combats d'images

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Combats d'images: La République au temps de Vichy Author(s): Maurice Agulhon Source: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 24, No. 2, Usages de l'image (Avril-Juin 1994), pp. 209-215 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40989540 . Accessed: 24/02/2015 15:23 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Ethnologie française. http://www.jstor.org This content downloaded from 200.68.120.225 on Tue, 24 Feb 2015 15:23:10 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Combats d'images: La République au temps de VichyAuthor(s): Maurice AgulhonSource: Ethnologie française, nouvelle serie, T. 24, No. 2, Usages de l'image (Avril-Juin 1994),pp. 209-215Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40989540 .

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Combats d'images La République au temps de Vichy

Maurice Agulhon Collège de France

Quand on examine la place de l'image dans la vie publique, ou du moins dans le secteur de la vie publique qui ressortit au politique, au civique ou au religieux, on ne peut éluder la question des rapports entre l'image et le combat.

Tout n'est-il pas lutte, bataille, affrontement dans la vie publique de notre monde occidental, et depuis des siècles ? La seule différence - certes fort importante - est que jadis la lutte était usuellement violente (des régimes autoritaires comprimaient toute opposition, mais se trouvaient périodiquement contestés par des explosions de révolte), alors que, de nos jours, elle est civilisée, canalisée dans la concurrence d'expressions toutes licites, elle est arbitrée par des élections, par des lois, ou par des procès, mais normalement jamais par la force. « L'iconoclastie », si l'on peut employer ce terme, relève évidemment du premier type de situa- tion. La Révolution de 1792, qui s'en prit au pouvoir du Roi, ne se contenta pas de chasser le souverain de son palais et d'y installer de nouveaux chefs aimés du peuple, elle abattit les statues du monarque, brûla ou lacéra ses effigies, remplaça son image sur le sceau de l'État ou sur les pièces de monnaie, etc. La révolution politique s'accompagnait ainsi d'une révolution de la symbolique, dont les aspects les plus choquants - cho- quants parce qu'ils s'en prenaient à des effigies ayant statut d' œuvres d'art... - ont été abondamment décrits sous le nom de « Vandalisme révolutionnaire »l. Natu- rellement, quand le Roi revint au pouvoir (1814), la symbolique politique fit sa contre-révolution, Napo- léon fut jeté à bas de la colonne Vendôme, les colpor- teurs qui diffusaient sous le manteau des images bona- partistes ou républicaines risquèrent la prison pour eux-mêmes, et la saisie pour leur marchandise, etc.

Puis est venue la liberté, dont le moindre mérite ne fut pas d'adoucir les mœurs. Les soubresauts de 1830, 1848, 1870, ont été sensiblement moins iconoclastes, ou moins « vandales », que les grands assauts de 1789, de 1793, ou de 1814 - nous l'avons montré ailleurs (Agulhon, 1979 et 1988). La liberté surtout, et c'est ici son mérite majeur, permit la libre expression, notam- ment de la presse, et cela à l'époque même où l'impri- merie apprenait à reproduire à peu de frais le dessin. Dès lors le combat politique quotidien, permanent,

celui des temps calmes, put se poursuivre par les voies parallèles du discours et de la caricature. Ces expres- sions nous sont toujours familières. Mais elles donnent au combat politique un nouvel aspect, et au verbe « tuer » une acception nouvelle, qui n'est plus, désor- mais, que métaphorique. Jadis, détruire les portraits du roi, c'était bel et bien tuer le Roi en effigie. Désormais, diffuser et répandre de lui une image ridicule ou détes- table, ce sera le « tuer » par l'effigie. Et réciproque- ment, s'il y a lieu, bien entendu, pour la République.

Tuer en effigie, « tuer » par la caricature, opérations formellement contradictoires puisque l'une vise à anéantir des images, l'autre, au contraire, à en répandre, mais elles concourent au même but.

Il a pu arriver qu'une période de notre histoire, celle de Vichy, moderne par son insertion dans le XXe siècle, mais archaïsante par son inspiration brutale- ment rétrograde, voit pratiquer les deux méthodes à la fois. On les examinera pourtant successivement, il le faut bien, pour la clarté de l'exposé.

I Le buste pourchassé Qu'est devenue, sous le régime de Vichy, l'image de

la République ? Quelles formes d'attaque a-t-elle subies ? Tel est, plus précisément, l'objet de cette étude2.

