cioran, emil - syllogismes de l'amertume

Upload: golnar-prudhomme

Post on 19-Jul-2015

73 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Cioran Syllogismes de lamertume

Syllogismes de l'amertume

2

Atrophie du verbe

Forms l'cole des vellitaires, idoltres du fragment et du stigmate, nous appartenons untemps clinique o comptent seuls les cas. Nous nous penchons sur ce qu'un crivain a tu, sur ce qu'il aurait pu dire, sur ses profondeurs muettes. S'il laisse une uvre, s'il s'explique, il s'est assur notre

oubli.Magie de l'artiste irralis..., d'un vaincu qui laisse perdre ses dceptions, qui ne sait pas les faire

fructifier. *Tant de pages, tant de livres qui furent nos sources d'motion, et que nous relisons pour y tudier

la qualit des adverbes ou la proprit des adjectifs! * Dans la stupidit il est un srieux qui, mieux orient, pourrait multiplier la somme des chefsd'uvre. *Sans nos doutes sur nous-mmes, notre scepticisme serait lettre morte, inquitude

conventionnelle, doctrine philosophique. *Les vrits , nous ne voulons plus en supporter le poids, ni en tre dupes ou complices. Je rve

d'un monde o l'on mourrait pour une virgule. *Combien j'aime les esprits de second ordre (Joubert, entre tous) qui, par dlicatesse, vcurent

l'ombre du gnie des autres et, craignant d'en avoir, se refusrent au leur! * Si Molire se ft repli sur ses gouffres, Pascal avec le sien et fait figure de journaliste. *Avec des certitudes, point de style : le souci de bien-dire est l'apanage de ceux qui ne peuvent s'endormir dans une foi. A dfaut d'un appui solide, ils s'accrochent aux mots, semblants de

ralit; tandis que les autres, forts de leurs convictions, en mprisent l'apparence et se prlassent dans le confort de l'improvisation. * Mfiez-vous de ceux qui tournent le dos l'amour, l'ambition, la socit. Ils se vengeront d'y avoir renonc. *

Syllogismes de l'amertume

3

L'histoire des ides est l'histoire de la rancune des solitaires. * Plutarque, aujourd'hui, crirait les Vies parallles des Rats. * Le romantisme anglais fut un mlange heureux de laudanum, d'exil et de phtisie; le romantisme allemand, d'alcool, de province et de suicide. *Certains esprits auraient d vivre dans une ville d'Allemagne l'poque romantique. On imagine

bien un Grard von Nerval Tubingue ou Heidelberg! *L'endurance des Allemands ne connat pas de limites; et cela jusque dans la folie : Nietzsche

supporta la sienne onze ans, Hlderlin quarante. *Luther, prfiguration de l'homme moderne, a assum tous les genres de dsquilibre : un Pascal

et un Hitler cohabitaient en lui. * ... le vrai seul est aimable. C'est de l que proviennent les lacunes de la France, son refus

du Flou et du Fumeux, son anti-posie, son anti-mtaphysique. Plus encore que Descartes, Boileau devait peser sur tout un peuple et en censurer le gnie. * L'Enfer aussi exact qu'un procs-verbal; Le Purgatoire faux comme toute allusion au Ciel; Le Paradis talage de fictions et de fadeurs... La Trilogie de Dante constitue la plus haute rhabilitation du diable qu'ait entreprise un chrtien. * Shakespeare : rendez-vous d'une rose et d'une hache... * Rater sa vie, c'est accder la posie sans le support du talent. * Seuls les esprits superficiels abordent une ide avec dlicatesse. *La mention des dboires administratifs ( the law's delay, the insolence of office ) parmi les

motifs justifiant le suicide, me parat la chose la plus profonde qu'ait dite Hamlet.

Syllogismes de l'amertume

4

*Les modes d'expression tant uss, l'art s'oriente vers le non-sens, vers un univers priv et incommunicable. Un frmissement intelligible, que ce soit en peinture, en musique ou en posie,

nous semble juste titre dsuet ou vulgaire. Le public disparatra bientt; l'art le suivra de prs.Une civilisation qui commena par les cathdrales devait finir par l'hermtisme de la

schizophrnie. *Quand nous sommes mille lieues de la posie, nous y participons encore par ce besoin subit de

hurler, dernier stade du lyrisme. * tre un Raskolnikov sans l'excuse du meurtre. *Ne cultivent l'aphorisme que ceux qui ont connu la peur au milieu des mots, cette peur de crouler

avec tous les mots. *Que ne pouvons-nous revenir aux ges o aucun vocable n'entravait les tres, au laconisme de

l'interjection, au paradis de l'hbtude, la stupeur joyeuse d'avant les idiomes! * Il est ais d'tre profond : on n'a qu' se laisser submerger par ses propres tares. * Tout mot me fait mal. Combien pourtant il me serait doux d'entendre des fleurs bavarder sur la mort! * Modles de style : le juron, le tlgramme et l'pitaphe. *Les romantiques furent les derniers spcialistes du suicide. Depuis, on le bcle... Pour en

amliorer la qualit, nous avons grand besoin d'un nouveau mal du sicle. * Dpouiller la littrature de son fard, en voir le vrai visage, est aussi prilleux que dpossder laphilosophie de son charabia. Les crations de l'esprit se rduiraient-elles la transfiguration de

bagatelles? Et n'y aurait-il quelque substance qu'en dehors de l'articul, dans le rictus ou la catalepsie? *

Syllogismes de l'amertume

5

Un livre qui, aprs avoir tout dmoli, ne se dmolit pas lui-mme, nous aura exasprs en vain. * Monades disloques, nous voici la fin des tristesses prudentes et des anomalies prvues : plus d'un signe annonce l'hgmonie du dlire. * Les sources d'un crivain, ce sont ses hontes; celui qui n'en dcouvre pas en soi, ou s'y drobe, est vou au plagiat ou la critique. * Tout Occidental tourment fait penser un hros dostoevskien qui aurait un compte en banque. * Le bon dramaturge doit possder le sens de l'assassinat; depuis les lisabthains, qui sait encore tuer ses personnages? * La cellule nerveuse s'est si bien habitue tout, qu'il nous faut dsesprer de concevoir jamais une insanit qui, pntrant dans les cerveaux, les ferait clater. * Depuis Benjamin Constant, personne n'a retrouv le ton de la dception. *Qui s'est appropri les rudiments de la misanthropie, s'il veut aller plus avant, doit se mettre l'cole de Swift : il y apprendra comment donner son mpris des hommes l'intensit d'une

nvralgie. * Avec Baudelaire, la physiologie est entre dans la posie; avec Nietzsche dans la philosophie. Par eux, les troubles des organes furent levs au chant et au concept. Proscrits de la sant, il leur incombait d'assurer une carrire la maladie. * Mystre, mot dont nous nous servons pour tromper les autres, pour leur faire croire que nous sommes plus profonds qu'eux. *Si Nietzsche, Proust, Baudelaire ou Rimbaud survivent la fluctuation des modes, ils le doivent

au dsintressement de leur cruaut, leur chirurgie dmoniaque, la gnrosit de leur fiel. Ce qui fait durer une uvre, ce qui l'empche de dater, c'est sa frocit. Affirmation gratuite? Considrez le prestige de l'vangile, livre agressif, livre venimeux s'il en ft. *

Syllogismes de l'amertume

6

Le public se prcipite sur les auteurs dits humains ; il sait qu'il n'a rien en craindre : arrtscomme lui mi-chemin, ils lui proposeront un arrangement avec l'Impossible, une vision cohrente

du Chaos. *Le dbraillement verbal des pornographes mane souvent d'un excs de pudeur, de la honte

d'taler leur me et surtout de la nommer : il n'est pas de mot plus indcent en aucune langue. *Qu'une ralit se cache derrire les apparences, cela est, somme toute, possible; que le langage puisse la rendre, il serait ridicule de l'esprer. Pourquoi s'encombrer alors d'une opinion plutt que d'une autre, reculer devant le banal ou l'inconcevable, devant le devoir de dire et d'crire n'importe quoi? Un minimum de sagesse nous obligerait soutenir toutes les thses en mme temps, dans un

clectisme du sourire et de la destruction. *La peur de la strilit conduit l'crivain produire au-del de ses ressources et ajouter aux mensonges vcus tant d'autres qu'il emprunte ou forge. Sous des uvres compltes gt un

imposteur. *Le pessimiste doit s'inventer chaque jour d'autres raisons d'exister : c'est une victime du sens

de la vie. * Macbeth : un stocien du crime, un Marc Aurle avec un poignard. *L'Esprit est le grand profiteur des dfaites de la chair. Il s'enrichit ses dpens, la saccage, exulte

ses misres; il vit de banditisme. La civilisation doit sa fortune aux exploits d'un brigand. *Le talent est le moyen le plus sr de fausser tout, de dfigurer les choses et de se tromper sur

soi. L'existence vraie appartient ceux-l seuls que la nature n'a accabls d'aucun don. Aussi seraitil malais d'imaginer univers plus faux que l'univers littraire, ou homme plus dnu de ralit que l'homme de lettres. *Point de salut, sinon dans l'imitation du silence. Mais notre loquacit est prnatale. Race de

phraseurs, de spermatozodes verbeux, nous sommes chimiquement lis au Mot. *La poursuite du signe au dtriment de la chose signifie; le langage considr comme une fin en

soi, comme un concurrent de la ralit ; la manie verbale, chez les philosophes mme; le besoin

Syllogismes de l'amertume

7

de se renouveler au niveau des apparences; caractristiques d'une civilisation o la syntaxe prime l'absolu, et le grammairien le sage. *Goethe, artiste complet, est notre antipode : un exemple pour autrui. tranger l'inachvement, cet idal moderne de la perfection, il se refusait comprendre les dangers des autres; quant aux siens, il les assimila si bien qu'il n'en souffrit point. Sa claire destine nous dcourage; aprs l'avoir fouille en vain pour y dcouvrir des secrets sublimes ou sordides, nous nous abandonnons au mot

de Rilke : Je n'ai pas d'organe pour Goethe. * On ne saurait trop blmer le XIXe sicle d'avoir favoris cette engeance de glossateurs, ces machines lire, cette malformation de l'esprit qu'incarne le Professeur, symbole du dclin d'une civilisation , de l'avilissement du got, de la suprmatie du labeur sur le caprice. Voir tout de l'extrieur, systmatiser l'ineffable, ne regarder rien en face, faire l'inventaire desvues des autres!... Tout commentaire d'une uvre est mauvais ou inutile, car tout ce qui n'est pas

direct est nul.Jadis, les professeurs s'acharnaient de prfrence sur la thologie. Du moins avaient-ils l'excuse

d'enseigner l'absolu, de s'tre limits Dieu, alors qu' notre poque, rien n'chappe leur comptence meurtrire. * Ce qui nous distingue de nos prdcesseurs, c'est notre sans-gne l'gard du Mystre. Nous l'avons mme dbaptis : ainsi est n l'Absurde... *Supercherie du style : donner aux tristesses usuelles une tournure insolite, enjoliver des petits

malheurs, habiller le vide, exister par le mot, par la phrasologie du soupir et du sarcasme! * Il est incroyable que la perspective d'avoir un biographe n'ait fait renoncer personne avoir une vie. * Assez naf pour me mettre en qute de la Vrit, j'avais fait jadis en pure perte le tour de bien des disciplines. Je commenais m'affermir dans le scepticisme, lorsque l'ide me vint de consulter, ultime recours, la Posie : qui sait? peut-tre me serait-elle profitable, peut-tre cache-telle sous son arbitraire quelque rvlation dfinitive. Recours illusoire! elle tait alle plus avant

que moi dans la ngation, elle me fit perdre jusqu' mes incertitudes... * Pour qui a respir la Mort, quelle dsolation que les odeurs du Verbe! *Les dfaites tant l'ordre du jour, il est naturel que Dieu en bnficie. Grce aux snobs qui le

plaignent ou le malmnent, il jouit d'une certaine vogue. Mais combien de temps sera-t-il encore intressant?

