientifique des sciences humaines. Cependant, elle n’est jamais écrite d’une manièreparfaitement neutre et impartiale. Elle est traversée d’enjeux de pouvoir et teintée d’idéologie. Il importe alors de se demander qui l’écrit,qui l’enseigne ou la diffuse et ce qui préside au choix de ses objets de recherche. L’histoire que nous apprenons à l’école s’avère êtreprincipalement celle des vainqueurs puisqu’elle est écrite par eux. Que serait-elle si on l’envisageait également par le regard des vain-cus ou des minoritaires ? Qu’en est-il des histoires dissidentes ou des transmissions orales ? Comment réhabiliter la mémoire des sansvoix, des oubliés de l’histoire, pour leur reconnaître une place dans notre patrimoine collectif et notre vision du monde ?

Telles sont les nombreuses et profondes questions abordées par les auteurs qui ont pris part à ce numéro de Bruxelles Laïque Echos.Les réponses proposées sont diverses. Certains articles se prolongent ou se répondent. Ils proposent parfois des points de vue différents et composent un réel dossier contradictoire. Marque de fabrique de notre culture laïque du débat. Signe de vitalité libre-exaministe.

En hommage au cinquantenaire des indépendances africaines, nous avons accordé une place non négligeable à l’Afrique, trop long-temps déniée par l’histoire occidentale. A ce sujet, comme dans l’ensemble du dossier, l’interrogation du passé se veut résolument tour-née vers le présent et l’avenir. Le rapport de l’histoire ou de la mémoire au temps présent est une des questions qui soulèvent le plusde controverses.

Mais c’est, pour nous en tout cas, l’enjeu décisif. Chacune des thématiques que nous vous proposons visent avant tout à participer,modestement, à la construction d’un monde plus juste. C’est avec plaisir que je vous y invite.

Ariane HASSIDPrésidente

EDITOrial

4 E C H O S N ° 6 9Source image batiment : © www.irismonument.bewww.irismonument.be, site de l'Inventaire du Patrimoine architectural de la Région de Bruxelles-Capital

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Qui d’autre qu’Hervé Hasquin estplus qualifié pour aborder les spé-

cificités du contexte belge dans l’émer-gence et la concrétisation de la laïcitéen Belgique et sur le rôle de pointe,souvent ignoré, qu’a joué notre pays enEurope. C’est certainement sous sonimpulsion que la Belgique a par ailleursprécédé la France dans l’étude univer-sitaire de la laïcité, notamment avec lacréation en 1987 du Centre interdisci-plinaire d'Etude des Religions et de laLaïcité qu’il présida durant près de 20ans et auquel il offrit un rayonnementde dimension internationale. L’ouvragecollectif qu’il dirigea et auquel il contri-bua grandement L’Histoire de la laïcitéen Belgique reste une référence sur laquestion et fut réédité à plusieurs repri-ses. Il témoigne, avant l’heure, de ladiversité des laïcités, à l’instar de laDéclaration Universelle sur la laïcité auXXIème siècle dont il eut l’honneur deprésider la présentation officielle auSénat français à l’occasion du cente-naire de la loi de 1905.

Voici ce qu’il nous a exposé :

Il n’est pas simple de s’entendre sur lesmots et sur la signification qu’il faut leurdonner. Or s’il y a bien un domaine où laconfusion règne de façon absolue, c’estcelui de la laïcité. On utilise tous le mêmevocabulaire mais en lui donnant souventdes significations différentes. Par exem-ple, la laïcité en France n’est pas la laïcitéen Belgique mais on utilise les mêmesmots avec des portées et une histoire différentes. Cela entretient un fameuxbrouillard et beaucoup de nos conci-toyens belges ne s’en rendent même pascompte.

Les manifestes pour la laïcité que je lisaujourd’hui font souvent référence à unelaïcité à la française. C’est d’autant plusamusant qu’en France, de plus en plus delaïques s’interrogent actuellement sur laréalité ou la nécessité de ce qu’on appelle“l’exception française”. Il faut donc êtreprudent et bien préciser que le contextebelge n’est pas le contexte français,

même si les mots de laïcité sont apparusen même temps dans nos deux pays vers1850-1860.

La laïcité, qu’est-ce que c’était audépart ? C’était l’affirmation d’une volontéde l’indépendance du temporel par rap-port au spirituel. En cela, ce n’était que leprolongement, certes avec des accentsparticuliers et peut-être plus fermes, detoute une évolution des rapports Etat-Eglise. Celle-ci s’est déroulée en Europeoccidentale, à partir du XVIe siècle surtout,par un phénomène de préparation incons-cient qui va déboucher sur ce que l’onappellera la philosophie des Lumières.Une volonté de faire échapper l’Hommeaux théologies, et le temporel à la volontéd’hégémonie et d’interventionnisme duVatican. Vont alors s’affronter, de plus enplus, d’une part, ce qu’on va appeler leslibres penseurs, mais que je préfère appe-ler les adeptes de la pensée libre – ce quin’est pas du tout la même chose –, etd’autre part les ultramontains, ceux qui seralliaient à l’orthodoxie romaine.

En dépit d’une certaine familiarité, l’histoire de la laïcité, de ses idées, de ses combats

et de ses avancées reste malgré tout assez méconnue dans notre pays. Dans un

contexte où la laïcité est redevenue un enjeu central de nombreux débats, son histoire

est, comme d’autres, souvent victime de réinterprétations partielles ou d’anachronismes

trompeurs, en particulier en Belgique francophone, où l’on a parfois du mal à prendre

ses distances avec une laïcité d’ “exception française”.

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Emergence et radicalisation de deuxpôles

Dans ce contexte-là, deux pôles sontapparus : l’Université Libre de Bruxelles etl’Université Catholique de Louvain. Je rap-pelle souvent, même à l’ULB – car on aoublié et on commet souvent des aberra-tions et des anachronismes en projetantdans le passé les problématiques d’aujourd’hui –, que l’Université Libre de Bruxelles, jusqu’en 1860-1870, futd’abord une université majoritairement spi-ritualiste : la plupart de ses enseignantsétaient croyants, beaucoup étaient encorepratiquants et il y a eu quelques recteursde l’ULB qui jusqu’aux environs de 1870allaient au bras de madame le dimancheau service dominical à Sainte Gudule !

Le matérialisme va émerger de plus enplus car, d’un côté, il y a les découvertesscientifiques et, de l’autre, un contextepolitique très spécifique à la Belgique :l’existence d’un “parti Eglise” ou, en touscas, un parti catholique qui assume lesrevendications de l’Eglise, avec en sonsein des députés et des sénateurs qui veu-lent défendre la Constitution belge maisqui sont, parfois, gênés aux entournures– c’est un euphémisme – face à des prisesde position extrêmement radicales deRome. Le texte le plus célèbre du XIXe siè-cle, qui fera un tort considérable à l’Eglisecatholique, c’est évidemment l’encycliqueQuanta Cura de décembre 1864 quicondamnait le libéralisme, le socialisme, lalibre pensée, la liberté de presse, la libertéde conscience… mais aussi ce qui pouvaitapparaître comme des “errements”, c’est àdire des découvertes scientifiques enopposition avec la Genèse.

Je rappelle que nous sommes en 1864 etque le livre de Darwin est paru en 1859. Sapremière traduction française paraît en1862-1863 sous la plume de ClémenceRoyer, une militante philosophique, fémi-niste dont les idées révolutionnaires sur ledivorce, sur la liberté du couple, sur laliberté des femmes en général ne sont évi-demment pas bien reçues à cette époque.C’est à travers sa traduction et sa préfaceoù elle reproche à Darwin de ne pas tirertoutes les conséquences de ses décou-vertes scientifiques que l’ouvrage va sefaire connaître très largement en Belgique,en France, en Suisse. C’est une apologiedu matérialisme qui réduit à néant laGenèse. Il y a donc une incompatibilitéfondamentale entre ce type de sciencesd’une part et la foi d’autre part, ce quiexplique toute une série de condamna-tions qui apparaissent dans l’encycliqueQuanta Cura.

Il faut également resituer ce climat de luttepolitique, de radicalisation de Rome dansun contexte plus général, notamment lerisorgimento en Italie, le processus d’unifi-cation italienne qui procède aussi d’uneéradication progressive de la puissancepolitique et économique de la papauté.Par ailleurs, parmi ceux qui mènent lecombat, vous avez des gens qui, commeGaribaldi, étaient francs maçons. Toutcela apporte de l’eau au moulin. Il va yavoir une condamnation de tous les mou-vements de pensée libre. Convaincued’un grand complot international visant àl’éliminer, l’Eglise va se radicaliser, notam-ment sous Grégoire IX. En 1870, le pre-mier concile de Vatican va affirmer ledogme de l’infaillibilité pontificale.

La Belgique à la pointe du combat pourla laïcité

Dans ce contexte de société très cléri-cale – la radicalisation de l’Eglise, unparti catholique puissant qui s’aligne surbeaucoup de ses positions, l’Universitéde Louvain qui se veut le parangon del’orthodoxie catholique dans notrepays –, le pôle de l’ULB s’est développéet la maçonnerie va à son tour se radica-liser et sortir de son rôle, puisque toutdevient lutte politique à tous les éche-lons.

On oublie souvent que chez nous, lessociétés de libre pensée sont nées dansles années 1850, avant la France, dansun climat où il n’était pas possible de sefaire enterrer civilement : les cortègesétaient lapidés, les cercueils retournés,les familles injuriées… Cela va durer prèsde trente ans. Les premières sociétés delibre pensée auront avant tout pourobjectif de provoquer ou forcer le respectde la liberté de conscience sur un pointtrès concret : les funérailles civiles. Ceséléments vont jouer un grand rôle.

Le débat sur l’enseignement au XIXe siè-cle est également fondamental pourcomprendre le rôle pris par les défen-seurs du temporel. En 1862, fut créée laLigue de l’Enseignement : c’est unegrande date de l’histoire de la laïcité enBelgique. On oublie souvent que c’estpar imitation de ce qui s’est passé enBelgique que va se créer deux ans plustard la Ligue de l’Enseignement enFrance. Notre pays a une antérioritéconsidérable dans l’émergence d’un cer-tain nombre de principes parmi lesquels

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la généralisation d’un enseignement pri-maire, obligatoire et gratuit, noyau dur del’idéologie laïque.

La Belgique sera à la pointe du combatplus que ne l’était la France où, entre 1850et 1870, le régime de Napoléon III y estune forme de dictature militaire assezconservatrice. Quand Clémence Royerpublie à Bruxelles, toujours dans lesannées 1863-1864, l’un ou l’autre romansulfureux à travers lequel elle développesa philosophie de l’existence, notammenten tant que femme, la Belgique est consi-dérée comme un des pays les plus démo-cratiques au monde où règne une grandeliberté de presse, de diffusion, de circula-tion des informations. Le livre deClémence Royer est interdit en France. LaBelgique, à cet égard, joue un rôle impor-tant et les conflits politiques belges vontêtre un détonateur. Il va y avoir un clivagedans notre pays où, c’est une chose qu’onoublie souvent, jusqu’au moment de lasignature du pacte scolaire conclu en1958 et adopté au Parlement en 1959, lesnotions de droite et de gauche sont trèsdifférentes d’aujourd’hui. Jusqu’au débutdes années 1960, la droite, c’est le particatholique. Face à la droite, il y a ce qu’onappelle les gauches : la gauche libérale etla gauche socialiste. Le clivage gauche-droite est un clivage qui s’ordonne autourde la question philosophique des rapportsEtat-Eglise, de l’indépendance ou non dupouvoir civil et du pouvoir temporel parrapport au pouvoir spirituel.

C’est dans ce contexte-là que va émergerune laïcité en Belgique. A titre personnel,je ne vois donc pas la nécessité de se bat-tre pour inscrire un principe de laïcité dans

la Constitution belge. Ca ne fera pas plai-sir à certains mais, pour moi, ces revendi-cations relèvent du jardin d’enfants.Lorsque l’on connaît bien la Constitutionbelge et sa pratique, dès 1831, on voit – etla Constitution n’a jamais du être changéesur ce point –, un système élégant et sou-ple d’indépendance réciproque de l’Etatet de l’Eglise. La Belgique a été uneexception à cet égard, tout pays de tradi-tion catholique qu’il soit. Rappelons unechose importante : la Belgique est le seulpays à n’avoir jamais signé de Concordatavec Rome. Cela montre l’originalité denotre système.

Enjeux et défis contemporains

On évoque toujours le problème du finan-cement des cultes, cela me dérange. J’ai participé activement avec RogerLallemand aux débats sur la modificationde l’article de la Constitution permettantce qu’on appelait la reconnaissance de lalaïcité. Je vous avouerai, je le dis et je l’aitoujours dit, avoir eu des sentiments par-tagés sur la question. D’un côté, j’étaisexcédé, comme d’autres, de constaterl’iniquité et un déséquilibre absolumentcolossal dans la répartition de la massefinancière. Et c’est pour combattre cetteiniquité que, personnellement, je me suisbattu pendant des semaines en commis-sion et à la tribune du Parlement pour faireavancer cette proposition de loi. Mais,d’un autre côté, lorsque j’ai présenté mafaçon de voir à la tribune du Sénat, j’aiinsisté sur le fait qu’il y avait peut- être undanger : c’était sans doute une étapenécessaire d’établissement d’une certaineégalité mais l’idéal serait tout de mêmequ’on mette fin à un système de finance-

ment des cultes. Bien que je ne me faisaispas d’illusion : à partir du moment où ongoûte à un certain type de financement,on y prend goût et on n’a pas tellementenvie d’y renoncer. C’est ce qui se passepour le moment au Centre d’ActionLaïque. C’est une situation absolumentschizophrénique à mes yeux. Je lis tou-jours avec intérêt les explications emberli-ficotées dans lesquelles on se lance. Onpeut assumer en disant : “c’est commecela et on ne peut plus s’en passer” maisqu’on cesse alors de nous bassiner lesoreilles avec la volonté d’affirmer un Etatlaïque et d’en venir à une laïcité à la fran-çaise car c’est de la foutaise ! C’est parfai-tement contradictoire et antinomique !Cela me fait penser à l’attitude de l’Eglisecatholique qui au XIXe siècle faisait la différence entre la thèse et l’hypothèse. Ily a l’idéal et il y a la réalité. Il faut direqu’aujourd’hui, la laïcité, même si elle s’endéfend, se trouve dans ce cas de figure.Cela interpelle très fort les Français qui necomprennent pas.

Ceux qui veulent en venir à une situation àla française pure et dure connaissentpourtant mal la situation française. Ilsignorent souvent que dans la loi de sépa-ration de 1905, l’Etat est devenu proprié-taire de tous les édifices religieux avec lescharges liées à leur entretien. Dans laperspective du centenaire de la loi, deséconomistes, des historiens, des juristesfrançais se sont livrés à des estimations etcertains en arrivent à se demander si lesystème de financement belge n’est pasplus intéressant. En outre, le systèmefrançais est très inégalitaire car la loi de1905 avantage les cultes anciens.Comment reprocher alors aux fidèles de

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cultes nouveaux d’avoir, par exemple, desfinancements venant de l’extérieur pourconstruire des mosquées et d’autres tem-ples alors qu’il n’y a pas d’aides de laRépublique mais que tous les autres enont bénéficié ? Comment rétablir uneforme d’égalité ? La loi de 1905 n’a pasmis fin non plus à certaines lois datant desannées 1850-1860, comme la loi Falloux,qui permettent à l’Etat de financer desécoles privées. C’est pour vous montrerqu’il ne faut pas avoir une vision binairedes choses. Il y a des exceptions partout.Il y a beaucoup plus d’accommodementsqu’on ne le pense.

Concernant les notions de laïcité politiqueet philosophique, il y avait une claireconfusion jusqu’à il y a peu. Le distinguoentre les deux, à mon avis, est quelquechose qui date de ces dix dernièresannées. Il a surtout été mis en avant pardes croyants qui se disent laïques maisqui ont tout de même des comptes àrégler avec la laïcité organisée quand elleest jugée excessive dans certains proposou certaines propositions. Je crois que ledistinguo entre les deux types de laïcitéest d’abord venu de ces milieux-là. Il fautdire que la distinction mérite d’être faite !En France, il n’existe pas de définition juri-dique de la laïcité mais c’est un conceptjuridique, un concept abstrait d’organisa-tion de l’Etat. Chez nous, la laïcité ad’abord été un mouvement philosophiqueparti de l’ULB, des loges, des milieuxagnostiques ou athées qui a évolué versune laïcité politique. Il y a eu une interac-tion permanente entre les deux. Certainspropos, parfois par trop arrogants, émispar des personnalités du CAL ont donnéune image d’intolérance, vraie ou fausse,

mais, qui a amené un certain nombre degens à distinguer la laïcité politique, prin-cipe d’organisation de l’Etat, de la laïcitéphilosophique. Certains ouvrages récentsmettent en avant cette interrogation : si lalaïcité politique se confond avec la laïcitéphilosophique, quelle place reste-t-il pourceux ne se réclamant pas de cette placephilosophique ? Le risque est d’avoir unEtat intolérant ! Selon moi, il est clair quece sont des gens qui n’appartiennent pasà la laïcité philosophique mais qui sedisent laïques qui ont argumenté de lafaçon la plus nette, et certainement préco-cement, sur le distinguo qu’il importait defaire. Bien qu’il y ait eu dans le monde laï-que des gens comme Van Raemdonck oud’autres qui l’ont fait également.

Tout cela montre simplement qu’il y a unclivage, qui n’est pas récent et qui estmême très ancien, qui fait que, selon quevous soyez athée ou agnostique ou déisteou autre, votre conception de la laïcitén’est pas la même. Cela a toujours été lecas. La maçonnerie a failli exploser au XIXe

siècle lorsqu’elle a été confrontée à cesdeux tendances. Cette ambiguïté a toujours existé et elle existera toujours.

Le débat se complexifie aussi avec l’arri-vée de nouvelles religions. L’avantage del’Occident, c’est que la laïcité a pu y naî-tre, paradoxalement, grâce au christia-nisme. Pourquoi ? Parce que même sic’est ambigu et que ce ne fut jamaisqu’imparfait, c’est tout de même dans lechristianisme qu’apparaît le distinguoentre le temporel et le spirituel. Il y avait unconcept qui n’existe pas dans l’islam etpeut-être pas dans d’autres religions :cela interpelle toutes nos sociétés qui ont

été conçues sur la base de la séparationparce qu’il y avait une culture qui l’y préparait. Cela fait partie, pour moi, dunoyau dur des valeurs que nous devonsabsolument défendre. L’expérience a toutde même prouvé que c’est parce quenous avons progressivement inventé etperfectionné en Occident un certain nom-bre de valeurs ou de concepts de ce type-là que l’on a organisé le vivre ensemble.Les accommodements raisonnables nepeuvent pas remettre en cause ce genrede choses.

Propos recueillis par Sophie LÉONARD et Mathieu BIETLOT

Bruxelles Laïque Echos

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Partons de deux constats, communémentadmis mais difficilement vérifiables.

Premièrement, le goût de l’histoire (passéhumain) est largement répandu. Quelles quesoient les motivations (quêtes de savoir oud’identité, renforcement communautaire,loisir, etc.), on ne compte plus les marquesd’intérêt pour le passé, tous supports etmoyens d’expression confondus – livres,revues, productions audiovisuelles, commé-morations. Offre abondante pour unedemande insatiable ; il faut des réponses, ilfaut légitimer, il faut se détendre.Deuxièmement, l’histoire, c’est-à-dire ici lascience historique permettant de connaîtrele passé humain, est “en crise”. Il ne s’agitpas seulement d’une crise épistémologi-que1 ; il s’agit, bien plutôt, d’une crise de vul-garisation, comprise dans le sens d’unusage social ou public de l’histoire. Elle semanifeste par un triple problème de récep-tion, de compétition et de contestation.

