communautés d’enquête et création de connaissances dans l’organisation: le modèle de...

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pp.753-771 Resume 753 Cornmunautes d'enquete et creation de connaissances dans I'organisation : Ie modele de processus en gestion Philippe LORINO* La notion de « communaute » interesse la gestion, notamment pour depasser I'opposition entre « individualisme methodologique » centre sur le sujet et « holisme methodologique » centre sur I'organisation. Les « communautes de pratiques », fondees sur les pratiques com- munes a un groupe d' acteurs, offrent une approchefeconde pour apprehender le fonctionne- ment de communautes de metiers. Elles sont moins adaptees aux cooperations d'acteurs engages dans une « activite conjointe » qui ne prend pas naissance dans la similitude des pratiques, mais dans leur complementarite heterogene. Pour ces situations, on proposera de mobiliser Ie concept de « communaute d'enquete »da aux philosophes pragmatistes Peirce et Dewey. On examinera d'abord le concept de « communaute d'enquete » et ses specificites quant ala maniere d'apprehender l'activite collective: heterogeneite et complementarite des acti- vites et savoirs, construction dialogique du sens dans les interactions entre acteurs, besoin d'intelligibilite mutuelle dans un contexte qui ne la favorise pas, role cle des mediations semiotiques et instrumentales de L'activite, couplage cooperativite/refiexivite dans le cadre de l'enquete. Puis nous preciserons qu'une communaute d' enquete fonctionne comme collectif engage dans la creation de connaissances pour mener a bien une action conjointe dotee de visees pratiques partagees. L' enquete articule des cycles abduction-deduction-induction explora- toires et tdtonnants, avec distribution de roles entre acteurs, instruments d'investigation reservant une large place au raisonnement abductif et accord communautaire sur le proces- sus de validation des resultats. Nous evoquerons enfin des exemples de communautes d' enquete en entreprise: commu- nautes de projets et de processus. Nous verrons sur un exemple que les situations de change- ment peuvent exiger la constitution simultanee de communautes de pratiques et de communautes d' enquete pour que les acteurs puissent prendre en mains leur activite collec- tive. Mots des: Gestion des connaissances, Progiciel de gestion integree, Sociologie organisation, Enquete, Cooperation, Apprentissage, Approvisionnement, Acquisition des connaissances, Sociologie de l'action. * Essec - Avenue Bernard Hirsch, BP 50105, 95021 Cergy Pontoise Cedex, France; [email protected] 1119 ANN. TELECOMMUN., 62, 7-8, 2007

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Page 1: Communautés d’enquête et création de connaissances dans l’organisation: le modèle de processus en gestion

pp.753-771

Resume

753

Cornmunautes d'enquete et creationde connaissances dans I'organisation :

Ie modele de processus en gestionPhilippe LORINO*

La notion de « communaute » interesse la gestion, notamment pour depasser I'oppositionentre « individualisme methodologique » centre sur le sujet et « holisme methodologique »centre sur I'organisation. Les « communautes de pratiques », fondees sur les pratiques com-munes a un groupe d'acteurs, offrent une approchefeconde pour apprehender le fonctionne-ment de communautes de metiers. Elles sont moins adaptees aux cooperations d'acteursengages dans une « activite conjointe » qui ne prend pas naissance dans la similitude despratiques, mais dans leur complementarite heterogene. Pour ces situations, on proposera demobiliser Ie concept de « communaute d'enquete »da aux philosophes pragmatistes Peirceet Dewey.On examinera d'abord le concept de « communaute d'enquete » et ses specificites quant

ala maniere d'apprehender l'activite collective: heterogeneite et complementarite des acti-vites et savoirs, construction dialogique du sens dans les interactions entre acteurs, besoind'intelligibilite mutuelle dans un contexte qui ne la favorise pas, role cle des mediationssemiotiques et instrumentales de L'activite, couplage cooperativite/refiexivite dans le cadrede l'enquete.Puis nous preciserons qu 'une communaute d'enquete fonctionne comme collectifengage

dans la creation de connaissances pour mener a bien une action conjointe dotee de viseespratiques partagees. L'enquete articule des cycles abduction-deduction-induction explora-toires et tdtonnants, avec distribution de roles entre acteurs, instruments d'investigationreservant une large place au raisonnement abductif et accord communautaire sur le proces-sus de validation des resultats.Nous evoquerons enfin des exemples de communautes d'enquete en entreprise : commu-

nautes de projets et de processus. Nous verrons sur un exemple que les situations de change-ment peuvent exiger la constitution simultanee de communautes de pratiques et decommunautes d' enquete pour que les acteurs puissent prendre en mains leur activite collec-tive.

Mots des: Gestion des connaissances, Progiciel de gestion integree, Sociologie organisation, Enquete,Cooperation, Apprentissage, Approvisionnement, Acquisition des connaissances, Sociologie de l'action.

* Essec - Avenue Bernard Hirsch, BP 50105, 95021 Cergy Pontoise Cedex, France; [email protected]

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COMMUNITIES OF INQUIRY AND KNOWLEDGE CREATIONIN ORGANIZATIONS: THE PROCESS MODEL IN MANAGEMENT

Abstract

Organization sciences are interested in the "community" concept, particularly to over-come the opposition between "methodological individualism" focused upon the subject and"methodological holism" focused upon the organization. "Communities ofpractice", basedupon practices common to a group of actors, provide a useful frame to study professionalcraft communities. They are not so useful to study the cooperation between actors who areinvolved in a "conjoint activity" - an activity which is not characterized by similar prac-tices, but by their heterogeneous complementarity -, for which we propose to recur to theconcept of "community of inquiry " owed to the pragmatist philosophers Peirce and Dewey.First we examine the "community ofinquiry" concept and its specificities in studying col-

lective activity: heterogeneity and complementarity of activities and knowledge, dialogicalsense making in the interactions between actors, need for mutual intelligibility in a contextwhich makes it difficult, key role of semiotic and instrumental mediations ofactivity, coope-rativeness/reflexivity coupling in the inquiry frame.Then we describe how communities of inquiry work as a group committed to create

knowledge to achieve conjoint actions with shared practical purposes. The inquiry articu-lates exploratory abduction-deduction-induction cycles, with a structure of roles, explora-tion instruments which stress abductive reasoning and collective agreement upon someprocess to validate results.Finally we shall mention communities ofproject and process as examples ofcommunities

of inquiry in firms. In one case study, we shall see that situations ofchange may require thesimultaneous construction of communities of practice and communities of inquiry so thatactors can take the control oftheir own collective activity.

Key words: Knowledge management, ERP, Organization sociology, Inquiry, Cooperation, Learning, Supply,Knowledge acquisition, Theory of action.

