communio - 19801

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  • 7/25/2019 communio - 19801

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    Comit de rdaction en franais :Jean-Robert. Armogathe *, Guy Bedouelle,o.p. (Fribourg) *, Franoise et Rmi Brague *,Claude Bruaire *, Georges Chantraine, s.j.(Namur) *, Eugenio Correco (Fribourg), OlivierCosta de Beauregard, Michel Costantini(Tours), Georges Cott ier, o.p. (Genve),Claude Dagens (Bordeaux), Marie-Jos etJean Duchesne *, Nicole et Loc Gauttier,Jean Ladrire (Louvain), Marie-Joseph LeGuillou, o.p., Marguerite Lna, s.f.x., Corinneet Jean-Luc Marion *, Jean Mesnard, JeanMouton, Jean-Guy Pag (Montral), MichelSales, s.j., Robert Toussaint *, Jacquelined'Ussel, s.f.x.*.

    ( Membres du Bureau.

    En collaboration avec :

    ALLEMAND : Internationale kathol ische Zei tschri ft,Communio Verlag (D 5000 Kln 50, Moselstrasse 34, R.F.A.) Hans-Urs von Balthasar (Suisse), AlbertGtirres, Franz Greiner,Karl Lehmann, Hans Maier, cardinal Joseph Ratzinger, OttoB. Roegele.

    AMRICAIN : International Catholic Review Communio(Gonzaga University, Spokane, Wash. 99258, U.S.A.) KennethBaker, s.j., Andre Emery, William J. Hill, o.p., James Hitchcock,Clifford G. Kossel, s.j., Val J. Peter, David L. Schindler, Kenneth LSchmitz (Canada), John R. Sheets, s.j., John H. Wright, s.j.

    CROATE : Svosci Communio (Krscanska Sadasnjost d.,YU 41000 Zagreb, Marulicev trg. 14, Yougoslavie) StipeBagaric, Vjekoslav Bajsic, Tomislav Ivancic, Adalbert Rebic,Tomislav Sagi-Bunic, Josip Turcinovic.

    ESPAGNOL : Revista catolica internacional Communio(Ediciones Encuentro, Urumea 8, Madrid 2, Espagne) Antonio

    Andr s, Rica rdo Bla zqu ez, Igr mcio Cama cho , Carl os Diaz ,Javier Elzo, Flix Garcia Moriyon, Patricio Herraez, Juan-Maria Laboa, Juan Martin Velasco, Alfonso Perez de Laborda,Juan Ruiz de la Pena.

    ITALIEN : Strumento internazionale per un lavoro teolo-gico Communio (Cooperativa Edizioni Jaca Book, Via AurelioSaffi 19, 120123 Milano) Sante Bagnoli, Gianfranco Dal-masso, Antonio Dell'Asta, Elio Guerriero, Antonio M. Sicari.

    NERLANDAIS : International kathol iek Ti jdschri ftCommunio (Hoogstraat 41, B 9000 Gent, Belgique) Jan

    Ambaum (NLI, Jan De Kok, o.f.m. (NLI, George s De Schrij ver,s.j. IBI, Jos F. Lescrauwaet (NL), Klara Rogiers IBI, JacquesSchepens IBI, Peter Schmidt IBI, Alexander Van der Does deWillebois (NL), Herman P. Vonhbgen (NLI, Jan-Hendrik Walgrave,o.p. IBI, Grard Wilkens, s.). (NL).

    POLONAIS : Edition enprparation.

    La Revue catholique internatio-nale COMMUNIO est publ ie s ixfois par an en franais par Com-munio , association dclare butnon lucratif (loi de 1901). Prsident-directeur de la publication : JeanDuchesne. Directeur de la rdaction :Claude Bruaire. Rdacteur en chef :Jean-Luc Marion ; adjoint : RmiBrague. Secrtaire de rdaction :Franoise de Bemis ; coordination :Marguerite Lna.

    Rdaction, administration etabonnements (Mme S. Gaudefroy) :au s ige de l 'associat ion (28, rued'Auteuil, F 75016 Paris, tl. : (1)527.46.27. C.C.P. Communio ,18 676 23 F Paris).

    Maisons et librairies o Commu-nio est disponible : voir page 51.

    Conditions d'abonnement : voirpage 95; bul let in d 'abonnement ,page 96.

    Le numro : 18 FF (ou 20 FF enexpdition franco).

    Une revue n'est vivanteque si elle mcontente

    chaque fo isun bon cinquime

    de ses abonns.La justice

    consiste seulement ce que ce ne soient pas

    toujours les mmesqui soient

    dans le cinquime.Au t r em e n t ,je veux dire

    quand on s'applique

    ne mcontenterpe rso nn e,on tombe

    dans le systmede ces normes revues

    qui perdent des millions,ou en gagnent,

    pour ne r ien dir e,ou plutt ne rien dire.

    Charles PGUY, L'Argent,OEuvres en prose, tome Z

    Pliade, p. 1136-1137.

    Ce ne sont pas les clo usq u i o n t m i s

    le Christ sur la Croix ;c 'es t l 'Amour

    Sainte Catherine de Sienne.

    TOME IV (1980) - n 1 (janvier-fvrier)LA PASSIONLe numro : 18 FF

    Claude BRUAIREpage 2 .......................................................................... Crucifi pour nous

    Pro blma tiq ue ______________________________________________

    Jozef DE KESELpage 4 ...................................... La Cro ix Christ : le noyau irrductible de la foiMartin HENGELpage 13 .................................................................... La folie du Fils crucifi

    Gustave MARTELET, s.j.page 22 ............................ L'Agneau prdestin avant la fondation du monde Ysabel de ANDIA

    page 32 ...................................... La passion du Verbe et la compassion de DieuRicardo BIAZQUEZpage 41 ........................ ................................... Pour nous, Dieu a livr son FilsHans-Urs von BALTHASARpage 52 ................ Crucifixus etiam pro nobis :le mystre de la substitution

    Intgr ati on __________________________________________________

    Xavier TILLIETTE, s.j.page 63 ...................................... .............. Philosophie et thologie de la CroixYves SJOBERGpage 70 ................................................................. L'image du Christ en Croix

    Attestations ___________________________________________

    Jacek SALIJ, o.p.

    page 74 ............................. La Mre de Dieu au pied de la Croix, type l'EgliseJean-Marie DUBOIS de MONTREYNAUDpage 80 ....................................... ..................................... La mort, c'est la vie

    Joseph LESCRAUWAET, m.s.c.page 84 ............................................................................ Le signe paradoxal

    Signets _______________________________________________

    Pierre MARTIN-VALATpage 89 ....................................................................... Bible et enseignementJean MOUTONpage 94 .......... ............................ Dominique : une fidlit de toutes les saisons

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    Communio, n V, 1 - janvier-fvrier 1980 Crucifi pour nous

    Claude BRUAIRE

    Crucifi pour nous

    Ni suicide, ni sacrifice, la mort du Christ est par-dessustout la rvlation d'un amour qui ft, sinon, rest impen-sable.

    CE qui est folie pour les hommes est sagesse de Dieu... Mais folie pourquelle sagesse humaine ? Jsus, Fils de Dieu, mourant sur unecroix, voil sans doute qui ne peut tre contenu dans leslimites de la simple raison . Mais quelle raison fixe ainsi l'avance leslimites de ce qui est convenable Dieu ? Avons-nous puis les res-sources de la pense quand nous restons fixs des reprsentations figesdu divin, celles de l'impassible, de l'invulnrabilit, de l'identique et del'immobile ? N'avons-nous pas, pour toute sagesse , paresseusementassimil l'absolu de Dieu une chose morte ?

    La Croix est pierre d'achoppement, tant ainsi l'injonction dlaisserdes prjugs qui tiennent lieu de sagesse, ranimer l'interrogation etla recherche de la vrit de Dieu, renverser les interdits son absoluelibert, couter la rvlation de son secret. Car Dieu rvle ce qu'ilest, au temps mme o sa vie humaine expire.

    Mais le scandale se redouble par le plus tonnant des paradoxes. Lors-qu'un homme se voue la mort, librement, lucidement, c'est de deuxmanires : celle du sacrifice, dans l'abngation de soi pour que d'autresvivent, et celle du suicide qui enferme en sa solitude dsespre l'ultimedfi de la libert. La mort du Christ n'est d'aucune de ces deux maniresde vouloir mourir.

    Nous n'abuson s pas du mot, cependant, en parl ant du sacr ific e duChrist . Nous lui donnons, au contraire, son plein sens. Mais prcis-ment, ce sens transgresse infiniment celui du sacrifice tout humain, quilaisse place et fait vivre, mais ni n'associe ni n'exhausse la vie plnireceux pour lesquels on se sacrifie. Seul le sacrifice du Christ est doncrvlation, dans toute la mesure, infinie, o il est accomplissement, nousprodi guant l'amour du Fils, le don pur de soi l'Ori gine pater nelle : leFils est Dieu pour ne rien garder de lui-mme, de son tre engendr.Il nous faut tenter de penser en notre foi la mort du Crucifi comme lesacrement du don divin qui fait vivre divinement, ternellement, absolu-ment, le Fils de Dieu.

    C'est ce don de soi sans rserve qui est vrit de l'abngation dansl'obissance mortifiante, car il est seul accomplissement de la fidlitde tout l'tre l'initiative absolue du Pre. Ds lors, peut reprendre sens,en cette lumire de la croix, une obissance du chrtien qui soit un mani-feste de sa libert.

    Cependant, la mort de Jsus, toute volontaire, est ce qui exhausse etexalte la vie, dont le salut est alors la Promesse. C'est pourquoi le chris-tianisme contredit les contempteurs de la vie et combat le dolorismemultiforme comme la complaisance douteuse dans l'chec. Mais, dslors, la mort du Christ est tout le contraire du suicide qui dfie la vie.Si la mort peut fasciner, dans le temps o elle nous angoisse, c'est sansdoute qu'elle s'annonce comme la proprit absolue, imprenable etimpartageable de chaque personne singulire : solitude pure qui atteste

    ltimement l'Unique de chaque libert. C'est ainsi que le suicide est lecontraire exact de la mort pro nobis .

    L A mort du Christ en croix est donc rvlation de Dieu dans lastricte mesure o elle est inassimilable aux deux manires humai-nes de se donner la mort, de se donner la mort. La voie sembletroite pour viter une sagesse trop humaine, sourde la sagesse de Dieu.

    Dans ce numro de Communio, chacun s'est efforc de la suivre, avecses propres ressources. Ce ne serait pas peu si seulement nous en avionsien repr l'accs.

    Claude BRUAIRE

    Claude Bruaire, n en 1932. Mari, deux enfants. Agrg de philosophie, docteur s-lettres,rofesseur l'Universit de Paris-Sorbonne. Parmi ses publications : L'affirmation de Dieu

    (Seuil, Paris, 1964), Phil osoph ie du corp s ( ibid ., 1968), La raiso n p olit ique (Fayard,Paris, 1974), Le dro it de Dieu (Aubier, Paris, 1974), Une thique pour la mdecine(Fayard, Paris, 1978). A para ge - prochainement dans la collection a CommunioFayard :Pour la mtaphysique. Directeur de la rdaction de Communio francophone.

    Pen se z vo tr e rabon nemen t !

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    Communio, n V, 1 - janvier-fvrier 1980 La Croix, noyau irrductible de la foi

    Jozef DE KESEL

    La Croix du Christ :

    le noyau irrductible de la foi

    Pourquoi Jsus a-t-il t condamn ? Pour s'tre dit leessie, le Fils de Dieu, bien sr. Mais surtout pour avoir,

    en actes, prouv qu'il l'tait vraiment.

