christopher lasch : la culture du narcissisme. la vie

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Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances | 1 Cet article est la version revue et augmentée d’une recension parue sur ce site il y a deux ans. Je remercie Thibaut Gress de le publier sous cette nouvelle forme. (juillet 2014) Autoportrait de Narcisse Dans son livre Un art moyen 1 , Pierre Bourdieu montre que la pratique de la photographie, art apparemment très libre et très indéterminé quant à son objet, est en fait fortement déterminé socialement. On ne prend pas de photographie n’importe quand, alors même que les appareils individuels le permettraient, mais lors des temps forts de la vie sociale : mariage, fêtes, bal de promotion etc. Le regard et la pratique du photographe ordinaire, loin d’être neutres et spontanés, sont selon Bourdieu marqués par des pratiques et des attentes sociales très conventionnelles. Presque un demi-siècle après ce livre, l’époque des photographies avec l’appareil Kodak-Pathé semble lointaine, maintenant que nous pouvons prendre en permanence des photos avec un téléphone. Ce n’est pas seulement la technologie qui a évolué, ce aussi sont les mentalités et les pratiques. Nous continuons bien, comme le disait Bourdieu, à « éterniser et solenniser les temps forts de la vie collective » (le mariage, les vacances, mais aussi le concert, la soirée en boîte de nuit…) mais la photographie ne sert plus seulement, et plus d’abord, à fabriquer « des images privées de la vie privée ». Au contraire, la plupart des photographies sont vouées aujourd’hui à être mises aussitôt sur Instagram, repostées sur Facebook et stockées sur un profil Google+. De là la mode des selfies, ces autoportraits diffusés sur les réseaux sociaux. Ils participe d’une mise en scène permanente de soi à travers une image exposée publiquement au plus grand nombre. La façon même de prendre la photo a profondément changé. Comme l’explique très bien cet article « We’re all narcissists now » : « Today, no one bothers to use the remote shutter trigger or even the timer to make a self-portrait. We contemporary narcissists simply hold the camera or the phone in front of our faces and push the button ». « Aujourd’hui, plus personne ne prend la peine d’utiliser le déclencheur à distance ou même le retardateur pour faire un autoportrait. Nous les narcisses contemporains tenons juste l’appareil ou le téléphone devant notre visage avant d’appuyer sur le bouton ». L’appareil n’est plus ouvert sur le monde mais braqué sur nous. Le point de fuite n’est plus à l’horizon, dans le prolongement du bras qui tient l’appareil, mais situé directement sur nous : « The vanishing point is not off in the distance, but on our bodies ».

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Christopher Lasch : La culture du narcissisme. La vie américaineà un âge de déclin des espérances

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Cet article est la version revue et augmentée d’une recension parue sur ce site il y a deux ans. Je remercie ThibautGress de le publier sous cette nouvelle forme. (juillet 2014)

Autoportrait de Narcisse

Dans son livre Un art moyen 1, Pierre Bourdieu montre que la pratique de laphotographie, art apparemment très libre et très indéterminé quant à son objet, est enfait fortement déterminé socialement. On ne prend pas de photographie n’importequand, alors même que les appareils individuels le permettraient, mais lors des tempsforts de la vie sociale : mariage, fêtes, bal de promotion etc. Le regard et la pratique duphotographe ordinaire, loin d’être neutres et spontanés, sont selon Bourdieu marquéspar des pratiques et des attentes sociales très conventionnelles.

Presque un demi-siècle après ce livre, l’époque des photographies avec l’appareilKodak-Pathé semble lointaine, maintenant que nous pouvons prendre en permanencedes photos avec un téléphone. Ce n’est pas seulement la technologie qui a évolué, ceaussi sont les mentalités et les pratiques. Nous continuons bien, comme le disaitBourdieu, à « éterniser et solenniser les temps forts de la vie collective » (le mariage,les vacances, mais aussi le concert, la soirée en boîte de nuit…) mais la photographiene sert plus seulement, et plus d’abord, à fabriquer « des images privées de la vieprivée ».

Au contraire, la plupart des photographies sont vouées aujourd’hui à être misesaussitôt sur Instagram, repostées sur Facebook et stockées sur un profil Google+. Delà la mode des selfies, ces autoportraits diffusés sur les réseaux sociaux. Ils participed’une mise en scène permanente de soi à travers une image exposée publiquement auplus grand nombre. La façon même de prendre la photo a profondément changé.Comme l’explique très bien cet article « We’re all narcissists now » : « Today, no onebothers to use the remote shutter trigger or even the timer to make a self-portrait. Wecontemporary narcissists simply hold the camera or the phone in front of our faces andpush the button ». « Aujourd’hui, plus personne ne prend la peine d’utiliser ledéclencheur à distance ou même le retardateur pour faire un autoportrait. Nous lesnarcisses contemporains tenons juste l’appareil ou le téléphone devant notre visageavant d’appuyer sur le bouton ». L’appareil n’est plus ouvert sur le monde mais braquésur nous. Le point de fuite n’est plus à l’horizon, dans le prolongement du bras quitient l’appareil, mais situé directement sur nous : « The vanishing point is not off in thedistance, but on our bodies ».

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La photographie actuelle n’est pas moins conventionnelle ni moins normée socialementqu’à l’époque du livre de Bourdieu. Mais il est incontestable que ces normes ontchangé dans le sens d’un renfermement du photographe sur lui-même. L’étonnementde Bourdieu quant à l’absence d’« anarchie de l’improvisation individuelle » vauttoujours. Alors que nous pouvons prendre un nombre gigantesque de photos avec lemoindre smartphone, nous prenons tous à peu près les mêmes images : les vacances,les soirées entre amis, la petite qui fait ses premiers pas, le hublot de l’avion aumoment du décollage etc. Nous ne sommes pas plus objectifs ni « artistes » qu’il y acinquante ans, alors même que nous aurions encore plus les moyens technologiques del’être. Cela montre que ce n’est pas l’évolution des appareils qui nous a rendus plusauto-centrés. En revanche, il est indéniable que la complaisance envers soi trouve unvecteur privilégié de satisfaction grâce aux smartphones et aux réseaux sociaux.