Sommaire

I. IntroductionII. Le besoin de communautes d'enquetelie ala mise en auvre d'un ERP

III. Des communautes aux communautesd'activites

IV Les communautes d'enqueteV. ConclusionBibliographie (28 ref)

I. INTRODUCTION

Les themes de la connaissance et de I' apprentissage collectif parcourent les sciences desorganisations depuis des decennies, tant ils s' averent incontournables pour quiconque,chercheur ou praticien, cherche acomprendre les performances contrastees des organisationset leurs dynarniques d'evolution. Sous des formes diverses, les schemas explicatifs domi-

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nants en gestion, qu'ils se rattachent a la rationalite substantive du taylorisme [1] ou alarationalite procedurale de Simon [2], renvoient a des hypotheses rationalistes plus ou moinsexplicites sur la connaissance :

o la connaissance est reifiee, comme forme identifiable a un discours ou a un modelelogique objective et transferable, qu'il s'agisse des processus de fabrication decrits parles gammes et les standards tayloriens, des artefacts representationnels etudies par Her-bert Simon ou des outils plus recents du « Knowledge Management» (KM),• les dynamiques d'apprentissage sont assimilees a des demarches deliberees, procedantd'une initiative localisee, voire centralisee, sur un petit nombre d'individus, souvent desdirigeants investis d'un pouvoir hierarchique,

Ces deux hypotheses inspirent des demarches manageriales qui reservent une large place,d'une part, aux problematiques d'explicitation (comment extraire le savoir detenu implicite-ment par des individus pour en faire des artefacts explicites utilisables par d' autres), d' autrepart, aux strategies deliberees de creation ou diffusion de connaissances, ou des managerseclaires organisent les dynamiques d'apprentissage en fonction d'un projet preetabli. Forceest de reconnaitre que, dans les contextes caracterises par un haut degre de complexite et desrythmes soutenus de changement dans I'incertitude, les demarches inspirees par ces cadrestheoriques ont majoritairement echoue, depuis la « crise du travail» taylorien dans les annees1960-1970 jusqu'aux constats d'echec desabuses qui jalonnent la courte histoire du KM.Ces echecs doivent nous conduire a mettre en cause les deux hypotheses enoncees prece-

demment, pour explorer des voies alternatives:o l'apprentissage est intrinsequement lie a I' experience vivante, il ne peut en etre dissocie,on ne peut apprendre qu'en faisant (« learning by doing »),-Ja connaissance n'est pas une chose, un etat statique, mais un processus dynamique,situe dans un contexte physique et social,

o ce processus est marque par 1'intervention d'acteurs multiples interagissant entre eux.

Ce cadre theorique alternatif met sur la piste de demarches manageriales d'un tout autregenre, dans lesquelles il s'avere imperatif de prendre en compte le role cle de communautesdiverses, internes ou non a I' organisation, pour creer et diffuser des connaissances. Ces com-munautes ne sont pas controlables, au sens cybernetique du terme, mais elles constituent alafois une donnee et un objectif majeurs de la gestion, un input et un output, une ressource etun produit, des pratiques manageriales, En ce sens, la reflexion qui suit se situe a la fois auplan theorique et au plan normatif, les deux registres se rejoignant dans une epistemologiepragmatique (la comprehension se construit dans I'action et pour I'action) :

o au plan theorique, nous cherchons a rendre compte de la creation et de la diffusion desconnaissances dans les organisations, et tout particulierement a mieux comprendre lesprocessus d' exploration,

o au plan normatif, nous cherchons a mieux cerner quelles sont les pratiques managerialesles plus appropriees aux situations ou la creation de connaissance est un element-ole del'action collective - comme, par exemple, la R&D ou la transformation des organisationsMe a la mise en place de nouveaux systemes d' information de gestion de type « ERP »1.

1. ERP = "Enterprise Resource Planning", souvent traduit en Francais par "Progiciel de Gestion Intcgre". II s'agitde logiciels constitues de modules fonctionnels (comptabilite, gestion des achats, gestion des ventes, gestion desoperations, gestion financiere, etc.) construits autour d'une base de donnees partagee. Ces progiciels visent aimpo-ser Ie principe de la saisie unique, rationaliser Ie travail administratif, fiabiliser les donnees et integrer Ie fonction-nement des processus autour d'une meme structure de donnees.

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Dans ces deux registres, il nous semble essentiel de mieux comprendre le role et lefonctionnement des communautes. Acette fin, nous commencerons par decrire un casd'innovation organisationnelle liee a la mise en place d'un ERP dans un grand groupeindustriel. Puis nous tenterons de developper au plan theorique la distinction entre deuxtypes de comrnunautes, les communautes d'activite et les communautes denquete, et lesenjeux correspondants.

II. LE BESOIN DE COMMUNAUTES D'ENQUETE LIEALA MISE EN <EUVRE D'UN ERP

11.1. Presentation de la recherche

Dans un grand groupe qui gere des infrastructures techniques lourdes et complexes, quenous appellerons « Produiflux », nous nous sommes interesses aux effets organisationnels deI'implantation d'un progiciel de gestion integre (« ERP »), en l' occurrence le logiciel SAP.Nous nous sommes concentres sur le processus « acheter - approvisionner » dans la divisionen charge de la maintenance et de l'ingenierie de l'infrastructure industrielle. Nous avonscollecte nos informations en 2004 et 2005 par des entretiens semi-structures, soit individuels,en tete a tete, soit, le plus souvent, avec des equipes fonctionnellement homogenes (ungroupe de comptables, un groupe de techniciens, un groupe d'acheteurs, etc.) de deux acinqpersonnes, sur les sites. Nous avons aussi effectue des syntheses de lectures apartir des basesdocumentaires du projet SAP, afin de proceder ades comparaisons inter-sites du processus« approvisionner » dans differents univers (le reel existant avant SAP, la cible dans le projetSAP, Ie reel apres introduction de SAP).

11.2. Importance de la dimension transversale « processus»

La logique organisationnelle de SAP est fondee principalement sur une gestion par pro-cessus. Cette logique transversale se materialise par un depassement du decoupage hierar-chico-fonctionnel de l' organisation atravers une modelisation autour des flux de donnees(liens forts et verrouillages entre transactions, saisie unique) au niveau informationnel, ce quisuppose des cooperations inter-metiers fluides pour produire un resultat correct (la chaine decooperations requise par l'approvisionnement, par exemple). Cette dimension « processus»passe par l'integration transversale dans l'outil SAP. Citons-en quelques exemples:• le controle de la facture du foumisseur par les comptables dans SAP est realise sur labase d'une reception de la foumiture effectuee prealablement par les techniciens demaintenance dans SAP; si le technicien n' a pas effectue correctement la reception, lecomptable ne peut accepter et regler la foumiture, le logiciel verrouillant le lien;

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• le contact avec les foumisseurs est pris en charge par les acheteurs, qui saisissent unecommande dans SAP, sur la base d'une definition de besoin formulee prealablement parles techniciens de maintenance dans SAP; Ie lien entre la definition de besoin (cahier descharges) et la commande est verrouille par le logiciel;• les techniciens recourent, pour saisir dans SAP leur demande d' achat, a des marchescadres references dans SAP et geres par les acheteurs ; ils ne peuvent formuler dedemande d'achat sans la pointer sur un marche-cadre,

Les effets bloquants de l' outil rendent ce fonctionnement transversal incontoumable.L'entreprise a d' ailleurs decide de saisir l' occasion offerte par la mise en place de SAP pourremettre en cause I' organisation traditionnelle, verticale et cloisonnee, et pour proceder aunereconfiguration (reengineering) de processus significatif. II a notamment ete decide deconfier aux techniciens de maintenance des responsabilites elargies en matiere de gestion desachats: maitrise de l'imputation comptable, lotissement de la prestation achetee en livrablessuccessifs, ordonnancement de la prestation et des paiements dans Ie temps.Pourtant, dans la phase de preparation avant basculement dans SAP, plusieurs elements

indiquent que la dimension processus et done Ie fonctionnement transverse ont ete peu anti-cipes et peu prepares:• Des etudes d'impact organisationnel ont ete realisees en amont du projet, pour tenter demaitriser la dimension non technique du changement: problemes de competence, derepartition des roles, de responsabilisation. Mais toutes les etudes d'impact ont ete rea-lisees « verticalement », par unites et services, aucune n'a ete realisee par processus,pour anticiper les evolutions des modes de coordination, des cooperations transverses etde la structure des roles.• Les formations SAP ont ete cloisonnees par metiers.

