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Michel Cartry Claris, lignages et groupements familiaux chez les Gourmantché de la région de Diapaga In: L'Homme, 1966, tome 6 n°2. pp. 53-81. Citer ce document / Cite this document : Cartry Michel. Claris, lignages et groupements familiaux chez les Gourmantché de la région de Diapaga. In: L'Homme, 1966, tome 6 n°2. pp. 53-81. doi : 10.3406/hom.1966.366785 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1966_num_6_2_366785

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Michel Cartry

Claris, lignages et groupements familiaux chez les Gourmantchéde la région de DiapagaIn: L'Homme, 1966, tome 6 n°2. pp. 53-81.

Citer ce document / Cite this document :

Cartry Michel. Claris, lignages et groupements familiaux chez les Gourmantché de la région de Diapaga. In: L'Homme, 1966,tome 6 n°2. pp. 53-81.

doi : 10.3406/hom.1966.366785

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1966_num_6_2_366785

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CLANS, LIGNAGES ET GROUPEMENTS FAMILIAUX

CHEZ LES GOURMANTCHÉ DE LA RÉGION DE DIAPAGA1

par

MICHEL CARTRY

Les Gourmantché2 occupent principalement la partie orientale de la République de Haute- Volta (circonscriptions administratives de Diapaga, de Fada N'Gourma, de Bogandé et de Dori) et la partie septentrionale de la République du Togo. Quelques milliers d'entre eux se rencontrent également à l'ouest de la République du Niger (sur la rive droite du fleuve) ainsi qu'au nord de la République du Dahomey. L'ensemble comprend approximativement 250 000 personnes (dont plus de 200 000 en Haute- Volta) disséminées sur un vaste territoire.

Sur un fond culturel assez homogène, on note, entre les régions, des différences assez nettes de dialectes et de coutumes. L'étude que nous présentons concerne principalement les Gourmantché du cercle de Diapaga. Les renseignements qu'elle contient sur l'organisation clanique et lignagère valent en grande partie pour les Gourmantché de la région de Fada N'Gourma, de Pâma et de Madjoari3. En

1. Certains problèmes traités dans cette étude sont développés dans un travail en cours de rédaction, portant sur l'organisation sociale et politique d'un village gourmantché (le village de Yobri dans le cercle de Diapaga) . Nous avons enquêté en pays gourmantché d'août 1962 à mai 1963 et de novembre 1964 à avril 1965. Notre première mission, placée sous la direction scientifique de MM. les Professeurs G. Balandier et G. Sautter, fut organisée et financée par l'E.P.H.E. (VIe Section). L'enquête se déroula dans le village de Yobri et fut menée en collaboration avec M. G. Remy, géographe. C'est grâce à une subvention du C.N.R.S. qu'il nous fut possible d'effectuer une seconde mission. Les données sur lesquelles s'appuie cet article ont été recueillies dans plusieurs villages du Gobnangou (cercle de Diapaga), à Diapaga et à Fada N'Gourma.

2. Les Gourmantché se désignent eux-mêmes par le terme de Bigurmantieba (sing. : Ogurmantienilo) . Nous adopterons dans cet article l'appellation française courante de Gourmantché.

3. En ce qui concerne l'organisation clanique et lignagère ainsi que le système de parenté, il n'y a pas de différences institutionnelles marquantes entre ces régions. Les variantes les

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revanche notre analyse ne s'applique ni aux Gourmantché du nord de la Haute- Volta (cercles de Bogandé et de Dori) ni à ceux du Niger et du Togo particulièrement soumis à d'autres influences culturelles (au Niger, celles des Peul et des Djerma ; au Togo, celles des Moba).

Les auteurs classent unanimement la langue gourmantché — migurman- tiema1 — dans le « groupe voltaïque », également appelé « groupe gur ». Elle constitue, au sein de ce grand ensemble, un sous-groupe original dit gurma auquel se rattachent également le tobote, le konkomba et le moba (langues parlées dans le nord du Togo et le nord du Ghana). Au point de vue socio-culturel, les Gourmantché présentent d'incontestables affinités avec les populations mossi, dagomba et mamprussi2. Mais, jusqu'à présent et en aucun domaine n'a encore été tentée une analyse comparative systématique des données ethnographiques recueillies dans ces différentes sociétés.

Agriculteurs dont l'activité productive est centrée sur la culture du mil, les Gourmantché vivent, pour la plupart, dans des agglomérations de type villageois. Ces villages perdent aujourd'hui de leur cohésion. Progressivement se dessine une structure complexe de l'habitat où, autour d'un noyau central, gravite une multitude de hameaux de culture (saisonniers ou permanents) dispersés dans la brousse environnante.

Unité politique de base dirigée soit par un aîné de lignage (onikpelo) soit par un chef (obado) , la société villageoise était autrefois insérée — d'une manière plus ou moins effective selon les régions — dans une communauté politique plus vaste (midiema) , érigée en province ou en canton par l'administration coloniale, et commandée par un chef supérieur (obarkiamo) . La plupart de ces bibarkiamba reconnaissaient eux-mêmes l'autorité d'un chef suprême (onunbado) qui, au moins depuis le xvme siècle, avait fixé sa capitale dans le village connu aujourd'hui sous le nom de Fada N'Gourma3.

plus importantes que nous avons repérées concernent principalement les coutumes matrimoniales. Notons également des différences dans les structures de l'habitat.

1. Le gourmantché est une langue à classes nominales caractérisées par des préfixes et des suffixes. L'opposition de nombre y est marquée par des préfixes et des suffixes différents, caractéristiques de la classe à laquelle appartient le nom. Ex. : l'homme : o-ni-lo ; les hommes : bi-ni-ba; l'arbre : bu-ti-bu ; les arbres : i-ti-di-, etc. Pour faciliter la transcription des noms gourmantché cités dans cet article nous n'avons pas marqué de séparation entre l'affixe et le radical. Nous avons orthographié les mots gourmantché en conservant l'alphabet latin. La seule convention adoptée est l'emploi de la lettre u pour le son ou.

2. Ils s'en rapprochent également du point de vue linguistique. De nombreuses analogies (phonétisme, vocabulaire, syntaxe) ont été repérées entre les langues du sous-groupe gurma et celles du groupe mossi-dagomba-mamprussi (appelé parfois groupe mole-dagbane) . Ces ressemblances ne permettent cependant pas de conclure à l'existence d'une parenté génétique entre ces langues. Cf. G. Manessy, « Rapport sur les langues voltaïques », Actes du second colloque international de linguistique négro-africaine, Université de Dakar, 1963.

3. Fada N'Gourma est une appellation haoussa. Le nom. gourmantché est Nungu qui signifie le pays des binumba. Les binumba sont les descendants en ligne directe de Djaba Lompo, fondateur du « royaume ». Au sens large, ce terme désigne les habitants de Nungu.

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La descendance

L'organisation sociale est fondée sur la reconnaissance, sinon exclusive du moins largement prédominante, du principe de descendance patrilinéaire. Ce principe a conduit à la constitution de patricians et de patrilignages, seuls groupes unilinéaires ayant une existence sociale reconnue. Toutes les charges politiques, toutes les fonctions sociales et religieuses, tous les biens matériels — immobiliers et mobiliers — sont, dans cette société, transmis en ligne paternelle.

Bien loin de contredire la primauté du principe patrilinéaire, la forme que prend la reconnaissance des parents maternels en apporte un témoignage complémentaire. Les Gourmantché, en effet, reconnaissent comme parents tous les membres du patrilignage et même du patrician de la mère : toutes les femmes de ce lignage et de ce clan, considérées comme des « mères », sont des conjointes prohibées. On ne peut cependant parler chez eux de matrilignage.

La parenté qui s'établit par les sœurs se perpétue ensuite par les hommes. Bien qu'il appelle indistinctement nyabla1 (« mes petits-enfants ») tous les petits- enfants de sa sœur, Ego a des liens beaucoup plus étroits (en particulier des liens rituels) avec les enfants du fils de sa sœur qu'avec les enfants de la fille de cette même sœur.

Une coutume éloquente, liée aux rites funéraires, révèle par ailleurs comment les Gourmantché perçoivent le lien de parenté entre une femme et ses divers arrière-petits-enfants. Aux funérailles de leur arrière-grand-mère, les arrière- petits-enfants doivent se parer de cauris. Les enfants des fils de ses fils s'en fixeront plusieurs rangées, tant autour du buste qu'autour des bras, des chevilles et des pieds. Un simple collier de cauris permet de reconnaître les enfants des fils de ses filles. Mais un unique cauri suspendu au cou des enfants des filles de ses filles met en évidence le caractère extrêmement ténu des liens qui les unissaient à leur aïeule.

Certes, le principe de descendance matrilinéaire n'est pas complètement méconnu. Nous avons un indice de sa reconnaissance implicite dans le fait que les Gourmantché croient que le pouvoir mystique du sorcier (kusuagu) ne se transmet que par le lait de la mère. Mais, à la différence de nombreuses populations africaines où la même croyance se retrouve, les Gourmantché n'en ont pas tiré de conséquences systématiques. Ils pourront, dans une affaire de sorcellerie, suspecter les filles ou les petites-filles (par les filles) d'une femme jadis connue comme sorcière, mais leurs suspicions ne s'étendront jamais à un large ensemble de parents matrilinéaires.

i. Au sing. : n'yabli. Le n' marque l'adjectif possessif de la ire personne du singulier. Lorsque n' est placé devant b, p, m, il se prononce m'. N'yabli ainsi que les termes que nous énumérons ci-dessous ne sont pas employés comme termes d'adresse.

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r 4

6 A A-6 6 A 6 k . tn'pwoli | n'yadja 1 I — n'ya — -| n'yadja n'ya J — n yadja

n'yarga m'ba m'pwoli 5* $ n'natanu -,o

A=6 A=O n'tyuado . m'pwoli n'ba n'na

n 'yadja

n'yado n'na n'yadja n'ya

ba . n

n'yarga

n'yabli-

A Aeco 6 -n'natanu (ou) 'n'kpelo (ou) n'wa/o-

n'na , m'ba A=o n'yado i n'yodo'pwa I (terme descriptif)

n'yado n'na

m'bJga n'yarga

| n'yabilie (ou) 1 j_ n 'yai'i '/[/i 'nan 'logodu

XiIA Aô | m'biga p-J n'yarga m'biga n'yarga n'yado n'na n'natanu

Ib Kà Aà Aà Aà A6 & Aà àà àù ' Aô là Aà Aà

le plt/S souvent un tern» descriptif

Fig. i. — Termes de parenté (Ego masculin).

6. A A=6 6 A .6 A . A=6 5 A n'yadja n'ya I — n'yadja— i I fl'yq ' * n'yadja.

m'biga m'ba m'pwoli

n'y°

n'nofonu

A6 n'tyuado, m'pwoli m'io. n'aa

l

ti y ado n'na n'/arf/a o'y"

n'yada i n'yada'pv/a {(terme descriptif)

é -n'nofanufouj n'kpelo (ou) n'wafo.

