cedh_grande chambre delfi as c. estonie responsabilite dun portail dactualites sur internet_greffe

7
du Greffier de la Cour CEDH 205 (2015) 16.06.2015 L’exploitant à titre commercial d’un portail d’actualités sur Internet est responsable des commentaires injurieux laissés par les internautes Dans son arrêt de Grande Chambre 1 rendu ce jour dans l’affaire Delfi AS c. Estonie (requête n o 64569/09), la Cour européenne des droits de l’homme dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a eu : Non-violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette affaire est la première dans laquelle la Cour a été appelée à examiner un grief relatif à la responsabilité d’un portail d’actualités sur Internet en raison des commentaires laissés par les internautes sur ce portail d’actualités. La société requérante, Delfi AS, qui exploitait à titre commercial un portail d’actualités, se plaignait que les juridictions nationales l’aient jugée responsable des commentaires injurieux laissés par ses visiteurs sous l’un de ses articles d’actualités en ligne, qui concernait une compagnie de navigation. A la demande des avocats du propriétaire de la compagnie de navigation, Delfi avait retiré les commentaires injurieux environ six semaines après leur publication. L’affaire concerne donc les devoirs et responsabilités des portails d’actualités sur Internet qui fournissent à des fins commerciales une plateforme destinée à la publication de commentaires émanant d’internautes sur des informations précédemment publiées. Or, il arrive que certains internautes, identifiés ou anonymes, déposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalité de tiers. L’affaire Delfi ne concerne pas d’autres types de forums sur Internet, susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes, par exemple les forums de discussion, les sites de diffusion électronique, ou encore les plateformes de médias sociaux. La question que la Grande Chambre était appelée à trancher en l’espèce n’était pas de savoir s’il avait été porté atteinte à la liberté d’expression des auteurs des commentaires mais si le fait de juger Delfi responsable de ces commentaires déposés par des tiers avait porté atteinte à la liberté de l’intéressée de communiquer des informations. La Grande Chambre juge que la décision des juridictions estoniennes de tenir Delfi pour responsable était justifiée et ne constituait pas une restriction disproportionnée du droit de l’intéressée à la liberté d’expression. La Grande Chambre a tenu compte du caractère extrême des commentaires en cause, du fait qu’ils avaient été laissés en réaction à un article publié par Delfi sur un portail d’actualités que celle-ci exploitait à titre professionnel dans le cadre d’une activité commerciale, de l’insuffisance des mesures prises par Delfi pour retirer sans délai après leur publication les commentaires injurieux, ainsi que du caractère modéré de la somme (320 euros) que Delfi a été condamnée à payer. Principaux faits La requérante, Delfi AS, est une société anonyme immatriculée en Estonie. Elle possède l’un des plus grands sites d’actualités sur Internet du pays. 1 Les arrêts de Grande Chambre sont définitifs (article 44 de la Convention). Tous les arrêts définitifs sont transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Pour plus d’informations sur la procédure d’exécution, consulter le site internet : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.

Upload: anonymous-li4ejdvez5

Post on 06-Nov-2015

46 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

CEDH_Grande Chambre Delfi as c. Estonie Responsabilite Dun Portail Dactualites Sur Internet_greffe

TRANSCRIPT

  • du Greffier de la Cour

    CEDH 205 (2015)16.06.2015

    Lexploitant titre commercial dun portail dactualits sur Internet est responsable des commentaires injurieux laisss par les internautes

    Dans son arrt de Grande Chambre1 rendu ce jour dans laffaire Delfi AS c. Estonie (requte no 64569/09), la Cour europenne des droits de lhomme dit, par quinze voix contre deux, quil y a eu :

    Non-violation de larticle 10 (libert dexpression) de la Convention europenne des droits de lhomme.

    Cette affaire est la premire dans laquelle la Cour a t appele examiner un grief relatif la responsabilit dun portail dactualits sur Internet en raison des commentaires laisss par les internautes sur ce portail dactualits.

    La socit requrante, Delfi AS, qui exploitait titre commercial un portail dactualits, se plaignait que les juridictions nationales laient juge responsable des commentaires injurieux laisss par ses visiteurs sous lun de ses articles dactualits en ligne, qui concernait une compagnie de navigation. A la demande des avocats du propritaire de la compagnie de navigation, Delfi avait retir les commentaires injurieux environ six semaines aprs leur publication.