Le régime dit de Vichy, lié au nom du Maréchal Pétain, a voulu expressément abolir la République, et non pas changer seulement des institutions. Il aurait pu, s'il s'était tenu à cette dernière visée, proclamer une République numéro IV, puisque c'est la Troisiè- me qu'il venait renverser, et qu'il supposait honnie. Il voulut plus, puisqu'il abolit le nom officiel de « Répu- blique (française) » pour lui substituer celui d'« Etat français », comme l'avait fait quatorze ans plus tôt la contre-révolution portugaise3. Au reste, preuve sup- plémentaire, les pouvoirs éminents expressément et nominativement conférés à un homme, le Maréchal Philippe Pétain, créaient bien une sorte de Monarchie, à laquelle seule manquait la transmission par hérédi- té. Dès lors, la tradition de représentation de l'État français républicain par une effigie féminine n'était plus logiquement tolerable et devait être attaquée. Non sans difficultés, comme nous allons le voir.

Ethnninoie française, XXIV, 1994, 2, Usages de l'image

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2 1 0 Maurice Agulhon

^ 1 . Affiche de la Ligue Française, signée René Perron, 1 94 1 ( 1 60 x 1 1 9). La France sous Vichy - belle - tête nue. Publiée dans S. Marche tti Affiches 1939-1945. Images d'une certaine France.

2. Les Attentistes, brochure anonyme - Musée de l'Armée. La ^ France en République - laide - bonnet phrygien.

3. Affiche du Parti Populaire Français, signée R. Coulon. 1942 - début 1943 (120 x 80). La France sous Vichy - belle - bon- net phrygien pourtant... Publiée dans S. Marchetti Affiches 1939-1945. Images d'une certaine France, 1982

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Combats d'images 2 1 1

II faut, bien entendu, préciser d'abord que cette lutte du régime contre l'image de « Marianne »4 n'a repré- senté que l'aspect négatif, donc en somme une faible part seulement de sa politique iconographique ou, pour le dire simplement, de sa propagande par l'image. Vichy a beaucoup agi pour mettre, positivement cette fois, ses marques dans le décor. Le principal emblème national, le drapeau, a été conservé et prodigalement déployé. Un emblème, choisi d'ailleurs dans la pano- plie préexistante, la francisque, a été promu au rôle d'insigne de reconnaissance, voire de pseudo-image héraldique. Et surtout le portrait du maréchal, sous toutes ses formes et postures, sur tous les supports possibles, a été répandu amplement par la presse, l'affiche et d'autres voies que nous verrons. Sans oublier des imageries hautement symboliques, mais moins précisément emblématiques, telles que les tableaux ou figures évocateurs de la Terre de France ou des ancêtres Gaulois.

Ces phénomènes n'ont pas échappé aux auteurs d'histoires générales de Vichy, et ils ont été plus spé- cifiquement étudiés dans les deux récents et précieux ouvrages de Mme Laure Bertrand-Dorléac 1 Art de la défaite et de M. Christian Delporte, Les Crayons de la propagande. Nous en combinerons l'apport avec ceux de nos propres recherches, comme avec l'expérience que nous avons tirée de l'étude de combats symbo- liques antérieurs (Agulhon 1979, 1988, 1989).

La République (en visage, en buste ou en corps entier de femme, selon les cas) n'est un emblème à valeur légale que sur les pièces de monnaie et les timbres-poste, ainsi que sur le Sceau de l'État (pièce rarement vue, et dont il ne semble pas que Vichy ait eu le temps de s'occuper). Sur les timbres et les monnaies la Contre Révolution (officiellement, on disait la Révo- lution nationale) est immédiate. Très vite apparaissent les vignettes à l'effigie du maréchal. Autant dire que l'on entrait en monarchie ! Dans une République, en effet, l'effigie du Chef de l'État en exercice ne figure pas sur les timbres ! En se laissant graver sur les vignettes postales le Maréchal retrouvait le rôle de représentant vivant de l'État qui est normalement dévo- lu aux monarques dans les monarchies héréditaires5, ou aux quasi-monarques dans la tradition française : la substitution de Pétain à la République sur les timbres et monnaies en 1940 n'avait qu'un précédent, celle du Prince Président Louis Napoléon Bonaparte au lende- main du Coup d'État du 2 décembre 1 85 1 . Le Maréchal ici abolissait la République de la façon la plus impé- rieuse et la plus radicale, par substitution obligatoire.