La panne de transmission

La recherche historique apparaît, à tort ou à raison, comme privée de moyens d’expression pour toucher un large public. Àl’instar d’autres disciplines des sciences

humaines, l’histoire telle que l’écrivent leshistoriens experts et/ou professionnelspeine à trouver une audience en dehors desamphithéâtres universitaires ou de quelquesémissions télévisuelles ou radiophoniquesdiffusées en dernière partie de soirée surdes chaînes souvent taxées d’élitistes (Arte,France-Culture et, dans une moindremesure déjà, la Première en Belgique). Bienévidemment, tous les historiens ne sont pasconcernés par ce souci de réception : cer-tains se moquent éperdument de la portéede leurs travaux par-delà la communautéscientifique, d’autres, déjà moins nombreux,sont des stars médiatiques à la scienceinfuse, naturellement diffusée. Il n’empêche,le sentiment de coupure est de mise. À deshistoriens qui, il y a quelques années, repro-chaient à Alain Destexhe de provoquer undébat sur les “grandes tragédies du XXe siè-cle” en arguant que tout avait déjà été dit etécrit, le sénateur répliqua que “personne n’alu ces livres”. Lucide ou polémique, leconstat n’en a pas moins suscité desremous dans l’assemblée. Les motifs duproblème sont évidement multiples et jen’en retiendrai que quelques-uns : la profes-sionnalisation accrue des historiens univer-sitaires (avec leurs codes, leurs priorités,

leur hyperspécialisation), la tendance persis-tante à l’individualisation de la recherchescientifique dans les sciences humaines, ladiffusion restreinte des travaux au sein decommunautés savantes (où l’on retrouvel’étymologie de l’universitas) seules habili-tées à (in)valider la qualité du travail fourni.Contrairement à une idée reçue, l’internatio-nalisation des moyens de communication etl’apparition des supports d’expressionissues des technologies de l’informationn’ont pas réduit l’atomisation des commu-nautés savantes, elles ont bien plutôt contri-bué à renforcer leur émiettement. D’un autrecôté, il n’est pas faux de souligner, du côtéde la “réception”, les risques de réductionou de caricature de résultats de recherche.Michel Foucault décryptait les mécanismesde ce glissement en “toboggan” de la pen-sée médiatisée dans une interview en 1983 :“un discours un peu élaboré, au lieu d’êtrerelayé par un travail supplémentaire, qui, enécho, en critique [les fondements], le perfec-tionne, le rend plus difficile, l’affine, voit aucontraire l’écho se faire par en bas ; et, petità petit, de bouquin en article, d’article enpapier pour les journaux, et de journaux entélévision, on en arrive à résumer un livre, untravail, un problème par des slogans.”2

Qui aujourd’hui, historiens professionnels mis à part, est capable de pointer les tendances récen-tes de l’historiographie suscitées par la recherche scientifique ? Qui, dans le flot incessant denouvelles publications à prétention historique, se sent suffisamment armé pour faire la part deschoses entre la production académique (prétendument) “sérieuse” et les récits (prétendument)racoleurs ? A contrario, la production estampillée “académique” est-elle un gage de qualité et/oud’intérêt ? Enfin, comment le savoir historique circule-t-il ? Entre les communautés expertes, lesprofanes, les amateurs et les lecteurs ? Y a-t-il une place pour la vulgarisation de qualité, la simplification sans simplisme ? A qui appartient l’écriture de l’histoire ?

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L’histoire, quoi qu’on en pense, n’échappepas à ce phénomène de déformation, plusparticulièrement pour les cas, très nom-breux, où l’image véhiculée par l’inconscientcollectif précède la connaissance issue de larecherche.

Au grand marché de l’histoire

Ce sentiment est d’ailleurs exacerbé parl’impression d’une compétition à laquelledoivent faire face les historiens “patentés”.Aux côtés des traditionnels journalistes,documentaristes et autres historiens “ama-teurs” du genre, d’autres “intrus” sont venuss’ajouter à la liste pour tailler des croupièresaux experts. Romanciers et cinéastes, dra-maturges et dessinateurs se sont adroite-ment intercalés dans la brèche de la trans-mission entre historiens professionnels etgrand public. Certes, le phénomène est loind’être neuf ; il serait même davantage unretour à la “Tradition”, à l’histoire comme filledu récit, aux mythes fondateurs. Il n’endemeure pas moins que le registre de la “fic-tion” a irrémédiablement chassé la sciencehistorique du monopole qu’elle exerçait – ouprétendait exercer – sur la production certi-fiée du passé. Si la vérité et la rationalitédemeurent les repères naturels de laconnaissance historique, elles n’incarnentplus les bornes d’accès à la représentationdu passé. Le distinguo théorique entre lareprésentation du passé, d’une part, sacompréhension, de l’autre, n’a plus courssur le plan des pratiques. Et le brouillage desfrontières s’est accentué des deux côtés.Dans un roman récent qui revient sur l’as-sassinat de Reinhard Heydrich, le chef de laGestapo, par des agents secrets tchécoslo-vaques en 1942, le quatrième de couverture précise : “Tous les faits relatés sont authen-

tiques. Mais derrière les préparatifs de l’at-tentat, une autre guerre se fait jour, celle quelivre la fiction romanesque à la vérité histori-que. L’auteur, emporté par son sujet, doitrésister à la tentation de romancer”3. Pourforcer une intelligibilité compromise, l’histo-rien, de son côté, n’hésite pas à succomberà cette tentation. Ainsi en est-il du médié-viste Patrick Boucheron qui a voulu raconterde manière vraisemblable la rencontre entreMachiavel et Léonard de Vinci qui eut lieu en1502. De cette rencontre, “nous ne pouvonsrien en dire, du moins si l’on tient ferme surles scrupules de l’historien qui ne s’avancequ’à pied sec, franchissant les cours d’eau àgué en prenant appui sur des textes commele promeneur sur des cailloux”4. La fiction,en d’autres termes, est devenue un moded’accès à la vérité historique à la fois com-mode et séduisant. Il n’en fallait pas pluspour que l’historien professionnel se sentesous pression.

La “demande sociale” et le renouvellement de l’historiographie

Parallèlement à la pression de l’offre, l’histo-rien doit faire face à la pression de lademande et plus précisément ce qu’onappelle par convention la “demandesociale”. Depuis la structuration des discipli-nes scientifiques dans la seconde moitié duXIXe siècle, qui a accompagné la construc-tion des Etats-nations, l’histoire a rempli unefonction d’éducation civique. Ce n’est paspour rien que l’historien français CharlesSeignobos prononce en 1903 au MuséePédagogique de Paris une conférence qu’ilintitule “L’enseignement de l’histoire commeinstrument d’éducation politique”. L’écolehistoriographique des Annales [voir encadré]restera finalement fidèle à ce prescrit laïque

et républicain ; elle portera davantage lacharge sur la méthode – cibler les “forcesprofondes” et non les événements – que surce patrimoine commun. Le basculement alieu à partir des années 1970 où, sous lecoup d’un faisceau de causes, la “vaguemémorielle” innerve la logique historiogra-phique d’une écume identitaire et commé-morative. Même si beaucoup de choses ontété dites récemment sur le “devoir demémoire”, le rapport antagoniste entre his-toire et mémoire et l’opposition farouche dela plupart des historiens vis-à-vis des “loismémorielles”, la portée historiographique decette transformation de fond n’a pas encoreété analysée dans toutes ses variantes.Certaines tendances, émergées dans le sil-lage de ces mutations culturelles ou dansleur marge, sont parmi les plus prometteu-ses du moment [voir encadrés]. Il n’empê-che, ce mouvement traduit un climat de sus-picion à l’égard d’une historiographie “offi-cielle”, ethnocentriste ou “des vainqueurs”.Avec un peu de recul, quand on admet à lafois l’enracinement social des questions his-toriques mais aussi leur historicité, ilconvient d’y voir avant tout l’expression destransformations de nos sociétés : le multi-culturalisme, le relativisme culturel et l’effa-cement de l’impérialisme européen.Implicitement au moins, la “demandesociale” finit par déteindre sur les historiensprofessionnels à travers les questions qu’ilsportent à leur agenda. On le sait depuisBenedetto Croce, toute histoire est néces-sairement “histoire contemporaine”. Certes,il faut être à l’écoute. Toutefois, il n’est pasfaux de dire que “la pertinence sociale nefonde pas la pertinence scientifique mais ellepeut l’accompagner heureusement”5.Autrement dit, l’enjeu pour les historiens estde pratiquer une conversion en deux étapes

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ou à deux niveaux consécutifs : du socialvers le scientifique suivi du trajet inverse. Unbeau défi en perspective.

Kenneth BERTRAMSUniversité libre de Bruxelles / F.R.S.-FNRS

1 Sur ces questions, voir Gérard Noiriel, Sur la “crise” de l’his-toire, Paris, Belin, 1996.2 Michel Foucault, “Structuralisme et poststructuralisme”(Entretien avec G. Raulet, 1983), in Dits et écrits, Paris,Gallimard (“Bibliothèque des sciences humaines”), vol. IV,1994, p. 4563 Laurent Binet, HHhH, Paris, Fayard, 2009.4 Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel, Paris, Verdier,2008, p. 11.5 Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil(“Points”), 1996, p. 89.

L’anthropologie historique de “la Nouvelle Histoire”

Les années 1970-1980 marquent l’apparition de plusieurs courants qui donnent laparole aux “oubliés”. L’histoire du quotidien (Alltagsgeschichte) en Allemagne et lamicrostoria en Italie délaissent les grands personnages et l’histoire politique pour lessituations banales et la culture « populaire ». Dans le monde francophone, le courant leplus célèbre, également le plus lu est celui de l’anthropologie historique et « la NouvelleHistoire ». Titre d’un ouvrage collectif paru en 1974, il suffit de l’ouvrir : “histoire des mar-ginaux”, des pauvres, des femmes, des hérétiques ; “histoire des mentalités”, c’est-à-dire des croyances, de la mort ou des peurs. L’ordinaire et les minorités sont devenusprioritaires. Cette histoire, qui pose des questions plutôt que d’aligner des noms et desdates, se réclame de Marc Bloch et Lucien Febvre, fondateurs en 1929 de la revue desAnnales. Histoire. Sciences sociales, mais aussi des folkloristes, de Claude Lévi-Strausset de Fernand Braudel, promoteur de la vie matérielle et de la longue durée. Pour le lec-teur d’aujourd’hui, Jean-Pierre Vernant ou Paul Veyne (pour l’Antiquité), Jacques Le Goffou Jean-Claude Schmitt (pour le Moyen Âge), Arlette Farge ou Alain Corbin (pour l’épo-que moderne) sont les fabricants de cette façon plus démocratique d’écrire l’histoire.Mais l’ouverture aux “autres” va-t-elle de pair avec une popularisation de l’intérêt pourl’histoire ? Il semble que oui. Best-seller inégalé à ce jour, Montaillou, village occitan(1975) d’Emmanuel Le Roy Ladurie explore l’univers villageois et paysan du XIIIe siècle,ses rêves et ses querelles. Constat en demi-teinte toutefois. Car force est de constaterqu’aux mythes et aux routines des petites gens, les passionnés préfèrent souvent lesgrands récits pleins de génies et d’exploits.

Gil BARTHOLEYNSMusée du Quai Branly / Université libre de Bruxelles

Vers une histoire « globale » du travail

Au début des années 1990, l’histoire dutravail vit une crise profonde. La résur-gence des années 1960 inspirée par la“history from below” de E.P. Thompson,la restructuration économique desannées 1970 et la rapide diminution de laclasse ouvrière industrielle mettent enquestion les bases de la discipline,jusqu’à pousser la communauté académique occidentale à en décréter la fin. Depuis lors, l’intérêt pour l’histoire du travail a connu unecroissance lente mais solide, qui est allée de pair avec une façon plus intégratrice et démocratique d’étudier les travailleurs. Ce regaind’intérêt, qui puise son origine dans les pays du Sud, a déplacé la focale de la recherche, de la classe ouvrière traditionnelle vers d’au-tres sujets, méthodes et perspectives visant non seulement à “provincialiser l’Europe” mais aussi à mieux saisir l’expérience de chaquetravailleur en “repensant” l’histoire et la notion de classe ouvrière, pour reprendre deux titres à succès de Dipesh Chakrabarty. Il s’agitd’un changement qui veut dépasser les dichotomies implicites dans la vieille vision eurocentriste du travail (l’Ouest et le reste, le ruralet l’urbain, l’usine et l’atelier, l’employeur et l’employé, le travail et la famille…). Au delà de la figure classique du travailleur masculinsalarié, employé à l’usine et syndicalisé, le courant actuel montre une plus grande considération des formes multiples et changeantesde la main-d’œuvre (esclaves, femmes, migrants, saisonniers, intérimaires, travailleurs informels…) ainsi que de ses solidarités et iden-tités. Sans nier l’importance du rôle des Etats, cette nouvelle historiographie du travail s’ouvre ainsi vers une compréhension globale dela multiplicité et de la mobilité des relations, localisations et temporalités qui constituent les formes du travail.

Flavia CUMOLIUniversity of Oxford / Université libre de Bruxelles / F.R.S.-FNRS

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Le texte qui suit vient d’une réflexion quiporte sur quelques questions teintées

d’un chouïa de suspicion : à quoi et à quisert l’histoire ? Qui l’écrit ? Comment est-elle écrite et dans quel but ? Commentest-elle transmise et à quel dessein ? SiBloch n’y répond pas directement, il offrecependant des pistes pour que l’écriturede l’histoire puisse se faire sans souffrir duscepticisme ironique qui teinte ces ques-tions.

Notons, à toutes fins utiles, et pour unebonne compréhension de l’approche deBloch, que, selon lui, l’objet de l’histoiren’est pas le passé mais les hommes, les“hommes dans le temps”.

Une légitimité2 pour l’histoire ?

Bloch invite à considérer que l’épistémolo-gie de l’histoire ne relève pas seulement dequestions scientifiques mais aussi d’unequestion de civisme et de morale. Pour lui,l’historien scientifique porte une responsa-bilité importante dont il a à rendre compteet qui le contraint à mener des analysessérieuses et valides. “Notre civilisation3 toutentière est intéressée4 à l’histoire” dit-il. Onne saurait trop prendre au sérieux cettemise en garde. Car l’écriture de l’histoireest aussi un outil de pouvoir, un pouvoir dedéfinition des choses, le pouvoir de dire cequi est important et de passer sous silencece qu’il n’est pas convenu qu’il le soit. Un

pouvoir de donner un sens particulier auxévénements et au cours de notre société.Si la mémoire, pour Bloch, est la principalematière de l’histoire, l’histoire, écrite ettransmise, est, en définitive, ce qui resterade la mémoire collective explicite de la civi-lisation.

On peut légitimement se poser la questionde savoir pour qui et pour quels desseins,tel ou tel aspect de l’histoire, tel ou tel pointde vue à propos d’éléments de l’histoire,sont désignés comme importants, dignesou non de mémoire. Il s’agit ici d’interrogerle pouvoir de définition des choses etd’identifier ses acteurs. Des sociologues etdes philosophes proposent des moyens

Marc Bloch, né à Lyon en 1886, est un historien français qui a marqué durablement les étudesd’histoire médiévale. Initiateur des méthodes comparatives en histoire et de l’approche multi-disciplinaire, il offre à sa discipline un arsenal méthodologique qui marque un tournant de l’histoire scientifique. Ainsi, il invite notamment ses pairs à ne délaisser aucune source deconnaissance, ce qu’il exemplifiera dans Les Caractères originaux de l'histoire rurale française,publié en 1931, en utilisant au profit de la recherche historique, des compétences aussi variéesque celles de l’agronomie, de la linguistique ou de la démographie. Il fonde l’Ecole des Annalesavec Lucien Febvre, par l’initiation en 1929 de la revue Annales. Histoire. Sciences sociales,connue encore aujourd’hui sous le nom d’Annales. Résistant durant la seconde guerre mon-diale, il sera arrêté par la Gestapo en mars 1944, torturé et finalement assassiné avec d’autresle 16 juin 1944. Il laisse derrière lui un manuscrit inachevé qui fut publié en 1949 sous le titreApologie pour l’histoire ou le métier d’historien1. Je me réfère à l’édition publiée en 1993, anno-tée par Etienne Bloch, fils de Marc Bloch, et préfacée par Jacques Le Goff, illustre continuateur et critique de l’œuvre de Marc Bloch.

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pour désamorcer, ou à tout le moinsdénoncer, les enjeux et les intentions dupouvoir. Ici n’est pas notre propos carBloch, qui ne se cache pas d’une certainevolonté programmatique lorsqu’il écritApologie, propose une attitude en amontde la recherche historique, une attitudepropre à dégager l’histoire scientifique descontingences du pouvoir. Cette attitudetient en deux lignes de force. La premièreest la motivation de l’historien. L’histoire est“distrayante”, dit-il. Il invite à constater quela recherche historique est stimulée par “lesimple goût” et par la curiosité. Cettedimension n’est pas originale mais, ainsiaffirmé, le plaisir, la “jouissance esthétiquepropre” à l’histoire comme moteurs de larecherche placent le chercheur en positionde se laisser porter par quelque-chosed’étranger aux enjeux de pouvoir mais d’in-trinsèque au métier d’historien. L’autreligne de force est l’objectif primaire, pour-rait-on dire, de l’histoire : il s’agit de com-prendre. Certes, Bloch conçoit “qu’unescience nous paraîtra toujours avoir quel-que chose d’incomplet si elle ne doit pas,tôt ou tard, nous aider à mieux vivre”. Maisil place l’effort de compréhension et d’ac-cumulation de connaissances en positionde fondement initial de l’entreprise histori-que. “Ce serait infliger à l’humanité uneétrange mutilation que de lui refuser le droitde chercher, en dehors de tout souci debien-être, l’apaisement de ses faims intel-lectuelles”, dit-il. En cela, il consacre sim-plement l’importance de la recherche fon-damentale en histoire. Une recherche quin’est commandée par autre chose que ledésir de compréhension, l’histoire pour leplaisir de l’histoire, sans hiérarchie entre lesobjets de la recherche historique ou lespériodes de l’histoire, autant susceptibles,

aux yeux de Bloch, d’apporter un point devue sur la marche de la civilisation et deparfaire l’humaine compréhension.

Si la légitimité de l’histoire peut tenir encette proposition que “notre civilisation toutentière” y est “intéressée”, Bloch confirme,en quelque sorte, cette légitimité en éri-geant l’histoire en science neutralisée5, libreet responsable.

Et une validation ?

Maintenant que Bloch a momentanémentrésolu la question de l’utilité de l’histoire etde sa légitimité, il propose de s’attaquer àce qui fait d’elle une science valide propreà renseigner effectivement sur les événe-ments et les inerties de la civilisation, et demettre au monde un récit aussi juste etvéridique que possible. A cette fin, il convo-que quelques principes méthodologiquesqui manquent aux recherches historiquespassées et qui seront actualisés notam-ment par l’Ecole des Annales. Retenonsl’observation, l’interdisciplinarité, l'entraide,la critique et l’analyse. Il n’est malheureuse-ment pas possible ici de détailler chacunde ces aspects, ni même d’en brosser untableau succinct, tant la pensée et les pro-positions de Bloch sont complexes etmobilisent des univers de connaissances etd'appréhensions de la connaissance variéset hétérogènes. Je passerai sur la critiquehistorique, sans doute le plus connu desprincipes développés par Bloch et surl’analyse historique dont la finesse ne m’estpas accessible. Quelques éléments cepen-dant.

A propos de l’observation historique, ilrécuse l’idée selon laquelle les faits histori-

ques ne sont plus observables dans le pré-sent. Pour Bloch, les données historiquesprennent leur source première dans les tra-ces que l’histoire a laissées dans le pré-sent. Par traces, il entend autant les objetsarrivés jusqu’à nous que les récits, lestémoignages et les conséquences de l’his-toire sur l’état actuel de la civilisation. SelonBloch, tout ce que l’homme touche setransforme en témoignage historique, s’ob-serve au présent, s’analyse au moyen durecoupement d’informations et d’unereconstruction logique et analytique del’histoire, comme un archéologue recom-pose l’aspect complet d’une amphore alorsqu’il ne dispose pas de tous ses fragments.Ainsi, la démarche historique de Bloch rap-porte le passé à partir du présent et,comme nous l’avons vu plus haut, informesur le présent à partir du passé.