    Laffaire concerne donc les devoirs et responsabilits des portails dactualits sur Internet qui fournissent des fins commerciales une plateforme destine la publication de commentaires manant dinternautes sur des informations prcdemment publies. Or, il arrive que certains internautes, identifis ou anonymes, dposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalit de tiers. Laffaire Delfi ne concerne pas dautres types de forums sur Internet, susceptibles de publier des commentaires provenant dinternautes, par exemple les forums de discussion, les sites de diffusion lectronique, ou encore les plateformes de mdias sociaux.

    La question que la Grande Chambre tait appele trancher en lespce ntait pas de savoir sil avait t port atteinte la libert dexpression des auteurs des commentaires mais si le fait de juger Delfi responsable de ces commentaires dposs par des tiers avait port atteinte la libert de lintresse de communiquer des informations.

    La Grande Chambre juge que la dcision des juridictions estoniennes de tenir Delfi pour responsable tait justifie et ne constituait pas une restriction disproportionne du droit de lintresse la libert dexpression. La Grande Chambre a tenu compte du caractre extrme des commentaires en cause, du fait quils avaient t laisss en raction un article publi par Delfi sur un portail dactualits que celle-ci exploitait titre professionnel dans le cadre dune activit commerciale, de linsuffisance des mesures prises par Delfi pour retirer sans dlai aprs leur publication les commentaires injurieux, ainsi que du caractre modr de la somme (320 euros) que Delfi a t condamne payer.

    Principaux faitsLa requrante, Delfi AS, est une socit anonyme immatricule en Estonie. Elle possde lun des plus grands sites dactualits sur Internet du pays.

    1 Les arrts de Grande Chambre sont dfinitifs (article 44 de la Convention).Tous les arrts dfinitifs sont transmis au Comit des Ministres du Conseil de lEurope qui en surveille lexcution. Pour plus dinformations sur la procdure dexcution, consulter le site internet : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.

  • 2En janvier 2006, elle publia sur son portail dactualits un article concernant une compagnie de navigation dans lequel elle voquait la dcision prise par cette compagnie de modifier litinraire emprunt par ses ferries pour rallier certaines les. Cette modification avait provoqu la rupture de la glace des endroits o des routes de glace auraient pu tre traces ultrieurement, retardant ainsi de plusieurs semaines louverture de ces routes, qui reprsentaient un moyen moins coteux et plus rapide que les ferries pour rallier les les. Sous larticle se trouvaient des commentaires des internautes, accessibles tous les visiteurs du site. Un certain nombre de ces commentaires taient extrmement injurieux voire menaants lgard de la compagnie de navigation et de son propritaire

    A la demande des avocats du propritaire de la compagnie de navigation, Delfi retira les commentaires injurieux en mars 2006, six semaines environ aprs leur publication.

    En avril 2006, le propritaire de la compagnie de navigation engagea une action en justice contre Delfi. En juin 2008, le tribunal, jugeant que les commentaires litigieux taient diffamatoires et que Delfi en tait responsable, statua en faveur du propritaire de la compagnie de navigation et condamna Delfi lui verser 5 000 couronnes estoniennes (soit 320 euros environ) titre de dommages et intrts.

    Delfi porta laffaire devant la Cour dtat (la juridiction suprme dEstonie), qui rejeta son recours en juin 2009. Considrant que Delfi contrlait la publication des commentaires apparaissant sur son site, elle carta largument que la socit tirait de la directive de lUnion europenne 2000/31/CE sur le commerce lectronique et qui consistait dire quelle navait jou dans laffaire quun rle purement technique, automatique et passif de prestation de services dinformation ou de stockage. Elle reconnut quil y avait une diffrence entre un exploitant de portail et un diteur de mdias de la presse crite, en ce que lon ne pouvait raisonnablement pas exiger du premier quil dite les commentaires avant de les publier comme si son site tait une publication de la presse crite, mais elle estima que nanmoins, en raison de lintrt conomique que reprsentait pour eux la publication des commentaires, aussi bien lditeur de publications imprimes que lexploitant dun portail Internet devaient tre considrs comme les publicateurs/rvlateurs ( avaldajad ) de ces commentaires. Elle jugea donc Delfi responsable au regard du droit interne pertinent, notamment de la Constitution, de la loi sur les principes gnraux du code civil et de la loi sur les obligations, au motif quelle avait manqu non seulement empcher la publication de commentaires attentatoires la dignit humaine et contenant des menaces et, ds lors, clairement illicites, mais encore les retirer du portail de sa propre initiative.

