cœur et espace - clubcardiosport.comsport/14... · propos recueillis par le dr marc ferrière...

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Cœur et espaceEntretien avec Philippe Perrin,astronaute de la mission 111 (NASA, juin 2002)

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tantes”, ces résultats sportifs “majeurs”,ces futilités, sans aucun rapport avecl’enjeu réel, primordial, ressenti là-haut. Mais… parlons des aspects médi-caux. Médicaux, plus que cardiaques,car ceux-ci sont loin d’apparaître aupremier plan. De plus, quand on estastronaute, avant le vol, on n’y pensepas et on ne vous y fait pas penser.Philippe Perrin est pilote de chasse, ila donc bénéficié du bilan de santé detout pilote. Il s’est préparé physique-ment à raison de 2 heures d’activitéphysique par jour, endurance et plongéesous-marine, pendant 5 ans.

> Le séjour dans l’espace

Le mal de l’espaceAu début du séjour dans l’espace, lescontraintes barométriques exercéessur l’oreille interne sont modifiéesdans leur intensité et leur répartition.Elles induisent fréquemment, lors dela période d’adaptation, le mal de l’es-pace, très proche du mal des trans-ports : vertiges, nausées et fatigue trèshandicapants. Il peut s’installer après

une heure de vol en apesanteur etdure rarement plus de 24 heures, sansréelle accoutumance, théoriquement.Pour le prévenir et/ou détecter lessujets les plus sensibles, les Russes,qui ont une approche médicale trèsstricte, font passer l’épreuve dite “dutabouret”. Elle consiste à faire tournerle candidat, yeux fermés et tête incli-née, à 33 tours par minute. Il faut tenir 10 minutes pour être éligible, sachantqu’un quidam moyen ne tient pas 5 minutes sans vomir ! A l’opposé, un cosmonaute français restait imperturbable après 30 minutes danscette centrifugeuse. Les Américains,

L orsque l’on n’est pas journaliste,que l’on n’a jamais “interviewé”une personnalité, que l’on doit

parler “cœur” (le viscère, l’organe) avecquelqu’un qui a pris de la hauteur surnotre bas monde, on prépare desquestions, on se prépare, et puis toutchange. Philippe Perrin prend laparole, il vous passionne, il vous livredes informations, des anecdotes éton-nantes. Alors on ne parle pas, on nepose plus de questions, on écoute, onaimerait tout retranscrire, tant il estincongru de ne rapporter que les pro-pos concernant la médecine, l’acti-vité physique et le cœur.

> Une poussière de vieCommençons par sa conclusion : cequi ressort d’un tel vol, aboutissementd’un rêve d’enfance que nous avonstous eu, c’est que la terre est une“poussière” de vie, entourée d’un finliseré bleu, au sein d’un noir intense.Quel décalage avec les “terriens” quandon a vécu, senti cela, la fragilité de cettepoussière, et que l’on retrouve le jour-nal télévisé avec ces nouvelles “impor-

L’exploration de l’espace a débuté il y a maintenant 50 ans. Philippe Perrin faisait partiedes 7 membres de l’équipage de la navette qui a séjourné 14 jours dans l’espace enjuin 2002. Il a ainsi dû effectuer trois sorties pour participer à l’assemblage de la stationspatiale internationale. Propos recueillis par le Dr Marc Ferrière (Département de Cardiologie, CHU de Montpellier)

La terre est une “poussière” de vie, entourée

d’un fin liseré bleu, au sein d’un noir intense.

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exemple, appuyer successivementdans un ordre pré-établi sur des bou-tons de commande. L’astronaute aune sensation de régression confir-mée par l’attitude de son entouragequi, à son retour, ne manque pas delui faire remarquer sa “lenteur d’es-prit”. Il n’y a pas d’accoutumance etceci touche les vétérans comme lesnéophytes.