    "C'EST lui que vous avez fait mourir en le mettant en croix " : tel est le fait surlequel insiste Pierre au dbut des Actes. C'est un fait brutal, qui ne souffre pas deplique ni de commentaire. La mme duret se retrouve dans le Symbole des

    aptres : crucifi sous Ponce Pilate, mort et enseveli . Ce sont des

    vnements enregistrs froidement, sans rfrence la manire dont lesremiers chrtiens ont compris et interprt la mort de Jsus comme s'ilallait s'arrter sur l'aridit du fait avant de risquer toute interprtatio n. Ce rtes, la fo i

    chrtienne reconnat le Crucifi comme rvlation de la grce divine. La gloirede Dieu est sur le visage du Christ (2 Corinthiens 4, 6). Mais il y a la SainteFace , et il ne faut pas enfouir le silence du Vendredi-Saint sous les jubilations dePques. C'est ce lourd et mortel silence qu'il faut affronter, ne ft-ce qu'un

    oment, sous p eine de man quer une authent ique exprience de la joie pascale.

    Lvnemen t et so n in te rp rta ti onLes chrtiens ne sont pas seuls dire que Jsus a t condamn, crucifi et

    enseveli. Des incroyants peuvent aussi l'affirmer. Les croyants peroivent cepen-dant le fait d'une autre manire. C'est moins le fait qui importe, que son inter-

    rtation : cet vnement met en relation avec Celui qui a cr le ciel et la terre.

    Il n'empche qu'il s'agit d'un fai t bie n dt erm in. Le christianisme n'est pasne gnose, une thorie du salut, mais reste fond sur des vnements historiques.Il y a une tension dialectique entre l'humilit du fait et la sublimit de son inter-

    rtation. Et les faits peuvent rsister. Ils contestent perptuellement la vracitde leur interprtation. Or, plus qu'aucun autre, le fait de la crucifixion de Jsusorme le noyau dur et rsistant de la foi chrtienne l'instance critique devant

    laquelle comparat la premire l'interprtation chrtienne. Le Christ en croix'accuse pas seulement le monde et ses prtentions au pouvoir politique et reli -

    gieux. Bien plus encore, il pose une dure question l'glise : Mon peuple, que'ai-je donc fait ? . L'implacable ralit de la croix s'intgre mal dans un

    discours sr de son fait. Le langage chrtien doit supporter l'insupportable : le face-a-

    ace avec le Crucifi. C'est bien sr la confession de la foi en la Rsurrection quiautorise et rend mme indispensable le discours chrtien. Mais la Rsurrectionestera toujours celle d'un crucifi.

    Conting ence et humilitdu ch ristianism eDans une culture imprgne par le christianisme, la Croix apparat d'abord

    comme un symbole religieux. Elle y perd fcheusement de sa duret. Saint Paul aeau dire que la foi chrtienne est une folie (1 Corinthiens 1, 18-25), il n'y alus gure de dfi, ni dans la vie quotidienne, ni dans la vie de foi. Et la r-

    lexion thologique s'empresse de penser Jsus expirant en croix comme unedonne conceptuelle pour l'laboration d'une dogmatique dfinitive. Mais l'v-ement en lui-mme, la condamnation et la mort d'un homme, met en lumire le

    caractre contingent du christianisme. Et c'est prcisment l ce que, depuisl're du rationalisme (1), nous acceptons difficilement : nous reconnaissons-nouscomme des gens qui ont tout mis sur un homme qui a vcu il y a environ deux

    ille ans dans une partie recule du monde et qui a t obscurment et honteu-sement excut ?

    Il est salutaire pour le christianisme de redcouvrir sa contingence, queendent sans cesse gommer des lments venus de la gnose ou du doctisme. Les

    ennemis de la Croix du Christ (Philippiens 3, 18) ne sont pas tant les athesque les croyants qui, sous le pieux prtexte de mieux servir la foi, nient le scan-dale de ce que, bien prosaquement, l'vangile raconte. Mais l'humilit des faitssur lesquels est fond le christianisme ne se laisse pas si facilement civiliser .

    Car c'est Dieu lui-mme qui a choisi cette voie : Lui qui est de condition divine,il n'a pas considr comme une proie saisir d'tre gal Dieu (Philippiens2, 6). Si notre glise est actuellement en crise , et si notre position s'en trouveaffaiblie et humilie, nous devons peut-tre nous demander, en nous souvenantde la folie de la Croix, s'il n'y a pas l une occasion, voire une invitation, pouretrouver notre vritable identit.

    La Croix et la critique

    La croix n'est pas seulement exemple et modle, mais fondement et arch-type de la foi chrtienne : ce par quoi la foi chrtienne et son Seigneur se distin-guent esse nti ell ement et radi cal ement des aut res rel igions et de leurs dieux (2).Pour cette raison, aussi bien en thologie que dans la prax is de l'glise, lacritique ne pourra jamais tre ressentie comme venant purement de l'extrieur.Moltmann n'a pas tort de souligner que ce n'est pas la critique historique, mais

    ien la Croix elle-mme qui rend problmatique toute christologie propose parl'glise (3). Celui qui a proclam l'avnement du rgne de Dieu a t abandonn

    ar ce mme Dieu. Celui qui a rvl la justice de Dieu en se proclamant plusgrand que la Loi de Mose a t mis mort au nom de cette mme Loi. Celui qui a

    (1) Voir mon article Jezus Christus : historische contingentie en openbaring Gods , Internationaalkatholiek Tijdschrift Communio, 1979,1-2, p. 57-92.

    (2) Hans Kng, Mensch werdun g C otte s ( Fine Einf hrung in Hegels theol ogisc hes Denken als Prole -gomena zu einer kiinftigen Christologie), Fribourg-Bile-Vienne, 1970, p. 606.

    (3) Jrgen Moltmann, Der Gekr euzi gte Got t Was Kreu z Chri sti als Grun d und Kri tik chri stl ich erTheologie), Munich, 1972, p. 118 (tr. fr.,Le Dieu crucifi, Paris, 1973).

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    ozef De Kesel La Croix, noyau irrductible de la foi

    opr de si grands miracles est mort, priv de tout secours. Celui qui a portl'amour de Dieu aux pauvres et aux pcheurs a t compt au nombre des malfai-eurs (Marc 15, 28). Cette mort et la mort de cet homme-l met radica-

    lement en question ce que nous pensons croire. La critique que le christianismeencontre de l'extrieur n'atteindra jamais le degr de profondeur de la critique

    qu'elle s'adresse elle-mme. La Croix n'est, de par sa nature, aucunement unsymbole religieux. Elle ne renvoie pas au Temple, mais au sinistre lieu d'ex-cution en dehors de la Ville sainte non pas l'espace sacr, mais au dsertrofane.

    On a souvent soulign que les titres christologiques n'ont de sens qu'une foisappliqus Jsus. Mais ils ne dfinissent pas en eux-mmes qui est le Christ ;c'est Jsus qui dfinit en dernier ressort ce qu'ils signifient (4). Et ces titres n'ontde valeur, peut-on ajouter, qu' la mesure de leur rapport avec Jsus crucifi.Leur signification traditionnelle vole alors en clats (5). La Croix du Christ est le signe de contradiction . Parce qu'elle doit inclure la Croix, la prdication chr-ienne ne peut tre, selon les normes de ce monde, que folle et scandaleuse, voire a-eligieuse (6). Il ne faut surtout pas que les synthses dogmatiques neutralisent laorte historique concrte de la Croix, pour en faire un vnement purement

    divin, comme si ce Dieu n'tait pas tomb aux mains des hommes qui l'ont tu. Toute pense sur la Rdemption, pour ne point devenir une gnose, doit s'enra-ciner dans l'vnement singulier de la mort d'un homme (7).

    La Croix : his toir e et tholog ie (R. Bultm ann)

    La spcificit de la mort de Jsus reste insaisissable si on ne la resitue pas dansle contexte de sa vie publique antrieure, dont elle est l'explication (8). La mortde Jsus n'est pas un hasard, ni une mort naturelle . Barth a bien mis enlumire que Jsus a souffert non pas cause de quelque imperfection inhrenteau monde cr, non pas sous la contrainte d'une loi naturelle, mais d cause deshommes, cause de leur attitude son gard. L'histoire qui va de Bethlem auGolgotha est celle d'un tre abandonn, rejet et perscut par son propre entou-rage et finalement accus, condamn et crucifi (9).Le comportement de Jsusest la cause vritable de son arrestation.

    Bultmann a ni ce lien de cause effet. Ou plus exactement, il a estim impos-sible de dterminer maintenant si Jsus a bien t condamn en raison de sonaction et de sa prdication. La seule chose certaine , c'e st qu' il a t crucifi parles Romains et a donc subi la mort des condamns politiques (10). Mais il navait

    (4)E. Schillebeecks, Jezus, het verhaal van een levende, Bloemendaal, 1974, p 40 ; voir aussi A. Schilsonet W. Kasper, Christologie im Prsens (Kritische Sichtung neuer Entwrfe), Fribourg-Bile-Vienne,1974, p. 11.

    (5)Cf. Moltmann, op. cit.,p. 83.(6)Cf.Ibid. , p. 34 -44, o M oltm ann pa rle de la cr oix non- reli gieuse dans l'gl ise ; c f. S tanis lasBreton, Christianisme, mysticisme, marxisme , Culture et foi, Paris, 1979, p. 15.

    (7)Christian Duquoc, Christologie (Essai dogmatique), tome H :Le Messie, Paris, 1972, p. 20.

    (8)Cf. J. Gnilka, Wie urteilte Jesus ber seinen Tod ? , dans Der T od Je su (D eutun gen i m Ne uenTestament), Quaestiones Disputatae 74, Fribourg-Bale-Vienne, 1976, p. 13.

    (9)Karl Barth,Esquisse d'une dogmatique, Foi Vivante 80, Paris-Neuchtel, 1968, p. 166-167.

    (10)Rudolf Bultmann,Das Verhl tnis der u rchris tlic hen C hrist usbots chaft zum h istor ische n Jes us,Heidelberg, 1965 (4e d.), p. 12. Voir Glauben und Verstehen, IV, Tubingue, 1967 (4e d.), p. 8.

    'avait pas d'ambitions politiques. Bultmann pense donc que l'arrestation et lacondamnation de Jsus rsultent d'un malentendu. Sa mort n'est alors plusqu'un hasard parfaitement absurde.Le thologien Bultmann se tire de cette impasse dcevante o s'enferme

    l'historien, en assurant que les circonstances de la mort de Jsus n'ont aucunintrt thologique. C'est un principe que Bultmann applique d'ailleurs toutela vie de Jsus : Je pense, il est vrai, que nous ne pouvons pratiquement riensavoi r de la vie et de la personnalit d e J sus (11). Bultmann n'est en fait pasaussi sceptique qu'il veut le paratre, et son scepticisme se fonde sur des motiva-

    ions thologiques bien plus que sur des conclusions strictement historiques(12). Il veut sparer radicalement l'histoire de la thologie. D'aprs lui, ce qu'estJsus pour le croyant n'a rien voir avec ce que l'histoire peut lui dire de Jsus.Ce qui importe alors, ce n'est pas que la Croix soit un fait historique constatable,

    ais qu'elle soit considre comme un lment dcisif du salut. Le croyant selonBultmann ne peroit pas dans la Croix la destine d'un homme, mais l'actionsalvatrice de Dieu. Ce n'est plus l'histoire, domaine de la contingence par excel-lence, mais l'interrogation existentielle de l'homme sur lui-mme qui rend intelli-gible tout discours sur Dieu. Existentiel signifie ici absence totale de touteobjectivation, et se rapporte l'exprience immdiate et rigoureusement person-

    elle d'un sujet qui interprte une situation qui le concerne (13). En consquence,ce qu'a pu signifier la Croix pour Jsus lui-mme n'a pas d'intrt dcisif. Valeursalvatrice et ralit historique se sparent : La mort du Christ, comme saRsur rect ion, sont dsormais des donnes dogma tiques ; le sens im porte da van-tage que ce qui est advenu (14).

