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COLLECTION « MOTS »

dirigée par Erik Orsenna

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La Manducation

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DU MÊME AUTEUR

L'Année du cinéma

en collaboration avec Danièle Heymann et Alain Lacombe

(Calmann-Lévy)

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François Forestier

La Manducation r o m a n

Édi t ions R a m s a y 9, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris

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© Éditions Ramsay, Paris, 1981 ISBN 2-85956-193-5

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à Bruno Schulz

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Il faut avouer que les plus solides monuments que nous puissions apporter en faveur de l'union de l'Angleterre au continent des Gaules sont épars et consignés sur les rivages du Détroit, et dans toute l'étendue de la Manche d'un côté et de la mer d'Al- lemagne de l'autre. Assurons-nous donc, la sonde en main, de la profondeur de ces mers ; toisons-en les autres dimensions et formons par là un résultat qui mette dans un jour lumineux l'objet de nos recherches.

NICOLAS D E S M A R E S T ,

Dissertation sur l'ancienne jonction de l'Angleterre à la France, 1751.

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Souvent, il fa isai t un rêve. Cette r ep résen ta t ion

récur rente de sa peur dont il é ta i t ac teur , rég isseur et met teur en scène le po r t a i t au p a r o x y s m e de l 'effroi.

Il y déchiffrait , non pas confusément , mais avec une précision infinie, l ' annonce de sa d ispar i t ion ou de sa mort .

Il se voyait , pet i t homme, immobile devan t une por te où, en let t res dorées, s ' inscr iva i t un mot dont il

ne péné t ra i t que difficilement le sens : bibl iothèque. A peine en avait-il f ranchi le b a t t a n t que, d 'un seul

coup, il comprena i t : des livres, des livres, des livres. Comme une const ruct ion intemporel le don t les

br iques eussent été remplacées p a r des cubes de

papier , la bibl iothèque a l ignai t ses rues admin i s t r a -

tives, codées et réper tor iées : les le t t res renvoyaien t à des quali tés — histoire, religion, r o m a n — les chiffres

à un ordre. Une lente poussière se déposai t .

Dans cet univers co tonneux où les b ru i t s s 'é touffa ient

e n t r e l e s p a r o i s d e m o t s , i l s e s e n t a i t c h e z l u i . I l l u i s e m -

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blait y être déjà venu mille fois, il savait les titres, con- naissait les auteurs, retrouvait Nabokov non loin de

Melville, frôlait l'Histoire de la littérature polonaise d'une main attentive, jetait un coup d'œil sur les œuvres complètes de Florian ou sur quelque ouvrage de Celse. Chaque livre était à son exacte place, rien n'était dérangé. Il était l'unique visiteur : la biblio- thèque n'existait, avec ses centaines de milliers de volumes, que par lui et pour lui.

Un seul ouvrage avait été, une fois, égaré, ou du moins déclassé : le De re metallica d'Agricola. Ce livre superbe, dont il avait consulté une édition raris- sime (l'édition Froben de 1569), devait lui servir de référence pour un projet : écrire une histoire d'amour située à Dieppe, vers 1830. Il n'avait, en fait de roman, jeté sur le papier qu'un titre : l'Arpenteur de la mer. Et le précieux petit volume allemand avait disparu, par mégarde, dans les rayons perpétuels de la bibliothèque. Il avait beau fatiguer de patientes nuits à cette recherche, sa quête, qui suivait les injonctions du hasard, échouait misérablement dans quelque cave à peine éclairée emplie de tristes ouvrages de géologie, ou dans un cul-de-sac obstrué par des paquets de journaux de mode.

Arrivé là, il s 'arrêtait, s'asseyait. Son œil suivait, le long d'une ligne irrégulière, le revers des ouvrages en face de lui — pourquoi faut-il que les livres nous tour- nent toujours le dos ?... Un volume en retrait sur l'éta- gère attirait son attention. Il tendait la main, curieux et déjà certain...