A lire Bloch, l’observation historique nepeut être passive. Il ne suffit pas de savoirlire un parchemin, il faut savoir comment lesolliciter et quel type d’information il estsusceptible de révéler. Ceci suppose unniveau d’érudition qui permet de travailler,certes de manière inductive, mais aussi àpartir d’hypothèses, au moins implicites,fondées sur une culture pointue de la disci-pline. Rares sont ceux qui “peuvent se van-ter d’être également bien préparés à lire etcritiquer une charte médiévale, à interprétercorrectement les noms de lieux (qui sont,avant tout, des faits de langage), à datersans erreur les vestiges de l’habitat préhis-torique, celte, gallo-romain ; à analyser lesassociations végétales d’un pré, d’un gué-ret, d’une lande. Sans tout cela pourtant,comment prétendre décrire l’histoire del’occupation du sol ?” constate Bloch. Et ilappelle à un travail interdisciplinaire indis-

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pensable tant les outils à mobiliser pourcomprendre “les hommes dans le temps”sont variés. Conséquemment et en regardd’un objectif général d’accroissement etd’affinement de la connaissance historique,Bloch exhorte ses pairs et les scientifiquesen général à quitter les postures individua-listes et concurrentielles pour mettre lesinformations en commun dans une pers-pective d’entraide. “Notre civilisation auraaccompli un immense progrès le jour où ladissimulation, érigée en méthode d’actionet presque en bourgeoise vertu, cédera laplace au goût du renseignement : c’est-à-dire nécessairement des échanges de ren-seignements.” “Isolé, aucun d’eux [les his-toriens et spécialistes] ne comprendrajamais rien qu’à demi, fût-ce à son proprechamp d’études ; et la seule histoire vérita-ble, qui ne peut se faire que par entr’aide,est l’histoire universelle.”6 Cet avertisse-ment que nous adresse Marc Bloch rested’une grande actualité. Lorsqu’IsabelleStengers7 dénonce les “nouvelles enclosu-res” (c’est-à-dire la privatisation des bienset des espaces communs) et valide le tra-vail militant des informaticiens, qu’elle dit“commoners”, qui ont réussi à rendre àtous un bien universel : la connaissanceinformatique par le biais des logiciels gra-tuits et de l’accès libre à tous les aspectsdu langage informatique qui permettent àqui veut s’y intéresser de participer à l’en-treprise collective de fabrication informati-que ; elle pose le constat que faisait Blochdans les années 1940 et observe que cer-tains ont pris en main de répondre à sonavertissement. Pour Bloch, la transmissiondes connaissances historiques relèved’une nécessité, disons, “démocratique”.C’est ainsi qu’en début de son manuscritil indiquait : “Je n’imagine pas, pour un

écrivain, de plus belle louange que desavoir parler, du même ton, aux doctes etaux écoliers”. Il estime, en effet, que l’his-toire scientifique est un bien commun qu’ilfaut s’efforcer de rendre également dispo-nible à chacun tant par sa méthode que parla somme de sa connaissance accumuléeet affinée par les apports de tous.

Un enthousiasme contredit ?Marignan ? Quinze cent quinze !8

Pourtant, l’histoire officielle – qu’elle soit(comme c’est parfois le cas) gravée dans lemarbre de la loi9 ou coulée dans le bronzedes manuels scolaires, fruit d’une appro-che sommaire et réductrice d’une histoiredont les contours sont arrêtés par des logi-ques de pouvoir et de propagande et dontl’enseignement ne prévoit pas de se faire àpropos de la critique ou de la méthode –n’offre aucune matière propre à éclairer legouvernement des hommes et la prise encharge des affaires publiques à la lueur dece que façonne notre civilisation. Pour cela,encore aujourd’hui, les écrits de MarcBloch qui ont donné lieu au livre postume,plus qu’une apologie pour l’histoire, sontune ode à l’intelligence humaine, à l’érudi-tion, à la pugnacité et à la minutie d’un tra-vail d’historien simplement désintéressé.En cela, Apologie pour l’histoire est un outilutile pour la subversion d’un pouvoir quis’exerce par l’incitation à la paresse et à lafacilité d’une analyse sommaire soumise aurythme singulier de la production et du profit.

Cedric TOLLEYBruxelles Laïque Echo

1 Version électronique de la seconde édition (1952) disponi-ble à l’adresse :http://classiques.uqac.ca/classiques/bloch_marc/apolo-gie_histoire/apologie_histoire.html2 Dans le contexte de l’occupation nazie où Bloch rédige cemanuscrit, la question de la légitimité de l’histoire scientifi-que et même de sa survie, pense-t-il, se pose de façon cuisante. Dans sa préface, Jacques Le Goff souligne adroi-tement que si le pessimisme de l’époque permet de douterde cette survie, elle n’entache pas l’optimisme de Blochpour l’humanité et l’avenir.3 Sommairement, par “civilisation”, Bloch entend ce qu’ilnous faudrait appeler conjointement société et culture.4 Notons que Bloch écrit dans les années 1940 avec une culture langagière d’époque. Lorsqu’il dit que notre civilisa-tion tout entière est intéressée par l’histoire, il signifie quel’histoire telle qu’elle est écrite et transmise participe à ladétermination du “vivre ensemble” dans notre société.5 L’idée de neutralité pourrait abondamment être débattue.De la neutralité axiologique défendue par Max Weber auxexpériences du savoir situé, la notion reste discutée et discutable. Disons que dans l’idée de Bloch, située à sonépoque, il s’agit de libérer l’histoire de ce qui pourrait lacontraindre et lui imposer des impératifs extérieurs à unedémarche scientifique d’acquisition de connaissances.6 Notons avec intérêt que Bloch adopte le point de vue deKropotkine (dans L’entraide, 1902) sur la coopérationcomme moteur de l’évolution, contre le point de vue deDarwin qui y préfère la notion de concurrence.7 Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à labarbarie qui vient, La Découverte, Paris, 2009.8 Qui, à l’école, a entendu parler des guerres d’Italie ?9 Voir à ce sujet l’article d’Alexis Martinet pp. 21-25.

18 E C H O S N ° 6 9Peinture de César Manrique - Lanzarote

Histoire et mémoire sont deux notions communément employées comme si elles étaient dessynonymes. La mémoire pouvant être perçue comme la célébration d’un morceau d’histoire etl’histoire comme le fondement scientifique de l’exercice de la mémoire, les relations complexesentretenues par ces deux mots favorisent sans doute une confusion de sens.

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Des mémoires multiples

Le mot mémoire est ici entendu dans unsens plus large et plus riche que la simplereprésentation du passé acquise, conser-vée et restituée, sous une forme mentale.“Elle est un patrimoine mental, un ensem-ble de souvenirs qui nourrissent les repré-sentations, assurent la cohésion des indi-vidus dans un groupe ou dans une sociétéet peuvent inspirer leurs actions présen-tes.”2

Cette expression nouvelle de la mémoireest caractérisée par son lien consubstan-tiel avec le présent au point d’alimenterrégulièrement nos différents vecteursinformationnels. Les douloureux débatsfrançais sur la période de Vichy ou la tor-ture en Algérie, ou encore sur les différentsaspects de la période coloniale belge auCongo, donnent lieu à un authentiquetélescopage entre la mémoire et l’actua-lité, dans lequel les médias, les politiqueset la justice prennent souvent le pas surles historiens, relégués au rang d’expertsparfois convoqués. L’inscription dans l’ac-tualité tend à l’emporter sur le regard del’historien qui passe alors au second plan.

La prétention de la mémoire à investir lechamp d’exploration réservé traditionnel-lement à l’investigation historiographiquea suscité une véritable contestation dansle chef des praticiens de la discipline uni-versitaire.

Pour Stéphane Courtois3, l'histoire com-bat la mémoire car celle-ci n'est que l'ex-pression des “valeurs et de la vie d'ungroupe social [...], qui défend ses intérêtset se préoccupe peu des faits”. PierreNora, inquiet par l’émergence de lamémoire, appelle à une vigilanceconstante : “La mémoire est toujours sus-pecte à l'histoire, dont la mission vraie estde la détruire et de la refouler”4.

Inscrite dans le présent, cette mémoire estle patrimoine des groupes vivants. Dèslors comme l’a dit le sociologueHalbwachs, “il y’a autant de mémoires quede groupes”5. La mémoire est donc parnature plurielle. L’évolution des modes decommémoration est également significa-tive de ce point de vue : la commémora-tion traditionnelle supposait un ordre etune hiérarchie qui partaient des sommetsde l’Etat. Actuellement la commémoration

émane plutôt de groupes de solidarité ettend à déserter le national pour s’enraci-ner dans le local.

En outre, la mémoire est également, parnature, affective, sélective et faillible : ellea tendance à ne retenir que ce qui laconforte. Cela peut déboucher sur unaffrontement de mémoires antagonistes.

Enfin, la mémoire isole un évènement deson contexte ; elle cherche à le tirer del’oubli pour lui-même et non pour l’insérerdans un récit cohérent et exhaustif ; cecis’explique parce que la mémoire est affec-tive, tandis que l’histoire se veut rationali-sante.

L’histoire : Une procédure de vérité ?

Ces mémoires éclatées, sélectives et sou-vent contraires ne peuvent être synony-mes d’histoire. L’histoire se veut avanttout une procédure de vérité. Comme l'aécrit Pierre Nora, l'histoire est une“reconstruction problématique et incom-plète de ce qui n'est plus”. Reconstructionpar un sujet (l'historien) d'un objet (le faithistorique). L'histoire est donc un mixte

La frontière qui sépare ces deux notions existe pourtant. Comme l’a dit Pierre Nora dans soncélèbre triptyque de référence Les lieux de mémoire1 : “…loin d’être synonymes, tout lesoppose…”.

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indissoluble de sujet et d’objet. Cela posele problème de la subjectivité de l'histo-rien.

Mais, à défaut d’avoir la certitude de pou-voir l’atteindre, l’histoire prétend toujoursavoir pour norme la vérité. Certes le faithistorique est construction, mais cela neveut pas dire automatiquement subjecti-visme : il y a bien une réalité du vécu deshommes dans le passé. Il y a donc uneobjectivité du passé humain que l'on nepeut travestir sans perdre la qualité mêmed'historien.

“Alors que la mémoire installe souvent lesouvenir dans le sacré, l'histoire, procé-dure de vérité et discours critique, l'endébusque. Alors que la mémoire se posedélibérément en un absolu, l'histoire sesitue dans le relatif. Alors que la mémoireest démultipliée, déchirée entre les grou-pes, l'histoire appartient à tous et à per-sonne”.6

En ce sens la mémoire est suspecte àl'histoire, ce qui ne veut pas dire qu'ellel'ignore.

Réhabiliter la mémoire

En effet, il n’est pas simple de se retrouverface à la pluralité des chemins sinueuxempruntés par la mémoire, dans ces inter-stices que constituent les relations com-plexes tissées entre mémoire, histoire etpolitique.

Néanmoins, le schéma classique desoppositions binaires et sommaires entremémoire – teintée d’obscurantisme – et histoire – irradiée des lumières de la raison – semble aujourd’hui révéler ses limites.

Si la méfiance des historiens reste vive àl’égard de la mémoire – l’histoire consis-tant à se libérer en quelque sorte de lamémoire – et surtout de l’omniprésent“devoir de mémoire” promu au rang d’im-pératif catégorique, la mémoire est finale-ment devenue un objet d’histoire, d’unegrande fécondité pour cette discipline.

Comme nous l’avons vu, Pierre Noraopposait en 1984 très nettement mémoireet histoire. Aujourd’hui, il devient difficile

de séparer à ce point l’histoire de lamémoire. Les historiens travaillent aussiavec la mémoire, la nôtre comme celledes autres, et il est par conséquent bond’entendre les mémoires pour mieux lesrecueillir, les analyser rigoureusement etalimenter l’histoire que ces mémoiresrappellent.

Mario FRISOBruxelles Laïque Echos

1 Pierre Nora (éd.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard. 3tomes : t. 1 La République (1984), t. 2 La Nation (1986), t. 3Les France (1992).2 Laurent Wirth, “Histoire et mémoire”, in Bulletin de Liaisondes Professeurs d'Histoire-Géographie de l'Académie deReims. N°26, 2002.3 Stéphane Courtois, “Archives du communisme : mort d'unemémoire, naissance d'une histoire”, in Le Débat, n° 77,1993.4 Pierre Nora, Ibidem.5 Madeleine Grawitz, “Maurice Halbwachs”, in Méthodes dessciences sociales, éd. Dalloz, 2000.6 Laurent Wirth. Ibidem.

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“Qui contrôle le passé, contrôle le futur ; qui contrôle le présent, contrôle le passé” G.Orwell, 1984

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La question des lois mémorielles concerne tant la démarche épistémologique de recherche de lavérité historique que celle du rôle de l’État, du partage de responsabilités entre le Parlement etl’historien, du rôle de la loi et de l’accès de tous au savoir objectif du passé et par là même, ladémocratie et l’Etat de droit.

Histoire, mémoire et politique entretien-nent une relation noueuse de type

“meilleurs ennemis”. Suivant les époqueset les régimes, leur relation est plus oumoins étroite, plus ou moins conflictuelle.Tantôt l’histoire est réécrite ou instrumen-talisée aux fins de renforcer l’assise dupouvoir en place, tantôt elle représenteune arme de la résistance populaire.1

Dès l’Antiquité, Pétrarque s’intéresse àcette relation : “Qu'est-ce que l'histoire sice n'est la louange de Rome ?”, ques-tionne-t-il... Par l'Édit de Nantes, Henri IVinterdit à tous ses sujets, “de quelque étatou qualités qu'ils soient, de renouveler lamémoire depuis mars 1585 ainsi que tous

les troubles précédents”. Il s’agissait alorsd'imposer, par le pouvoir, un oubli collectifde l'histoire dans un but de pacification.La suite des événements nous enseignal'efficacité de ce type de méthode, tant dupoint de vue de la pacification que de l'ou-bli de la mémoire.

Si l'instrumentalisation de l'histoire estparticulièrement patente dans le cadredes régimes totalitaires, qui en usent et enabusent suivant leur logique de domina-tion de la population (c'est le cas notam-ment de l'URSS qui pendant la DeuxièmeGuerre mondiale a repris à son comptedes symboles historiques et patriotiquesrusses, voire même tsaristes), elle est éga-lement présente dans des régimes dits“libres” qui s'appuient par exemple sur des “héros” de leur histoire pour accompagner un message politique(Vercingétorix sous Napoléon, GuyMôquet pour Sarkozy…).2

L’histoire est à la fois “ciment de l’unitéd’un peuple et germe de discorde nourris-sant divergences et dissentiments”3 ; lespouvoirs publics ne peuvent dès lors sedésintéresser totalement de son écritureet de sa transmission. Dans nos démocra-ties modernes, l’intervention politique sur

le champ historique et mémoriel reste iné-vitable et parfois nécessaire : notammentlorsqu’elle garantit la liberté de la recher-che historique et de sa diffusion, protègela conservation de ses archives, traite ses sources officielles au regard de la pro-tection de la vie privée...

Le passé nous apprend cependant qu’ilfaut redoubler de vigilance lorsque l’Etat,par l’intervention du législateur et/ou dujuge, se prévaut d’un droit exclusif à trai-ter certains pans de notre passé, d’organi-ser la censure du travail historique oud’encadrer celui-ci. C’est un trait des régi-mes totalitaires que de s’arroger le droitde tordre l’histoire à leur avantage et d’exercer un contrôle sur ceux dontc’est le métier (ou non) d’établir la véritéhistorique.

Depuis une trentaine d'années, des loisdites “mémorielles” ont (re)vu le jour danscertains pays européens. Nous allonsessayer de discuter ici leur légitimité ausein d'une société démocratique ainsi queleur efficacité en confrontant l’argumenta-tion des partisans à celle des opposants àla loi belge du 23 mars 1995 tendant àréprimer la négation, la minimisation, lajustification ou l'approbation du génocide

Politique mémorielle :“Ensemble des interventions desacteurs publics visant à produireet à imposer une mémoire publi-que officielle à la société à lafaveur du monopole d’instru-ments d’action publique”

(M. Johann, Gouverner les mémoires. Lespolitiques mémorielles en France, PressesUniversitaires de France, 2010, 207 p.)

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commis par le régime national-socialisteallemand pendant la seconde guerre mondiale.

Selon les travaux préparatoires, les objec-tifs de cette législation sont les suivants :faire face à une forme virulente deracisme, protéger la “mémoire des victi-mes” et “écarter tous les éléments quipourraient […] favoriser la reproduction[de tels crimes]”.4

S’il est flagrant que la négation de laShoah constitue une forme insidieuse etdangereuse d'antisémitisme, il faut sedemander – comme face à toute loi d'in-terdiction – quel impact stratégique unetelle loi aurait sur la population et si cetimpact justifierait la mise au ban de cer-tains de nos piliers démocratiques.

D'aucuns perçoivent, au vu de la natureinnommable du crime, de sa négation etde la nécessité du “plus jamais ça”, quecette question sort de la controverse nor-male et nécessaire en matière de libertéhistorique ou d'expression. Désavouercette loi serait admettre ouvertement queces faits, qui ont une origine raciste évi-dente, ne soient pas de l’ordre ducondamnable et que l’antisémitisme dansses réalités actuelles soit de l’ordre del’acceptable.

Nous constatons ici une particularitécontroversée de l'approche européenneen matière de droits et libertés, mise enexergue par l'article 17 de la Conventioneuropéenne de sauvegarde des droits del'Homme et des libertés fondamentales,qui se résumerait ainsi : “pas de libertépour les ennemis de la liberté”.

Pour d'autres partisans de la loi, l'objectifde celle-ci n’est pas d’essayer d'instaurerune vérité officielle, d’État, ni d’empêcherquelque travail d’historien que ce soit(depuis quinze ans aucun travail sérieuxd’historien n’aurait d'ailleurs été entravé)mais bien de permettre de condamnerefficacement l'incitation à la haine, lespropos, les écrits et les actes racistes,antisémites et xénophobes.

Alors que pour certains opposants à cetype de législation : “une démocratie nepeut combattre les négationnistes en leurrefusant les droits individuels. En interdi-sant l’expression libre des opinions, leslois mémorielles confondent droit etmorale. Même si l’opinion est imbécile etsi ceux qui les expriment sont misérables,elle ne peut être réprimée par la loi, àmoins qu’il ne s’agisse, non pas d’histoiremais d’incitation à la haine raciale.Reconnaître la liberté d’expression etd’opinion qui vont à son encontre est sansdoute la faiblesse de la démocratie. Maisc’est parce que ces libertés sont à sonfondement qu’elle ne peut transiger avecelles.”5

Quant au rôle de la sanction, “il ne sauraitêtre de contraindre les citoyens à faire lapreuve de leur vertu. La loi n'a pas à briderla liberté de penser, d'écrire et de parler,elle n'a pas à normaliser les comporte-ments, mais à sanctionner le dommagecausé à autrui, quand celui-ci fait l'objetd'une plainte. Un code juridique, dans unenation libre, n'est pas un traité de morale.Le drame est que notre société se rue surcette pente avec une hargne de précau-tion entretenue par sa peur du risque et duconflit.”6

Le droit comparé nous révèle deux maniè-res d'aborder la question : la manièreeuropéenne et, à son opposé, celle desEtats-Unis ou plus largement, des pays duCommon Law. La Cour suprême améri-caine ne considérerait jamais cette limita-tion à la liberté d’expression comme rece-vable au regard du Premier Amendement.Les deux théories se basent en fait sur la même crainte : celle de la “pente glissante”.

Pour faire simple, les Européens redoutentque si l’on accepte les propos négation-nistes et, de fait, racistes, il n’y ait qu’unpetit pas à franchir pour en arriver auxcomportements racistes ou antisémites.Une fois le premier pas entamé, un embal-lement nous ferait inéluctablement dévalerune pente propice à l’accroissement descomportements antisémites. “De la libéra-tion de la parole antisémite aux actes, lechemin serait court et direct”.

Au contraire, les Américains craignent quela criminalisation du négationnisme neplace les juges sur une pente liberticide :“des propos racistes au discours raciste

“Les lois ne veillent pas à lavérité des opinions, mais à lasécurité et à l'intégrité des biensde chacun et de l'État. Et l'on nedoit certes pas s'en plaindre. Onse conduirait vraiment fort bien àl'égard de la vérité si on lui per-mettait quelque jour de sedéfendre elle-même.”