    En septembre 2005, avant la publication des commentaires injurieux, le ministre estonien de la Justice avait d rpondre des critiques et des proccupations publiques relatives aux critiques mprisantes propages sans cesse sur les sites web publics en Estonie, le portail Delfi ayant t mentionn en tant que source de railleries brutales et arrogantes. Dans sa rponse, le ministre de la Justice soulignait que les personnes outrages pouvaient engager une action en dommages et intrts contre Delfi.

    Griefs, procdure et composition de la CourInvoquant larticle 10 (libert dexpression) de la Convention europenne des droits de lhomme, Delfi se plaignait que les juridictions civiles estoniennes laient juge responsable de commentaires rdigs par les internautes.

    La requte a t introduite devant la Cour europenne des droits de lhomme le 4 dcembre 2009.

    Dans son arrt de chambre du 10 octobre 2013, la Cour a conclu, lunanimit, la non-violation de larticle 10 (libert dexpression) de la Convention europenne. Elle a jug que la conclusion des juridictions estoniennes selon laquelle la responsabilit de Delfi tait engage par ces commentaires tait justifie et ne constituait pas une restriction disproportionne du droit de lintresse la libert dexpression, compte tenu en particulier du caractre extrmement injurieux des commentaires en cause, du fait que le portail navait pas empch leur publication, de ce quil avait tir profit de leur existence, de ce quil avait permis leurs auteurs de demeurer anonymes, et de ce que la somme que les juridictions estoniennes avaient condamn Delfi verser navait pas t excessive.

  • 3Le 9 janvier 2014, Delfi a demand le renvoi de laffaire devant la Grande Chambre en vertu de larticle 43 de la Convention2 (renvoi devant la Grande Chambre). Le collge de la Grande Chambre a fait droit cette demande le 17 fvrier 2014. Une audience a eu lieu sur laffaire Strasbourg le 9 juillet 2014.

    Les organisations suivantes ont t autorises intervenir dans la procdure crite en qualit de tierces parties (article 36 2 de la Convention) : la Fondation Helsinki pour les droits de lhomme, Article 19, Access, Media Legal Defence Initiative (MLDI) et les vingt-huit organisations qui lui sont associes, et, agissant conjointement, la European Digital Media Association (EDiMA), la Computer and Communications Industry Association (CCIA Europe) et EuroISPA, un groupement paneuropen dassociations de prestataires de services Internet europens.

    Larrt a t rendu par la Grande Chambre de 17 juges, compose en loccurrence de :

    Dean Spielmann (Luxembourg), prsident,Josep Casadevall (Andorre),Guido Raimondi (Italie),Mark Villiger (Liechtenstein),Il Karaka (Turquie),Ineta Ziemele (Lettonie),Botjan M. Zupani (Slovnie),Andrs Saj (Hongrie),Ledi Bianku (Albanie),Nona Tsotsoria (Gorgie),Vincent A. de Gaetano (Malte),Angelika Nuberger (Allemagne),Julia Laffranque (Estonie),Linos-Alexandre Sicilianos (Grce),Helena Jderblom (Sude),Robert Spano (Islande),Jon Fridrik Kjlbro (Danemark),

    ainsi que de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre.

    Dcision de la Cour

    Porte de lapprciation de la Cour

    La Grande Chambre note dabord que deux ralits contradictoires sont au cur de laffaire : dune part les avantages dInternet, notamment le fait quil constitue un outil sans prcdent dexercice de la libert dexpression (protge par larticle 10 de la Convention europenne), dautre part les risques quil prsente, en particulier le fait quil permet que des propos haineux ou appelant la violence soient diffuss dans le monde entier en quelques secondes et demeurent parfois en ligne indfiniment, en violation des droits de la personnalit (protgs par larticle 8 de la Convention europenne).