Syllogismes de l'amertume

8

* Il avait du talent : pourtant plus personne ne s'en occupe. Il est oubli. Ce n'est que justice : il n'a pas su prendre toutes ses prcautions pour tre mal compris. * Rien ne dessche tant un esprit que sa rpugnance concevoir des ides obscures. *Que fait le sage? Il se rsigne voir, manger, etc., il accepte malgr lui cette plaie neuf ouvertures qu'est le corps selon la Bhagavad-Gta. La sagesse? Subir dignement l'humiliation

que nous infligent nos trous. *Le pote : un malin qui peut se morfondre plaisir, qui s'acharne aux perplexits, qui s'en procure

par tous les moyens. Ensuite, la nave postrit s'apitoie sur lui... *Presque toutes les oeuvres sont faites avec des clairs d'imitation, avec des frissons appris et des

extases pilles. * Prolixe par essence, la littrature vit de la plthore des vocables, du cancer du mot. *L'Europe n'offre pas encore assez de dcombres pour que l'pope y fleurisse. Cependant tout fait

prvoir que, jalouse de Troie et prte l'imiter, elle fournira des thmes si importants que le roman et la posie n'y suffiront plus... * S'il n'avait gard une dernire illusion, je me rclamerais volontiers d'Omar Khayyam, de ses tristesses sans rplique; mais il croyait encore au vin. * Le meilleur de moi-mme, ce rien de lumire qui m'loigne de tout, je le dois mes rares entretiens avec quelques salauds amers, avec quelques salauds inconsols qui, victimes de la rigueur de leur cynisme, ne pouvaient plus s'attacher aucun vice. *Avant d'tre une erreur de fond, la vie est une faute de got que la mort ni mme la posie ne

parviennent corriger. *

Syllogismes de l'amertume

9

Dans ce grand dortoir , comme un texte taoste appelle l'univers, le cauchemar est le seul mode de lucidit. *Ne vous exercez pas aux Lettres si, avec une me obscure, vous tes hants par la clart. Vous ne

laisserez aprs vous que des soupirs intelligibles, pauvres bribes de votre refus d'tre vous-mme. * Dans les tourments de l'intellect, il y a une tenue qu'on chercherait vainement dans ceux du coeur. Le scepticisme est l'lgance de l'anxit. * tre moderne, c'est bricoler dans l'Incurable. *Tragi-comdie du disciple : j'ai rduit ma pense en poussire, pour enchrir sur les moralistes

qui ne m'avaient appris qu' l'mietter...

Syllogismes de l'amertume

10

L'escroc du Gouffre

Chaque pense devrait rappeler la ruine d'un sourire. * Avec force prcautions, je rde autour des profondeurs, leur soutire quelques vertiges et me dbine, comme un escroc du Gouffre. *Tout penseur, au dbut de sa carrire, opte malgr lui pour la dialectique ou pour les saules

pleureurs. *Bien avant que physique et psychologie fussent nes, la douleur dsintgrait la matire, et le

chagrin, l'me. *Cette espce de malaise lorsqu'on essaie d'imaginer la vie quotidienne des grands esprits... Vers

deux heures de l'aprs-midi, que pouvait bien faire Socrate? *Si nous croyons avec tant d'ingnuit aux ides, c'est que nous oublions qu'elles ont t conues

par des mammifres. *Une posie digne de ce nom commence par l'exprience de la fatalit. Il n'y a que les mauvais

potes qui soient libres. *Dans l'difice de la pense, je n'ai trouv aucune catgorie sur laquelle reposer mon front. En

revanche, quel oreiller que le Chaos! *Pour punir les autres d'tre plus heureux que nous, nous leur inoculons faute de mieux nos

angoisses. Car nos douleurs, hlas! ne sont pas contagieuses. * Rien n'tanche ma soif de doutes : que n'ai-je le bton de Mose pour en faire jaillir du roc mme! *En dehors de la dilatation du moi, fruit de la paralysie gnrale, nul remde aux crises

d'anantissement, l'asphyxie dans le rien, l'horreur de n'tre qu'une me dans un crachat.

Syllogismes de l'amertume

11

* Si de la tristesse j'ai peine tir quelques ides, c'est que je l'ai trop aime pour permettre l'esprit de l'appauvrir en s'y exerant. *Une vogue philosophique s'impose comme une vogue gastronomique : on ne rfute pas plus une

ide qu'une sauce. *Tout aspect de la pense a son moment, sa frivolit : ainsi de nos jours, l'ide de Nant... Combien semblent rvolus la Matire, l'nergie, l'Esprit! Par bonheur, le lexique est riche : chaque

gnration peut y puiser et en tirer un vocable, aussi important que les autres inutilement dfunts. * Nous sommes tous des farceurs : nous survivons nos problmes. *Du temps o le Diable florissait, les paniques, les effrois, les troubles taient des maux bnficiant d'une protection surnaturelle : on savait qui les provoquait, qui prsidait leur

panouissement; abandonns maintenant eux-mmes, ils tournent en drames intrieurs ou dgnrent en psychoses , en pathologie scularise. * En nous obligeant sourire tour tour aux ides de ceux que nous sollicitons, la Misre dgrade notre scepticisme en gagne-pain. * La plante est lgrement atteinte; l'animal s'ingnie se dtraquer; chez l'homme s'exaspre l'anomalie de tout ce qui respire. La Vie! combinaison de chimie et de stupeur... Allons-nous nous rfugier dans l'quilibre du minral? enjamber reculons le rgne qui nous en spare, et imiter la pierre normale? * D'aussi loin qu'il me souvienne, je n'ai fait que dtruire en moi la fiert d'tre homme. Et je dambule la priphrie de l'Espce comme un monstre timor, sans assez d'envergure pour me rclamer d'une autre bande de singes. * L'Ennui nivelle les nigmes; c'est une rverie positiviste... * Il est une angoisse infuse qui nous tient lieu et de science et d'intuition. *

Syllogismes de l'amertume

12

Si loin s'tend la mort, tant elle prend de place, que je ne sais plus o mourir. * Devoir de la lucidit : arriver un dsespoir correct, une frocit olympienne. * Le bonheur est tellement rare parce qu'on n'y accde qu'aprs la vieillesse, dans la snilit, faveur dvolue bien peu de mortels. * Nos flottements portent la marque de notre probit; nos assurances, celle de notre imposture. La malhonntet d'un penseur se reconnat la somme d'ides prcises qu'il avance. * Je me suis enfonc dans l'Absolu en fat; j'en suis sorti en troglodyte. * Le cynisme de l'extrme solitude est un calvaire qu'attnue l'insolence. * La mort pose un problme qui se substitue tous les autres. Quoi de plus funeste la philosophie, la croyance nave en la hirarchie des perplexits? * Dans cet univers provisoire, nos axiomes n'ont qu'une valeur de faits divers. * L'Angoisse tait dj un produit courant au temps des cavernes. On se figure le sourire de l' homme de Nanderthal , s'il et prvu que des philosophes viendraient un jour en rclamer la paternit. * Le tort de la philosophie est d'tre trop supportable. * Les abouliques, laissant les ides telles quelles, devraient seuls y avoir accs. Quand les affairs s'en emparent, la douce pagaille quotidienne s'organise en tragdie. * L'avantage qu'il y a se pencher sur la vie et la mort, c'est de pouvoir en dire n'importe quoi. *

Syllogismes de l'amertume

13

Le sceptique voudrait bien souffrir, comme le reste des hommes, pour les chimres qui font vivre. Il n'y parvient pas : c'est un martyr du bon sens. * Objection contre la science : ce monde ne mrite pas d'tre connu. * Comment peut-on tre philosophe? Comment avoir le front de s'attaquer au temps, la beaut, Dieu, et au reste? L'esprit s'enfle et sautille sans vergogne. Mtaphysique, posie, impertinences d'un pou... * Stocisme de parade : tre un passionn du Nil admirari , un hystrique de l'ataraxie. * Si je puis lutter contre un accs de dpression, au nom de quelle vitalit m'acharner contre une obsession qui m'appartient, qui me prcde? Que je me porte bien, j'emprunte le chemin qui me plat; atteint ce n'est plus moi qui dcide : c'est mon mal. Pour les obsds point d'option : leurobsession a dj opt pour eux, avant eux. On se choisit quand on dispose de virtualits

indiffrentes; mais la nettet d'un mal devance la diversit des routes ouvertes au choix. Se demander si on est libre ou non, vtille aux yeux d'un esprit qu'entranent les calories de ses dlires. Pour lui, prner la libert, c'est faire montre d'une sant dshonorante. La libert? Sophisme des bien portants. * Non content des souffrances relles, l'anxieux s'en impose d'imaginaires; c'est un tre pour qui l'irralit existe, doit exister; sans quoi o puiserait-il la ration de tourments qu'exige sa nature? * Pourquoi ne me comparerais-je pas aux plus grands saints? Ai-je dpens moins de folie pour sauvegarder mes contradictions qu'ils n'en dpensrent pour surmonter les leurs? * Quand l'Ide se cherchait un refuge, elle devait tre vermoulue, puisqu'elle n'a trouv que l'hospitalit du cerveau. * Technique que nous pratiquons nos dpens, la psychanalyse dgrade nos risques, nos dangers, nos gouffres; elle nous dpouille de nos impurets, de tout ce qui nous rendait curieux de nousmmes. * Qu'il y ait ou non une solution aux problmes, cela ne trouble qu'une minorit; que les sentiments n'aient point d'issue, ne dbouchent sur rien, se perdent en eux-mmes, voil le drame inconscient de tous, l'insoluble affectif dont chacun souffre sans y rflchir.

Syllogismes de l'amertume

14

* C'est porter atteinte une ide que de l'approfondir : c'est lui ter le charme, voire la vie... * Avec un peu plus de chaleur dans le nihilisme, il me serait possible en niant tout de secouer mes doutes et d'en triompher. Mais je n'ai que le got de la ngation, je n'en ai pas la grce. *Avoir prouv la fascination des extrmes, et s'tre arrt quelque part entre le dilettantisme et la

dynamite! * C'est l'Intolrable, et non point l'volution, qui devrait tre le dada de la biologie. * Ma cosmogonie ajoute au chaos primordial une infinit de points suspensifs. * Avec chaque ide qui nat en nous, quelque chose en nous pourrit. * Tout problme profane un mystre; son tour, le problme est profan par sa solution. *Le pathtique trahit une profondeur de mauvais got; de mme cette volupt de la sdition o se

complurent un Luther, un Rousseau, un Beethoven, un Nietzsche. Les grands accents, plbianisme des solitaires... * Ce besoins de remords qui prcde le Mal, que dis-je! qui le cre... *Supporterais-je une seule journe, sans cette charit de ma folie qui me promet le Jugement

dernier pour le lendemain? * Nous souffrons : le monde extrieur commence exister...; nous souffrons trop : il s'vanouit. La douleur ne le suscite que pour en dmasquer l'irralit. * La pense qui s'affranchit de tout parti pris se dsagrge, et imite l'incohrence et l'parpillement des choses qu'elle veut saisir. Avec des ides fluides , on s'tend sur la ralit, on l'pouse; on ne l'explique pas. Ainsi, on paye cher le systme dont on n'a pas voulu.