    Pau l et Jsus

    Cette interprtation de la Croix ne doit pas nous surprendre : beaucoup dechrtiens sont sans doute bultmanniens sans le savoir. Mais Bultmann assureemprunter sa thologie directement saint Paul, pour qui il semble effectivementque la vie de Jsus ne contienne pas d'autre vnement dcisif que sa mort et saRsurrection. Parmi les disciples de Bultmann, c'est probablement Conzelmannqui est le plus tranchant : Paul.. . ne s'intresse pas la vie de Jsus... Cela n'est

    as de l'ignorance, mais correspond un programme thologique consciemmentarrt (15).Conzelmann se rfre 2 Corinthiens 5, 16 : Mme si nous avonsconnu le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus ainsi prsent .R. Pesch a cependant montr que le Christ selon la chair ne dsigne pas leJsus de l'histoire par opposition au Christ de la foi, mais le Christ mconnu parles incroyants (16). L'interprtation de Conzelmann suppose une problmatique

    otalement trangre au Nouveau Testament.(11) Jsus et son enseignement , dans Jsus : mythologie et dmythologisation, Paris, 1968, p. 35.

    (12) Cf. R. Slenczka, Geschichtlichkeit und Personsein Jesu Christi (Studien zur christologischen Pro-blematik der historischen Jesusfrage), Gottingen, 1967, p. 43.

    (13) Cf. Bultmann, Die Bedeutung des geschichtlichen Jesus fur die Theologie des Paulus , dansGlauben und Verstehen, I, Tubingue, 1972 (7e d.), p. 208.(14) Duquoc, op. cit., p. 20.

    (15) H. Conzelmann, Jesus von Nazareth und der Glaube an den Auferstandenen , dans H. Ristowet K. Matthias, d., Der historische Jesus und der kerygmatische Christus, Berlin, 1960, p. 189.(16) R. Pesch, Christus dem Fleische nach kennen (2 Kor. 5, 16) ? Zur theologischen Bedeutung derFrage nach dem historischen Jesus , dans R. Pesch et H. A. Zwergel, Kont inuit dt i n Jes us, Fribourg-Bale-Vienne, 1974, p. 27.

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    Jozef De Kesel La Croix, noyau irrductible de la foi

    Dire que Paul ne s'intresse pas aux actes publics de Jsus relve plus d'unarti-pris thologique que de l'analyse historique. Certes, Paul ne se veut pasistorien, comme par exemple Luc. Mais il serait exagr de dire qu'il ne sefre jamais aux paroles et aux actes de Jsus (17). Il y a mme un remarquable

    accord entre ce que dit Paul de la justification par la seule grce et la maniredont les vanglistes rapportent que Jsus libre et pardonne les pcheurs et lesexclus qu'il frquente (18). Il est vrai que Paul se concentre essentiellement surle comportement et les sentiments de Jsus pendant sa Passion (cf. l'hymne dePhi lippi ens 2) . Cependant, il est trop rapide d'en conclure que Paul dpasse

    compltement le Jsus terrestre pour ne s'intresser qu'au Christ prexistant.Car si Paul met l'accent sur la mort de Jsus comme un esclave , c'est bien

    our souligner, tout autant que sa divinit, le ralisme de l'Incarnation, le scandale et la folie d'un Dieu crucifi. Paul voit lui aussi le Jsus t erres-tre comme l'Homme rejet par son peuple et c'est l un aspect qu'il est impos-sible d'liminer (19).Impo rtanc e du motif tholog ique d e la cond amn ation d e Jsus

    La position de Bultmann, sceptique sur la possibilit de connatre le Jsus del'histoire et formel sur l'inintrt de cette question en thologie, n'est plus dfen-dable aujourd'hui. L'exgse s'est justement attache rechercher commentJsus avait pu lui-mme se comprendre dans sa condamnation et sa mort (20).La raison en est simple : toute affirmation du Seigneur ressuscit doit ncessai-ement rester en relation avec sa vie et sa mort (21), et l'histoire relle est le seul

    lieu o la rvlation divine devienne intelligible et salvatrice.Il ne s'ensuit pourtant pas que la thologie doive se rduire l'histoire : les

    affirmations de foi contiennent toujours plus que ce qui peut tre atteint dans laconnaissance historique. Mais la vie et la mort de Jsus appartiennent aussi lachristologie, parce qu'elles dterminent l'identit de Jsus (22).

    Pourquoi les grands-prtres, les scribes et les anciens ont-ils livr Jsus auxRomains ? C'est un problme historique, mais dont la rponse ne peut que mieuxaire comprendre qui est Jsus et renvoie donc la christologie. Cette question'intresse pas seulement la spculation thologique, car elle concerne aussi tous

    les croyants, exposs aux dangers du doctisme et du monophysisme.Les exgtes reconnaissent actuellement un lien troit entre ce qu'a fait et dit

    Jsus et sa mort en croix. J. Roloff a montr que les rcits vangliques sur Jsus

    (17)Cf. ibid., p. 28-3 0 ; et aussi : H. Wenz, Der kerygmatisierte historische Jesus im Kerygma ,

    Theologische Zeitschrift 20 (1964), p. 30-32 ; W. Trilling, Die Wahrheit von Jesus-Worten in derInterpretation neutestamentlicher Autoren ,Kerygma und Dogma 23 (1977), p. 99-102.(18)Cf. G. Bornkamm,Paulus, Urban-Taschenbacher 119, Stuttgart,1970 (2e d.), p. 242.

    (19)E. Schillebeecks, Ons hell : Jezus' leven of Christus de verrezene ? , Tijdschrift voor Theologie13 (1973), p. 159, note 19.

    (20)Cf. Heinz Schrmann, Wie hat Jesus seinen Tod bestanden und verstanden ? (Eine methoden-kritische Besinnung) , dans Jesu-ur eigener Tod, Fribourg-Bale-Vienne, 1975, p. 16-65 (tr. fr., Com-ment Jsus a-t-il vcu sa mort 7, Paris, 1977).(21) Cf. Moltmann, op. cit.,p. 106.

    (22)C'est pour ce motif que nous continuons de nous poser des questions au sujet de tout ce que KarlRahner, malgr toutes les prcautions dont il s'entoure, a crit sur ce sujet (par exemple Bemerkun-gen zur Bedeutung der Geschichte Jesu far die katholische Dogmatik , Schrifien zur Theologie, X, Zrich-Einsiedeln-Cologne, 1972, p. 224).

    avaient prcisment pour but de faire comprendre son cheminement vers la Croix(23). Sans qu'il soit question de rtablir une biographie de Jsus en termes

    odernes, il est clair que la rsultante d e ses paroles et de ses actes appelait enquelque sorte une condamnation. Devant la Loi, son attitude tait la fois pluslibre et plus radicale que celle des scribes et des Pharisiens. Au sujet du Templeet de sa signification, Jsus avait nettement d'autres ides que les Sadducens.Et surtout, la conscience eschatologique qu'il avait de lui-mme devait invita-

    lement le mettre en conflit avec tous ceux qui dtenaient alors le pouvoir reli-gieux.

    Le motif juridiqu e et la vraie raisonde la con damn ation de Jsus

    Il serait pourtant difficile d'noncer de manire claire et simple le motif del'excution de Jsus. Sur le procs mme, la lumire est loin d'tre faite. Le titrede Messie , que Jsus a revendiqu (Marc 14, 61-62), ne semble pas avoir suffi

    our que le Sanhdrin l'accuse de blasphme (24). F. Refoul a peut -tre raisonde dire : Sans doute ne saura-t-on jamais exactement " ce qui s'est passrellement " ni l'objet prcis de l'interrogatoire (25).

    Mais il faut ici distinguer entre la revendication de ce titre de Messie et leotif vritable de la condamnation. Mme si le droulement concret et l'aspect

    uridique du procs de Jsus nous chappent, il est possible de voir, pensons-ous, le vritable motif de la condamnation dans le conflit avec la Loi et la reli-

    gion officielle et dans la ralit eschatologique nouvelle que Jsus incarnait

    ace au judasme de son temps. Il n'est pas exclu que les membres du Sanhdrin'aient pas t unanimes sur les attendus du jugement tout en tant tous

    d'accord pour condamner (26). Il faut donc se garder de rduire la recherche duotif rel de la sentence celle des chefs d'accusation finalement retenus. Le

    Sanhdrin a t finalement embarrass (Marc 14, 55-59) dans sa qute de pr-extes pour une condamnation pralablement dcide.

    La conclusion qui s'impose ici est qu'il ne faudrait pas traiter du procs deJsus en ignorant ses actes et ses paroles antrieurs. La question du motif de lacondamnation ne se laisse pas rduire la rponse de Jsus au grand-prtre quilui demande s'il est bien le Messie . Le motif juridique est clair, mais le

    roblme reste entier. Car il est vident que Jsus est condamn moins pour cequ'il dit que parce que c'est lui qui le dit. L'aveu de Jsus devant le Sanhdrindoit tre charg de tout ce que les juges savent que Jsus a dit et fait : il remettaiten cause les fondements mmes de la foi juive en s'en prenant la Loi et en

    ouleversant les ides reues sur Dieu mme. Le conflit entre Jsus et les autori-s juives ne se ramne pas l'affrontement qui a lieu au cours du procs. Auond, ce n'est pas pour s'tre dit le Messie , le Fils de Dieu , le Christ que

    Jsus est livr aux Romains, mais pour avoir montr dans ses actes et ses parolesqu'il tait vraiment ce qu'il disait. Pour l'aristocratie sacerdotale, c'tait un(23) J. Roloff, Das Kerygma und der irdische Jesus (Historisches Motive in den Jesus Erzdhlungender Evangelien), Gottingen, 1970, p. 85 et 98 (concernant l'attitude prise par Jsus au sujet du sabbat etdu Temple).

    (24)Cf. S. Lgasse, Jsus devant le Sanhdrin (Recherche sur les traditions vangliques) , Revuethologique de Louvain 1974, 5, p. 176-7.

    (25) F. Refoul, Jsus dans la culture contemporaine ,Les quatre fleuves 4, Paris, 1975, p. 21.

    (26) Cf. E. Schillebeecks,Jezus, het verdaal van een levende,p. 256-261.

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    Jozef De Kesel La Croix, noyau irrductible de la foi

    ersonnage dangereux, surveiller de prs (27). C'est ce qui s'avre dterminant.Les recherches exgtiques et les tudes d'histoire religieuse sur les titres messia-

    iques expliquent bien pourquoi la revendication de Jsus a fourni au Sanhdrinn motif suffisant, en mme temps qu'elles fondent la christologie. Mais lahologie ne doit pas constituer un moyen d'esquiver la contingence et le choc de

    la mort de Jsus.

    Un conflit qui n'est pas de pure thorieDans la mme ligne, on peut affirmer que le conflit qui oppose Jsus aux

    grands-prtres, scribes et anciens n'est pas purement thorique. Jsus n'aas t condamn en effet pour avoir prch une nouvelle conception de Dieu.

    Ch. Duquoc le dit trs bien : Les adversai res de Jsus... n'on t j amais imaginque Dieu ne ft pas bon, ni qu'il ne ft pas misricordieux, ni qu'il ne ft paslibre. Si l'on s'en tient aux qualits attribues Dieu, le dbat est sans objet.

    ais si l'on abandonne la thorie pour dfinir le rle que, d'une part, scribes etPha risi ens fon t jou er Die u, et, d'a utr e par t, cel ui que Js us lui rec onn at ,l'opposition prend naissance. Dans le combat de Jsus, il s'agit de Dieu, il n'est

    as question d'une autre doctrine sur Dieu. Ceci exige de considrer commebase de toute interprtation des dires et des paraboles, l'action de Jsus, car c'esten elle qu'apparat un autre rle social de Dieu. Le dbat entre Jsus et ses oppo-sants porte, mon avis, sur la manire dont on implique Dieu dans les affaireshumaines (28).

    Ce n'est pas pour avoir parl en termes gnraux de l'amour infiniment misri-

    cordieux de Dieu que Jsus s'est attir des opposants, mais en pardonnant descheurs bien prcis. Le Royaume qu'il proclame et la connaissance du Dieuqu'il prche sont indissociablement unis ses actes et sa conduite : Qui me

    oit, voit le Pre (Jean 14, 9). Par-del les discussions thoriques, des intrtsrs concrets sont engags. C'est bien pourquoi le conflit ne devient mortel pour

    Jsus que lorsqu'il affronte ceux qui dfendent en principe les mmes intrtseligieux. Jusque l, en Galile, les controverses taient restes au niveau des

    dbats thologiques avec des partisans d'autres doctrines. Cette fois, la confron-ation avec les autorits officielles du Temple de Jrusalem aboutit la mort sur

    le Calvaire (29).