-n'yabli-

j n'yabilie (ou) 1 n'yabli'tub'nan'logodu

.. L6K6 rt'pwoblî m'biga m'pwobli

 n'yabli

n'yorfa n'na

Ill fJTWVWII •!> fl>)« IK flTWyM I . ' ' 111 **»y« 1

A5ÂÔA6A6 ^K)AôS)À ÂôAô

ÀiX. _ _ m'pwobll m'biga n'yado n'na n'natanu

-n'yabli- <^ <j »-n'yofc/i-t

le plus souvent un terme descriptif

Fig. 2. — Termes de parenté (Ego féminin).

Sur les deux figures, chaque terme est un terme de référence au singulier, précédé de n' ou de m' marquant le possessif de la première personne du singulier.

(N.B. — Sur les deux figures, à la génération d'Ego, il faut rétablir le symbole masculin au-dessus de n'yado, et le symbole féminin au-dessus de n'na, fils et fille du frère de la mère.)

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La terminologie de parenté1 (fig. i et 2) distingue nettement les agnats des autres parents. De ce point de vue et si l'on ne considère que trois générations (celles d'Ego, de ses parents et de ses enfants), la seule indifférenciation terminologique concerne les cousins (ou cousines) parallèles et les neveux (ou nièces) issus de cousins parallèles (mais non les neveux — ou nièces — issus de cousines parallèles). Le terme natanu (plur. : natani: frères ou sœurs) s'applique, en effet, au cousin (ou à la cousine) parallèle tant patrilatéral que matrilatéral ; à la génération suivante, le terme m'biga (plur. : m'bla) « mon enfant » est employé par Ego (il s'agit ici d'Ego masculin) tant pour l'enfant du cousin parallèle patrilatéral que pour l'enfant du cousin parallèle matrilatéral. Encore nous faut-il remarquer que l'emploi d'un même terme n'apparaît que dans les situations où l'on veut dégager l'équivalence des parallèles. La différence d'âge entre frères a une telle importance sociale que lorsque Ego se réfère à l'un d'eux, il use souvent d'un terme qui le situe dans la classe des plus âgés ou des plus jeunes que lui : rikpelo (plur. : rikpelibd) « mon frère aîné » et riwalo (plur. : riwarnu) « mon frère cadet »2. Dans ses rapports avec son cousin parallèle matrilatéral, la distinction aîné-cadet8 perd en partie de son importance, et il emploie surtout le terme natanu. Pour désigner l'enfant de ce dernier, il se contente le plus souvent d'un terme composé : natan'biga (l'enfant de mon natanu).

A l'exception donc des cas précédents, la terminologie empêche toute confusion entre les agnats et les autres consanguins. Le terme m'ba (plur. : m'bamba) appliqué non seulement au vrai père, mais également au père classificatoire (frère du père, cousin parallèle patrilatéral du père, ou parent agnatique plus éloigné de la même génération que le père) n'est jamais utilisé pour désigner le frère de la mère. Pour ce dernier, on emploie le terme n'y ado (plur. : n'yatieba). Aucune confusion terminologique non plus entre la sœur du père et la sœur de la mère : on dira m'pwoli (plur. : m'pwolimba) pour la première ; n'na (plur. : n'namba) pour la seconde, assimilée à la mère.

Un homme n'emploiera jamais le terme de m'biga « mon enfant » pour désigner l'enfant de sa sœur mais utilisera le mot n'yarga (plur. : n'yarmu), terme symétrique inverse de n'y ado. Aucun de ces enfants n'étant de sa lignée, rien ne s'oppose, par contre, à ce qu'une femme confonde sous la même appellation m'biga son propre enfant et l'enfant de sa sœur. Mais un terme spécial m'pwobli (plur. :

1. La terminologie de parenté, que nous nous bornons à présenter, fera l'objet d'une étude ultérieure plus approfondie.

2. Il n'existe pas de mot particulier pour désigner la sœur. Pour préciser, l'on dira : s'il s'agit d'une sœur aînée : n'kpelo bon pwoga (litt. : « mon aînée qui est femme ») ; pour une sœur cadette : n'walo bon pwoga (litt. : « ma cadette qui est femme »).

3. Entre cousins parallèles patrilatéraux la distinction n' kpelo-n' walo n'est pas seulement fonction de l'âge respectif des intéressés. Dans certains contextes elle n'est fonction que de l'âge des pères respectifs. Ego peut, dans certaines circonstances, traiter le fils du frère aîné de son père comme un okpelo, même s'il est plus jeune que lui.

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m'pwobla), terme symétrique inverse de m'ftwoli, lui permet de différencier l'enfant de son frère.

Comme dans la plupart des terminologies de parenté africaines, la distinction entre les agnats et les autres parents se perd dès qu'on considère les grands- parents et les petits-enfants directs d'Ego. Un même terme n'yadja (plur. : riyadjamba) désigne le père du père et le père de la mère ; un même terme n'ya (plur. : n'yamba) est appliqué à la mère du père et à la mère de la mère. Chacun des petits-enfants est indistinctement un riyabli (plur. : n'yabla) . Encore devons- nous noter que nous retrouvons parfois le couple de termes riyado-riyarga pour le père de la mère et l'enfant de la fille.

L'arrière-grand-père reste un yadja ; l' arrière-grand-mère reste une y a. A Fada N'Gourma, on dit n'yabilie (« mon deuxième petit-enfant ») pour l'arrière-petit- fils (ou l'arrière-petite-fille). Bien que ce terme ne soit pas inconnu dans la région de Diapaga, on lui préfère : n' 'y àbli 'tub' 'nan' logodu, expression qui signifie exactement : « le yàbli qui enlève la membrane du tympan s1. La récurrence de termes très voisins, quant au sens, dans plusieurs sociétés d'Afrique occidentale, a déjà été notée par D. Paulme2 : on retrouve notamment des expressions semblables chez les Ashanti, les Bambara et les Mossi3.

Parvenu à cette étape de notre description, nous devons remarquer que les Gourmantché ont une nomenclature de type omaha dans laquelle nous verrons, suivant Radcliffe-Brown, une méthode permettant « d'exprimer l'unité et la solidarité du groupe formé par le lignage patrilinéaire »4. Chez les Gourmantché, cette nomenclature exprime essentiellement l'unité du groupe formé par les parents agnatiques de la mère. Le terme n'y ado par lequel on désigne, en premier lieu, le frère de la mère, s'applique également au fils de ce dernier ainsi qu'au fils de son fils. La forme pluriel n'yatieba est fréquemment utilisée pour désigner en bloc tous les hommes du lignage (et même parfois du clan) de la mère. Inversement, un homme appelle n'yarga l'enfant de sa sœur, l'enfant de la sœur de son père, et l'enfant de la sœur de son grand-père paternel. Pour se référer en totalité aux enfants de toutes les femmes de son lignage ou de son clan, il emploiera la forme pluriel n'yarmu. Le terme n'na (« ma mère ») désigne non seulement la mère et la sœur de la mère mais également la fille du frère de la mère et la fille

1. La plupart de nos informateurs ne pouvaient expliquer le sens de ce terme. Certains d'entre eux, néanmoins, dans l'explication qu'ils nous en proposèrent, opposaient le rapport de familiarité entre le petit-fils et le grand-père au rapport plus réservé entre l'arrière-petit- fils et l'arrière-grand-père. Contrairement au petit-fils, l' arrière-petit-fils ne peut se permettre de tirer les oreilles de son aïeul. Le ferait-il qu' « il risquerait de crever la membrane de son tympan ». On retrouve un même type d'explication chez les Bambara.

2. D. Paulme, « La notion de parenté dans les sociétés africaines », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. XV, 1953.

3. Au sujet des Mossi : information communiquée oralement par M. Izard. 4. Cf. A. R. Radcliffe-Brown et Daryll Forde, Systèmes familiaux et matrimoniaux

en Afrique, Paris, P.U.F., 1953 (voir p. 40).

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du fils du frère de la mère. La forme pluriel n'namba est également d'un usage fréquent lorsqu'il s'agit de désigner toutes les femmes du lignage et du clan de la mère. Ce système particulier de nomenclature s'applique également aux lignages des deux grand-mères (ici il ne s'agit plus du clan). Toutes les femmes du lignage mineur (voir plus loin p. 65) de la grand-mère paternelle et du lignage nucléaire (voir plus loin p. 64) de la grand-mère maternelle sont des grand-mères (n'yamba) ; tous les hommes sont des grands-pères (n'yadjamba) . Inversement, pour chacune de ces « grand-mères » ou pour chacun de ces « grands-pères », Ego (homme ou femme) sera un riyabli.

En ce qui concerne le lignage de l'épouse, l'inclusion dans une même catégorie terminologique de parents situés à des générations différentes n'apparaît pas aussi nettement. Une distinction est opérée entre les aînés et les cadets de l'épouse.

La notion de clan

Le terme gourmantché pour clan est obuolu1. Au sens large, Yobuolu est conçu comme un patrilignage d'étendue maximale dont les membres ont en commun une catégorie de noms collectifs2 ainsi que des interdits de type totémique3. Entre les membres d'un même obuolu, la relation généalogique est seulement présumée ; elle ne peut jamais être démontrée. Il arrive même parfois que le nom de l'ancêtre supposé commun soit lui-même ignoré (c'est vrai surtout pour les clans n'ayant joué qu'un rôle effacé). Il suffit à deux individus de porter le même nom de clan et d'avoir les mêmes interdits totémiques pour qu'ils croient fermement descendre, en ligne paternelle, d'un même ancêtre.

1. Le terme obuolu connote l'idée d'espèce (espèce animale ou végétale). Lorsqu'il se rapporte à un groupe patrilinéaire, le mot obuolu est parfois précédé du radical ni du mot onilo qui signifie l'être humain. Ainsi : A tie be ni-buolu, « de quel clan es-tu » ?

2. Il existe deux catégories bien distinctes de noms collectifs : i° Un nom collectif qui appartient en propre aux membres d'un groupe se concevant comme un groupe unilinéaire et qui connote en général quelques particularités de l'ancêtre fondateur du groupe. C'est ce type de nom qui est donné en réponse à la question : « a tie be ni buolu » ? Exemples de noms de clans : obenilo (plur. : bibemba) ; otanilo (plur. : bitaba) ; onamounnilo (plur. : binamoumba) . Pour désigner quelqu'un, on fait précéder ce nom de clan du liyeli (nom individuel). Ainsi : Namoun-Diergu. 20 Un nom collectif — tels Lompo, Ouoba, Tankoano, etc. — que les Gourmantché de la région de Diapaga appellent ituoni (à Fada N'Gourma, on dit igani) et qui est à peu près l'équivalent du dyamu des Mandingues, du tige des Dogon, du sondre des Mossi. C'est un titre d'honneur ; il n'est parfois que la contraction des premiers mots d'une devise. Il est surtout employé pour saluer quelqu'un (ou pour répondre à ses salutations). A la différence du nom collectif précédent, V ituoni n'est pas l'apanage d'un groupe de descendance : de nombreux clans ont adopté l'ituoni du clan dominant de la région où ils se sont installés.

