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Il y a quelques années, une petite délégation de diplomates et d’experts du Quai d’Orsay, en provenance d’Ankara, était accueillie à l’aéroport d’Istanbul par le consul général de France. Celui-ci de s’informer, aimable et compétent : « Qui avez-vous rencontré dans la capitale ? La société civile ? » Le langage des diplomates, des « développeurs », des ONG ou des journalistes a fini par véhiculer une image anthropomorphique de ce qui était à l’origine, et aurait dû rester, un concept, dont l’acception a d’ailleurs beaucoup varié 1 . La « société civile » est ainsi devenue, dans l’imaginaire politique contemporain, un acteur à part entière, tout élusif qu’il soit. Et, en ces temps de mondialisation accélérée, elle n’a pas tardé à s’internationaliser, défrayant la chronique lors des sommets des grands de ce monde, de Seattle à Gênes et demain, peut- être, à Doha. Elle n’en est pas devenue plus tangible pour autant. L’appellation recouvre un ensemble hétéroclite d’organisations, de mouvements et de mobilisations, voire d’enjeux et de thématiques. Son degré d’institutionnalisation est d’ailleurs des plus variables. Il s’agit tantôt de réseaux transnationaux bien établis, notamment dans le domaine de la défense des droits de l’homme ou de l’environnement, tantôt d’alliances ou de coalitions plus spécifiques qui se nouent au sein de ces réseaux, à l’instar du Comité international sur les Une société civile internationale ? sous la responsabilité de Béatrice Pouligny Variations

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  • Il y a quelques annes, une petite dlgation de diplomates et dexperts du Quai

    dOrsay, en provenance dAnkara, tait accueillie laroport dIstanbul par

    le consul gnral de France. Celui-ci de sinformer, aimable et comptent : Qui

    avez-vous rencontr dans la capitale ? La socit civile ?

    Le langage des diplomates, des dveloppeurs , des ONG ou des journalistes a fini

    par vhiculer une image anthropomorphique de ce qui tait lorigine, et aurait

    d rester, un concept, dont lacception a dailleurs beaucoup vari1. La socit

    civile est ainsi devenue, dans limaginaire politique contemporain, un acteur

    part entire, tout lusif quil soit. Et, en ces temps de mondialisation

    acclre, elle na pas tard sinternationaliser, dfrayant la chronique lors

    des sommets des grands de ce monde, de Seattle Gnes et demain, peut-

    tre, Doha.

    Elle nen est pas devenue plus tangible pour autant. Lappellation recouvre un

    ensemble htroclite dorganisations, de mouvements et de mobilisations, voire

    denjeux et de thmatiques. Son degr dinstitutionnalisation est dailleurs

    des plus variables. Il sagit tantt de rseaux transnationaux bien tablis,

    notamment dans le domaine de la dfense des droits de lhomme ou de

    lenvironnement, tantt dalliances ou de coalitions plus spcifiques qui se

    nouent au sein de ces rseaux, linstar du Comit international sur les

    Une socit civile internationale ?

    sous la responsabilit de Batrice Pouligny

    Variations

  • barrages, les fleuves et les hommes. Et cet objet, si transnational quil soit,

    na pas la mme dfinition partout : les Franais tendent ny inclure que les

    organisations non gouvernementales de type associatif, quand les Nord-

    Amricains llargissent volontiers aux syndicats, aux entreprises et aux

    cabinets de conseil.

    Quoi quil en soit, la socit civile internationale est en elle-mme devenue un

    champ de pouvoir fortement asymtrique au sein duquel les effets de

    comptition, de hirarchisation, voire dexclusion sont intenses, Internet

    ntant paradoxalement pas le moindre des instruments dingalit entre les

    diffrents protagonistes de cet espace public mondial qui se cherche. sa

    manire, la socit civile internationale tend reflter la division

    internationale de la richesse et de linfluence. Les acteurs du Nord industrialis

    y sont mieux structurs, mieux dots, plus puissants, et ceux du continent

    africain, sans surprise, manquent lappel sauf, comme il se doit, sur le

    front de lexigence de lannulation de la dette. Lors du premier sommet du

    Forum social mondial, Porto Alegre, les organisations nord-amricaines ont

    dailleurs t, de faon rvlatrice, tenues lcart par les participants brsiliens

    et lassociation franaise Attac : Si les Anglo-Saxons ont impos leur modle

    libral, il est exclu quils dfinissent aussi les canons de lantimondialisation ,

    rsume Bernard Cassen, prsident dAttac.

