complexité(s). le mot du siècle

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 La complexité,

vertiges et promesses

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Du même auteur

Le désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines, Cerf,2004.

 Jacques Berque, Quel islam ? Sindbad/Actes Sud, 2003. Avant-proposet postface de Réda Benkirane. Réda Benkirane

 La complexité,vertiges et promesses18 histoires de sciences

 Nouvelle édition

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Préface de la nouvelle édition  ......................................................................................................................................... IX 

 Avant-propos  ......................................................................................................................................................................................................................... 9

I. Le complexus , ce qui est tissé ensemble ....................................................................... 17Entretien avec Edgar Morin

II. La fin des certitudes .............................................................................................................................................................. 37Entretien avec Ilya Prigogine

III. Fusionner les bits et les atomes .................................................................................................... 53Entretien avec Neil Gershenfeld

IV. De la vie in silico .......................................................................................................................................................................... 73Entretien avec Daniel Mange

 V. Émergence et insectes sociaux   .................................................................................................................. 93Entretien avec Jean-Louis Deneubourg 

 VI. L’intelligence artificielle,évolutive et ascendante .......................................................................................................................................................... 115Entretien avec Luc Steels

 VII. Les « bio-logiques », ou tout ce qui pourrait être ....133Entretien avec Christopher Langton

 VIII. Autopoïese et émergence ...................................................................................................................... 155Entretien avec Francisco Varela 

IX. Vers une science qualitative .................................................................................................................. 171Entretien avec Brian Goodwin

Sommaire

L'édition originale de ce livre est parue aux éditions Le Pommier en 2002.

La première édition poche est parue en avril 2006,avec l’ISBN : 2-7465-0281-X.

Relecture : Jean-Baptiste LucianiMise en page : Marina SmidCouverture : Lunapark – Bianca GumbrechtEt mettre la nouvelle adresse du Pommier.

8, rue Férou – 75006 Paris www.editions-lepommier.fr

 A Karima, Rym et Younès.

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VIII

Complexité(s), lien, nœud, pli.Le mot du siècle

Lorsqu’il y a une quinzaine d’années j’entrepris unesérie d’entretiens semi-directifs avec une cinquantaine de

scientifiques du monde entier, je pensais que la complexitéétait une notion fondamentale des nouvelles humanitésscientifiques et qu’il importait d’en comprendre ses facettes,ses mécanismes et ses propriétés. Avec le recul, je me rendscompte aujourd’hui que la complexité est plus que jamais ledéfi à penser, mais que désormais c’est dans le sociétal et leculturel qu’elle se reterritorialise.

Car s’il me fallait résumer la situation actuelle de l’hu-manité en un mot, ce serait celui de complexité(s) . Le plurielest de circonstance, mais il est entre parenthèses, car c’est

plutôt l’infinitif du processus, la forme nominale de l’actionqu’il s’agit de capter. Il faudrait parler plus précisément decomplexification, d’une action en cours, démultiplicatrice,se répandant partout en variétés et en variations continuées,et ce à différentes échelles d’espace et de temps. Pour décrirel’état de notre monde, le mot complexité  exprime intuitive-ment assez bien l’idée de l’intrication des événements, ladimension critique de phénomènes mineurs qui ont desconséquences majeures, ou encore l’incertitude de l’aveniret le rétrécissement de l’espace et du temps du fait de notre

empreinte écologique. Le monde a cessé d’être simple, et lemode de vie des sociétés contemporaines est le produit decette transformation sophistiquée et irréversible.

Nature, culture, science, société, économie, politique…,chaque champ de notre réalité est désormais soumis à unrythme de changement sans précédent : la biosphère toutentière résonne dorénavant de nos activités et artefacts, denotre manière d’habiter l’espace et le temps, de notre usagede ressources vulnérables et épuisables (telles que l’eauet l’air !), de notre déchetterie plastique (devenue le  sep-

tième continent, étalé sur quelque 3,4 millions de km2 auPacifique nord !) et de nos déjections en tous genres. Tout achangé en nous et autour de nous en quelques années seule-

 X. Spirales de l’auto-organisation ....................................................................................................... 193Entretien avec Stuart Kauffman

 XI. Transitions de phases ............................................................................................................................................... 211Entretien avec Bernard Derrida 

 XII. Histoires de chaos.......................................................................................................................................................... 231

Entretien avec Yves Pomeau

 XIII. Hasard, chaos et mathématiques ................................................................................ 251Entretien avec Ivar Ekeland

 XIV. Complexité, logique et hasard .............................................................................................. 271Entretien avec Gregory Chaitin

 XV. De la science des limites et des limitesde la science .............................................................................................................................................................................................................. 297Entretien avec John Barrow 

 XVI. L'espace-temps fractal ................................................................................................................................... 314Entretien avec Laurent Nottale

 XVII. L’inflation chaotique de l’univers ......................................................................... 341Entretien avec Andrei Linde

 XVIII. Des sciences qui nous rapprochentde la singularité ............................................................................................................................................................................................ 361Entretien avec Michel Serres

Bibliographie  ............................................................................................................................................................................................................. 385

Index   ................................................................................................................................................................................................................................................. 403

Remerciements  .................................................................................................................................................................................................... 410