3. Ces prohibitions appelées akuana (sing. : likuali) ne concernent que des animaux et ne portent que sur l'acte de manger. Nous les qualifions « de type totémique » pour les distinguer des interdits individuels ainsi que des interdits communs à tous les membres d'un même village.

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ÔO MICHEL CARTRY

Si une véritable scission (et non une simple séparation territoriale) se produit à l'intérieur du clan, chacune des fractions se donne (ou se fait attribuer) un nouveau nom tout en gardant l'ancien. Bien souvent, elle cherche à renforcer son individualité en se donnant un autre interdit totémique (là encore sans cesser d'observer les anciens). Les Gourmantché sont ainsi amenés à dénombrer plusieurs clans restreints (ou sous-clans) — qu'ils nomment également obuolu — à l'intérieur d'un même clan étendu. Théoriquement, les membres d'un même sous-clan ont en commun tous leurs noms et tous leurs interdits totémiques.

C'est Y obuolu comme sous-clan et non le lignage maximal (notion que nous définirons plus loin) qui constitue le véritable groupe exogame. A de très rares exceptions près, les membres de lignages maximaux différents appartenant au même sous-clan, ne se marient pas entre eux.

Malgré la permanence de certains centres territoriaux, les clans gourmantché sont en général très dispersés. Aucun clan restreint n'est totalement concentré dans un unique village ni même dans un seul canton1. Dans chaque village on trouve, agrégés au lignage issu du fondateur d'un clan déterminé, des représentants de différents clans. Le lignage issu du fondateur reste néanmoins le groupe dominant sur les plans démographique et politique. Ses membres sont considérés comme les « propriétaires » ou « maîtres » (bidamba)2 du village (udogu) et les éléments qui leur sont étrangers du point de vue du principe agnatique occupent par rapport à eux une position sociale et politique subordonnée. Ils sont d'ailleurs appelés « étrangers » (nilamba) .

Les migrations renouvelées de clans ou de fractions de clans créent des situations telles qu'il est parfois difficile de cerner les limites d'un clan restreint exogame. Voilà, notamment, un type de situation fréquemment rencontré : des représentants d'un clan, installés depuis longtemps dans une région située à une lointaine distance de leur centre territorial, peuvent un jour se retrouver confrontés à d'autres représentants du même clan, venus beaucoup plus tard s'installer dans la même région. Les membres des deux fractions ainsi confrontées peuvent ne se différencier ni par leurs noms ni par leurs interdits totémiques. Ils seront, par exemple, des bibulmwamba dont le centre est à Kantchari, ayant pour interdits totémiques gikpadjega (la tourterelle) et lisoyabli (une espèce de rat). Une telle communauté d'attributs et le souvenir de leur origine commune devraient théoriquement interdire toute relation matrimoniale entre les deux groupes. Il n'en est pas toujours ainsi dans la pratique. Les représentants des deux groupes pourront, en effet, considérer qu'en raison de leur longue séparation, le maintien des liens claniques ne se justifie plus. Pour définir, à l'intérieur d'un même canton,

1. Le canton correspond à peu près au midiema, région placée sous l'autorité d'un obarkiamo.

2. Pour la commodité de l'expression, nous les appellerons « les princes des villages » : ils sont les seuls à pouvoir prétendre au commandement du village.

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LES GOURMANTCHÉ 6l

les divers sous-clans exogames, il faut donc, bien souvent, considérer simultanément plusieurs critères (noms, interdits, migrations, spécialisations éventuelles).

Dans le Gobnangou, les membres d'un clan restreint et, a fortiori, les membres d'un clan étendu, ne reconnaissent aucune autorité commune et n'entreprennent aucune action collective. Il n'y a pas non plus de rituel commun mais seulement parfois des lieux de culte identiques. Le clan ne constitue donc pas un corporate group et, dans la plupart des situations, les solidarités intra-villageoises l'emportent de beaucoup sur les solidarités intra-claniques.

Des distinctions, quant à la nature du lien clanique, doivent cependant être faites en fonction du clan considéré. De nos observations, basées essentiellement sur la région de Diapaga, il ressort que les liens entre les membres d'un même clan tendent souvent à se réduire à l'observance des mêmes prohibitions (interdits portant sur le mariage et interdits totémiques) et à des règles de conduite. Pour un petit nombre de clans néanmoins, l'appartenance clanique implique certains droits politiques et certaines prérogatives rituelles (droit théorique à un titre de chefferie ; droit de rendre un culte à certaines « divinités » renommées). Enfin, il faut noter que certains clans ont, dans les limites d'un canton, le monopole de certaines professions (catégories de griots, forgerons, etc.). Cette spécialisation tend à maintenir l'unité du clan. Bien que les membres de ces corporations aient également un nom de clan, ils sont souvent désignés par le nom du métier qu'ils exercent.

On ne doit nullement conclure de ces remarques sur le degré relativement faible de cohésion des clans, que la reconnaissance du lien de parenté clanique n'a qu'une signification formelle. Tout mariage et, à un moindre degré, toute union sexuelle sont strictement prohibés à l'intérieur du clan restreint. Entre les membres d'un même clan, il existe en outre une sorte de solidarité mystique telle qu'en cas de transgression d'un interdit totémique, le châtiment infligé par les ancêtres peut frapper n'importe lequel des membres de ce clan.

Notons également que, dans certaines circonstances, une simple parente « clanique » (la ftwoli classificatoire) peut jouer le rôle d'une parente du lignage ; il en est ainsi notamment dans une cérémonie de mariage où une parente agnatique aînée de la fiancée doit assister cette dernière dans un rituel destiné à assurer sa fécondité.

Les termes de parenté comme m'ba (« mon père »), m'pwoli (« ma tante paternelle ») m'biga, (« mon enfant ») sont également employés par Ego pour désigner toute personne de son clan qu'il situe approximativement dans la génération de son père ou de son fils. Par contre, le terme de rinatanu (« mon frère ou ma sœur ») n'est plus utilisé. On lui substitue le terme de m'babidjua (« le fils de mon père »)x.

i . Dans certains contextes le terme bàbidjua est parfois employé pour un frère de lignage, mais le terme natanu n'est jamais utilisé pour désigner un frère de clan.

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La relation entre bibabidjuaba, connue sous le nom de Ubabidjuali, est une relation ambivalente. Deux bibabidjuaba pourront, dans certaines situations, se comporter l'un vis-à-vis de l'autre comme deux frères du même lignage : ils se prêteront mutuellement assistance et réagiront solidairement face à une personne d'un autre clan. Mais, quelles que soient les circonstances et malgré les témoignages d'amitié qu'ils se dispensent, ils resteront néanmoins sur leurs gardes.

Un frère de clan est un rival. Il l'est d'autant plus si le clan a le monopole d'une fonction convoitée, à. la succession de laquelle tous ses membres ont théoriquement des droits identiques mais que chaque lignage revendique pour l'un des siens (ainsi dans le Gobnangou, la charge de « chef supérieur », obarkiamo, était disputée entre trois lignages d'un même clan ayant chacun fondé son propre village). Mais, même en l'absence de toute situation concurrentielle de ce genre, il y a rivalité permanente — potentielle ou réelle — entre bibabidjuaba. La cause principale de cette rivalité est à chercher dans une coutume, élevée ici au rang de véritable institution, selon laquelle les bibabidjuaba cherchent mutuellement à se ravir leurs femmes1 ou leurs fiancées. C'est le « travail » (litwonli) d'un obabidjua et l'aspect essentiel du Ubabidjuali, disent les Gourmantché. Autant il est méprisable de prendre l'épouse d'un homme étranger à son clan, autant le fait d'arriver à séduire la fiancée ou l'épouse d'un homme de son clan est un moyen de valorisation auprès des membres de son propre lignage autant que la plus sûre manière de défier Yobabidjua. U obabidjua trompé ne saurait, sans se déconsidérer, émettre de protestation d'ordre juridico-moral contre l'acte dont il est la victime. Il devra donc relever le défi soit en allant châtier l'offenseur, soit en cherchant à lui prendre sa femme (ou celle de l'un de ses proches) . Le rapt des épouses (ou des fiancées) crée entre les membres des différents lignages d'un même clan un état de tension quasi permanent. Les affronts subis en ce domaine sont rarement laissés sans réponse. Si Yobabidjua offensé n'a pas eu la possibilité de se venger, son frère, son cousin, voire son petit-fils s'en chargeront (on ne venge pas directement son père).

Bien qu'il ait pu autrefois provoquer d'âpres conflits, parfois sanglants, cet aspect du Ubabidjuali aux yeux des Gourmantché ne perturbe pas fondamentalement l'ordre social. Si de l'union entre une femme mariée et l'un des bibabidjua de son mari naît un enfant, bien qu'adultérin celui-ci ne sera pas un bâtard puisque le géniteur est du même obuolu que le mari. Ce dernier reconnaîtra pleinement l'enfant, tout en lui donnant le nom (Uyeli) de Laayani, nom bien révélateur de la façon dont il le considère puisqu'il signifie très exactement : « cela ne

i. L'enlèvement brutal de la femme ou de la fiancée d'un obabidjua était autrefois pratique courante. Bien que cette forme de rapt n'ait pas complètement disparu, elle est devenue beaucoup plus rare. Ne sont nullement en voie de régression, par contre, les entreprises de séduction, délibérément engagées et méthodiquement poursuivies, de la femme ou de la fiancée du frère de clan.

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me rend pas malade »x. Ce Laayani jouira dans la maison du mari de sa mère des mêmes droits que les véritables enfants de celui-ci. Au contraire, l'enfant né d'une femme mariée et d'un homme appartenant à un autre clan que son mari, sera perçu comme un véritable bâtard. On appréhende d'avoir — sans le savoir — un tel enfant chez soi. Est-il repéré en tant que tel, les vrais fils du mari trompé n'accepteront pas que ce bâtard vive parmi eux. S'il n'est pas réclamé par son géniteur, il devra aller vivre chez son oncle utérin.

Lignages et segments de lignages

Pour exprimer la notion de patrilignage, les Gourmantché emploient le mot lityuli (plur. : atyuna) qui désigne initialement le vestibule de la « maison » (udiegu; plur. : tidiedif. Ce vestibule symbolise l'unité du groupe des agnats à l'intérieur du groupe résidentiel3. Davantage, il indique que l'aîné de ce groupe d' agnats, celui qui commande Yudiegu (odiedano) a au moins atteint un premier stade d'autonomie rituelle dans ses rapports avec ses ancêtres mâles patrilinéaires et qu'il détient certains des sacra (autels et objets sacrés) qui leur sont associés. Pour accéder à ce premier stade d'autonomie, il ne suffit pas d'avoir fondé une famille : la condition nécessaire, sinon toujours suffisante, est de ne plus avoir de père vivant. Il en résulte qu'un chef de famille dont le père serait encore vivant pourrait à la rigueur édifier son propre udiegu (cette possibilité théorique est rarement mise en pratique) mais n'oserait jamais y adjoindre un vestibule. En d'autres termes, le vestibule indique que le groupe d' agnats de Yudiegu correspond au moins à un lignage minimal effectif4.