De plus, nous savons désormais prendre la pause spontanément car on peut nousphotographier à chaque instant. Et par cette posture faussement spontanée, nousinvitons les autres à chercher avec nous le lieu invisible de l’intériorité, à partir duquelprendrait sens et vie notre enveloppe corporelle. Cette tentative de mettre au jour lavie intérieure voudrait révéler ce qui irradie de notre personnalité. Elle pourraitcependant révéler d’abord la vanité de cette quête d’un au-delà authentique desapparences. L’ironie est que plus on traque ce soi intime, plus on se complait dans uneimage de soi éphémère et mise en scène -plus on se perd, en fait, dans les mirages dece que Christopher Lasch appelait la culture du narcissisme.

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Robert Cornélius, autoportrait (1839)

La pratique de la photographie prise spontanément et massivement diffusée, est unindice probant de la montée du narcissisme comme trait typique de l’individucontemporain. De fait, depuis une quinzaine d’années, de nombreuses études ont parusur ce trouble de la personnalité, notamment autour du pervers manipulateur, dansson rapport à autrui 2, au travail 3 ou dans le couple 4. Si l’intérêt pour ce sujet relèveen partie d’un effet de mode, il est aussi le signe d’une inquiétude quant à l’évolutionde nos sociétés et des comportements qui s’y développent. Pourquoi notre époqueserait-elle propice à l’apparition de pervers de cette sorte ?

C’est l’intérêt du livre de Christopher Lasch, La culture du narcissisme 5, de montrerque le narcissisme, au-delà des cas strictement cliniques, est devenu un phénomènesocial généralisé. Lasch établit de façon très convaincante un lien de cause à effetentre ce profil psychologique et l’organisation de la société moderne.

S’appuyant sur une description psycho-sociologique des troubles engendrés par laculture de masse, sa thèse tranche avec les théories habituelles sur le traitement despathologies : loin de défendre une meilleure prise en charge institutionnelle descitoyens, Lasch montre que c’est bien justement la mise en place d’une société deprotection qui est à l’origine du narcissisme sous sa forme actuelle : « A mesure queles points de vue et les pratiques thérapeutiques acquièrent une audience de plus enplus vaste, un nombre sans cesse accru de gens se trouvent disqualifiés, en fait,lorsqu’il s’agit d’endosser des responsabilités d’adultes ; et ils tombent sous ladépendance d’une autorité médicale quelconque. Le narcissisme est l’expressionpsychologique de cette dépendance 6 ».

Le narcissisme est le révélateur d’un malaise plus diffus mais généralisé et qui touchetous les secteurs de la vie sociale. Lasch met en lumière une crise dans notre culture,qui s’avère désormais incapable de former des individus accomplis et autonomes. Sonlivre est un saisissant portrait de Dorian Gray de « l’homme psychologique », cetindividu contemporain moyen qui se trouve de plus en plus dessaisi de sa propre vie.

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La figure de Narcisse, de la mythologie à la psychanalyse

Il convient d’éviter un contresens massivement répandu sur ce terme de narcissisme,que l’on prend communément pour un synonyme d’égocentrisme ou de vanité. Pourcela, il faut revenir à la légende grecque. On sait que Narcisse, fasciné par son reflet,finit par trop se pencher, tombe à l’eau et se noie. A trop s’aimer, il aurait provoqué saperte.

Dans le langage courant, l’idée est restée : est dit narcissique l’individu qui a une tropgrande estime de soi : il veut toujours être le centre de l’attention, il ramène tout à lui.Lorsqu’on accuse un écrivain ou un cinéaste de tomber dans ce travers, on lui reprochede faire des oeuvres nombrilistes, de se mettre outrageusement en scène. L’histoire deNarcisse pourrait donc être lue comme une mise en garde contre l’amour excessif desoi.

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Néanmoins, le sens clinique du terme est à l’opposé de cette vision populaire. La clefdu mythe est que Narcisse ne s’est pas reconnu dans l’eau. Il ne savait pas que c’étaitlui qu’il contemplait : « Narcisse se noie dans son reflet sans jamais comprendre qu’ils’agit d’un reflet, explique Lasch. Il prend sa propre image pour quelqu’un d’autre etcherche à l’embrasser sans penser un instant à sa sûreté. La leçon de l’histoire n’estpas que Narcisse tombe amoureux de lui-même mais que, incapable de reconnaître sonpropre reflet, il ne possède pas le concept de la différence entre lui-même et sonenvironnement. »

C’est pourquoi au sens clinique, le narcissisme est une pathologie de la personnalité.L’individu qui en souffre a sans cesse besoin d’attirer l’attention sur lui non parsatisfaction mais par manque. Il se montre étouffant pour les autres, dont il ne sait pasprendre en compte les désirs, du fait de son manque d’empathie. C’est pourquoi, il necherche dans la relation à autrui que sa satisfaction. Il a tendance à se comporter enparasite de son entourage ; il vampirise leur énergie, leur bonne volonté, tout leurtemps parce qu’il est foncièrement incapable de se supporter. Il veut les placer sous sadépendance et se donner le sentiment de les dominer, afin de compenser ses proprescarences en terme d’estime de soi.

Une culture de l’infantilisation

A l’opposé de tout égoïsme (qui suppose au moins la capacité à définir rationnellementson intérêt et ses chances de réussite), le type du narcissique se caractérise donc parla détresse et l’anxiété permanentes face au monde, en particulier par une incapacité àconstituer un rapport apaisé à son environnement.

« Malgré ses illusions sporadiques d’omnipotence, Narcisse a besoin des autres pours’estimer lui-même ; il ne peut vivre sans un public qui l’admire. Son émancipationapparente des liens familiaux et des contraintes institutionnelles ne lui apporte pas,pour autant, la liberté d’être autonome et de se complaire dans son individualité. Ellecontribue, au contraire, à l’insécurité qu’il ne peut maîtriser qu’en voyant son « moigrandiose » reflété dans l’attention que lui porte autrui, ou en s’attachant à ceux quiirradient la célébrité, la puissance et le charisme »7.

