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8/3/2019 C215 et l'habitabilité http://slidepdf.com/reader/full/c215-et-lhabitabilite 1/26 C215 et l'habitabilité Le travail de C215 (Christian Guémy) est un remarquable exemple de la promotion du support au statut de partie intégrante de l’œuvre d’art. On peut voir un certain nombre de ses œuvres au pochoir sur différents murs de l’ancien ghetto juif de Rome. Il est intéressant de répertorier cette œuvre par la photo, et de documenter l'inévitable dégradation (ou évolution) qu'entraînent la lumière directe du soleil, les intempéries et les interventions humaines.  Il conviendrait de ressaisir l’œuvre entier à intervalles réguliers. On pourrait désirer contrôler un certain nombre de paramètres, comme par exemple l'intensité lumineuse, la prise de jour, les conditions atmosphériques, etc. Il s'agirait alors d'un travail scientifique. Nous n'ambitionnons pas de le mener à bien. Il nous suffira de contribuer à la documentation d'une œuvre que nous jugeons importante, et pas seulement car elle accepte d'emblée les conditions particulières de sa saisie, dans son indifférence à la fixation et à la promotion que tentent de conférer les conditions dites normales de la production et présentation d’œuvres d'art (ateliers visitables, expositions, etc.).  « Le portrait est un paysage » (Christian Guémy). L’œuvre de C215 est faite de  plages et de deltas. On y sent une eau couler, d'une force à la fois envahissante et disciplinée, dans sa volonté de contrer l'aridité du support, d'imposer un jeu de formes apte à se transformer, à réorienter sa résistance, pour dire la noblesse de l'homme, la droiture d'un regard, la pérennité d'une sagesse qui trouve sa source première dans une pauvreté nécessaire et acceptée, une humilité qu'on n'hésitera pas à appeler évangélique.  Il importe que toutes les figures humaines de l’œuvre de C215 dans ce quartier de Rome soient des étrangers. Il n'y a pas d'Italien de souche dans ce ghetto ― pourquoi viendraient-ils s'y perdre? Et ce sont bien sûr des Arabes et des Noirs ― à eux le ghetto, à eux de défendre leur dignité dans une société qui, si elle ne les rejette, au moins les maintient à l'écart. C'est cette distance que l’œuvre de C215 abolit d'un seul coup dans le cœur du regarder ― la grandeur de cette œuvre, c'est aussi d'avoir su l'endroit où se laisser mûrir.  J'en donne ci-dessous un bref aper çu.

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C215 et l'habitabilité

Le travail de C215 (Christian Guémy) est un remarquable exemple de la promotiondu support au statut de partie intégrante de l’œuvre d’art. On peut voir un certainnombre de ses œuvres au pochoir sur différents murs de l’ancien ghetto juif de Rome.Il est intéressant de répertorier cette œuvre par la photo, et de documenter l'inévitabledégradation (ou évolution) qu'entraînent la lumière directe du soleil, les intempérieset les interventions humaines.

 

Il conviendrait de ressaisir l’œuvre entier à intervalles réguliers. On pourrait désirer contrôler un certain nombre de paramètres, comme par exemple l'intensité lumineuse,la prise de jour, les conditions atmosphériques, etc. Il s'agirait alors d'un travail

scientifique. Nous n'ambitionnons pas de le mener à bien. Il nous suffira decontribuer à la documentation d'une œuvre que nous jugeons importante, et passeulement car elle accepte d'emblée les conditions particulières de sa saisie, dans sonindifférence à la fixation et à la promotion que tentent de conférer les conditions ditesnormales de la production et présentation d’œuvres d'art (ateliers visitables,expositions, etc.).

 

« Le portrait est un paysage » (Christian Guémy). L’œuvre de C215 est faite de plages et de deltas. On y sent une eau couler, d'une force à la fois envahissante et

disciplinée, dans sa volonté de contrer l'aridité du support, d'imposer un jeu de formesapte à se transformer, à réorienter sa résistance, pour dire la noblesse de l'homme, ladroiture d'un regard, la pérennité d'une sagesse qui trouve sa source première dansune pauvreté nécessaire et acceptée, une humilité qu'on n'hésitera pas à appeler évangélique.