Le mot lityuli dans son sens figuré (le sens de lignage) est un terme relationnel. Selon le contexte, il s'appliquera soit à l'ensemble des agnats vivant dans le même udiegu5, soit à des groupements patrilinéaires de plus grande profondeur généalogique et répartis dans un grand nombre de tidiedi (comportant même souvent des ramifications dans plusieurs villages).

1. Ce n'est pas l'unique circonstance où un enfant peut recevoir le liyeli Laayani. 2. Les Gourmantché disent que les membres d'un même lignage sont « sortis du même

vestibule ». L'on notera que plusieurs populations d'Afrique de l'Ouest usent d'un même terme pour désigner le vestibule de la maison et le lignage.

3. A la différence des jeunes filles ou des femmes de la maison, les épouses ne se sentent guère à l'aise dans le vestibule ; elles se contentent de le traverser, mais ne s'y attardent pas. Dans certains villages, une entrée spéciale située du côté opposé à l'antichambre leur est réservée.

4. Nous reprenons ici une notion proposée par Meyer Fortes. Un homme et ses enfants constituent un lignage minimal mais ce lignage ne devient effectif qu'à la mort du propre père du chef de famille.

5. Si un groupe d'agnats vivant dans un même udiegu comprend plusieurs lignages minimaux, aucun de ces derniers n'est cependant désigné par le terme de lityuli.

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Le système lignager comporte une structure de type segmentaire, moins nette cependant que celle qui existe dans les sociétés sans chef où les rapports politiques sont principalement définis en fonction de ce qu'on a appelé une « charte généalogique ».

Le nombre de points de segmentation varie dans de grandes proportions selon les groupes considérés. Nous avons vu qu'à l'intérieur du village, le lignage issu du fondateur était toujours le plus nombreux ; il est aussi le plus segmenté. Il en est tout particulièrement ainsi lorsqu'il s'agit d'un lignage détenteur d'une véritable chefferie. Les descendants d'un ancien chef tendent à se différencier de leurs collatéraux et à se constituer en segment autonome. Si, à une génération postérieure, un membre de ce segment reprend la chefferie1, une nouvelle segmentation se produira.

Les groupes étrangers à ce lignage fondateur (les groupes de nilamba) sont moins segmentés. Les segments qu'on peut toujours y distinguer, en termes morphologiques, n'ont pas toujours d'existence sociale vraiment définie et ne sont pas considérés comme de véritables atyuna. Comme il n'y a pas de situation concurrentielle comparable à celle du cas précédent, les collatéraux n'éprouvent pas le même besoin de se différencier. Le groupe reste uni ou se scinde, mais il ne se segmente pas.

Nous appelons lignage maximal le groupe patrilinéaire le plus profond soumis à l'autorité d'un même aîné, appelé onikpelo (plur. : binikpelïba) qui est le membre le plus âgé de la génération la plus ancienne (ou considérée comme telle). L'existence d'une autorité commune est l'un des critères du lignage maximal par opposition au clan, l'autre étant la connaissance généalogique. A l'intérieur d'un lignage maximal, on trouve toujours quelques vieillards capables d'indiquer exactement comment les différents segments qui le composent se relient généalo- giquement les uns aux autres. Le lignage est désigné par le nom de l'ancêtre apical2. A Yobri, les « princes » (bidamba) du village sont groupés en un lignage maximal dont l'ancêtre apical est situé à sept générations des bidiedamba (les aînés commandant les tidiedi).

Nous appelons lignage nucléaire le plus petit segment auquel les Gourmantché appliquent le terme de lityuli, c'est-à-dire le groupe d' agnats qui vit dans un même udiegu, comprenant au moins un lignage minimal effectif. L 'onikpelo du lignage nucléaire n'est autre que Yodiedano. Il est également le membre le plus âgé de la génération la plus ancienne ; mais si l'aîné de la génération la plus ancienne est

1. La divination — ici une géomancie — intervenant dans la sélection des candidats à la chefferie, le système successoral dans cette société se caractérise par son absence de rigidité.

2. Pour désigner un lignage, ou un segment de lignage, on fait précéder le mot lityuli du nom de l'ancêtre (ainsi : Antuado' lityuli, Tankwendo' lityuli) ou l'on dit : « les enfants d'un tel ».

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considéré comme trop jeune pour prendre le tidiedandi (le commandement de Yudiegu), on ne tient compte alors que de l'âge chronologique1. A Yobri, la plupart des lignages nucléaires comprennent les descendants d'un ancêtre qui est le père ou le grand-père de Yodiedano.

Entre le lignage nucléaire et le lignage maximal, on repère fréquemment un segment intermédiaire qui joue un rôle social spécifique et que dirige également un onikpelo. Ce segment intermédiaire englobe plusieurs lignages nucléaires et a généralement pour ancêtre apical un homme qui est le grand-père ou l' arrière- grand-père des binikpdiba des lignages nucléaires qu'il comprend. Nous appelons lignage mineur ce segment intermédiaire.

\J onikpelo (celui du lignage maximal, mineur ou nucléaire) est d'abord le prêtre du culte des ancêtres. Il détient les objets sacrés (ibuli)2 et les autels associés à l'ancêtre apical du lignage. Pour certains types de sacrifices, il est seul habilité à entrer en communication avec cet ancêtre par l'intermédiaire des sacra dont il a la garde. Il fait des sacrifices réguliers en qualité de représentant du lignage ou de l'un seulement de ses membres mâles qui lui en adresse la demande. Il a la possibilité théorique de refuser un sacrifice s'il a de sérieux griefs contre le demandeur, mais il use rarement de ce droit.

L 'onikpelo du lignage maximal n'a guère d'autres prérogatives que rituelles. Les liens entre les membres d'un même lignage maximal, mais qui appartiennent à des lignages mineurs différents, tendent à se réduire aux liens de dépendance rituelle à l'égard de Y onikpelo commun.

C'est évidemment au niveau du lignage nucléaire que la solidarité lignagère, et la volonté de la maintenir, sont les plus fortes et s'expriment le plus nettement. Uonikpelo de ce lignage, dont les fonctions de prêtre se combinent avec les charges d'odiedano, jouit de prérogatives beaucoup plus importantes que Y onikpelo du lignage mineur ou du lignage maximal. Bien que les lignages minimaux dont peut se composer un lignage nucléaire aient en général des exploitations séparées, les membres d'un lignage nucléaire gardent toujours des intérêts économiques communs.

1. Pour la succession au tidiedandi, il arrive que deux cousins parallèles patrilinéaires entrent en concurrence en faisant valoir l'un qu'il est le plus âgé, l'autre qu'il est le véritable okpelo parce que fils d'un homme qui était plus âgé que le père de l'autre. Si celui-ci a reçu des charmes magiques (tinyoadi ; sing. : kunyoagu) réputés plus efficaces que ceux que l'autre a également reçus de son père et s'il est à peine moins âgé que lui, il pourra l'emporter.

2. Ibuli (sing. : obulo). Ce terme d'obulo ne peut être ici que grossièrement défini. Les ibuli sont des « puissances » subordonnées à Otienu (Dieu) et diversement réparties par lui dans le monde végétal et minéral. Les ibuli peuvent également venir s'incarner dans des objets métalliques (en fer ou en cuivre). Bien qu'ils ne doivent nullement être confondus avec les ancêtres, il y a cependant une connexion intime entre ces deux puissances. L' 'obulo — obulo arbre, obulo rocher, obulo objet — auquel l'ancêtre fondateur a rendu pour la première fois un culte, devient un autel sur lequel ses descendants offrent des sacrifices destinés à la fois aux ancêtres et à Y obulo lui-même.

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D'autre part ils s'entraident de façon régulière dans les travaux agricoles. La solidarité du lignage nucléaire se manifeste encore par la prise en charge, par différents pères de famille, de leurs enfants respectifs. Elle s'exprime enfin par le très fréquent remariage des veuves avec les membres du lignage nucléaire de leurs maris défunts. La transmission1 des veuves se fait d'aîné en cadet : de frère à frère, de cousin à cousin, d'oncle à neveu.

C'est dans le domaine matrimonial qu'on voit le mieux se manifester l'existence sociale différenciée du lignage mineur. Si l'une des filles de ce lignage se marie, c'est Yonikpelo qui en est à la tête et non Yodiedano de Yudiegu de la fille (à moins que les deux autorités ne se confondent) qui la remet à Yonikpelo du lignage mineur du mari. Inversement, c'est à ce dernier qu'incombe le rôle de conduire la délégation chargée d'apporter les « paiements de mariage » aux parents de la jeune fille. Dans le système des relations matrimoniales, ce segment apparaît donc (il faudrait dire apparaissait) comme la véritable unité échangiste. Autrefois, Yonikpelo pouvait, devant témoins, promettre à qui bon lui semblait n'importe laquelle des filles du segment. Mais, en revanche, il avait le devoir d'aider n'importe quel célibataire de son lignage à se procurer une épouse.

D'une manière générale et même encore aujourd'hui, les membres de ce lityuli intermédiaire s'entraident lors du mariage de l'un d'entre eux ; les différents paiements reçus à l'occasion du mariage d'une fille sont très largement redistribués entre eux tous (y compris les femmes).

Un dernier aspect de la réalité lignagère, qui mériterait à lui seul un long développement, ne sera qu'évoqué ici. Les cultes rendus aux ancêtres, dans la société gourmantché, ne s'adressent pas seulement aux ancêtres mâles du lignage, mais également aux mères des ancêtres paternels (dans un lignage de « princes » il peut s'agir d'aïeules très éloignées). Ces aïeules sont notamment invoquées pour assurer la fécondité des unions. Chaque lignage nucléaire (dans le cas des « princes », chaque lignage mineur et parfois le lignage maximal lui-même) est donc placé non seulement sous la protection mystique d'un aïeul mais également sous celle d'une aïeule, la mère de l'homme dont descendent tous les membres du lignage. Un autel appelé liting'kpi'pwa'djienguili (litt. : « l'autel d'une femme

i. On ne peut parler d' «héritage» qu'à condition de préciser que la veuve d'un membre du lignage n'est pas un « bien » que les autres membres (les cadets du mari mort) peuvent revendiquer absolument comme leur. Après la cérémonie de levée de deuil, la veuve doit consulter le géomancien pour savoir si son union avec le cadet de son mari sera bénéfique. Au nom même du libayuali (le message transcendant communiqué par la terre), elle peut se récuser et chercher à se remarier en dehors du lignage de son mari. Si le cas se produit, ses parents ne seront nullement tenus de restituer les « paiements de mariage ». Mais cette liberté relative de la veuve ne doit pas nous faire perdre de vue le fait qu'une forte pression s'exerce sur elle pour qu'elle se remarie avec un parent cadet de son premier mari. Ajoutons d'ailleurs que si la veuve a des enfants de ce dernier, elle souhaite vivement un tel remariage. L'héritage des veuves en pays gourmantché ne peut être assimilé à une forme de lévirat : les enfants nés de la veuve et de son nouveau mari appartiennent pleinement à celui-ci.