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COMPLEXITÉ(S), LIEN, NŒUD, PLI. LE MOT DU SIÈCLE XILA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES X 

ment, comme si nous avions franchi un « mur du sens », unseuil critique, et que nous entamions une mutation majeurede l’humanité en tant qu’espèce. Ce que nous vivons à tra-vers nos activités, nos relations et nos interactions était abso-lument impensable et inconcevable il y a un siècle pour desindividus qui, génération après génération, vivaient au sein

d’un même voisinage, apprenaient le même type de connais-sance, accomplissaient le même travail, étaient assujettis à lamême culture, enfermés au sein de la même classe sociale,etc. Comment pouvons-nous appréhender la dynamiquequi nous affecte, nous augmente à la fois en puissance eten fragilité ? Disposons-nous d’une grammaire particulière,de principes et de théorèmes pouvant jeter quelque lumièresur le défi de la complexité – ce que tout un chacun peutintuitivement percevoir mais qui reste, dans une logiquestrictement cartésienne, hors d’atteinte  ?

Une rationalité étendue Pour saisir l’importance de la complexité, il faut revenirsur le fait que de nombreux phénomènes restent justementhors d’atteinte selon la méthode scientifique classique,celle du réductionnisme. Disons alors que la complexitédéploie une rationalité non pas rétrécie, réduite, mais unerationalité étendue , élargie, enrichie, à la mesure justementde l’extension de notre puissance d’agir et de notre sphèrecognitive. La complexité n’a rien de mystique, de mytho-

logique, de théologique, elle est mise en acte scientifiqued’une extension de la raison appliquée à une réalité quidéborde de possibilités dont seules des bifurcations impré-visibles actualisent telle ou telle virtualité parmi d’autres.Pour justement traiter en équations physico-mathématiquesdes phénomènes autrement hors d’atteinte, il faut avoirrecours à une rationalité qui a la particularité d’être à la foisplus vaste et moins prétentieuse dans son traitement des« touts sophistiqués » qu’elle embrasse. Cette rationalité vaà rebours du réductionnisme, cherche à rendre compte des

causalités non linéaires qui agissent, insistent et persistentdans des « touts », des systèmes qui ont la particularitéd’être dénués de centre de contrôle ou de chaîne de com-

mandement. Cette rationalité ou nouvelle manière de voirle monde postule la prééminence de la relation sur l’objet,elle confirme l’objectivation des liens – et leur explorationcombinatoire – entre les entités, les particules, les corpus-cules, les êtres vivants ou techniques, les objets physiques oumathématiques. La complexité contribue donc à renouveler

notre vision : le réel nous apparaît fait d’une étoffe dont lamaille fibreuse est tout en filaments réticulaires et en finsentrelacs.

Une physique de l’immanence La science réductionniste postule l’existence d’une approchetranscendantale de la connaissance : on part d’une certainehauteur (qui confère à l’observateur un « trône d’assurance »et une « extraterritorialité ») pour descendre progressive-ment, creuser toujours plus et s’enfoncer en réalité jusqu’à

atteindre des parties élémentaires que l’on met en coupepar toutes sortes de techniques de contrôle et de manipula-tion. La science complexe chemine différemment, souventà l’inverse, elle part d’un fond géologique ou biologique,ou d’une soupe chimique de réalité, et observe l’évolutionempirique d’entités rudimentaires qui s’agrègent en phéno-mènes de pure immanence pour former, par un processusascendant (bottom-up ), à coups de projections réticulaireset de croissance rhizomatique, des motifs et des compor-tements d’ensembles plus riches les uns que les autres. A

chaque remontée d’échelle, il y a un gain de puissance d’en-semble et une création de propriétés supplémentaires quine s’expliquent plus ou disparaissent dès que l’on chercheà redescendre à un échelon inférieur. Les principales pro-priétés physiques qui permettent le développement de cesniveaux de complexité sont la non-linéarité  (quand les causeset effets ne sont pas proportionnels), l’émergence  (quand letout est plus que la somme des parties) et l’évolution  (lorsquele temps irréversible est producteur de nouveauté).

La science classique, qui commença avec entre autres

Galilée (et son langage mathématique de la nature),Descartes (et sa méthode réductionniste) et Newton (et soncalcul différentiel), s’acheva au premier tiers du siècle der-

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COMPL EXITÉ(S ), LI EN, NŒUD, PLI. LE MOT DU SIÈCLE XII ILA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES XII

nier avec notamment Heisenberg (et son principe d’incer-titude), Gödel (et son théorème d’incomplétude), Turing(et son théorème d’indécidabilité). D’énormes progrès sontdus à la méthodologie scientifique du réductionnisme, quiconsiste à disséquer un système en éléments plus petits.Mais, désormais, la science adopte une nouvelle manière

de voir : la plupart des phénomènes naturels qui nousentourent sont non linéaires, irréductibles, imprédictibleset même erratiques. La science est donc en train de pro-duire de nouveaux paradigmes pour modéliser les motifsdes phénomènes, le mouvement et son incertitude. La vieest vue désormais comme un ballet fragile et créatif entreordre et désordre, entre cristal et fumée, entre monarchie etanarchie. Et la science devient le catalogue des motifs que lanature déploie dans sa colossale évolution créatrice.