    Une interprtation religieuse et non politiqueNous avons vu que la quest ion de la mort de Jsus ne peut tre trai te spar-ent ni de manire thologique, sous peine d'enlever la Croix toute sa force

    critique. Le mme affaiblissement rsulterait d'une interprtation purementolitique. Ici encore, il faut distinguer le prtexte juridique retenu du vritableotif de l'excution.Il est avr que la sentence dfinitive condamnant Jsus a t porte par le

    rocurateur romain : Pilate a condamn Jsus comme a Roi des Juifs (30),

    (27)Cf. K. Schubert,Jsus d la l umire du j udasme du p remier sicle, Lectio divine 84, Paris, 1974,p. 135-167.(28)Christian Duquoc,Dieu diffrent (Essai sur la symbolique trinitaire), Paris, 1977, p. 47.(29)Cf. Schubert, op. cit.,p. 151.

    (30)Etranger, Pilate nomme Jsus Roi des Juifs alors que les grands-prtres et les scribes disent Roi d'Isral lorsqu'ils reprennent sur un ton ironique (Marc 15, 32). Cf. F. Hahn, Christologische..Hoheitstitel (Ihre Geschichte im frhen Christentum), 1966 (3e d.), p. 178.

    arce que ses prtentions messianiques le rendaient politiquement suspect etdangereux. Les agissements de Jsus avaient dclench une sorte de x mouve-

    ent populaire , qui n'avait pas de caractre a rvolutionnaire (31), mais'tait pas dnu de signification politique (cf. Luc 23, 2). Nanmoins, Pilate

    est un tranger, et Jsus ne lui est pas apparu si subversif qu'il dt tre imm-diatement supprim. En fait, les autorits juives ont profit du mouvement

    opulaire issu de la prdication de Jsus et de son intervention dans le Templeour l'accuser auprs des Romains d'tre un agitateur politique (32).Pilate a

    donc t forc de condamner Jsus. supposer mme que le grand-prtre ne

    l'ait pas livr, Jsus serait tout de mme demeur, du point de vue des Romains,n perturbateur et un danger public, en raison de son conflit avec l'aristocratie

    sacerdotale. Ce n'est pas Pilate qui porte la vraie sentence, mais le grand-prtre,dans son diffrend avec Jsus.

    Il faut donc admettre que Jsus a t explicitement condamn pour des raisonseligieuses. La sentence politique prononce par Pilate peut, la rigueur, tre

    avec Bultmann considre comme le fruit d'un malentendu. Mais pas celle desgrands-prtres, qui avaient fort bien compris l'enjeu. Ce n'est pas cause d'ides

    ouvelles sur la morale ou la socit que Jsus a t condamn, mais cause deCelui qu'Il nommait son Pre (33). (Cela ne veut videmment pas dire que lesgestes et l'enseignement de Jsus n'aient aucun impact sur le comportement

    oral et la vie sociale, bien au contraire).

    JSUS invoquait l'autorit de Dieu pour justifier ses actes, sa prdication et tout cequ'il tait. En revendiquant cette relation trs profonde et trs particulire avec son Pre , il s'aventurait dangereusement dans le camp de ceux qui se rclamentde Dieu pour se justifier eux-mmes. De plus, il ne s'agissait pas se ulement d edtails d'interprtation des critures, mais de l'essence mme de la religion etd'une mise en cause de Dieu lui-mme. Pour cette raison, le cri de Jsus en croixdevient une question ouverte adresse son Pre (34).Au scandale de tousceux qui se glorifiaient d'un rle religieux important, il avait marqu une

    ette prdilection pour les pauvres en esprit ; il avait fait asseoir auxremires places du festin nuptial du Royaume les pcheurs et les publicains ;

    tous les ouvriers de la vigne, mme ceux de la onzime heure, il donnait leme salaire ; et tous les fils cadets bnficiaient de sa munificence royale. Il

    avait parl et agi de la sorte en affirmant queDieu est ainsi.La condamnation de cet homme par la plus haute instance religieuse, jugeant

    au nom de Dieu mme des choses religieuses, tait ds lors aussi la condamna-ion de tout ce que cet homme avait fait et dit, de tout ce qu'il a rvl de Dieu.Historiquement, la Croix est la preuve de ce que Jsus a t jug avoir eu tort.

    (31)Cf. Oscar Cullmann, Jsus et les rvolu tionn aires de s on temps , Paris-Neuchtel, 1971 ; MartinHengel, War Jesus Revolutionr ?, Calwer Hefte 110 , Stuttgart, 1970. Notons que Jsus s'loigned'autant plus des zlotes au messianisme politique que ces derniers n'taient pas dans tous les domainesdes agents critiques de libration et surtout pas dans le domaine religieux.(32)F. Hahn, op. cit.,p. 176.

    (33)Cf. Duquoc, op. cit.,p. 57.

    (34)Mgr Bakole Wa Illunga, Chemins de libration, Kananga, 1978, p. 174.

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    La Croix , noyau irrductible de la fo i Communio, n V, 1 - janvier fvrier 1980

    Et malgr cela, la foi chrtienne, qui se fonde sur la Rsurrection, n'est riend'autre qu'une protestation contre cette vidence. Celui qui peut lgitimement

    asser pour un rprouv cause de certaines de ses attitudes et opinions reli-gieuses est pour nous, chrtiens, la rvlation acheve de la grce infinie de Dieu.

    Cette foi ne donne lieu aucune idologie ni aucun systme nouveaux. Jamaisla foi que Jsus est bien celui qu'il dit et que ses actes prouvent qu'il est vraiment,

    e peut devenir son tour une puissance religieuse . Seuls les pauvres en espritet les humbles de cur peuvent croire le Crucifi.

    Jozef DE KESEL(traduit du nerlandais par Georges Neefs et adapt)

    Jozef De Kesel, n en 1947. Prtre en 1972. Doctorat en thologie sur Bultmann en 1977, a Grgorienne. Enseigne dans un collge et dans un centre de formation thologique Gand.

    Offrez un bonnement de p rr in ge Communio

    Martin HENGEL

    La folie

    du Fils crucifiQue la Croix ait t d'abord l'vocation humiliante d'un

    ait atroce et rpugnant, c'est ce que montrent les ractionsdes premiers tmoins paens et chrtiens. Et c'est ce faitqui disqualifie toutes les tentatives pour rendre la croix anodine,voire acceptable *.

    EN 1 Corinthiens 1, 18, Paul dclare que, aux yeux de ceux qui se

    perdent , le langage de la cro ix est folie ; et il se fait plusinsistant encore lorsque, au verset 23, il dit que le Christ crucifiest scandale pour les Juifs et folie pour les paens. Le mot grecmria qu'il utilise ici ne vise pas une dficience purement intellectuelle,ni un manque de sagesse transcendentale. Il y a quelque chose de plus.Justin nous met sur la bonne voie lorsque, pour dcrire le scandale queprovoqua le message chrtien dans le monde ancien, il parle de dmence(mania) etvoit la cause de ce reproche dans la foi des chrtiens, quiattribuaient un rang divin Jsus crucifi et voyaient en lui la source dusalut : Ils disent que notre dmence consiste placer un homme crucifi la seconde place, aprs le Dieu immuable et ternel, le Dieu crateurdu monde (Apologie I, 13, 4).

    Plus tard, Justin admettra que c'est l'instigation des dmons qu'on

    raconte des histoires sur les pouvoirs miraculeux des fils de Zeus etleurs ascensions au ciel, mais on ne trouve aucun cas d'imitation de lacrucifixion (55, 1). C'est par la crucifixion que le nouveau message sedistingue des mythologies de tous les autres peuples.

    * Nous donnons ici, en bonnes feuilles , deux chapitres (I et III) du dernier livre deMartin Hengel, dont la traduction paratra prochainement, sous le titre Crucifixion, laolie de la Croix, aux ditions du Cerf, que nous remercions vivement d'autoriser aimable-ent cette publication. On trouvera notamment dans l'dition complte du livre, les notes et

    frences scientifiques, qu'il n'a pas t possible de reproduire ici, et une conclusion deorte thologique, publie dans l'dition allemande de Communio, dont la traduction n'au tre faite temps, mais qui sera assure par l'dition francophone pour la publication

    complte au Cerf.

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    Martin Hengel La fol ie du F il s crucif i

    POUR illustrer le reproche de mria et de mania, on peut se repor-ter au jugement le plus ancien qu'un paen ait port sur les chrtiens :celui de Pline le Jeune . I l considre les membres de lanouvelle secte comme atteints de fol ie (amentia Lettres 10, 96,4-8), et avait appris, par des apostats chrtiens, que les chrtienschantaient des hymnes leur Seigneur, comme un dieu (quasi deo) ; ilse dcida examiner deux jeunes filles, des esclaves, en les soumettant la torture. Le rsultat fut dcevant : Je n'ai trouv qu'une superstition

    draisonnable et sans mesure (nihil aliud inveni quam superstitionempravam, immodicam).

    Ce qui a d paratre particulirement choquant ce gouverneurromain, c'est que celui qui tait honor comme un dieu (quasi deocarmen dicere) avait t clou sur la croix par les autorits romaines, pourcrime contre l'tat. Son ami Tacite pa rl e, non moi ns dure men t, de superstition dtestable (exitiabilis superstitio) et il est au courant dusort infamant qu'a subi le fondateur : Ce nom leur vient de Christ, que,sous le principat de Tibre, le procurateur Ponce Pilate avait livr ausupplice (auctor nominis eius Christus Tiberio imperitante per procu-ratorem Pontium Pilatum supplicio adfectus erat).

    Le mal (malum) auquel il avait donn naissance ne gagna que tropvite Rome o tout ce qu'il y a d'affreux ou de honteux dans le mondeafflue et trouve une nombreuse clientle (quo cuncta undique atrociaaut pudenda confluunt celebranturque Annales 15, 44, 3). La connais-sance prcise qu'a Tacite des chrtiens et le mpris qu'il leur porteremontent sans doute l'poque o, gouverneur de la province d'Asie,il eut juger des chrtiens.

    Dans son dialogue, l'Octavius, Minucius Felix commence parmettre sur les lvres de son interlocuteur paen, Caecilius, unmorceau acr de polmique antichrtienne, qui provient en partied'une uvre du clbre orateur Cornelius Fronton, un contemporainde Marc-Aurle. Selon Caecilius, les chrtiens talent des fictions d'uneimagination drange (figmenta male sanae opinionis 11, 9), une vaine et folle superstition (vana e t demens superstitio 9, 2) quiconduit une superstition de vieille femme (anilis superstitio) ou ladestruction de toute espce de religion (omnis religio destruatur 13,

    5). Ce n'est pas la moindre des monstruosits de leur foi qu'ilsadorent un crucifi : Et qui leur prte, comme objet de leur vnration,un homme puni pour un forfait du dernier des supplices et le boisuneste d'une croix (hominem summo supplicio pro facinore punitum et

    crucis ligna feralia), leur attribue un autel qui convient des dpravset des criminels, (congruentia perditis sceleratisque tribuit altaria), enleur faisant honorer ce qu'ils mritent, (9, 4).