 

Il importe que toutes les figures humaines de l’œuvre de C215 dans ce quartier deRome soient des étrangers. Il n'y a pas d'Italien de souche dans ce ghetto ― pourquoiviendraient-ils s'y perdre? Et ce sont bien sûr des Arabes et des Noirs ― à eux leghetto, à eux de défendre leur dignité dans une société qui, si elle ne les rejette, aumoins les maintient à l'écart. C'est cette distance que l’œuvre de C215 abolit d'un seulcoup dans le cœur du regarder ― la grandeur de cette œuvre, c'est aussi d'avoir sul'endroit où se laisser mûrir.

 

J'en donne ci-dessous un bref aper çu.

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Que faire? 

Chez C215 les ombres sont fortes car la lumière est forte, et qu'elle doit livrer rude bataille. Cela s'écaille, s'effrite ; la poussière mange, les taches glissent et grandissent,

mais cela n'est rien ― l’œuvre est prête, elle fera son travail avant de disparaîtrematériellement, elle connaît la condition de sa survie, qui est d'avoir parlé bien haut etclair avant d'être tue.

 

Ici intervient la photographie, et son intervention est brutale. Elle interrompt lemouvement d'effacement progressif, de fonte progressive dans un support enconstante dégradation. En outre, inévitablement, elle fait cadre, invite à saisir l’œuvrecomme s'il s'agissait d'une toile, et ainsi le support devient le fond, et le photographe,le cadreur.

 

Curieusement, j'ai pu saisir une de ses œuvres à un moment où quelqu'un lui avaitdonné un cadre de fortune, sorte d'hommage ironique, je présume.

Ce cadre était franchement laid, et la photographie opère plus discrètement, mais ilconvient de voir qu'au fond elle fait la même chose. Non seulement, le sens del’œuvre est élargi (mais élargi c'est aussi dilué) dès lors qu'on l'arrache à son vraicadre, à savoir dans l'espace l'ancien ghetto juif de Rome et dans le temps le début dece millénaire, mais également l’œuvre, en dépit de la résistance qu'elle oppose à cetraitement de toute sa force, se muséifie, devient cet objet que l'on peut contempler ailleurs que chez lui, ce qui veut dire où l'on veut, chez nous tout autant que chez lui.Tout ce qui est au musée (de plus en plus immatériel, de par la nature des œuvres qu'ilabrite aussi bien que par les possibilités toujours accrues de reproduction aussi fidèleou infidèle qu'on voudra, mais absolument nécessaires à la vie de l’œuvre en tantqu’œuvre d'art), tout ce qui est au musée va connaître une évolution qui est détachéedu support physique de l’œuvre, qui va apparaître fortuit même lorsqu'il estabsolument essentiel à la définition même de l’œuvre, comme c'est la cas pour 

l’œuvre de C215. 

Dans ce cas, que faire? Que faire, si saisir par la photo, c'est ici arracher, comme onarrache une page d'un livre, en mutilant la page aussi bien que le livre dont onl'extrait, pour en faire facticement un objet indépendant, prêt à s'agréger un sensextérieur et flottant?

Il faut résolument peser le pour et le contre. Une œuvre non autorisée sur un mur, ça peut disparaître à tout moment, et pour toujours. Même si l’œuvre peut être confiée à

un nouveau support, peut-être plus institutionnel ou au contraire tout à fait privé(mais si on m'a suivi on conviendra qu'il s'agira d'une autre œuvre, inévitablement).

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Je donnerai l'exemple d'une œuvre aujourd'hui totalement disparue, car toutsimplement karchérisée. Il s'agit d'une œuvre à mon sens simple et puissante, quis'intégrait parfaitement à son support, c'est-à-dire faisait du support partie d'elle-même, donnait du sens au tout qu'elle venait ainsi à former. Elle se trouvait au coin

du Corso et de la via Lata, à Rome.

Sans la photo que je livre ci-dessous, il y a toute raison de croire qu'elle ne vousaurait jamais atteint. L’œuvre de C215 dans ce l’ancien ghetto de Rome peut à toutmoment, en tout ou en partie, connaître le même sort (voir épilogue 2012 ci-dessous).Peut-être y a-t-il pardon pour le photographe prédateur-fixateur, en un mot, le

 photographe entomologiste.