    Cette affaire tant la premire dans laquelle la Cour est appele examiner un grief sinscrivant dans ce domaine dinnovation technologique en volution, elle juge ncessaire de dlimiter la porte de son examen en ce qui concerne la nature tant de la socit requrante que du discours en question.

    2 Larticle 43 de la Convention europenne des droits de lhomme prvoit que, dans un dlai de trois mois compter de la date de larrt dune chambre, toute partie laffaire peut, dans des cas exceptionnels, demander le renvoi de laffaire devant la Grande Chambre (17 membres) de la Cour. En pareille hypothse, un collge de cinq juges examine si laffaire soulve une question grave relative linterprtation ou lapplication de la Convention ou de ses protocoles ou encore une question grave de caractre gnral. Si tel est le cas, la Grande Chambre statue par un arrt dfinitif. Si tel nest pas le cas, le collge rejette la demande et larrt devient dfinitif. Autrement, les arrts de chambre deviennent dfinitifs lexpiration dudit dlai de trois mois ou si les parties dclarent quelles ne demanderont pas le renvoi de laffaire devant la Grande Chambre.

  • 4Pour ce qui est de la nature de Delfi, la Grande Chambre ne voit pas de raison de remettre en question la distinction tablie par les juges de la Cour dtat entre un exploitant de portail Internet et un diteur traditionnel de presse crite. Elle considre que les devoirs et responsabilits respectifs du premier et du second peuvent diffrer.

    Ensuite, la Grande Chambre note que les commentaires publis sur le portail Delfi, ainsi quen a jug la Cour dtat, consistaient principalement en un discours de haine et dincitation la violence lgard du propritaire de la compagnie de navigation, et quil ntait donc pas ncessaire de les soumettre une analyse linguistique ou juridique pour tablir quils taient illicites : lillicit apparaissait au premier coup dil.

    Laffaire concerne donc les devoirs et responsabilits , au sens de larticle 10 2 de la Convention, qui incombent aux portails dactualits sur Internet lorsquils fournissent des fins commerciales une plateforme destine la publication de commentaires manant dinternautes sur des informations prcdemment publies et que certains internautes quils soient identifis ou anonymes y dposent des propos clairement illicites portant atteinte aux droits de la personnalit de tiers et constituant un discours de haine et une incitation la violence envers ces tiers. La Grande Chambre souligne que Delfi tait lun des plus grands portails dactualits sur Internet dEstonie, exploit titre professionnel et des fins commerciales, qui publiait des articles sur lactualit rdigs par ses services et qui invitait les lecteurs les commenter. En outre, Delfi recueillait une large audience et la nature polmique des commentaires dposs tait le sujet de proccupations exprimes publiquement.

    Par ailleurs, laffaire ne concerne pas dautres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant dinternautes, par exemple les forums de discussion ou les sites de diffusion lectronique, o les internautes peuvent exposer librement leurs ides sur nimporte quel sujet sans que la discussion ne soit canalise par des interventions du responsable du forum, ou encore les plateformes de mdias sociaux o le fournisseur de la plateforme ne produit aucun contenu et o le fournisseur de contenu peut tre un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs.

    La restriction apporte la libert dexpression de Delfi, le but de cette restriction et lapplication de la loi

    Il ntait pas controvers que les dcisions des juridictions internes avaient constitu une ingrence dans lexercice par Delfi de son droit la libert dexpression ni que cette ingrence visait un but lgitime, savoir la protection de la rputation et des droits dautrui.

    En revanche, les parties ne sentendaient pas sur le point de savoir quelle tait la loi appliquer. Delfi soutenait en particulier que les juridictions internes nauraient pas d appliquer aux faits de la cause les dispositions gnrales du droit interne la Constitution, la loi sur les principes gnraux du code civil et la loi sur les obligations mais les dispositions de la lgislation interne et europenne relatives aux prestataires de services Internet. Notamment, les juridictions internes, dans leur interprtation et leur application des dispositions pertinentes du droit interne, avaient considr Delfi comme le publicateur/rvlateur des commentaires, susceptible ds lors dtre tenu responsable pour la mise en ligne sur son portail dactualits de commentaires clairement illicites. Elles avaient choisi dappliquer ces normes aprs avoir conclu que la rglementation spciale contenue dans la loi sur les services de la socit de linformation transposant en droit estonien la directive sur le commerce lectronique ne trouvait pas sappliquer en lespce car cette directive concernait les activits caractre purement technique, automatique et passif, ce qui ntait pas le cas selon elles de celles de Delfi, et que lobjectif de cette dernire ntait pas simplement la prestation dun service dintermdiaire.