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C'est alors que l'incendie se déclenchait. Sans motif, sans bruit, sans pitié. Les livres, un des maté- riaux les plus difficiles à brûler, devenaient incandes- cents, tombaient en lambeaux rougeoyants, puis en miettes de feu. Toute la bibliothèque, rapidement, était gagnée. Une horrible peur l'envahissait : des livres, pourquoi brûler des livres ? L'idée d'un auto- dafé sans cause avait une allure d'Apocalypse... La rupture du septième sceau était-elle la raison divine de l'incendie? Aveuglé par une fumée incompréhen- sible, en proie à la colère et à la panique, il se saisis- sait du premier livre à sa portée, et se mettait à courir le long d'interminables passerelles déformées par la chaleur. Des flammes jaillissaient sous ses pas, des pans de mur s'écroulaient, des reliures précieuses se consumaient. Il courait pour sa vie, serrant un volume anonyme.

Dehors, à demi asphyxié, le cœur battant, sub- mergé par une peur qui le faisait trembler, il assistait à l'effondrement du bâtiment. Un morceau de gazette brûlée traînait à ses pieds: le Petit Journal du 22 décembre 1876. Un courriériste, dont il ne pouvait lire que le prénom et la particule — Xavier de — décri- vait les charmes de la nouvelle danse à la mode, le « cotillon à la russe ».

Tout s'achevait. Il ne restait plus qu'une porte debout, comme un fantôme calciné, dernier gardien de l'empire du néant. Des cendres grasses voletaient dans l'air chaud. La nuit tombait. Alors, avec le senti- ment que le monde était à refaire, qu'il ne restait rien,

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que sa propre mémoire était oblitérée, il ouvrait le livre rescapé — l'unique — et lisait, avec une stupidité née de l'effroi, la page de garde.

Il s'éveillait.

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Parfois, il se disait : « Ma vie aurait pu être un livre. » Si loin qu'il se souvînt — craie, encre violette, bouts de crayon sucés en frissonnant — il se voyait possédé par cette frénésie d'écrire. Pages noircies, pages inutiles, rien. Hormis quelques dissertations fades qui, en classe, lui avaient valu un prix de fran- çais — les Fous de l'Atlantique, de Jean Merrien, dont il ne se rappelait qu'un détail : la vignette coloriée de couverture — et quelques vagues articles publiés par divers journaux (l'un d'eux lui avait même été payé !), cette compulsion à tracer des mots s'était soldée par un échec mou. Il savait lire, il ne savait écrire.

Son père, qui ne lisait pas, partageait son temps entre d 'éprouvants exercices de mathématique récréative et des problèmes d'échecs. Le métier qu'il faisait semblant d'exercer — dessinateur industriel de

roulements à billes — ne requérait qu'un minimum de temps. Par affection pour un fils qu'il avait eu sur le tard, il l'emmenait pour de longues promenades dans les parcs de Paris ou dans le bois de Meudon. C'est au

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u n e i n d i f f é r e n c e t o t a l e à l ' é g a r d d ' u n e g a r d e - r o b e

a u s s i p r e s t i g i e u s e . O n c h u c h o t a i t q u e l e m a r é c h a l n e

s ' i n t é r e s s a i t p a s à g r a n d - c h o s e .

T h o m é d e G a m o n d a v a i t s o i x a n t e - h u i t a n s e t , a s s i s

s u r u n e b a n q u e t t e d u c a f é R i c h e o ù l a f o u l e s e p r e s s a i t

p o u r f u i r l e m a u v a i s t e m p s , i l b u v a i t u n e t a s s e d e c h o -

c o l a t c h a u d . N o ë l é t a i t p r o c h e , c e l a s e s e n t a i t . L e s

v i s a g e s e n l u m i n é s p a r l a l u m i è r e e t l e v i n é t a i e n t

j o y e u x , l e s c r i s f u s a i e n t a v e c l e s é c l a t s d e r i r e . L e j o u r

p r é c é d e n t , u n j o u e u r d e b i l l a r d , M . B a s t a n d e , a v a i t

f a i t u n e s é r i e d e m i l l e c a r a m b o l a g e s a u c a f é R i c h e :

q u e l q u e c h o s e é t a i t r e s t é d e c e t e x p l o i t , u n e f a t i g u e

é n e r v é e . T h o m é d e G a m o n d , l u i , n ' é t a i t n i r i c h e n i

j o y e u x : s e s r ê v e s , e n q u a r a n t e a n s , a v a i e n t s o m b r é .