Pensons par exemple à l’apprenti-comique joué par De Niro, dans King of Comedy deScorcese, dont le seul rêve est de passer dans le show télévisé à la mode et qui, pourarriver à ses fins, finit par prendre en otage le présentateur qu’il idolâtre.

La société contemporaine, estime Lasch, nous maintient ou nous ramène dans un était

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immature en nous promettant, via la publicité ou la propagande pour le progrès, dessatisfactions illusoires, engendrant de ce fait un surcroît de frustrations et d’angoisses.Pourquoi ne suis-je pas épanoui, riche et génial comme on me l’a promis ? se demandele narcisse d’aujourd’hui, désarçonné quand ses rêves finissent par se heurter à laréalité.

Il n’est donc pas si certain que notre civilisation des Lumières soit encore à mêmed’amener tout homme à l’état de maturité : elle croit être sorti pour de bon del’enfance de l’humanité, des conflits avec la nature et des drames de l’histoire 8

Incapable de combler ses désirs, replié sur lui-même, le narcissique éprouve toutessortes de représentations déprimantes : peur de vieillir en particulier, peur de ladécrépitude physique et de la mort. Coupé des autres, sans relations stables, lenarcissique comprend que l’avancée dans l’âge ne peut être synonymed’accomplissement, mais d’affaiblissement et de solitude accrue. Pour contrer cesimages, il développera des fantasmes qui serviront de défenses psychiques : exaltationidéalisée de sa personne, espoirs délirants d’une fusion cosmique (mentalité New Age),quête spirituelle de pureté (gnosticisme), rejet du passé et attentes irréalistes quant àl’avenir (idéologie progressiste) etc.

« En prolongeant le sentiment de dépendance jusque dans l’âge adulte, la sociétémoderne favorise le développement de modes narcissiques atténués chez des gens qui,en d’autres circonstances, auraient peut-être accepté les limites inévitables de leurliberté et de leur pouvoir personnels – limites inhérentes à la condition humaine – endéveloppant leurs compétences en tant que parents et travailleurs 9 ».

Lasch décrit tout le contraire d’une culture de l’égotisme ou de l’orgueil. Bercéd’illusions quant à la possibilité d’être en paix avec lui-même et de s’accomplir, lenarcissique ne fait que s’enfoncer dans ses troubles. Le remède semble donc aggraverle mal : c’est pourquoi Lasch pointe la responsabilité de l’institution psychanalytique.

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Le Caravage, Narcisse (vers 1597-1599), Galerie nationale d’art ancien, Rome

La psychalyse, une religion pour notre temps ?

La psychanalyse s’est diffusée dans une société sécularisée, qui recherche son salutnon plus dans la religion mais dans la cure psychologique. S’agit-il encore bien d’unevoie de salut ?

« Assailli par l’anxiété, la dépression, un mécontentement vague et un sentiment devide intérieur, “l’homme psychologique” du XXe siècle ne cherche vraiment ni sonpropre développement ni une transcendance spirituelle, mais la paix de l’esprit, dansdes conditions de plus en plus défavorables. Ses principaux alliés, dans la lutte pouratteindre un équilibre personnel, ne sont ni les prêtres, ni les apôtres de l’autonomie,ni des modèles de réussites du type capitaines d’industrie ; ce sont les thérapeutes. Ilse tourne vers ces derniers dans l’espoir de parvenir à cet équivalent moderne dusalut : la “santé mentale”. » 10.

Lasch met en lumière la responsabilité des psychanalystes dans la formation d’unscientisme médical. Prendre soin de son corps, avoir une bonne image de soi, assumerses désirs, dépasser sa culpabilité… La thérapie serait-elle devenue notre religion, unereligion d’après la mort de Dieu ?

« L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse mais thérapeutique. Ce que les genscherchent avec ardeur aujourd’hui, ce n’est pas le salut personnel, encore moins leretour d’un âge d’or antérieur, mais la santé, la sécurité psychique, l’impression,l’illusion momentanée d’un bien-être personnel. Même le radicalisme des années 1960a été utilisé, non comme une religion de remplacement mais comme une forme dethérapie par un grand nombre de ceux qui l’ont embrassé, pour des raisons plutôtpersonnelles que politiques. Une politique « radicale » donnait but et signification àdes existences vides 11. »

Si les mouvements post-freudiens proposent bien de donner un nouveau sens àl’existence, par une meilleure compréhension des conflits intérieurs du sujet, c’estqu’ils prétendent dépasser les illusions religieuses. Il n’est pourtant pas certain,montre Lasch, que la thérapie soit plus bénéfique que le maintien de ces illusions. Il sepourrait au contraire qu’elles n’aient fait qu’aggraver cet état de minorité de l’homme :

« La thérapie s’est établie comme le successeur de l’individualisme farouche et de lareligion ; ce qui ne signifie pas que le “triomphe de la thérapeutique” soit devenu une

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nouvelle religion en soi. De fait, la thérapie constitue une antireligion, non pas parcequ’elle s’attache aux explications rationnelles ou aux méthodes scientifiques deguérison, mais bien parce que la société moderne “n’a pas d’avenir”, et ne prête doncaucune attention à ce qui ne relève pas de ses besoins immédiats. Même lorsque lesthérapeutes parlent de la nécessité de “l’amour” et de la “signification” ou du “sens”,ils ne définissent ces notions qu’en termes de satisfaction des besoins affectifs dumalade […] Libérer l’humanité de notions aussi attardées que l’amour et le devoir, telleest la mission des thérapies postfreudiennes, et particulièrement de leurs disciples etvulgarisateurs, pour qui santé mentale signifie suppression des inhibitions etgratification immédiate des pulsions » 12.

Analyse pas terminée, analyse interminable : en privant l’homme de ses illusions, on nelui a pas dessillé les yeux ; on n’a fait qu’engendrer des illusions plus douces, plusaliénantes. La pratique thérapeutique finit par produire des effets pervers, contrairesaux objectifs grandioses annoncées : les premières victimes de la réduction de l’hommeà ses pulsions sont alors les pulsions elles-mêmes. Il ne peut y avoir d’accomplissementdu désir s’il ne se fait pas au nom d’un idéal qui dépasse la simple satisfactionorganique. Le sujet, en qui affluent et grouillent les pulsions, ne peut leur trouver unsens que s’il parvient à les sublimer dans un idéal. C’est en ce sens que, pour Lasch, lareligion était paradoxalement une cure meilleure que la psychanalyse, en ce qu’elleobtenait, au moins de certains de ses adeptes, une sublimation des pulsions (quête deDieu, ravissement extatique, amour de l’humanité…) et qu’elle mettait l’homme face àses limites, en vexant sa propension à se croire tout-puissant.