    Dans ce contexte, la Grande Chambre rappelle que cest au premier chef aux juridictions nationales qu'il appartient d'interprter et dappliquer la lgislation interne. Elle nexamine donc pas laffaire

  • 5sous langle du droit de lUE, mais limite son examen la question de savoir si lapplication par la Cour dtat des dispositions gnrales du droit interne la situation de Delfi tait prvisible.

    La Grande Chambre conclut que, en tant quditrice professionnelle de mdias exploitant un portail dactualits sur Internet lun des plus grands dEstonie des fins commerciales, Delfi aurait d connatre la lgislation et la jurisprudence pertinentes, et quelle aurait aussi pu solliciter un avis juridique. Elle observe que des proccupations avaient dj t exprimes publiquement avant la publication des commentaires en cause et que le ministre de la Justice avait alors dclar que les victimes dinjures pouvaient engager une action en dommages et intrts contre Delfi. Elle considre en consquence que Delfi tait en mesure dapprcier les risques lis ses activits et quelle devait tre mme de prvoir, un degr raisonnable, les consquences susceptibles den dcouler. Elle conclut donc que lingrence porte dans la libert dexpression de Delfi tait prvue par la loi .

    Sur la question de savoir si la restriction apporte la libert dexpression de Delfi tait ncessaire dans une socit dmocratique

    La Grande Chambre considre que les commentaires injurieux publis sur le portail dactualits Delfi, tant constitutifs dun discours de haine ou dune incitation la violence, ntaient pas protgs par larticle 10, et que ds lors, la libert dexpression des auteurs de ces commentaires nest pas en jeu en lespce. Elle estime que la question que la Cour est appele trancher est plutt celle de savoir si les dcisions par lesquelles les juridictions internes ont jug Delfi responsable de ces commentaires dposs par des tiers ont emport violation lgard de lintresse de la libert de communiquer des informations protge par larticle 10 de la Convention.

    La Grande Chambre examine ensuite le point de savoir si la dcision des juridictions internes, notamment de la Cour dtat, reposait sur des motifs pertinents et suffisants. cet gard, elle souscrit lapprciation de la chambre, qui avait dgag quatre lments clefs : le contexte des commentaires, la possibilit que les auteurs des commentaires en soient tenus responsables plutt que Delfi, les mesures appliques par Delfi pour empcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer ceux dj publis, et les consquences de la procdure interne pour Delfi.

    Premirement, en ce qui concerne le contexte, la Grande Chambre attache un poids particulier la nature extrme des commentaires et au fait que Delfi tait un portail dactualits sur Internet exploit titre professionnel dans le cadre dune activit commerciale, qui visait recueillir un grand nombre de commentaires sur les articles dactualit quil publiait. Elle observe de plus que, comme la Cour dtat la relev, les commentaires reprsentaient un intrt conomique pour Delfi. Les auteurs des commentaires ne pouvaient pas les modifier ou les supprimer une fois quils les avaient dposs sur le portail : seule Delfi avait les moyens techniques de le faire. La Grande Chambre conclut donc comme la chambre et la Cour dtat que le fait que Delfi ne rdigeait pas elle-mme les commentaires nimpliquait pas quelle navait pas de contrle sur la zone de commentaires, et que le rle jou par la socit dans la publication des commentaires relatifs ses articles dpassait celui dun prestataire passif de services purement techniques.

    Deuximement, Delfi na pas assur une possibilit raliste de tenir les auteurs des commentaires responsables de leurs propos. Le propritaire de la compagnie de navigation pouvait tenter dengager une action contre les auteurs des commentaires et contre Delfi. Cependant, Delfi permettait aux internautes de dposer des commentaires sans sinscrire nommment, et les mesures prises pour tablir lidentit des auteurs des commentaires naboutissaient pas toujours. Delfi navait pas non plus mis en place dinstrument permettant didentifier les auteurs des commentaires afin de permettre le cas chant une victime de discours de haine dintenter une action en justice.