S a f i l l e — l a f i l l e d ' A n n e ! — d o n n a i t d e s l e ç o n s d e

p i a n o p o u r f a i r e v i v r e s o n p è r e . U n j o u r n a l i s t e

a n g l a i s d u « T i m e s » a v a i t d é c r i t l a t r i s t e r é a l i t é d u

p è r e e t d e l a f i l l e , p r o c h e d e l a m i s è r e .

E t p o u r t a n t . . . E t p o u r t a n t s e s i d é e s t r i o m p h a i e n t .

E n 1 8 6 9 , l e c a n a l d e S u e z a v a i t é t é o f f i c i e l l e m e n t

i n a u g u r é p a r l ' i m p é r a t r i c e E u g é n i e . L e t u n n e l d u

M o n t - C e n i s a v a i t é t é a c h e v é à l a N o ë l d e 1 8 7 0 , e t l e s

d e u x m o i t i é s d e l a v o i e d e c h e m i n d e f e r s ' é t a i e n t

r e j o i n t e s a v e c u n e t e l l e p r é c i s i o n q u e l a d i f f é r e n c e d e

n i v e a u n e d é p a s s a i t p a s u n p i e d ! L ' a n n é e s u i v a n t e , e n

1 8 7 1 , l ' a c c o r d d o n n a n t n a i s s a n c e a u t u n n e l d u S a i n t -

G o t h a r d a v a i t é t é s i g n é . E t l e t u n n e l s o u s - m a r i n d e l a

S e v e r n , s u r l a l i g n e C a r d i f f - N e w p o r t - B r i s t o l , a v a i t é t é

e n t r e p r i s e n 1 8 7 3 p a r u n é l è v e d e B r u n e l , C h a r l e s

R i c h a r d s o n .

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Le dernier effort de Thomé de Gamond en vue de donner une réalité à sa chimère avait été la publica- tion, en 1869, d'un « Mémoire sur les plans d'un pro- jet nouveau d'un tunnel sous-marin entre la France et l'Angleterre, produits à l'Exposition de 1867, et sur différents systèmes projetés pour la jonction des deux territoires », dont il existe encore un exemplaire au British Museum (8776 f f 14).

Puis, peu à peu, le rêve s'était défait. Les événe- ments de 1870 avaient momentanément renversé le

cours des choses : le chaos remplaçait l'ordre, le désordre de la rue prenait le pas sur le désordre divin de la bibliothèque. Dans l'esprit de Thomé de Gamond, les fusillades de la Commune furent une fin du monde, une apocalypse guerrière. Il leva une armée de 8 000 hommes, qu'il considéra peut-être comme une expiation pour une vie passée en marge de la politique, ou peut-être comme un tribut au progrès. Il voulut combattre l'Allemand, il fi t tuer des ouvriers.

Le 8 juillet 1870, il avait adressé la lettre suivante au général Trochu, le fusilleur de l'Hôtel de Ville:

« Citoyen général, « Dans ces jours de péril public, il f a u t que la

nation tout entière se couvre de fer. En présence des dangers qui menacent la capitale de la France, j e viens vous demander l'autorisation de former, p a r la voie de l'appel patriotique et de l'enrôlement, une légion de vétérans parisiens parmi les hommes que l'âge légal de 55 ans a libérés du service de la Garde