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devenue parente de la terre ») lui est consacré, et une catégorie particulière d'obulo (l'ubultyabu)1 lui est associée (il s'agit ici de Yuting'kpi'ftwa'bultyabu). Si l'ancêtre fondateur eut deux femmes, le groupe de ses descendants patrilinéaires se subdivise en deux sous-ensembles cultuels. Chacun d'eux a son propre lidjienguili et son propre ubultyabu (il aura par exemple le lidjienguili et l'ubultyabu de la mère du père).

A l'intérieur du lignage nucléaire se constituent ainsi des « matri-segments » dont le principe d'unification est essentiellement d'ordre rituel. Mais cette différenciation interne sur le plan religieux, qui se réfère aux mères des ancêtres paternels, trace en pointillé une première ligne de clivage, qui, en s'accusant, pourra accélérer le processus de segmentation du patrilignage.

RÉSIDENCE ET GROUPEMENTS FAMILIAUX

La demeure collective que les Gourmantché appellent udiegu (plur. : tidiedi) consiste en un groupe de cases rondes reliées les unes aux autres par une clôture en tiges de mil, qui délimite un enclos à peu près circulaire. C'est par le vestibule (lityuli) qu'on accède à la cour intérieure où sont bâtis les greniers, divers abris pour animaux, la case pour moudre le mil et parfois également d'autres cases d'habitation (généralement occupées par les hommes les plus âgés de Yudiegu, dont Yodiedano).

La taille démographique de l'enclos peut varier dans des proportions importantes. A Yobri, certains enclos comprennent moins de 10 personnes ; d'autres abritent entre 30 et 50 personnes et présentent l'aspect de véritables villages en miniature.

Aujourd'hui encore, la famille patrilinéaire étendue (un homme, ses épouses et leurs enfants, chacun d'eux avec sa famille respective) est le type de groupement familial le plus souvent rencontré dans les enclos du Gobnangou. Bien que plus rare, la co-résidence de deux familles patrilinéaires semblables (les deux chefs de famille étant frères ou cousins) n'est pas exceptionnelle.

Dès lors que le groupe résidentiel ne se réduit pas à une famille élémentaire ou à une famille composée (ou famille conjugale polygynique) , il se scinde généralement en plusieurs unités de production. Cette division en groupes économiquement autonomes se fait cependant par étapes. Du vivant de leur père, deux frères mariés (avec ou sans enfants) continuent en général à travailler sur son champ et à vivre, avec leurs familles respectives, sur la récolte commune (bien qu'ils complètent souvent leurs ressources par l'exploitation d'un petit champ personnel). Mais après la mort du père, ils ne tardent pas à séparer leurs exploitations.

1. Uubultyabu est un objet en fer symbolisant la matrice de la femme.

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Les éléments qui composent ces unités de production à l'intérieur de Yudiegu occupent souvent des cases voisines. Aussi les Gourmantché leur appliquent-ils le terme d'udansanu1 (litt. : « le chemin dont on est le maître »), terme qui, au premier sens, connote une sorte de sous-unité résidentielle (un groupe de cases voisines délimité par un seko). C'est en analysant la composition des idansani, en tant qu'unités économiques autonomes, que nous avons pu mettre en lumière le fait déjà signalé plus haut, à savoir que les responsables de ces groupes, surtout s'ils sont frères, se confient mutuellement leurs propres enfants.

Sauf dans les cas où le noyau agnatique d'un enclos ne se compose que de lui-même et de ses enfants (ou de ses enfants et petits-enfants), Yodiedano n'est donc pas chargé d'assurer la subsistance de l'ensemble de ses membres. De ce fait, il n'a pas non plus le droit de disposer de leur travail. Par déférence pour lui, les membres de son udiegu refusent rarement de lui rendre les divers services qu'il peut être amené à leur demander, mais ils n'y sont pas, à proprement parler, obligés. Bien que l'autorité de Yodiedano ne s'exerce pas nécessairement dans la sphère économique, elle n'est pas pour autant vide de contenu. Maître de l'enclos, responsable de l'ordre, arbitre des conflits qui peuvent y surgir, il peut contraindre le fauteur de désordre à quitter la demeure. Il préside de fait à toutes les affaires de succession (tout particulièrement dans les questions d'héritage de veuve). Uodiedano est parfois assisté d'un « second » qui est appelé odiedan dwogli (litt. : « celui qui suit Yodiedano»).

La fragmentation des groupes résidentiels étendus en plusieurs unités économiques n'est pas un fait récent. Selon plusieurs témoignages, certains enclos comportaient déjà autrefois plusieurs idansani qui exploitaient des champs séparés. Ce qui par contre est récent est le fait que les frères cadets ne demeurent jamais très longtemps après leur mariage sous la tutelle économique de leur frère aîné. Ceci n'exprime pas simplement un désir d'émancipation mais doit également être interprété comme la conséquence de l'impossibilité où se trouvent les frères aînés de s'acquitter de leurs obligations à l'égard de leurs cadets.

La règle de résidence patrilocale comporte un certain nombre d'exceptions. Pour des raisons diverses, certains Gourmantché vivent, avec leur propre famille, dans Yudiegu de leur yado (leur yatiegu)2. Bien que l'opinion publique désapprouve cette pratique — surtout lorsque ceux qui s'y livrent auraient pu faire autrement — elle laisse en même temps entendre qu'il n'est pas de demeure où

1. Udansanu (plur. : idansani). Les membres d'un même udansanu sont des bidansatieba (sing. : odansatielo) .

2. Après la mort de leur père, certains adolescents qui n'ont plus de proches parents dans leur diegu ou qui ne s'entendent pas avec ceux qu'ils ont encore, peuvent aller demeurer dans leur yatiegu. Mais après avoir fondé une famille, la plupart d'entre eux reviennent dans leur badiegu (diegu paternel). Quelques-uns néanmoins préfèrent rester parmi leur yatieba. Dans les enclos, vivent également des yarmu qui sont dans leur yatiegu depuis leur petite enfance : depuis que leur mère, séparée de leur père, les y avait emmenés.

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soit plus facile de vivre que le yatiegu. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question.

Bien que beaucoup plus rares, des exceptions à la règle de résidence virilocale sont également repérables. Certains célibataires démunis et sans appui s'introduisent dans un udiegu réputé prospère dans l'espoir d'y trouver une épouse. Ils proposent leurs services à Yodiedano ou à l'un des membres influents de Y udiegu. S'ils gagnent la confiance de leur hôte, s'ils savent se rendre indispensables, ils en obtiendront une femme (pas nécessairement la fille de l'hôte). Bien qu'ils n'y soient pas à proprement parler contraints, ils se sentiront alors moralement obligés de rester dans Y udiegu de l'homme grâce auquel ils ont pu se marier. Les Gourmantché appellent odiedaribitarlo (plur. : bidiedan'bitarba) celui qui offre ses services à Yodiedano dans l'intention d'obtenir une femme.

Le groupe résidentiel déborde donc bien souvent les limites d'une famille patrilinéaire. Sur les 55 enclos que le village de Yobri comprenait en 1963, 17 seulement n'abritaient ni muyarmu (« fils de sœur ») ni bidiedan'bitarba.

Au nombre des changements les plus visibles, directement ou indirectement provoqués par la pénétration française et l'administration coloniale, il faut compter d'importantes transformations dans les structures de l'habitat. L'évolution, en ce domaine, a cependant suivi (et continue à suivre) un cours assez original. Nous en dirons quelques mots.

Une partie des villageois n'habitent pas le village où ils sont recensés mais vivent à proximité des champs de brousse qu'ils exploitent, dans des enclos plus petits et plus frustes que ceux du village, et qui portent le nom de tikuadiedi (sing. : ukuadiegu; litt. : « udiegu des champs »). Au début de ce siècle, l'établissement de la paix sur une région dont les habitants au siècle dernier (en raison des incursions des guerriers peul, chercheurs d'esclaves, du Torodi) ne se sentaient en sécurité que dans les limites de leur village, a permis aux paysans de s'enfoncer de plus en plus profondément dans la brousse environnante pour y mettre en culture de nouveaux champs1. Pour éviter des allées et venues quotidiennes entre leur village et leurs champs (parfois distants l'un de l'autre de plusieurs kilomètres), ils édifièrent ces tikuadiedi. Ils y demeuraient pendant toute la saison des travaux agricoles. Ces résidences de brousse servaient également de lieux de refuge et permettaient de se mettre hors de portée du Blanc (et de ses agents) et d'échapper ainsi partiellement aux corvées, aux recrutements forcés, ainsi qu'au recensement (donc à l'impôt).

Chaque année, aux premières pluies, le village se vidait d'une partie de ses habitants. Un certain nombre d'idansani de chaque enclos quittait le village et allait s'installer en brousse pour quelques mois.

1. Autrefois, lorsque les terres exploitées aux environs du village étaient épuisées, la communauté tout entière se déplaçait.

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Trop de facteurs sont en cause pour que, dans le cadre de cet article, nous puissions tenter d'expliquer pourquoi progressivement de plus en plus de familles (familles conjugales restreintes, familles composées, familles patrilinéaires réduites) se sont fixées définitivement dans les tikuadiedi qui, à l'origine, étaient destinés à n'être que des résidences provisoires1. Nous nous bornerons à constater que les nouvelles habitudes de vie contractées, pendant l'hivernage, dans un cadre familial plus restreint que celui de l'enclos villageois, rendaient d'année en année plus difficile la réintégration au sein de la grande famille villageoise, avec tout le réseau d'obligations que ce mode de vie implique. Soulignons également pour notre propos que l'installation dans les tikuadiedi permit aux fils et aux frères cadets de se rendre indépendants qui, de leur père, qui, de leur frère aîné, sans pour autant rompre avec eux (un homme qui admettait que son fils restât toute l'année en brousse n'aurait pas accepté qu'il construisît son propre udiegu dans le village).

Les tikuadiedi se sont multipliés en tant que résidences permanentes. Dans le village de Yobri, la moitié environ des 2 ooo personnes qui y sont recensées, vivent toute l'année dans ces enclos de brousse. Certains de ces tikuadiedi sont complètement isolés dans la brousse ; d'autres sont groupés, constituant des sortes de hameaux.

Dans le Gobnangou la plupart des familles qui habitent la brousse en permanence, même celles qui y sont installées depuis longtemps, restent attachées par quelque lien à un village défini. Nombre d'entre elles n'ont d'ailleurs pas renoncé à parler de l'enclos villageois dont elles proviennent comme de leur véritable udiegu. Selon les cas, cette affirmation n'a qu'un contenu purement idéologique (refus d'admettre qu'on vit toute l'année dans un habitat qui n'a pas la dignité de l'habitat villageois) ou se justifie partiellement dans les faits.