(John Locke Lettre sur la tolérance)

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articulé, de ce dernier au discours “tra-duit” de la Nouvelle Droite, puis au néga-tionnisme, on passerait progressivement àdes propos de moins en moins brutaux”. Ily aurait deux étapes à cette pente glis-sante. D’abord une multiplication des projets et propositions de loi relatives auxgénocides “reconnus ou reconnaissa-bles”, ensuite, une extension de la pénali-sation du génocide à d'autres types decrimes (crimes contre l'humanité, crimesde guerre...).7

Une telle crainte n’est pas purementthéorique. Il suffit de lever la tête vers nosvoisins français pour se rendre comptede la dynamique déclenchée par la loiGayssot de 1990. Celle-ci entraina la loirelative à la reconnaissance du génocidearménien du 29 janvier 2001, ensuite laloi “Taubira” du 21 mai 2001 qualifiantl’esclavage transatlantique de crimecontre l’humanité et enfin, la loi“Mekachera” du 23 février 2005, insistantsur l’enseignement du “rôle positif” de lacolonisation française (abrogée en 2006).“Tout en ayant des objets et des objectifstrès différents, ces lois s’inscrivent toutesdans une quête de reconnaissance légalepour des enjeux mémoriels, dont l’abou-tissement logique et revendiqué est lapénalisation de la négation du fait ainsicommémoré”.8

En Belgique, plusieurs propositions de loiémanant de ministres ou parlementairesconcernent un élargissement de la loi de1995 à d'autres génocides, voire à tousles génocides et crimes contre l'huma-nité reconnus comme tels...9. Les sujetssur lesquels il serait interdit de mener des recherches ou de s’exprimer se

multiplieraient alors indéfiniment. Dériveon ne peut plus inquiétante au regard deslibertés fondamentales et de notre démo-cratie.

D'un point de vue plus stratégique, certains auteurs considèrent que cette loi ferait double emploi et serait de fait inutile :

“L’offense constituée par les propos néga-tionnistes ne réside pas tant dans lecontenu des affirmations et négations, quedans la volonté diffamatoire et d’incitationà la haine raciale. Les outils spécifiquesréprimant la calomnie, la diffamation et lesdiscours de haine raciale existent et ils ontété appliqués aux propos négationnistesbien avant le vote de la loi du 23 mars1995. L’arrêt de la Cour d’appel deBruxelles du 8 novembre 1991, condam-nant Olivier Mathieu, est éloquent à cetégard et peut être élargi à l’ensemble despropos négationnistes : “Un amalgamed’idées, qui relève davantage du discourspolitique que de la recherche scientifiqueet qui a pour seul but de présenter la com-munauté juive comme participant à unegigantesque escroquerie relève de la loiantiracisme”.10

En outre, Faurisson et consorts jouent surle tableau du droit supérieur de l’Hommede science à la révision des idées reçues,“prenant la posture de nouveaux Galilée àqui la pensée “officielle” interdirait depoursuivre leur libre recherche scientifi-que”. Un charme envoutant risque d’êtreexercé par ces conspirationnistes persua-dés (de bonne foi ou non) qu’une véritéintolérable est délibérément niée par les“dominants du monde”.

D’où le danger qu’implique la criminalisa-tion d’un tel discours : “renforcer dans lepeuple la conviction que l’on veut à touteforce cacher quelque chose, puisqu’il estinterdit qu’on le dise, en ayant recours àl’arsenal du droit pénal. Par ailleurs, nul neniera l’influence délétère que pourraitexercer une telle “littérature” sur une opi-nion publique peu éclairée et amnésique,ainsi que chez les enfants et adolescents,qui seraient séduits par les simplificationsde la théorie du complot”.11

L’historien renommé, Pierre Vidal-Naqueta, quant à lui, “toujours été absolumentcontre cette loi, avec d’ailleurs la grandemajorité des historiens. Elle risque denous ramener aux vérités d’État et detransformer des zéros intellectuels enmartyrs. L’expérience soviétique a montréoù menaient les vérités d’État”12. Il nedéfendait pas seulement le principe de laliberté de la recherche historique. Il expri-mait aussi sa confiance dans la capacitédes intellectuels à travailler pour la véritéet, ce faisant, à convaincre leurs contem-porains.

La loi de 1995 est stratégiquementnécessaire, selon l’autre courant : poureux, afin que le débat d’idées soit ouvertet que la vérité apparaisse au grand jourpar le biais des lumières, il faut que l’édu-cation de la population soit assurée. Orl’éducation relative à ce type de ques-tions est souvent négligée voire inexis-tante. Une personne peu instruite devraitpar elle-même faire le tri entre toutes lesthéories vaseuses – et parfois plusattractives que celles de la vérité – pré-sentes sur le média de prédilection :Internet.

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En guise de conclusion, je me contenteraide laisser ouvertes certaines questions :sur quelle pente glissante préférerions-nous nous positionner ? Accepterions-nous l’idée de voir nos principes fonda-mentaux se détricoter petit à petit ?Préférerions-nous supporter les lecturesmalodorantes de pseudo-chercheurs incul-tes ? De telles lectures seraient-elles réelle-ment plus fréquentes si les lois mémoriellesn’existaient pas (aux Etats-Unis par exem-ple) ? Serions-nous capables de prendreen charge, comme il se doit, l’éducation etla culture afin que toutes ces questions nese posent plus ? Devrions-nous laisser laliberté aux ennemis de la liberté ?

Alexis MARTINETBruxelles Laïque Echos

1 Pour la différence entre mémoire et histoire, voir l’article deMario Friso pp. 18-20.2 Voir Wikipedia, entrée “lois mémorielles”.3 René Rémond, “L’Histoire et la Loi”, in Études, 2006/6Tome 404, pp. 763-773.4 Documents parlementaires, Sénat, session 1991-1992, n° 557/1.5 Mateo Alaluf, “Lois mémorielles”, in Politique, rubrique “Ledictionnaire du prêt-à-penser”, n°47, décembre 2006.6 Alain-Gérard Slama, “Historiens, causez toujours !”, Le Figaro, 22 mai 2006.7 Guy Haarscher, “Liberté d’expression, blasphème, racisme: essai d’analyse philosophique et comparée”, in Julie Allard,Guy Haarscher, Ludovic Hennebel et Gregory Lewkowicz,Juger les droits de l’homme, Europe et Etats-Unis face àface, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 139-223.8 Pieter Lagrou, “Sanctionner pénalement les négation-nistes ?”,in Politique, n°47, décembre 2006.9 Document parlementaire, Sénat, session 2005-2006, n° 3-1685/1, Proposition de loi tendant à réprimer la néga-tion, la minimalisation, la justification ou l'approbation d'uncrime de génocide ou d'un crime contre l'humanité.10 Peter Lagrou, op. cit.11 Guy Haarscher, op. cit.12 Pierre Vidal-Naquet, L’histoire est mon combat, AlbinMichel, Paris 2006.

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Peinture la “conquista” de Diego Rivera

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L’Espagne de Zapatero tente de réhabiliter les victimes du franquisme dans une logique de

réconciliation nationale. La loi pour la mémoire historique, adoptée en 2007, permet enfin aux

familles d'entreprendre des recherches pour retrouver les corps enfouis dans les nombreuses

fosses communes franquistes. Mais les déboires récents du juge Baltasar Garzon nous montrent

à quel point la loi d'amnistie de 1977 empêche un réel travail de mémoire. Cette noble entreprise

et les débats qu’elle suscite en Espagne nous rappellent que l’histoire officielle est un enjeu poli-

tique et que d’une manière générale elle est écrite par les vainqueurs. Aujourd’hui pourtant, il est

question de ne pas omettre les victimes du régime précédent dans l’histoire officielle de la

nation1. Cependant, si on parle bien des victimes, on parle trop peu souvent de vaincus.

Or des vaincus, il y en eut dans l'his-toire espagnole. Ce furent notamment

ceux et celles qui se retrouvèrent serrésdans l’étau des grandes puissances.Coincés entre le fascisme espagnol, sou-tenu par l’Italie de Mussolini etl’Allemagne d’Hitler, les socio-démocra-tes, abandonnés par les Français (quisigneront même des accords de bon voi-sinage avec le Général Franco avant la finde la guerre) et les Anglais, et le parti com-muniste espagnol, pion sur l’échiquiergéostratégique stalinien. Vaincus parmiles vaincus ce sont aussi les nombreuxEspagnols d’obédiences anarchiste outrotskyste mais aussi tous les fantassinsmoins politisés aux origines diverses,prêts à donner leur vie pour la république,qui se retrouvèrent trahis par leur camp(en 1937, le gouvernement républicainordonne l’écrasement des anarchistes etdes marxistes non-staliniens à Barcelone)et donc vaincus par la république avantd’être victimes du franquisme.

On dira alors que les victimes seront celleset ceux qui furent persécutés durant lapériode franquiste. Mais, là aussi, il s'agirasouvent de manière directe ou indirected'opposants au régime (et de leurs famil-les). Ce sont donc aussi des vaincus. Lamort de Franco a-t-elle transformé les vain-cus en vainqueurs ? En tout cas, la républi-que espagnole est morte en 1939. Commepour le Chili, la mort du dictateur et la tran-sition démocratique n’ont pas restauré lastructure antérieure de ces Etats. En effet,ceux-ci conservent une grande part des“acquis” de la dictature, qu’il s’agisse de lastructure économique ou de la disparitionphysique des opposants, entendus commeune force politique à même de faire vivreune alternative. On pourrait facilementajouter aux cas chiliens et espagnols denombreux autres cas de mémoires nationa-les sujettes à des enjeux comparables.

Si la mémoire des vaincus a toujours étéun travail pénible pour l'historien, la

nouveauté résiderait dans l'omniprésencede la figure de la victime doublée d'une“mode” de la commémoration.

Des vaincus aux victimes, l’économied’une réflexion critique

La figure du vaincu est plus dure à saisirmais aussi beaucoup plus riche,puisqu'elle s'inscrit forcément dans unehistoire plus mouvementée. Elle rappelleles luttes menées, invite à une certainetradition, à un héritage, contrairement à lafigure de la victime. “Les victimes fontl'objet de compassion mais ne sont géné-ralement pas perçues comme des sujetsde l'histoire. Essentiellement perverses,elles jouent un rôle d'écran sur lequel nousprojetons notre humanitarisme”2.

Pour l’historien Enzo Traverso3, le fait que la mémoire des vaincus s'éclipse au profit de celle des victimes serait untrait caractéristique de notre époque. La

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découverte massive des victimes durantle “siècle de génocides” aboutit à unesituation ou, depuis une vingtaine d'an-nées, les vaincus ont été oubliés. R.Traverso a consacré une grande partie deson travail à l'étude de la mémoire de laShoah, domaine où s'opère particulière-ment cet “éclipsement” de la mémoire desvaincus au “profit” des victimes. Il nes'agit pas pour lui de nier les victimesmais de déplorer que “l'obsession actuellede la mémoire se traduit dans une politi-que de commémoration séparée de touteréflexion critique sur le présent. On n'ajamais tant commémoré la Shoah mais onse garde bien de la penser dans le présent.”

Nous touchons là à la manière dont estconçue et pensée l’histoire, notamment laplace qu’y tient la mémoire. Autant il seraitvain de croire que l’histoire se nourritexclusivement de documents et d’archi-ves, autant il serait tout aussi erroné de

considérer que la mémoire est quelquechose de figé, qui n’évolue pas dans letemps et selon les contextes. PourHabermas, histoire et mémoire sont eninteraction constante et s’imbriquent dansun usage public de l’histoire.4 Il proposede ne pas dissocier “une mémoire soli-daire de l’irréparable d’avec une attituderéflexive et critique” des traditions consti-tutives de l’identité. Voilà qui arme laconscience civique de cette dose de vigi-lance à l’endroit de la “tyrannie des entre-prises de mémoires et d’oublis” dont leXXe siècle a été l’objet.

Tenir compte de la mémoire des vain-cus, c’est penser l’histoire autrement

Pour Traverso comme pour un nombrecroissant d’auteurs, cette réflexion sur lelien entre histoire et mémoire et, en parti-culier, sur la mémoire des vaincus s’ins-pire de l’œuvre de Walter Benjamin. Pources auteurs, historiens, ethnologues,

sociologues, anthropologues, “il importenon seulement de comprendre en quoi lalecture benjaminienne des phénomèneshistoriques présente une alternative auxconceptions actuelles de l’historicité, maisaussi comment elle permet de mettre enperspective et de renouveler nos pratiqueshistoriographiques”5. Walter Benjamin estun auteur allemand du XXe siècle, connupour ses critiques artistiques et littéraires.Ce n’est qu’après sa mort – fuyant la per-sécution nazie, il se suicide en 1940 – quecertains trouveront en lui un philosophe enmarge du marxisme, qui a côtoyé l’écolede Francfort et Hannah Arendt, et anotamment écrit en français un texte sur leconcept d’histoire.

Pour Benjamin, l’historien est amené àfaire preuve d’empathie avec son objetpour se plonger dans une époque. Or lesdocuments dont il dispose sont le plussouvent héritiers du camp des vainqueurs.Cette identification au vainqueur est insi-dieuse car “ceux qui règnent à un momentdonné sont les héritiers de tous les vain-queurs du passé. L’identification au vain-queur bénéficie donc toujours aux maîtresdu moment.6”

“La tradition des opprimés nous enseigneque l’“état d’exception” [par exemple,aujourd’hui, l’arsenal juridique anti-terro-riste] dans lequel nous vivons est la règle.Nous devons parvenir à une conceptionde l’histoire qui rende compte de cettesituation. Nous découvrirons alors quenotre tâche consiste à instaurer le véritableétat d’exception ; et nous consolideronsainsi notre position dans la lutte contre lefascisme. Celui-ci garde au contraire tou-tes ses chances, face à des adversairesThe Jewish museum of Berlin

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qui s’opposent à lui au nom du progrès,compris comme une norme historique.S’effarer que les événements que nousvivons soient “encore” possibles au XXe

siècle, c’est marquer un étonnement quin’a rien de philosophique. Un tel étonne-ment ne mène à aucune connaissance, si ce n’est à comprendre que la concep-tion de l’histoire d’où il découle n’est pastenable”7.

Benjamin pense et agit dans un contexteoù la lutte contre le fascisme est un enjeuquotidien et palpable, le procès qu’il faitaux adversaires du fascisme (libéraux,socio-démocrates voire staliniens) estnourri par la manifestation de leur impuis-sance à s’opposer efficacement à la mon-tée en puissance des fascismes euro-péens.

Walter Benjamin nourrit une critique géné-rale de l’idéologie du progrès. Cette criti-que, il l’applique également au conceptd’histoire. Il critique une conception erro-née de l’histoire qui serait le fondementthéorique déterminant la pensée de cesadversaires impuissants du fascisme.

A cette conception de l’histoire, Benjaminoppose une réflexion où “l’histoire estl’objet d’une construction dont le lieu n’estpas le temps homogène et vide, mais letemps saturé d’ “à-présent””8. C'est-à-direque le passé se pense toujours à partir duprésent et que ce présent subjectif n’estjamais neutre ou vide.

“L’historicisme se contente d’établir unlien causal entre divers moments de l’his-toire. Mais aucune réalité de fait nedevient, par sa simple qualité de cause, un

fait historique. Elle devient telle, à titreposthume, sous l’action d’événements quipeuvent être séparés d’elle par des millé-naires. L’historien qui part de là cessed’égrener la suite des événements commeun chapelet. Il saisit la constellation que sapropre époque forme avec telle époqueantérieure. Il fonde ainsi un concept duprésent comme “à-présent”, dans lequelse sont figés des éclats du temps messia-nique9”.

Selon Benjamin, l’historien (matérialiste)devrait laisser à d’autres le loisir de se“dépenser dans le bordel de l’historicismeavec la putain “Il était une fois””. Pour res-ter maître de ses forces : “assez viril pourfaire éclater le continuum de l’histoire”. Lecontinuum de l’histoire est ici à compren-dre comme la tradition des oppresseurspar opposition au discontinuum de la tra-dition des oppressés. Cette dernière inviteà reconstruire une histoire à partir desfragments de luttes éteintes, de laconstellation d’existences et de faits, invi-sibles et inaudibles, qu’il s’agirait de ren-dre à la lumière de l’a-présent. Privilégierla tradition des sans noms à celles des“grands hommes” et des “grands peu-ples”. Cette invitation à construire unescience du discontinuum constitue le tes-tament de Walter Benjamin, une invitationà laquelle on a trop peu souvent répondu.

La tendance de l’époque à commémorerexclusivement les victimes s’inscrit danscet historicisme que dénonçait WalterBenjamin. Il est probablement le dernierintellectuel à avoir écrit sur cette questionsans avoir connaissance de la Shoah.Mais Traverso qui, au contraire, a concen-tré ses travaux sur le génocide hitlérien,

nous renvoie à ce même constat : l’usagepublic de l’histoire, tant qu’il est borné à lacommémoration des victimes, sembleincapable de lutter efficacement contre lesdangers propres à l’a-présent.

Pour revenir au débat espagnol, on ima-gine toute la puissance d’une lecture ben-jaminienne de l’histoire. L’entreprised’exhumation des vaincus de la républi-que viendrait rompre le continuum, etouvrir des perspectives actuellementimpensable, que ce soit dans le débatespagnol ou dans bien d’autres contextesmémoriels.

Thomas LAMBRECHTSBruxelles Laïque Echos

1 Voir l’article de Mariejo Sanchez Benito, pp. 30-34.2 Entretien avec Enzo Traverso réalisé par Philippe Mangeot& Sacha Zilberfarb, in revue Vacarme, n°21, automne 2002.3 Maître de conférences à l’Université de Picardie et chargéde conférences à l’École des hautes études en sciencessociales. Il est spécialiste de la philosophie juive allemande,du nazisme, de l’antisémitisme et des deux guerres mondia-les. Ses travaux actuels semblent témoigner d'une réelleprise de distance avec ses premiers engagements (ope-raisme : courant marxiste italien) bien qu'il affirme qu'ils ontformé sa subjectivité.4 Jurgen Habermas, De l'usage public de l'histoire, Paris,Cerf, 1988.5 Cahiers d'anthropologie sociale, n°4 : “Walter Benjamin, Latradition des vaincus” ; dir. Philippe Simay, Paris, L’Herne,2007, 103 pages.6 Walter Benjamin, “Sur le concept d’histoire”. Ce texte,publié par l’Institut de recherches sociales après la mort deBenjamin (Los Angeles, 1942), a été rédigé dans les premiersmois de 1940. Il reprend et développe des idées autour des-quelles la réflexion de l’auteur tournait depuis plusieursannées. Une version française, due à Benjamin lui-même,figure dans le volume des Écrits français (Paris, Gallimard,1991, p. 331 sqq.). 7 Ibidem.8 Ibidem.9 Ibidem. Nous n’aborderons pas ici la conception benjami-nienne du temps messianique. Mais il convient tout demême de préciser que l’auteur est influencé par la mystiquejuive avant sa rencontre avec le marxisme. Messie peut êtreici entendu comme ce qui vient rompre le continuum del’histoire.

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Lorsqu’enfant je me rendais à la première heure de cours “espagnol” le samedi matin et que je

recevais mon manuel d’histoire, la première chose que je faisais, comme d’autres enfants,

consistait à arracher la dernière page, celle où figurait le portrait du dictateur Franco. Je ne sau-

rais dire ce qui nous poussait vraiment à cet acte symbolique, peut-être simplement l’envie d’être

aussi héroïque que nos parents. La première fois que je suis allée en Espagne j’avais 9 ans, c’était

en 1973, l’adoucissement du fin de règne dictatorial nous ouvrait la possibilité de voyager chez

nous sans trop de risque, de découvrir nos familles, la ville de nos parents, de voir en vrai le

tricorne franquiste et le taureau mis à mort.

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Nous étions des fils de vaincus, des filsde survivants d’une dictature féroce,

dont nous avions des images qui là-basne se voyaient pas. J’ai vu, enfant, “Mourirà Madrid”, j’ai célébré la mort de CarreroBlanco, j’ai suivi le procès de Burgos ; etpourtant lorsque Franco mourut, j’avais 11ans. Le drapeau espagnol était pour moitricolore. Nos parents manifestaient,récoltaient des fonds pour l’Espagne, pas-saient clandestinement des armes et destracts, accueillaient de nouveaux vaincus ;nous, nous déchirions la dernière page denotre manuel d’histoire. Parallèlement àcette histoire de l’exil, se jouait l’histoiretragique de la dictature en Espagne : lafaim, la répression, le silence, la lutte clan-destine. L’annonce de la mort de Franco le20 novembre 1975 fut suivie d’unesemaine de liesse populaire dans les com-munautés espagnoles de l’exil, d’unesemaine de deuil national en Espagne.