Pourquoi donc tant s’intéresser à ces propriétés qui

sont marquées par l’absence de centre de contrôle ou dedécision ? Parce qu’elles concernent des processus naturels,culturels, sociaux, économiques et politiques qui restent au-delà de notre champ de contrôle et de notre horizon de pré-dictibilité. Si nous comprenons leurs propriétés, nous sai-sissons mieux les limites de notre prédictibilité et pouvonsmieux comprendre la nature de la Nature, l’organisation descomposants des ensembles complexes, et mieux interagiravec ces systèmes. D’ores et déjà, le principal apport de lathéorie de la complexité aura été de rendre la science plus

réaliste, en rendant sa quête plus modeste (car la science alongtemps souffert du péché d’arrogance). La complexiténourrit un échange constant entre les limites de la scienceet la science des limites : il y a là effectivement matière àperplexité, entre vertiges et promesses…

Terminologie ambiguë, fécondité heuristique De mes échanges avec des lecteurs, il ressort que le termede complexité   peut, au premier abord, prêter à confusion. J’ai souvent entendu dire (à la suite de ce que fait remar-

quer le philosophe Michel Serres, au chapitre XVIII, sur« des sciences qui nous rapprochent de la singularité »),que le terme n’est pas des plus appropriés. Complexité(s), le

terme est peut-être mal choisi, mais il reste le maître motdu siècle en cours. La synonymie la plus courante, mais laplus trompeuse, consiste à rabattre ce terme sur la notionde complication , et c’est là prendre le risque de s’étendreen fausses perceptions et modélisations. C’est que noussommes face à un concept qui n’a pas été inventé ou produit

par des concepteurs, mais qui a été choisi par ses utilisateurset ses praticiens . En toute rigueur, il resterait à inventer unnéologisme susceptible de le remplacer qui soit à même de« faire sens » pour l’honnête homme et de « faire science »pour le savant-chercheur. Mais encore faut-il être un créa-teur, un artiste ou un philosophe d’exception pour cela ! Enattendant, la racine ancienne du mot informe utilement surles significations les plus actuelles du concept. L’étymologierenvoie au latin complexus   (co,  « ensemble » et  plexus, « tissé »), participe passé adjectivé de complecti  (« embrasser,

saisir ») formé à partir de  plectere  (« tresser, tisser, plier »).Deux sens sont à retenir : d’une part l’idée d’entrelacement,de tissage, et d’autre part l’idée de pliage. Du coup, la signi-fication de la terminologie empruntée renvoie à l’art de fairedes nœuds et des plis au sein de la nature ou de certainssystèmes dynamiques. L’idée des plis est profonde et, surle plan heuristique, extrêmement féconde pour l’avenir desétudes sur la complexité.

Nous vivons l’âge d’or de la complexité. D’une certainemanière, notre situation est en quelque sorte similaire à

la crise survenue au XIX 

e

  siècle avec la découverte de lagéométrie non euclidienne. Durant plus de vingt siècles,l’humanité pensait qu’il n’y avait de géométrie que planeet euclidienne, que ses postulats (« les droites parallèles nese croisent jamais », « la somme des angles d’un triangleest toujours égale à 180 degrés ») étaient universellementvalables. Malgré le fait que nos sens percevaient des surfacestactilement et visuellement courbées, convexes, concaves,rugueuses, brisées, feuilletées, fibreuses, notre raison linéaireles aplanissait  pour les rendre conformes aux postulats d’Eu-

clide. Et puis, progressivement, les scientifiques ont décou-vert de nouveaux objets mathématiques, perçus commeétranges et monstrueux parce qu’ils ne validaient pas le cin-

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COMPL EXITÉ(S ), LI EN, NŒUD, PLI. LE MOT DU SIÈCLE XV  LA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES XIV 

quième postulat d’Euclide (sur le parallélisme des droites).La découverte des géométries courbes (hyperbolique etelliptique) et de la géométrie fractale (ensemble de Cantor etcourbes de Weierstrass, de Koch, de Peano) ouvrit le champfertile à l’univers non euclidien, d’où sortirent au début dusiècle dernier des découvertes scientifiques révolutionnaires,

telles que la courbure de l’espace-temps mise en évidencepar Albert Einstein et la théorie de la relativité générale quien résulta.

Épistémè du pli  Je pressens que la complexité entrouvre un nouveau conti-nent « géométrique » pour notre regard sur le monde. Nousdécouvrons, par souci de réalisme et par notre captationsensorielle, que nous sommes foncièrement non euclidiens !Nous découvrons que le monde n’est aucunement plat –

contrairement à ce que vante la vulgate de la mondialisation–, mais qu’il est  plis . Ce changement de perspective est ensoi un changement de paradigme qui est en train de sedérouler au sein de nos cultures globalisées et mises en rap-port différentiel généralisé les unes par rapport aux autres(chacune se frottant ainsi à toutes les autres dans chaquemétropole, nœud réticulaire et autre point-clé du monde). Au moment où surviennent un basculement de puissancedans l’économie et la politique (d’un monde que j’appelle post-occidental ) ainsi que des modifications radicales dans

l’accès, la production et le partage du savoir, nous décou-vrons l’étrangeté des autres (êtres vivants, cultures, peuples,mentalités). Par conséquent, le plus grand défi intellectuelde notre temps consiste à transformer l’interdisciplinaritédes sciences en un échange interculturel pour approfondir,en dehors de la modélisation in silico  et de l’expérimentationin vitro , la compréhension des phénomènes d’émergenceet de complexité qui se manifestent en l’homme et dans lasociété contemporaine.