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nationale. Il existe parmi eux un grand nombre de citoyens qui ont conservé, sous leurs cheveux blancs, un corps valide et un cœur fort. J'aperçois autour de moi des hommes de bonne volonté qui se sentent capables de repousser les barbares avec la même audace et la même énergie dont nous avons fa i t preuve en 1830 contre les satellites de nos tyrans. Mon ambition, en provoquant cette mesure, est de prendre, parmi mes vieux camarades, mon rang de simple fusilier. Nous ne pourrions rester plus long- temps témoins inactifs de l'élan patriotique qui entraîne la population. On a beaucoup parlé et chanté depuis un mois. A présent, il f au t agir ! Tous ceux d'entre nous qui ont conservé quelque vigueur et dont l'âge n'a pas affaibli le courage se lèveront avec empressement, et chacun fe ra son devoir.

« Veuillez agréer, citoyen général, avec l'expres- sion de mes sentiments de vieille estime, mon salut

cordial et fraternel. »

Quarante-cinq ans s'étaient écoulés, depuis la publication du premier livre de Thomé de Gamond, cette « Vie de David » qui fu t son seul succès litté- raire. Depuis, sa plume avait tracé les mots de cette lettre dont, rétrospectivement, il se demandait en quoi elle avait pu être utile...

La nuit tombait, le bruit augmentait. Le café Riche ne désemplissait pas. On racontait, dans le brouhaha, les épisodes du nouveau feuilleton de Paul Féval, « les Cinq », on décrivait avec force éloges le « Portrait de

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Sarah Bernhardt » de Louise Abbéma, qui devait être exposé au Salon de 1876, on échangeait des vues pro- fondes sur la recrudescence de l'insurrection en Her- zégovine et sur la Turquie — l'attitude de cette der- nière, pensait-on, imposait de « grands devoirs » aux puissances, étrangères — et les dames faisaient, du fond de leurs collerettes empesées, des commentaires sur l'exposition des grands magasins du Printemps, où il était possible de se procurer du croisé tunisien ou du taffetas madrilène...

Palpant, à travers l'étoffe de sa redingote, le « Hellpolieter Berbaspiegel » de Baltasar Röss ler, dont il avait trouvé une réédition — l'édition originale datait de 1670 et était hors de pr ix — le vieil homme se laissait envahir p a r des bouffées de souvenirs. L'Histoire se morcelait, et, d'ailleurs, Michelet, le

grand Michelet, était mort en 1874... Il se souvenait de cet autre soir de 1870 où, lors

des fusillades, il avait rencontré une vieille femme, tordue p a r l'âge et la misère, qui l 'avait accablé d'in-

jures et accusé du meurtre de sa fille. Il se souvenait du WaterStaat de Bruxelles, où il avait fait ses études. Il se souvenait de son oncle, exilé en Allemagne, qui s'était chargé de son éducation. Le passé revenait comme un remords, comme une vieillerie.

Pourtant, après une vie d'échecs, Thomé de Gamond touchait au but: il faisai t par t ie du comité chargé d'étudier, officiellement, les modalités de construction d'un tunnel sous la Manche. Dès octobre 1874, le comte de Jarnac, ambassadeur de France à

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Londres, avait proposé d'accorder la concession d'un chemin de f e r au comité, formé l'année précédente. Le gouvernement anglais s'était aussitôt porté acqué- reur de deux parcelles de terrain, à St Margaret, dans le Kent, et, le 2 août 1875, les accords entre la

reine d'Angleterre et le président de la République française étaient signés.

Il était entendu que la frontière serait « fixée au mi- lieu de la distance séparant la ligne des basses eaux (au-dessus du tunnel) sur la côte d'Angleterre, de la ligne des basses eaux (au-dessus du tunnel) sur la côte de France », et que « chaque gouvernement aurait le droit, pour l'exercer quand il le jugerait nécessaire, d'endommager ou de détruire en totalité ou partie les travaux du tunnel ou du chemin de f e r sous-marin sur son propre territoire, comme aussi de noyer le tunnel ».