Le débat sur la mémoire historique, qui anime la société espagnole depuisquelques années, réveille ce passé ; le

mythe des “deux Espagne”, la rouge et lanoire, refait surface, après que le pays aitété érigé en modèle de transition pacifiquede la dictature vers la démocratie. C’étaitsans compter que “les vaincus ont tou-jours une mémoire”1.

Le pacte de la Moncloa, signé en 1977,amnistia les bourreaux et leurs victimessans pour autant affecter le dispositif juri-dique et l’appareil administratif afin d’as-surer la continuité du fonctionnement del’Etat. En d’autres termes, le compromisdémocratique espagnol repose sur une loid’amnistie qui libère symboliquement l’en-semble de la population de son passémais qui maintient en place, et en touteimpunité, les cadres administratifs et ju-diciaires de la dictature franquiste.L’accession même de Juan Carlos sur letrône d’Espagne, mettant en marche leprocessus d’élaboration d’une monarchieconstitutionnelle, constitue un acte de“continuité” du système franquiste, nonseulement car il accède au trône par lavolonté de Franco qui l’avait désigné à sa

succession mais aussi parce qu’il enterredéfinitivement le gouvernement républi-cain de front populaire démocratiquementélu en 1936. Enfin, le troisième pilier dupouvoir franquiste, échappant à la souve-raineté de l’Etat, reste intact : l’Eglisecatholique espagnole, alliée incontestablede la dictature, échappe complètement àun quelconque compromis avec la jeunedémocratie espagnole.

Le “trou noir” dans l’histoire

Si les antifranquistes durent “avaler” lamonarchie, certains considèrent que ce pacte frustra aussi les héritiers du franquisme, également condamnés ausilence, n’ayant plus qu’ “un trou noir” historique à transmettre à leurs enfants2.

Sur les bancs des exilés espagnols, cettepériode est une période d’attente et d’es-poir. Leur histoire espagnole est entreparenthèse, la restauration de la démo-cratie réactive le mythe du retour, la finprobable de leur combat. Cependant,

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seuls les cadres des organisations politi-ques retournent en Espagne reconstruireles appareils et préparer les pre-mières élections démocratiques. L’histoired’Espagne est rentrée au pays. Les cen-tres culturels espagnols, foyers de la lutteantifranquiste, continuent à vivre de leurcommunauté. Des centres régionauxcommencent à fleurir : galiciens, astu-riens, basques, andalous…

Je me souviens de la tentative de coupd’Etat de Tejero, le 23 février 1981 : enl’espace de quelques dizaines de minu-tes le centre Federico Garcia Lorca deBruxelles s’est rempli d’Espagnols. Ceshommes et ces femmes, dont certainsparmi les plus âgés organisaient déjà leurretour, avaient le visage sombre, celuiqu’ils avaient les jours de deuil pendant la dictature. Après quelquesinformations sur ce qui se passait dansles Cortès, l’ordre du jour redevint orga-nisationnel, l’Espagne risquait d’avoir ànouveau besoin d’eux.

La tentative de Tejero est considéréecomme un moment important du proces-sus de démocratisation du pays, particu-lièrement parce que, d’une certainemanière, il mit définitivement fin au mythedes “deux Espagne” ; Tejero n’a pas étésuivi, ni par le roi, ni par l’armée (ou trèsfaiblement), ni par la droite héritière dufranquisme, ni par l’Eglise catholique.D’une certaine manière on peut considé-rer que l’Espagne se mit à croire qu’unsystème politique démocratique pouvaitperdurer. L’événement est égalementimportant parce qu’il permettra la pre-mière “défranquisation” dans l’Etat, ausein de l’armée.

Pour autant, les années ’80, fortementmarquées par la violence en Espagne (ter-rorisme et antiterrorisme) à laquelles’ajoute la priorité mise à l’entrée del’Espagne dans la société européenne– via le Marché commun et l’OTAN –,n’ont pas permis, malgré la victoire dessocialistes en 1982, la résurgence ducombat pour la mémoire sur la scènepublique, même si de part et d’autre leprocessus était en route. L’Associationpour la Récupération de la MémoireHistorique (ARHM) rapporte que les pre-mières ouvertures de fosses communesremontent au début des années ‘70, avantmême la fin de la dictature, à l’initiatived’individus et de collectivités locales. En1986, 14 militaires, membres de l’Uniondémocratique militaire (organisation clan-destine au sein de l’armée espagnole)sont amnistiés. En mars 1987, le papeJean-Paul II procède aux cinq premièresbéatifications de “martyrs”, tués par lesrépublicains durant la guerre civile (cesbéatifications s’élèvent à 977 en 2007, fai-sant de l’Espagne le pays comptant leplus grand nombre de saints au monde).

La mémoire en exil : les enjeux desdeux Espagne

Les deux Espagne ne se croisent pasdans la communauté en exil, elles cohabi-tent et tentent chacune de fédérer lesimmigrés autour de leurs valeurs et deleurs combats. Les “hogares” (foyers)espagnols organisés par les missionscatholiques offrent un service social effi-cace et encadrent les enfants dans desactivités parascolaires ; ils accueillent lescommuniants et offrent des cours de “civi-lités” aux jeunes femmes au foyer. Dès le

début des années ‘60, et en raison de l’im-portante diffusion des journaux antifran-quistes, dont El Mundo Obrero du Particommuniste espagnol est le plus vendu,l’ambassade d’Espagne crée le journalCartas de Espana qui relate la vie cultu-relle de la communauté espagnole dansl’immigration3. L’objectif affiché de ces initiatives est d’encadrer les Espagnolshors d’Espagne afin de transmettre lesvaleurs supérieures de la nation.

Côté antifranquiste, l’intégration à lasociété belge apparaît rapidement indis-pensable et d’une certaine manière natu-relle. Il s’agit de construire la solidaritéantifranquiste avec ses pairs nationaux,de lutter pour la défense de ses droits detravailleurs, de scolariser ses enfants. La FGTB se voit investie par ces travail-leurs difficiles à “discipliner” aux prin-cipes des luttes sociales en Belgique.Principalement andalous et asturiens, ilsarrivaient en très grand nombre des minesasturiennes, où les communistes avaientcréé un syndicat clandestin – les commis-sions ouvrières –, et se trouvaient désor-mais au milieu de luttes où les grèvesétaient annoncées d’un préavis, où l’ou-vrier négociait avec le patron, bref où toutsemblait se jouer hors de la lutte des clas-ses. Leur capacité de mobilisation, extrê-mement rapide et efficace, apprise dansl’exigence de la clandestinité en dictature,fut cependant enrichissante pour le syndi-calisme belge4. Parallèlement à la lutteantifranquiste donc, la défense des droitssociaux, le combat antiraciste, la scolari-sation des enfants et le droit de vote des immigrés constituèrent progressive-ment l’identité collective de la commu-nauté espagnole en exil. Au début des

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années ‘70, furent créés les premierscours intégrés de langue espagnole à l’ini-tiative d’associations de parents espa-gnols. C’est à Saint-Gilles que verront lejour les premières classes, d’abord dis-pensées par des enseignants issus del’immigration, ensuite, en vertu d’unaccord avec les autorités diplomatiques,par des enseignants directement envoyésd’Espagne ; la sauvegarde des valeurs dela nation !

Les centres culturels créés par les immi-grés, les “peñas” (club) obreras, les cen-tres Garcia Lorca, servent à la fois deplate-forme de l’action antifranquiste et àla fois de lieu d’encadrement des immi-grés et de leurs enfants, pour des coursde rattrapage, de théâtre, de danse, maisaussi de fête le 8 mars, le 1er mai, le14 avril5…

Consolidation du travail de mémoiredans un contexte conflictuel

L’arrivée au pouvoir, en 1996, de la droitehéritière du franquisme, le Parti Populaire(PP), marque incontestablement une réac-tivation de la logique des “deux Espagne”et la résurgence dans l’espace public ducombat pour la récupération de lamémoire historique. Si le processusmémoriel de réhabilitation des symbolesrépublicains se poursuit, la tentative deréforme de l’enseignement secondairemenée par le gouvernement PP activera letravail d’histoire et de récupération dupassé. En effet, au nom de la nécessaireconnaissance de l’histoire commune del’Espagne, le gouvernement de droitetente de réintroduire l’enseignement de lagrande Espagne, unie, où le castillan

réapparait comme la langue commune.Dans ce contexte, au début du XXIe siècle,on asiste à un foisonnement important detravaux d’historiens et de filmographiessur la période de la guerre d’Espagne etde la dictature franquiste.

Parmi les quelques 5000 enfants républi-cains accueillis en Belgique pendant laguerre d’Espagne, après être passés parles camps de concentration du sud de laFrance, certains commencent à témoignerde leur passé. Ces réfugiés, non reconnuscomme enfants espagnols, ont vécu leurshistoires entièrement hors d’Espagne etpourtant ils gardent un souvenir intact decette période qu’à la fin des années ‘90 ilsse mettent à raconter. Des documents,des témoignages sont recueillis patiem-ment parmi ces “vieux enfants de rouge”,un premier livre paraît en 19946, une asso-ciation d’enfants de la guerre est créée en2000. La lutte antifranquiste a repris, cettefois-ci au nom du devoir de mémoire, de lanécessité de raconter ce qui fut pour ren-dre justice à ses victimes et pour que plusjamais cela ne soit possible.

Le mouvement de récupération de lamémoire

Le mouvement de récupération de lamémoire, amorcé par les descendantsdes vaincus de la guerre civile, ne peutplus s’arrêter, d’autant que le travail surl’histoire rejoint aujourd’hui l’action de laJustice à travers l’instruction menée par lejuge Garzon depuis 2008 pour la réouver-ture des fosses communes et l’identifica-tion des victimes qui y reposent. L’actuelgouvernement socialiste, porteur demesures incontestablement nécessaires à

la modernisation de l’Espagne et notam-ment à la laïcisation de la société, a choiside mener ce combat au prix d’un silence– voire d’une relative ambiguïté – sur laquestion de la récupération de la mémoirehistorique. Le droit international, les ins-tances politiques européennes et interna-tionales, les mouvements des droits del’Homme, semblent être désormais lesseuls moyens d’arriver à ce que le passésorte de l’ombre et que le compromis his-torique signé en 1977 trouve à se finaliser.

Le mouvement amorcé, que la vieille justice espagnole a sans doute, ce 14 mai2010, pour la dernière fois tenté d’empê-cher en suspendant le juge Garzon,constitue pourtant la raison d’être mêmede l’Histoire, celle qui permet aux indivi-dus et aux collectivités humaines decontinuer d’exister en raison de sa capa-cité à donner du sens à ce qui fut et doncà ce qui est.

Il répond à un besoin de justice élémen-taire qui implique inévitablement la con-damnation, non pas des personnes– comme le craignent les bourreauxd’hier –, mais du régime qui organisa cescrimes ; qu’il soit universellement reconnucoupable de génocide et de crime contrel’humanité.

Il est aussi politique par la remise encause, non pas du compromis historiquede 1977, mais de ses limites. Les mouve-ments pour la restitution de la mémoiredénoncent l’assimilation faite entre le système actuel de monarchie constitu-tionnelle et l’avènement de la démocratieespagnole au XXe siècle, la mise sur lemême pied d’égalité des républicains et

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des putchistes nationalistes où chacunserait responsable à parts égales de labarbarie passée, au point que le gouver-nement socialiste actuel fait défiler côte àcôte un ancien militaire nationaliste et unancien milicien républicain.

Il est identitaire et, en ce sens, donne sapleine dimension à la mémoire, indivi-duelle et collective. Qu’il s’agisse duCentre pour la mémoire et l’avenir, créépar la Ligue des Droits de l’Homme deRabat, qui réclame les corps des milliersde Marocains, adultes et enfants, enrôlésde force dans l’armée franquiste et desquelques 800 miliciens volontaires, afind’“extirper le stéréotype du “moro salvaje”[maure sauvage]…”7 ou qu’il s’agisse ducombat des centaines de milliers de des-cendants républicains qui, dans le monde,revendiquent (et viennent d’obtenir) lanationalité espagnole. Il est le combat dela dignité lorsqu’il réhabilite l’immigré quin’a pas fui l’Espagne et ne l’a jamais tra-hie. La dignité aussi de leurs enfants etpetits enfants qui se construisent uneidentité multiple dans la lignée des vain-cus d’hier qui n’ont jamais cessé de croireà la victoire et qui n’ont jamais cessé delutter pour y parvenir. Ils en sont lestémoins privilégiés, les héritiers de sesmémoires individuelles et collectives, et,désormais, dans et hors l’Espagne, lesauteurs des narrations en cours.

Mariejo SANCHEZ BENITOEnseignante

1 Enzo Traverso, interview dans Vacarme, n°21, automne2002, www.vacarme.org.2 Tribune de Jordi Gracia dans El Pais du 21 février 2007.3 Anne Morelli (éd.), Histoire des étrangers et de l’immigrationen Belgique de la préhistoire à nos jours, Edition Vie Ouvrière(“EVO histoire”), 1992.4 Mariejo Sanchez Benito, Histoire du parti communisteespagnol en Belgique sous le franquisme, mémoire de find’étude, ULB, Faculté de Sciences Politiques, octobre 1987.5 Date anniversaire de la proclamation de la Républiqueespagnole en 1931.6 Emilia Labajos et Fernando Vitoria, Los ninos. Histoire d’en-fants de la guerre civile espagnole réfugiés en Belgique(1936-1939), Edition Vie Ouvrière, 1994.7 Interview de Abdeslam Buteyeb (Président du Centre pourla mémoire et l’avenir), El Mundo, 20 octobre 2008.

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Droit à l’Histoire, identité culturelle etsouveraineté politique

Le droit à l’Histoire et à l’initiative histori-que fut longtemps refusé aux Africains.Malgré les travaux d’historiens africanis-tes comme Léo Frobenius1 ou MauriceDelafosse2 et plus tard le relais pris pardes historiens africains comme Joseph Ki-Zerbo3 ou Cheikh Anta Diop4, formésdans les universités occidentales, la visionidéologique et culturelle imposée au grand nombre, était celle d’une Afriqueanhistorique et d’un Africain immobileface à l’histoire.

La prédominance des critères historiogra-phiques d’une Europe chrétienne et impé-rialiste dans la conception de l’histoire(nationale et universelle) ont ainsi, pendantdes siècles, empêché une étude scientifi-que et objective du passé de l’Afrique et,par voie de conséquence, déformé lavision de son histoire, de ses hommes etde leurs cultures. Victime de simplifica-tions erronées, de postulats dogmatiquesfondés sur l’existence de l’écriture,comme première source de l’histoire,l’Afrique passait pour un continent sous-developpé, peuplé de primitifs incapablesd’être des agents d’histoire. L’homme afri-cain et, par extension, les sociétés oralesafricaines étaient délibérément enfermésau premier âge de l’humanité, exclus deDieu, de l’Histoire, de la Civilisation, de laRaison, de la Science et du Progrès.

Si on reconnaissait l’Iliade et l’Odysséed’Homère (oubliant leur origine orale)comme une référence légitime pour étu-dier et comprendre la Grèce antique, enrevanche, on dénuait de toute valeur

scientifique et de toute considérationsérieuse les traditions orales africainesqui, on le sait, renferment et capitalisenttoutes les productions socioculturellesconçues par les civilisations de l’oralité.Elles constituent de ce fait un muséevivant, une mémoire dynamique qui fournit la trame des évènements qui ontmarqué ou influencé leurs évolutions. Ellesfurent pourtant écartées au bénéfice desources extérieures à l’Afrique.

On considérait qu’elles étaient suspectes,parce que fonctionelles, autrement ditparce qu’elles remplissaient un rôle social.Comme s’il en allait autrement des écrits !Suspectes aussi de reposer uniquementsur l’épopée, c'est-à-dire une réinterpré-tation mythique du passé. De ne pas êtrefiables d’un point de vue chronologique ethistorique, et là encore, comme si lesdocuments écrits, sous une apparenceobjective, ne pouvaient pas travestir laréalité historique selon le point de vuedéfendu par l’historien et les intérêts quipeuvent le commander ! On écartait donc,par ignorance, cécité volontaire et mé-pris culturel conjugués, toute idée selonlaquelle la fonction historique et socialedes traditions orales pouvait être équiva-lente à celle des écrits d’archives dans lescivilisations et les sociétés d’écriture. Onniait qu’elles visent, tout comme les écrits,à enraciner la société dans une histoire etune perspective d’évolution historique.

Il a fallu la fin de la seconde guerre mon-diale pour assister à des changements dementalités dans les points de vues, lesapproches et la conceptualisation de l’histoire. On passe ainsi d’ “une his-toire chronique” à “une histoire sciences

sociale” et puis progressivement d’unconcept d’“histoire nationale” à celuid’“une histoire en lien avec l’évolution etl’histoire du monde et de l’ensemble despeuples du monde”. Ce processus dechangement et d’orientation dans la perspective historique européenne, ren-forcé par les apports reconnus d’histo-riens africains et africanistes, mais aussid’ailleurs, allait donner naissance à unenouvelle historiographie de l’histoire dumonde dont l’Europe n’est plus désormaisle centre ni le point de départ.

Nations nègres et Cultures, publié en1955, par Cheikh Anta Diop, allait dans cecontexte marquer le début d’un processusde prise de conscience politique et d’unerenaissance culturelle qui allait conduire àla revendication des Indépendances.Cheikh Anta Diop a mis en lumière, dansla conscience des Africains et aux yeux dumonde, l’existence de l’unité culturelle del’Afrique, d’États structurés, de royaumesprestigieux et de civilisations qui ontdonné naissance à l’Egypte pharaonique,et par conséquence dont les influencespeuvent être étendues au-delà du Bassinméditerranéen. Cette prise de consciencefut capitale dans les déterminismes quiallaient fonder la revendication politiquedes Indépendances. De ce point de vue,l’évolution de l’historiographie africaineest inséparable des luttes nationales liéesà la conquête de l’identité culturelle et dela souveraineté politique.

De la conscience historique à la maîtrisede l’histoire

Les Africains se sont donc battus pourreconquérir leur droit à l’histoire et faire

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reconnaître leur histoire. Mais qu’ont-ilsfait de ce droit reconquis, quels enseigne-ments en ont-ils tirés et comment l’ont-ilsmis en perspective ? De quelle manière sesont-ils référés à leur passé pourconstruire leur avenir, soixante ans aprèsles Indépendances ?

Au lendemain des Indépendances, c'est-à-dire à partir de 1960, les nouveaux Étatsafricains ont certes entrepris, à des degrésdivers, des actions nationales de réhabili-tation de l’histoire et des traditions oralespour construire l’identité et l’unité nationa-les. La référence au passé inspire toujoursle discours politique et permet de mobili-ser les populations, sauf que le modèled’État est calqué sur l’Occident, la langueofficielle dans de nombreux cas reste lefrançais ou l’anglais ; sauf que l’espacesocial est cahotique et l’unité nationaleprécaire ou rompue.

Mis à part les grands ensembles commel’OUA (Organisation de l’Unité Africaine),dont le modèle et la cohérence font réfé-rence à l’unité ancienne de l’Afrique, ou la naissance de mouvements politico-culturels comme la Négritude, lePanafricanisme ou le Rastafarisme, quiont permis aux Africains et à l’homme noiren général de prendre concience de sonidentité et de sa valeur humaine, l’Afrique,contrairement à son passé, n’a pas globa-lement réussi à construire des États soli-des, des nations et des peuples unis par laculture et l’histoire. L’histoire africaine acertes repris sa place dans la société afri-caine et pris celle qui lui revient de droitdans l’histoire universelle. Par ailleurs, lesafricains ont acquis une conscience histo-rique qui les réconcilie avec l’essence de

leur être et de leur passé mais sont-ilspour autant maîtres de leur histoire ? Etcomment peuvent-ils l’être quand ils nesont pas maîtres de leur destin, ne peuvent ni contrôler ni défendre leurespace culturel et économique ?