Le fonctionnement en processus s'est de fait impose apres le demarrage du systeme, « 11la dure », sous forme de dysfonctionnements 11 resoudre sur le tas, notamment des carencesde communication inter-metiers. Les fonctions ont mis en oeuvre SAP en tenant peu comptedes enjeux d'integration par processus. Par exemple, les acheteurs eprouvent des difficultesIiees au manque de visibilite amont-aval du processus. lis estiment que les equipes de main-tenance privilegient exclusivement leur efficience operationnelle dans I'utilisation de SAP, cequi les conduit 11 des pratiques qui penalisent la performance economique des achats. Parexemple, sur des marches pluriannuels, les techniciens cherchent alimiter leur charge de tra-vail administrative en passant une seule commande pour trois ans et en levant I'option parsimple courrier, ce qui conduit aun surengagement budgetaire, les 3 ans d'achat etant debitesdes la premiere annee, alors que les acheteurs, pour optimiser la gestion de I' achat, sontvolontiers favorables 11 une gestion mensuelle, ce qui exige de faire une commande par mois,donc 36 commandes par article achete sur trois ans. II y a ainsi des tensions entre acheteurs ettechniciens, par manque de comprehension mutuelle des contraintes des uns et des autres. Lememe type de probleme existe entre comptables et techniciens et entre comptables et ache-teurs.

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11.3. La demande spontanee de communautes de metiers

Les trois metiers principalement concemes par le processus « acheter-approvisionner » :acheteurs, techniciens de maintenance et comptables, voient, avec l'introduction de SAP etles choix organisationnels connexes, leurs profils de competence profondement transformes :• Le technicien de maintenance, qui etait un pur technicien, se voit prie d' assurer uneserie de transactions dans SAP de nature gestionnaire et comptable (choix du compted'imputation, choix du regime de TVA, suivi de la dotation budgetaire, redaction d'uncahier des charges adapte aux imperatifs de gestion) qui en font, de facto, une sorte dechef de projet.• Le comptable, qui etait charge d'une serie de taches repetitives (saisir les transactions apartir des indications du technicien), devient un verificateur ex post, un formateur (ildoit assister Ie technicien dans ses nouvelles responsabilites) et un expert ex ante (il doitconcevoir une codification comptable qui corresponde bien aux besoins des operation-nels).• L'acheteur, qui etait traditionnellement un pur negociateur, se voit confier le soin deconcevoir des marches cadres traduisant les imperatifs de politique industrielle, d' as-surer Ie « service apres-vente » de ces marches-cadres pour en faciliter l'utilisationpar les operationnels et d' assurer un vrai controle de gestion des depensesd'achats.

Toutes les populations concernees expriment le souhait de ne pas faire face ade tellesmutations dans la solitude. Reviennent de maniere recurrente des remarques telles que: « ilfaudrait qu'on nous donne des moyens et du temps pour echanger entre nous, ca nous facili-terait bien les choses », « grosso modo, nous avons dans un meme metier des contraintes etdes difficultes similaires, et la mutualisation des questions, des reponses et des astuces seraitun levier de progres ». Au cours des interviews collectifs s'etablirent des echanges fecondsentre les acteurs d'un meme metier, au hasard des sujets abordes, les uns etant porteurs desolutions aux problemes des autres, pour l'utilisation de SAP, mais aussi de maniere plusgenerale, pour resoudre des problemes professionnels (par exemple, comment optimiser lareservation de pieces detachees sur stocks). Nos interlocuteurs semblaient inventer la notionde communaute de pratique en temps reel devant nous.

11.4. La focalisation des fonctionnements transverses sur des problemes deconception

Certains enjeux-cles de changement se concentrent aujourd'hui sur des activites qui reve-tent une dimension critique. C' est notamment le cas de trois activites correspondant alaconception d'instruments cles pour la cooperation transverse:• La construction des cahiers des charges par les techniciens definit des parametresessentiels pour le fonctionnement operationnel des techniciens eux-memes (lotissementtechnique de la prestation, definition technique des prestations arealiser), mais aussipour le fonctionnement des comptables (lotissement comptable des prestations, pour lafacturation et le reglement futurs, choix des codes d'imputation et du regime de TVA) et

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le fonctionnement des acheteurs (etablissement du cadre de consultation des foumis-seurs). Nombre d'agents de maintenance maitrisent parfaitement les dimensions tech-niques de leur cahier des charges, mais eprouvent de serieuses difficultes pour enmaitriser les dimensions financieres et commerciales. Personne, au demeurant, ne peutdefinir seul ce que doit etre un « bon cahier des charges », celui-ci ne pouvant se mettreau point qu'au fil de l'experience, en integrant les besoins et les competences respectifsde chacun des trois metiers. Les acteurs rencontres convergent sur le souhait d'unedemarche iterative qui vise a definir des structures types de cahier des charges a tester eta ameliorer progressivement, dans les premieres annees de fonctionnement de la nou-velle organisation.• La modelisation des contrats-cadres: les contrats-cadres doivent etre modelises parles acheteurs (definition des articles achetes, avec leurs variantes et leur codification,designation des codes d'imputation comptables correspondants, limitations techniqueset geographiques eventuelles, lotissement type des prestations, fixation du panel defoumisseurs). Cette modelisation doit repondre aux besoins d'utilisation par les techni-ciens mais doit aussi rendre les receptions puis Ie controle de factures par les comp-tables aise. Ceci suppose un certain niveau de comprehension des problemes techniqueset comptables par les acheteurs, mais aussi une certaine capacite d'expression de leursbesoins par les techniciens et par les comptables. Eu egard a la complexite descontraintes a prendre en compte, il serait utopique d' esperer que les acheteurs puissentfaire face seuls aces enjeux. La encore, la necessite s'impose d'une demarche iterativepar laquelle la premiere generation de contrats-cadres est soumise a un retour d' expe-rience systematique de la part des utilisateurs, de maniere a progressivement developperune competence collective de modelisation.• La gestion des referentlels comptables: les referentiels comptables (referentielarticles, referentiel foumisseurs, referentiel marches, plan de comptes) doivent etrestructures et exprimes (libelles) de maniere a faciliter leur utilisation par des utilisateursnon comptables, notamment les techniciens lorsqu'ils elaborent leur cahier des charges.La conception des referentiels doit etre suivie d'un effort d'accompagnement dans leurmise en oeuvre,pour former et assister les utilisateurs. Ceci suppose une communicationftuide entre les utilisateurs de SAP - techniciens et acheteurs - et les comptables concep-teurs des referentiels, de maniere a identifier les ambiguites ou les obscurites dans lesintitules, les decoupages, les associations article-regime TVA-code comptable. Meme siles comptables font un effort pour ameliorer leur comprehension des problemes opera-tionnels, cette mise au point progressive des referentiels ne peut se faire qu'a traversune interaction continue.