Les troubles du sommeilLa prévention du fluid shifting peutretarder sa survenue, cependant sansl’abolir. Ainsi, les Russes ont proposél’utilisation de garrots, puis a été testé,avec un certain succès, une période

de bed rest avant le départ, avec som-meil la tête en bas inclinée de 20°.Cependant, les troubles du sommeilet la fatigue qui en découlent sont aupassif de cette méthode qu’il fautpoursuivre sur une longue période. Lescombinaisons du bas du corps avecpression négative n’ont pas donné derésultat significatif. Les Américainsproposent une hyperhydratation per-manente lors du vol, sauf pour les sor-ties dans l’espace. Cette attitude a aussises limites, comme la gestion desurines et les sensations de tête embru-mée et de “parler du nez”, sans totale-ment prévenir les limites intel-lectuelles définies précédemment.

eux, ne font plus de tests préventifset prévoient un traitement “ciblé”, aucas par cas. Il s’agit d’une injectionintramusculaire d’un produit ana-logue au métoclopramide, dite “ciblée”,car l’injection est faite par le com-mandant de bord, ou son second (silui-même est malade) dans une cibledessinée avant le départ au point fes-sier idéal ! Cette symptomatologie,qui peut récidiver avant une sortie enscaphandre, avec le danger que repré-sente un vomissement dans cecontexte, présente une composantepsychique qui peut être gérée parl’entourage.

La gestion de l’espaceLa gestion de l’espace est un autreproblème. En effet, l’esprit terrien ases repères : la verticale, l’horizontale,le plancher, le plafond. Là-haut, plusrien ! Comme le grand bleu pour lesplongeurs, dans la zone où le noir desprofondeurs ne se différencie pasd’une surface trop lointaine pour lais-ser passer une lumière permettant dela repérer. L’esprit terrien doit alorsdécider où sera le sol, le plafond etdonc situer une verticale et une hori-zontale. Le choix porte en général surune paroi, mais si ce n’est pas lemême choix que les autres occupants,ceux-ci sont vus à l’envers, parexemple, ce qui peut aggraver la sen-sation de vertiges.

La répartition des fluidesL’organisme réagit de manière déca-lée aux problèmes de pesanteur parune modification de la répartition desfluides, avec accumulation de ceux-ci vers l’extrémité céphalique. Ondevient “idiot” (space stupidity), pro-bablement par excès de liquide dansle cerveau et/ou œdème cérébral.Cette limite fréquente, mais retardéedans le temps par rapport au débutdu vol, justifie l’apprentissage sco-laire, répétitif, rébarbatif de tâchesapparemment simples comme, par

Philippe Perrin s’est préparé physiquement à raison de 2 heures par jour

d’activité physique, endurance et plongée sous-marine, pendant 5 ans.

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- pédalage, voire petit tapis roulant -lors du vol a un effet préventifreconnu. Elle est surtout utilisée surla base de 2 heures par jour pour lesvols longs (6 mois ou plus). Pour les vols plus courts, il n’y a pasde recommandation claire. Les pro-blèmes techniques rencontrés, fixitédu matériel utilisé et de l’utilisateur,restent limitants. De plus, la prépara-tion de l’activité physique peutprendre plus de temps que sa pra-tique et ce temps non programmé estpris sur le temps de sommeil.

Les autres petits soucispratiquesAutres soucis pratiques, la gestion de lasueur qui se transforme en grossesgouttes qui ne coulent pas, naviguentici et là avant de se coller un peu par-tout. Rappelez-vous, “Tintin objectifLune” (Ndlr) ! Enfin, pas de doucheaprès l’effort : shampoing sec et on“s’essuie” avec une serviette. Cette acti-vité est donc laissée à la liberté de cha-cun et se fait par tranches de 10 minutessans compter la préparation. Au retoursur terre, après un vol de 14 jours, on sesent les jambes faibles et on a beaucoupde mal à s’accroupir et à se relever, maisceci n’est que transitoire.