Cinquante ans après les Indépendancesafricaines, l’Afrique et les Africains souf-frent toujours de retard économique et desous-développement social ; ce qui leurvaut encore, aux yeux du monde, condes-cendance et mépris culturel. Le mythe del’immobilisme et de la reproduction cycli-que, construit sur les Africains et, plusgénéralement, sur les peuples et nationsaffectés d’un passé issu de civilisationsorales, reste présent dans le modelagedes perceptions et la définition du rapport culturel et social.

L’exemple le plus emblématique de l’obs-tination et de la persistance de ces visionsfigées trouve son achèvement dans le dis-cours que prononça le Président françaisN. Sarkozy en juillet 2007 à l’UniversitéCheikh Anta Diop de Dakar. “Le drame del’Afrique, déclara-t-il devant un parterre de dignitaires locaux, d’ambassadeurs,d’universitaires et d’étudiants, c’est quel’homme africain n’est pas assez entrédans l’Histoire. Le paysan africain, qui,depuis des millénaires, vit avec les sai-sons, dont l’idéal de vie est d’être en har-monie avec la nature, ne connaît quel’éternel recommencement du tempsrythmé par la répétition sans fin desmêmes gestes et des mêmes paroles […]Dans cet univers où la nature commandetout, […] L’homme reste immobile aumilieu d’un ordre immuable où tout sem-ble écrit d’avance !…”5.

Au-delà du déni d’histoire et de l’arro-gance culturelle qui les caractérisent, cespropos reflètent cruellement les convic-tions, les croyances et les sentimentsqu’inspirent les réalités africaines d’au-jourd’hui et le fait sans doute que lesAfricains, loin de montrer qu’ils sont dés-ormais maîtres de leur histoire, continuentimpuissamment à la subir sans pouvoirréellement la transformer6.

Ababacar NDAWBruxelles Laïque Echos

1 Leo Viktor Frobenius (1873-1933) était un ethnologue etarchéologue allemand, célèbre par ses travaux sur l’Afrique.2 Maurice Delafosse (1870-1926) administrateur colonialfrançais, africaniste, ethnologue, linguiste, enseignant etessayiste.3 Joseph Ki-Zerbo (1922-2006) est un historien et hommepolitique burkinabé, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Afrique.4 Cheikh Anta Diop (1923-1986) est un historien et anthropo-logue sénégalais. Il a mis l'accent sur l'apport de l'Afrique eten particulier de l'Afrique noire à la culture et à la civilisationmondiales.5 Cité dans Adame Ba Konaré (éd.), Petit précis de remise àniveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy,La Découverte, 2008. 6 Outre les auteurs cités en note, cet article s’inspire de :Histoire générale de l’Afrique, Unesco, Paris, 1980.

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Qu’on en juge : lorsqu’il déboule sur lascène, vers le milieu des années ‘50,

Patrice Lumumba est avant tout un auto-didacte. Le jeune préposé à la poste deKisangani est avide d’apprendre, de secultiver, d’élargir son espace dans lasociété. Pour cela, ce jeune homme quin’a pas fréquenté longtemps l’enseigne-ment formel, qui n’est pas issu de la petitebourgeoisie cooptée par les Blancs,consent de très lourds sacrifices, il tra-vaille jour et nuit, dévore les livres, la vie,la politique. Il grandit à vue d’œil, seforme, élabore de mieux en mieux ses dis-cours et surtout il précise ses aspirations.De personnelles (une meilleure reconnais-sance sociale, un salaire qui lui permettede vivre dignement) ses ambitions s’éten-dent très vite au niveau national. Mais qui,parmi les Belges, remarque que cet “évo-lué” (terme hideux s’il en est) évolue demanière remarquable ? Suivant les critè-res de l’époque, on ne voit en lui qu’unagitateur, un démagogue, un extrémiste,ce qui dans le jargon de l’époque mènetout droit au soupçon de communisme…En fait, Lumumba ne s’est jamais rendu àMoscou et ce n’est qu’après son séjour àAccra, en 1958, qu’apparaît réellement unidéal panafricain et que le futur PremierMinistre inscrit son combat congolaisdans une perspective continentale…

Le dialogue, la prise en compte des quali-tés de cette personnalité hors du commun,avide de connaissance et de reconnais-sance, auraient peut-être permis non pasde retarder le train de l’histoire mais de lemaintenir sur les rails.

Car Lumumba, contrairement à ce qui futdit à l’époque, était tout sauf hostile auxBelges, aux Occidentaux. A l’origine, il serattachait plutôt à la famille laïque et libéraleet avait salué comme un progrès l’arrivéed’Auguste Buisseret au ministère desColonies. Mais il fut poussé à la radicalisa-tion par les peines de prison, la marginali-sation et, surtout, la promotion, à sescôtés, d’autres personnages intellectuelle-ment plus limités et surtout beaucoup plusvénaux, ceux que l’on appelait à l’époqueles “modérés”, les fameux universitaires dugroupe de Binza qui allaient si longtempsaccompagner la dictature et lui donner unecrédibilité intellectuelle… La Belgique del’époque était incapable de comprendre lapersonnalité de Lumumba (on se demanded’ailleurs si, aujourd’hui encore, elle necommettrait pas les mêmes erreurs) et ellene fut guère aidée par la presse de l’épo-que. A l’exception d’intellectuels d’excep-tion, comme Jules Gérard Libois ou JeanVan Lierde, les fondateurs du CRISP, quin’étaient guère en prise sur le grand public,

les journalistes de l’époque présentaientdes leaders congolais une image simpliste,teintée d’un racisme de bon aloi : un préjugé qui ne disait pas son nom maisimprégnait tous leurs écrits. Et Lumumbafut diabolisé, comme allaient l’être après luitant de leaders africains ayant commis l’im-prudence de s’opposer aux Occidentaux ;les derniers en date étant Sankara, LaurentDésiré Kabila, Mugabe, Gbagbo en Côted’Ivoire…

Lorsque l’on arrive au 30 juin 60, la messeest dite : Lumumba certes est PremierMinistre mais la dualité du pouvoir a étéorganisée de main de maître, prévue dansla nouvelle Constitution, la rivalité avecKasa-Vubu est bien orchestrée, la compli-cité de Moïse Tshombe déjà acquise, tandis que, dans l’ombre, Mobutu discrète-ment recruté par le colonel Marlière puispar Larry Devlin, l’agent de la CIA, attendson heure…

Il est d’usage d’affirmer que c’est le dis-cours prononcé par Lumumba en présencedu roi Baudouin, interprété comme un“affront au roi”, qui mit le feu aux poudreset précipita la disgrâce de l’imprudent tribun. Avec le recul, la réalité semble bien différente. Bien avant le 30 juin, lesBelges avaient tout fait pour circonscrire

Les décennies ont passé mais, à mesure que l’on redécouvre les événements de l’année 1960,

la rage demeure intacte, car la tragédie n’était pas inéluctable. Elle n’a été possible qu’à cause

de la courte vue des acteurs belges, de leur manque de compréhension de l’histoire en

marche et surtout de leur manque d’empathie pour les acteurs congolais, de quel que bord

qu’ils aient été.

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Lumumba, l’isoler de ses pairs, le rendrevulnérable sur le plan économique, le dis-créditer dans la presse et l’opinion. Ils leprésentaient comme “incontrôlable” voirecaractériel, extrémiste sinon communiste,tout simplement parce que ce Congolais-là… le pouvoir colonial n’avait jamais pu lecontrôler. Il avait des amis, comme JeanVan Lierde, Maryse Hockers et les mem-bres de Présence africaine, mais pas dementors : cet “évolué” pouvait penser toutseul, formuler lui-même les ambitions qu’ilforgeait pour le peuple qui l’avait élu…

Son discours certes fut encouragé parJean Van Lierde : lorsque le militant belgeprit connaissance du discours royal, telle-ment frileux, paternaliste et discrètementméprisant, il s’exclama “Patrice, tu ne vastout de même pas laisser dire cela sansréagir ?” Il est probable cependant queLumumba aurait de toutes façons pris laparole. Premier Ministre élu, incarnant lamajorité démocratique et l’aspiration à l’in-dépendance, sa priorité était de s’adresserà ses compatriotes, de marquer leursesprits par des propos confirmant que lechangement avait bien eu lieu, qu’une pageétait désormais tournée. Obama fit-il autrechose lors de son discours d’investiture et,plus tard, dans son fameux discours dePhiladelphie ? Il s’adressa à tous lesAméricains mais aux plus humiliés d’entreeux, les Afro-Américains, il signifia que lestemps avaient changé.

L’histoire est ainsi ponctuée de telles prisesde parole qui marquent des avancéesmajeures dans l’histoire de l’humanité, despropos qui sont peut être occultés ensuitepar le sang et la violence, mais qui demeu-rent marqués dans les consciences. Patrice

Lumumba pouvait-il se taire en ce momentprécis, s’abstenir, pour ne pas vexer le susceptible et intraitable Baudouin, de prononcer ces paroles fondatrices d’uneère nouvelle ? La réponse est non, évidem-ment, même si la suite était, elle aussi,écrite, prévisible. D’ailleurs les observa-teurs de l’époque, pour une fois, ne s’ysont pas trompés : ils ont compris que l’es-sentiel avait été dit, que le discours dit de“réparation” prononcé par Lumumbal’après midi même et qui se voulait unemain tendue aux Belges, était à la fois dictépar la sincérité et par les circonstances…

La suite des événements, à la fois logiqueet imprévisible, se déroulera comme unetragédie grecque : l’armée, socle du nou-vel Etat, se mutine, les fonctionnaires belges, assurés qu’il sont de pouvoir êtreréintégrés en Belgique, fuient massivementle Congo, ce qui provoque l’effondrementde l’administration tandis que l’arméebelge intervient, sans qu’ait été demandél’accord des nouvelles autorités dontBruxelles ne semble pas reconnaître l’auto-rité de fait… Faut-il s’étonner de la séces-sion du Katanga, de la “mise en congé” dela classe politique décrétée par Mobutu, dela destitution réciproque de Lumumba etde Kasa-Vubu ? A peine… Tout se passecomme si les pièces du fragile échiquiertombaient les unes après les autres et, aubout du compte, l’assassinat de Lumumba,le 17 janvier 1961, apparaît comme l’épilo-gue d’une tragédie longtemps annoncée,un drame dans lequel des Belges, sur ledevant de la scène ou dans les coulisses,étaient présents à chaque acte.

Quarante ans plus tard, une commissiond’enquête parlementaire s’est penchée sur

les responsabilités belges dans la mort deLumumba et elle a conclu avec prudence,sans aller au fond des choses et surtoutsans aborder le thème de la réparation.Non seulement la veuve de Lumumba etses enfants ne reçurent jamais l’aide maté-rielle prévue mais la Belgique, donneuse deleçons et chiche marâtre, ne s’est jamaisinterrogée sur le fond des choses, c'est-à-dire ses responsabilités dans le dérapageinitial de la jeune démocratie congolaise.Un dérapage qui allait plonger le pays dans un demi siècle de marasme, confirmant l’exclamation célèbre du géné-ral Janssens : “Sire, ils vous l’ontcochonné…”, étant toujours bien entenduque les acteurs de l’échec furent exclusive-ment Congolais…

Cependant l’histoire se nourrit de para-doxes : alors que tous les acteurs belgessont passés à la trappe de l’histoire, queMobutu est devenu l’archétype du dicta-teur corrompu, c’est Lumumba – le misé-rable menotté des geôles coloniales, le prisonnier du camp Thysville entouré d’undouble cordon de soldats, le torturé, à moi-tié mourant, jeté de l’avion à Elizabethville,le cadavre dissout dans l’acide – qui aurales honneurs du souvenir. C’est sa mémoiresouffrante, toujours effacée et trahie, toujours renaissante, qui sera le socle del’identité congolaise, le ciment de cetteunité nationale sur laquelle en 1960 nuln’aurait osé parier…

Colette BRAECKMANJournaliste

Auteur de Vers la deuxième indépendance du Congo,

Le Cri – Afriques éditions, 2009, 272 pages.

42 E C H O S N ° 6 9 Archives articles/images sur le site http://le-rappel-du-congo-belge.rmc.fr/

Le 17 janvier 1961, Patrice Lumumba était assassiné. Sa mémoire doit rester vivante, son

combat reste une source d’inspiration dans les luttes émancipatrices de l’Afrique.

Dans les années ‘60, des mouvements indépendantistes secouent l’Afrique. Le Congo connaît

alors la montée en puissance d’un tel mouvement mené par Patrice Lumumba. La détermina-

tion des peuples à se libérer du joug colonial et le spectre des luttes indépendantistes pous-

sent la Belgique, sous le règne de Baudouin, à concéder l’indépendance politique en 1960.

Mais le gouvernement belge cherche à garder la mainmise économique afin d’y préserver ses

intérêts violemment acquis par Léopold II, propriétaire du Congo de 1885 à 1908 avant que ce

pays ne revienne à l’Etat belge.

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En mai 1960, Lumumba remporte les élections avec le Mouvement

National Congolais. Le 23 juin, il devientPremier ministre, soit chef du gouverne-ment. En septembre, le Président (sanspouvoir dans un régime parlementaire)Joseph Kasa-Vubu révoque Lumumba etles ministres nationalistes. Le Parlement,acquis à la cause de Lumumba, révoqueKasa-Vubu. Joseph Désiré Mobutu, avecl’aide de l’ambassade des USA, des offi-ciers belges et onusiens, fait arrêterLumumba et l’assigne à résidence. Finnovembre, Lumumba s’échappe de lacapitale pour gagner Stanleyville. Il estarrêté et transféré au camp militaire deThysville. Le 17 janvier 1961, Lumumba et ses camarades sont conduits àElisabethville et livrés aux autorités loca-les. Ils sont humiliés et fusillés le soirmême. Dans les jours qui suivent, plusieurs partisans de Lumumba sontexécutés.

La Belgique a une part de responsabilitédans ce sanglant épisode de l’histoire.“La violation de la démocratie congolaiseprend forme avec la mise en prison deLumumba (…) Ce sont bien des conseilsbelges, des directives belges et finale-ment des mains belges qui ont tuéLumumba”1.

Cette responsabilité n’est pas retenuelors de la Commission d’enquête parle-mentaire belge mise en place 40 ansaprès les faits. Comme le rappelle leministre des Affaires étrangères, LouisMichel, lors du débat sur les recomman-dations de la commission : “La commis-sion souligne également l’implicationd’instances gouvernementales belgeslors du transfert de Lumumba auKatanga, sans que l’idée de l’exécuter oude le faire exécuter n’ait dans ce cadreété préméditée (…) Le gouvernementdéplore le fait que le traitement de cette

question par le Gouvernement de l’épo-que ait relevé un manque de considéra-tion pour l’intégrité physique deLumumba”2.

Cependant, il existe des documents quine laissent pas de doutes sur les respon-sabilités belges dans cet assassinat. Lecomte Harold d’Aspremont Lynden,ministre belge des Affaires africaines etproche de Baudouin, écrivait le 6 octobre1960 que “l’objectif principal à poursuivredans l’intérêt du Congo, du Katanga et dela Belgique est évidemment l’éliminationdéfinitive de Lumumba”. Pour la commis-sion d’enquête, il faut entendre l’élimina-tion politique et non physique deLumumba. Pour Ludo De Witte, sociolo-gue et historien, ce sont bien les Belges,avec l’aide de la CIA, qui ont dirigé toutel’opération du transfert de Lumumba auKatanga, jusqu’à sa disparition et cellede son corps.

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Au-delà de la question des responsabili-tés, son assassinat pose la question del’ingérence politique des pays occiden-taux en Afrique et de la poursuite du projet colonial quant à la mainmise surles ressources naturelles. Lumumba prônait une indépendance claire et rap-pelait que ce sont les luttes qui ontconduit à la liberté.

“Nul Congolais digne de ce nom nepourra jamais oublier que c’est par la lutte [que l’indépendance] a étéconquise, une lutte de tous les jours, unelutte ardente et idéaliste, une lutte danslaquelle nous n’avons ménagé ni nos for-ces, ni nos privations, ni nos souffrances,ni notre sang. (…) Nous en sommes fiersjusqu’au plus profond de nous-mêmes,car ce fut une lutte noble et juste, unelutte indispensable pour mettre fin à l’humiliant esclavage, qui nous étaitimposé par la force.”3

En assassinant le leader panafricain, “onne s’est pas contenté d’éliminer physi-quement Lumumba : on a voulu empê-cher que sa vie et son travail deviennentune source d’inspiration pour les peuplesafricains ; on a voulu effacer à tout prixson projet nationaliste visant à mettre enplace un Etat-nation unifié et une écono-mie servant les besoins du peuple. Pourque jamais ne renaisse un nouveauLumumba, il fallait à tout prix que sesidées et sa lutte contre la dominationcoloniale et néocoloniale soient effacéesde la mémoire collective.”4

Pour le gouvernement belge, le dangerdu projet indépendantiste de Lumumbarésidait dans l’affirmation de la souverai-

neté politique et économique et donc lamise en péril des intérêts économiquesbelges. Son assassinat est “un exempleahurissant de ce dont les classes domi-nantes occidentales sont capables dèsqu’elles se sentent touchées dans leursintérêts fondamentaux.”5

Le Collectif Mémoires Coloniales réclameque les archives concernant ce dossiersoient largement accessibles. Le Collectifs’indigne de l’attitude tergiversante faceà la question des responsabilités belgesdans cet assassinat. Il est temps que laBelgique reconnaisse clairement ses res-ponsabilités historiques vis-à-vis duCongo. Le collectif réclame que laBelgique présente ses excuses au peuplecongolais et que soit érigé un monumentpublic en mémoire de Lumumba.

Pauline IMBACH6

Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde

1 Ludo De Witte, L’assassinat de Lumumba, éd. Karthala,20002 http://www.diplomatie.be/nl/press/h...3 Extrait du discours de Lumumba 30 juin 1960.4 Ludo De Witte, op. cit.5 Ibidem.6 Article écrit par Pauline Imbach pour le Collectif MémoiresColoniales, composé d‘associations et d’individus - CADTM,Congo Forum, Oasis N’Djili, … Pour plus d’informations :www.cadtm.org et www.oasisndjili.be

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Le principal acquis de l’accession des pays africains à l’indépendance n’est pas, à mon sens,

l’acquisition du droit pour chaque peuple à disposer de lui-même. Certes, l’autodétermination,

concept promu à l’aube du XXe siècle par Woodrow Wilson, au lendemain de la fin de la 1ère

guerre mondiale, dans le droit fil de l’héritage kantien, est au fondement des luttes anti-colo-

niales.1 Mais il n’en est que le fondement théorique, ou plus exactement la motivation philoso-

phique. Dans les faits, au cours de l’exercice effectif du pouvoir, le produit de l’indépendance

ne s’est pas tout à fait inscrit dans le prolongement de cette belle trajectoire philosophique.

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En effet, l’autodétermination commeprojet politique, dont l’indépendance

constitua une forme d’aboutissement,relève d’un mythe au regard de ce quis’est passé après la proclamation desindépendances. Ce mythe a pourtantcontribué à structurer le processus dedécolonisation et par la suite les politiquespubliques des nouveaux Etats africains,justifiant ainsi, dans la plupart des cas,des décennies d’autocratie, de ploutocra-tie, de barbarie et, aujourd’hui, depseudo-démocratie. Au nom de la toutenouvelle et déjà sacrée souveraineténationale, acquise au prix du sang desleaders nationalistes, de la compromis-sion des valets du pouvoir néocolonial, dela balkanisation de plusieurs entités ethni-ques homogènes, du sacrifice du destincontinental sur l’autel de la guerre froide,la naissance de nouvelles nations consti-tuait la promesse d’une suite différente.Moins douloureuse que la séquence pré-cédente, la suite était au contraire por-teuse d’espoir et de rêves. En réalité, aulieu de cela, l’Etat en tant que forme poli-tique séparée de la nation s’est acharné àfonder et à accroitre son propre pouvoir,dévoyant ainsi la mission qui lui était

dévolue : construire une nouvelle nation,autrement dit une communauté autonomede citoyens, libres et maîtres de leur des-tin commun, habités par l’idée que chacundoit être préparé à se prendre en chargesoi-même tout au long de sa vie, indépen-damment aussi bien de la structure del’Etat en tant que telle que du systèmeinternational. Le fruit de cette promessenon tenue est une sorte de catégorie poli-tique bâtarde qui n’a nulle part donnénaissance à de véritables nations. Il renvoie au contraire à des associationshumaines curieuses et asservies, des mul-titudes écartelées par une double dépen-dance : vis-à-vis du pouvoir d’Etat d’uncôté et vis-à-vis du système internationalde l’autre. S’il faut en faire le bilanaujourd’hui, c’est bien à proprement parlerle bilan d’une bâtardise qu’il s’agit dedresser et il n’est possible de le faire qu’àl’aune de l’analyse de cette double dépen-dance dont les générations actuelles sont,malgré elles, héritières et solidaires.