Syllogismes de l'amertume

15

* Le Rel me donne de l'asthme. * Il nous rpugne de mener jusqu'au bout une pense dprimante, ft-elle inattaquable; nous luirsistons au moment o elle affecte nos entrailles, o elle devient malaise, vrit et dsastre de la

chair. Je n'ai jamais lu un sermon de Bouddha ou une page de Schopenhauer sans broyer du rose... * On rencontre la Subtilit : chez les thologiens. Ne pouvant prouver ce qu'ils avancent, ils sont tenus de pratiquer tant de distinctions qu'elles garent l'esprit : ce qu'ils veulent. Quelle virtuosit ne faut-il pas pour classer les anges par dizaines d'espces! N'insistons pas sur Dieu : son infini , en les usant, a fait tomber en dliquescence nombre de cerveaux; chez les oisifs, chez les mondains, chez les races nonchalantes, chez tous ceux qui se nourrissent de mots. La conversation mre de la subtilit... Pour y avoir t insensibles, les Allemands se sont engloutis dans la mtaphysique. Mais les peuples bavards, les Grecs anciens et les Franais, rompus aux grces de l'esprit, ont excell dans la technique des riens; chez les perscuts. Astreints au mensonge, la ruse, la resquille, ils mnent une vie double et fausse : l'insincrit par besoin excite l'intelligence. Srs d'eux, les Anglais sont endormants : ils payent ainsi les sicles de libert o ils purent vivre sans recourir l'astuce, au sourire sournois, aux expdients. On comprend pourquoi, l'antipode, les Juifs ont le privilge d'tre le peuple le plus veill; chez les femmes. Condamnes la pudeur, elles doivent camoufler leurs dsirs, et mentir : lemensonge est une forme de talent, alors que le respect de la vrit va de pair avec la grossiret

et la lourdeur; chez les tars qui ne sont pas interns..., chez ceux dont rverait un code pnal idal. * Jeune encore, on s'essaie la philosophie, moins pour y chercher une vision qu'un stimulant; on s'acharne sur les ides, on devine le dlire qui les a produites, on rve de l'imiter et de l'exagrer. L'adolescence se complat la jonglerie des altitudes; dans un penseur, elle aime le saltimbanque; dans Nietzsche, nous aimions Zarathoustra, ses poses, sa clownerie mystique, vraie foire des cimes... Son idoltrie de la force relve moins d'un snobisme volutionniste que d'une tension intrieure qu'il a projet au-dehors, d'une ivresse qui interprte le devenir, et l'accepte. Une image fausse de la vie et de l'histoire devait en rsulter. Mais il fallait passer par l, par l'orgie philosophique, par le culte de la vitalit. Ceux qui s'y sont refuss ne connatront jamais le retombement, l'antipode et les grimaces de ce culte; ils resteront ferms aux sources de la dception. Nous avions cru avec Nietzsche la prennit des transes; grce la maturit de notre cynisme, nous sommes alls plus loin que lui. L'ide de surhomme ne nous parat plus qu'une lucubration;elle nous semblait aussi exacte qu'une donne d'exprience. Ainsi l'enchanteur de notre jeunesse

s'efface. Mais qui de lui s'il fut plusieurs demeure encore? C'est l'expert en dchances, lepsychologue, psychologue agressif, point seulement observateur comme les moralistes. Il scrute en

Syllogismes de l'amertume

16

ennemi et il se cre des ennemis. Mais ses ennemis il les tire de soi, comme les vices qu'il dnonce.S'acharne-t-il contre les faibles? il fait de l'introspection; et quand il attaque la dcadence, il dcritson tat. Toutes ses haines se portent indirectement contre lui-mme. Ses dfaillances, il les

proclame et les rige en idal; s'il s'excre, le christianisme ou le socialisme en ptit. Son diagnostic du nihilisme est irrfutable : c'est qu'il est lui-mme nihiliste, et qu'il l'avoue. Pamphltaire amoureux de ses adversaires, il n'aurait pu se supporter s'il n'avait combattu avec soi, contre soi, s'il n'avait plac ses misres ailleurs, dans les autres : il s'est veng sur eux de ce qu'il tait. Ayant

pratiqu la psychologie en hros, il propose, aux passionns d'Inextricable, une diversit d'impasses.Nous mesurons sa fcondit aux possibilits qu'il nous offre de le renier continuellement sans l'puiser. Esprit nomade, il s'entend varier ses dsquilibres. Sur toutes choses, il a soutenu le pour et le contre : c'est l le procd de ceux qui s'adonnent la spculation faute de pouvoir crire des tragdies, de s'parpiller en de multiples destins. Toujours est-il qu'en talant ses hystries, Nietzsche nous a dbarrasss de la pudeur des ntres; ses misrent nous furent salutaires. Il a ouvert

l'ge des complexes . *Le philosophe gnreux oublie ses dpens que d'un systme seules survivent les vrits

nuisibles. *A l'ge o, par inexprience, on prend got la philosophie, je dcidai de faire une thse comme tout le monde. Quel sujet choisir? J'en voulais un la fois rebattu et insolite. Lorsque je crus l'avoir

trouv, je me htai de le communiquer mon matre. Que penseriez-vous d'une Thorie gnrale des larmes? Je me sens de taille y travailler. C'est possible, me dit-il, mais vous aurez fort faire pour trouver une bibliographie. Qu' cela ne tienne. L'Histoire tout entire m'appuiera de son autorit, lui rpondis-je d'un ton d'impertinence et de triomphe.Mais comme, impatient, il me jetait un regard de ddain, je rsolus sur le coup de tuer en moi le

disciple. *En d'autres temps, le philosophe qui n'crivait pas mais rflchissait n'encourait pas le mpris; depuis que l'on se prosterne devant l'efficace, l'oeuvre est devenue l'absolu du vulgaire; ceux qui n'en produisent pas sont considrs comme rats Mais ces rats eussent t les sages d'un

autre temps; ils rachteront le ntre pour n'y avoir pas laiss de trace. * Vient l'heure o le sceptique, aprs avoir mis tout en question, n'a plus de quoi douter; et c'est alors qu'il suspend pour de bon son jugement. Que lui reste-t-il? S'amuser ou s'engourdir, la frivolit ou l'animalit. * Plus d'une fois il m'est advenu d'entrevoir l'automne du cerveau, le dnouement de la conscience, la dernire scne de la raison, puis une lumire qui me glaait le sang! * Vers une sagesse vgtale : j'abjurerais toutes mes terreurs pour le sourire d'un arbre...

Syllogismes de l'amertume

17

Temps et anmie

Qu'elle m'est proche cette vieille folle qui courait aprs le temps, qui voulait rattraper un

morceau de temps! *Il existe un rapport entre la dficience de notre sang et notre dpaysement dans la dure : tant de

globules blancs, tant d'instants vides... Nos tats conscients ne procdent-ils-pas de la dcoloration de nos dsirs? * Surpris en plein midi par la frayeur dlicieuse du vertige, quoi l'attribuer? au sang, l'azur? ou l'anmie, situe mi-chemin entre les deux? * La pleur nous montre jusqu'o le corps peut comprendre l'me. * Avec tes veines charges de nuits, tu n'as pas plus ta place parmi les hommes qu'une pitaphe au milieu d'un cirque. * Au plus fort de l'Incuriosit, on pense une bonne crise d'pilepsie comme une terre promise. * On se ruine d'autant plus une passion que l'objet en est plus diffus; la mienne fut l'Ennui : j'ai succomb son imprcision. * Le temps m'est interdit. Ne pouvant en suivre la cadence, je m'y accroche ou le contemple, mais n'y suis jamais : il n'est pas mon lment. Et c'est en vain que j'espre un peu du temps de tout le monde! * La leucmie est le jardin o fleurit Dieu. *Si la foi, la politique ou la bestialit entament le dsespoir, tout laisse intacte la mlancolie : elle

ne saurait cesser qu'avec notre sang. * L'ennui est une angoisse larvaire; le cafard, une haine rveuse.

Syllogismes de l'amertume

18

* Nos tristesses prolongent le mystre qu'bauche le sourire des momies. * Utopie noire, l'anxit seule nous fournit des prcisions sur l'avenir. * Vomir? prier? L'Ennui nous fait monter vers un ciel de Crucifixion qui nous laisse dans la bouche un arrire-got de saccharine. *J'ai longtemps cru aux vertus mtaphysiques de la Fatigue : il est vrai qu'elle nous plonge

jusqu'aux racines du Temps; mais qu'en rapportons-nous? Quelques fadaises sur l'ternit. * Je suis comme une marionnette casse dont les yeux seraient tombs l'intrieur. Ce propos d'un malade mental pse plus lourd que l'ensemble des uvres d'introspection. *Quand tout s'affadit autour de nous, quel tonique que la curiosit de savoir comment nous

perdrons la raison! * S'il nous tait loisible de quitter notre gr le nant de l'apathie, pour le dynamisme du remords! *Auprs de l'ennui qui m'attend, celui qui m'habite me parat si agrablement insupportable que je

tremble d'en puiser la terreur. * Dans un monde sans mlancolie, les rossignols se mettraient roter. * Quelqu'un emploie-t-il tout propos le mot vie ? sachez que c'est un malade. * L'intrt que nous portons au Temps mane d'un snobisme de l'Irrparable. * Pour s'initier la tristesse, l'artisanat du Vague, certains mettent une seconde, d'autres une vie. *

Syllogismes de l'amertume

19

Maintes fois je me suis retir dans cette chambre de dbarras qu'est le Ciel, maintes fois j'ai cder au besoin d'touffer en Dieu! * Je ne suis moi-mme qu'au-dessus ou au-dessous de moi, dans la rage ou l'abattement; mon niveau habituel, j'ignore que j'existe. * Il n'est pas ais d'acqurir une nvrose; qui y russit dispose d'une fortune que tout fait prosprer : les succs comme les dfaites. * Nous ne pouvons agir qu'en fonction d'une dure limite : une journe, une semaine, un mois, un an, dix ans ou une vie. Que si, par malheur, nous rapportons nos actes au Temps, temps et actes s'vaporent : et c'est l'aventure dans le rien, la gense du Non. * Tt ou tard, chaque dsir doit rencontrer sa lassitude : sa vrit... * Conscience du temps : attentat au temps... * Grce la mlancolie cet alpinisme des paresseux nous escaladons de notre lit tous les sommets et rvons au-dessus de tous les prcipices. * S'ennuyer c'est chiquer du temps. * Le fauteuil, ce grand responsable, ce promoteur de notre me . * Je prends une rsolution debout; je m'allonge et l'annule. * On s'accommoderait aisment des chagrins si la raison ou le foie n'y succombait. *J'ai cherch en moi mon propre modle. Pour ce qui est de l'imiter, je m'en suis remis la

dialectique de l'indolence. Il est tellement plus agrable de ne pas se russir. *

Syllogismes de l'amertume

20

Avoir ddi l'ide de mort toutes les heures qu'un mtier aurait rclames... Les dbordementsmtaphysiques sont le propre des moines, des dbauchs et des clochards. Un emploi et fait de

Bouddha mme un simple mcontent. *Obligez les hommes s'allonger pendant des jours et des jours : les canaps russiraient o les

guerres et les slogans ont chou. Car les oprations de l'Ennui dpassent, en efficacit, celles des armes et des idologies. * Nos dgots? Dtours du dgot de nous-mmes. *Quand je surprends en moi un mouvement de rvolte, j'avale un somnifre ou consulte un

psychiatre. Tous les moyens sont bons pour celui qui poursuit l'Indiffrence sans y tre prdispos. * Prmisse des fainants, de ces mtaphysiciens ns, le Vide est la certitude que dcouvrent, au bout de leur carrire, et comme rcompense leurs dceptions, les braves gens et les philosophes de mtier. *A mesure que nous liquidons nos hontes, nous jetons nos masques. Le jour arrive o notre jeu s'arrte : plus de hontes, plus de masques. Et plus de public. Nous avons trop prsum de nos

secrets, de la vitalit de nos misres. * J'ai journellement des aparts avec mon squelette, et cela, jamais ma chair ne me le pardonnera. * Ce qui perd la joie, c'est son manque de rigueur; contemplez, d'autre part, la logique du fiel... * Si une seule fois tu fus triste sans motif, tu l'as t toute ta vie sans le savoir. * Je vadrouille travers les jours comme une putain dans un monde sans trottoirs. * On ne lie partie avec la vie que lorsqu'on dit de tout cur une banalit. * Entre l'Ennui et l'Extase se droule toute notre exprience du temps.