L’accélérationLes contraintes du vol spatial sontmoindres que celles imposées par lepilotage d’avion de chasse. En effet,l’accélération ne dépasse pas 3 G dansla navette au décollage, contre 8 G,voire 9 G, pour un pilote de chasse.Elle s’exerce cependant sur la poitrineet gène l’expansion pulmonaire avecsensation d’étouffement, alors quedans un avion, elle se fait dans le sensvertical avec un impact vertébral.

Les contraintes cardiologiquesLe cardiofréquencemètre spatialn’existe pas ! Contrairement à ce quecertains s’imaginent, l’astronaute n’estpas bardé de capteurs cardiaques.

Ainsi, en dehors d’expériences scien-tifiques avec étude cardiaque pro-grammée, la mesure de la fréquencecardiaque n’est assurée constammentet précisément que pendant les sortiesdans l’espace. Les astronautes ne sontpas informés des données de cette sur-veillance qui a un double objectif : ● surveiller (une micrométéorite estsi vite arrivée) que l’astronaute est envie (!) ;● et détecter une incapacité physiqueà prolonger la sortie.

L’épuisement physique dû au travaileffectué est la raison principale d’in-terruption précoce des sorties et semanifeste par une accélération trèssignificative du rythme cardiaque.Cette incapacité se traduit donc parune tachycardie sinusale qui a aussiune composante psychique puis-qu’elle peut débuter avant la sortie.Certains astronautes sortaient avecun rythme à 120 par minute, alors quePhilippe Perrin a toujours le recordde bradycardie, avec un rythme infé-rieur à 60/min dans le sas de sortie.

Le contrôle du rythme cardiaquen’est donc pas réalisé durant lesphases d’ascension et de rentrée.Rappelons que, avant le départ, les

L’automédicationLes Américains laissent place à l’au-tomédication et l’astronaute peutemmener une trousse médicale per-sonnelle. L’aspirine et les anti-inflammatoires non stéroïdiens sonttrès utilisés avant les sorties en sca-phandre, pour limiter les courbaturesconstantes du fait de la débauched’énergie liée à un effort musculaired’endurance hors du commun etpoursuivi 7 à 8 heures durant. Les somnifères sont aussi très utili-sés pour faciliter le repos dans uncontexte d’excitation majeure.Comme les excrétions urinaire etdigestive ne se font plus naturelle-ment, des aspirateurs sont utilisés.Les régulateurs du transit digestifsont donc fréquemment utilisés.

La fonte musculaireUn séjour en espace s’accompagned’une fonte musculaire majeure.Ainsi, le vol de 14 jours de PhilippePerrin a correspondu à 15 jours d’ali-tement complet. L’activité physique

« On sort dans l’espace, comme on remonte

des profondeurs. »

Là-haut,

plus aucun

repère spatial,

comme dans

le grand bleu

pour les plongeurs.

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astronautes ont bénéficié du bilancardiovasculaire standard d’un pilotede chasse.

> Les sorties dans l’espacePhilippe Perrin a effectué 3 sorties de7 à 8 heures chacune dans le cadre del’assemblage de la station orbitaleinternationale. Comme il le décrit trèsbien, « on sort dans l’espace, commeon remonte des profondeurs », c’est-à-dire exposé aux accidents de décom-pression. En effet, le scaphandre estpressurisé à un tiers d’atmosphère(oxygène pur). Théoriquement, dansces conditions, pour éviter les acci-dents de décompression, l’utilisationd’un caisson demande 24 heures ! Lasolution retenue actuellement par lesAméricains est la suivante : 2 heuresd’activité physique avec un masquealimenté en oxygène pur. Ceci permetde purger les muscles et les viscèresde l’azote dissous et d’éviter un acci-dent… de plongée dans l’espace.