    Il n'est pas facile au chrtien Octavius de se dbarrasser de cettedernire accusation. Sa rponse montre clairement que la mort de Jsussur la croix tait invitablement folie et scandale, mme pour les premiers

    chrtiens. Leurs opposants paens affirment, d'une manire tout faitinjuste, que les chrtiens adorent un criminel et sa croix (hominemnoxium et crucem ejus 29, 2). Aucun malfaiteur, ni mme aucun treterrestre quel qu'il soit, ne mrite d'tre considr comme un dieu. Parailleurs, Octavius ne s'avance pas davantage sur la personne de Jsus etsur son destin ; mais il s'arrte assez longuement sur l'accusation d'ado-rer la croix : Les croix non plus ne sont de notre part l'objet ni d'unculte ni de souhaits ; mais vous videmment, qui consacrez des dieux

    de bois (ligneos deos), il se peut bien que vous adoriez des croix de bois,comme des parties de vos dieux. Car les enseignes mmes, les bannires,les tendards en usage dans les camps sont-ils autre chose que des croixdores et dcores ? Vos trophes victorieux n'imitent pas seulementl'apparence d'une simple croix, mais aussi d'un homme attach lacroix (29, 6 s.).Vraiment, ne savent-ils pas qu'un tel dieu de bois pourrait tre un

    fragment de bcher ou de souche strile (c'est--dire une croix : rogi...vel infelicis stipitis portio 24, 6) ? Octavius ne peut pas nier l'infamiede la croix, et c'est pourquoi il garde dlibrment le silence sur la mortde Jsus. Il cherche se dfendre contre toute attaque en passant lui-mme la contre-attaque, se servant de l'argument que les effigiesdivines sont mprisables ; cet argument tait dj trs utilis par l'apo-

    logtique juive : c'est vous qui adorez les croix et les effigies divines, quidans certains cas ont une origine honteuse. Il vite le vrai problme, savoir que le Fils de Dieu mourut comme un criminel sur l'arbre de lahonte. Cela ne s'adaptait pas une forme d'argumentation qui tenait prouver que le Dieu unique des chrtiens tait identique au Dieu desphi losophes. En ludant le prob lme, Octav ius met en v idenc e ledilemme qui ne conduisit que trop facilement les chrtiens cultivs audoctisme.

    AUGUSTIN nous a conserv un oracle d'Apollon recueilli par Porphyre ;il s'agit d'une rponse un homme qui demandait ce qu'il peut fairepo ur di ss ua de r sa fe mm e d' ad h re r la fo i ch r tienne. Le dieu n'aque peu d'espoir : Laisse-la s'obstiner son gr dans ses sottes erreurs

    et chanter ses mensongres lamentations sur la mort d'un Dieu quedes juges quitables ont condamn et que la pire des morts, celle lieau fer, a tu la fleur de l'ge (Pergat quomodo vult inanibus fallaciis

    perseverans et lamentari fallaciis mortuum Deum cantans compareravec le langage de Pline quem iudicibus recta sentientibus perditum

    pessima in speciosis ferro vincta mors interfecit Civitas Dei 19, 23).Cet oracle, originellement en grec, confirme d'une manire frappante leugement de Pline, de Tacite et de Caecilius. Le prtendu Dieu des

    chrtiens est un dieu mort, ce qui est une contradiction dans lestermes. Et ce n'est pas tout, car il a t condamn bon droit par ses juges,

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    Martin Hengel La folie H du Fils crucifi

    c'est--dire comme un criminel ; alors qu'il vivait ses meilleures annes,c'est--dire prmaturment ; il a t condamn la pire des morts, c'est--dire la mort sur la croix laquelle il fut fix par des clous de fer.

    Tout cela nous montre les formes, toujours changeantes, de l'horreurque suscitait le nouveau message religieux. Compar aux diffrentesformes de l'idal religieux du monde ancien, le message chrtien devaitinvitablement tre dcrit, selon les paroles de Sutone, comme une superstition nouvelle et dangereuse (superstitio nova et malefica

    ron 16, 3). Ces prises de position, avec les traits mprisants qui lescaractrisent, ne sont pas un hasard. Le curdu message chrtien, quePaul caractrise par le langage de la croix (logos tou staurou), allaitnon seulement contre la raison d'tat romaine, mais contre la visionreligieuse de l'ensemble de l'antiquit et en particulier contre la concep-tion que les hommes cultivs se faisaient de Dieu.

    Il est bien vrai que le monde hellnistique connaissait la mort etl'apothose de certains demi-dieux et hros des origines, chez les bar-

    ares surtout. Attis et Adonis furent mis mort par un sanglier, Osirisfut dchir en pices par Typho-Seth et Dionysos-Zagreus par les Titans.Seul, le Grec Hracls se livra aux flammes sur le mont ta. Cependant,non seulement cela se produisit dans un pass trs lointain et non moinsobscur, mais c'tait racont dans des mythes douteux qu'il fallait interprter la manire d'Evhmre (1), ou tout au moins sur un mode allgorique. Par

    contre, croire que le Fils unique et prexistant du Dieu unique et vrai,mdiateur de la cration et sauveur du monde, tait n tout rcemmentdans cette rgion perdue qu'tait la Galile, membre de ce peupleobscur qu'taient les Juifs et, pire encore, avait subi la mort d'unvulgaire criminel, la mort sur la croix : voil une foi qui, vraiment, nepouvai t t re considre que c omme un s igne de folie. Les vrais dieux dela Grce et de Rome se distinguaient des hommes mortels, justement parle fait qu'ils taient immortels ; ils n'avaient absolument rien decommun avec la croix, signe de honte (aischyn Hbreux 12, 2), avecl' infme poteau (infamis stipes), le bois strile (infelix lignum) ou le bois criminel A (panourgikon xylon), l' affreuse croix (maxuma malacrux) des esclaves dont parle Plaute ; ils n'avaient donc rien de communnon plus avec celui qui, selon les paroles de Celse, fut li de la manirela plus honteuse et soumis un supplice infamant . Celse met ces

    paro les sur les lvres des chrt iens eux-mmes, comme une parodie deleurs exhortations croire ; elles sont trs proches de celles que Cicron,dans un lan oratoire bien calcul, utilise dans son discours j a-mais prononc contre Verrs, qui est une sorte de dmonstration

    ase de documents ; l'orateur y accuse l'ancien gouverneur de Siciled'avoir, avec une hte extrme et sans enqute srieuse, condamn un

    (1) Evhmre, crivain grec mort la fin du Ille sicle avant le Christ. Son Histoire sacrersente les dieux comme des tres humains diviniss par la seule imagination populaire

    (N.d.l.R.).

    citoyen romain au crudelissimum taeterrimumque supplicium etd'avoir fait excuter immdiatement ce jugement.

    D'AUTRES tmoignages d'auteurs grecs et latins montrent quecette dclarat ion e t d 'autres analogues du grand hommed'tat et avocat n'est pas seulement un jugement esthtique isol(comme on l'a suggr rcemment), et tranger l'opinion des gens ordi-naires et du reste du monde ancien. Il y a, par exemple, le tmoignage de

    Josphe qui, en tant que conseiller de Titus pendant le sige de Jrusa-lem, fut le tmoin d'assez nombreuses leons de choses de ce genre ;. entermes concis et prcis, il dcrit la crucifixion comme la plus pitoyabledes morts (thanaton ton oiktiston). Dans ce contexte, il rapporte que lamenace des assigeants romains de crucifier un prisonnier juif amena lagarnison de Machronte se rendre en change d'un sauf-conduit.D'aprs Lucien, la lettre T reut son sens pjo rat if de ce mauvaisinstrument forme de tau que les tyrans dressaient pour y suspe ndreles hommes . Dans le trait des rves d'Artmidore, rver qu'on voleen compagnie des oiseaux ne peut tre de mauvais augure que pour lescriminels, car cela amne un chtiment pour les criminels, et souventmme par la croix . Le Pseudo-Manthon, dans son pome didactiquesur l'astrologie, numre justement les catgories de criminels qui peu-vent s'attendre, en toute justice, la crucifixion et il nomme les meur -

    triers, les brigands, les malfaiteurs et les imposteurs.Ce tmoignage du troisime sicle aprs Jsus-Christ montre que la

    peine d e mort et la cruc ifix ion taient trs rpandues , mme l'poquedu bas-empire ; et l'attitude ngative l'gard de la crucifixion elle-mme n'avait nullement chang. partir de Plaute, c'est--dire partirdu troisime sicle avant Jsus-Christ, on s'aperoit que le terme cruxdevient une injure vulgaire dans les basses couches de la population ; onle rencontre sur les lvres des esclaves et des prostitues et il est compa-rable furc ifer, cruciarius ou pat ibu latu s ce qu'on pourrait rendreen franais par pendard ou gibier de potence . L'injure i in malammaximam crucem signifiait peu prs Va au diable ! . Varron, lecontemporain de Cicron, utilise le mot injurieux crux comme une illus-tration frappante de sa thorie tymologique : Dire " plai sir " sonne

    gentiment l'orei lle, mais dire " croix " sonne dur. La du ret du derniermot est l'image de celle de la souffrance cause par la croix (Lene estauribus cum dicimus " voluptas ", asperum cum dicimus " crux "...ipsius verbi asperitas cum doloris quem crux efficit asperitate concor -det). Cet homme cultiv suppose que chacun acceptera cet argument.Nous pou vons pr sumer sans cra int e d'e rreur qu e ce mot hor rib le nesonnait pas mieux aux oreilles d'un esclave ou d'un tranger (peregrinus)qu' celles d'un membre de la noblesse romaine.

    Mais les auditeurs de Paul, eux aussi, eurent de la peine se familia-riser avec le logos tou staurou, et les Juifs en eurent davantage encore,eux qui pouvaient voir les croix dresses par les Romains en Palestine,

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    d'autant plus qu'ils avaient toujours prsente la mmoire lamaldiction du Deutronome (21, 23) sur l'homme pendu au bois.Un messie crucifi, Fils de Dieu ou Dieu, ne pouvait qu'tre unecontradiction dans les termes pour quiconque Juif, Grec, Romainou barbare tait invit croire un tel message ; et celui-ci acertainement d tre considr comme choquant et insens (...).

    PAR le contraste paradoxal qu'il tablissait entre la nature divinedu Fils de Dieu prexistant et sa mort ignominieuse sur la croix, lemessage chrtien primitif faisait voler en clats toutes les analo-gies et tous les parallles que pouvaient prsenter avec la christologieles divers courants du polythisme ou mme de la philosophiemonothiste du monde environnant. Nous trouvons des points decomparaison en ce qui concerne les ides d'exaltation, d'ascension etmme de rsurrection. La souffrance d'un Dieu, par contre, devait vite servler comme apparence, et la punition de celui qui avait t assezmchant pour la causer ne se faisait d'ailleurs pas attendre ; de bonsexemples cet gard nous sont offerts par certains rcits sur le dieuDionysos : le destin de Lycurgue, ses aventures au milieu des piratesou sa capture par Penthe dans les Bacchantes. Les paroles dePromthe dans Eschyle : Voyez ce que moi, un dieu, j'ai souffrir dela part des dieux (93), sont une exception qui confirme la rgle. C'est

    pour quo i le th me fond amenta l de la chris tologie prsent dans lepremier verset d e l' hymne de Philippiens 2, 6-11 (l'humiliation et la mortignominieuse du rdempteur prexistant) est plutt obscurci qu'clair,lorsqu'on le rfre un mythe paen du rdempteur, antrieur auchristianisme.

    Le doctisme gnostique justement, qui vacuait le scandale de lamort de Jsus en croix pour sauvegarder l'impassibilit du Dieu desphilosophes, montre que les systmes gnostiques sont des essais secondai-res d'une hellnisation aigu du credo chrtien, c'est--dire les cons-quences ncessaires d'une influence philosophique populaire.

    On rencontre souvent dans le monde grco-romain l'ide qu'il ne fautpas attribuer aux dieux vnrs eux-mmes ou aux demi-dieux les vne-ments scandaleux, mais uniquement leurs reprsentations. C'est ainsi

    que Ixion, enflamm d'amour pour Hra, l'pouse de Zeus, n'embrassepas l'pouse elle -mme, mais un nuage faonn sa ress emb lanc e ; etcomme punition pour son forfait, il est attach la roue du soleil. Hlne,la fille de Zeus et de Lda, fut en ralit enleve par Herms et transpor-te en gypte o elle resta en sret jusqu' la conqute de Troie, tandisque Pris, victime d'une vaine illusion ne possda que sonimage (eidlon), fabrique avec l' ther cles te par Hra, qu i envia itHlne Pris ; c'est cette image que Pris emporta Troie pour vivreavec elle dans l'adultre. D'aprs les Fastes d'Ovide (3, 701 s.), ladesse Vesta enleva Csar, son prtre, juste avant son assassinat, letransporta dans la demeure cleste de Jupiter et l'arme des meurtriersne frappa que son ombre.