Syllogismes de l'amertume

21

* Votre vie a-t-elle abouti? Vous ne connatrez jamais l'orgueil. * Nous nous retranchons derrire notre visage; le fou se trahit par le sien. Il s'offre, se dnonce auxautres. Ayant perdu son masque, il publie son angoisse, l'impose au premier venu, affiche ses

nigmes. Tant d'indiscrtion irrite. Il est normal qu'on le ligote et qu'on l'isole. * Toutes les eaux sont couleur de noyade. *Soit passion du remords, soit insensibilit, je n'ai rien entrepris pour sauver le peu d'absolu que

renferme ce monde. * Le Devenir : une agonie sans dnouement. * Au rebours des plaisirs, les douleurs ne conduisent pas la satit. Il n'est point de lpreux blas. * La tristesse : un apptit qu'aucun malheur ne rassasie. * Rien ne nous flatte tant que l'obsession de la mort; l'obsession, et non la mort. *Ces heures o il me semble inutile de me lever aiguisent ma curiosit des Incurables. Rivs leur lit, et l'Absolu, qu'ils doivent en savoir long sur les choses! Mais je ne me rapproche d'eux que par

les virtuosits de la torpeur, par les ruminations de la grasse matine. *Tant que l'ennui se borne aux affaires du cur tout est encore possible; qu'il se rpande dans la

sphre du jugement, c'en est fait de nous. *Nous ne mditons gure debout, encore moins en marchant. C'est de notre acharnement garder la position verticale que l'Action est ne; ainsi, pour protester contre ses mfaits, devrions-nous

imiter le maintien des cadavres. *

Syllogismes de l'amertume

22

Le Dsespoir est le toupet du malheur, une forme de provocation, une philosophie pour poques indiscrtes. * On ne redoute plus le lendemain, lorsqu'on apprend puiser pleines mains dans le Vide. L'ennui opre des prodiges : il convertit la vacuit en substance, il est lui-mme vide nourricier. *Plus je vieillis, moins je me plais faire mon petit Hamlet. Dj je ne sais plus, l'gard de la

mort, quel tourment prouver...

Syllogismes de l'amertume

23

Occident

Orgueil moderne : j'ai perdu l'amiti d'un homme que j'estimais, pour m'tre acharn lui rpter que j'tais plus dgnr que lui... * C'est en vain que l'Occident se cherche une forme d'agonie digne de son pass. *Don Quichotte reprsente la jeunesse d'une civilisation : il s'inventait des vnements; nous ne

savons comment chapper ceux qui nous pressent. * L'Orient s'est pench sur les fleurs et le renoncement. Nous lui opposons les machines et l'effort, et cette mlancolie galopante, dernier sursaut de l'Occident. * Quelle tristesse de voir des grandes nations mendier un supplment d'avenir! * Notre poque sera marque par le romantisme des apatrides. Dj se forme l'image d'un univers o plus personne n'aura droit de cit. Dans tout citoyen d'aujourd'hui gt un mtque futur. * Mille ans de guerre consolidrent l'Occident; un sicle de psychologie l'a rduit aux abois. * Par les sectes, la foule participe l'Absolu et un peuple manifeste sa vitalit. Ce furent elles qui prparrent, en Russie, la Rvolution et le dluge slave. Depuis que le catholicisme prsente une belle rigueur, la sclrose le gagne; sa carrire n'est pas finie pour autant : il lui reste porter le deuil de la latinit. * Notre mal tant le mal de l'histoire, de l'clipse de l'histoire, force nous est de renchrir sur le motde Valry, d'en aggraver la porte : nous savons maintenant que la civilisation est mortelle, que

nous galopons vers des horizons d'apoplexie, vers les miracles du pire, vers l'ge d'or de l'effroi. *Par l'intensit de ses conflits, le XVIe sicle nous est plus proche qu'aucun autre; mais je ne vois

pas de Luther, de Calvin en notre temps. Compars ces gants, et leurs contemporains, nous sommes des pygmes promus, par la fatalit du savoir, un destin monumental. Si l'allure nous

Syllogismes de l'amertume

24

fait dfaut, nous marquons toutefois un point sur eux : dans leurs tribulations, ils avaient le recours,la lchet de se compter parmi les lus. La Prdestination, seule ide chrtienne encore tentante,

gardait pour eux sa double face. Pour nous, il n'y a plus d'lus. *coutez les Allemands et les Espagnols s'expliquer : ils feront rsonner vos oreilles toujours la mme rengaine : tragique, tragique... C'est leur manire de vous faire comprendre leurs calamits ou

leurs stagnations, leur faon d'aboutir...Tournez-vous vers les Balkans; vous entendrez tout propos : destin, destin... Par quoi des peuples, trop prs de leurs origines, camouflent leurs tristesses inoprantes. C'est la discrtion des

troglodytes. * Au contact des Franais, on apprend tre malheureux gentiment. * Les peuples qui n'ont pas le got des balivernes, de la frivolit et de l'-peu-prs, qui vivent dansleurs exagrations verbales, sont une catastrophe pour les autres et pour eux-mmes. Ils

s'appesantissent sur des riens, mettant du srieux dans l'accessoire et du tragique dans le menu. Qu'ils s'encombrent encore d'une passion pour la fidlit et d'une dtestable rpugnance trahir, on ne peut plus rien esprer d'eux, sinon leur ruine. Pour corriger leurs mrites, pour remdier leur profondeur, il faut les convertir au Midi et leur inoculer le virus de la farce. Si Napolon avait occup l'Allemagne avec des Marseillais, la face du monde et t tout autre. * Pourra-t-on mridionaliser les peuples graves? L'avenir de l'Europe est suspendu cette question. Si les Allemands se remettent travailler comme nagure, l'Occident est perdu; de mme si les Russes ne retrouvent pas leur vieille amour de la paresse. Il faudrait dvelopper chez les uns et les autres le got du farniente, de l'apathie et de la sieste, leur faire miroiter les dlices de l'avachissement et de la versatilit.... A moins de nous rsigner aux solutions que la Prusse, ou la Sibrie, infligerait notre

dilettantisme. * Point d'volution ni d'lan qui ne soient destructeurs, du moins leurs moments d'intensit. Le devenir d'Hraclite brave les temps; celui de Bergson rejoint les tentatives ingnues et les vieilleries philosophiques. * Heureux ces moines qui, vers la fin du Moyen Age, couraient de ville en ville annoncer la fin dumonde! Leurs prophties tardaient-elles s'accomplir? Qu'importe! Ils pouvaient se dchaner,

donner libre carrire leurs effarements, s'en dcharger sur les foules; thrapeutique illusoire dans un ge comme le ntre o la panique, entre dans les murs, a perdu ses vertus. * Pour manier les hommes, il faut pratiquer leurs vices et en rajouter. Voyez les papes : tant qu'ils forniquaient, s'adonnaient l'inceste et assassinaient, ils dominaient le sicle; et l'glise tait toute puissante. Depuis qu'ils en respectent les prceptes, ils ne font que dchoir ; l'abstinence, comme la

Syllogismes de l'amertume

25

modration, leur aura t fatale; devenus respectables, plus personne ne les craint. Crpuscule difiant d'une institution. *Le prjug de l'honneur est le fait d'une civilisation rudimentaire. Il disparat avec l'avnement de

la lucidit, avec le rgne des lches, de ceux qui, ayant tout compris , n'ont plus rien dfendre. *Pendant trois sicles, l'Espagne a gard jalousement le secret de l'Inefficacit; ce secret,

l'Occident tout entier le possde aujourd'hui; il ne l'a pas drob, il l'a dcouvert par ses propres efforts, par introspection. * Par la barbarie, Hitler a essay de sauver toute une civilisation. Son entreprise fut un chec; elle n'en est pas moins la dernire initiative de l'Occident. Sans doute, ce continent aurait mrit mieux. A qui la faute s'il n'a pas su produire un monstre d'une autre qualit? * Rousseau fut un flau pour la France, comme Hegel pour l'Allemagne. Aussi indiffrente l'hystrie qu'aux systmes, l'Angleterre a compos avec la mdiocrit; sa philosophie a tabli la valeur de la sensation; sa politique, celle de l'affaire. L'empirisme fut sa rponse aux lucubrations du Continent; le Parlement, son dfi l'utopie, la pathologie hroque. Point d'quilibre politique sans nullits de bon aloi. Qui provoque les catastrophes? Les possds de la bougeotte, les impuissants, les insomniaques, les artistes rats qui ont port couronne, sabre ou uniforme, et, plus qu'eux tous, les optimistes, ceux qui esprent sur le dos des autres. * Il n'est pas lgant d'abuser de la malchance; certains individus, comme certains peuples, s'y complaisent tant, qu'ils dshonorent la tragdie. * Les esprits lucides, pour donner un caractre officiel leur lassitude et l'imposer aux autres,devraient se constituer en une Ligue de la Dception. Ainsi russiraient-ils peut-tre attnuer la

pression de l'histoire, rendre l'avenir facultatif... * Tour tour j'ai ador et excr nombre de peuples; jamais il ne me vint l'esprit de renier l'Espagnol que j'eusse aim tre... * I. Instincts vacillants, croyances avaries, marottes et radotages. Partout des conqurants la retraite, des rentiers de l'hrosme, en face de jeunes Alaric qui guettent les Rome et les Athnes, partout des paradoxes de lymphatiques. Autrefois les boutades de salon traversaient les pays, droutaient la sottise ou l'affinaient. L'Europe, coquette et intraitable, tait dans la fleur de l'ge; dcrpite aujourd'hui, elle n'excite plus personne. Des barbares cependant attendent d'en hriter les dentelles et s'irritent de sa longue agonie.