Une gravure, largement diffusée p a r la presse, montrait des gentlemen en haut-de-forme ouvrant des vannes secrètes pour arrêter une invasion de spahis français, alors que des poissons géants évoluaient de façon menaçante au-dessus des soldats du maréchal.

Thomé de Gamond, vieil utopiste déçu, savait qu'il siégeait aux côtés des membres du comité p a r pitié administrative. Michel Chevallier, Alexandre Leval-

ley, Léon Say, Paul Leroy-Beaulieu étaient gens d'ar- gent. Ils avaient la bénédiction de Caillaux, ministre des Travaux publics, et des banques. Une galerie d'essai, longue de 1849 mètres, avait été construite. Oui, mais...

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C'était le plan de l'Anglais John Hawkshaw qui avait été adopté, et non celui de Thomé de Gamond. En outre, un ingénieur civil de talent, Vérard de Sainte-Anne, avait tiré des plans extrêmement précis pour l'établissement d'un viaduc s 'appuyant sur le banc de Varne, et Charles Boutet, son élève, avait

imaginé un pont suspendu porté p a r trente piles d'acier. Quant aux deux constructeurs, Jean- François Bateman et Jean-Jacques Revy, ils inondaient la presse de déclarations concernant leur projet — un tunnel fa i t de chambres cylindriques tenues p a r un système de coulisses hydrauliques. Résultat: devant tant d'influences diverses, tant de courants croisés et d'intérêts contradictoires, le

gouvernement français avait refusé de garant i r l'inté- rêt du capital du comité.

Désormais, le tunnel sous la Manche échappait à l'homme qui l'avait rêvé. Les sondages avançaient — trois mille échantillons étaient déjà recueillis — et l'on étudiait les roches dans des laboratoires où Thomé de

Gamond n'avait pas accès. C'était la fin. Tout en remâchant sa déconvenue, l'inventeur but

son chocolat. Il surprit des bribes d'une conversation politique: « ... si le maréchal reste d'accord avec la droite, le centre gauche ne le suivra point ; s'il penche vers le centre gauche, c'est la droite qui lui f e ra défaut, et les centres dont la conjonction est devenue quelque chose comme un mouvement perpétuel ne suffisent pas à restituer une majorité... »

La banalité de cette réflexion, qu'un bourgeois ser-

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vait à un au t re bourgeois, l ' a t t r i s ta . P l ian t son exem- p l a i r e du « Peti t Jou rna l » ôù il venai t de lire, d 'un œil

distrai t , le compte rendu de l ' inaugura t ion de la nou- velle ligne d ' au tobus entre Arts-et-Métiers et Belle-

ville, il se leva. Voûté sous son huit-reflets fa t igué , il se f r a y a un chemin vers le boulevard du Magen ta . Les réverbères éc la i ra ient des p l a q u e s de neige fondue . Des p a s s a n t s le bousculèrent. Une f e m m e rit. Il p e n s a à Anne, s a fille. I l p e n s a à une au t re nuit où, en habi t

de soirée, il m a r c h a i t le long du f a u b o u r g Saint- Honoré, avec une écharpe blanche, auprès d 'une f e m m e qui le consumait . I l vit, confusément, qu' i l ne lui r es ta i t p r e s q u e rien, sinon des cauchemars . A vra i dire, il rêvai t peu , et mal.

I l ava i t autrefois a imé une femme, en avai t eu une fi l le, p u i s , p a r désespo i r , n ' e n a v a i t p l u s a i m é

aucune. Son existence se r é sumai t à deux p ro je t s ina- chevés : un a m o u r heu reux et un tunnel. Son j o u r n a l tomba dans la neige sale. A la p r e m i è r e page , Xavier

de Montép in van ta i t les charmes de la nouvelle danse à la mode p o u r les f ê t e s de f in d 'année, le cotillon à la russe.