Par exemple ces familles peuvent avoir conservé dans Yudiegu d'origine quelques cases d'habitation où elles viennent passer quelques jours pendant la saison sèche. Il arrive également assez souvent que certains éléments d'une unité familiale habitant un même ukuadiegu s'en détachent momentanément et aillent vivre au village pendant quelques temps. Enfin des familles installées en brousse depuis plusieurs années finissent par réintégrer leur enclos villageois2.

1. Le lecteur pourra se reporter à la thèse de M. G. Remy qui analyse en détail ces problèmes d'un point de vue géographique. Cf. G. Remy, Étude géographique du terroir d'un village gourmantché de Haute-Volta, Thèse de Doctorat de Troisième Cycle, Faculté des Lettres, Université de Paris, 1964.

2. Bien qu'une ou deux personnes n'en faisant pas partie s'y adjoignent fréquemment, la famille conjugale — élémentaire ou polygyne — est le type de groupe résidentiel le plus souvent représenté dans les tikuadiedi (les éléments extérieurs étant le plus souvent des enfants orphelins, proches parents du chef de famille : fils de frères ou neveux utérins) . Mais on repère également d'autres types de groupement : un homme, ses épouses et ses enfants mariés ; deux frères (souvent vrais siblings) avec leur famille respective ; un adulte célibataire, son

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Quelques aspects du mariage

II existe, dans cette société, diverses formes de mariage. Varient non seulement les rites et les cérémonies mais également les moyens par lesquels est obtenue une épouse légitime1. L'apparition de formes d'unions non conformes aux normes traditionnelles complique encore un tableau déjà très différencié. Ces mariages « modernes » qui, hier, auraient été assimilés à des concubinages, sont aujourd'hui en voie de légitimation. Une description détaillée de ces diverses formes de mariage ne trouve pas place dans cet article. Nous nous contenterons de fournir quelques points de repère.

1. État matrimonial.

Il est parfois difficile de déterminer avec précision à partir de quel moment un couple sort de 1' « état de fiançailles » pour entrer dans 1' « état de mariage ». Ce passage, en effet, n'est pas toujours sanctionné par une cérémonie. Il arrive bien souvent que l'installation d'une jeune fille dans l'enclos de « son mari » précède de plusieurs années la consommation du mariage. Enfin, lorsqu'un homme parle d'une jeune fille demeurant dans son enclos comme de son épouse, il ne précise pas toujours s'il s'agit d'opwa (l'épouse proprement dite) ou de la kipwo'biga (« la petite épouse ») : jeune fille encore impubère sur laquelle il a déjà des droits mais avec laquelle il ne peut avoir de relations sexuelles.

Voulant calculer pour la population de Yobri un âge moyen du mariage, M. G. Remy2 et moi-même avons retenu comme critère du mariage la cohabitation avec le mari au-delà de la quinzième année3. Bien que très imparfait, un pareil critère nous apparut être le plus conforme (ou le moins mal adapté) aux types de situations que nous devions rencontrer4.

Les hommes contractent leur premier mariage à un âge avancé. Le célibat définitif est cependant rare. En janvier 1963, plus de 50% des hommes de Yobri de

jeune frère et leur mère (veuve), etc. Alors que cela se produit fréquemment au village, il est très rare de rencontrer deux cousins parallèles patrilatéraux avec leurs familles respectives.

1. Cette diversité se reflète dans le vocabulaire qui, dans ce domaine, est d'une surprenante richesse.

2. Les calculs ont été établis par M. G. Remy qui s'était tout particulièrement chargé de l'enquête démographique.

3. Dans certaines formes de mariage aucune cérémonie ne précède la « nuit de noces ». Lorsque le mari considère que sa pwo'biga est en âge de devenir sa partenaire sexuelle, il doit cependant prévenir ses beaux-parents. L'autorisation ne sera évidemment jamais accordée avant que la fille soit pubère. Si le mari ne prévient pas ses beaux-parents ou s'il passe outre à leur refus, il devra payer une certaine somme à titre de réparation.

4. Il nous est malheureusement impossible de donner des renseignements à valeur statistique sur le pourcentage d'unions légitimes par rapport au nombre d'unions recensées.

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25 à 29 ans étaient célibataires, mais au-delà de 35 ans la grande majorité des hommes étaient mariés.

Le mariage des femmes est par contre très précoce. Moins de 5 % des femmes de Yobri de 20 à 24 ans étaient encore célibataires. Quant au célibat définitif, il ne se rencontre pratiquement pas.

Sauf pour quelques éléments christianisés, la polygynie constitue pour tous les Gourmantché un idéal avoué. Le nombre des épouses croît généralement avec l'âge du mari. A Yobri, les hommes du groupe 60-69 ans capitalisaient le maximum d'épouses : la moyenne pour ce groupe étant de 2,2 (chiffre élevé si on le compare à ceux qui ont été récemment calculés pour d'autres populations d'Afrique occidentale). Non seulement les vieillards de cette société monopolisent les femmes, mais, de plus, ils contrôlent largement les circuits d'échanges matrimoniaux : beaucoup de jeunes adultes doivent passer par leur intermédiaire pour obtenir des épouses.

2. L'institution du mariage.

Lorsqu'ils considèrent le mariage non du point de vue des cérémonies et des rites1 mais du point de vue des modalités d'obtention d'une épouse, les Gourmantché opposent deux formes de mariage : le lityuatieli2, dont le but déclaré est de sceller une alliance entre deux hommes ou deux groupes d'hommes et le lipwotali qui est « la prise de la femme », lorsqu'elle n'est pas reçue de ses parents ou de ses responsables.

Lityuatieli : Le mot désigne non pas l'union entre un homme et une femme, mais la relation qui s'instaure entre deux hommes — ou deux groupes d'hommes — lorsque l'un d'eux, Yotyuado, pour obliger l'autre (également appelé otyuado) lui promet en mariage une fillette en bas âge. L: 'otyuado donateur n'est ni toujours le père3 de la fillette qu'il « donne », ni nécessairement un parent aîné de son lignage4. Il arrive, en effet, qu'un homme qui a déjà plusieurs épouses décide de redonner à un étranger la fille qui lui a été promise. Il en résulte que Yotyuado donataire ne se confond pas toujours avec celui qui épousera effectivement la

1. La nature des rites et des cérémonies dépend de plusieurs facteurs : l'identité du clan auquel appartient la jeune fille ; l'ordre des naissances (telle forme de mariage pourra être réservée à la seule fille aînée). Ajoutons que l'intervention du devin peut modifier l'ordre habituel des coutumes suivies.

2. Dans la région de Fada N'Gourma, on dit surtout lityuarli. Les deux mots viennent de otyuado, terme que nous allons expliquer.

3. Un homme ne peut promettre sa fille en mariage du vivant de son propre père. 4. Nous avons vu qu'autrefois Yonikpelo du lignage mineur pouvait disposer de n'importe

laquelle des filles de son lignage pour la donner en mariage. Aujourd'hui une fille peut être promise par Yonikpelo de son lignage nucléaire, par le frère de son père et par son frère aîné (dans ce dernier cas après la mort du père) . Nous verrons plus loin qu'un homme cède parfois à sa sœur ses droits sur sa fille.

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fille. Dès le moment où celle-ci lui a été solennellement promise, Yotyuado donataire est libre, du moins partiellement1, d'en disposer : soit qu'il l'engage dans un nouveau lityuatieli (en promettant la fille à un étranger), soit qu'il l'attribue à son fils, ou à son neveu, ou à son frère cadet2. Au sens strict du terme, otyuado désigne donc soit celui qui promet une fille en mariage, soit celui à qui la promesse est faite. Mais comme ces deux personnages se confondent le plus souvent, l'un avec un parent de la fille, l'autre avec celui qui deviendra effectivement son mari, le mot otyuado désigne également le beau-père d'une part, le gendre d'autre part3.

On voit que le lityuatieli n'est pas conçu comme une alliance résultant d'un mariage mais comme une alliance qui cherche à s'établir ou à se maintenir par le moyen d'une femme. La relation entre les bityuatieba précède souvent de fait toute relation entre la fille et celui qui sera son mari puisque l'acte qui inaugure le lityuatieli, le bupwopabu (ou lipwopali) , la promesse de donner une fille en mariage, est bien souvent faite alors que la fille est encore dans sa petite enfance. Le lityuatieli se prolonge ordinairement par toute une série de prestations faites par Yotyuado donataire à Yotyuado donateur ; il ne s'achève pas avec la remise de la femme à Yudiegu du mari (lipwotyali)* puisque le donataire rend, longtemps encore après, divers services. Il ne s'achève pas non plus avec la mort des bityuatieba lorsque la femme donnée est une étrangère : les enfants ou les petits-enfants du donateur sont l'objet de diverses marques de respect de la part des enfants ou petits-enfants du donataire.

Nombreuses sont, dans le Gobnangou, les femmes aujourd'hui mariées qui, dès leur petite enfance, parfois même dès avant leur naissance, étaient déjà destinées par leurs parents à leur mari actuel ou à un parent de celui-ci. Malgré l'opposition de l'administration et du parti U.D.V.-R.D.A.5, cette forme de mariage est encore aujourd'hui largement pratiquée (quoique de façon plus discrète). Sans pouvoir évaluer jusqu'à quel point, nous pensons néanmoins qu'elle est en voie de régression. On hésite aujourd'hui à prendre l'engagement de donner sa fille avant que celle-ci ne soit véritablement en âge de pouvoir choisir. Ce n'est pas

1. Il faut le consentement des parents de la fille. 2. Cette dernière pratique est très fréquente. 3. Lorsqu'un Gourmantché parle de son tyuado, il faut, pour éviter toute confusion,

garder à l'esprit la distinction entre ces deux couples de termes (donateur-donataire ; beau- père-gendre). Lorsqu'une fille reçue a été redonnée à un étranger, la double acception du terme tyuado peut donner lieu à de véritables quiproquos. Ex. : A a donné en mariage à S sa propre fille. B, grand polygame, ne garde pas la fille mais la redonne à C qui n'est pas un parent mais un ami. Plus tard le fils de A, voulant lui-même se marier et ayant, pour ce faire, besoin d'argent trouve normal d'aller en demander à C, le mari effectif de sa sœur. C refuse l'argent demandé en alléguant que son véritable tyuado est B et qu'il n'a de compte à rendre qu'à lui. Nous connaissons plusieurs exemples de ce type. Le plus souvent le mari effectif, qui se trouve dans la même situation que C ne refusera pas de payer mais, s'il est soucieux de légalité, il remettra l'argent à B qui lui-même le remettra au fils de A.

4. La réception de la fille se dit lipwogali. 5. L'Union Démocratique Voltaïque du R.D.A., parti unique de Haute-Volta.

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seulement par crainte d'un refus ultérieur de la jeune fille, c'est également pour ne pas décourager d'autres prétendants susceptibles de fournir des paiements de mariage plus élevés.