Ces activites critiques, destinees a concevoir des artefacts a la chamiere entreles trois metiers, dans un contexte de forte complexite, appellent a la constitution de groupesde processus capables de gerer l'invention progressive d'un nouveau modele organisa-tionnel.

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III. DES COMMUNAUTES AUX COMMUNAUTES D' ACTIVITE

111.1.Le concept de « communaute » et ses apports

Ash Amin et Patrick Cohendet [3] s'Interessent ala gouvemance de la connaissancedans les organisations. lIs evoquent « deux modes concurrents principaux de gestion de laconnaissance :Le premier mode est la gestion par La conception [« management by design »}, suggeree

par I' approche strategique de la firme abase de connaissance (Prahalad et Hamel, parexemple), qui tend ase focaliser sur (00') des problernes de conception de I'organisation. Cetype de management est une version renouvelee, dans le contexte de l'economie abase deconnaissance, des principes de gestion classiques fondes sur I'intervention manageriale, lahierarchie, les ordres et les plans formels, (... ) une vision descendante de la firme (... ).Le second mode est la gestion par les communautes [« management by communities»),

suggeree par les recherches qui mettent l'accent sur I'apprentissage par l'experience, d'unenature experimentale et caracterise par la dependance de sentier. Ce mode nous conduit surdes pistes manageriales differentes, vers les methodes permettant de soutenir engagement,mobilisation, traduction, (... ) une vision montante de la firme (... ). »2Pour ces auteurs, Ia OU l'ecole du « knowledge management by design» conceptualise

toutes les formes de groupes dans l'entreprises comme des entites « detenant » du savoir(selon I'epistemologie de la possession decrite par Cooke et Brown [4]), pour I'ecole du« management by communities », les communautes se distinguent des autres formesd' equipes dans I' entreprise par le fait qu' elles constituent des entites actives qui produisentde la connaissance par le propre flux de leur experience collective. Les communautes sontdone des communautes d'action, qui creent de la connaissance par le fait meme qu'elles agis-sent (« learning in doing»), cette nature d' activite collective etant constitutive du concept.Un simple groupe d'interets, par exemple, ou une equipe de site identifiee par sa seule loca-lisation geographique, ne constituent pas des communautes s'ils ne donnent pas lieu adesechanges sur les pratiques. Les membres de la communaute sont reunis par ce qu 'ils font. Ilya done un lien indissociable entre La notion de communaute et celIe d' activite collective.

111.2. Les « communautes de pratique»

Etienne Wenger definit les communautes de pratique (CdP) [5] comme « groupes de per-sonnes qui partagent une preoccupation ou une passion pour quelque chose qu'ils font et qui

2. "Two main competing modes of knowledge management: The first mode is management by design, suggestedby the knowledge-based approach to the firm (Prahalad and Hamel for instance), which tends to focus on appro-priate coordination mechanisms and issues of organizational design. This type of mamangement is a renewed ver-sion, in the context of the knowledge-based economy, of classical management principles based on managerialintervention, hierarchy, orders and blueprints (... ) a top-down vision of the firm (... ). The second mode is mana-gement by communities, suggested by the perspective that emphasizes learning in doing, of both an experimentaland a path-dependent nature. This mode takes us in a different management direction, into the realm of how thepractices of engagement/enrolment/translation can be supported (... ) a bottom-up vision of the firm".

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apprennent it le faire mieux en interagissant regulierement ». Apartir des travaux initiaux deLave et Wenger [6], les CdP ont inspire une litterature abondante [7], [8] et [9]. La sourcepremiere d'inspiration a ete puisee dans les situations de compagnonnage, ou I'acquisition deconnaissance se realise, non dans Ie cadre d'une relation maitre-eleve en « site propre de for-mation », mais plutot dans le cadre d'une relation professionnel (experimentej/professionnel(moins experimente), en situation de travail. Ce type de situation presente trois caracteris-tiques fondamentales :• la pratique commune fonde la relation: la relation entre acteurs se noue parce que lesmembres de la communaute ont un travail similaire it realiser, une pratique similaire itconduire;• la relation se noue de pair apair: meme si certains membres de la communaute ontplus d'experience etJou d'expertise que d'autres (ce qui est manifestement le cas dansles situations de compagnonnage), il n'y a entre eux qu'une relation d'echange egal, itI'exclusion de liens hierarchiques ou de pouvoirs institutionnalises ;• on apprend en faisant: les membres de la cornmunaute apprennent it « faire mieux cequ'ils font », non par Ie biais de cours theoriques, mais par I'imitation fidele ou la trans-formation des pratiques de leurs partenaires.

La notion de « communaute de pratique» presente ainsi des l'origine une ambiguitemajeure. Ses defenseurs mettent en garde contre une acception reductrice qui se fierait it unefausse evidence: la notion de communaute de pratique n' est pas necessairement fondee surcelIe de pratique commune. Une communaute de pratique peut se constituer, non autourd'une pratique partagee, mais autour d'une problernatique it resoudre (Wenger cite le cas deconsultants d'un grand cabinet, bases aux quatre coins du monde, qui servent Ie merne grandcompte, eventuellement sur des thernatiques varices, et qui echangent entre eux pourapprendre it servir ce client au mieux). II y a alors un vrai risque de faire des CdP une notiongenerate et floue, quelque peu « attrape-tout » : tout groupe de travail informel peut etreconsidere comme une CdP. Pour surmonter cette difficulte, nous nous refererons au conceptd' activite collective: comme nous I' avons vu plus haut, Ia notion de communaute est etroite-ment Me it celIe d'activite collective, et il ne semble guere possible de developper une defi-nition et une theorie plus precises des communautes sans les inscrire dans une theorie del' activite collective.

111.3. Les communautes de pratique comme « communautes d'activite »

Les activites individuelles peuvent s' agencer en activite collective selon deux schernasde combinaison [10] : soit Ies acteurs realisent des activites similaires, de maniere coordon-nee et synchronisee (par exemple, cinq personnes cherchent it soulever une masse Iourde ausignal « ho, hisse ») ; on parle alors d'« activite commune» ; soit les acteurs realisent desactivites distinctes qui, combinees, permettent d' atteindre des resultats que seuis ils ne pour-raient pas atteindre, du fait de Ia division du travail et des savoirs, par complementarite plutotque par accumulation; par exemple, deux violonistes, un altiste et un violoncelliste peuventexecuter un quatuor qu'un violoniste seul ne peut evidemment pas executer, mais quatre vio-lonistes non plus: la differenciation de leurs pratiques (ils ne jouent pas du rneme instru-

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ment) est constitutive de leur communaute. On parle alors d' « activite conjointe ». L'activitecollective de l' orchestre est une activite conjointe, les echanges entre saxophonistes sur latechnique de l'instrument, les styles de jeu, le travail specifique du son et du timbre dansl'usage de cet instrument, sont rendus possibles par le fait que les saxophonistes ont une acti-vite commune: jouer du saxophone. La plupart des exemples cites par les pionniers de latheorie des CdP concement des communautes effectivement caracterisees par une pratiquecommune (des bouchers, des alcooliques luttant contre leur addiction, des infirmieres). IIs'agit la de communautes de pratique dans un sens plus precis et plus etroit, que nous desi-gnerons par « communautes d'activite », pour ne pas courir Ie risque de donner une lecturereductrice du concept original de CdP: le concept de« communaute d' activite » correspond ala notion d' « activite commune ».Ce concept n'est pas sans rapports avec celui de « genre» et plus particulierernent de