La critique du thérapeutisme montre à la fois comment le monde de la cure a permisde repérer l’expansion d’un trouble ; puis comment s’est constitué en réponse unscientisme d’un type nouveau. La psychanalyse n’est pas à l’origine du narcissismemais a contribué à l’aggraver.

Le miroir du narcissisme

Pour Narcisse, le monde n’est que le miroir de ses désirs. Et si le monde ne le satisfaitpas, c’est qu’il est mauvais. La psychanalyse post-freudienne, ne permet plus, selonLasch, au sujet de sortir de lui-même ; au contraire, elle l’enfonce dans ses turpitudes.L’exaltation du moi entraîne en fait un effondrement de ce dernier. Lasch voit ceprocessus mortifère à l’oeuvre dans la littérature, qui lui sert ici de miroir grossissantpour un phénomène plus général :

« La popularité du genre autobiographique et de la confession témoigne, évidemment,

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du nouveau narcissisme qui s’étend à toute la culture américaine. Pourtant, lesmeilleures œuvres dans cette veine, parce qu’elles dévoilent le moi précisément,tentent d’établir une distance critique par rapport à ce moi et de mieux appréhenderles forces historiques – reproduites sous forme psychologique – qui ont rendu leconcept même d’identité de plus en plus problématique. Le seul fait d’écrireprésuppose déjà un détachement envers le moi. De plus, l’objectivation de sa propreexpérience, ainsi que l’ont montré les études psychiatriques sur le narcissisme, permetaux « sources profondes du grandiose et de l’exhibitionnisme – après avoir étéconvenablement inhibées dans leurs projets, apprivoisées et neutralisées – de trouverun accès » à la réalité. Pourtant, l’interpénétration croissante de la fiction, dujournalisme et de l’autobiographie montre de façon indéniable que de nombreuxécrivains parviennent de plus en plus malaisément à atteindre ce détachementindispensable à l’art » 13.

En rompant les barrières imposées au désir, notre société engendre chez l’individu dessentiments d’impuissance et de rage rentrée. L’écrivain, parce qu’il pousse jusqu’aubout un processus que l’homme ordinaire ne vit pas complètement, est le premier àexprimer parfaitement cette misère existentielle :

« Le voyage intérieur ne révèle que le vide. L’écrivain ne voit plus la vie reflétée dansson esprit mais, au contraire, le monde, même vide, comme son propre miroir.Lorsqu’il rend compte de ses expériences « intérieures », ce n’est pas pour nousdonner un tableau objectif d’un fragment représentatif de la réalité, mais pour séduireafin qu’on s’intéresse à lui, qu’on l’acclame, qu’on sympathise, qu’ainsi l’on conforteson identité chancelante 14 ».

En France, la vogue de l’autofiction a certainement marqué l’aboutissement de cerenfermement de l’écrivain sur lui-même.

La littérature, quand elle ne veut être que le miroir de l’écrivain qui nous parle de lui,n’est plus capable d’offrir une quelconque image du monde. La quête intérieure de soiest bien un miroir aux alouettes : « Plus l’homme s’objective dans son travail, plus laréalité prend l’apparence d’une illusion. […] Pour le moi-acteur, la seule réalité estl’identité qu’il parvient à construire à partir de matériaux fournis par la publicité et laculture de masse, de thèmes de films et romans populaires […] Afin de polir et deparfaire le rôle qu’il s’est choisi, le nouveau Narcisse contemple son propre reflet, nonpas tant pour s’admirer que pour y chercher sans relâche les failles, les signes defatigue ou de décrépitude. […] Tous, tant que nous sommes, acteurs et spectateurs,

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vivons entourés de miroirs ; en eux, nous cherchons à nous rassurer sur notre pouvoirde captiver ou d’impressionner les autres, tout en demeurant anxieusement à l’affûtd’imperfections qui pourraient nuire à l’apparence que nous voulons donner.L’industrie de la publicité encourage délibérément ce souci des apparences » 15.

A mesure que l’identité individuelle vacille, le monde, note Lasch, devient une suiteconfuse d’images tremblotantes. La culture du narcissisme est, on le voit, unimpitoyable miroir de nous-mêmes.

La moralisation du sport

Un terrain d’étude privilégié du narcissisme est celui, justement, du terrain de sport.Quand l’activité sportive n’est plus considérée comme un moyen pour l’hommed’éprouver ses forces dans un jeu réglé, quand la compétition est assujettie à desexigences morales, financières et politiques, elle devient un instrumentd’embrigadement. Le sport perd son sens initial, être une occasion d’éprouver noscapacités et d’admirer des performances exceptionnelles 16. Il vire à son tour à larecherche de la performance et de la victoire calculée :

« Le dicton de George Allen – « Gagner n’est pas le plus important, c’est la seule chosequi compte » – représente la dernière défense de l’esprit d’équipe contre sadétérioration. Généralement cité comme preuve de l’hypertrophie de la compétition, cegenre d’affirmation peut, au contraire, la garder dans des limites raisonnables. […]Aujourd’hui, les gens associent la rivalité à l’agression sans frein ; il leur est difficile deconcevoir une situation de compétition qui ne conduise pas directement à des penséesde meurtre. […] A l’origine de ces propos gît la conviction que l’excellence, de fait,s’atteint au détriment d’autrui ; la compétition tend à devenir meurtrière, à moinsd’être tempérée par la coopération ; et la rivalité sportive, si elle n’est pas contrôlée,exprimera la rage intérieure que l’homme contemporain cherche désespérément àétouffer (pages 157-158).[/efn_note] ».