Le lityuatieli ne constitue pas une catégorie de mariage homogène et, sous l'unité d'un même vocable, coexistent, en fait, des procédures diverses quant aux modes de distribution des femmes. Cependant les Gourmantché maintiennent toujours la fiction d'un mariage par don. C'est ce qu'indique le terme de bu-pwo- pabu qui connote bien l'acte de donner une femme1, non dans le sens de céder mais dans celui d'offrir en cadeau. Tout se passe comme si, dans l'idéologie gourmantché, une femme ne pouvait être que donnée (et nous avons le lityuatieli) ou ravie, enlevée, donc, d'une certaine façon, volée (et nous avons le lipwotali). Toute union qui pourrait trop manifestement apparaître comme le résultat d'un échange direct de femmes entre deux lignages (ou segments de lignages) est, dans cette société, sinon prohibée, du moins largement désapprouvée : c'est ainsi notamment qu'on critique le mariage avec la sœur du mari de la sœur2. Il est à peine besoin de préciser que le mariage ne doit, en aucun cas, apparaître comme une pure et simple transaction entre un vendeur et un acheteur.

En observant les manifestations concrètes du bupwopabu, on s'aperçoit qu'à quelques exceptions près (comme par exemple le don d'une femme à un ami), il n'est rien moins qu'un don gratuit. En échange de la femme donnée, le donateur retire des avantages ou reçoit des prestations. Cependant, les avantages retirés, les prestations reçues diffèrent trop quant à leur nature pour qu'on puisse voir dans le lityuatieli une unique forme de mariage. Dans l'état actuel de nos informations nous proposons provisoirement une triple distinction :

i) La première catégorie de lityuatieli que nous considérerons ne concerne que le chef et certains « princes » (certains bibardjuaba)3 dans leurs rapports avec les étrangers (les nilamba) de leur propre village. Sans attendre en retour ni paiements, ni redevances, ni prestations de travail, les premiers donnent des femmes en mariage aux seconds. Ils donnent soit leurs filles ou leurs sœurs, soit des femmes qu'ils ont obtenues légalement pour eux mêmes4 mais qu'ils ne gardent pas comme épouses. Pourquoi ce don ? Quels en sont les mobiles ?

On peut déjà faire observer que les chefs et les princes (au moins ceux qui

1 . Nos interprètes parlaient du « cadeautage de la femme ». 2. Il arrive parfois que le mari de la sœur laisse discrètement entendre à son beau -frère

qu'il y a une femme disponible dans son udiegu. Mais cette entente entre beaux-frères doit rester secrète.

3. Bardjua (plur. : bardjuàba) . Les bardjuaba sont les « princes » (daniba) appartenant aux villages commandés par des chefs et non par de simples aînés de lignages.

4. Le chef (surtout le chef d'un village important) avait autrefois divers moyens d'acquérir des femmes destinées à être redistribuées. Ses fonctions de juge impliquant notamment l'arbitrage des litiges matrimoniaux, il lui arrivait fréquemment de « réconcilier » les parties en présence en gardant pour lui la femme, objet du litige.

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veulent jouer un rôle politique) ne sont pas libres de ne pas donner. Ne pouvant ici analyser en détail le rôle du don dans la stratégie politique, il nous suffit de souligner que le fait, pour un prince, de faire preuve de générosité, est un facteur considérable de prestige. Les Gourmantché appellent Ubulkinli cette attitude de générosité et le Ubulkinli est si intimement associé au prestige et à l'autorité que le mot obulkino1 (l'homme généreux) est souvent employé comme terme synonyme d'obardjua (le prince, celui qui peut prétendre à la chefferie). Comme nul don ne peut se comparer à celui d'une femme, c'est par le bupwopàbu qu'un chef ou un prince prouveront à l'opinion publique villageoise, l'un qu'il est digne du commandement qu'il exerce, l'autre qu'il possède l'une des principales qualités requises pour être chef. Un candidat à la chefferie aura d'autant plus de chances d'évincer un rival qu'il aura plus généreusement distribué aux nilamba de son village soit ses filles, soit d'autres femmes.

A ce souci de prestige, à cette recherche de popularité, s'ajoute la préoccupation de faire venir des étrangers dans le village ou de leur donner de bonnes raisons de s'y fixer. En retraçant l'histoire des divers lignages de nilamba installés dans plusieurs villages du Gobnangou, nous retrouvons presque toujours un ou plusieurs individus qui ont pu y faire souche grâce aux femmes que leur donnèrent les princes du village. L'étude des déplacements de village à village montre également le grand nombre de compétitions engagées entre divers chefs de village pour attirer les étrangers spécialisés dans quelque métier (forgerons, musiciens, etc.) en leur promettant des femmes.

Mais la générosité des princes n'est pas toujours motivée par des considérations de prestige ou de politique générale ; elle répond également au désir de s'attacher une suite de « clients » ou de dépendants. Et, en réalité, les bénéficaires d'un don (sans contrepartie exigée impérativement), ceux que les Gourmantché appellent des binakiemba2, sont bien en situation de dépendance par rapport à leur otyuado. Dans le domaine politique ils restent indéfectiblement attachés à sa cause, et cet attachement est trop inconditionnel pour qu'on puisse n'y voir que la manifestation d'un sentiment de reconnaissance. Dans le domaine économique, l'onakiemo, bien qu'il ne soit pas astreint, comme un quelconque serviteur, à des obligations précises, ne manque jamais de répondre à l'appel de son otyuado lorsque celui-ci organise un travail collectif (un bupapwogu).

Le don n'est donc jamais ni absolument libre ni vraiment gratuit. Nous devons cependant introduire une distinction entre le don d'une fille (ou d'une sœur) d'une part et le don d'une femme étrangère d'autre part. Dans le premier cas, l'emprise de Y otyuado sur son onakiemo (ici un gendre) n'implique nullement des droits sur les enfants de celui-ci (des ayabla ou des muyarmu par rapport à

1. Obulkino (plur. : bibulkimba). 2. Sing. : onakiemo. Le sens étymologique de ce terme nous est inconnu.

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Yotyuado). Il n'en est pas toujours ainsi dans le second cas. Nous employons à dessein une formule nuancée, car on observe des différences régionales quant aux droits de Yotyuado sur les enfants d'une femme étrangère qu'il a donnée, et en particulier sur les filles de cette femme. Dans la région de Fada N'Gourma et de Madjoari, le donateur avait autrefois le droit de disposer de la première fille de son onakiemo pour la donner en mariage à qui bon lui semblait. Un nouveau circuit d'alliance était ainsi ouvert, le nouveau bénéficiaire du don devenant lui- même un onakiemo. Le bupwopabu était une opération profitable et un instrument politique précieux. \J onunbado (chef suprême de Fada N'Gourma) avait, entre autres, largement recours à cette pratique pour étendre la sphère de ses dépendants. Dans la région de Diapaga, nous avons eu plusieurs fois l'occasion de constater qu'une telle pratique n'était nullement inconnue. Mais tous nos informateurs refusaient catégoriquement de voir dans la libre disposition de la première fille des binakiemba un droit absolu des bityuatieba1 . Ils ne niaient pas les fréquentes tentatives faites par ces derniers pour essayer d'obtenir de leur binakiemba qu'ils leur laissent l'initiative de marier leur première fille, mais ils refusaient de dénier à un père quel qu'il fût (sauf jadis à un esclave) le droit de disposer de chacun de ses enfants.

2) La seconde catégorie de lityuatieli, déjà évoquée plus haut, n'exige pas un long commentaire. Un odiedano reçoit chez lui un célibataire sans ressources, parfois sans famille, qu'on appelle odiedan'bitarlo, et lui donne une femme en échange de services qui sont de diverses natures2 et toujours très contraignants. Remarquons en outre que Yotyuado, ici assimilé à un tiamba (un « patron »), n'abandonne pas complètement la femme comme dans les autres formes de mariage, puisque celle-ci ne quitte pas l'enclos du donateur. Ce n'est qu'après plusieurs années de fidèles services que Y odiedan'bitarlo pourra être expressément autorisé à se construire son propre ukuadiegu et à y emmener sa femme. Bien que les enfants qu'elle met au monde lui appartiennent, il ne pourra guère opposer un refus à son otyuado si celui-ci désire disposer d'une de ses filles pour la donner en mariage.

3) La troisième catégorie de lityuatieli, celle qui est la plus répandue, comprend une série de paiements (en nature ou en numéraire) que le groupe du mari doit verser au groupe de la femme. Contrairement à ce que nous pensions au début de notre enquête, la formalité que les Gourmantché appellent lipwotyani (litt. : «la remise pour la femme») et qui désigne l'acte par lequel les parents du «mari» offrent, à la dernière étape du mariage, tout un ensemble de présents (appelés

1. A Fada N'Gourma, ils n'avaient pas honte, nous disait entre autres, le chef du village de Yobri : « ils cadeautaient une femme et puis ils en retiraient une autre ».

2. Le diedanbitarlo est un peu l'homme à tout faire. En dehors de ses tâches domestiques (balayer l'enclos, réparer les toitures, etc.) il sert également de commissionnaire et de portefaix. Il est souvent aussi l'homme de confiance.

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ipwotyabini1) aux parents de l'épouse n'est pas une pratique d'introduction récente. Les témoignages des vieillards sont unanimes : le lipwotyani est une institution qu'ils ont toujours connue.

Le lipwotyani est précédé par le lipwodagli et le lipwosabli. Le lipwodagli (l'action d'attacher les deux pieds de la femme) est un premier versement, destiné à conférer à la promesse du don le caractère d'un engagement solennel. Remarquons que dans cette forme de lityuatieli, le don n'a plus aucune des apparences d'un don volontaire puisqu'il est sollicité : c'est le futur mari qui inaugure le cycle du lityuatieli en cherchant par des cadeaux à obtenir des parents de la fille qu'ils la lui promettent. L'acceptation des premiers cadeaux (offerts par le prétendant) appelle une première promesse, qui ne prend cependant consistance qu'après le lipwodagli. Pour faire le lipwodagli, le « fiancé » attend que la jeune fille ait au moins atteint une douzaine d'années et soit ainsi en mesure de répondre à la question suivante (posée par le frère de son père) : « Aimes-tu un tel (le prétendant)... si tu dis oui aujourd'hui et non demain, ce sera une honte pour nous. » Dès ce moment, la jeune fille devient une kipwobiga2 (« une petite épouse ») et le fiancé peut demander à ses parents qu'elle vienne habiter son enclos. Mais tant que la jeune fille est impubère, il ne pourra avoir de relations sexuelles avec elle. Au lipwodagli succède le lipwosabli, autre versement, destiné en grande partie cette fois aux parentes maternelles (celles qu'on appelle les binamba : « les mères »), afin d'obtenir leur approbation (il s'agit plus d'une approbation que d'une autorisation). Enfin, le lipwotyani consacre définitivement la légitimité de l'union.

Aujourd'hui, les ipwotyabini prennent incontestablement la signification d'un prix de la fiancée. C'est seulement, en effet, après en avoir fait le versement que le mari se voit définitivement concéder des droits sur son épouse (droit à ses services sexuels et domestiques, droit sur tous les enfants qu'elle mettra au monde) . Le mari, abandonné par sa femme, réclame la restitution des ipwotyabini, et il peut faire valoir ses droits en portant plainte auprès du Tribunal du chef-lieu de cercle. Si son ex-femme lui a donné des enfants, il pourra renoncer à tout remboursement ou se contenter d'une restitution partielle. Dans le cas contraire, il pourra exiger un remboursement intégral.