Syllogismes de l'amertume

26

II. France, Angleterre, Allemagne; Italie peut-tre. Le reste... Par quel accident s'arrte unecivilisation? Pourquoi la peinture hollandaise ou la mystique espagnole ne fleurirent-elles qu'un instant? Tant de peuples qui survcurent leur gnie! Aussi leur dclassement est-il tragique; mais celui de la France, de l'Allemagne et de l'Angleterre tient d'un irrparable interne, de l'achvementd'un processus, d'un devoir men bien; il est naturel, explicable, mrit. Pouvait-il en tre autrement? Ces pays ont prospr et se sont ruins ensemble, par esprit de concurrence, de

fraternit, et de haine; cependant, sur le reste du globe, la pgre frache emmagasinait des nergies, se multipliait et attendait. Des tribus aux instincts imprieux s'agglutinent pour former une grande puissance; vient le moment o, rsignes et branlantes, elles soupirent aprs un rle subalterne. Quand on n'envahit plus, on consent tre envahi. Le drame d'Annibal fut de natre trop tt; quelques sicles plus tard, il et trouv les portes de Rome ouvertes. L'Empire tait vacant, comme l'Europe de nos jours. III. Nous avons tous got au mal de l'Occident. L'art, l'amour, la religion, la guerre, nousen savons trop pour y croire encore; et puis, tant de sicles s'y usrent... L'poque du fini dans la

plnitude est rvolue; la matire des pomes? Extnue. Aimer? la racaille mme rpudie le sentiment . La pit? Fouillez les cathdrales : ne s'y agenouille plus que l'ineptie. Qui veut encore combattre? Le hros est prim; seul le carnage impersonnel a cours. Nous sommes des fantoches clairvoyants, tout juste propres faire des simagres devant l'irrmdiable. L'Occident? Un possible sans lendemain. IV. Ne pouvant dfendre nos astuces contre les muscles, nous allons tre de moins en moins utilisables a quelque fin que ce soit : le premier venu nous ligotera. Contemplez l'Occident : il dborde de savoir, de dshonneur et de flemme. A ceci devaient aboutir les croiss, les chevaliers, les pirates, la stupeur d'une mission accomplie. Lorsque Rome repliait ses lgions, elle ignorait l'Histoire, et les leons des crpuscules. Tel n'est point notre cas. Quel sombre Messie va s'abattre sur nous! * Quiconque, par distraction ou incomptence, arrte tant soit peu l'humanit dans sa marche, en est le bienfaiteur. * Le catholicisme n'a cre l'Espagne que pour mieux l'touffer. C'est un pays o l'on voyage pour admirer l'glise, et pour deviner le plaisir qu'il peut y avoir assassiner un cur. *L'Occident fait des progrs, il arbore timidement son gtisme, et dj j'envie moins ceux qui,

ayant vu Rome sombrer, croyaient jouir d'une dsolation unique, intransmissible. * Les vrits de l'humanisme, la confiance en l'homme et le reste, n'ont encore qu'une vigueur de fictions, qu'une prosprit d'ombres. L'Occident tait ces vrits; il n'est plus que ces fictions, que ces ombres. Aussi dmuni qu'elles, il ne lui est pas donn de les vrifier. Il les trane, les expose, mais ne les impose plus; elles ont cess d'tre menaantes. Aussi, ceux qui s'accrochent l'humanisme se servent-ils d'un vocable extnu, sans support affectif, d'un vocable spectral. * Aprs tout, ce continent n'a peut-tre pas jou sa dernire carte. S'il se mettait dmoraliser le reste du monde, y rpandre ses relents? Ce serait pour lui une manire de conserver encore son prestige et d'exercer son rayonnement.

Syllogismes de l'amertume

27

* Dans l'avenir, si l'humanit doit se recommencer, elle le fera avec ses dchets, avec les mongolsde partout, avec la lie des continents; une civilisation caricaturale se dessinera, laquelle ceux qui produisirent la vritable assisteront impuissants, honteux, prostrs, pour, en dernier lieu, se rfugier

dans l'idiotie o ils oublieront l'clat de leurs dsastres.

Syllogismes de l'amertume

28

Le cirque de la solitude

INul ne peut veiller sur sa solitude s'il ne sait se rendre odieux. * Je ne vis que parce qu'il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l'ide du suicide, je me serais tu depuis toujours. * Le scepticisme qui ne contribue pas la ruine de notre sant n'est qu'un exercice intellectuel. * Nourrir dans le dnuement une hargne de tyran, touffer sous une cruaut rentre, se har, faute de subalternes massacrer, d'empire pouvanter, tre un Tibre pauvre... * Ce qui irrite dans le dsespoir, c'est son bien-fond, son vidence, sa documentation : c'est du reportage. Examinez, au contraire, l'espoir, sa gnrosit dans le faux, sa manire d'affabuler, sonrefus de l'vnement : une aberration, une fiction. Et c'est dans cette aberration que rside la vie, et

de cette fiction qu'elle s'alimente. * Csar? Don Quichotte? Lequel des deux, dans ma prsomption, voulais-je prendre comme modle? Il n'importe. Le fait est qu'un jour, d'une contre lointaine, je partis la conqute du monde, de toutes les perplexits du monde... * Lorsque d'une mansarde je considre la cit, il me semble tout aussi honorable d'y tre sacristain que souteneur. * S'il me fallait renoncer mon dilettantisme, c'est dans le hurlement que je me spcialiserais. * On cesse d'tre jeune au moment o l'on ne choisit plus ses ennemis, o l'on se contente de ceux qu'on a sous la main. * Toutes nos rancunes viennent de ce que, rests au-dessous de nous-mmes, nous n'avons pu nous rejoindre. Cela nous ne le pardonnerons jamais aux autres.

Syllogismes de l'amertume

29

* A la drive dans le Vague, je m'accroche au moindre chagrin comme une planche de salut. * Voulez-vous multiplier les dsquilibrs, aggraver les troubles mentaux, construire des maisons d'alins dans tous les coins de la ville? Interdisez le juron. Vous comprendrez alors ses vertus libratrices, sa fonction thrapeutique, la supriorit de sa mthode sur celle de la psychanalyse, des gymnastiques orientales ou de l'glise, vous comprendrez surtout que c'est grce ses merveilles, son assistance de chaque instant que la plupart de nous doivent de n'tre ni criminels ni fous. * Nous naissons avec une telle capacit d'admirer que dix autres plantes ne sauraient l'puiser; la terre y russit d'office. * Se lever en thaumaturge rsolu peupler sa journe de miracles, et puis retomber sur son lit pour remcher jusqu'au soir des ennuis d'amour et d'argent... * J'ai perdu au contact des hommes toute la fracheur de mes nvroses. * Rien ne trahit tant le vulgaire que son refus d'tre du. * Quand je n'ai pas un sou en poche, je m'efforce d'imaginer le ciel de la lumire sonore qui constitue, selon le bouddhisme japonais, une des tapes que le sage doit franchir pour surmonter le monde, et peut-tre l'argent, ajouterai-je. * De toutes les calomnies la pire est celle qui vise notre paresse, qui en conteste l'authenticit. * Dans mon enfance, nous nous amusions, mes camarades et moi, regarder les fossoyeurs au travail. Parfois il nous passait un crne avec lequel nous jouions au football. C'tait pour nous une joie que nulle pense funbre ne venait ternir. Pendant bien des annes, j'ai vcu dans un milieu de curs ayant leur actif mille et mille extrme-onctions; pourtant, je n'en ai connu aucun qui ft intrigu par la Mort. Plus tard je devaiscomprendre que le seul cadavre dont nous puissions tirer quelque profit est celui qui se prpare en

nous. * Sans Dieu tout est nant; et Dieu? Nant suprme.

Syllogismes de l'amertume

30

IILe dsir de mourir fut mon seul et unique souci; je lui ai tout sacrifi, mme la mort. * Pour peu qu'un animal se dtraque, il commence ressembler l'homme. Regardez un chien furieux ou aboulique : on dirait qu'il attend son romancier ou son pote. * Toute exprience profonde se formule en termes de physiologie. *D'un caractre, la flatterie fait une marionnette, et, un instant, sous sa douceur, les yeux les plus vifs prennent une expression bovine. S'insinuant plus loin que la maladie, et altrant, en gale mesure, les glandes, les entrailles et l'esprit, elle est la seule arme dont nous disposions pour asservir

nos semblables, les dmoraliser et les corrompre. * Dans le pessimiste se concertent une bont inefficace et une mchancet inassouvie. * J'ai expdi Dieu par besoin de recueillement, je me suis dbarrass d'un dernier fcheux. *Plus les malheurs nous entourent, plus ils nous rendent futiles : notre dmarche mme en est change. Ils nous invitent parader, ils touffent notre personne pour veiller en nous le

personnage. *... N'et t l'impertinence de me croire l'tre le plus malheureux de la terre, il y a longtemps que

je me serais effondr. *C'est une grande injure l'homme de penser que, pour se dtruire, il aurait besoin d'un adjuvant, d'un destin... N'a-t-il pas dj dpens le plus clair de soi-mme liquider sa propre lgende? Dans ce refus de durer, dans cette horreur de soi, rside son excuse ou, comme on disait autrefois, sa

grandeur. * Pourquoi nous retirer et abandonner la partie, quand il nous reste tant d'tres dcevoir? *

Syllogismes de l'amertume

31

Les passions, les accs de foi, les intolrances, quand j'y suis sujet, je descendrais volontiers dans la rue me battre et mourir, en partisan du Vague, en forcen du Peut-tre... *Tu as rv d'incendier l'univers, et tu n'as pas mme russi communiquer ta flamme aux mots,

en allumer un seul! * Mon dogmatisme s'tant coul en jurons, que puis-je faire d'autre qu'tre sceptique? * Au beau milieu d'tudes srieuses, je dcouvris que j'allais mourir un jour...; ma modestie en fut branle. Convaincu qu'il ne me restait plus rien apprendre, j'abandonnai mes tudes pour mettre le monde au courant d'une si remarquable dcouverte. * Esprit positif qui a mal tourn, le Dmolisseur croit, dans sa candeur, que les vrits valent la peine d'tre dtruites. C'est un technicien rebours, un pdant du vandalisme, un vangliste gar. * En vieillissant on apprend troquer ses terreurs contre des ricanements. * Ne me demandez plus mon programme : respirer, n'en est-ce pas un? * La meilleur manire de nous loigner des autres est de les inviter jouir de nos dfaites; aprs, nous sommes srs de les har pour le reste de nos jours. * Vous devriez travailler, gagner votre vie, rassembler vos forces. Mes forces? Je les ai gaspilles, je les ai toutes employes effacer en moi les vestiges de Dieu... Et maintenant je serai pour toujours inoccup. * Tout acte flatte l'hyne en nous. *Au plus profond de nos dfaillances, nous saisissons tout coup l'essence de la mort;

perception limite, rebelle l'expression; droute mtaphysique que les mots ne sauraient perptuer.Cela explique pourquoi, sur ce thme, les interjections d'une vieille illettre nous clairent

davantage que le jargon d'un philosophe. *

Syllogismes de l'amertume

32

La nature n'a cre les individus que pour soulager la Douleur, pour l'aider s'parpiller leurs dpens. *Alors qu'il faut la sensibilit d'un corch ou une longue tradition de vice pour associer au plaisir la conscience du plaisir, la douleur et la conscience de la douleur se confondent mme chez

l'imbcile. * Escamoter la souffrance, la dgrader en volupt, supercherie de l'introspection, mange des dlicats, diplomatie du gmissement. * A changer si souvent d'attitude l'gard du soleil, je ne sais plus sur quel pied le traiter. * On ne dcouvre une saveur aux jours que lorsqu'on se drobe l'obligation d'avoir un destin. * Plus les hommes me sont indiffrents, plus ils me troublent; et quand je les mprise, je ne puis les approcher sans bgayer. * Si on pressait le cerveau d'un fou, le liquide qui en sortirait paratrait du sirop auprs du fiel que scrtent certaines tristesses. * Que personne n'essaie de vivre s'il n'a fait son ducation de victime. * Plus encore qu'une raction de dfense, la timidit est une technique, sans cesse perfectionne par la mgalomanie des incompris. *Lorsqu'on n'a pas eu la chance d'avoir des parents alcooliques, il faut s'intoxiquer toute sa vie

pour compenser la lourde hrdit de leurs vertus. * Peut-on parler honntement d'autre chose que de Dieu ou de soi?

IIIL'odeur de la crature nous met sur la piste d'une divinit ftide.