Voir l’objet par les relations qui le tissent et considérer la

matière par les pliures et les plissures nous permet d’adop-ter un point de « vue » plus « géométrique ». Et nous avonsbesoin d’adopter de nouvelles optiques géométriques, car

l’humanité souffre d’un strabisme persistant (qu’accentuele réductionnisme méthodique) susceptible d’aboutir à unecécité empirique . Nos sociétés globalisées risquent à termed’étouffer sous le poids de leur dette écologique. Ellessont en effet confrontées à un problème de croissance etd’excroissances, à une gestion de stock défectueuse (nous

consommons en huit mois ce que la terre ne peut produirequ’en une année) et à un manque d’espace et de temps ausein de la biosphère (au rythme actuel de nos activités, d’icià la fin du siècle il faudrait constituer les stocks de deuxplanètes Terre). Nous sommes là soumis à un problèmede géométrie à l’échelle globale puisque les ressources nonrenouvelables les plus vitales que nous risquons d’épuisersont l’espace et le temps. Dans sa saisie des logiques despliages et plissages de la matière, des tissages et métissagesde l’objet, la scienza nuova   du  XXI

e  siècle non seulement

est à même de fournir une ex-pli-cation   à ce qui restaitnaguère hors d’atteinte, mais elle le fait dans l’im-pli-cationde ce dont elle rend compte et qui est aussi travaillé par lamulti-pli-cité . Cette science-là est participative de ce qu’elleobserve, elle permet de voir   immédiatement combien lemonde est intrinsèquement interdépendant.

Se pourrait-il alors que la complexité soit une théoriede la rationalité étendue annonciatrice de nouvelles vuesgéométriques et de découvertes qui relèvent pour l’heure del’impensé  ? S’il y a différentes échelles et formes de complexi-

té, pourrions-nous alors les distinguer, les sérier, en dresserune taxinomie ? Peut-on encore préciser les différentescouches de profondeur (info-techno-bio-anthropologiqueissues de longs et lents calculs, de vécus et de cogitations ?Fait-il sens de définir une complexité restreinte  comme étantcelle qui est mise en équations physico-mathématiques,qui modélise et simule ces systèmes complexes adaptatifsmassivement étudiés dans les laboratoires de recherche ?Pourrions-nous définir une tout autre classe de phénomènesrelevant d’une complexité généralisée  qui ne peut être encodée

par un algorithme ni encapsulée dans aucun autre forma-lisme mathématique (et donc non modélisable !) commeétant celle culminant dans le vivant, l’homme et la société ?

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COMPL EXITÉ(S ), LI EN, NŒUD, PLI. LE MOT DU SI ÈCLE XVIILA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES XVI

Voilà quelques-unes des nouvelles questions  qu’il serait pas-sionnant d’explorer dans le cadre de « conversations créa-trices » à venir.

Sciences et technologies du pharmakon  Au commencement de ma grande enquête (quasi eth-

nographique) sur les sciences contemporaines autour duthème de la complexité, j’étais animé par un enthousiasmecontagieux. Je voulais apporter ma propre contribution à unhumanisme ressourcé dans une scienza nuova . L’impressionprévalait que la science et les technologies de l’informationet de la communication pourraient beaucoup pour nous,que leur grammaire se prêtait à la syntaxe des phénomènescritiques. Depuis lors, j’ai dû prendre en compte des scéna-rios plus pessimistes dans les usages de la complexité, de ceseffets de levier et de boucles rétroactives.

Depuis lors, il y eut en effet des événements dont lapuissance de sidération n’en finit pas de se déployer : lesattaques du 11 septembre 2001 contre les tours jumellesde New York et le Pentagone à Washington, le krachboursier de Wall Street et l’effondrement financier mondialde septembre 2008, le tremblement de terre au Japon, letsunami qui s’ensuivit et l’accident nucléaire de Fukushimale 11 mars 2011. Que nous réserve l’avenir maintenant quenous sommes complètement mis en réseau et en résonancepar la communication ubiquitaire et la technoscience ?

Notre civilisation est-elle faite de telle manière à pouvoirsubir et amortir indéfiniment la physique particulière de cescatastrophes ? Mais il y a aussi eu des phénomènes porteursd’avenir, comme ces révoltes sociales d’un genre nouveau etqui sont le fait d’une jeunesse qui partout dans le monde n’a jamais été aussi bien éduquée et formée, et qui partout resteexposée au chômage et à l’absence de perspectives socio-économiques. De ces jeunes qui ont été à l’avant-gardedes révoltes, je dirais qu’ils sont les enfants de la complexité ,des natifs numériques (digital natives ), les monades et les

nomades d’une civilisation mondiale en devenir. On peutencore dire d’eux qu’ils sont les pollinisateurs des réseauxsociaux, des joueurs d’échecs tridimensionnels misant sur

les lois topologiques des routes de l’information et la sagessedes foules. On a pu voir comment ils ont su d’instinct mobi-liser une intelligence collective, connective et cognitive auservice du plus grand nombre, que ce soit pour renverser destyrannies politiques ou pour se rebeller contre la dictaturedes marchés financiers. Sur l’ensemble du bassin méditer-

ranéen, dans de grandes villes comme Londres, New York,Montréal, São Paulo, des mobilisations sociales spontanéessans précédent ont vu le jour, et elles ont en commun desmotifs, ou  patterns,  nouveaux : non-violence, absence deleadership et d’idéologie, l’infotechnologie et les réseauxsociaux étant les catalyseurs de la réaction sociale.