Thomé de Gamond ne s ' a r r ê t a p a s . I l héla un

cabr iole t qui p a s s a son chemin. I l p e n s a qu' i l f a l l a i t ache te r un cadeau p o u r Anne... Évoquait- i l le souve- nir de la mère, ou la p ré sence de la fille ? I l se di r igea vers un m a g a s i n encore ouvert.

Deux mois p lu s tard, le 3 f év r i e r 1876, Thomé de Gamond éta i t mort .

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La manducation

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Le 16 novembre 1976, il faisait gris à Paris. France-Soir annonçait que le Premier ministre, Ray- mond Barre, « allait corriger les abus du fisc », que Platini avait, à lui seul, permis la défaite de l'équipe irlandaise de football, et Jean Dutourd gourman- dait les Canadiens anglais dans son éditorial quoti- dien. Au cimetière du Père-Lachaise, une foule dense assistait à l'enterrement de Jean Gabin. Patrick

Grainville, modeste enseignant de français, venait de recevoir le prix Goncourt pour son roman les Flam- boyants, et l'empereur Hiro-Hito préparait son pro- chain livre de biologie marine. La momie de Ramsès était en France pour restauration, Georges Marchais déclarait qu'en 1981 « il y aurait un candidat com- muniste à la Présidence de la République »... C'était un jour banal, en somme.

Le 16 novembre 1976 fut, pour le manducateur, le jour de son assomption, celui où il obéit enfin à l' Apocalypse de saint Jean.

Il alla, pour commencer la journée, rue Chanzy,

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respirer l'atmosphère poussiéreuse et empuantie par la fumée des cigares belges, chez M. Laberdolive. Comme une ligne s'éloigne de plus en plus d'un cercle qu'elle n 'a fait qu'effleurer, il sentait que son dernier point de tangence se trouvait ici, dans cette boutique obscure, pleine de rêves et de mots. Le libraire, mas- qué par un pan d'ombre, leva les yeux et grommela un « bonjour » pâteux, puis se replongea dans un livre sans couverture, abîmé, sali, mais qui devait être une rareté.

Le visiteur ne s'approcha pas de M. Laberdolive. Il tourna d'un air a t tent i f autour d'une chaise

encombrée de bouquins, souleva un volume sur le des- sus d'une pile en équilibre instable, et feuilleta, lente- ment, un roman populaire du début du siècle. Son intérêt s'émoussait. Il regarda par la vitrine, et aper- çut quelques écoliers qui dévalaient la rue en lançant des boulettes de papier mâché sur une énorme affiche d'un western de Clint Eastwood.

« Cette librairie, pensa-t-il, est un avant-poste en territoire comanche. » Il sourit. « Cette librairie est

un repaire de voleurs de grands chemins. » Cette librairie est la porte d'entrée de l'enfer. » Ce petit jeu de comparaisons lui parut sot, et il s'assit sur une pile d'encyclopédies. Brusquement, il revit les arbres noirs, sentit l'odeur d'encens, toucha les chaises en

rotin de son enfance, alors qu'un prêtre somnolent es- sayait d'inculquer aux lycéens la notion d'éternité.

— Mais les gens, ils ne s'ennuient pas, dans l'éter- nité ?

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— Non, car ils contemplent Dieu. La seule contemplation de Dieu peut-elle suffire

pour les siècles des siècles? Intéressante question. Elle méritait qu'on lui consacrât un livre, encore que le fait d'écrire, n'est-ce pas? est une activité de poseurs de rustines...

Il vit un ouvrage intitulé Quasars bizarres entre deux exemplaires de Germinie Lacerteux des frères Goncourt. Il tendit la main, et, du même mouvement,

fit tomber un livre d'une étagère. Il le ramassa : c'était Grelot en chocolat, un roman « envoûtant »,

disait la jaquette, qui racontait la vie d'un manufac- turier en chocolats fins assassin d'un homme qui lui ressemblait (n'était-ce pas la trame de la Méprise, de Nabokov?). « Quel titre curieux », se dit-il. Soudain, il sut qu'il avait déjà vécu cette scène, peut-être dans un rêve, qu'il avait déjà dit ces mots. Il se leva, regarda le libraire tassé sur lui-même, et sortit dans la rue.