Pouvoir d’Etat et dépendance

Le pouvoir d’Etat s’est construit enAfrique contre les gens, contre l’idée

fondamentale selon laquelle la légitimitéd’une autorité procède de l’adhésion de lacommunauté des citoyens. Certes, le pro-blème de l’existence d’une communautés’est posée à l’origine. Quelle valeuraccordée à un agrégat de petites entitésethniques n’ayant, dans bien des cas, riend’autre en commun que l’érection arbi-traire d’un pouvoir et des frontières ? Enétant réaliste, d’inspiration machiavé-lienne, je n’ai aucune difficulté à reconnai-tre que, au départ, la construction descommunautés nationales a dû être unemarche forcée en Afrique. Cet effort étaitnécessaire mais aurait dû rester provi-soire. En le rendant permanent, en s’enservant comme alibi pour se légitimerdurablement, les pouvoirs d’Etat africainsont transformé un moyen en finalité. Sansbut, sorti de sa trajectoire initiale, le pouvoir d’Etat était voué aux errementspolitiques dont l’Afrique continue à être lesinistre théâtre de nos jours.

A la lecture des écrits et témoignagesdivers, notamment les biographies, lesmémoires et autres documents histori-ques sur les premières années de l’indé-pendance, l’impression qui se dégage est

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que les premiers acteurs des construc-tions nationales des Etats africains secomportaient, pour le plus grand nombre,en conquérant du pouvoir d’Etat et semontraient accessoirement attentifs ausouci de créer une véritable communautéde citoyens2. L’appétit grisant du pouvoirainsi que ses avantages matériels et sym-boliques ont malheureusement pris le passur l’idéal des nations à inventer. Il y avaitsurtout, et c’est vraiment le plus impor-tant, un raisonnement politique qui portaitcette démarche : la création d’une nationpassant par la mise sur pied d’un Etat sta-ble, il était nécessaire de consolider lepouvoir sur lequel celui-ci reposait. Il estévident que ce raisonnement n’est pasabsurde. Le problème est que la plupartdes dirigeants sont restés bloqués au premier niveau de ce raisonnement. C’estl’erreur communément partagée par nom-bre de leaders africains, y compris parmiles plus crédibles comme Nasser,Kenyatta, Bourguiba, etc.

A partir de cette analyse, on ne peut plusêtre surpris de constater aujourd’huijusqu’à quel point les générations entièresd’Africains ont intériorisé l’idée que riend’essentiel ne dépend d’eux-mêmes. S’il ya quelque chose de décisif à faire, c’esttoujours la responsabilité des autres, del’Etat, des partenaires étrangers, et jamaisde soi. Qui n’a pas été frappé, en sillon-nant les ruelles de Kinshasa, de Bamakoou de Lagos ou même au détour d’unesimple escale dans un aéroport africain,par le fatalisme, la résignation, l’absencede détermination des Africains par rapportà la prise en main du destin de leur pays ?N’est-il pas assez étonnant de constaterque cet état d’esprit perdure au sein des

pays qui se proclament souverains depuisdes dizaines d’années ? Par contraste, aumoment même où il n’y avait pas deliberté ni de droits pour les indigènes, desjeunes africains faisaient preuve de cesens de la responsabilité qui fait cruelle-ment défaut aujourd’hui. Qui n’a pas étéimpressionné par la jeunesse et surtout lanoblesse du sentiment d’être maître deson destin qui animait les vrais héros desindépendances africaines comme PatriceLumumba, Ruben Um Nyobé, AmilcarCabral, Ahmed Ben Bella et, plus tard,Thomas Sankara ? L’Etat par sa logiqueégocentrée s’est acharné à effacer cesentiment pour asseoir son autorité. Lefruit de cet effacement est constitutif de lafabrication de citoyens ectoplasmes, pas-sifs, des individus extrêmement sensiblesà la futilité, que l’on peut gouverner facile-ment avec “du pain et des jeux”.

Mis à part quelques individualités menantune vie quotidienne héroïque sur place, nepouvant atteindre une masse critiquenécessaire pour produire une remise encause de cet ordre des choses, la plupartdes individus ont été dépouillés de déter-mination, de courage, de tout sens desresponsabilités dont a besoin un payspour se prendre en main, se construire,produire des richesses et faire vivre lacommunauté de manière heureuse. Enréalité, croyant affaiblir le peuple pours’imposer, l’Etat s’est affaibli lui-même etne se maintient qu’à travers une séried’artifices et d’instruments de coercitionou de diversion sans lien avec la logiquepropre au politique, autrement dit sansefficacité ni réelle légitimité. Il peut, à cetitre, s’avérer très intéressant de produiredes statistiques sur l’impact du sentiment

de l’irresponsabilité des citoyens africainsdans la bataille pour le développement deleurs pays. A ceux qui focalisent laréflexion sur les solutions aux problèmesafricains autour des investissements et del’aide internationale, il faut répondre :“rendez d’abord la confiance auxcitoyens !”.3

Dépendances internationales

Il est vrai que l’aide internationale est enelle-même le fruit d’une histoire intime-ment liée à la manière dont la décolonisa-tion a été menée et gérée par la commu-nauté internationale. L’idée de l’aide n’aen soi aucun sens dans la logique propredes relations internationales si ce n’estdans des situations d’urgence ou decatastrophe humanitaire ; à moins deconsidérer que le Continent africain est uncontinent sinistré depuis la fin de la colonisation. Il y a en effet une forme de culpabilité insidieusement assumée derrière l’idée que l’on se fait en Occidentde la raison d’être de l’Aide publique audéveloppement. Après avoir exploité,brimé et saccagé avec la colonisation, ilfallait assister ou, à tout le moins, donnerl’impression de vouloir aider les nationsvictimes de la violence coloniale à se rele-ver. Le problème est que cette formulationsophistiquée de la culpabilité colonialeprésuppose et induit des coûts moraux etpolitiques qu’il est difficile de prendre encharge sans aller jusqu’au bout, à savoirrégler la façon dont chaque anciennepuissance coloniale gère son passé colo-nial et assume son passif mémoriel.

Quoi qu’il en soit, même si cette aidedemeure marginale et fragmentaire, le

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plus important est de considérer qu’elle apour fonction de prolonger une hypocrisiestructurelle, celle qui empêche la mémoired’examiner librement et radicalement cequi était en jeu au moment de l’accessiondes pays africains à la souveraineté inter-nationale. En effet, l’autodéterminationdes pays africains a une valeur plus sym-bolique qu’autre chose en matière de politique internationale pour au moinsdeux raisons.

D’abord, il n’a échappé à personne que siles pouvoirs d’Etats ont réussi à se consti-tuer et à s’installer durablement sans lienauthentique avec leurs nations, c’est biengrâce au soutien des anciennes puissan-ces coloniales. Ce soutien s’est manifestétrès tôt dans les moments les plus critiques avec notamment la France derrière Ahidjo contre la résistance upé-ciste au Cameroun, la France poussantHouphouet Boigny et Senghor à faireexploser l’embryon panafricain qu’était lafédération du Mali, la Belgique éliminantLumumba pour faire place à une oligarchiedocile, etc.

Cette mise sous-tutelle s’est prolongéeet progressivement remodelée de façon àcibler essentiellement la sécurité, lesfinances et la diplomatie. Elle est toujoursen vigueur bien que les instruments decontrôle se soient relativement disten-dus : la monnaie, le Franc CFA, est tou-jours sous contrôle ; les accords dedéfense et la coopération militaire résis-tent au temps et à toutes les rupturesannoncées – les rodomontades deSarkozy dans un sens et de Wade dansl’autre n’y changent pas grand-chose – ;la discipline du vote africain obéit à des

structures multilatérales toujours essen-tiellement reliée à la configuration néoco-loniale.

Ensuite, et c’est le plus important, dans laréflexion politique courante, il est rare quel’on prenne au sérieux l’idée que les paysafricains indépendants sont des acteursinternationaux à part entière pour des rai-sons tout à fait objectives. En suivant uneinterprétation fidèle à l’école réaliste desthéories des relations internationales, l’in-dépendance africaine est une agréablefiction. Pourquoi ? Parce qu’elle masqueune réalité plus pernicieuse : l’acquisitiondes indépendances n’avait pas pour butde rendre aux nations soumises leur sou-veraineté, leurs droits, leurs territoires etbiens spoliés. Elle avait pour but de modi-fier la perception de l’opinion internatio-nale sur ce qui apparaissait comme unscandale. La domination inique, directe,ouverte, brutale et coûteuse des coloniesétait devenue insoutenable et en flagrantecontradiction avec les leçons tirées desdeux guerres mondiales. C’est donc sur laforme que les anciennes puissances colo-niales ont cédé. Cette cession n’a en rienmodifié la structure des rapports de forceantérieurs.

En effet, sur le fond, personne n’est dupe.Comme le souligne Robert Jackson, unthéoricien néoréaliste américain des rela-tions internationales, depuis l’origine, il estclair qu’il n’y a pas de vrais Etats enAfrique comme un peu partout dans l’an-cien Tiers-monde. Ce sont des “quasi-sta-tes”, des entités politiques auxquelles l’ona accordé le statut formel d’Etats, autre-ment dit qui existent par procuration, ence sens qu’ils n’ont pas tous les attributs

classiques d’un Etat. Ils n’en ont ni lesmoyens ni la volonté, encore moins le pro-jet. Ces “quasi-states” n’existent que parla volonté complaisante des membres dela communauté internationale, en vertu dufait que celle-ci les reconnaît comme tels.4

Par-delà ce déclassement théorique, faut-t-il prendre au sérieux cette idée que lespays africains ne sont pas de vrais Etatscapables de prendre activement part à lavie internationale depuis un demi-siècle ?La question mérite d’être posée au regarddes structures de dépendances qui ontperduré des décennies après l’indépen-dance, au regard précisément du compor-tement moutonnier des Etats africains surla scène internationale pendant la guerrefroide et après, au regard de l’insignifiancede la contribution africaine dans la résolu-tion des crises internationales majeures,au regard de la marginalisation des paysafricains dans les recompositions interna-tionales en cours dans le monde.

Quelle part l’Afrique est-elle en train deprendre dans le rééquilibrage qui est en train de s’opérer aujourd’hui en faveurdes nouvelles puissances émergentescomme la Chine, l’Inde et le Brésil ? C’estpeut-être la part du mimétisme. Les Etatsafricains ont tendance à reproduire lemême schéma de dépendance : solliciteret accepter sans condition ni capacitéd’évaluation l’aide des nouvelles puissan-ces, en particulier de la Chine. Avec cetteconfiguration des relations, les conditionssemblent réunies pour la projection d’unemise sous-tutelle chinoise à moyen terme.Il est naïf de croire que l’intérêt chinois seréduit à l’approvisionnement des ressour-ces énergétiques et à l’ouverture des

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voies du commerce pour ses nombreuxressortissants issus des campagnes. Il s’agit d’une stratégie impériale.L’accroissement des intérêts chinois et duniveau de l’endettement de certains paysafricains à l’égard de la Chine pourraitdéboucher, si l’on n’y prend garde, sur unerelation néocoloniale d’un nouveau genre.Certains en sont déjà à s’interroger : entrel’impérialisme européen et chinois, où estle moindre mal ?5 Ce type d’interrogationest en soi significatif de la banalisation del’idée de dépendance lorsqu’il s’agit del’Afrique après bien de décennies de sou-veraineté internationale. Peut-être qu’àl’occasion de la célébration du centenairedes indépendances africaines, ce sera letour de faire le bilan de la domination chi-noise et de la comparer, comme on le faitaujourd’hui, à la domination européennequi aura précédé.

André YINDAPhilosophe et chercheur politique - ULB

1 Cf. Margaret Macmillan, Les artisans de la paix. Comment Lloyd George, Clémenceau et Wilson ont redessiné la carte dumonde, Paris, J.-C. Lattès, 2006 et Charles Zorgbibe, Wilson, un croisé à la Maison blanche, Paris, Les Presses de sciencespo, 1998.2 Lire par exemple William Close, Médecin de Mobutu. Vingt ans au Congo parmi les puissants et les misérables, Bruxelles,Ed. Le roseau vert, 2007.3 Lire par exemple Dembisa Moyo, L'aide fatale. Les ravages d'une aide inutile et de nouvelles solutions pour l'Afrique, Paris,C.-C. Lattès, 2009 ainsi que la critique qu’en fait Jean-Michel Sévérino de l’AFD, “L’aide au développement n’est pas tou-jours néfaste aux pays africains”, Le Monde, 17.11.2009, p. 22.4 Robert Jackson, Quasi-states : sovereignty, international relations, and the Third World, Cambridge, Cambridge UniversityPress, 1990. 5 Lire à ce propos Michel Beuret et Serge Michel, Chinafrique : Pékin à la conquête du continent noir (avec les photographiesde Paolo Woods), Paris, Grasset & Fasquelle, 2008.

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Le modèle de l’État-nation, en tant qu’unité d’un territoire, d’une population et d’un pou-

voir souverain, est apparu dans l’histoire aux XVIIe (l’État) et XVIIIe (la Nation) siècles suite à

une série de bouleversements et reconfigurations, parmi lesquels des impératifs économi-

ques (expansion commerciale, essor du mercantilisme requérant un espace économique

homogène et une fiscalité unifiée), des avancées scientifiques (chemin de fer, cartographie,

statistique), des reconfigurations politiques, militaires et administratives (crises, rivalités et

ébranlements des structures féodales, perte d’influence du pape et de l’empereur), des

enjeux symboliques (conflits entre le pouvoir temporel et spirituel) et des nouvelles doctri-

nes politiques issues des Lumières (droit naturel, État de droit, contrat social). Ces évolu-

tions ont conduit à la territorialisation, la laïcisation et la nationalisation de la souveraineté

politique. Par nationalisation, nous entendons le principe démocratique selon lequel le

pouvoir du gouvernement émane de la nation.

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Nationaliser tout le monde

Petit à petit, ce modèle a supplanté tousles précédents et s’est généralisé danstoutes les contrées. C’est que son effica-cité repose sur deux principes fondamen-taux : l’exclusivité à l’intérieur de ses fron-tières – il doit être la seule ou principaleautorité reconnue par les habitants du ter-ritoire – et l’universalité à l’extérieur – l’en-tièreté de la planète doit être constituéed’États qui se reconnaissent les uns lesautres comme légitimes.

Au niveau de l’universalité, le modèle del’État-nation, issu de l’Europe, voiremême de la France révolutionnaire, s’estprogressivement généralisé à toute la pla-nète via, d’abord les guerres napoléo-

niennes et le Congrès de Vienne quiconsacra la défaite de Napoléon mais lavictoire du modèle et le découpage del’Europe en États-nations ; ensuite via lescolonisations et décolonisations, les deuxguerres mondiales qui engendrèrent laSociété Des Nations et l’Organisation desNations Unies.

L’exclusivité, quant à elle, a dû s’imposerà l’intérieur d’un État issu de seigneuriesféodales au sein desquelles les individusne se sentaient pas appartenir à la mêmenation. Elle s’est construite et consolidéepar un processus de double homogénéi-sation du territoire et de la population.Cette homogénéisation s’effectua par ledéveloppement d’une administration cen-tralisée et par des techniques de contrôle

des populations, ainsi que par des voiesaffectives ou symboliques qui ont dû susciter voire inculquer et entretenir lesentiment d’appartenance nationale etl’identité commune par-delà tout ce quisépare les individus (appartenances fami-liales ou claniques, inégalités sociales etéconomiques,…).

La production de la nation s’apparente enfait à une reproduction continuelle, à un“plébiscite de tous les jours”, selon la for-mule de Renan. La dimension symboli-que, la mise en avant de représentations communes, joue un rôle essentiel dans laconstruction et la conservation du senti-ment national. De nombreuses pratiquesnationales y sont destinées : les céré-monies officielles et grandes liturgies

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politiques (fête nationale, “JoyeuseEntrée”,…) ; les monuments à la gloire dela patrie ou de ses grands hommes et deceux qui sont morts pour elle ; le servicemilitaire et la mobilisation générale lorsdes guerres ; les institutions judiciairesornementées de symboles nationaux ;l’Église qui a troqué sa rivalité avec l’Étatcontre une complémentarité ; le sport,haut lieu du chauvinisme ; les organes depresse nationaux ; les institutions cultu-relles et la valorisation d’une littératurenationale ; l’édification d’une languenationale ; et, enfin, l’institution scolaire.Dès les cours “d’histoire-géo” en pri-maire, les États sont présentés aux futurscitoyens comme les unités élémentairesde l’exploration de la surface du globe et les sujets du récit diachronique de l’humanité.

L’histoire joue, aux yeux de Renan, unrôle primordial dans ce “plébiscite detous les jours”. Il s’agit moins, précise-t-il,de l’histoire réelle que de sa reconstruc-tion et réinterprétation permanentes envue d’imposer la vision d’un passé mag-nifiant la nation et dans lequel tous lescitoyens puissent se reconnaître.

Une histoire belge ?

Notre pays, la Belgique, illustre de manièreéloquente ce caractère construit, artificiel,de l’État et de la nation. D’abord parcequ’elle a été créée très tardivement. Avant1830, le petit bout de terre qui constitueactuellement la Belgique fût ballotté d’unedomination à l’autre au fil des conflitsséculaires qui déchirèrent l’Europe. Sesfrontières et régimes politiques fluctuèrentsans cesse. Leurs délimitations de 1830

résultèrent d’arrangements entre grandespuissances européennes pour pacifierleurs rivalités. Ensuite, parce que moinsqu’ailleurs encore, une population belgehomogène, une nation, n’a jamais existé etn’existe toujours pas. Ce qu’on appelleaujourd’hui le Belge a été tour à tourRubané, Celte, Gaulois, Franc, Ger-main, Néerlandais, Espagnol, Autrichien,Français, Hollandais,… Il est aujourd’huiFlamand, Wallon, Bruxellois, Germa-nophone ou d’origine immigrée.

Vu ces circonstances, le jeune État belgea dû mobiliser, de manière intensifiée etaccélérée, les procédés déployés par sesvoisins pour asseoir l’autorité de l’État etinculquer le sentiment d’appartenancenationale : les cérémonies, l’enseigne-ment, le folklore, les mythes fondateurs,l’histoire officielle…

Pirenne est considéré comme le “pape”de l’histoire patriotique encensant leshéros de la nation et soulignant avecdémesure les heures de gloire de l’uniténationale, repoussant toutes dimensionsou recherches historiques susceptiblesd’ébranler “la croyance subjective en une communauté d’origine de tous lesBelges”1. On connaît la chanson : la révo-lution belge fut déclenchée par l’émeutedu 25 août 1830 suite à une représenta-tion de La muette de Portici. Cet opérasentimental et patriotique poussa la fouleà descendre dans la rue en criant des slo-gans patriotiques. Elle prit possession del’hôtel de ville et instaura un gouverne-ment provisoire. La révolution fut natio-nale, francophone et catholique, contreles exactions du pouvoir néerlandais etprotestant de Guillaume d’Orange. Ce

mythe se retrouve encore aujourd’huidans l’iconographie officielle et lesmanuels scolaires : le chahut à l’opéra etles portraits de Charlier, le révolutionnaireà la jambe de bois, y occupent la premièreplace. Tout le monde y est bien habillé,propre et souriant ; l’accent est mis sur lastabilité et le caractère figé des révolution-naires ; la révolte ne vise que lesHollandais.