Ce qu’il faut retenir de ces événements et de leursacteurs, c’est qu’ils relèvent du principe actif du pharmakon ,que ce qui peut nous sauver peut aussi nous fourvoyer, quela potion est le remède qui guérit autant que le poison qui

tue. Les technologies de l’information et de la commu-nication ont grandement contribué à la société du savoirou à l’empowerment  de jeunes citoyens révoltés ; mais cesmêmes technologies œuvrent à la répression numérique,à la surveillance et à l’espionnage par les États les pluspuissants, sans compter les nouveaux dispositifs de combatet de contrôle par la robotisation (les drones militaires etleurs clones civils). Pour défendre le néolibéralisme, cetacide logique capable de dissoudre toute autre forme derationalité économique, on entérine des axiomes tels que

« l’économie ne ment pas » ou « les marchés ont toujoursraison ». D’éminents économistes n’hésitent pas, pour légi-timer le libre-échange et le fondamentalisme du marché, àinvoquer les mécanismes de l’auto-organisation derrière lachère « main invisible » d’Adam Smith. Les usages de la com-plexité par les sciences ne sont ni tous bons ni tous mauvais.Mais ce qui me paraît actuellement assez frappant, c’est devoir comment la complexité et ses phénomènes sont de plusen plus intégrés dans des schémas réductionnistes au profitd’un nouveau scientisme qui prône des possibilités de dés-

humanisation, tels que le post-humanisme ou l’intelligenceartificielle « forte » (strong AI ). Selon le principe déterministeet somme toute stupide que « tout ce qui est techniquement

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COMPL EXITÉ(S ), LI EN, NŒUD, PLI. LE MOT DU SIÈCLE XIX LA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES XVIII

faisable sera entrepris, et tout ce qui est vendable sera réa-lisé », on voit venir toutes sortes d’innovations scientifiquesaux applications potentiellement dangereuses et qui sontmarquées du sceau de la complexité.

Il ne fait pas de doute que nous vivons en bordure duchaos, c’est-à-dire au seuil d’événements de type catastro-

phique et aux conséquences incalculables, mais pareillementnous cheminons sur la crête d’une renaissance qui ressembleà un tsunami cognitif susceptible de tout balayer sur son pas-sage. Pour ne rien arranger, nous sommes affectés d’une crisedu sens et d’une anxiété métaphysique. De plus, notre modede vie qui ignore la parcimonie, la manière dont nous remplis-sons et saturons l’espace et le temps, et consommons les res-sources naturelles, concourent à faire de notre « village global »le pire des mondes possibles. Nous devons donc confronter cetétat d’existence hautement incertain avec une connaissance de

nouvelles possibilités cognitives et la quasi inévitable approchede « notre heure finale » (pour reprendre le titre d’un livre del’astrophysicien britannique Martin Rees) en raison de nosinclinations égotistes, suprématistes et violentes.

Les idées et les concepts issus de la complexité aurontune profonde implication sur la manière dont la scienceet la culture seront pensées et vécues. La complexité est enfait une déclaration universelle d’interdépendance, pour lemeilleur et pour le pire. Nous sommes en train de réaliserque ce qui affecte les êtres vivants, à l’autre bout de la terre

ou de la chaîne alimentaire, peut avoir des conséquencesimmédiates, concrètes et matérielles pour nous, ici et main-tenant. L’interdépendance, c’est aussi le fait que l’humanitésoit engagée dans un destin collectif, alors qu’elle est deve-nue une force géophysique capable de dérégler la biosphère.Nous pouvons voir que, d’une certaine manière, noussommes tous embarqués dans le même navire et nous pour-rions faire en sorte – s’il reste du temps – qu’il ne soit pas unvaisseau-drone sans pilote à bord ni un Titanic  planétaire…

Perspective cosmopoliteEn tant que science des relations, des nœuds, des liens etdes plis, la complexité est aujourd’hui la seule théorie scien-

tifique susceptible d’admettre une perspective véritablementcosmopolite sur nous-mêmes, à savoir que les différentesvisions du monde concernant un même et unique monde  sont toutes simultanément légitimes et valides. Ce regardrenouvelé d’un monde infiniment diversifié et en mêmetemps singulièrement unique se retrouve dans le chef-

d’œuvre philosophique de Leibniz, le court et éblouissanttraité de la Monadologie . Il n’y est question ni d’ontologie nid’étant, mais d’un « étang » et d’un « jardin » qui donnent àvoir la complexité et sa phénoménologie du détail :

« Chaque portion de la matière peut être conçue, commeun jardin plein de plantes, et comme un étang plein depoissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membrede l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang. »

Leibniz, Monadologie , § 67 (1714).Selon cette vision perspectiviste, il s’agit d’exprimer

localement et de manière différentielle un tout sophistiqué.Chaque (id)entité simple exprime et formalise, selon songénie, sa tradition et sa variation dynamique propres, lemême et unique monde « comme une même ville regardéede différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliéeperspectivement », nous dit encore Leibniz. Ce même etunique monde nécessite une civilisation inspirée, capable

d’explorer et de combiner des agencements de formes socié-tales et de dispositifs technologiques qui ne saturent pas etne détruisent pas l’espace et le temps qu’elles habitent.