Dans un monde où les individus sont montés les uns contre les autres, il devientdifficile de maintenir un réseau d’amis, de camarades, de partenaires de jeux.L’association libre et fraternelle devient l’exception, la méfiance généralisée et laconcurrence larvée, la règle :

« Dans une société bureaucratique, la fidélité à une organisation perd de sa force. Siles sportifs s’appliquent encore à subordonner leurs propres performances à celles del’équipe, ce n’est pas parce que celle-ci, en tant qu’entité, transcende les intérêts

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individuels, mais simplement pour conserver des rapports harmonieux avec leurscollègues. Dans la mesure où il distrait les foules, le sportif cherche avant tout àpromouvoir son propre intérêt, et vend ses services au plus offrant. Les meilleurs setransforment en célébrités ; ils deviennent alors des supports publicitaires et touchentdes sommes qui dépassent souvent leurs salaires déjà élevés 17 ».

Le déclin de l’esprit sportif touche à une dimension essentielles de notre existence :celle du corps, des bases physiques, matérielles de notre vie. Le sport doit maintenantservir à entretenir une bonne image de soi (squash en milieu de semaine avec lescollègues…). Il n’est pas valorisé pour lui-même, pour le plaisir du jeu où l’on éprouveses forces, mais pour ses bienfaits sur la santé et pour l’image qu’il véhicule :motivation et dynamisme.

L’étude du sport sert à montrer un déclin de l’esprit d’équipe qui s’étend au monde dutravail en général. Lasch montre comment la mentalité du capitalisme avancé ruine lamentalité industrieuse des origines. L’auteur n’est donc pas tant critique ducapitalisme que de la concentration de la production entre de grandes firmes 18. Lacompétition sur le terrain ne se fait plus seulement pour jouer et gagner, mais au profitdes annonceurs, des politiques et des thérapeutes, qui cherchent à promouvoir par cebiais la conformité des individus à des normes de bonne santé morale et physique.

Ce qui se manifeste dans le sport est une dégradation de l’esprit d’entreprise, uneperte du sens de l’initiative : le capitalisme, en se “bureaucratisant” travaille à sapropre disparition.

Ce que l’individu perd en se salariant pour une grande entreprise, il sembleraitnéanmoins qu’il le récupère par l’autonomie promue par un mode de vie libéral.

Émancipation ou aliénation de l’individu ?

L’émancipation de l’individu apparaît, au départ, comme un effet bénéfique de lamontée du niveau de vie et des opportunités permises par un marché libre. Laschmontre que cette libération, provoquée par l’extension du capitalisme industriel, finitpar être nuisible aux individus : libérés de leurs attachements, de plus en plusinterchangeables, ils ne peuvent s’engager sérieusement dans une voieprofessionnelle. Le travail devient moins une affaire de compétence et de dévouementpersonnel qu’un jeu de mise en scène de soi. L’employé des grandes firmes anonymesdoit jouer un rôle, se montrer plus malin que les autres, gruger ses collègues et sessupérieurs.

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La distance au rôle est amoindrie : il faut être personnellement, affectivement, investidans son travail, faire des déclarations amoureuses à son entreprise 19. Cette exigencede sincérité provoque chez ceux qui en sont victime des angoisses. La distance au rôlene peut être artificiellement rétablie qu’en surjouant son personnage, ironiquement, enessayant, dans son for intérieur, de ne pas se laisser « coloniser » par les mots d’ordrede la “motivation”.

L’individualisme sert d’expression à un désir de retrait dans la sphère privée, loin de lafamille et du bureau. Illusoire façon de retrouver une autonomie que le travail nepermet plus d’acquérir :

« La critique de la « privatisation », bien qu’elle contribue à maintenir en éveil lebesoin d’une existence plus communautaire, devient fallacieuse alors que diminue lapossibilité d’une authentique vie privée. Il se peut qu’à l’instar de ses prédécesseurs,l’Américain contemporain se montre incapable d’établir aucune sorte de vie commune,mais les tendances à la concentration de la société industrielle moderne n’en ont pasmoins sapé son isolement. Ayant livré ses compétences techniques aux grandesentreprises, il ne peut plus pourvoir lui-même à ses besoins matériels. 20. »

Le rapport à l’entourage se fait sur le mode de la dérision : je les fréquente mais justedans mon intérêt ; je vais au travail mais juste pour gagner ma vie, sans y croire :

« Ce qui est à dénoncer dans le mouvement de prises de conscience, ce n’est pas qu’iltraite de problèmes banals ou irréels, mais qu’il fournit des solutions qui vont àl’encontre de ses propres intentions. Né d’un profond malaise, dû à la détérioration desrelations personnelles, ce mouvement conseille aux gens de ne pas trop s’engager enamour et en amitié, d’éviter de devenir trop dépendant des autres et de vivre dansl’instant –alors que ce sont, précisément, ces comportements qui sont à l’origine dumalaise » 21.

Le développement de la personnalité narcissique a lieu dans une société qui a rompuses liens avec le passé et se trouve, de ce fait, incapable de préparer l’avenir.L’individu, privé de conscience historique, est enfermé dans un présent rétréci 22.

Dans un autre essai, Le moi assiégé Lasch écrit : « Dans une époque troublée commela nôtre, la vie quotidienne se transforme en un exercice de survie. Les gens vivent aujour le jour. Ils évitent de penser au passé, de crainte de succomber à une “nostalgie”déprimante ; et lorsqu’ils pensent à l’avenir, c’est pour y trouver comment se prémunirdes désastres que tous ou presque s’attendent désormais à affronter. […] Assiégé, le

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moi se resserre jusqu’à ne plus former qu’un noyau défensif, armé contre l’adversité.L’équilibre émotionnel requiert un moi minimal, et non plus le moi impérial d’antan »23.