Le cas des bustes de mairies était plus complexe. C'était peut-être pourtant le plus sensible. A cette époque comme de nos jours en effet, les gens ne pen- sent guère à la République quand ils manipulent hâti-

vement son effigie, d'ailleurs minuscule, en collant un timbre ou en tirant des pièces de leur porte-mon- naie. Le buste de la République, familièrement « la Marianne », c'est par excellence celui ou celle qui trône dans les palais nationaux, et dans leurs sympa- thiques équivalents locaux que sont les Mairies. Leur présence n'y est d'ailleurs pas obligatoire, ce n'est qu'un usage, mais devenu au fil des décennies de la Troisième République, très répandu, largement majo- ritaire, bien enraciné dans les mœurs et les habitudes. Les proscrire aurait été certainement impolitique. Vichy ne prétendait exclure et combattre que les com- munistes, les juifs, les francs maçons, et tous les citoyens résolument à gauche qui avaient soutenu le Front populaire abhorré - c'était, certes, beaucoup de monde ! Mais ce n'était certainement pas la majorité des maires ! La majorité des notables de province, que Vichy voulait rallier, et qui était susceptible de l'être, comprenait tout de même assez d'hommes habitués à la République pour qu'une brutale éviction de son emblème traditionnel risque de les choquer. Tout se passe comme si ce raisonnement avait été tenu et suivi : le buste de Mairie ne fut pas interdit.

Pour l'exclure vraiment, il eût fallu pouvoir propo- ser à sa place un buste du Maréchal. La décision faillit être prise (Bertrand Dorléac, 1993) en faveur d'une œuvre du sculpteur Raymond Cogné, de longue date ami et portraitiste de Pétain. Mais elle achoppa sur le coût prévisible de l'opération. Aucune ligne du bud- get ne se trouva en état de fournir les sommes consi- dérables nécessaires à l'équipement en bustes de quelques dizaines de milliers de locaux. Vichy dut donc se contenter de compter en la matière sur le zèle de ses partisans les plus motivés, et il y en eut. A la libération, plus d'un maire se trouvera dans le cas d'être accusé de collaboration pour avoir non seule- ment conservé sous Vichy son poste, mais encore être l'homme qui avait « mis la Marianne à la cave... »b. Ces exécutions pouvaient être très solennelles. Le 8 septembre 1940, telle petite commune du Gard7 pre- nait une délibération qui, après des considérants juri- diques et idéologiques solidement élaborés, stipulait :

« article 1 Philippe Pétain, maréchal de France, chef de V État français, est nommé citoyen d'honneur de [.]

article 2 Dans tous les documents officiels et sur tous les monuments publics de cette commune seront enlevées ou grattées toutes les inscriptions comportant les mots « République française » ou la devise « Liberté, Égalité, Fraternité ». Ces inscriptions seront remplacées par les seuls mots « État Français ».

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2 1 2 Maurice Agulhon

article 3 Le buste symbolique dit de la Marian- ne sera enlevé de la salle de la mairie et remisé au grenier. En remplacement, il sera fait V acquisition d'un buste de la sainte de la Patrie, de Jeanne d'Arc.

article 4 Les portraits des présidents de la République seront de même enlevés et remisés au grenier et remplacés par le seul portrait du Maréchal de France, chef de V État français.

article 5 Un crédit de 500 fr s est ouvert... », etc.

On notera que ce conseil, plus clérical que crypto royaliste, considère, assez judicieusement, le portrait du Maréchal comme l'équivalent d'un portrait de Pré- sident, c'est Jeanne d'Arc qu'il donne pour « homo- logue » et rivale à Marianne. On repère là une autre logique que celle du timbre-poste ou de la velléité de buste Cogné. Mais cette nuance n'a d'intérêt (elle en a, d'ailleurs) que pour l'analyse des sensibilités vichy ssoises. Pour l'objet de la présente étude, qui s'en tient au phénomène iconoclaste, le résultat est le même, Marianne se voit proscrite en effigie.