Nous ne sommes plus seulement dans un jardin philo-sophique « miroir vivant perpétuel de l’univers » et dans desplis dont Leibniz dit « qu’ils vont à l’infini », mais dans unesituation de survie de l’humanité qui impose un nouveaumode de remplissage de l’espace et du temps. La prochainecivilisation, post-occidentale, sera mondiale ou ne sera pas.Et nous autres, « non euclidiens », formons la courbure d’un

arc-en-ciel humain fait de gens de science, de culture, d’art,de foi, d’action et d’engagement. De plus en plus de citoyenset d’humanistes – et plus particulièrement les jeunes qui ne

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LA COMPLEXITÉ, VERTIGES ET PROMESSES XX 

veulent plus du destin de bétail cognitif – vivent et agissenttels des medicine men , des acupuncteurs travaillant sur lespoints vitaux d’un monde malade de ses urbanités débor-dantes, de ses sécrétions toxiques, psychiques ou atmos-phériques. En quête d’harmonie et de beauté (et la scienceentretient une relation très particulière avec la beauté d’une

théorie, d’une hypothèse, d’une équation), ces thérapeutescherchent à construire une pensée étendue en relationssolidaires, à produire du sens en faisant de la complexité unsavoir sapiential pour notre temps. Tout l’enjeu pour eux estde mettre en acte la sagesse dans l’écart à l’équilibre, dont celivre fournit quelques linéaments et schèmes logiques.

Cet ouvrage n’a pas de prétention scientifique ousavante : certains lecteurs et quelques scientifiques le consi-dèrent comme une somme, mais c’est essentiellement unlivre de récits et de « conversations créatrices ». Que le

lecteur s’approprie ce petit objet, facile à prendre avec soi,en randonnée, en déplacement, et qui peut se lire, en pleinmétro ou au milieu d’une île, comme un manuel pour l’hu-manisme et la citoyenneté planétaires, à l’intention de tousceux qui sont en quête d’une vision intégrée de la science etde la philosophie, de la pensée et de l’agir.

Réda Benkirane

 Avant-propos

Un voyage au pays des sciences 

Ce livre est né du désir de comprendre commentcertaines idées scientifiques, notamment celles à l’origine

de la révolution informatique, influent sur notre mode devie, notre manière de penser et de travailler. Ce projet s’estimposé dès lors que j’ai senti que les questions relatives à lascience prenaient une importance grandissante dans notreculture contemporaine et représentaient un enjeu majeuren termes d’éthique et de citoyenneté. En m’engageant danscette aventure, j’étais également curieux de savoir quelleinfluence la culture et la société pouvaient avoir à leur toursur le développement de la science. Mon ambition étaitqu’à travers ces entretiens, le lecteur puisse entreprendre à

son tour une exploration de cette pensée multidisciplinaire– essentiellement mathématique, physique et biologique– et en appréhender, de façon à la fois claire et lucide, lesenjeux, et même la beauté.

Pour aborder cette traversée des sciences contemporai-nes, le dialogue m’a semblé la forme la plus appropriée. Aucours de mon propre parcours, j’ai souvent constaté que ledialogue est en soi une méthode d’approche et d’acquisitiondu savoir. Les livres d’entretiens – qui se distinguent desouvrages collectifs ou des essais par leur architecture et leur

style – peuvent constituer des points d’ancrage décisifs enaidant le lecteur à cerner un domaine de la connaissanceet l’inviter à se plonger dans des écrits, des récits et desrecherches dont il ne pouvait, jusqu’alors, franchir le seuil.Dialoguer avec des scientifiques autour d’une thématiqueneuve et originale permet d’échanger au-delà du jargontechnique, de lever les zones d’ombre, de dénouer les diffi-cultés tout en tissant sa propre grille d’interprétation.

Les « conversations » ici présentées forment la tramed’un voyage dans la complexité, parsemé de nombreux

arrêts et agrémenté de paysages variés, où le lecteur estinvité à cheminer au gré de divers champs et niveaux de laréalité : particules élémentaires, atomes, molécules, gènes,

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neurones, fourmis, puces électroniques, automates cellulai-res, robots, cyberespace, individus et sociétés contemporai-nes, êtres mathématiques, objets célestes seront observés etdécrits sous le prisme de la complexité.

Notre démarche s’inscrit dans l’ère du réseau et procèded’une logique d’ouverture et de partage de la connaissance.

