comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

22
Décembre 2019 – N° 460 Comprendre le monde qui vient ESPRIT Quand le langage travaille Pour les langues Barbara Cassin Anne Dujin Pierre Judet de La Combe Heinz Wismann Usures et usages Frédéric Joly Bérengère Viennot Raffaele A. Ventura Renouvellements Maxence Bonin Nicolas Krastev-McKinnon Erwan Ruty Mobilisations et démobilisations djihadistes Big Data et sécurité – 1989 ou le sens de l’histoire Un pays ou deux systèmes ? – Les forces de la révolte au Chili Entretien avec Sylvain Tesson – Le Prince et la philosophe

Upload: others

Post on 11-May-2022

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

Commande en ligne ou par téléphone au 03 86 72 07 00Par téléphone au 03 86 72 07 00 - Sur Internet www.scienceshumaines.com

Actuellement chez votre marchand de journaux

Ce qui est contraire est utile et c'est de ce qui est en lutte que naît la plus

belle harmonie ; tout se fait par discorde.Héraclite (v. 540 av. J.-C. – v. 480 av. J.-C.)

GD57-110x190.indd 1 07/11/2019 09:29

ESP

RIT

Qua

nd le

lang

age

trav

aille

L 18971 - 460 - F: 20,00 € - RD

Décembre 2019 – N° 460

Déc. 2019

N° 460

Comprendre le monde qui vient

ESPRIT

Quand le langage travaille

Pour les languesBarbara Cassin

Anne Dujin Pierre Judet de La Combe

Heinz Wismann

Usures et usagesFrédéric Joly

Bérengère Viennot Raffaele A. Ventura

RenouvellementsMaxence Bonin

Nicolas Krastev-McKinnon Erwan Ruty

Mobilisations et démobilisations djihadistesBig Data et sécurité – 1989 ou le sens de l’histoire

Un pays ou deux systèmes ? – Les forces de la révolte au ChiliEntretien avec Sylvain Tesson – Le Prince et la philosophe

BELUX 21 € - CH 30FS - ESP/IT/PORT-CONT 21 € - DOM/S 21 € - TOM/S 2650XPF - CAN/S 33,99 $can - MAR 225MAD - AFRIQUE 12000XAF - LIBAN 22 €

Page 2: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

ESPRIT

212, rue Saint‑Martin, 75003 Pariswww.esprit.presse.fr

Rédaction : 01 48 04 92 90 ‑ [email protected] et abonnements : 03 80 48 95 45 ‑ [email protected]

Fondée en 1932 par Emmanuel Mounier

Directeurs de la rédaction Antoine Garapon, Jean‑Louis SchlegelRédactrice en chef Anne‑Lorraine BujonSecrétaire de rédaction Jonathan Chalier

Responsable de la communication Edouard ChignardetConseil de rédaction Hamit Bozarslan , Carole Desbarats, Anne Dujin,

Michaël Fœssel, Joël Hubrecht, Emmanuel Laurentin, Camille Riquier, Lucile Schmid

Comité de rédactionOlivier Abel, Vincent Amiel, Bruno Aubert, Joseph Bahout, Alice Béja,

Françoise Benhamou, Abdennour Bidar, Dominique Bourg, Sylvie Bressler, Fabienne Brugère, Ève Charrin, Christian Chavagneux, Guy Coq, François Crémieux,

Jacques Darras, Gil Delannoi, Jean‑Philippe Domecq, Élise Domenach, Jacques Donzelot, Jean‑Pierre Dupuy, Alain Ehrenberg, Jean‑Claude Eslin,

Thierry Fabre, Jean‑Marc Ferry, Jérôme Giudicelli, Nicole Gnesotto, Dick Howard, Anousheh Karvar, Justine Lacroix, Anne Lafont, Hugues Lagrange, Guillaume le Blanc,

Erwan Lecœur, Nicolas Léger, Joseph Maïla, Bernard Manin, Michel Marian, Marie Mendras, Patrick Mignon, Jean‑Claude Monod,

Véronique Nahoum‑Grappe, Thierry Paquot, Bernard Perret, Jean‑Pierre Peyroulou, Jean‑Luc Pouthier, Richard Robert, Joël Roman,

Olivier Roy, Jacques Sédat, Jean‑Loup Thébaud, Irène Théry, Justin Vaïsse, Georges Vigarello, Catherine de Wenden, Frédéric Worms