Bien entendu il serait intéressant de savoir com- ment ont été traités tous les bustes de mairies de Fran- ce, tant en « zone libre » qu'en zone occupée. Mais on se doute bien que, dans ce domaine comme en d'autres, la statistique souhaitable a été découragée, et risque de l'être longtemps encore, par la difficulté de collecter à la base 36.000 informations réparties en autant de communes.

Il est seulement établi : - qu'il y a eu, en effet, beaucoup de Marianne

envoyées « à la cave » (à moins que ce soit - comme on l'a vu - au grenier...).8

- que d'autres sont restées en place, parfois même voyantes.9

- que, vers la fin de l'occupation, les miliciens, pointe avancée, violente et fanatique, du régime de Vichy, ont commis un certain nombre d'expéditions en direction de mairies où se trouvaient encore des bustes, pour les enlever et les briser - ce qui est une forme d'« iconoclastie » passablement différente, plus archaïque en quelque sorte, que la simple mise au pla- card. « Vichy », comme on le sait, n'était pas homo- gène, l'histoire des luttes symboliques en fournit une preuve de plus.10

- que cette guérilla de symboles a entraîné des séries de petits incidents, de petits rites, qui constituent une sorte de contrepoint, anecdotique et par là souvent méconnu, aux luttes sérieuses des rares héros de la Résistance clandestine.

La Résistance recommandait par exemple aux bons patriotes d'exprimer leur hostilité à Pétain en collant sur leur lettre le timbre à l'envers (le crâne vers le bas), ce qui pouvait se faire à peu près sans risque11. Chose piquante, ce procédé avait été préconisé en 1873-75 par les royalistes contre le timbre République en usage ces années là12.

- que cette hostilité notoire de Vichy contre Marian- ne a entraîné par contre-coup un regain imprévisible de popularité de ce symbole du côté de la France Libre et de la Résistance. Grâce à Vichy, Marianne sera plus aimée et plutôt mieux mise en valeur en 1944-45 qu'elle ne l'était en 39-40. Dans bien des communes ordinaires, la Libération consistera tout simplement à réinstaller sur sa console la Marianne tirée du placard13.

- que cette histoire concerne aussi - mais à un nombre d'exemplaires infiniment plus restreint - les statues et bustes de place publique (Agulhon, 1989). En parler ici nous amènerait à dépasser les bornes de cet article, sans nous apporter d'analyses supplémen- taires, nous en réservons donc l'exposé.

I Le dessin réinterprété II est indispensable en revanche de considérer

l'autre aspect initialement annoncé du combat par l'image, celui qui est pleinement dans les habitudes modernes, le dessin de presse.

Ici la Marianne n'est pas escamotée, mais présente, même si c'est pour être contestée.

La situation dont les années d'occupation ont hérité était celle que la presse ardente et nombreuse de la Troisième République avait rendue familière à ses lec- teurs. Or elle était confuse. On faisait grand usage de la figure allégorique de la femme, mais tantôt elle était coiffée d'un bonnet phrygien, tantôt non. Tantôt elle représentait la Patrie, la France, et tantôt la République. Tantôt cette République était utilisée par la Droite contre la Révolution (bolchevique ou front populaire, assez abusivement confondus), tantôt par la Gauche contre la Réaction et le fascisme (là aussi, en amalga- me sans nuances). Bien entendu, elle était belle, ave- nante, gracieuse quand la valeur représentée (Patrie, République) était proposée à l'éloge, et laide, vieillie, obèse ou décharnée, sorcière ou mégère, quand on vou- lait en faire détester l'idée. Cette complexité du « voca- bulaire » iconographique - complexité qui n'empê- chait d'ailleurs pas la compréhension du lecteur, l'identification de la « femme » ressortant avec évi- dence de sa mise en scène, de ses partenaires, et du texte de la légende - cette complexité, donc, se retrou- ve dans la presse de la Collaboration.