Les ipwotyabini avaient-ils dans la société traditionnelle une signification aussi nette ? Dans l'état actuel de nos informations, nous ne pouvons répondre sur le fond à cette question. Des nombreux témoignages recueillis, il ressort qu'ils n'étaient pas perçus comme un prix mais plutôt appréhendés comme une sorte de contre-don, destiné à remercier les parents d'avoir élevé la fille. Aujourd'hui

1. Les ipwotyabini comprennent des biens en nature dont la liste est fixée rigidement par la coutume, auxquels s'ajoute une somme, qui, elle, est variable.

2. C'est la pwobiga reçue pour soi qui peut être par la suite attribuée à un fils, à un neveu ou à un frère cadet.

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encore, quand les parents du mari viennent apporter les ipwotyabini aux parents de la femme, ce sont des paroles de remerciement qu'ils prononcent1.

Passant rapidement en revue les trois catégories de lityuatieli nous avons vu que le mari était, soit partiellement obligé de laisser à son otyuado la libre disposition de sa première fille (c'est Yonakiemo) ; soit astreint à des prestations de travail (c'est Y odiedàn'bitarlo) ; soit tenu déverser divers paiements. Nous espérons qu'une enquête ultérieure nous permettra de comprendre pourquoi les Gour- mantché maintiennent la fiction du don pour se représenter ces diverses formes « archaïques » de contrat.

Au lityuatieli s'oppose — et s'opposait déjà autrefois — un type de mariage appelé lipwotali (litt. : « la prise de la femme »). Contrairement au cas précédent, le lipwotali est une union librement consentie, réalisée sans formalité ni cérémonie particulière et, au moins dans la première phase, indépendamment des familles respectives.

Autrefois ce mariage prenait la forme d'un enlèvement. Un jeune homme séduisait une jeune fille non encore promise et l'enlevait à ses parents. Par crainte de représailles, il l'emmenait vivre loin de son village. Une telle union restait précaire tant que le mari ne s'était pas mis en règle vis-à-vis de ses beaux-parents, qui pouvaient à tout moment reprendre leur fille. Mais si le ravisseur jouissait à leurs yeux d'une bonne réputation, ils pouvaient s'abstenir de toute intervention et attendre patiemment que leur « gendre » vienne faire le tityandanli (« la demande en pardon ») et apporter les ityandafibanli (cadeaux accompagnant cette demande) .

Comme le nombre des filles promises est moindre actuellement qu'autrefois, cette forme de mariage est plus répandue. Dans les milieux « évolués » ou « semi- évolués », le lipwotali désigne, sans autre précision, toute forme de mariage non arrangée par les parents.

3. Les prohibitions matrimoniales.

Énumérons très rapidement2 les catégories de parents entre lesquelles le mariage est strictement et unanimement prohibé (au moins dans la région de Diapaga) .

En ce qui concerne le clan restreint d'Ego, nous avons vu que la règle d'exo- gamie ne souffrait aucune exception. La relation entre membres d'un même clan est jugée absolument incompatible avec la relation d'alliance (lityuatieli) , et de nombreuses légendes rendent compte de la scission d'un obuolu, autrefois unifié, en deux ibuoli restreints par un mariage (ou une union sexuelle) malencontreusement réalisé en son sein.

1. «Vous avez fait un bon travail», disent-ils (sous-entendu : en élevant la fille)... « nous vous félicitons ».

2. L'exposé et l'analyse des règles de mariage feront l'objet d'une étude ultérieure.

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Les sanctions contre les transgressions d'interdits perdent aujourd'hui de leur sévérité et les règles de mariage se transforment graduellement. L'évolution en ce domaine se manifeste particulièrement dans les relations d'Ego avec i) les parents agnatiques de sa mère 2) les enfants des femmes appelées sœurs ou tantes (les bipwolimba. En théorie, le mariage avec toute femme du clan restreint de la mère ou, inversement, avec une femme dont la mère appartient au clan d'Ego (appelée kiyarga)1 est aussi strictement défendu que le mariage avec une femme de son propre clan. Mais aujourd'hui apparaissent des dérogations à cette règle en proportion variable selon les régions. Dans le Gobnangou où les normes traditionnelles restent très vivaces, elles sont encore peu nombreuses. Nous n'avons repéré que quelques cas de mariage avec une « mère » ou « une fille de sœur » et il s'agissait toujours de mariages avec des parentes très éloignées : l'épouse appartenait soit à un autre patrilignage maximal que celui de la mère du mari, soit avait pour mère une femme issue d'un autre patrilignage maximal que celui du mari. L'opinion publique se montrait très sévère dans les jugements qu'elle portait sur de pareilles unions. Dans la région de Fada N'Gourma, beaucoup plus affectée par les changements économiques et sociaux survenus ces cinquante dernières années, les dérogations sont beaucoup plus nombreuses. Les vieillards déplorent qu'il y ait un nombre croissant de jeunes gens qui n'hésitent pas à se marier dans leur uyatiegu2. Nous avons vu que le principe de l'inclusion dans une même catégorie terminologique de parents appartenant à des générations différentes ne s'applique pas seulement, dans cette société, aux parents agnatiques de la mère, mais également — bien qu'à un moindre degré — aux parents agnatiques des deux grand- mères : tous les membres du lignage de celle-ci (le clan n'est plus concerné), quelle que soit la génération où ils se situent, sont pour Ego des grands-parents : les hommes sont des biyadjamba- et les femmes des biyaniba. Inversement, Ego est pour eux un n'yabli. Mais la reconnaissance de cette parenté n'a pas la même importance selon qu'il s'agit de la relation entre les parents (agnatiques) de la mère du père et les enfants des fils des femmes du lignage ou de la relation entre les parents (agnatiques) de la mère de la mère et les enfants des filles des femmes du lignage.

Dans le premier cas, elle entraîne l'interdiction du mariage avec toute ya (grand-mère) du lignage maximal de la mère du père (et inversement avec toute yabli issue d'une femme du même lignage maximal qu'Ego). Dans le second cas,

1. Au niveau du lignage où la distinction entre les générations est connue, le terme de kiyarga n'est appliqué qu'à l'enfant d'une sœur (réelle ou classificatoire), d'une sœur du père ou d'une sœur du père du père. Au niveau du clan où la distinction n'est plus connue, Ego appelle indistinctement muyarmu toutes les personnes dont la mère appartient à son clan.

2. Au sens strict, le uyatiegu est le udiegu dont provient la mère. Au sens large, c'est le village de la mère. C'est à ce uyatiegu au sens large que nous faisons présentement allusion. Personne n'ose encore se marier avec une femme du lignage nucléaire de sa mère.

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l'interdit ne porte plus que sur les bibarsiàba1 de Yudiegu dont la mère de la mère était sortie (et inversement sur toute yabli issue d'une femme du même udiegu qu'Ego).

Dans la région de Diapaga et de Fada N'Gourma, les Gourmantché insistent beaucoup sur la différence des liens qui rattachent Ego aux parents agnatiques de ses deux grand-mères. Ils justifient principalement cette différence en termes religieux. Dans certaines circonstances, le géomancien pourra prescrire à un individu de faire un sacrifice auprès des ibuli des ancêtres paternels de la mère du père. Pour offrir un tel sacrifice, le yabli devra donc faire appel à Yonikpelo du lignage de son aïeule (onikpdo du patrilignage nucléaire, ou du patrilignage mineur, ou du patrilignage maximal). Les ancêtres paternels de la mère de la mère n'étant, par contre, jamais l'objet d'un culte, Ego n'a pas de lien rituel avec leurs descendants. De ce fait, disent les Gourmantché, les liens de parenté s'amenuisent et tendent à se réduire à des liens d'amitié.

Aux interdits portant sur les classes de parents que nous venons d'énumérer, il faut ajouter les interdits portant sur des parentes qui, bien que n'appartenant pas toutes à ces classes, sont néanmoins considérées comme trop proches pour être des épouses possibles. C'est ainsi que le fait d'avoir un arrière-grand-père commun est un obstacle au mariage. Il y a cependant une exception à cette règle : elle concerne les enfants des filles des filles de cet arrière-grand-père commun.

Les divers interdits exposés ci-dessus portent non seulement sur le mariage mais également sur les relations sexuelles. Cependant, en cas de transgression, la faute n'est pas considérée comme de même nature ou comme également grave dans tous les cas. Les Gourmantché distinguent deux grandes catégories d'interdits : i) ce qui est Ukuali; notion déjà rencontrée et qu'on peut traduire par le terme « tabou », dont la violation peut attirer sur le coupable ou l'un de ses parents des châtiments d'ordre mystique ; 2) ce qui est tiachgendi : terme difficilement traduisible mais qui évoque un interdit dont la transgression est jugée si grave, du point de vue de l'ordre social, qu'on considère qu'elle doit être légalement sanctionnée (enchaînement, bastonnade, exclusion de la communauté).

Des quelques éclaircissements que nous avons pu obtenir sur cette question complexe, il ressort qu'en ce qui concerne les consanguins, seules les unions entre père et fille2, frère et sœur, cousin et cousine parallèles (surtout patrilatéraux), oncle maternel et nièce utérine sont l'objet des deux types d'interdits3. Entre simples parents « claniques » ou « lignagers » ou entre biyatieba et muyarmu ou

1. Au sens strict, les bibarsiàba (sing. : obarsalo) sont les jeunes filles célibataires d'un village qui appartiennent au même clan que le chef. Au sens large (celui que nous retenons ici) les bibarsiàba sont les jeunes filles célibataires appartenant au groupe agnatique fondateur de Yudiegu.

2. La possibilité de relations sexuelles entre mère et fils n'est même pas envisagée. 3. Avec certains parents par alliance, l'union sexuelle n'est l'objet que d'un interdit de

type tiachgendi.

Page 30: Claris, lignages et groupements familiaux chez les ... · contient sur l'organisation clanique et lignagère valent en grande partie pour les ... Au point de vue socio-culturel, les

LES GOURMANTCHÉ 8l

encore entre fils et mères classificatoires, les unions sont décrétées kuali mais n'entraînent pas de châtiment légal1.

Les sanctions qui frappent les coupables sont aujourd'hui moins sévères qu'autrefois ; elles tendent à se réduire à des moqueries : les femmes du village composent des chansons qui tournent l'incestueux en dérision. Cependant il arrive encore parfois que les coupables soient obligés de s'exiler2.

1. Le fait d'avoir des relations sexuelles avec certaines parentes très éloignées (par ex. : des yamba) est simplement décrété fe (honteux) .

2. On nous a raconté le cas d'un homme ayant eu des relations sexuelles avec sa propre fille. Les tambourinaires du village ont frappe une phrase comprise de tous où figurait le terme de tiachgendi. Le coupable fit la grève de la faim et en mourut.

La suite de cet article, qui portera sur le système des attitudes, paraîtra dans un prochain numéro.

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