La gestion du scaphandreLa gestion du scaphandre s’acquiertlors des nombreux entraînementspréparatoires. Outre les accidents dedécompression, les risques trauma-tiques sont au premier plan. Onretient :● les traumatismes des ceintures sca-pulaires contre l’armature rigide, aveccompressions nerveuses et fontemusculaire des deltoïdes gênant l’as-cension des bras et imposant delongues rééducations ;● la perte de sensibilité des poucesengoncés dans une armature type gantde ski serré, et boudinés, avec récupéra-tion en quelques mois de la sensibilité.

Le scaphandre n’est pas à la taille del’astronaute au sol. Il est plus grand,car l’astronaute grandit dans l’espace,sans doute en raison de l’absence decontrainte sur les structures élastiques

que sont les disques intervertébraux.Ainsi, Philippe Perrin a grandi de 5 centimètres, avec un retour rapideà sa taille normale au prix de douleurslombaires.

Un effort d’enduranceL’effort durant la sortie est un effortd’endurance qui dure 7 à 8 heures, cequi est énorme. Il pousse l’athlète, pardon l’astronaute, au-delà de lasouffrance habituelle lors des compé-titions. C’est l’équivalent d’une ran-donnée avec dénivelée positive de 1 000 à 1 500 mètres, qui oblige à puiserdans ses réserves physiques et men-tales pour se dépasser. Pour PhilippePerrin, ces 3 sorties ont constitué lesefforts les plus intenses de toute sa viede pilote de chasse et de sportif.

> Le retour sur terreLe retour sur terre n’est pas non plusde tout repos ! Un problème demuscle, un problème de taille, et ilfaut aussi réapprendre à marcher. Eneffet, au début, on déambule en écar-tant les jambes pour maintenir l’équi-libre et on heurte les bords dans lescouloirs s’il y a un virage. Si l’on tientun verre à la main pendant un certaintemps, on le laisse tomber, étonnéqu’il ne “flotte” pas. Par contre, aucunsouci cardiaque ne se présente et lemuscle squelettique récupère natu-rellement totalement après ces volsdits de courte durée.

> Le tourisme spatial ?Alors que penser du “tourisme” spa-tial ? Actuellement, il concerne les volssuborbitaux qui vont permettre à unnombre non négligeable de personnes,quand même fortunées, de voir la terreà 100 kilomètres d’altitude et deprendre conscience dans ses tripes desa fragilité. Ceci est différent du vol 0G(ou gravité 0) tel qu’il sera accessiblepar tous et qui permettra de “sentir”

l’apesanteur pendant 20 secondesdans un avion dérivé de ceux dans les-quels nous voyageons tous les jours.Finalement, avec un bilan de santénormal, on peut aller dans l’espace.Avec un entraînement d’athlète et unmental de champion, on peut travaillerdans l’espace car mal des transports,répartition des fluides et “idiotie” del’espace se gèrent simplement à lademande. Les longs séjours ajoutentune gestion du capital musculaire àune indispensable stabilité psychique.Ainsi, une gravité artificielle sera sansdoute utile pour aller vers Mars.

> En conclusionPour Philippe Perrin, le problèmeprincipal est celui du décalage dementalité vis-à-vis des problèmes dela planète. Pour les terriens, ils se limi-tent essentiellement à ceux de la viedes “vedettes” qui s’étalent dans lesmédias et captivent toutes les atten-tions. L’astronaute lui, après desannées d’effort et après avoir parti-cipé à une aventure humaine et à uneactivité scientifique exceptionnelles,réclamant un dépassement physiquemajeur, les a perçus en direct. Ainsi,l’astronaute sait, par expérience per-sonnelle, que l’espace terrestre estune poussière de vie fragile, très fra-gile, et que sa préservation est, et doitêtre, l’objet de notre vie. ❚

Remerciements au Dr Michel Bru sans lequel

cet entretien n’aurait pu avoir lieu

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Ces 3 sorties ont constitué les efforts

les plus intenses de toute sa vie.

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