Par le choix des interlocuteurs, la mise en perspective deleurs spécialités respectives, le croisement de leurs recher-ches, la complémentarité de leurs idées, ces entretiens visentà donner au lecteur une vue d’ensemble de perspectivesscientifiques diverses, de la physique de la turbulence àcelle de l’information, de la biologie génétique aux « bio-logiques » des artefacts, des mathématiques du chaos à lacomplexité algorithmique, de l’espace-temps fractal à l’uni-vers en inflation…

 J’ai ainsi recueilli des « histoires » de sciences en action

et en devenir ; elles se poursuivent sous nos yeux, en tempsréel, à la faveur d’outils tels que l’ordinateur et l’Internet.Elles suggèrent quelques voies possibles parmi l’éventaildes embranchements et des éclairages que proposent lessciences du  XXI

e siècle. Dans ces dialogues, il appartiendraau lecteur de se situer, de privilégier tel ou tel profil ousillage. Les sciences de la complexité ne sont pas une écolede pensée, une nouvelle idéologie scientiste : elles aspirent,au travers d’un ensemble de techniques et de principes,à proposer une description aussi fidèle que possible des

phénomènes que la nature nous donne à voir. Si, à desdegrés divers, les chercheurs qui s’expriment dans ce livres’attachent tous à une même classe de problèmes – irréduc-tibles dans l’approche classique et qui vont de l’étude de laconscience et de l’intelligence aux origines de la formationde l’univers –, certains vont parfois jusqu’à proposer desmodèles théoriques s’excluant l’un l’autre. De ce point devue, ces histoires de sciences n’ont d’autre ambition quede déployer – parfois jusqu’au vertige – la diversité desapproches, des éclairages et des énoncés de la recherche telle

qu’elle se pratique aujourd’hui. C’est pourquoi, à l’heure oùbeaucoup s’inquiètent de l’emprise des « pensées uniques »– polarisées selon des axes droite/gauche, nord/sud, Orient/

Occident, etc. –, cette immersion dans l’univers scientifiquecontemporain peut être comprise comme une tentative derevivification de la pensée, un élargissement de nos horizonsintellectuels.

La complexité comme manière de voir 

Mais qu’est-ce que la complexité ? Il existe pléthore dedéfinitions. Certaines s’appuient sur les notions d’informa-tion, d’entropie (le niveau de désordre d’un système), dechaos ou de hasard. Toutes, à des degrés divers, exprimentune relation entre le tout et les parties d’un système, plusexactement le fait que la connaissance des parties ne suffitpas à expliquer le fonctionnement du tout. L’étymologiedu mot, qui vient du latin complexus , « tissé ensemble »,suggère l’intrication des parties ou des composants de based’un système physique ou biologique. La formule consacrée

de la complexité postule que « le tout est plus que la sommedes parties ». Qu’il s’agisse de turbulences atmosphériques,de colonies d’insectes ou autres populations animales auxfluctuations erratiques, de la progression de maladies épi-démiques, de l’évolution de régimes politiques, de réseauxde télécommunication, de mouvements sociaux ou de coursboursiers, les systèmes complexes dynamiques, les ensemblesouverts instables ne peuvent être décrits par l’analyse classi-que, qui consiste à découper le tout pour l’appréhender pardécomposition de ses fonctions élémentaires.

Un autre aspect de la complexité est sa situation « enbordure » de deux états différents, voire contradictoires.La complexité renvoie souvent à un seuil critique, à unefrontière entre chaos et ordre. « Entre l’ordre et le désordrerègne un moment délicieux », écrivait Paul Valéry ; on pour-rait voir là un signal fort de la complexité, qui désigneraitune zone fragile et éphémère, où, dans certaines conditions,une totalité pourrait adopter un comportement qualitatifnouveau.

Les sciences de la complexité sont nées des modélisa-

tions théoriques de phénomènes liés à la nature de certainssystèmes dynamiques étudiés dans diverses disciplines. Ense focalisant moins sur la fragmentation des objets et la

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découpe de ces phénomènes en séquences d’information,ces approches privilégient l’étude des relations et de leurscausalités multiples et parfois même contradictoires. Cettenouvelle perception s’avère complémentaire de notre façon« classique » de réfléchir, de travailler et d’aborder le chan-gement, y compris dans les événements imprévisibles, lessituations inédites. Mais ces nouveaux champs de la penséescientifique n’ont pu se développer que grâce au dévelop-pement de l’outil informatique. L’ordinateur joue un rôleprimordial : il est le microscope/télescope qui permet desimuler et visualiser des systèmes complexes dans l’infini-ment petit/grand.

On peut situer la « montée en puissance » de ces appro-ches non linéaires et non déterministes au moment de lapublication, par deux des plus importantes revues scienti-fiques, Science et Nature 1, en 1999 et 2001 respectivement,

de dossiers spéciaux consacrés à l’étude de la complexité.Ce n’est pas tant que ces sciences de la complexité soientnouvelles ; ce qu’il faut voir ici, c’est la migration d’idées,auparavant en marge des courants principaux de la science,vers le cœur de l’activité scientifique.

 Ainsi les deux lignes d’horizon de cette recherche sur lessciences correspondent-elles à un moment très particulierde l’histoire des sciences et des idées, celui d’une part del’essor de l’ordinateur, de l’Internet et des technologies del’information en général – un essor exponentiel qui bou-

leverse notre rapport aux sciences puisque l’espace-tempsinformatique rend le savoir abondant, son partage peucoûteux et en principe plus accessible au plus grand nombre– et, d’autre part, celui du déclin d’une ère scientifique quia certes apporté une formidable moisson de grandes décou-vertes mais qui a aussi imposé, au fil du temps, une spécia-lisation croissante, jusqu’à l’aberration, de l’enseignement etde la recherche scientifiques. Finalement, « les scientifiques

connaissent de plus en plus de choses sur de moins enmoins de choses ». Un état de fait qui n’est pas sans créerdes problèmes de communication entre disciplines autourde l’étude de phénomènes infiniment plus larges, riches etcomplexes que les spécialités censées les analyser.