« genre professionnel », developpe par Yves Clot [11], repertoire commun de gestes, demots, de significations tacites, auquel se referent les acteurs d'un milieu professionnel donne,mais qu'ils ne reproduisent pas par imitation simple et mecanique. Chacun des acteurs dumilieu professionnel concerne s'approprie le « diapason commun » en le transformant, selonson « style» personnel, et, par cet usage specifique, contribue ale faire evoluer, Cette articu-lation genre-style, inspiree des theories Iitteraires de Bakhtine [12], reserve une part impor-tante al'activite « empechee », tous les potentiels d'activite que l'acteur porte en lui maisque le contexte de travail ne lui permet pas de mettre en reuvre de maniere concrete. C' est la,dans cette richesse d'activite pensee mais non executee, que Clot nous propose de trouver leterreau des styles et des transformations.Dans l'acception « communaute d'activite » des CdP, la pratique ou l'activite est suppo-

see donnee, puisqu'elle fonde l'existence de la cornmunaute: la communaute se cree autourd'une pratique, pour favoriser des echanges sur la pratique. L'activite est done en quelquesorte « exteme » ala communaute : elle preexiste, elle se poursuit pour chaque acteur, dansdes contextes souvent distincts (chaque boucher, chaque mere de famille, chaque alcoolique,a son propre contexte d' action: les bouchers peuvent avoir l' idee d' echanger entre eux surleurs pratiques, mais ils etaient bouchers avant d' avoir cette idee, ils demeurent bouchers,chacun dans son magasin et avec sa propre clientele, tout en echangeant entre eux). Lesechanges au sein de la communaute se developpent « apropos de » l'activite. Ce constatd'exteriorite peut paraitre paradoxal, la theorie des CdP etant historiquement couplee avec latheorie de l'apprentissage situe (« situated learning ») [6] qui insiste sur l'apprentissage ensituation que permet l'existence de la communaute, comme le montre bien l'exemple ducompagnonnage. C' est une ambiguite du concept de CdP que de savoir si l' echange entre lesmembres se fait dans la pratique ou par une communication discursive sur les pratiques. Ungroupe de parole d'alcooliques renvoie probablement aun tout autre type de demarche que lecompagnonnage sur le lieu de travail.Dans la plupart des exemples cites par les auteurs qui ont developpe la theorie des CdP,

d'une certaine facon, l'existence de la communaute contribue aabstraire l'activite generiquede son contexte singulier: par son existence meme, la communaute delimite une « classed'equivalence » (au sens mathematique) des activites singulieres, une activite generique abs-traite, objet d'echanges discursifs ou gestuels. Cette activite generique peut etre traduite insti-tutionnellement, dans un metier par exemple, ou elle peut rester informelle. Un exemple decommunaute d'activite nous est foumi par le cas decrit dans la premiere partie: chacun destrois metiers principalement concernes par la mise en oeuvrede SAP - acheteurs, techniciensde maintenance, comptables - appelle de ses voeux la mise en place de communautes de

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metier homogenes (communautes de techniciens, cornmunautes d'acheteurs, etc.), pour uneprise en charge collective des transformations imposees aux metiers.

111.4. Les limites des communautes d'activite

Les limites des communautes d' activite sont celles de la notion de « pratiquecommune» ou d'« activite commune ». Cette notion suppose qu'il existe une definition eta-blie, fut-elle floue et largement implicite, de la pratique generique, comme source du sens dela communaute. Cette condition rend Ie concept de communaute d'activite peu commode amettre en oeuvre dans les situations d'innovation, de creation, de forte incertitude, parexemple dans les activites de recherche fondamentale, de changement radical (reorganisa-tion de type « reengineering de processus », transformation des systemes d'information) oude creation artistique. Cela ne signifie evidemment pas que Ie travail d'invention est neces-sairement solitaire: il est au contraire souvent communautaire. Mais la communaute ne peutse definir la autour d'une activite commune. Elle tend ase constituer sur des enjeux plus dis-tances par rapport ala pratique elle-rneme, en amont de I'activite, autour de questions lieesau sens, au systeme de valeurs, a la finalisation cognitive (creer un nouveau champ deconnaissance) ou ethique, et ala conceptualisation. C' est sans doute une des principales rai-sons pour lesquelles certains auteurs ont eprouve Ie besoin de forger Ie concept de « commu-naute epistemique » qu' evoquent Arnin et Cohendet [3] : « Les cornmunautes epistemiques(... ) sont engagees dans la production deliberee de connaissance et peuvent recouvrir desemployes d'une unite de R&D, des groupes internationaux de scientifiques ou des groupes detravail mis en place pour lancer de nouvelles campagnes publicitaires »3.

Cependant, distinguer des communautes axees sur les pratiques (communautes de pra-tique), d'une part, et des communautes axees sur la creation de connaissances (communautesepistemiques), d'autre part, fait courir Ie risque de retomber dans le dualisme« actionlconnaissance » propre au « modele du plan» critique par Lucy Suchman [13] etd'abandonner de fait l'hypothese de l'apprentissage par le faire (« learning in doing ») : com-ment une communaute de pratique ne creerait-elle pas de connaissance, n'est-ce pasd'ailleurs son essence meme, et dans ce cas, qu'est-ce qui permet de distinguer les commu-nantes epistemiques ?La principale limite des communautes d' activite ne reside pas dans le fait qu' elles ne

seraient pas orientees vers la creation de connaissances, ala difference des « communautesepistemiques » : la creation et la diffusion de connaissances sont au principe meme de I' exis-tence des communautes de pratique. Leur limite reside plutot dans leur incapacite arendrecompte de l'activite collective dans la configuration de l'activite conjointe. Peu ou prou, desl'origine, la notion de CdP est fondee sur un principe de similitude ou d'homogeneite, quirelegue les figures de l'heterogeneite au second plan. On pourrait faire Ie meme reproche auconcept de « genre professionnel », fonde lui aussi sur la figure de l'homogeneite". Tant Ie

3. «Epistemic communities, a term first introduced by Knorr Cetina (1981), are involved in the deliberate produc-tion of knowledge and may include employees in a R&D unit, international groups of scientists, or task forces setup to launch new advertising campaigns ».4. Le concept de "genre" semble cependant, de ce point de vue, plus riche que celui de CdP, car il ne se conceitque dans Ie couplage thcorique etroiternent complementaire qu'il constitue avec Ie concept de "style", porteur, lui,des figures de la difference.