    Reste que les contempteurs de ces rseaux ont beau jeu de mettre en doute leur

    reprsentativit et leur capacit dfendre les intrts rels des pays du

    Sud, notamment la suite de lchec du sommet de lOMC Seattle. En effet,

    lampleur mme de leur mobilisation et la forme violente quelle a parfois

    revtue, comme Gteborg ou Gnes, branlent paradoxalement leur

    lgitimit au moment mme o leur militantisme parvient remettre en

    cause, sinon la mondialisation, du moins certains de ses modes opratoires,

    commencer par sa forme prfre de sociabilit : la tenue de grands sommets,

    cibles faciles de la contestation. Nombre de dirigeants, sils conviennent de

    lutilit de consulter les ONG et admettent maintenant (sous leur pression) la

    ncessit de rguler la globalisation pour la mieux matriser , sinquitent

    de la propension de certains de leurs pairs se dcharger de leurs

    responsabilits sur des mouvements associatifs dont le mandat dmocratique

    nest pas des plus clairs. Ctait l le sens de la polmique lance par Hubert

    Une socit civile internationale ? 121

  • Vdrine en dcembre 2000 dans les colonnes du Monde diplomatique, qui visait

    sans doute, plus que les rseaux antimondialisation, les gouvernements

    dEurope du Nord, souponns de ne plus rien entreprendre au sein de lUnion

    sans en rfrer au pralable la socit civile .

    Au sein mme de cette mouvance, lon sinterroge aussi de plus en plus sur

    laccountability, la transparence, les mthodes de nombre dONG ou dalliances

    transnationales. Dune part, en effet, celles-ci prennent leurs dcisions sans

    quon sache clairement quels intrts elles reprsentent et sans avoir en

    assumer les responsabilits. Dautre part, ces organisations ct de leur

    fonction tribunitienne, de leur rle dempcheuses de ngocier en rond et, sur

    quelques dossiers, de leur relle capacit de proposition sont aujourdhui

    parties prenantes de la gouvernance mondiale , dont elles risquent de

    devenir de simples rouages fonctionnels. Non quelles soient compltement

    mancipes des pesanteurs locales ou nationales : bien au contraire, la

    participation la socit civile internationale reste marque par ces

    instances et y demeure souvent une ressource majeure daccumulation ou de

    lgitimation, quand elle nest pas tout bonnement instrumentalise par les

    autorits tatiques. Mais en tant que tels les acteurs de la socit civile

    internationale contribuent la structuration du nouvel ordre mondial quils

    prtendent souvent dnoncer, devenant des appareils de reprsentation et

    de cooptation politique en mme temps que des partenaires priss des

    bailleurs de fonds, des institutions multilatrales, voire des entreprises

    multinationales. Lexemple des rseaux cairotes de micro-entreprises et de leur

    collaboration avec le secteur bancaire, le gouvernement gyptien et la Banque

    mondiale, ou celui de la coopration de la clbre Grameen Bank avec la

    multinationale Monsanto sont rvlateurs de cette ambigut.

    On peut alors tre tent de voir dans linstitutionnalisation de la socit civile

    internationale moins laffirmation dune exigence dmocratique ou

    lmergence dun espace public mondial de type habermassien que la mise en

    place dune nouvelle discipline au sens foucaldien du terme, dans le cadre

    dune gouvernementalit globale.

    1. Voir Sunil Khilnani, La socit civile, une rsurgence , Critique internationale n 10, janvier 2001,pp. 38-50.

    122 Critique internationale n13 - octobre 2001