Syllogismes de l'amertume

33

* Si l'Histoire avait un but, notre sort, nous autres qui n'avons rien accompli, combien il seraitlamentable! Mais dans le non-sens gnral, nous nous dressons, roulures inefficaces, canailles fires

d'avoir eu raison. *Quelle inquitude lorsqu'on n'est pas sr de ses doutes, et que l'on se demande : sont-ce

vritablement des doutes? *Qui n'a pas contredit ses instincts, qui ne s'est pas impos une longue priode d'ascse sexuelle,

ou n'a point connu les dpravations de l'abstinence, sera ferm au langage du crime comme celui de l'extase : il ne comprendra jamais les obsessions du marquis de Sade ni celles de saint Jean de la Croix. * Le moindre assujettissement, ft-ce au dsir de mourir, dmasque notre fidlit l'imposture du moi . *Quand vous subissez la tentation du Bien, allez au march, choisissez dans la foule une vieille, la

plus dshrite, et marchez-lui sur les pieds. Sa verve excite, vous la regarderez sans lui rpondre, pour qu'elle puisse, grce au frisson que donne l'abus de l'adjectif, connatre enfin un moment d'aurole. * A quoi bon se dfaire de Dieu pour retomber en soi? A quoi bon cette substitution de charognes? * Le mendiant est un pauvre qui, impatient d'aventures, a abandonn la pauvret pour explorer les jungles de la piti. * On ne peut viter les dfauts des hommes sans fuir, par l mme, leurs vertus. Ainsi on se ruine par la sagesse. * Sans l'espoir d'une douleur plus grande, je ne pourrais supporter celle du moment, ft-elle infinie. * Esprer, c'est dmentir l'avenir. *

Syllogismes de l'amertume

34

De toute ternit, Dieu a choisi pour nous, jusqu' nos cravates. * Point d'action ni de russite sans une attention totale aux causes secondaires. La vie est une occupation d'insecte. * La tnacit que j'ai dploye combattre la magie du suicide m'et largement suffi faire mon salut, me pulvriser en Dieu. * Quand rien ne nous aiguillonne plus, le cafard est l, dernier stimulant. Ne sachant plus nousen passer, nous le poursuivons dans le divertissement comme dans l'oraison. Et tant nous redoutons

d'en tre privs, que Donnez-nous notre cafard quotidien devient le refrain de nos attentes et de nos implorations. * Quelque intime que l'on soit des oprations de l'esprit, on ne peut penser plus de deux ou trois minutes par jour; moins que, par got ou profession, l'on ne s'exerce, pendant des heures, brutaliser les mots pour en extraire des ides. L'intellectuel reprsente la disgrce majeure, l'chec culminant de l'homo sapiens. * Ce qui me donne l'illusion de n'avoir jamais t dupe, c'est que je n'ai rien aim sans du mme coup le har. *Nous avons beau tre verss dans la satit, nous resterons les caricatures de notre prcurseur, de Xerxs. N'est-ce pas lui qui promit par dit une rcompense celui qui inventerait une volupt

nouvelle? C'est l le geste le plus moderne de l'antiquit. *Plus un esprit court de dangers, plus il ressent le besoin de paratre superficiel, de se donner un

air de frivolit, et de multiplier les malentendus son sujet. * Pass la trentaine, on ne devrait pas plus s'intresser aux vnements qu'un astronome aux potins. * L'idiot seul est quip pour respirer. * Avec l'ge, ce ne sont pas tant nos facults intellectuelles qui diminuent que cette force de dsesprer dont, jeunes, nous ne savions apprcier le charme ni le ridicule

Syllogismes de l'amertume

35

* Quel dommage que, pour aller Dieu, il faille passer par la foi! * La vie, ce pompirisme de la matire. * Rfutation du suicide : n'est-il pas inlgant d'abandonner un monde qui s'est mis si volontiers au service de notre tristesse? * Que l'on s'enivre sans dsemparer, on n'arrivera point l'assurance de ce Crsus d'asile qui disait: Pour tre tranquille, je me suis achet l'air tout entier, et j'en ai fait ma proprit. *La gne que nous prouvons devant un homme ridicule vient de ce qu'il est impossible de

l'imaginer sur son lit de mort. *Ne se suicident que les optimistes qui ne peuvent plus l'tre. Les autres, n'ayant aucune raison de

vivre, pourquoi en auraient-ils de mourir? * Les esprits bilieux? Ce sont ceux qui se vengent sur leurs penses de la gaiet qu'ils prodigurent dans leur commerce avec les autres. * J'ignorais tout d'elle; notre entretien n'en prit pas moins le tour le plus macabre : je lui parlai de la mer, de ce commentaire l'Ecclsiaste. Et quelle ne fut pas ma stupfaction quand, au bout de ma tirade sur l'hystrie des flots, elle lcha le mot : Il n'est pas bon de s'attendrir sur soi. * Malheur l'incroyant qui, face ses insomnies, ne dispose que d'un stock rduit de prires! * Est-ce un simple hasard si tous ceux qui m'ont ouvert des horizons sur la mort taient des dchets de la socit? *Pour le fou, n'importe quel bouc missaire est bon. Il supporte ses droutes en accusateur; les

objets lui paraissant aussi coupables que les tres, il accable qui il veut; le Dlire est une conomie d'expansion; tenus plus de discrimination, nous nous replions sur nos dfaites, nous nous yagrippons, faute d'en trouver au-dehors la cause ou l'aliment; le bon sens nous astreint une

conomie ferme, l'autarcie de l'chec.

Syllogismes de l'amertume

36

* Il sied mal, me disiez-vous, de pester sans cesse contre l'ordre des choses. Est-ce ma faute sije ne suis qu'un parvenu de la nvrose, un Job la recherche d'une lpre, un Bouddha de pacotille,

un Scythe flemmard et fourvoy? *Satires et soupirs me semblent galement valables. Que j'ouvre un pamphlet ou au Ars

moriendi , tout y est vrai... Avec la dsinvolture de la piti, je m'tends sur les vrits et me confonds avec les mots. Tu seras objectif! maldiction du nihiliste qui croit tout. * A l'apoge de nos dgots, un rat parat s'tre infiltr dans notre cerveau pour y rver. * Ce ne sont pas les prceptes du stocisme qui nous signaleront l'utilit des avanies ou la sduction des coups du sort. Les manuels d'insensibilit sont trop raisonnables. Mas si chacun faisait sa petiteexprience de clochard! Endosser des loques, se poster un carrefour, tendre la main aux passants,

essuyer leur mpris ou les remercier de leur obole, quelle discipline! Ou sortir dans la rue, insulter des inconnus, s'en faire gifler... Longtemps j'ai frquent les tribunaux seule fin d'y contempler les rcidivistes, leur suprioritsur les lois, leur empressement la dchance. Et pourtant ils sont piteux compars aux grues,

l'aisance qu'elles montrent en correctionnelle. Tant de dtachement dconcerte; point d'amourpropre; les injures ne les font pas saigner; aucun adjectif ne les blesse. Leur cynisme est la forme de

leur honntet. Une fille de dix-sept ans, majestueusement affreuse, rplique au juge qui essaie delui arracher la promesse de ne plus hanter les trottoirs : Je ne peux pas vous le promettre,

monsieur le Juge. On ne mesure sa propre force que dans l'humiliation. Pour nous consoler des hontes que nous n'avons pas connues, nous devrions nous en infliger nous-mme, cracher dans le miroir, en attendant que le public nous honore de sa salive. Que Dieu nous prserve d'un sort distingu! * J'ai tant choy l'ide de fatalit, je l'ai nourrie au prix de si grands sacrifices, qu'elle a fini par s'incarner : d'abstraction qu'elle tait, la voil qui palpite, se dresse devant moi, et m'crase de toute la vie que je lui ai donne.

Syllogismes de l'amertume

37

Religion

Si je croyais en Dieu, ma fatuit n'aurait pas de bornes : je me promnerais tout nu dans les rues... * Tant les saints ont recouru la facilit du paradoxe qu'il est impossible de ne pas les citer dans les salons. *Quand on est dvor d'un tel apptit de souffrir qu'il faudrait pour en venir bout mille et

mille existences, on conoit de quel enfer a d surgir l'ide de transmigration. * Hors la matire, tout est musique : Dieu mme n'est qu'une hallucination sonore. *Poursuivre les antcdents d'un soupir, cela peut nous amener l'instant d'avant, comme au

sixime jour de la Cration. * L'orgue seul nous fait comprendre comment l'ternit peut voluer. *Ces nuits o l'on ne peut plus avancer en Dieu, o on l'a parcouru en tous sens, o on l'a us force de le pitiner, ces nuits dont on merge avec l'ide de le jeter au rebut..., d'enrichir le monde

d'un dchet. *Sans la vigilance de l'ironie, qu'il serait ais de fonder une religion! Il suffirait de laisser les

badauds s'attrouper autour de nos transes loquaces. * Ce n'est pas Dieu, c'est la Douleur qui jouit des avantages de l'ubiquit. * Dans les preuves cruciales, la cigarette nous est d'une aide plus efficace que les vangiles. * Suso raconte qu'avec un stylet il se grava, l'endroit du cur, le nom de Jsus. Il ne saigna pas en vain : quelque temps aprs, une lumire manait de sa plaie.

Syllogismes de l'amertume

38

Que n'ai-je une plus grande force dans l'incrdulit! que ne puis-je, inscrivant dans ma chair un autre nom, le nom de l'Adversaire, lui servir d'enseigne lumineuse! * J'ai voulu me fixer dans le Temps; il tait inhabitable. Quand je me suis tourn vers l'ternit, j'ai perdu pied. * Vient un moment o chacun se dit : ou Dieu ou moi , et s'engage dans un combat dont tous deux sortent amoindris. * Le secret d'un tre concide avec les souffrances qu'il espre. * Ne connaissant plus, en fait d'expriences religieuses, que les inquitudes de l'rudition, lesmodernes psent l'Absolu, en tudient les varits, et rservent leurs frissons aux mythes, ces

vertiges pour consciences historiennes. Ayant cess de prier, on pilogue sur la prire. Plus d'exclamations; rien que des thories. La Religion boycotte la foi. Jadis, avec amour ou haine, on s'aventurait en Dieu, lequel, de Rien inpuisable qu'il tait, n'est plus maintenant au grand dsespoir des mystiques et des athes qu'un problme. * Comme tout iconoclaste, j'ai bris mes idoles pour sacrifier leurs dbris. * La saintet me fait frmir : cette ingrence dans les malheurs d'autrui, cette barbarie de la charit, cette piti sans scrupules... * D'o vient notre obsession du Reptile? Ne serait-ce point de notre crainte d'une dernire tentation, d'une chute prochaine, et, cette fois, irrparable, qui nous ferait perdre jusqu' la mmoire du Paradis? * Ce temps o, au lever, j'coutais une marche funbre que je fredonnais le long du jour et qui, au soir, use, s'vanouissait en hymne... *Combien le christianisme est coupable d'avoir corrompu le scepticisme! Un Grec n'aurait jamais

associ le gmissement au doute. Il reculerait plein d'horreur devant Pascal et plus encore devant l'inflation de l'me qui, depuis la Croix, dmontise l'esprit. *

Syllogismes de l'amertume

39

tre plus inutilisable qu'un saint... * Dans la nostalgie de la mort, une si grande mollesse descend sur nous, une telle modification s'accomplit dans nos veines, que nous oublions la mort pour ne plus songer qu' la chimie du sang. * La Cration fut le premier acte de sabotage. * L'incroyant acoquin l'Abme et furieux de ne pouvoir s'en arracher dploie un zle mystique construire un monde aussi dnu de profondeur qu'un ballet de Rameau. * Dans l'Ancien Testament on savait intimider le Ciel, on le menaait du poing : la prire tait une querelle entre la crature et son crateur. Vint l'vangile pour les raccommoder : c'est l le tort impardonnable du christianisme. * Ce qui vit sans mmoire n'est pas sorti du Paradis : les plantes s'y dlectent toujours. Elles ne furent pas condamnes au Pch, cette impossibilit d'oublier; mais nous, remords ambulants, etc., etc. (Regretter le Paradis! On ne saurait tre plus dmod, ni pousser plus loin la passion de la dsutude ou le provincialisme.) * Seigneur, sans toi je suis fou, encore plus fou qu'avec toi! Tel serait, au mieux, le rsultat d'une reprise de contact entre le rat d'en bas et le rat d'en haut. * Le grand forfait de la douleur est d'avoir organis le Chaos, de l'avoir dgrad en univers. *Quelle tentation que les glises, s'il n'y avait pas les fidles mais seulement ces crispations de