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genre professionnel que la CdP semblent repondre au dicton populaire: « qui se ressembles'assemble ». Or l'activite conjointe, qui assemble ceux qui a priori ne se ressemblent pas,est precisement la figure de l'activite collective qu'on rencontre dans les situations de crea-tion et d'innovation de rupture (projets de R&D par exemple), situations dans lesquelles lespratiques generiques, les definitions de metiers, les roles fonctionnels ne sont plus que desressources contingentes de l'agir collectif, et peuvent etre radicalement redessinees par lamaniere dont les membres de la communaute construisent le sens de leur action. Dans Ie casdecrit dans la premiere partie, l' organisation est profondement transformee par la mise enplace de SAP et surtout par le reengineering de processus qui l' accompagne. Les communau-tes de metiers souhaitees par les acteurs (communautes d'acheteurs, communautes de comp-tables, communautes de techniciens de maintenance) ne peuvent suffire a prendre en chargela reconception de l' organisation: celle-ci met en effet en jeu des fonctionnements collectifstransverses complexes et critiques, notamment pour la conception d'artefacts pivots du pro-cessus « approvisionner » (construction des cahiers des charges, modelisation des contrats-cadres, conception des referentiels comptables).

IV. LES COMMUNAUTES D'ENQUETE

IY.I. Origines et sources: la notion d'enquete dans Ie pragmatisme,liee au raisonnement abductif

La notion d'enquete trouve sa source dans la philosophie pragmatique americaine deCharles S. Peirce [14], William James et John Dewey [15]. Peirce s'inspire du modele del'enquete scientifique pour definir I'enquete comme une combinaison etroiternent integreed'action et d'interpretation de l'action (done d'action et de construction de connaissance),dans un contexte d'action precis: I'enquete est ainsi marquee par la reflexivite (agir et pensersur I' agir). On pourrait definir l' enquete comme « le penser dans l' agir, le penser parl' agir » : en transformant Ia situation, l' enqueteur se donne les moyens de la penser, et il nepeut penser la situation qu'en la transformant. La construction de connaissance ne peut doneetre abstraite de Ia situation d'action.L'enquete selon Peirce enchaine des cycles triadiques abduction/deduction/induction: le

raisonnement abductif [16], declenche par une experience surprenante (non-conforme auxattentes et aux croyances en vigueur), tente de reconstruire la coherence de l'experience enrisquant une hypothese nouvelle; la deduction deroule les consequences logiques de cettehypothese; l'induction tente de valider l'hypothese en testant en situation certaines desconsequences observables resultant de l' abduction et de la deduction anterieures. La oudeduction et induction operent des allers-retours du general au particulier par des raisonne-ments logiques, l' abduction relie le raisonnement logique a l' experience vecue et reserve unelarge place ala pensee creative, seule source d'hypotheses nouvelles. Par exemple, sur unmarche a la demande et aux niveaux de prix soutenus, l'amorce inattendue d'une politique dereduction des prix par un concurrent peut signifier qu'ii veut ecouler ses stocks parce qu'ils'apprete a lancer une nouvelle generation technologique. Si cette hypothese, resultat d'un

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raisonnement abductif (<< tout se passe comme si ... »), est verifiee, on peut supposer que ceconcurrent ne repondra pas immediatement aune campagne promotionnelle agressive sur lesproduits actuels, car il reserve ses res sources et sa credibilite au lancement proche d'unegamme innovante (deduction). L'experience peut etre tentee localement, sur quelques terri-toires de vente, pour tester la pertinence de l'hypothese (induction) et, le cas echeant, essayerd'en tirer des benefices immediats,Dewey [15] s'interesse aux pratiques pedagogiques, II remet en cause la relation ensei-

gnant-enseigne, en reliant l' apprentissage a I' experience vecue : « apprendre, ce n' est pasetudier, mais participer », « tous les humains sont des savants, la pensee ne doit pas etre sepa-ree de l'action »5. Ce constat le conduit amettre en question les savoirs acaderniques, reifieset figes dans une scolastique sans pouvoir pratique: « les institutions academiques en gene-ral, la recherche sociale academique en particulier, ne promeuvent ni la science ni l'actionsociale democratique »6. Greenwood et Levin commentent Dewey en ces termes: «les debu-tants dans un champ d'enquete sont souvent frustres par l'ecart entre leur experience ordi-naire et le savoir codifie d'une discipline d'etude. Dewey a defendu l'idee selon laquelle cetecart grandit quand on reifie Ie savoir de la discipline, en Ie considerant comme statique etdifferent du savoir que fournit l'experience de la vie quotidienne. Si, aI'oppose, on pouvaitconsiderer une discipline comme le processus permanent d'une communaute d' enquete, alorsle conflit entre le savoir personnel et situe et Ie savoir communautaire et historiquementconstitue n' appellerait qu'un effort d'integration des deux perspectives et non la necessite dechoisir l'une au detriment de I'autre » [17] (souligne par nous).Le concept d'enquete occupe done une place de premier plan dans les epistemologies

pragmatiques. II se retrouve sous des formes multiples dans toutes les demarches socialiseesde creation de connaissance apartir d'un « defi » abductif: l'enquete historique, I'enquetearcheologique, l'enquete litteraire et hermeneutique, l'enquete psychanalytique, l'enqueteclinique du medecin, l'enquete du detective [16], mettent toutes en scene une combinaisonintriquee d'action et de pensee interpretative, de socialisation dans une demarche de groupeplus ou moins organise, une construction de connaissance reliee al'experience de la vie cou-rante, avec une repartition des roles plus ou moins adaptative et mouvante, et la conjonctionde formes de pensee rationnelles et de formes de pensee creatives : « le cadre conceptuel del' enquete fond la creativite et la pensee critique dans un cycle d'apprentissage actif » [18]. Leconcept d'enquete, en enracinant la creation de connaissances dans le flux complet de I'ex-perience vecue, avec ses dimensions sociale, emotive et corporelle, met en cause le cadrepurement cognitif dans lequel de nombreuses recherches l'ont enfermee.

IV.2. Les communautes d'enquete

Nous definirons les communautes d'enquete comme des collectifs, generalement hetero-genes, engages dans la creation active de connaissances pour faire sens d'une situation d'ac-tion specifique rencontree par le collectif et pour fonder I' action collective a venir. La

5. « Learning is not training, but participating », c All humans are scientists, thought must not be separated fromaction ».6. « Academic institutions in general and academic social research in particular promote neither science nor demo-cratic social action »,

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demarche d'une communaute d'enquete est done interpretative: il s'agit de faire sens d'unesituation. C'est une situation d'action plus ou moins problematique qui est a la source de lacommunaute d'enquete, et non une pratique commune donnee. L'heterogeneite des pratiquesengagees est due a la complexite de la situation, qui exige generalement l' engagement decompetences complementaires, Eu egard au caractere heterogene de la communaute, l'uni-cite de l'hypothese et du schema interpretatif est hautement improbable. C' est la raison pourlaquelle Peirce [14] insiste sur Ie fait que I'enquete procede par construction progressived' accords entre des sujets multiples: « L'opinion sur laquelle tous les chercheurs finissent pars'accorder est ce que nous appelons le vrai » (on n'est ici pas tres eloigne de « l'agir com-municationnel » de Habermas [19]).Dans son approche de la recherche et de la pedagogic [20], Dewey insiste particuliere-

ment sur l'importance des communautes d'enquete, Comme il ne cessera de l'affirmer,« c'est par la communication que les hommes en viennent a posseder des choses en com-mun » [21]. La communaute d'enquete (CdE) met en ceuvre le cycleabduction/deduction/induction (ADI), l'abduction (creation d'une hypothese nouvelle) consti-tuant l'etape cle de l'enquete. L'abduction n'est pas une demarche de pensee contemplatived'un individu isole dans sa bibliotheque ; elle precede d'etonnements pratiques, de formula-tions discutees, d'accords sur des hypotheses de travail et sur des protocoles de validation.L'enquete prend la forme d'un aller-retour permanent entre l'action de terrain et la pensee surl'action.La CdE correspond, en philosophie de l'action, a la figure de l'activite conjointe [10]