    Pour Celse, ou son garant juif, Jsus aurait d prouver sa divinit endisparaissant soudain, soit au moment de son arrestation, soit plus tardlorsqu'il tait sur la croix.

    AUSSI, lorsque l'exgse actuelle en christologie abandonne latendance unilatrale scruter les abysses gnostiques et se consa-cre avec un intrt part iculier la thologie paulinienne de lacroix, cela est parfaitement justifi. Car nous rencontrons ici la caract-ristique vidente de la prdication de Paul ; bien plus, nous sommes iciau centre thologique du Nouveau Testament lui-mme, qui repose surla mort vicariale du messie Jsus ; c'est l une donne qu'il n'est paspossib le de di ssoudr e da ns n 'impor te quelle forme de d octisme, ancienou moderne. condition bien sr q u'on ne se hte pas d'mousser lesartes vives des dclarations pauliniennes sur la croix du Christ, enrangeant celles-ci dans le cadre problmatique d'une thologie de lacroix qui serait commune au christianisme primitif jusqu' l'poque deJustin, des gnostiques du deuxime sicle aprs Jsus-Christ et des actesapocryphes des aptres. Car l'interprtation symbolique, allgorique etcosmique qui est une interprtation tardive, perceptible partird'Ignace approximativement n'a plus grand'chose de commun avec lelogos tou staurou de Paul. Lorsque Paul commena son activit mission-naire, le christianisme primitif n'tait pas ce qu'il devint plus tard, l'poque de Pline le Jeune et du martyr Justin ; i l n'tait encore qu'unesecte juive, totalement inconnue, limite la Palestine et au territoireavoisinant de la Syrie. La mort de son fondateur ne remontait qu' quel-ques annes et le souvenir personnel des vnements qui l'avaient prc-de et suivie tait encore vivant au sein de la communaut. 1 Corinthiens11, 23 s. et 15, 3 s. (spcialement le verset 6) montrent que Paul lui-mme,malgr sa distance par rapport la tradition sur Jsus, n'tait pastotalement ignorant cet gard. Quiconque veut refuser Paul touteattache la figure terrestre du Crucifi fait de lui un thologien docte.

    Mais cela signifie en mme temps que, pour Paul et ses contemporains,la croix de Jsus n'tait pas encore un thme difiant, symbolique ouspculatif, mais une ralit trs concrte et choquante au plus haut point,qui pesait sur la prdication missionnaire de la communaut primitive.

    Il n'est pas tonnant que la jeune communaut de Corinthe ait cherch rompre avec le Christ crucifi, pour se livrer des expriences spirituellesenthousiastes, la jouissance des rvlations clestes, et pour savourer

    ne certitude du salut li aux mystres et aux sacrements. Par contre,lorsque Paul montre la communaut fonde par lui que sa prdicationdu Messie crucifi est un scandale religieux pour les Juifs et une folie pour ses auditeurs grecs, il y a d'abord, sous-jacente cetteconfession, l'exprience de vingt annes du plus grand missionnaire chr-tien, qui souvent n'avait rcolt que moqueries et refus acharn lorsqu'ilprsentait son message sur le Seigneur Jsus, mort comme un criminel surl'arbre de la honte. Cette exprience ngative, qui provoqua la thologie

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    paulinienne de la croix, se poursuivit dans la polmique antichrtiennedu monde antique. Walter Bauer a tout fait raison lorsque, dans sontude sur la vision qu'eurent de la passion de Jsus les adversaires juifset paens du christianisme, il conclut son expos en ces termes : Lesennemis du christianisme se sont toujours rfrs, avec une grandeinsistance et une joie maligne, l'aspect infamant de la mort de Jsus.Un Dieu ou un fils de Dieu mourant sur la croix ! C'tait assez pourtre dbarrass de la nouvelle religion . Une illustration excellente cet gard nous est offerte par la caricature bien connue du Palatin,reprsentant un crucifi tte d'ne avec cette inscription : Alexamnos adore Dieu (Alexamnos sbt = sbtai thon). On nedevrait plus mettre en doute qu'il s'agit bien l d'une parodie anti-chrtienne du crucifix. La tte d'ne ne se rfre pas quelque forme duculte gnostique de Seth, mais l'origine juive de la foi chrtienne. Undes thmes rguliers de la polmique anti-juive dans l'antiquit tait queles Juifs adoraient un ne dans le Temple.

    Une autre caricature, moins bien connue, figure sur une tuile remon-tant la premire moiti du quatrime sicle aprs Jsus-Christ. Ellereprsente quelqu'un portant une croix. Elle fut dcouverte Oroszvaren Hongrie, l'ancienne Gerulata de la province de Pannonie. La personnetrane une croix latine et elle tire la langue sous l'effet du poids. K. Sagi

    voit l un tmoignage intressant de la raction contre le christianisme,qui s'assurait peu peu une position dominante, cependant que, de

    son ct, Constantin le Grand consolidait une autorit sans partage .L encore, le paen qui a excut ce dessin a concentr le ridicule surl'aspect principal du scandale provoqu par la nouvelle religion.

    DISSOCIE de ce fait concret qu'est la mort de Jsus sur la croix, le langage de la croix paulinien devient une spculation vague etincomprhensible. En ce qui concerne Paul tout au moins, ilnous faut mettre en question l'assertion de l'tude la plus rcente sur lesujet, selon laquelle il n'y a aucune voie directe qui mne de la croixhistorique au discours thologique sur la " croix " . Ce qui a amen Paul prcher le scandaleux langage de la croix , c'est le fait que, par lui,l'aptre interprtait la mort de Jsus de Nazareth c'est--dire d'unhomme bien dterminsur la croix, comme la mort du Fils de Dieuincarn et Seigneur, proclamant cet vnement comme l'vnementeschatologique du salut pour tous les hommes. Mme la souffrancepersonnelle de l'Aptre doit tre comprise exclusivement en relationavec cet vnement historique unique (Romains 6, 10 : apthanen pha-

    pax). La honte et le mpris que l'Aptre dut subir sont clairs et expli-qus par la mort honteuse de Jsus sur la Croix ; ils ne peuvent pas tredtachs de celle-ci et interprts d'une manire indpendante. L'expres-sion nigmatique de Colossiens 1, 24 ne vient pas de l'Aptre ; elle estdeutro-paulinienne. A mon avis, elle suppose dj le martyre de Paul,lors de la perscution de Nron peut-tre. Ainsi, dans la prdication de

    Paul, les mots stauros et stauron taient toujours empreints de la mmecruaut originelle et de la mme horreur qui frappaient aussi le mondeancien tranger la tradition chrtienne, bien qu'elles nous paraissentlointaines. Ce que dit Paul en 1 Corinthiens 1, 17-24 ne peut tre comprisqu' la lumire de cet arrire-plan. C'est pourquoi le mot croix chezPaul ne s'est certainement pas affaibli au point de devenir un simple chiffre thologique . Toute assertion tendant le rduire ce sensprouve uniquement que l'exgse contemporaine n'a gard avec la ralitqu'un lien tnu, ayant perdu toute sa saveur historique. En d'autrestermes, on trouve dans la prdication de Paul toute l'infamie de l'ins-trument qui servit l'excution de Jsus .

    Cela tant, nous comprenons sans peine que dans l'argumenta-tionpseudo-scientifique et tisse de platonisme populaireutilise.par le gnosticisme, ce scandale, qui choquait aussi bien la pense reli-gieuse que la pense philosophique de l'antiquit, ait t limin par lathorie selon laquelle le Fils de Dieu ne fut crucifi qu'en apparence. Enralit, il n'aurait pas souffert du tout. L'argumentation laborieuse deMinucius Felixdans l'Octavius nous montre quels problmes embarras-sants ce point ne pouvait manquer de poser l'apologiste orthodoxe lui-mme. Par un contraste frappant, le culte restait la place indiquepour la confession publique du paradoxe scandaleux de la crucifixion.C'est ce que montrent d'une manire vidente non seulement les plus

    anciennes hymnes au Christ, mais aussi l'Homlie sur la Passion deMliton de Sardes, o ce paradoxe est prsent sous une forme rhtoriquebrillante :

    Celui qui suspendit la terre est suspendu,celui qui fixa les cieux est fix,celui qui consolida tout est retenu sur le bois,celui qui est Matre est outrag,celui qui est le roi d'Isral est cart par une main isralite.O meurtre inou ! O injustice jamais vue !Le Matre a t chang dans son aspect, le corps tant mis nuet il n'a pas mme t jug digne d'un vtement

    pour qu'il ne soit pas vu.C'est pourquoi les luminaires se dtournrentet avec eux le jour s'obscurcit

    pour cacher celui qui tait dnud sur du bois,pour obscurcir non le corps du Seigneur,mais les yeux de ces hommes .

    MartinHENGEL(traduit de l'allemand par Albert Chazelle)

    Martin Hengel, n en 1926. Professeur d'exgse du Nouveau Testament l'Universitd'Erlangen (1968-1972). Actuellement professeur l'Universit de Tubingue. Auteur de

    ombreux ouvrages. Livres traduits en franais : Jsus et la Violence rvolutionnaire,Paris, Cerf, 1972 ; Jsus Fils de Dieu, ibid., 1977. paratre : Crucifixion, la folie de laCroix, ibid., 1980.

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    Communio, n V, 1 - janvier-fvrier 1980 L'agneau prdestin

    Gustave MARTELET

    L'agneau prdestin avant

    la fondation du monde et les profondeurs cratrices de DieuEssai de thologie symbolique

    sur le mystre de l'Agneau et le Cour du Christ

    La crucifixion marque le centre de l'histoire humaine,arce qu'elle appartient, plus radicalement, l'ternit de

    Dieu comme implication de la plnitude de la Cration etde la rvlation trinitaire.

    LE message central du Nouveau Testament est que Dieu nous est rvlcomme l'Amour mme dans la Passion du Christ. Ce message confondant

    asse aussi par des symboles o il se reflte de manire qui parfois nousdroute et dont la signification est pourtant essentielle. Je voudrais considrerici le symbole de l'agneau, tel qu'il apparat dans Jean et 1 Pierre et telqu'il nousenvoie l'Exode, au second Isa e et Zacharie . Une analyse intgre de cesextes nous rvle une symbolique de l'agneau ; elle nous permet aussi de prciser

    le sens de l'affirmation assez extraordinaire de 1 Pierre sur l'agneau prdestinavant la fondation du monde .

    En 19, 31-35, Jean mentionne donc ce fameux coup de lance qui, perant lect du Seigneur sans briser les os de son corps, a accompli de ce fait une double

    rophtie, celle de l'agneau pascal et celle que constitue la blessure du myst-ieux reprsentant de Dieu dont parle Zachari e. En fait, tout demeure incons-

    cient de la part des soldats dont les gestes possdent une telle porte. Pour eux,le coup de lance qui ouvre le ct de Jsus remplace le brisement des os quidevait e achever les supplicis ou tout au moins hter leur mort. Jsus ayantdj rendu l'esprit n'a pas besoin de ce service . Le c oup de lance garantira

    ourtant que Jsus est bien mort ; il dgagera la responsabilit des soldats. Mais,our saint Jean, ce coup de lance obtient un double effet tout autre. En dispen-

    sant Jsus d'avoir les os briss, il permet que soit ralise la prescription d'Exode12, 46, qui dfendait de prparer l'agneau pascal en lui brisant les os. Sans doutela loi ne prescrivait-elle pas que l'on pert cet agneau au ct. Mais par soncoup de lance, le soldat accomplit un autre geste prophtique que Zachar ie

    ermet de dcouvrir. Pour mieux le voir, dissocions un instant dans le coup delance final, la signification qui, pour saint Jean vient de l'Exode, de celle qui vientdeZacharie.