Directeur de la publication Olivier Mongin

Comprendre le monde qui vient

Page 3: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/2

Quand le langage travaille IntroductionAnne Dujinp. 42

Dans et pour la langueEntretien avec Barbara Cassinp. 48

L’usure de la langueFrédéric Jolyp. 57

La mauvaise langue de TrumpBérengère Viennot p. 65

Maîtriser l’indicibleRaffaele Alberto Ventura p. 71

À voix hauteErwan Ruty p. 78

La poésie ludique du rapMaxence Bonin et Nicolas Krastev-McKinnonp. 84

Juger ce qui est ditPierre Judet de La Combe et Heinz Wismannp. 89

À plusieurs voixUn pays ou deux systèmes ?Jean-Philippe Béjap. 10

Crise et nationalisme en IndeChristophe Jaffrelotp. 14

Gandhi aujourd’huiRamin Jahanbegloop. 18

Cazeneuve, le funambuleJérôme Giudicellip. 21

Une petite tristesse de Kaczyński…Jean-Yves Potel p. 23

Les combattantes chrétiennes du RojavaHedwig Marzolf p. 26

Les forces de la révolte au ChiliAïcha Liviana Messinap. 31

L’obsession BolsonaroAmanda Diasp. 35

Page 4: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

3/

VariaDu communisme à l’islam. Réflexions sur la violence politiqueÉric Marlièrep. 98

Les déçus du califat. Émotions et démobilisationMyriam Benraadp. 105

Le paradoxe de Zadig. Big Data et sécurité. Jean-Pierre Dupuy p. 115

1989 ou le sens de l’histoirePierre Grosserp. 123

CulturesPoésie / Les mots blessésEntretien avec Sylvain Tessonp. 136

Cinéma / Alice et le maire de Nicolas PariserCécilia Suzzoni p. 141

Séries / L’appel à la résistance de La Servante écarlateNathalie Bittingerp. 146

Livresp. 150

Brèvesp. 176

Auteursp. 189

Page 5: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se
Page 6: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

5/

NOUS AUSSI

Les réseaux sociaux nous ont habitués à réagir en spectateurs blasés : chaque nouvelle révélation donne lieu à des fils interminables de commentaires qui mettent en cause la nature des faits ou l’attitude de la victime. L’indignation peut flamber et s’éteindre aussi vite, selon le climat du moment ou la cote médiatique des principaux acteurs de l’« affaire ». L’enquête de Marine Turchi dans Mediapart sur les agressions sexuelles qu’aurait subies Adèle Haenel adolescente de la part du réalisateur Chris‑tophe Ruggia n’a pas donné lieu à ce genre de polémique. Peut‑être parce qu’au lendemain de sa parution, l’entretien en direct qu’a donné l’actrice à Edwy Plenel a sidéré ceux qui l’ont vu : le visage bouleversé d’Adèle Haenel n’était pas celui d’une victime mais celui d’une combattante qui avait, par la réflexion et par l’amour de ses proches, dépassé la haine. Elle s’est adressée avec douceur à son père, et en même temps à tous les hommes, en affirmant que les représentations qui nous ont nourris depuis l’enfance étaient présentes, en toile de fond de ces agressions, et que l’adulte qu’était alors le cinéaste avait cru au « romantisme » de la situation. Adèle Haenel a également avoué avoir pu croire aussi aux récits qui sous‑tendent cette domination symbolique, avant de s’en détacher. Elle a clairement réaffirmé, par son attitude et par ses mots, le slogan des féministes des années 1970, selon lequel « le privé est politique ». Et choisi d’en appeler à une « belle société » dans laquelle il n’y aurait pas des « monstres » à éliminer mais des hommes à « faire changer ».De cette parole et de l’effet qu’elle produit, il faut d’abord se féliciter. Plus que d’un prolongement de #MeToo, souhaitons qu’il s’agisse là du véritable point de départ, en France, d’une transformation profonde de la conscience commune. Il faut entendre cette demande de protection