Plusieurs passages de La culture du narcissisme sont écrits en écho aux thèses deFreud sur les frustrations provoquée par la domestication de l’homme dans lacivilisation (je souligne) :

« Aujourd’hui, les Américains sont dominés, non par le sens de possibilités infinies,mais bien plutôt par la banalité de l’ordre social qu’ils ont érigé contre de tellespossibilités. Comme ils ont intériorisé les contraintes sociales au moyen desquelles ilstentaient, jadis, de garder leurs appétits dans des limites civilisées, ils se sententmaintenant annihilés par l’ennui, à l’instar de ces animaux dont l’instinct s’étioleen captivité. Le retour à la sauvagerie les menace si peu qu’ils rêvent précisémentd’une vie instinctive plus vigoureuse. Les gens se plaignent d’être incapables desensation. Ils sont à la recherche d’impressions fortes, susceptibles de ranimer leursappétits blasés et de redonner vie à leur chair endormie. Ils condamnent le surmoi etexaltent la fièvre perdue des sens. Les peuples industrialisés du XXe siècle ontconstruit tant de barrières psychologiques pour faire pièce aux émotions fortes, et ilsont investi dans ces défenses tant d’énergie, émanant d’impulsions interdites qu’ilssont incapables de se souvenir de l’impression que l’on ressent lorsqu’on est inondépar le désir. Ils ont plutôt tendance à se consumer, d’une rage issue de défensesérigées contre le désir, laquelle donne, à son tour, naissance à de nouvelles défensescontre elle-même. Apparemment incolores, soumis et sociables, ils bouillonnent d’unecolère intérieure à laquelle une société bureaucratique, dense et surpeuplée, ne peutoffrir que peu d’exutoires légitimes 24. »

L’ère de l’individualisme ne marque pas le triomphe mais l’effondrement de l’individu.

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La guerre des sexes

Autre échec pointé par Lasch, celui de la libération sexuelle. Celle-ci a voulu satisfairedes demandes d’émancipation de la femme par rapport à son rôle de mère. Mais iln’est pas si certain, selon Lasch, que cela ait fait leur bonheur : au lieu d’être soumisesà leur mari, elles se sont retrouvées de plus en plus sous la coupe de leur patron, deleur banquier. Qui plus est, les revendications féministes n’ont pas eu les effetsescomptés : au lieu d’un apaisement des relations de couple, elles ont déclenché une

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nouvelle guerre des sexes. L’homme, faute de correspondre à l’ami idéal, au tendrecompagnon, est considéré à présent comme un rival, un phallocrate. Le mêmemécanisme narcissique est encore à l’oeuvre : des désirs excessifs ne peuvent êtresatisfaits et engendrent en retour des frustrations inédites. Le mythe du princecharmant continue donc de faire des dégâts… Lasch ne parle pas en misogyne quiproposerait un retour de la femme au foyer. Il montre que l’équilibre ancien du couplea été rompu au profit d’une situation de rivalité généralisée entre hommes et femmes :la libération annoncée n’a pas su aboutir à un équilibre meilleur 25

Pire, la sexualisation inconditionnelle de la relation amoureuse (droit à l’orgasme) sefait au prix de ce que Lasch appelle une fuite devant les sentiments (flight fromfeeling). Les individus ne ressentent plus rien, ni des sentiments des autres ni d’eux-mêmes. Ils voudraient être des machines à jouir, sans entraves, mais leur chair est plustriste que jamais… L’idéal d’épanouissement absolu par la sexualité aboutit à deshommes et des femmes névrosés, hostiles les uns aux autres.

Le modèle du libertinage bourgeois, en « contaminant » les différentes couches de lasociété, fait sauter toute la distance polie qu’hommes et femmes avaient su établirentre eux. Chaque sexe ne se faisait pas trop d’illusions sur les faiblesses de l’autre. Ilapprenait à les accepter, avec un mélange d’ironie et de bonhomie. En s’attaquant à lavie de famille précairement maintenue dans les milieux modestes, l’idéologie libertairea constitué une nouvelle forme de lutte des classes.

Lorsqu’il montre que les désordres narcissiques proviennent des couches socialessupérieures et déstabilisent les classes populaires, Lasch semble pointer un complotdes élites. Tout le mal viendrait des dirigeants, qui auraient trouvé le moyend’oppresser la masse par les moyens d’une bureaucratie tentaculaire. De plus, pourqu’elle soit contente de son sort, on l’abrutirait par la télévision, la thérapie et despromesses d’épanouissement illusoires. Lasch répond à ce soupçon :

« Qu’on ne se méprenne pas. Je ne veux pas donner à entendre qu’il existe une vasteconspiration contre nos libertés. Toutes ces actions été entreprises en pleine lumièreet, dans l’ensemble, avec de bonnes intentions. Elles n’ont pas été non plus le faitd’une politique cohérente de contrôle social. Les gens qui formulent une politiquevoient rarement au-delà des problèmes immédiats. […] Ce qui donne cohérence auxactions entreprises par les directeurs et professionnels qui gèrent le système, c’est leurvolonté de promouvoir et de préserver le capitalisme des grandes sociétés dont ilstirent, eux-mêmes, le plus grand profit. Les besoins de ce système modèlent lapolitique mise en œuvre, et circonscrivent les limites des discussions publiques sur ce

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sujet. Si nous sommes, pour la plupart, conscients de l’existence de ce système, nousignorons, en revanche, la classe qui le gère et qui monopolise la richesse qu’il crée.Nous nous refusons à faire une analyse « de classe » parce qu’elle pourrait ressemblerà une explication par la « théorie de la conspiration ». Mais nous nous interdisons, dumême coup, de comprendre comment sont nées nos difficultés présentes, pourquoielles persistent, et comment elles pourraient être résolues 26 ».

Mettre les dirigeants face à leur responsabilité n’est pas les accuser d’intentionsmalveillantes. Le rôle des dominants dans le déclin de l’Amérique contemporaine estprécisé par Lasch dans son dernier livre, La révolte des élites 27.