    Pour saint Jean, c'est l'vidence mme : les Juifs qui se gardent rituellementurs pour la Pque imminente (Jean 18, 28), ne clbreront dsormais qu'une

    image. La ralit se trouve accomplie, consomme sur la Croix : Jsus, en nousaimant en mourir, passe lui-mme et nous fait passer avec lui de ce

    onde son Pre (cf. Jea n 13, 1). L'e Heure de Jsus (Jean 17, 3), est une heure pascale par excellence. S'offrant au Pre pour nous, Jsus offre le seulsacrifice qui nous relie vraiment Dieu. Comme le dira saint Paul : Le Christ,

    otre Pque, a t immol (1 Corinthiens 5, 7), sans qu'aucun os, nous dit saintJean, soit bris ! Ainsi est souligne par un trait saisissant l'identit typologiquedu Christ de la Croix et de l'agneau pascal. Agneau pascal, Jsus l'est donc poursaint Jean par disposition subjective, dans le fait qu'il passe librement dece monde son Pre , mais par typologie objective aussi, dans le fait qu'aucunde ses os n'est bris.

    Toutefois, la figure pascale que Jsus accomplit ne se ramne pas au seulait que les fils d'Isral passent de la terre d'exil celle de l'Alliance. Israle passe du servage d'gypte la libert de l'Exode que parce que Dieu

    lui-mme a pass le premier. Quand vos fils vous diront : " Qu'est-ce quece rite que vous faites ? ", vous direz : " C'est le sacrifice de la Pque duSeigneur, lui qui passa devant les maisons des fils d'Isral en gypte,quand il frappa l'gypte et dlivra nos maisons " (Exode 12, 26-27).Pqu e, c'est donc bien pour Isral le passa ge de Dieu, qui, semant la terreurdans la maison d'gypte, pargne les fils de son Peuple. Le sang de l'agneau,qui dsigne de faon salvifique les demeures d'Isral sur la terre trangre,dsigne aussi le passage librateur de Dieu. Ayant vu en effet e la misre

    de (son) peuple , il est descendupour le d livrer de la main des gyptiens etle faire monter... vers un bon et vaste pays (Exode 3, 7-8). En un mot, laPque qui dlivre Isral suppose d'abord la dmarche de Dieu. La sortied'gypte impli que la descente de Dieu ; la Pque d'Isral est aussi une Pque pourDieu.

    La ralit ne peut pas tre moins riche que la figure qu'elle accomplit. tantde caractre pascal, la mort de Jsus sur la croix implique donc aussi unedmarche du Pre. De fait le Pre, vers lequel Jsus mourant fait son e passage, a tellement aim le monde qu'il a donn son Fils, son unique, pourque tout homme qui croit en lui ne prisse pas mais ait la vie ternelle (Jean 3,16). La Personne du Pre est ds lors engagepar cet agneau de Dieu (Jean 1,29) que le Fils est devenu pour nous. Par consquent, on ne peut pas trouver lasignification du Christ en tant qu'Agneau pascal sans dcouvrir aussi, d'une

    anire qui reste prciser, l'implication de Dieu dans la douleur de Jsus.Chose impossible faire si l'on ne voit pas comment Jsus est tout autant le

    Serviteu r so uffrant que l'Agneau vritable.

    Agneau de Dieu et Serviteur souffrant

    Voici l'Agneau de Dieu qui enlve le pch du monde (Jean 1, 29) : leBaptiste dsigne ainsi ses propres disciples Jsus qui se prsente dans le flot des

    cheurs. Non-pcheur lui-mme, Jsus nous sauve dans la manire qu'il a de seaire l'un de nous. Le salut ne prendra donc pas le chemin d'une domination, il

    sera un service : service des hommes purifier, service de Dieu seconder d'uneanire paradoxale. Songeant Jrm ie peut -tre , l e second Isae avait entrevu

    ce Sauveur. Il le voyait plac au point culminant des services rendus Dieuar les Prophtes et par les Sages, en faisant de sa vie un sacrifice d'expiation

    (53, 10). Ce service suprme doit tre bien compris.

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    Gustave Martelet L'agneau prdestin

    L'Alliance que Dieu tablit avec nous doit tellement purifier les hommesqu'elle transfigure, que nous avons tre fondus et refondus comme le sont des

    taux au feu de leur fondeur (Ezchiel 22, 17-22). Mais l'homme n'est pas untal : c'est une libert. La purification qui s'impose doit tre librement

    comprise et dsire. Et qui dans notre monde sera assez saint, assez fort, assezaimant pour comprendre la ncessit d'une pareille preuve et pour en suppor-er le poids ? Qui donc pourra ne pas laisser dtruire en lui l'amour que Dieu ne

    cesse de mriter au moment mme cal Dieu dtruit notre corps de pch enlivrant son serviteur la mort et au plus redoutable abandon ? La rponse de telles questions est d'ordre prophtique ; elle est donc au fut ur : e xi ste raquelqu'un qui aura ce pouvoir. Brutalis , il s'humilie . Il n'ouvre pas la

    ouche comme un agneau tran l'abattoir, comme une brebis devant ceux quila tondent (Isae 53, 7). Cet homme sera le Serviteur. Il servira les hommesen acceptant qu'arrive en lui la formidable mutation capable de leur donner out jamais la vie. Il servira tout autant Dieu lui-mme : il en fera toutes lesolonts et d'abord celle-ci qui vise transformer en nous la pierre en chair et

    la chair en esprit (cf. Ezchiel 36, 26 ; Jrmie 31, 33). Alors l'homme nouveauapparatra vraiment et Dieu sera enfin aim de nous comme nous sommes aimsde Lui. Existant tout d'abord l'tat isol, cet homme aura t le Serviteur, luiqui aura pas s p ar une mise mor t e n l ui du pc h qui est nt re, afi n q ue

    aisse en nous une vraie libert qui est d'abord la sienne.Ce Serviteur, c'est en effet Jsus qui dans son propre corps a port nos pchs

    sur le bois, afin que, morts nos pchs, nous vivions pour la justice ; lui qu'on

    gorge, lui dont parlait le second Isae, le serviteur, Il se tait parce que, da ns cesilence qui accueille la mort, s'accomplit l'obligation souveraine de la filialit.Le Serviteur sera donc cet Agneau dont aucun os n'est bris, mais dont le cur

    ar contre va tre transperc, comme l'avait annoncZacharie.

    La prophtie de Zacharie Ce jour-l, avait dit le Prophte, je m'appliquerai exterminer tous leseuples venus attaquer Jrusalem. Et je rpandrai sur la maison de David et sur

    les habitants de Jrusalem un esprit de bonne volont et de supplication. Alorsils regarderont vers moi, celui qu'ils ont transperc. Ils clbreront le deuil pourlui, comme pour le fils unique. Ils le pleureront amrement comme on pleure un

    remier-n (Zacharie 12, 9-11). Jean ne retient de ce texte que le propos le plusloquemment prophtique et il le cite encore au futur : Ils verront celui qu'ilsont transperc .

    Remarquons avec les exgtes que, tout en sachant combien les situations

    diffrent, Zacharie parle ici de son hros bless en ayant sous les yeux le Servi-eur souffrant (1). Vu travers le personnage mystrieux de Zacharie, le Serviteursouffrant acquiert une proprit qui le rend plus lisible encore qu'il ne l'est dansIsae lui-mme. Mpris, laiss de ct par les hommes, homme de douleurs,

    amilier de la souffrance, tel celui devant qui l'on cache son visage , le Serviteursouffrant du second Isae (53, 3) garde pour ainsi dire l'intgrit physique de soncorps. Le Roi-Pasteur de Zacha rie meurt, quant lui, en tant tr an sperc . Aux yeux de Zacharie lui -mme, ce personnage mystrieuxdemeure prophtique comme l'est dansIsae le Serviteur souffrant. Tout ce qui le

    (1) Paul Lamarche, Zachar ie IX-X I V, Struct ure litt raire et messi anism e, tudes bibliques ,Gabalda, 1961,124-147.

    concerne est encore venir et notamment la mortelle blessure qui doit ouvrir les yeux des habitants de Jrusalem et commander leur repentir et leur deuil.

    Pour saint Jean qui se rfre ce passage du prophte, le coup de lance, port par l'un des soldats au ct de Jsus, accomplit dans l'histoire ce qui n'taitencore chez Zacharie que figure prophtique. Sans doute, en librant t l'eau etle sang du ct de Jsus, ce coup de lance fait-il symboliquement jaillir le

    aptme et l'eucharistie, comme les Pres et Origne le premier l 'ont toujourssuggr (2). Mais en raison de Zach arie qui prophtise le transperc , il y a

    lus encore en sai nt Jean : l e ct ouvert du Seigneur doit commander une

    intelligence nouvelle faite d'un repentir du curet d'un regard envahi par desleurs plus amers que ceux qu'on verse d'ordinaire sur un premier-n disparu. Aussi bien, le courant spirituel qui ne se lasse pas de regarder curouvert l'amour du Christ pour le monde dans le transperc de la Croix (3), serouve ici comme prophtispour ne pas dire vangliquement dsir.

    Cependant, nous n'avons pas encore touch le fond de ce que saint Jean noussuggre en citant Zacharie. Encore faut-il, pour essayer d'y parvenir, regarder delus prs la lectio difficilior du propos prophtique.

    La lectio difficilior de Zacharie 12,10

    J'ai cit plus haut le texte de Zacharie 12, 10 selon la traduction de la Biblecumnique : Ils regarderont vers moi, celui qu'ils ont transperc . Une noteindique que c'est Dieu lu i-mme qu i est at te in t par la mor t qu i fr app e sonEnvoy. La traduction propose donnerait plutt penser qu'autre est le moi quel'on regarde, et autre, celui que l'on a transperc. La note lve une ambigut

    egrettable. Dhorme dans sa traduction de la Pliade et le traducteur dela Bible de Jrusalem crivent : Ils regarderont vers celui qu'on a transperc .Dans ce cas, seul le Transperc messianique est en cause, sans qu'il soit questiond'atteindre Dieu travers lui. Apparemment, c'est le choix de saint Jean quicrit : Ils verro nt cel ui qu 'i ls on t tra nsp erc . On sait par ailleurs qu'uneallgation scripturaire dans le Nouveau Testament ne permet pas de rsoudre un

    roblme d'exgse que l'auteur n'a pas voulu poser. Saint Jean n'entendsrement pas liminer ainsi les harmoniques d'un texte qu'il cite de la

    anire la plus conomique possible. De toute manire, saint Jeanentionne le fait physique que Jsus fut ainsi transperc en fonction du

    regard que nous devons porter sur lui. Pour voir quoi ? La lectio difficilior duerset 10 nous aide le prciser. C'est ce que fait le P. Lamarche qui traduit

    sans hsiter, comme aurait pu le faire son tour la T.O.B. : Ilsegarderont vers moi qu'ils ont transperc (4). Ce qui suppose que Yahv

    s'identi fie avec son repr sentant (5). Ds lors, mme si la phrase suivantede Zacharie au verset 11, comme note la T.O.B., distingue de nouveau Dieuet le mystrieux reprsentant , au verset 10, comme l'a bien vu le P.Lamarche, Zacharie les identifie. On peut comprendre qu'une exgse,hologiquement timide, hsite lire le texte prophtique selon sa force

    originale ; mais on devine aussi la profondeur que ce texte, respect dans tout sonaradoxe, contient, lorsque le Transperc devient Jsus lui-mme.

    (2)Origne, Homlies sur les Nombres, XI, 2, Sources Chrtiennes n 16, 231-233 ; saint Augustin,In Johannem tr. X, 10, PL 35, 1463 ; tr. CXX, 2, op. cit., 1253.

    (3)Hugo Rahner, Les fondements scripturaires de la dvotion au Sacr-Cur, dans Joseph Stierli,Le Curdu Sauveur, Salvator (Mulhouse) et Casterman (Paris-Tournai), 1956, 29-53 ; du mme, Lesdbuts de la dvotion au Sacr-Cur l're patristique , op. cit., 53-17 ; Joseph Stierli, Ladvotion au Sacr-Curde la fin de l're patristique jusqu' sainte Marguerite Marie , op. cit., 77-134.