Dieu dont l'orgue nous entretient! * Quand je frle le Mystre sans pouvoir en rire, je me demande quoi sert ce vaccin contre l'absolu qu'est la lucidit. * Que de tracas pour s'installer dans le dsert! Plus malins que les premiers ermites, nous avons appris le chercher en nous-mmes. *

Syllogismes de l'amertume

40

C'est en mouchard que j'ai rd autour de Dieu; incapable de l'implorer, je l'ai espionn. * Depuis deux-mille ans, Jsus se venge sur nous de n'tre pas mort sur un canap. * Les dilettantes n'ont cure de Dieu; les fous et les ivrognes, ces grands spcialistes, en font l'objet de leurs ruminations. C'est un reste de jugement que nous devons le privilge d'tre encore superficiels * liminer de soi les toxines du temps pour garder celles de l'ternit, tel est l'enfantillage du mystique. * La possibilit de se renouveler par l'hrsie confre au croyant une nette supriorit sur l'incroyant. * On n'est jamais plus bas que lorsqu'on regrette les anges..., si ce n'est lorsqu'on souhaite prier jusqu' la liqufaction du cerveau. * Plus encore que la religion, le cynisme commet l'erreur d'accorder trop d'attention l'homme. * Entre les Franais et Dieu s'interpose l'astuce. * Comme il se doit, j'ai fait le tour des arguments favorables Dieu : son inexistence m'a sembl en ressortir intacte. Il a le gnie de se faire infirmer par toute son uvre; ses dfenseurs le rendent odieux, ses adorateurs suspect. Qui craint de l'aimer n'a qu' ouvrir saint Thomas... Et je pense cet universitaire d'Europe centrale interrogeant une de ses lves sur les preuves de l'existence de Dieu; elle s'excute : argument historique, ontologique, etc. Mais elle s'empresse d'ajouter : Pourtant je n'y crois pas. Le professeur s'irrite, reprend les preuves une une; elle hausse les paules, persiste dans son incrdulit. Alors le matre se dresse, rouge de foi : Mademoiselle, je vous donne ma parole d'honneur qu'Il existe! ... Argument qui, lui seul, vaut toutes les Sommes thologiques.Que dire de l'Immortalit? Vouloir l'lucider, ou simplement l'aborder, relve de l'aberration ou

de la fumisterie. Des traits n'en exposent pas moins l'impossible fascination. A les en croire, nous n'avons qu' nous fier quelques dductions hostiles au Temps... Et nous voici pourvus d'ternit, indemnes de poussire, exempts d'agonie. Ce ne sont pas ces balivernes qui m'ont fait douter de ma fragilit. Combien, en revanche, m'ont troubl les mditations d'un vieil ami, musicien ambulant et fou! Comme tous les dtraqus, il se pose des problmes : il en a rsolu une quantit. Ce jour-l, aprs qu'il eut fait son tour aux terrasses des cafs, il vint m'interroger sur... l'immortalit. Elle est impensable , lui dis-je, tout

Syllogismes de l'amertume

41

ensemble sduit et rebut par ses yeux inactuels, ses rides, ses loques. Une certitude l'animait : Tuas tort de ne pas y croire; si tu n'y crois pas, tu ne survivras pas. Je suis sr que la mort ne pourra rien sur moi. D'ailleurs, quoi que tu dises, tout a une me. Tiens, as-tu vu les oiseaux voltiger dans

les rues, puis s'lever tout coup au-dessus des maisons pour regarder Paris? a a une me, a ne peut pas mourir! * Pour reprendre son ascendant sur les esprits, il faudrait au catholicisme un pape furieux, rong de contradictions, dispensateur d'hystrie, domin par une rage d'hrtique, un barbare que negneraient pas deux mille ans de thologie. A Rome et dans le reste de la chrtient, les ressources en dmence sont-elles compltement taries? Depuis la fin du XVI sicle, l'glise,e

humanise, ne produit plus que des schismes de second ordre, des saints quelconques, des excommunications drisoires. Et si un fou ne parvenait pas la sauver, du moins la prcipiterait-il dans un autre abme. * De tout ce que les thologiens ont conu, les seules pages lisibles et les seules paroles vraies sont celles ddies l'Adversaire. Combien leur ton change, leur verve s'allume lorsqu'ils tournent le dos la Lumire pour vaquer aux Tnbres! On dirait qu'ils redescendent dans leur lment, qu'ils se redcouvrent. Ils peuvent har enfin, ils y sont autoriss : ce n'est plus du ronron sublime ni desressassements difiants. La haine peut tre vile; s'en dfaire pourtant est plus dangereux qu'en

abuser. L'glise, dans sa haute sagesse, a pargn aux siens de tels risques; pour satisfaire leurs instincts, elle les excite contre le Malin; ils s'y cramponnent et le grignotent : par bonheur, c'est un os inpuisable... Si on le leur tait, ils succomberaient au vice ou l'apathie. * Lors mme que nous croyons avoir dlog Dieu de notre me, il y trane encore : nous sentons bien qu'il s'y ennuie, mais nous n'avons plus assez de foi pour le divertir... * Quel secours la religion peut-elle apporter un croyant du par Dieu et le Diable? * Pourquoi dposerais-je les armes? Je n'ai pas vcu toutes les contradictions, je garde toujours l'espoir d'une impasse nouvelle. * Voil tant d'annes que je me dchristianise vue d'il! * Toute croyance rend insolent; nouvellement acquise, elle avive les mauvais instincts; ceux qui ne la partagent pas font figure de vaincus et d'incapables, ne mritant que piti et mpris. Observez les nophytes en politique et surtout en religion, tous ceux qui ont russi intresser Dieu leurs combines, les convertis, les nouveaux riches de l'Absolu. Confrontez leur impertinence avec la modestie et les bonnes manires de ceux qui sont en train de perdre leur foi et leurs convictions... *

Syllogismes de l'amertume

42

Aux frontires de soi-mme. Ce que j'ai souffert, ce que je souffre, personne ne le saura jamais, mme pas moi. *Quand, par apptit de solitude, nous avons bris nos liens, le Vide nous saisit : plus rien, plus personne... Qui liquider encore? O dnicher une victime durable? Une telle perplexit nous

ouvre Dieu : du moins avec Lui, sommes-nous srs de pouvoir rompre indfiniment...

Syllogismes de l'amertume

43

Vitalit de l'amour

Ne sacrifient l'ennui que les natures rotiques, dues d'avance par l'amour. * Un amour qui s'en va est une si riche preuve philosophique que, d'un coiffeur, elle fait un mule de Socrate. * L'art d'aimer? C'est savoir joindre un temprament de vampire la discrtion d'une anmone. *Dans la recherche du tourment, dans l'acharnement la souffrance, il n'est gure que le jaloux

pour concurrencer le martyr. Cependant on canonise l'un et on ridiculise l'autre. *Pourquoi le corbillard du Mariage (the Marriage hearse)? pourquoi pas le corbillard de

l'Amour? Combien la restriction de Blake est regrettable! * Onan, Sade, Masoch, quels veinards! Leurs noms, comme leurs exploits, ne dateront jamais. *Vitalit de l'Amour : on ne saurait mdire sans injustice d'un sentiment qui a survcu au

romantisme et au bidet. *Tel qui se tue pour une garce fait une exprience plus complte et plus profonde que le hros qui

bouleverse le monde. *Qui s'userait la sexualit s'il n'esprait y perdre la raison pour un peu plus d'une seconde, pour

le reste de ses jours? * Je rve parfois d'un amour lointain et vaporeux comme la schizophrnie d'un parfum... * Sentir son cerveau : phnomne pareillement nfaste la pense et la virilit. *

Syllogismes de l'amertume

44

Enterrer son front entre deux seins, entre deux continents de la Mort... * Un moine et un boucher se bagarrent l'intrieur de chaque dsir. * Il n'est que les passions simules, les dlires feints pour avoir quelques rapports avec l'esprit, avec le respect de nous-mmes; les sentiments sincres supposent un manque d'gards envers soi. * Heureux en amour, Adam nous et pargn l'Histoire. * J'ai toujours pens que Diogne avait subi, dans sa jeunesse, quelque dconvenue amoureuse : on ne s'engage pas dans la voie du ricanement sans le concours d'une maladie vnrienne ou d'une boniche intraitable. *Il est des performances qu'on ne pardonne qu' soi : si on se reprsentait les autres au plus fort

d'un certain grognement, il serait impossible de leur tendre encore la main. * La chair est incompatible avec la charit : l'orgasme transformerait un saint en loup. * Aprs les mtaphores, la pharmacie. C'est ainsi que s'effritent les grands sentiments. * Commencer en pote et finir en gyncologue! De toutes les conditions, la moins enviable est celle d'amant. * On dclare la guerre aux glandes, et on se prosterne devant les relents d'une pouffiasse... Que peut l'orgueil contre la liturgie des odeurs, contre l'encens zoologique? * Concevoir un amour plus chaste qu'un printemps qui attrist par la fornication des fleurs pleurerait leurs racines... *Je puis comprendre et lgitimer les anomalies, en amour et en tout; mais qu'il y ait des

impuissants parmi les sots, cela me dpasse.

Syllogismes de l'amertume

45

* La sexualit : blakanisme des corps, chirurgie et cendres, bestialit d'un ci-devant saint, fracas d'un risible et inoubliable effondrement... *Dans la volupt, comme dans les paniques, nous rintgrons nos origines; le chimpanz, relgu

injustement, atteint enfin la gloire l'espace d'un cri. *Un soupon d'ironie dans la sexualit en fausse l'exercice, et change qui la pratique en un

fumiste de l'Espce. *Deux victimes besogneuses, merveilles de leur supplice, de leur sudation sonore. A quel

crmonial nous astreignent la gravit des sens et le srieux du corps!Pouffer de rire en plein rle, unique moyen de dfier les prescriptions du sang, les solennits

de la biologie. *Qui n'a recueilli les confidences d'un pauvre bougre auprs duquel Tristan ferait figure de

proxnte? * La dignit de l'amour tient dans l'affection dsabuse qui survit un instant de bave. *Si les impuissants savaient combien la nature fut maternelle pour eux, ils bniraient le sommeil

des glandes et le vanteraient aux coins des rues. *Depuis que Schopenhauer eut l'inspiration saugrenue d'introduire la sexualit en mtaphysique, et Freud celle de supplanter la grivoiserie par une pseudo-science de nos troubles, il est de mise que le premier venu nous entretienne de la signification de ses exploits, de ses timidits et de ses russites. Toutes les confidences dbutent par l; toutes les conversations y aboutissent. Bientt nos relations avec les autres se rduiront l'enregistrement de leurs orgasmes effectifs ou invents... C'est le destin de notre race, dvaste par l'introspection et l'anmie, de se reproduire en paroles,

d'taler ses nuits et d'en grossir les dfaillances ou les triomphes. * Plus un esprit est revenu de tout, plus il risque, si l'amour le frappe, de ragir en midinette. *Deux voies s'ouvrent l'homme et la femme : la frocit ou l'indiffrence. Tout nous indique qu'ils prendront la seconde voie, qu'il n'y aura entre eux ni explication ni rupture, mais qu'ils continueront s'loigner l'un de l'autre, que la pdrastie et l'onanisme, proposs par les coles et

Syllogismes de l'amertume

46

les temples, gagneront les foules, qu'un tas de vices abolis seront remis en vigueur, et que des procds scientifiques suppleront au rendement du spasme et la maldiction du couple. * Mlange d'anatomie et d'extase, apothose de l'insoluble, aliment idal pour la boulimie de la dception, l'Amour nous mne vers des bas-fonds de gloire... * Nous aimons toujours... quand mme; et ce quand mme couvre un infini.