L’éclatement de la famille

Tout son projet de Lasch est de retracer une évolution sociale qui ne date pas de ladécennie où il écrit, les années 1970, mais qui a commencé à la fin du 19ème siècle.Dans la postface, l’auteur revient sur son projet pour exposer son hypothèse de départ.Il y explique pourquoi la famille est un lieu privilégié de compréhension d’une culture,en quoi son étude est déterminante pour une société considérée, et quelles sont lesrépercussions de son déclin l’Amérique d’aujourd’hui (je souligne) :

« Le narcissisme de la culture et de la personnalité, tel que je l’ai compris, n’était passimplement synonyme d’égoïsme […] L’école, les groupes d’affinités, la communicationde masse et les « travailleurs sociaux » avaient miné l’autorité parentale et s’étaientemparé d’un grand nombre de fonctions familiales touchant à l’éducation des enfants.Je me suis dit que des changements d’une telle ampleur, dans une activité d’uneimportance aussi fondamentale, devaient avoir eu des répercussions psychologiquestrès étendues. La Culture du Narcissisme était une tentative d’analyse de cesrépercussions – d’exploration de la dimension psychologique des changements àlong terme dans la structure de l’autorité culturelle. Mes hypothèses de baseprovenaient d’un ensemble d’études, dues pour la plupart à des anthropologues, à dessociologues et à des psychanalystes qui s’intéressaient à l’étude de la culture et quianalysaient les effets de celle-ci sur la personnalité. Les chercheurs appartenant àcette école maintenaient que chaque culture établit des modèles distinctsd’éducation et de socialisation des enfants qui ont pour effet de produire untype de personnalité distinct adapté aux besoins de cette culture […] Un certainnombre d’autres observateurs étaient parvenus à des conclusions semblables quant àla direction que prenaient les changements subis par la personnalité. Ils parlaient del’effondrement des « contrôles pulsionnels », du « déclin du surmoi » et de l’influencecroissante des groupes d’affinités. Les psychiatres, en outre, constataient une

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transformation dans les symptômes qu’ils détectaient chez leurs patients. Lesnévroses classiques traitées par Freud, disaient-ils, étaient remplacées par desdésordres de la personnalité de type narcissique. Sheldon Bach a fait remarqueren 1976 : “Nous avions l’habitude de voir arriver des gens ayant des pulsions, commel’obsession de se laver les mains, des phobies et des névroses bien repérées.Aujourd’hui, on voit arriver surtout des Narcisses contemporains” » 28.

Narcisse au cinéma : la fuite devant les sentiments

Je voudrais pour finir illustrer le propos de Lasch par deux exemples pris au cinéma.Puisque Narcisse aime outrageusement se mettre en scène, il n’est pas surprenant quele monde de fiction créé par Hollywood regorge de personnages souffrant de ce mal. Side plus, ces films se passent dans le milieu de la télévision, on peut être assuré d’ytrouver un vivier…

J’ai déjà évoqué King of Comedy de Scorcese, dont un célèbre critique de cinéma a ditqu’il est « one of the most arid, painful, wounded movies I’ve ever seen […] It isfrustrating to watch, unpleasant to remember, and, in its own way, quite effective 29 ».En transposant, on en dirait autant du livre de Lasch, si dans les deux cas, cettevexation infligée au narcissisme n’avait pas un côté salutaire.

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La prostituée du film d’Alan J. Pakula, Klute (1971), jouée par Jane Fonda, consulterégulièrement une psychanalyste. Elle lui raconte que, pour satisfaire les fantasmes deses clients, elle est parvenue à simuler parfaitement ses émotions. Elle joue sur mesurele rôle qu’ils veulent. Si elle a choisi de gagner sa vie par la prostitution, affirme t-elle,c’est pour obtenir une parfaite maîtrise sur ses désirs. Elle confesse finalement, facecaméra, le vide intérieur de son existence : sa sexualité simulée l’a privée de toutsentiment.

La productrice de télévision jouée par Faye Dunaway dans Network, de Sidney Lumet(1976), est elle aussi incapable de sentiments humains sincères. Elle mène sa viecomme si elle était un personnage de show télé : « If I stay with you, lui lance sonamant horrifié, I’ll be destroyed […] like everything you and the institution of televisiontouch is destroyed. You are television incarnate, Diana : indifferent to suffering,insensitive to joy. You are madness, Diana, virulent madness, and everything you touchdies with you 30 ».

Ces deux héroïnes jouent un rôle en permanence. C’est même leur seule personnalité :quand elles ne jouent plus leur personnage, elles ne retrouvent aucune personnalitépropre. Elles sont devenues de parfaites créatures de fiction.

C’est peut-être dans ces moments où Hollywood fait des films qui sont des miroirs sanscomplaisance de son temps, qu’il échappe le plus à sa tendance inhérente aunarcissisme.

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La productrice de télévision (Faye Dunaway) dans Network de Sidney Lumet(1976) et la prostituée (Jane Fonda) dans Klute d’Alan J. Pakula (1971). Deuxhéroïnes qui pratiquent cette “fuite devant les sentiments” dont parle Lasch :la première au nom de ses ambitions professionnelles, la seconde poursatisfaire les fantasmes de ses clients. Exubérantes dans leur travail, elles sontfroides et indifférentes en privé, incapables d’émotions véritables.

L’Anti-Narcisse

Depuis quarante ans, les essais dénonçant les maux contemporains n’ont pas manqué.On a critiqué pêle-mêle la société de consommation (ou du spectacle), l’ère du vide,l’homo festivus, le désordre amoureux ou encore la fin de la valeur-travail et la mort del’athéisme… On ne cesse également de protester contre l’assistanat, la perte du sensdes valeurs… On a identifié à chaque fois les effets du mal, sans vraiment trouver lescauses. Je crois que Lasch, en un seul livre, a fait mieux que toutes ces analysesréunies, car il a réussi à montrer les conditions sociales d’apparition de la pathologiepsychologique spécifique de notre temps. Complétant en somme Freud par Marx etWeber, il a brossé un portrait sans fard de l’homme contemporains -nous- non pour leplaisir d’être vexant, mais pour faire la lumière sur les tendances les plus mortifères denotre culture. Le portrait de Dorian Gray révélait les tares et les vices du personnage ;le portrait de Narcisse révèle l’infantilisation d’un individu qui ne sait plus se prendreen charge et faire sa vie.