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Combats d'images 213

Hideuse, donc prise en mauvaise part, la République, ou la France gérée (hier) par la République, porte nor- malement le bonnet phrygien. Cette fréquente attribu- tion du fameux bonnet au mauvais côté des choses montre que les caricaturistes en cause se rattachent à la Droite la plus archaïque, celle qui détestait Marianne, plutôt qu'à la Droite plus moderne, républicaine à la Poincaré, Tardieu ou Kérillis, qui en avait récupéré la symbolique, et qui en faisait grand usage. Cette Marianne détestée, cette mégère, souvent affublée en plus d'un « nez juif », ou de bijoux en étoiles de David, peut être la distributrice de pots de vin14, ou la cham- pionne ridicule dans la course vers l'Europe15, ou la matrone tenancière d'un bordel (le Parlement)16, ou encore une vieillarde malsaine et décrépite incapable de donner du sang vrai et sain pour la guérison du pays17, etc. Bien entendu Marianne n'est pas mieux traitée dans la propagande allemande. Hinaus mit dem wel- schen Plunder ! (à la porte le bric-à-brac français) s'écriait une affiche de l'occupant à l'adresse des Alsa- ciens ; et le balai nazi poussait vers la poubelle un coq (gaulois), un buste de République à bonnet phrygien, et... un béret basque (coiffure alors préférée du Français moyen)18. Pour en revenir aux caricaturistes collabo- rateurs, il leur arriva même de ridiculiser la Quatrième République à peine proclamée au printemps de 1944, elle dort sous les traits d'un nouveau-né au berceau, avec bonnet phrygien cependant. Dans le lit de l'accou- chée on reconnaît, cocasse dans ce rôle de jeune maman... le Général de Gaulle19, la question étant qui est le père ? Un étranger bien sûr, russe, juif ou anglais...

Réciproquement, la femme représentée, quand elle est belle et représente par conséquent la France, est normalement tête nue, le plus souvent blonde, les che- veux longs ou mi-longs flottant sur les épaules ; bonne ménagère chassant de son balai des chiffons marqués « combinards », « politiciens », « trafiquants », « socié- tés secrètes » etc.20 ; femme de paysan plantant des fleurs pendant que son mari, armé d'une simple brèche, tient à l'écart trois loups (« Francmaçonnerie », « le Juif », « De Gaulle ») et une hydre (« le mensonge »)21 ; Patrie France rejoignant la famille européenne, au pre- mier rang de laquelle on reconnaît l'Allemagne et l'Ita- lie22 ou encore, alitée et convalescente, se plaignant de n'avoir à boire comme fortifiant que de « l'eau de Vichy » (ici le fascisme parisien souhaite donc une régénération plus musclée23). Plus rarement, proche de la statue drapée solennelle, la France qui chasse les

étrangers est couronnée de rayons de soleil qui évo- quent en l'occurrence non pas ceux de la Liberté de Bartholdi mais ceux de la République modérée conçue par Barre à la fin de 184824.

Ces deux séries d'images, en elles-mêmes, et par leur contraste, constitueraient un corpus assez simple, s'il n'y en avait une troisième où la France belle, sympa- thique, donc prise en bonne part, n'en avait pas moins un bonnet phrygien sur la tête ! Ainsi la Patrie crucifiée par le capitaliste juif d'aujourd'hui, comme le Christ l'a été deux mille ans plus tôt par Judas25 ; ou la Patrie exsangue qui fait appel au Maréchal Pétain26 ; ou la Patrie qui porte dans son panier un trésor (les colonies) que le brigand Churchill attaque au coin d'un bois pour s'en emparer27 ; quelques autres encore, dont enfin cette France à qui l'affiche du P.P.F. de Doriot crie Libère- toi, les chaînes dont il faut se libérer étant celles du communisme, identifiées par le sigle faucille-marteau28.

Comme nous le disions plus haut, le passage à droi- te ou, plus exactement, l'utilisation par la Droite contre la Gauche de cette femme République qui était deve- nue, fût-ce avec un bonnet sur la tête, le symbole d'un état de choses à la fois républicain, conservateur et national, ce passage amorcé dès la fin du XIXe siècle, accentué encore après 1918, n'a pas pu être oublié sous Vichy. Aussi bien certaines des images citées auraient-elles été produites avant la défaite. De même que le régime a rassemblé (ou vu se succéder) des formes assez diverses de réaction politique, de même son iconographie militante a vu s'employer des strates diverses et successives de conventions symboliques.

I Conclusion Ainsi, même en pleine bataille - et ces quatre années,

de juin juillet 1940 à août 1944, n'ont été qu'une longue bataille - l'imagerie symbolique a eu beau retrouver les passions et parfois les violences des luttes politiques du XIXe siècle, elle n'a pas pu échapper aux subtiles amphibologies apparues au XXe siècle.