Syllogismes de l'amertume

47

Sur la musique

N avec une me habituelle, j'en ai demand une autre la musique : ce fut le dbut de malheurs inesprs... *Sans l'imprialisme du concept, la musique aurait tenu lieu de philosophie : c'et t le paradis de

l'vidence inexprimable, une pidmie d'extases. * Beethoven a vici la musique : il y a introduit les sautes d'humeur, il y a laiss entrer la colre. * Sans Bach, la thologie serait dpourvue d'objet, la Cration fictive, le nant premptoire. S'il y a quelqu'un qui doit tout Bach, c'est bien Dieu. *Que sont toutes les mlodies auprs de celle qu'touffe en nous la double impossibilit de vivre et

de mourir! *A quoi bon frquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre

monde? *Sans moyens de dfense contre la musique, force m'est d'en subir le despotisme, et, suivant son

bon plaisir, d'tre dieu ou loque. *Il y eut un temps o, ne pouvant concevoir une ternit qui m'et spar de Mozart, je ne

craignais plus la mort. Il en fut ainsi avec chaque musicien, avec toute la musique... * Chopin a promu le piano au rang de la phtisie. *L'univers sonore : onomatope de l'indicible, nigme dploye, infini peru, et insaisissable... Lorsqu'on vient d'en prouver la sduction, on ne forme plus que le projet de se faire embaumer

dans un soupir. * La musique est le refuge des mes ulcres par le bonheur.

Syllogismes de l'amertume

48

* Point de musique vritable qui ne nous fasse palper le temps. * L'infini actuel, non-sens pour la philosophie, est la ralit, l'essence mme de la musique. * Si j'avais cd aux flatteries de la musique, ses appels, tous les univers qu'elle a suscits et dtruits en moi, il y a longtemps que, d'orgueil, j'aurais perdu la raison. *L'aspiration du Nord vers un autre ciel a engendr la musique allemande, gomtrie

d'automnes, alcool de concepts, brit mtaphysique. A l'Italie du sicle dernier foire de sons , il a manqu la dimension de la nuit, l'art de presser les ombres pour en extraire l'essence. Il faut prendre parti pour Brahms ou pour le Soleil... * La musique, systme d'adieux, voque une physique dont le point de dpart ne serait pas les atomes, mais les larmes. * Peut-tre ai-je trop mis sur la musique, peut-tre n'ai-je pas pris toutes mes prcautions contre les acrobaties du sublime, contre le charlatanisme de l'ineffable... *Il se dgage de certains andantes de Mozart une dsolation thre, et comme un rve de

funrailles dans une autre vie. *Quand la musique mme est impuissante nous sauver, un poignard brille dans nos yeux; plus

rien ne nous soutient, si ce n'est la fascination du crime. * Combien j'aimerais prir par la musique, pour me punir d'avoir quelquefois dout de la souverainet de ses malfices!

Syllogismes de l'amertume

49

Vertige de l'histoire

Au temps o l'humanit, peine dveloppe, s'essayait au malheur, nul ne l'aurait crue capable d'en produire un jour en srie. * Si No avait eu le don de lire dans l'avenir, il n'est point douteux qu'il se ft sabord. *La trpidation de l'histoire ressortit la psychiatrie, comme d'ailleurs tous les mobiles de l'action:

bouger, c'est faillir la raison, c'est risquer la camisole de force. * Les vnements, tumeurs du Temps... * EVOLUTION : Promthe, de nos jours, serait un dput de l'opposition. * L'heure du crime ne sonne pas en mme temps pour tous les peuples. Ainsi s'explique la permanence de l'histoire. * L'ambition de chacun de nous est de sonder le Pire, d'tre le prophte parfait. Hlas! il y a tant de catastrophes auxquelles nous n'avons pas pens! * Au rebours des autres sicles qui pratiqurent la torture ngligemment, celui-ci, plus exigeant, y apporte un souci de purisme qui fait honneur notre cruaut. * Toute indignation de la rousptance au lucifrianisme marque un arrt dans l'volution mentale. * La libert est le bien suprme pour ceux-l seuls qu'anime la volont d'tre hrtiques. * C'est flotter dans le vague que de dire : j'incline plutt vers tel rgime que vers tel autre; il seraitplus exact d'affirmer : je prfre telle police telle autre. L'histoire, en effet, se ramne une

Syllogismes de l'amertume

50

classification des polices; car de quoi traite l'historien, sinon de la conception que les hommes se sont faite du gendarme travers les ges? *Ne nous parlez plus des peuples asservis ni de leur got pour la libert; les tyrans sont assassins

trop tard : c'est l leur grand excuse. * Dans les poques paisibles, hassant pour le plaisir de har, il nous faut chercher des ennemis qui nous agrent; souci dlicieux que nous pargnent les poques mouvementes. * L'homme scrte du dsastre. * J'aime ces peuples d'astronomes : chaldens, assyriens, prcolombiens qui, par got du ciel, firent faillite dans l'histoire. * Peuple authentiquement lu, les Tziganes ne portent la responsabilit d'aucun vnement ni d'aucune institution. Ils ont triomph de la terre par leur souci de n'y rien fonder. * Quelques gnrations encore, et le rire, rserv aux initis, sera aussi impraticable que l'extase. * Une nation s'teint quand elle ne ragit plus aux fanfares : la Dcadence est la mort de la trompette. * Le scepticisme est l'excitant des jeunes civilisations et la pudeur des vieilles. *Les thrapeutiques mentales foisonnent chez les peuples opulents : l'absence d'angoisses

immdiates y entretient un climat morbide. Pour conserver son bien-tre nerveux, une nation abesoin d'un malheur substantiel, d'un objet ses inquitudes, d'une terreur positive justifiant ses

complexes . Les socits se consolident dans le danger et s'atrophient dans la neutralit. L o svissent la paix, l'hygine et le confort, les psychoses se multiplient. ... Je viens d'un pays qui, pour n'avoir pas connu le bonheur, n'a produit qu'un seul psychanalyste. * Les tyrans, leur frocit assouvie, deviennent dbonnaires; tout rentrerait dans l'ordre, si les esclaves, jaloux, ne prtendaient, eux aussi, assouvir la leur. L'aspiration de l'agneau se faire loup suscite la plupart des vnements. Ceux qui n'ont pas de crocs, en rvent; ils veulent dvorer leur

Syllogismes de l'amertume

51

tour, et y russissent par la bestialit du nombre. L'histoire, ce dynamisme des victimes. * Pour avoir rang l'intelligence parmi les vertus et la btise parmi les vices, la France a largi le domaine de la morale. De l son avantage sur les autres nations, sa vaporeuse suprmatie. *On pourrait mesurer le degr de raffinement d'une civilisation au nombre qu'elle compte d'hpatiques, d'impuissants ou de nvross. Mais pourquoi se borner ces dficients, quand il y en a tant d'autres qui attestent, par la carence de leurs viscres ou de leurs glandes, la prosprit

fatale de l'Esprit. *Les biologiquement faibles, ne trouvant aucune satisfaction dans la vie, s'emploient en changer

les donnes. Pourquoi n'a-t-on pas isol les rformateurs aux premiers symptmes de foi? et qu'a-t-on attendu pour les relguer dans un hospice ou une prison? A douze ans, le Galilen aurait d y avoir sa place. La socit est mal organise : elle n'entreprend rien contre les dlirants qui ne meurent pas jeunes. * Le scepticisme rpand trop tard ses bndictions sur nous, sur nos visages dtriors par nos convictions, sur nos visages d'hynes idal. * Un livre sur la guerre celui de Clausewitz fut le livre de chevet de Lnine et de Hitler. Et l'on se demande encore pourquoi ce sicle est condamn! *Pour passer des cavernes aux salons, il nous a fallu un temps considrable; nous en faudra-t-il

autant pour parcourir le chemin inverse, ou brlerons-nous les tapes? Question oiseuse pour ceux qui ne pressentent pas la prhistoire... *Toutes les calamits rvolutions, guerres, perscutions proviennent d'un -peu-prs...

inscrit sur un drapeau. * Seuls les peuples rats s'approchent d'un idal humain ; les autres, ceux qui russissent, portent les stigmates de leur gloire, de leur bestialit dore. * Dans l'pouvante, nous sommes victimes d'une agression de l'Avenir. *

Syllogismes de l'amertume

52

Un homme politique qui ne donne pas quelque signe de gtisme me fait peur. * Les grands peuples, ayant l'initiative de leurs misres, peuvent les varier volont; les petits sont rduits celles qu'on leur impose. * L'anxit ou le fanatisme du pire. *Quand la pgre pouse un mythe, attendez-vous un massacre ou, pis encore, une nouvelle

religion. *Les actions d'clat sont l'apanage des peuples qui, trangers au plaisir de s'attarder table,

ignorent la posie du dessert et les mlancolies de la digestion. * Sans l'assiduit au ridicule, le genre humain et-il dur plus d'une gnration? * Il y a plus d'honntet et de rigueur dans les sciences occultes que dans les philosophies qui assignent un sens l'histoire. *Ce sicle me reporte l'aube des temps, aux derniers jours du Chaos. J'entends la matire

geindre; les appels de l'Inanim traversent l'espace; mes os s'enfoncent dans les prhistoires, tandis que mon sang coule dans les veines des premiers reptiles. * Le moindre regard sur l'itinraire de la civilisation me donne une prsomption de Cassandre. * La libration de l'homme? Elle viendra le jour o, dbarrass de son pli finaliste, il auracompris l'accident de son apparition et la gratuit de ses preuves, o chacun se trmoussera en

supplici sautillant et docte, et o, pour la populace elle-mme, la vie sera rduite ses justes proportions, une hypothse de travail. * Qui n'a vu un bordel cinq heures du matin ne peut se figurer vers quelles lassitudes s'achemine notre plante. *

Syllogismes de l'amertume

53

L'histoire est indfendable. Il faut ragir son gard avec l'inflexible aboulie du cynique; ousinon se ranger du ct de tout le monde, marcher avec la tourbe des rvolts, des assassins et des

croyants. * L'exprience homme a rat? Elle avait dj rat avec Adam. Une question pourtant est lgitime : aurons-nous assez d'invention pour faire figure d'innovateurs, pour ajouter un tel chec? En attendant, persvrons dans la faute d'tre homme, comportons-nous en farceurs de la Chute, soyons terriblement lgers! * Rien ne me console de n'avoir pas connu le moment o la terre a rompu avec le soleil, si ce n'est la perspective de connatre celui o les hommes rompront avec la terre. * Autrefois on passait gravement d'une contradiction une autre; nous en prouvons tant la fois que nous ne savons plus laquelle nous attacher, ni laquelle rsoudre. * Rationalistes impnitents, incapables de nous faire au Destin ou d'en apercevoir le sens, nousnous estimons le centre de nos actes, et croyons nous effondrer de notre propre gr. Qu'une

exprience capitale intervienne dans notre vie, et le destin, d'imprcis, d'abstrait qu'il tait, acquiert, nos yeux, le prestige d'une sensation. Ainsi chacun de nous fait sa manire son entre dans l'Irrationnel. * Une civilisation au bout de son parcours, d'anomalie heureuse qu'elle tait, se fltrit dans la rgle, s'aligne sur des nations quelconques, se roule dans l'chec, et convertit son sort en unique problme. De cette obsession de soi, l'Espagne offre le modle parfait. Aprs avoir connu, du temps des Conquistado