    Troisimement, les mesures prises par Delfi pour empcher la publication de commentaires diffamatoires ou retirer sans dlai pareils commentaires aprs leur publication ont t insuffisantes. La socit avait bien mis en place certains mcanismes destins filtrer les propos relevant du

  • 6discours de haine ou de lincitation la violence, savoir une clause limitative (indiquant que ctaient les auteurs des commentaires qui assumaient la responsabilit de leurs propos, et avertissant quil tait interdit de dposer des commentaires contenant des menaces ou des injures), un systme automatique de suppression des commentaires reprs partir de la racine de certains mots grossiers ainsi quun systme de retrait sur notification (dans le cadre duquel toute personne pouvait porter les commentaires injurieux lattention des administrateurs du portail en les signalant par un simple clic sur un bouton). Nanmoins, ni le filtre automatique ni le systme de retrait sur notification nont permis de filtrer les expressions manifestes de haine et les menaces flagrantes visant le propritaire de la compagnie de navigation dposes par les visiteurs du site, et la capacit du portail retirer les commentaires injurieux en temps utile sen est trouve limite. En consquence, ces commentaires sont rests en ligne pendant six semaines. La Grande Chambre considre quil nest pas disproportionn que Delfi ait t oblig de retirer de son site, sans dlai, les commentaires clairement illicites, mme en labsence de notification des victimes allgues ou de tiers, dont laptitude surveiller lInternet est lvidence plus limite que celle dun grand portail dactualits en ligne commercial tel que Delfi.

    Enfin, la Grande Chambre considre comme la chambre que les consquences du fait que la responsabilit de Delfi ait t retenue ont t minimes. La somme de 320 euros que la socit a t condamne verser ntait nullement excessive pour elle, qui exploitait lun des plus grands portails Internet dEstonie, et la popularit du portail pour les internautes laissant des commentaires nen a absolument pas t affecte le nombre de commentaires dposs a mme augment. Il est dsormais possible de laisser des commentaires en tant quutilisateur enregistr, mais les commentaires anonymes restent prdominants, et Delfi a mme mis en place une quipe de modrateurs pour suivre ces commentaires. De plus, le rsultat concret pour les exploitants de portail Internet dans les affaires postrieures Delfi est quils ont d retirer les commentaires injurieux mais nont pas eu verser dindemnisation aux personnes vises par ces commentaires.

    Sur la base de lapprciation concrte de ces lments et compte tenu du raisonnement de la Cour dtat en lespce, la Grande Chambre juge que la dcision des juridictions internes de tenir Delfi responsable a constitu une restriction de la libert dexpression du portail qui tait justifie et proportionne au but poursuivi. Partant, il ny a pas eu violation de larticle 10 de la Convention.

    Opinions sparesLes juges Raimondi, Karaka, De Gaetano et Kjlbro ont exprim une opinion concordante commune. Le juge Zupani a exprim une opinion concordante. Les juges Saj et Tsotsoria ont exprim une opinion dissidente commune. Le texte de ces opinions est joint larrt.

    Larrt existe en anglais et franais.

    Rdig par le greffe, le prsent communiqu ne lie pas la Cour. Les dcisions et arrts rendus par la Cour, ainsi que des informations complmentaires au sujet de celle-ci, peuvent tre obtenus sur www.echr.coe.int . Pour sabonner aux communiqus de presse de la Cour, merci de sinscrire ici : www.echr.coe.int/RSS/fr ou de nous suivre sur Twitter @ECHRpress.

    Contacts pour la [email protected] | tel: +33 3 90 21 42 08

    Tracey Turner-Tretz (tel: + 33 3 88 41 35 30)Cline Menu-Lange (tel: + 33 3 90 21 58 77)Nina Salomon (tel: + 33 3 90 21 49 79)Denis Lambert (tel: + 33 3 90 21 41 09)

  • 7La Cour europenne des droits de lhomme a t cre Strasbourg par les tats membres du Conseil de lEurope en 1959 pour connatre des allgations de violation de la Convention europenne des droits de lhomme de 1950.