On pourrait tenter en termes plus généraux de dési- gner ainsi cette évolution : passer de l' image-icône à l'image rébus, autrement dit de l'image qui fait rêver, vénérer ou haïr à celle qui vient seulement ajouter aux mots un langage aussi conventionnel que le leur.

M. A., Paris

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2 1 4 Maurice Agulhon

I Notes

1. Il est inutile de produire ici une bibliographie de l'histoire de la Révolu- tion française, et même de ses rubriques symboliques et iconographiques, tant elle s'est développée et a attiré l'atten- tion publique ces dernières années. On en citera seulement la plus récente et significative parution : Antoine de Baecque, 1993.

2. Pas plus que pour la Révolution, on ne prétendra à donner ici une bibliographie de Vichy. Nous avons donné notre lectu- re de cet épisode dans le tome V de V His- toire de France, « La République de 1880 à nos jours » ( 1 990 - republié en format de poche, Pluriel, 1992). Voir aussi en dernier lieu les deux gros volumes d'études dirigées par J.P. Azéma et F. Bédarida, La France des années noires, 2 vol., Seuil 1993.

3. Monarchie jusqu'en 191 1, le Portugal connut une République à la française de 191 1 à 1926, puis, à cette date, l'instau- ration contre-révolutionnaire d'un « Esta- to novo », nom officiel de la dictature de Salazar.

Le précédent allemand de 1933 (rempla- cement de la « République de Weimar » par le IIIe « Reich ») pourrait aussi être évoqué, mais il est moins proche en termes de vocabulaire.

4. Nous disons indifféremment « la Répu- blique en femme », la « femme à bonnet phrygien », « Marianne » selon les com- modités de l'écriture. Sur « Marianne », son origine, les nuances de son emploi,

qui importeront peu ici, nous renvoyons à nos ouvrages cités en référence. 5. Au niveau le plus trivial, pensons aux timbres usuels à effigie royale des postes britanniques, espagnoles, belges, etc. Au niveau le plus profond, à la célèbre ana- lyse d'E. Kantorowicz, The King's two bodies, Princeton Univ. Press, 1957, trad, fr. Les deux corps du roi, Gallimard, 1989, qui montre la double fonction du portrait du roi, portrait du monarque vivant et « portrait » (ou symbole) de l'État monarchique, de la Monarchie. 6. Selon l'expression relevée à Corte (Corse) par notre collègue et ami Antoi- ne Casanova. 7. Document copié et transmis par notre collègue et ami Raymond Huard. Infor- mé, le Maréchal fit adresser ses félicita- tions au conseil municipal. 8. A Limoux (Aude), témoignage d'Urbain Gibert (lettre à nous adressée du 29 mai 1987) qui ajoute que, l'un des ouvriers s'étant blessé au cours de ce déménagement, les républicains du pays ne manquèrent pas de dire « La Marianne s'est vengée », guérilla analogue dans les lycées, collèges, écoles. Un exemple en a été relaté par Pierre Jakez Hélias dans ses souvenirs, Le quêteur de mémoire, Pion, 1990, p. 132, texte dont nous devons la connaissance à notre vieux coéquipier Christian Amalvi. 9. Même dans le cabinet d'un sous-préfet de Toulon, d'après J.M. Guillon, « Vichy et les communes du Var », in Provence historique, n° 134, oct-déc. 1983, p. 388. Même à l'Hôtel de Ville de Paris, où on peut voir juxtaposés un buste de Marian-