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Dans sa postface, l’auteur écrit :

« Les critiques ont accueilli La Culture du Narcissisme comme une « jérémiade »supplémentaire s’attaquant au sybaritisme, comme un constat sur les années soixante-dix. Ceux qui ont trouvé le livre trop sinistre ont annoncé qu’il serait de toute façonbientôt dépassé, puisque la décennie qui allait commencer nécessiterait bientôt unnouvel ensemble de tendances, de nouveaux slogans et de nouveaux mots d’ordre, afinde se distinguer des décennies précédentes » 31. Il n’y a bien sûr pas un mot à changerà ce livre, qui est sans doute encore plus actuel aujourd’hui qu’hier. Le narcissismen’est pas qu’un travers superficiel d’une époque trop tournée sur elle-même mais lesymptôme d’une crise profonde. Aux discours optimistes et satisfaits, il oppose unedémarche qui ne flatte personne et qui est, pour cette raison, anti-narcissique.

Le constat peut paraître désespérant et même profondément pessimiste. Néanmoins, iln’y aurait pas de sens de la part de Lasch à faire ce constat s’il ne croyait pas en noscapacités à prendre conscience de nos aveuglements quant aux bienfaits automatiquesde l’idéologie du progrès. En voulant mettre fin à tous les conflits et en nouspromettant un avenir de satisfactions illimitées, notre société s’est enfermée dans desillusions grandioses et dérisoires, oublieuse des limites de l’être humain, de ce queJean-Claude Michéa appelle sa part de tragique « non pas centrale mais irréductible »32.

Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Minuit, 1965.1.cf. Albert Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Dunod, 2003.2.cf. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral : la violence perverse au3.quotidien, La Découverte, 1998.cf. Pascale Chapaux-Morelli et Pascal Couderc, La manipulation affective dans le4.couple : Faire face à un pervers narcissique, Albin Michel, 2010.Christopher Lasch, The Culture of Narcissism : American Life in an Age of5.Diminishing Expectations, 1979 ; La culture du narcissisme : la vie américaine àun âge de déclin des espérances, 2006, Flammarion, ChampsPage 284.6.Page 37.7.C’est pourquoi on peut accueillir avec scepticisme la profession de foi optimiste8.de Luc Ferry dans son dernier essai, L’innovation destructrice (Plon, 2014), quivoit dans la civilisation occidentale la seule et unique à avoir sorti l’homme de sonétat de minorité. D’une part, notre civilisation n’est peut-être pas la seule àl’avoir fait ; de plus, il n’est pas certain qu’elle ait définitivement réussi. Il se

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pourrait que le culte du progrès nous aveugle largement. L’essai de Ferry n’estd’ailleurs, dans ce rappel de l’importance des traditions, qu’une reprise non-ditedes thèses de Lasch et Michéa. Or, il termine, malgré cette mise en garde, surune défense inconditionnelle de l’innovation et du progrès, qu’il considère commeindispensables. L’alerte aura été donc chaude mais de courte durée. Sa réflexionest au moins l’occasion pour lui de se moquer des contradictions del’entrepreneur « moderne », qui veut en revenir aux bonnes vieilles méthodes demanagement tout en appelant sans cesse ses employés à révolutionner leursoutils de production.Page 284-285.9.Page 40.10.Page 34.11.Pages 40-4112.Page 46.13.Page 50.14.Page 129.15.Jean-Claude Michéa a montré les dérives du sport sous l’influence de la mentalité16.utilitariste, dans son essai Le plus beau but était une passe (Climats, 2014). [Lireune recension du livre sur cesite->http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article541]. La coupe du mondeau Brésil ne nous a-t-elle pas montré nombre de matchs où les équipes jouaientnon pour gagner, mais pour ne pas perdre, et où la violence sournoise a étéutilisée comme tactique pour déstabiliser l’adversaire ?Page 159.17.On retrouve là des critiques proches de celles portées par John Kenneth18.Galbraith. Voir Le nouvel état industriel, 1968.Sur cette forme de soumission nouvelle induite par les méthodes de management19.de pointe, voir le livre de Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marxet Spinoza, La Fabrique, 2010.Pages 36.20.Page 57.21.Je forme cette expression de « présent rétréci » à partir de la notion22.bergsonienne de présent élargi. Se placer dans le présent élargi signifie pourBergson ressaisir le passé (mémoire), qui presse sur le présent comme duréeactuelle (attention) et qui s’ouvre sur l’avenir (volonté). On pourrait dire que lenarcissique, étouffé dans une durée de plus en plus pauvre, est au contraireamnésique, indifférent et aboulique.Christopher Lasch, Le moi assiégé. Essai sur l’érosion de la personnalité, Climats,23.

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2008. Dans ce livre, Lasch retrouve une étymologie possible de narcisse : du grecnarkè, la torpeur. Le narcissisme est un narcotique. Ce point est essentiel : lenarcissisme ne témoigne pas d’une suractivité mais bien d’un désir d’apaisementdes tensions, de la quête d’un “Nirvana” comme échappatoire aux conflits etcontradictions de l’existence. Narcisse ne rêve que d’une chose : vivre sa viecomme un songe. Bergson pointait dans le Rire ce risque pour l’être vivant de selaisser aller au somnambulisme. Nietzsche pointait pour sa part un “bouddhismeeuropéen”, l’Europe désignant le monde occidental au sens large, et le“bouddhisme” un instinct de dépression profonde, menant au nihilisme. Voir laGénéalogie de la morale, avant-propos, §5, ou encore Fragments posthumes, X,25 [222].Pages 38-3924.Voir le livre de Lasch, Les femmes et la vie ordinaire : Amour, mariage et25.féminisme, Climats 2006.Page 275.26.La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Champs, Flammarion, 2010.27.Voir sur ce site [un compte-rendu de celivre->http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article374].Pages 294-296.28.« L’un des films les plus arides, pénibles et douloureux que j’ai jamais vu. Le voir29.est frustrant, s’en souvenir est désagréable et, à sa manière, il est très efficace ».Lire [la chronique de RogerEbert->http://rogerebert.suntimes.com/apps/pbcs.dll/article?AID=/19830515/REVIEWS/50420001/1023] sur le film.« Si je reste avec toi, je serai anéanti, anéanti comme tout ce que toi et la30.télévision touchez. Tu es la télévision incarnée, Diana : indifférente à lasouffrance, insensible à la joie. Tu es folle, Diana, folle à lier et tout ce que tutouches meurt avec toi ».Page 293.31.Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Climats 200332.