mais d'une activite conjointe non routiniere, dans laquelle la distribution des roles, les modesde cooperation internes ala communaute et les modes de validation s'inventent au fur et amesure du deroulement. L'heterogeneite n'est plus, comme dans la communaute d'activiteou Ie genre professionnel analyse par Yves Clot, une heterogeneite de styles (divers membresd'un meme groupe professionnel adaptent le genre d'activite en developpant leur style per-sonnel), mais une heterogeneite de genres, ce que Bakhtine [12] appelait une " heterolo-gie » : les roles sont differents, les competences mobilisees, les savoirs et les registresinterpretatifs egalement, Dans la communaute d' enquete peuvent se poser des problemesd'intelligibilite mutuelle lies a l'heterogeneite des metiers qu'en principe la communauted'activite ou Ie genre professionnel ne rencontrent pas. La notion de CdE entre en resonanceavec l'analyse que fait Karl Weick du fonctionnement des equipes comme cadre de laconstruction collective du sens pour l' action (« collective sensemaking ») [22].

IV.3. Communaute et activite collective

La communaute d'enquete n'etablit pas avec l'activite collective la merne relation que lacommunaute d'activite. La OU la communaute d'activite se caracterise par Ie caractere com-mun de la pratique, la CdE se caracterise plutot par le caractere non partage de la pratiqueimmediate, et I'etablissement d'une communaute de sens: les activites des membres sontradicalement distinctes, mais elles puisent leur sens dans le merne type de but, dans Ie memeregistre de mobiles et de valeurs. Les participants a un meme projet de recherche peuventexercer des metiers tres differents, mais leur energie et leur desir se tendent vers la reussitedu projet. Plus qu'une communaute de pratique, la CdE est une communaute de sens des

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pratiques. L'hypothese de base n'est plus la pratique commune, mais le sens commun depratiques distinctes.L'activite principale de chaque acteur n'est pas al'exterieur de la communaute, comme

dans la communaute d'activite : elle est enquete, dans la communaute, substance unique etquotidienne de la communaute. Dans un premier temps, les interactions entre les membres dela communaute sont en quelque sorte « obligees », elles ne procedent pas d'un choix libre etcontingent. Les ingenieurs d' etude qui travaillent dans divers projets et « par ailleurs » deci-dent d' echanger entre eux sur leurs difficultes, leurs solutions et leurs methodes constituentune communaute d'activite, mais les ingenieurs de diverses specialites qui se debattent aujour le jour dans le meme projet, dans des bureaux voisins, autour de la meme plateforme,peuvent eventuellement constituer une communaute d'enquete.Paradoxalement, I' evidence des interactions (« les ingenieurs se debattent au jour le jour

dans le meme projet, dans des bureaux voisins») rend l'existence de l' activite collective et dela communaute d'autant moins evidente. Lorsque les acteurs qui partagent une meme pra-tique dans des contextes divers se regroupent pour echanger, le fait meme qu'ils se regrou-pent et echangent rend l'activite commune evidente (c'est la raison merne de leurrassemblement et de leurs echanges) et la communaute d' activite tout aussi evidente (Ie faitqu'ils echangent est le signe meme de I'existence de la communaute), La communaute d'ac-tivite apparait comme abstraction de situations singulieres du fait meme qu' elle existe (« sinous echangeons, c'est parce qu'il y a entre nous une activite generique, et cette activitegenerique fonde notre communaute »).Dans la situation d' enquete, l' activite collective consciente et la communaute ne sont plus

des donnees evidentes. L'activite collective conjointe est un construit mediatise, abstrait, par-fois tres distant des pratiques courantes des acteurs. Que le contr6leur de gestion du projetcontribue acreer un nouveau modele automobile performant et attrayant est rien moinsqu'evident, mais par un effort de retour sur sa propre activite et les enchainements complexesqui la relient au futur modele, il peut s' en convaincre et en convaincre les autres.De meme, la notion de communaute d'enquete ne s'impose pas. Les ingenieurs de projet

sont contraints de cooperer et d' echanger par I' existence meme du projet dans lequel ils sontengages, qu'il y ait communaute d'enquete ou pas. Dans le cas d'une CdE, les acteurs coope-rent par la force des choses, et I'emergence d'une communaute et de I'activite collective cor-respondante dans les consciences ne se fera que par un effort specifique de reflexivite desacteurs, pour faire retour sur leur propre activite et construire Ie concept d'activite collectiveheterogene, avec un sens partage, dans un au-dela des realites quotidiennes. En somme, l' ac-tivite collective conjointe existe objectivement, mais pour qu'elle se transforme en enquete etdonne lieu ala constitution d'une communaute d'enquete, il doit y avoir prise de consciencereflexive des acteurs.La CdE exige done un effort particulier de reflexivite (de retour des acteurs sur l'activite)

et de cooperativite (d' ouverture de chaque acteur al' activite et ala pensee de l' autre), pourque la combinaison reflexivite + cooperativite permette de construire la communaute: « nousenquetons ensemble sur les conditions et les resultats de l'objet abstrait qu' est notre activitecollective ». La CdE correspond aun mouvement d'integration de pratiques individuellesdistinctes dans une pratique collective coordonnee, beterogene, qui donne son sens acha-cune des pratiques individuelles. La pratique collective partagee refait son apparition, mais aun niveau mediat, comme construction abstraite. Lorsqu'une entreprise d'ingenierie decidede repenser le processus transverse de reponse aux appels d'offre, les divers acteurs concer-nes doivent prendre la mesure d'une pratique collective qui depasse chaque activite indivi-

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duelle mais lui confere son sens. La pratique collective est animee de debars, d'incompre-hens ions et de comprehensions, qui visent areproduire en permanence un accord collectif surIe sens de l'activite collective, lequel risque toujours d'etre remis en cause par l'evolution dessituations.La CdE est done traversee d'une tension permanente entre les multiples grilles interpreta-

tives des acteurs et leurs referentiels propres, et la necessite de construire de maniere coope-rative un referentiel de sens collectif. Atravers la CdE, il y a en quelque sorte un transfert dusens, du niveau de l'activite individuelle, naguere sous-tendue par un systeme de valeurs pro-fessionnel cloisonnant chaque acteur dans son « patriotisme » et sa fierte de metier, vers Ieniveau d'une activite collective conjointe, qui trouve son sens aun niveau plus global. Parexemple, dans un processus de service au client, Ies activites de service d'appui (back office)d'une compagnie d'assurance trouvent principalement leur sens, non dans l'exercice d'unmetier, mais dans la reponse au besoin d'un client, meme si les agents du back office ne ren-contrent jamais Ie client. Cette construction du sens exige la construction communautaire del' activite collective conjointe que constitue Ie processus de service au client.