ne et la photo du Maréchal, cliché repro- duit par L. Bertrand Dorléac dans les cli- chés hors texte. 10. En septembre 1943 à Orival, Seine inférieure, souvenir de M. Michel Gasse, fils du secrétaire de mairie de l'époque, communiqué par Pierre Largesse. A Gerdon (Ain) le 1 2 juillet 44, et à Paris, école de la rue des Saussures, en 1943 (date imprécise) souvenirs relatés par P. Bonté dans Vie publique n° 1 (février 1972), par des miliciens, à Ouzouer-sur- Loire (Loiret), date imprécise, informa- tion reçue de M. Marcy par lettre du 14 mai 1 979 (un commando de camelots du roi venus d'Orléans), En diverses communes de l'Aisne, en mars 44, par des éléments du P. P. F., d'après la biographie de Doriot par J.F. Brunet Balland, 1986, p. 442. En diverses communes de la Somme entre mai et sep- tembre 1944, par le P.P.F., d'après la thèse inédite de M. Duverlie, Les Picards face à l'occupation, pp. 93 sqq., commu- niqués par Jean Bouvier. A Roquebrune et Puget-sur-Argens (Var) en janvier et mai 1943, par la milice - information com- muniquée par J.P. Guillon, auteur, depuis lors, d'une importante thèse sur la Résis- tance dans le Var. 1 1 . Souvenir personnel. 12. D'après A. Maury, Histoire des timbres poste français, 1 907 . 13. Nombreux exemples, le plus pitto- resque de ceux qui ont été imprimés étant celui de Gaston Bonheur (témoin et acteur) dans ses souvenirs publiés sous le titre 1 Ardoise et la craie (La Table Ronde 1980) p. 164. Il s'agit de Flourse (Aude).

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14. Reproduit dans Les Attentistes. Bro- chure anonyme conservée au Musée de l'Armée. 15. Reproduit dans Les Attentistes. 16. Dessin de Soupault in C. Delporte, 1993, p. 108. 17. Dessin de Hubert in C. Delporte, 1993, p. 107. 18. Description relevée dans la brochure de C. Ganguilhem Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambialet (Tarn), chez Laleure, 1976.

19. Dessin de Soupault (Je suis partout, 26 mai 1944) in C. Delporte, p. 145. 20. Affiches de la Ligue française, docu- ment à nous communiqué par F. Sereni. 2 1 . Affiche de la Ligue française. Repro- duite dans l'ouvrage de Marchetti. 22. Soupault in Je suis partout du 20 déc. 1941 in C. Delporte, ouvrage cité, p. 138. 23 . Soupault, dans Je suis partout de déc. 1943. in C. Deloorte. thèse mss. d. 92. 24. Carb. dans Gringoire du 26 sept. 1940 in C. Delporte, p. 121.

25. Duhamel, dans Marcel Bucard, Y Emprise juive, Pion, 1938, p. 115 (repro- duit sous l'occupation).

26. Charlet dans V Ordre National du 16 mars 1939 (reproduit sous l'occupa- tion), cité par C. Delporte, p. 124.

27. Brochure de la B.N. non encore cotée lorsqu'elle nous a été montrée par C. Amai vi.

28. Document communiqué par F. Sere- ni.

I Références bibliographiques Agulhon Maurice, 1979, Marianne au combat, l'imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion. 1988, « Politique, images, symboles dans la France post-révo- lutionnaire », Histoire Vagabonde, t. 1, Paris, Gallimard. 1989, Marianne au pouvoir, l'imagerie et la symbolique répu- blicaines de 1880 à 1914 Paris, Flammarion. Azema J.-P., Bedarida F., 1993, La France des années noires, Paris, Seuil. Baecque, Antoine de, 1993, Le Corps de l'histoire (métaphores et politique) 1770-1800, Paris, Calmann-Lévy. Bertrand-Dorleac Laurence, 1993, L'Art de la défaite. 1940- 1944, Paris, Seuil. Bonheur Gaston, 1980, L'Ardoise et la craie, Paris, La Table ronde. Bonté Pierre, 1972, Vie publique, n° 1.

Brunet J.-F., 1986, Doriot, Paris, Balland. Canguilhem C, 1976, Vie et mort de Jean Cavaillès, Ambia- let, chez Laleure (Tarn). Delporte Christian, 1993, Les Crayons de la propagande. Des- sinateurs et dessin politique sous l'occupation, Paris, Éditions du C.N.R.S. Duhamel, 1938, in Bucard Marcel, L'Emprise juive, Pion. Duverlie, M., Les Picards face à l'occupation, thèse inédite. Guillon J.-M., 1983, « Vichy et les communes du Var », Pro- vence historique, n° 134, oct.-déc, p. 88. Helias Pierre Jakez, 1990, Le Quêteur de mémoire, Paris, Pion. Kantorowicz, 1989, Les Deux corps du roi, Paris, Gallimard, trad, de l'anglais, The Kins' s two bodies, 1957. Marchetti, S., Affiches 1939-1945, images d'une certaine France, Paris, Lazarus, s.d. Maury A., 1907, Histoire des timbres postes français, Paris, chez l'auteur.

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