Ces histoires de sciences mettent en scène des physiciensde l’information et de la turbulence, des mathématiciensdu chaos et du hasard, des biologistes de l’émergence et del’auto-organisation… On rencontrera un néo-darwinien etun anti-darwinien qui recourent aux mêmes outils concep-tuels, un linguiste qui s’intéresse à l’intelligence artificielle,un chimiste qui s’attache à l’écart à l’équilibre, des infor-maticiens qui se penchent sur une biologie générale, unastrophysicien auteur à la fois d’un livre sur le tout et d’unautre sur le vide, un de ses collègues qui évoque un modèle

de l’univers déroutant, dit de l’inflation chaotique…Les dix-huit personnalités qui s’expriment dans ce livresont non seulement des chercheurs et penseurs réputés dansle cadre de leurs disciplines respectives – et même au-delà–, mais également des « passeurs ». Certains viennent dumonde anglo-saxon, leur œuvre est peu ou pas traduite enfrançais, d’autres sont des théoriciens reconnus des sciencesde la complexité. Certains sont des figures consensuelles ausein de la communauté scientifique, tandis que d’autres sontperçus comme des penseurs critiques ou des « avant-gardis-

tes ». À travers une variété d’énoncés, une large palette dedisciplines et de spécialités, tous s’affairent à l’étude de pro-blèmes typiques et ardus de la complexité. Ainsi déployé, ce« panel » reflète, je crois, la diversité du milieu scientifiquepropre à notre époque.

Et, derrière ces grands noms de la science actuelle, deshommes se dévoilent, découvrant leur sensibilité propre,leurs différences – et parfois leurs désaccords –, leurs limiteset leurs espoirs, se laissent aller à quelques digressions quimontrent aussi la modestie et l’aspect très humain de la

recherche scientifique...Mon questionnement était préparé à l’avance ; lacontrainte que je m’étais systématiquement imposée au

1 - Lire, en particulier, Richard Gallagher et Richard Appezeller,

« Beyond Reductionism », Science , vol. 284, n° 5411, 2 avril 1999,p. 79 et Ziemelis Karl, « Complex Systems », Nature , vol. 410, 8 mars2001, p. 241-284.

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préalable fut l’immersion brusque et totale dans une richebibliographie. De la rencontre entre ce matériel abondant,souvent technique, ardu et abstrait, et ma propre inculturescientifique qui se réduisait – en se précisant –, les questionstout naturellement ont affleuré.

Sur un laps de temps de deux ans, ces entretiens furentenregistrés, retranscrits, pour certains traduits de l’anglais,réécrits, soumis aussi bien à des lecteurs généralistes qu’àdes universitaires, revus et corrigés par les scientifiqueseux-mêmes puis, enfin, ordonnés. Afin de rendre les textesplus clairs et plus fluides, plus accessibles à un large public,relectures et réécritures se sont ainsi multipliées. Enfin, justeavant publication, les chapitres furent renvoyés à nos scien-tifiques pour ultime vérification.

 Au fil de ces dialogues, certaines questions seront com-plémentaires d’un interlocuteur à l’autre, d’autres, récurren-tes, reviendront dans différentes disciplines. L’ensemble deces entretiens montre une progression, un effet de « zoom »qui permettra au lecteur soit de passer d’une discipline àl’autre, soit d’approfondir telle théorie, soit enfin de glisserde l’infiniment petit à l’infiniment grand. Des notes et unebibliographie commentée l’aideront à cheminer dans sonparcours au cœur des sciences de la complexité.

Vertiges, éclaircissements et promesses 

Tel « Alice au pays des sciences », le lecteur est invité

à découvrir les diverses métaphores dont use la sciencemoderne pour décrire la complexité qui nous tisse. Il s’émer-veillera devant d’étranges figures, d’impossibles géométries,des boucles logiques qui ressemblent à s’y méprendre auxlithographies de Maurice Escher ; il éprouvera l’universalitédes motifs engendrés par les pistes chimiques des fourmis,les règles rudimentaires d’automates cellulaires ; il pourrasaisir les limites de la science face à la végétation touffue duhasard, dont l’immensité épuise tout algorithme. Tout aulong de cette odyssée de la complexité, il sera accompagné

de guides qui l’entraîneront vers des paysages scientifiquesvertigineux, éclatés, rugueux, où la monotonie, le plan régu-lier n’existent qu’en des couloirs fort réduits, qui lui feront

entrevoir des pics et des nids d’aigle, des lacs, des hauts pla-teaux d’argile crissante, des dunes de sable, des abysses et desforêts profondes, des vallées luxuriantes où ruissellent deseaux descendues de sommets mathématiques dont certainssont demeurés, jusqu’à aujourd’hui, inviolés.

Pour peu que l’on se penche sur ses motifs, que l’ons’imprègne de son esthétique si proche de la nature, que l’onse familiarise avec ses logiques et leur déploiement, la com-plexité se révèle porteuse non seulement d’éclaircissementsmais aussi de promesses.

R.B.