IVA.Quelques caracteristiques des communautes d'enquete

La CdE prend souvent la forme d'une narration collective, de la construction collectived'un recit, Elle peut ressembler, dans certaines de ses phases d'existence, lorsque la cohe-rence d'ensemble semble un eldorado inaccessible, aune cacophonie, mais la CdE ne peut selegitimer et perenniser son existence que si elle parvient aconstruire un recit explicatif de lasituation qui soit de nature aconvaincre ses propres membres ainsi que les acteurs externesd'un certain niveau de coherence et de credibilite. En produisant ce recit, la CdE se produitelle-meme aux yeux du monde.Encore plus que les cornmunautes d'activite, la CdE obeit au modele de l'apprentissage

par la pratique (« learning in doing»), car I' action est l' enquete, la pratique rnerne de la com-munaute: il ne s' agit pas d' echangerapropos de pratiques qui se situent ailleurs, mais apro-pos de pratiques ici et maintenant, il s'agit de pratiquer l'enquete sur fa pratique collective.Par exemple, dans un groupe de projet, les echanges visent directement afaire avancer leprojet, et ils doivent, acette fin, assurer une certaine prise de recul sur l'activite specifique dechacun, pour construire et reconstruire en permanence l'activite collective conjointe qui ras-semble les membres de la communaute.La CdE est done un collectif engage dans une activite conjointe et qui doit faire retour sur

cette activite. Cette reflexivite exige la cooperativite (assembler les pieces du puzzle), sanslaquelle les acteurs sont incapables de faire sens de la situation. Mais reciproquement, coope-rer exige de chacun une prise de recul sur sa propre activite particuliere, pour emprunter Iepoint de vue de l' activite collective conjointe: cooperativite et reflexivite sont etroitementassociees [23].La CdE repose sur une distribution de roles qui n'est pas figee et dont la transformation

peut etre l'un des resultats de l'enquete, L'activite d'enquete est mediatisee par toutes sortesd'instruments, qui assoient I'intelligibilite collective mutuelle et la communication avec I'ex-terieur, Les instruments remplissent une fonction de signes, supports d'interpretation et deconstruction du sens, ala maniere d'un langage. lIs assurent la continuite et les ruptures de

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sens dans Ie temps (consolidation d'habitudes d'action, mise en evidence d'ecarts et de dis-sonances) et la mise adistance du contexte d'action imrnediat par un effort d'abstractionsemiotique. Le PERT, par exemple, fournit une image du deroulement du projet dans Ie temps,qui permet aux acteurs du projet d' en parler, meme si sa « verite» comme reproduction desoperations reelles est fortement contestable.L'heterogeneite des connaissances et des langages est une source de difficultes pour agir

ensemble. Mais la necessite de construire une intelligibilite mutuelle entre acteurs d'une alte-rite radicale (metiers, cultures professionnelles et contraintes techniques differents) entraineune stimulation abductive (mise en doute, mise en enigrne des schemas interpretatifs exis-tants). Le regard de l 'autre impose achacun une prise de recul et contribue a l'effort dereflexivite. Chaque acteur membre de la communaute d'enquete est conduit asinterrogersur sa propre activite avec Ie regard du partenaire. L'enjeu lie ala mise en place de comrnu-nautes d' enquete est done considerable: il s' agit de faire emerger un acteur collectif coope-ratif qui puisse s'emparer de la reflexion sur I'activite collective aun niveau superieurd' abstraction. Le fonctionnement en communaute d' enquete ne va jamais de soi. L'exposi-tion al'alterite peut induire des comportements defensifs de repli sur la sphere familiere etexacerber les oppositions, les intolerances et les incomprehensions, La pratique de l' enqueteexige des conditions de type cognitif (existence de langages communs, par exemple), maisaussi de type politique (equilibre des pouvoirs) et ethique : la communaute d' enquete ren-voie aun systeme de valeurs (ouverture au point de vue de I'autre, respect de I'alterite,volonte de cooperation, honnetete dans la communication et Ie debat) qui dessine une sorted'ethique democratique sur laquelle Dewey met l'accent de maniere repetee [21].

IV.S. Les formes concretes de communautes d'enquete dans les organisations

Les communautes d'enquete dans les organisations peuvent apparaitre sous diversesformes, mais elles sont toujours liees a la creation et l'acquisition de connaissances nou-velles, dans un contexte d'incertitude sur l'evolution future des pratiques et des grilles d'in-terpretation. Ces situations se caracterisent en effet par la necessite de mobiliser des savoirset des competences heterogenes et done une forme de complexite ouverte: aucun acteur nepossede l'omniscience necessaire pour conceptualiser et maitriser les modes d'articulation deces savoirs multiples; de ce fait, la palette des possibles semble virtuellement infinie et lesresultats aattendre ne sont pas definis par avance. II faut construire un recit, mais la nature dece recit peut s'averer ex post tout afait surprenante. Dans son fonctionnement, la commu-naute d'enquete se focalise done sur Ie « comment », sur la methode d'enquete et sur lamethode de validation, plutot que sur un objectif predefini, a priori inaccessible.Les groupes de projet, destines par exemple adevelopper un nouveau produit ou un nou-

veau systeme d'information, s'ils parviennent afonctionner de maniere vraiment collective,repondent bien acette definition [24]. C' est aussi Ie cas des groupes de resolution de pro-blemes qui se mettent en place, de maniere forrnalisee au spontanee, ades titres divers. Imai[25] analyse Ie role et Ie fonctionnement des petits groupes interdisciplinaires de resolutionde problemes de qualite dans les entreprises japonaises, dits « groupes JK », proches de ladefinition que nous avons proposee des communautes d' enquete. On trouvera Ie merne genrede communautes dans certains problernes complexes de maintenance (diagnostic complexe),

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par exemple dans la maintenance « bout about» de reseaux de telecommunications faisantappel ades technologies et des protocoles multiples, difficile amaitriser si des communautesd'enquete heterogenes ne se mettent pas en place. Les entreprises tentent souvent d'assurerune meilleure maitrise des processus les plus complexes et les plus transversaux en favorisantl'emergence de groupes plurifonctionnels de processus [26, 27, 28]. Ces groupes depassentgeneralement la logique de resolution de problemes pour prendre en charge une mission plusambitieuse d'innovation organisationnelle: imaginer et tester de nouvelles formes de coope-ration, redistribuer les roles dans le processus, ce qui peut aboutir areinventer les metiers. Unexemple est foumi par les secteurs industriels qui se tertiarisent et repensent leurs processusde production comme processus de service.

V. CONCLUSION

En conclusion, la formation de communautes est un enjeu essentiel pour faire emerger demaniere explicite, raisonnee, discutable et transformable, l'activite collective qu' autrementles acteurs disperses et isoles subissent comme une serie de contraintes. C' est notammentvrai des activites collectives heterogenes, « conjointes », plus abstraites et moins accessiblesque les pratiques partagees. L'eclosion de communautes d'enquete, qui ne peut etre decreteemais qui peut etre favorisee, fait passer le collectif engage dans une activite collectiveconjointe d'une existence objective « en soi », imposee de facto par les necessites operation-nelles de coordination et par I'architecture d'outils tels que SAp, aune existence deliberee«pour soi », sous la forme d'une communaute d'enquete qui se saisit des enjeux operation-nels et des pistes de transformation. Ce passage est sans doute la cle d'une prise en mains deleur destin par les acteurs et d'une conduite reussie de I'innovation organisationnelle.

Manuscrit recu le 28 decembre 2005Accepte Ie 29 mai 2006

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