Une fine pluie commençait à tomber. Il vit une femme passer, elle ressemblait à Anne. Elle s'abritait sous un journal annonçant qu'André Malraux sortait de l'hôpital. Elle était belle. Sans doute se hâtait-elle pour aller à un cours, où l 'attendait un jeune homme, tenant ses gants à la main, assis sur une caisse de laque-dye... Elle le croisa, il se retourna et vit qu'elle ne ressemblait pas à Anne. « Elle ne pouvait faire autrement que d'être une étrangère », murmura-t-il.

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16 novembre 1976, au soir. Assis au sommet d'un tas de livres, les yeux dans le

vague, il laissait le temps s'écouler, minute par minute. Dehors, une pluie fine battait la fenêtre. Sur les vitres, la poussière accumulée faisait de grandes traînées sales, le long des gouttes d'eau.

Il n'y avait plus un seul livre sur les étagères. Entre les amas de poussière qui jonchaient le plancher des insectes glissaient comme des poissons d'argent. « La maladie », dit-il à haute voix.

Il se leva, ouvrit le tiroir d'une petite table de nuit. Une photo écornée s'y trouvait, représentant un enfant sur un pot de chambre. Il regarda longuement ce bébé étranger, ce visage joufflu dont il ne savait plus à qui il avait appartenu, puis retourna s'asseoir sur les livres. La photo glissa de ses doigts, suivit un courant d'air, avant d'échouer sur un volume de Jules Verne, les Indes noires.

Alors, d'un geste lent, il saisit un livre qu'il ne regarda même pas, et le porta à sa bouche. « Je suis

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un bibliophage », murmura-t-il à l'intention des insectes. Consciencieusement, il se mit à mastiquer, à déglutir, à saliver, à avaler.

La manducation commençait.

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A p o c a l y p s e de s a i n t J e a n

« Alors j e vis un autre Ange fo r t et puissant, qui descendait du ciel revêtu d'une nuée et ayant un arc-en-ciel sur la tête. Son visage était comme le soleil et ses pieds comme des colonnes de feu. Il avait à la main un petit livre ouvert ; et il mit son pied droit sur la mer et son pied gauche sur la terre. Et il cria d'une voix forte, comme un lion qui rugit, et après qu'il eut crié sept tonnerres firent éclater leurs voix ; les sept tonnerres ayant fa i t retentir leurs voix, j 'al lais écrire ce qu'ils m'avaient dit, mais j 'entendis une voix du Ciel qui me dit : « Scellez les paroles des sept tonnerres, et ne les écrivez point. »

« Alors l'Ange que j 'avais vu, qui se tenait debout sur la terre et sur la mer, leva sa main au ciel et j u r a p a r celui qui vit dans les siècles des siècles, qui a vu le ciel et tout ce qui est dans le ciel, la terre et tout ce qui est dans la terre, la mer et tout ce qui est dans la mer, qu 'il n y aurait plus de temps ; mais qu 'au j o u r où le septième Ange ferai t entendre sa voix et sonnerait de la trompette, le mystère de Dieu s'accomplirait, ainsi

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qu'il l 'a annoncé p a r les Prophètes ses serviteurs. « Et la voix que j 'avais entendue dans le ciel

s 'adressa encore à moi et me dit: « Allez prendre le petit livre qui est ouvert dans la main de l'Ange et qui se tient debout sur la terre et sur la mer. » J 'allai donc

trouver l'Ange et j e lui dis : « Donnez-moi le livre. » Et il me dit : « Prenez ce livre et le dévorez : il vous cau- sera de l'amertume dans le ventre; mais, dans votre bouche, il sera doux comme du miel. »

« Je pris donc le livre de la main de l'Ange et j e le dévorai; et il était dans ma bouche comme du

miel; mais l 'ayant avalé, il me causa de l'amertume dans le ventre. »

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