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La bouche qui crie est ici espace vide. C'est l'oreille qui est le centre d'une vibrationqui se propage concentriquement, la propre oreille du crieur ― le cri qui n'est pasvenu du vide de la bouche n'est perçu que du crieur, il ne franchit pas de barrière, necommunique pas.

Tout ce qui n'est pas cri n'a pas part à cette œuvre : elle est pur cri, cri à la foisdésespéré et définitoire du crieur. Tout ce qui n'est pas le cri est arrière-plan, surface

 poreuse qui ici fait penser immanquablement aux murs des studios, d'où la voix estcensée partir à une rencontre, voire à une conquête.

 

Structurellement, l’œuvre pourrait être écho de la figure de l'enfant dans le martyre deSaint Matthieu, du Caravage, à Saint-Louis des Français.

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Épilogue été 2012 (séjour à Rome à l'Academia Belgica)

De toutes les œuvres présentées ci-dessus, il n'en subsiste qu'une. Les autres ontdisparu.

Celle qui reste a bien sûr été altérée par le passage du temps, mais a aussi fait l'objetd'une retouche humaine qui en altère la nature.

Voyons ce qu'il en est :

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On remarquera le noircissement de la pupille droite (perspective du spectateur), dontla photo générale ne rend pas l'effet de dégradation (plus gênant que les traits de type'craie blanche' au niveau du nez et de la bouche). J'en donne donc une photo dedétail :

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L'altération due au passage du temps (effacement graduel) se note clairement dans lasignature, dont je donne une photo ci-dessous :

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On pourrait se dire : il s'agit de pochoirs et donc, tant que la matrice existe, il n'y paslieu de se lamenter de la disparition de ces œuvres in situ. Elles se retrouvent ou seretrouveront ailleurs, sur d'autres murs, dans d'autres quartiers, d'autres villes.

Je ne partage pas cette opinion. Je crois qu'il y a une perte réelle, dans la mesure – etcette mesure est grande – où le support et la localisation des œuvres sont inhérentes àla proposition et démarche artistiques de C215.

Le support : la dégradation n'est nullement introduite par le travail de l'artiste (ce n'est pas une simple occupation/appropriation des lieux comme dans de nombreuxtaggages) ; bien au contraire, l’œuvre entraîne le support avec elle dans uneaffirmation de l'habitabilité du lieu et de la présence de l'individuel au cœur même del'anonymat et de la dégradation de ce lieu.

La localisation : l'ancien ghetto porte un poids symbolique qui ne demande plus à être

souligné. Il convient à merveille pour accueillir une réaffirmation du caractèrefoncièrement unique et universel de la personne humaine. Les portraits de C215 ontle merveilleux pouvoir d'associer les deux composantes pour en faire ressortir lanécessaire complémentarité.

Le street art doit bien sûr assumer sa fragilité. Il doit même s'en nourrir. Il est àreproposer sans cesse, pour prouver que l'homme ne peut se départir de sa dignitéd'habitant de ce monde, un monde qu'il doit respecter en le façonnant.

Ce qui est tout à fait inacceptable est de voler cet art à la rue. Quand on voit desœuvres de C215 sur le support arraché à la rue présentées dans des ventes publiquessous l'étiquette de l'appartenance à des collections (très) particulières, on peut être endroit de revendiquer la saisie de ces œuvres sur-le-champ, afin de ne pas laisser la

 place à une dérive commerciale, qui dénature et à terme tue ce type d'art, en le forçantà se dissimuler, à s'entourer de protections, en bref à se cacher et à perdre son âme.

La rue n'est pas un musée à ciel ouvert, et n'a pas à le devenir. Le musée organise laconfrontation d'une œuvre d'art avec d'autres œuvres d'art, et ce faisant offre denouvelles définitions de ce qu'est une œuvre d'art. La rue confronte l'art et la vie, oumieux insère l'art dans la vie. L’œuvre de C215 affirme et réaffirme que l'art est pour 

tous, et que la vie s'en trouve enrichie. Elle promeut l'habitabilité de la rue.