Une lecture plus critique de l’histoire rela-tivise considérablement ce mythe de larévolution nationale. Elle révèle toutd’abord que la naissance de la Belgiques’inscrit dans des processus internatio-naux qui la dépassent. D’une part, l’ori-gine de l’insurrection belge participa clai-rement à un mouvement révolutionnaired’ampleur européenne, initié par lesouvriers parisiens et propagé jusqu’enPologne. D’autre part, la résolution de ceconflit social dépendit, en Belgique, del’intervention et du bon vouloir des puis-sances avoisinantes, de la tentative de ladiplomatie européenne de contenir lesmouvements prolétariens qui agitaientl’Europe des années 1830. Le rôle desgrandes nations fut prépondérant dans lalongue recherche du premier Roi desBelges qui leur fut importé de l’extérieursuite à la conférence de Londres dont lesouci principal était l’équilibre européen.“L’État belge est né d’un compromis entrepuissances, ne possède rien qui lui soitpropre, ni langue, ni culture, ni histoire, nilittérature, ni identité de mœurs…”2

Les événements vus d’en bas

Lorsque, à Paris, la révolte ouvrière,déclenchée le 27 juillet 1830 par des

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typographes et imprimeurs, rendit le peu-ple maître de la ville en deux jours à peine,la nouvelle provoqua en Belgique unenthousiasme populaire indescriptible etl’on entendit, pour la première fois sous lerégime hollandais, la Marseillaise ponctuéede cris en faveur de la France et de laliberté. Les ouvriers et paysans belges yvirent un exemple d’espoir susceptible deles sortir de leur misère croissante, alimentée par la politique industrielle et fis-cale hollandaise.

Tel ne fut pas le point de vue de la bour-geoisie car, dans leur ensemble, ces entre-preneurs et commerçants étaient favora-bles au gouvernement de Guillaumed’Orange qui s’appliquait à moderniserl’infrastructure économique et leur procu-rait un vaste et prometteur marché via sesvoies maritimes et ses colonies. La bour-geoisie nourrissait bien quelques griefsd’ordres religieux et politiques mais nesouhaitait en aucun cas un changement de régime ou une séparation des pro-vinces belges d’avec les Pays-Bas.L’aristocratie, quant à elle, se montraitlégèrement hostile au régime hollandais enraison de son calvinisme actif et des inté-rêts qu’elle avait dans l’économie ruralemais pas au point de vouloir son renverse-ment. Afin de faire entendre leurs revendi-cations, nobles et bourgeois avaient,depuis 1828, mis fin à leurs querelles intes-tines pour former l’“Union sacrée”, catholi-que et libérale. Celle-ci vit dans le chahutpopulaire venu de France un auxiliaire ouun épouvantail qu’elle brandit pour effrayerle gouvernement et se faire entendre.

Alors qu’à Paris tout s’était déroulé enquelques jours, dans les provinces du sud

des Pays-Bas, l’agitation populaire enflatout au long du mois d’août 1830. Levingt-deux, des placards annonçaient “larévolution” pour le vingt-cinq. Le vingt-quatre, la foule descendit dans les rues,bardée de cocardes républicaines, se diri-gea vers le parc royal en canardant, surson passage, les vitres des hôtels particu-liers où les bourgeois s’étaient barrica-dés, le siège du National (journal pro-gou-vernemental) et quelques fabriques. Lechahut de La muette de Portici animé sur-tout par de jeunes intellectuels ne futqu’une anecdote au cœur d’une révoltequi tonnait déjà avant et tout aux alen-tours. Au son de la Marseillaise, le mouve-ment n’avait rien de national : “il ne s’agitpas alors de créer une patrie belge, maisbien de se dresser contre la misère, lepain cher, le machinisme expropriateur etles responsables de cette situation : legouvernement et la bourgeoisie.”3

La bourgeoisie, loin de participer à cetteémeute, s’en sentit menacée. Les géné-raux hollandais ne daignant pas répondreà ses demandes d’intervention, elle orga-nisa des comités de sûreté et une gardebourgeoise de deux mille hommes ralliésautour du fanion brabançon suivi très vitedu drapeau noir jaune rouge4. Le peupleen révolte, lui, accourait des quatre coinsde la Wallonie vers Bruxelles et prit plu-sieurs fois d’assaut l’hôtel de ville jusqu’àdésarmer la bourgeoisie, le 20 septembre.Les quelques bourgeois qui ne s’enfuirentpas en France supplièrent les Hollandaisde leur venir en aide par la force.

Guillaume d’Orange prit d’abord desmesures qui surexcitèrent les esprits aulieu de les calmer. Acculée par la gronde

populaire, la bourgeoisie lui proposa uneséparation entre les provinces méridiona-les et septentrionales avec chacune leurgouvernement, chapeauté par la dynastierégnante. Il se contenta de limoger VanMannen, son ministre le plus impopulaire,ce qui n’eut aucune répercussion. Ilenvoya finalement ses troupes surBruxelles. Pendant ce temps-là, Rogierannonça au peuple la création d’un gou-vernement provisoire composé de démo-crates dont De Potter (philosophe belgeexilé à Paris, banni pour cause de militan-tisme républicain, qui portait une part desrevendications populaires) mais le peuplene l’entendit pas, tout occupé qu’il était àse préparer contre l’offensive hollandaise.Les ouvriers s’organisèrent et firent faceaux dix mille soldats hollandais qui entrè-rent dans Bruxelles le 23 septembre. Lepeuple belge prit vite le dessus sur cettearmée5. Voyant la victoire “belge” enbonne voie, les chefs démocrates exilésreprirent confiance et regagnèrent la villepour détourner le triomphe des ouvriersvers une révolution nationaliste.

Pendant que le peuple se battait sur les barricades, Rogier forma le Gou-vernement provisoire. Les Hollandais,minés par le désarroi et la désertion,abandonnèrent leur position au cours dela nuit du 26 au 27. De Potter fut intégréau gouvernement mais sa position mi-noritaire ne lui permit pas de faire enten-dre ses revendications. La révolutionpopulaire fut ainsi confisquée.

“Très rapidement, en six mois à peine,l’Etat naissant franchit alors les éta-pes qui vont asseoir sa légitimité”6.L’indépendance de la Belgique fut

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proclamée le 4 octobre 1830 et fut suiviede la préparation d’un Congrès nationalqui devait “manifester surtout la volontédes classes inférieures”. Pourtant, l’ar-rêté du gouvernement relatif à la compo-sition du Congrès conserva les bases del’ancien système censitaire. Seuls 30 000des 46 000 électeurs prévus par le sys-tème censitaire (sur quatre millions d’ha-bitants) ont voté. L’unique représentantdu peuple, De Potter, reconnaissant seserreurs et la manipulation dont il fut l’ob-jet, se retira du Congrès. A partir dedécembre, s’entama le travail de rédac-tion de la Constitution qui aboutit le 7février 1831 au texte le plus libéral dumonde pour l’époque mais où ne subsis-tait plus aucune trace des revendicationsrépublicaines. “Quant aux couches popu-laires par qui la rupture s’était faite, ellesfurent tout simplement exclues de l’exer-cice des droits politiques : par les catho-liques en raison de l’idéologie paterna-liste qui était la leur, par les libéraux sousprétexte des craintes qu’ils avaient devoir les catholiques l’emporter par le voted’un électorat étendu.”7

Parallèlement à l’élaboration de la chartefondamentale, on partit en quête d’un pre-mier roi des Belges, Léopold 1er, qui prêtaserment le 21 juillet 1831. C’est cette date,et non les moments forts de l’insurrection,qui fut retenue pour la fête nationale. Lesagissements des rois successifs consti-tuèrent les sujets principaux de l’histoirebelge écrite par Pirenne. Encoreaujourd’hui, l’opinion majoritaire voit dansle roi le symbole premier et seul garant del’unité de la nation.

Mathieu BIETLOTBruxelles Laïque Echos

1 Anne Morelli (éd.), Histoire des étrangers et de l’immigration en Belgique de la préhistoire à nos jours, Bruxelles, éd. VieOuvrière/CBAI, 1992, p. 4.2 René Swennen, cité par José Fontaine, “Un pavé dans la mare des mythes belges”, introduction au livre de MauriceBologne cité ci-dessous, p. 25.3 Maurice Bologne, L’insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique, éd. Aden, Bruxelles, 2005, p. 63. Cet ouvrage constituela référence principale du récit des événements vus d’en bas.4 Ce drapeau de la République des États Belgiques Unis de 1789-1790 ne signifiait rien pour personne, tout le monde l’avaitoublié, mais il visait justement à “créer la confusion dans les esprits” car arborer le drapeau hollandais eût montré trop expli-citement l’allégeance au régime et provoqué un redoublement de colère populaire (cf. ibidem, pp. 68-69).5 Du moins à Bruxelles, Liège et Louvain ; à Bruges, Gand et Anvers ce sont les orangistes qui l’emportèrent. 6 Patrick Hullebroeck, “La politique générale d’immigration et la législation sur les étrangers”, in Morelli Anne, op. cit., p. 120.7 Robert Devleeshouwer, “La Révolution belge de 1830”, Critique politique, n°9, juillet 1981, p. 155.

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[François Durpaire • CNDP, Hachette Éducation • Paris, 2002 • 159 pages]

“Intégrer l’histoire des groupes minoritai-res à l’histoire nationale est l’une des cléspour intégrer les groupes minoritaires à lanation. (…) L’histoire enseignée à l’écoledoit être l’histoire de tous”.3 Tel est le pointde départ de l’auteur concernant lesenjeux de l’histoire au niveau scolaire. Sil’histoire veut faire sens pour tous, permettre la transmission de valeurs communes et participer à l’intégrationcitoyenne, elle doit se reconstruire à

chaque génération en intégrant l’histoirede ceux qui composent la communauténationale. “Il est absurde de dire à unjeune Antillais que son ancêtre était unesclavagiste sous prétexte que son pays– la France – était une puissance négrière.(…) Comprendre que l’on peut être Français et Antillais, Français et Africain,Français et Maghrébin est l’enjeu principalde cette nouvelle approche. Si la Francene prend pas en compte cette diversité

culturelle dans la transmission de sonpassé, elle risque de se détacher de lamajeure partie de ses enfants.”4

Au risque alors de les voir “se réfugierdans un passé mythique, adhérer, sansesprit critique, à un passé glorifié et sansfondement scientifique.”5 A côté d’enjeuxidentitaires et civiques, François Durpaireévoque aussi des enjeux liés à la luttecontre le racisme et les préjugés.

LIVRE-EXAMEN

Enseignement de l'histoire et diversité culturelle Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois

Agrégé d’histoire, François Durpaire1 a enseigné pendant dix ans l’histoire-géographie dans un

lycée de Seine-Saint-Denis. Cette expérience lui fit prendre conscience de la nécessité

d’“adapter l’enseignement de l’histoire aux Français d’aujourd’hui”. En 2002, suite à la loi

Taubira2 , il publie Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois. Enseignement de l’histoire et diversité

culturelle. Si l’ouvrage part de l’histoire de la communauté noire en France, il invite néanmoins

à une réflexion plus large sur les enjeux de l’enseignement de l’histoire dans un contexte de

société multiculturelle.

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Si l’enseignant interroge évidemment lecontenu des programmes scolaires, eux-mêmes dépendants des recherches uni-versitaires (chapitre 2 et 3), il insiste égale-ment sur la nécessité, dans une réelledémarche interculturelle, de revoir lespédagogies en œuvre (chapitre 4). Pour cefaire et en s’appuyant sur des expériencesconcrètes, le pédagogue met en avantquelques principes importants parmi lesquels : mettre en place une pédagogie différenciée, davantage centrée surl’élève ; éviter les présentations conflic-tuelles en favorisant des approches quipermettent à l’élève d’adopter le regard del’autre ; ne pas folkloriser les cultures ; sepréserver d’une présentation partisane oumorale.

Si la reconnaissance de la diversité ethno-culturelle semble plus avancée chez nousque dans une République française ayantdu mal à se défaire de la représentationd’un “citoyen abstrait”, il faut bien consta-ter qu’ici aussi l’enseignement de l’histoirede l’immigration, pour ne parler que d’elle,reste le plus souvent au stade des bonnesintentions. Un livre salutaire donc pour enrappeler les enjeux essentiels et donneraux enseignants des pistes concrètespour sa mise en œuvre.

Dans sa conclusion, François Durpaireplaide pour que l’école du XXIe siècle soit“l’école du respect” : “une école réunis-sant les élèves non sous le mode de l’uni-formisation mais sous celui du dialogueentre les différences ; une école permet-tant aux élèves de réfléchir à une cultureuniverselle sans avoir à renoncer à leuridentité propre ; une école leur faisantdécouvrir qu’ils sont créateurs au jour le

jour de la culture métissée de demain.Dans cet esprit, l’histoire est un creuset,un lieu de mémoire et de communion ; lacommunauté se crée et se consolide dansla conscience d’avoir une histoire en com-mun et dans la volonté de partager lemême destin.”6

Sophie LÉONARDBruxelles Laïque Echos

1 En 2010, François Durpaire est l'initiateur et le coordinateuréditorial de l'Appel pour une République multiculturelle etpostraciale, coécrit avec Lilian Thuram, Rokhaya Diallo,Marc Cheb Sun et Pascal Blanchard (Groupe SOS, Paris,2010). Pour davantage d’informations sur l’auteur www.dur-paire.com.2 Loi française du 21 mai 2001 concernant la reconnaissancedes traites et des esclavages comme crime contre l'huma-nité. Cette loi prévoit notamment en son article 2 “l'insertionde ces faits historiques dans les programmes scolaires et ledéveloppement des recherches scientifiques s'y rappor-tant”.3 François Durpaire, Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois,op. cit. p. 41.4 Ibidem, p. 44.5 Ibidem, p. 42.6 Ibidem, p. 155.

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Tisserands de l’histoire, à vos marques, car c’est ici que l’histoire commence. Sachez que,petite ou grande, l’histoire se fait et se défait tel un pagne moulant les rondeurs subliméesd’une réalité souvent transfigurée. Et, comme aurait pu le dire le sage Hegel, l’histoire estcomme une longue journée, il faut attendre la tombée de la nuit pour l’éclairer rétrospective-ment. Ne soyez donc pas pressés de l’achever. Ci-dessous, quelques sites qui vont permet-tront de planer au-dessus de l’histoire, telle la chouette de Minerve qui prend son envol au crépuscule.

PORTAIL

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http://www.passion-histoire.net/

Passionné d’histoire, ce forum monumen-tal de discussion est pour toi.

Passion-Histoire.net se veut un point derencontre pour tous ceux que rapprocheun commun intérêt pour l’histoire et, plusgénéralement, pour le savoir sous toutesses formes, avec une volonté affirméed'ouverture aux histoires et aux civilisa-tions non occidentales. Du simple curieuxà l’historien professionnel, de l’étudiant àl’amateur éclairé, de l’élève au professeur,l’objectif est que chacun puisse trouver saplace et son compte au sein de cettecommunauté virtuelle. Très bien modéré,ce site est à recommander.

http://www.herodote.net/

Herodote.net est un site dédié à toutel'Histoire, des origines à nos jours. Conçupar des historiens, le site offre une interac-tivité sophistiquée. Alimenté par plusieursmilliers d'articles et de nombreux docu-ments multimédia de qualité, Herodote.netconstitue un excellent complément à sonvoisin du haut.

http://www.thucydide.com/

Site d’initiation et d’approfondissementhistoriques, né de la volonté d’historiens derelier l’actualité à l’histoire, Thucydide.comse donne pour vocation d’aider un largepublic à mieux saisir et comprendre lesfaits qui bercent la vie quotidienne de cha-cun. La démarche globale du site viseessentiellement à améliorer la qualité de cequi est le fondement de notre Démocratie :l'information et le savoir accessibles etcompréhensibles pour tous.

A lire, particulièrement, le dossier sur “leslaïcités dans le monde”.

http://classiques.uqac.ca/classiques/index.php

Plus de 2000 ouvrages téléchargeablesgratuitement grâce cette bibliothèquenumérique unique dans la francophonie.Histoire mais aussi sociologie, anthropo-logie, économie, économie politique,science politique, philosophie sociale et politique sont autant de disci-plines présentes sur ce site précieux. Tous les titres disponibles à partir des

différentes collections de la bibliothèquesont téléchargeables aux formats Word(.doc ou .rtf) et Adobe (.pdf)

http://www.histoire-en-questions.fr/

Outre l’intérêt académique évident que présente Histoire-en-question.fr, unedimension clairement ludique renforce l’intérêt de ce site. Plus de 6000 ques-tions, souvent pointues, sont réunies dansdifférents quizz qui ne finiront pas d’amu-ser les passionnés d’histoire.

http://www.histoirealacarte.com/

Le site Histoire à la carte.com vous pro-pose de constituer progressivementvotre propre atlas historique multimédia,personnel ou familial, en téléchargeantsur votre ordinateur tout ou partie descartes animées mises régulièrement enligne. Une grande diversité de thémati-ques est ici représentée avec rigueur etprécision. Attention, certaines cartessont payantes…

M@rio FRISOBruxelles Laïque Echos

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LAÏCITÉ BERCHEM propose :Un spectacle De l’autre côté de la rive parMusta Largo suivi d’un buffet.Date : vendredi 8 octobre 2010 à 19h30.Lieu : Centre Culturel de l’ancienne église,place de l’Église 15 à 1082 Bruxelles.P.A.F : encore à déterminer.Renseignements : 02 465 09 14 ouwww.laiciteberchem.be

L’ASSOCIATION DES AMIS DE LAMORALE LAÏQUE D’IXELLES propose :Cycle de conférences “Verse et contro-verse” : cycle de réflexions sur l’Educationavec la vision des films Le cercle des poè-tes disparus et Le tableau noir.Date : mercredi 4 août 2010, vendredi 6août 2010 et mercredi 11 août à 20h.Lieu : 210 Chaussée de Boendael 1050Bruxelles.P.A.F : gratuit.Renseignements :[email protected]

Ciné club : projection de The Reader, sui-vie d’un débat.Date : dimanche 26 septembre 2010 à20hLieu : 210 Chaussée de Boondael 1050Bruxelles.P.A.F : gratuitRenseignements :[email protected]

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LL’’AATTEELLIIEERR DDEESS MMOOTTSS PPRRÉÉSSEENNTTEE ::

Les mots en vacances

Stages d'écriture :

5, 6, 7 juillet : Initiation à l’écriture d’une fiction

12, 13, 14 juillet : Ecriture d’une nouvelle

21, 22, 23 juillet : Libérer sa créativité par l’écriture, le dessin, le mouvement, le collage, la musique

26, 27, 28 juillet : Jeux d’écriture et développement personnel

4, 5, 6 août : Initiation au récit de vie

11, 12, 13 août : Ecriture d’une auto-fiction

16, 17, 18 août : Libérer sa créativité par l’écriture, le dessin, le mouvement, le collage, la musique

23, 24, 25 août : Jeux d’écriture et développement personnel

Lieu : Bruxelles et RixensartHoraire : de 10 à 18hRepas : pique-nique sur placeAge : à partir de 15 ans

P.A.F : 150 euros/3 jours ; 60 euros/jour Informations et inscriptions : Tél.:+32 2 537 83 82 - Site : www.latelierdesmots.be

Siège social : 4 square Baron Bouvier 1060 Bruxelles

Animation et formation : De 1975 à 2001, Patricia Le Hardÿ a été enseignante et journaliste (Le Vif l’Express, Le Soir, Gaël,Paris-Match…). Depuis, elle s’est formée à l’animation d’ateliers d’écriture créative, autobiographique et littéraire ainsi qu’auxPratiques Narratives et à la Médiation Orientée vers les Talents et les Solutions.

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Philippe BOSSAERTSJean-Antoine DE MUYLDERAnne DEGOUISIsabelle EMMERYFrancis GODAUXAriane HASSIDChristine MIRONCZYKMichel PETTIAUXJohannes ROBYNBenoît VAN DER MEERSCHENCédric VANDERVORSTMyriam VERMEULEN

Fabrice VAN REYMENANT

Juliette BÉGHINMathieu BIETLOTMario FRISOPaola HIDALGOThomas LAMBRECHTSSophie LEONARDAlexis MARTINETAbabacar N’DAWCedric TOLLEY

Conseild’Administration

Direction

Comitéde rédaction

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