    (4) op. cit., 80.

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    Gustave Martelet L'agneau prdestin

    La passibilit de Dieu

    Je n'entends pas revenir fond sur le thme de la passibilit de Dieu, quePaul Evdokimov a appele de faon magnifique, propos de la croix, la Patricom-

    assion de Dieu (6). Celle-ci n'a rien voir avec la vieille erreur du patri-assianisme , qui refusait de distinguer en Dieu entre le Pre et le Fils incarn.

    Nu l doute par con tr e que c'e st bien une des Personnes de la Trinit qui asouffert et que cette Personne est le Verbe fait chair , comme le dit lePrologue deJean. Par ailleurs, mme en refusant de faire commencer la Trinit avec

    l'Incarnation et la Croix comme Moltmann semble le faire (7), on peut accepterde dire avec lui qu'un Dieu incapable de souffrir ne serait ni parfait dans sonAmour ni accompli dans sa Puissance. Le comble du Pouvoir pour Dieu c'est de pouvoir aimer et il n'est pas d'amour qui n'accepte de souffrir pour l'autre(8). D'autres auteurs ont dit depuis des choses analogues (9). Sans attendre niles uns ni les autres, Paul Evdokimov avait dj crit que, dans l'incarnation,Dieu trans cende sa propre trans cendance (10) en devenant ce qu'Il n'est

    as. Il s'inspirait ainsi de Palamas (mort en 1359), de Simon le NouveauThologien (mort en 1022) et de Macaire lui-mme (mort vers 400) (11). Jeconclus donc de ce bref rappel que la lectio difficilior de Zacharie 12, 10 peuttre thologiquement maintenue. Ds lors, bien que le Transperc de Zachariene soit identifi l'Agneau que dans l'vangile de Jean, on peut affirmer del'Agneau qui meurt sur la Croix ce que Zacharie dit plus spcialement du seulTransperc : la douleur qu'il endure n'est pleinement la sienne qu'en devenantaussi celle mme de Dieu. Consquence importante, puisque 1 Pierre affirmede l'Agneau qu'il est prdestin avant la fondation du monde (1, 20) etqu'elle place ainsi le mystre de la Croix et donc la souffrance de Dieu dansles prvisions fondatrices du monde. Ce qui exige videmment d'irremplaables

    rcisions.

    L'Agneau prdestin avant la fondation du monde

    Si vous invoquez comme Pre celui qui sans partialit juge chacun selon sesoeuvres, crit l'aptre Pierre ses destinataires, conduisez-vous avec craintedurant le temps de votre sjour sur la terre, sachant que ce n'est point par deschoses prissables, argent ou or, que vous avez t rachets de la vaine manire

    rite de vos pres, mais par le sang prcieux, comme d'un agneau sans dfautet sans tache, celui du Christ, pr d es ti n av an t la fo ndat io n du mo nde et

    anifest la fin des temps cause de vous (1 Pierre 1, 18-21). L'agneau du

    (5) op.cit., 83.(6) Cf. mon tude dans Cahiers de la Fondation et Association Teilhard de Chardin 7, Le Seuil, 1971,intitule Teilhard et le mystre de Dieu , 77-103 et surtout 92-103, Le Curde la matire et laNouvelle Face de Dieu .

    (7) Jrgen Moltmann, Le Di eu cru cifi, La croi x du Christ fondeme nt et criti que de la t hologi e chr -tienne, Munich, 1972, tr. fr. Cerf-Marne, 1974, 281-284. Sur sa critique malheureuse de K. Rahner, quidistingue bon droit thologie et conomie dans la rflexion trinitaire, ce qui vite notamment derduire la Trinit sa seule manifestation, comme risque de le faire Moltmann, voir 276 s.(8)Op. cit., 254 ; 264-265.(9)Franois Varillon,L'humilit de Dieu, Centurion, 1976.(10)Paul Evdokimov,Le Christ dans la pense russe, Cerf, 1970, 155.(11)Textes cits dans Jean Meyendorff, Saint Grgoire Palamas et la mystique orthodoxe, Matresspirituels , Seuil, 1959, respectivement en commenant par Macaire, 25, 52 et 127-128. SurPalamas, du mme, Introduction d l'tude de Grgoire Palamas, Patristica Sorbonensia , Seuil, 1959,303-310.

    Christ dont il s'agit ici est videmment l'agneau qui n'a d'identit que dans sonapport au Christ, celui qui en dfinitive est le Christ lui-mme ; l'agneau pascal

    de l'Exode (12). II est au centre de la liturgie de la Gloire que nous dcritl'Apocalypse. Notre pitr e le suggre aussi en ajout ant aussi tt : Par lui vouscroyez en Dieu qui l'a ressuscit des morts et lui a donn la gloire, de tellesorte que votre foi et votre esprance reposent en Dieu (1, 21). Le mystre del'Agneau exprime et justifie le caractre thologal de l'existence chrtienne,comme le notent les exgtes. Ils notent encore que la manifestation del'Agneau ralise la synthse du temps : elle relie l'origine divine du monde la gl oire fi nale espre, travers un salut qui se rvle dans l'histoire (13).Le plus original de 1 Pierre port e ici sur ce fai t, extr aord ina ire et jama isencore signal dans le reste du Nouveau Testament propos de l'Agneau, savoir qu'il fut prdes tin ds avant la cration du monde .

    Nul doute qu 'il s'agi sse i ci d u monde au sens bibl ique du mot, c'est --di rede la cration tout entire ; nul doute aussi que la prposition pro (avant)ramne la pense un moment antrieur d la cration, qu'elle l'introduit dansla sphre du transcendant au sens de Jean 17, 24 et d'Ephsiens 1, 4 (14).Pour1 Pierre, Dieu n'a donc mis la main l'uvrecratrice qu'en ayant sous l es yeux,si l'on peut ainsi dire, le mystre de l'Agneau immol. Comme saint Paulaffirmera que le Christ est le premier-n de toute crature (Colossiens 1,15), 1 Pierre dclare ici que la considration de l'Agneau immol commande,

    our Celui qu'elle appelle le Pre , la cration du monde. Osons dire nousaussi que l'Agneau transperc, dont saint Jean nous rvle qu'il sera vu des hommes, Dieu, le premier, l'a regard d'avance et qu'il a jet lesondements du monde en fonction de lui. Mais en quoi ce regard peut-il

    conditionner divinement le geste crateur de Dieu ? Sur ce point les meilleurscommentaires restent peu prs muet s, alo rs que l'c riture inv ite ne pasl'tre. Que nous suggre-t-elle ?

    Prdestination de l'Agneau et pch du monde

    Puisqu'il se fixe sur l'Agneau qui nous sauve, ce regard de Dieu, antrieurau fait de crer, concerne videmment le mystre du pch. Ne no us de mandons

    as pour l'instant si ce regard concernant le salut et donc le pch estabsolumentprem ier et s i l 'inc arna tion qui adop te les homme s en les divi nis ant

    'est pas plus radicale encore. Regardons ce que 1 Pierre est seule exprimer :le fait du pch est si profondment inscrit dans le monde cr, que seul le regard qui anticipe en Dieu le mystre de l'Agneau permet Dieu deconsidrer et de crer le monde.

    Toute ide d'un Dieu qui assurerait d'avance sa vengeance en prvoyant le

    sacrifice d'un innocent est videmment exclure. Le Dieu dont nous parle1 Pierre est celui que nous invoquons comme Pre (1, 17). Si donc le re -gard sur l'Agneau immol conditionne le d essein crateur, c'est videmmentdans l'amour et dans l'amour seul que cette anticipation pr-cratrice a lieu.Sans doute ce regard porte-t-il sur notre rdemption par le sang, mais cettedemption vient d'un amour qui veut nous sanctifier fond, comme nous

    l'avons vu propos du second Isae.

    (12) E.G. Selwyn, The First Epistle of sanct Peter, Macmillan, Londres, 1947, 145-146.

    (13) Ainsi Horst Balz et Wolfang Schrage, Die katholischen Briefe , dans Das neueTestamen t Deutsche n 10, Gottingen, 1973, 77.

    (14) Selwyn, op. cit., 146.

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    Gustave Martelet L'agneau prdestin

    La prdestination de l'Agneau avant la fondation du monde rejoint ceque saint Jean nous dit : Dieu a tellement aim le monde qu'il a donn sonFils unique pour que le monde soit sauv . L'amour que Jean voit dans l'histoire,1 Pierre ledcouvre existant ds avant la fondation du monde. Pour lui la Croixdu Christ, le mystre de l'Agneau n'est pas seulement inclus dans le cours empi-ique du temps, il en domine l'existence puisque la prvision de l'Agneau

    anticipe et commande l'acte crateur en lui-mme. D'o la question invitable :en quoi le mystre du pch concerne-t-il ce point le mystre de Dieu que seulle regard sur l'Agneau immol peut dclencher pour ainsi dire en Dieu la

    dcision suprme de crer ?Essayer de rpondre une telle question c'est ressaisir dans l'unit tous lesaspects du symbolisme que nous venons d'analyser. Ainsi pourrons-nous peut-tre pntrer, autant qu'il est possible de le faire, dans les profondeurs cratricesde Dieu.

    Les profondeurs cratrices de Dieu

    L'unit symbolique des textes qui concernent l'Agneau doit se raliser, semble-t-il, partir du passage le plus paradoxal de l'Ancien Testament, celui de Zachar ie,et rejoindre le plus original du Nouveau, celui de 1 Pierre. C'est donc entre cesdeux extrmes que la rflexion se doit d'voluer pour saisir comment la pr-ision de l'Agneau peut clairer la cration du monde.Le coup meurtrier que Zacharie contemple et prophtise est un coup la fois

    el et symbolique. Il en rsume une infinit d'autres dont le Peuple saura seepentir partir du dernier et dont il se verra pardonn. Le coup qui touche

    Dieu lui-mme en transperant son Envoy est donc voir comme un condensrophtique de l'injustice des coupables et des douleurs de la victime. Injusticeet douleur sont d'ailleurs si immenses, au regard du second Isae dont Zachariedemeure insparable, que seule l'image d'une brebis conduite l'abattoir peuten symboliser, par-del tous nos langages humains, la plnitude prophtique.

    Or la victime ainsi prophtise tant, dans la ralit, le Fils lui-mme incarn,celui-ci accomplit ses figures : non seulement il souffre autant qu'il est possiblede souffrir comme pleinement l'ont vu Isae ainsi que Zacharie, mais sa souf-rance est souffrance de Dieu. En effet, aux yeux de Zacharie, travers l'Envoyransperc, c'est Dieu lui-mme qui est touch. Et l'Envoy, c'est dsormais le

    Fils et son Pre, c'est Dieu lui-mme. Ds lors les coups qui atteignent le Filsatteignent aussi le Pre. Et de fait, comment le Pre, dont nous dcouvrons le

    isage dans celui de Jsus, deviendrait-il subitement inaccessible dans ce mmeisage lorsque nous le frappons ? (15). Par ailleurs Jsus le dit formellement :

    Le Pre est toujours avec moi , il ne me laisse jamais seul (Jean 16, 32). OrJsus parle ainsi, entrant dans sa Passion. Ds lors, en atteignant Jsus par lescoups meurtriers de la Passion et par le transpercement final de la Croix, onrappe et transperce coup sr le Fils, mais, dans le Fils et par lui, on s'en prend

    galement au Pre, car les deux ne font qu' un (Jean 10, 30). De mme con-riste -t-on ainsi mortellement l'Esprit (phsiens 4, 30), puisqu'il est le lien de

    leur commun amour. C'est sans doute pourquoi, au tmoignage de saintMatthieu, dans la Passion et dans la mort du Christ, les assises du monde serouvent branles, obscurcie la lumire du jour et dchir le voile du Temple,

    du haut en bas, mettant ainsi nu le Saint des Saints lui-mme.

    (15) Pourquoi, du moment que Jsus meurt, cesserai-je de l'entendre me dire : Qui m'a vu a vu lePre ? , Va