Éditorial

Page 7: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

Esprit

/6

et de justice pour les victimes d’abus sexuels, d’autant plus abîmées, détruites, empêchées d’être qu’elles étaient jeunes au moment des faits. Adèle Haenel et Marine Turchi témoignent, au terme de cette longue et minutieuse enquête, qu’après les prises de parole, c’est dorénavant l’écoute qui se fait plus attentive et, avec celle‑ci, la compréhension et le rejet des violences rendues possibles par tout un système, non seu‑lement de pouvoir, mais aussi de représentations sociales et de relations humaines.Comme le milieu du journalisme, le cinéma vit de ses codes et de ses mythes : Adèle Haenel dénonce l’ensemble du dispositif dans lequel un réalisateur s’est cru autorisé à, et dans lequel on l’a autorisé à profiter d’une adolescente. Qu’il s’agisse de l’aura de l’artiste ou d’autres formes d’autorité et d’emprise (et comment ne pas penser dans le même temps à ce qui se passe aujourd’hui dans l’Église ?), c’est ce qu’il n’est plus pos‑sible de tolérer. En femme, en actrice et en militante, avec celles qui l’ont précédée et celles à qui elle ouvre maintenant la voie, Adèle Haenel nous signifie qu’il est temps de mettre fin à l’autorisation que les hommes se donnent sur le corps des femmes.Mais cette volonté politique a pris un chemin bien particulier, car tout en disant croire en la justice, Adèle Haenel a choisi de ne pas porter ses accusations au tribunal. Parce que, dit‑elle, celle‑ci n’écoute pas assez les victimes de violences sexuelles qui, trop souvent, ne voient pas leur plainte aboutir à une condamnation. Or, si la justice peine aujourd’hui à traiter ces cas de violations à la hauteur des attentes légitimes des vic‑times, on ne peut l’expliquer trop vite par son fonctionnement patriarcal, d’autant moins quand on sait que la magistrature est l’une des professions les plus féminisées de France, de telle sorte que la justice est aujourd’hui largement rendue par des femmes. Mais dans une époque de politi‑sation accrue de l’intime, la finesse des rapports humains reste diffici‑lement accessible à la procédure judiciaire. Il nous faut de ce point de vue repenser, réformer l’institution et lui donner les moyens nécessaires, et non s’en détourner ni consacrer son dessaisissement, accélérant par là l’effondrement des médiations symboliques.À la différence de l’enquête journalistique, l’entretien vidéo accordé à Mediapart peut de ce point de vue nourrir un sentiment de malaise. Un homme absent est convoqué devant le tribunal de l’opinion. La mise en scène de l’entretien évoque celle d’une audience, mais le

Page 8: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

Nous aussi

7/

spectacle médiatique ne peut servir de substitut à la justice. Il ne permet ni l’ajournement dans le temps, ni la concentration dans l’espace qui sont les ressorts symboliques du jugement, ni la distinction indispensable des rôles de chacun. Comme un procureur – ou un cinéaste –, Edwy Plenel s’appuie à son tour sur la personnalité d’Adèle Haenel, son physique, sa force d’interprétation, l’émotion qu’elle est capable de dégager. Elle est le nouveau visage de #MeToo, la star qui peut porter cette question douloureuse entre toutes. On attend d’elle, en professionnelle, qu’elle convainque. Et cela marche d’autant mieux que son discours est sincère et qu’il sonne juste. Sans doute ce choix a‑t‑il été fait en connaissance de cause, par une femme forte qui propose de parler pour toutes les victimes qui n’ont pas accès comme elle à ce pouvoir de représentation. Mais le régime du spectacle repose sur l’instantanéité et sur l’évidence de l’image, quand tout le travail de la justice consiste jus‑tement à les refuser. Le premier communiqué de la Société des réalisa‑teurs de films annonçant l’exclusion immédiate de Christophe Ruggia, donne à réfléchir sur cette forme de justice immédiate.Adèle Haenel nous a lancé un immense défi politique : changer une société encore trop patriarcale et inaugurer de nouveaux rapports entre les sexes, les genres et les générations, au centre desquels seraient pré‑servées la dignité des personnes et l’intégrité des corps. Ce défi est collectif et engage chacune et chacun d’entre nous. Mais nous ne le relèverons pas sans construire les institutions qui seules permettent de symboliser la vie en commun, sans lesquelles on risque de sombrer dans l’affrontement sans fin – ou dans la solitude.

Esprit

Le spectacle médiatique ne peut servir de substitut

à la justice.

Page 9: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

À PLUSIEURS

VOIX

Page 10: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

À PLUSIEURS

VOIX

Page 11: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/10

À plusieurs voix

UN PAYS OU DEUX SYSTÈMES ?Jean-Philippe Béja

Depuis le début de juin de cette année, Hong Kong est secouée par d’inces-santes manifestations auxquelles par-ticipe une grande partie de la popu-lation. Au départ, c’est pour protester contre une proposition de loi per-mettant d’extrader des « criminels » vers la Chine que des millions de per-sonnes sont descendues dans la rue. Venant après des attaques sans cesse plus ouvertes contre les libertés de la Région administrative spéciale (Ras) – enlèvement d’éditeurs publiant des ouvrages critiques du Parti commu-niste chinois (Pcc), invalidation de députés prônant le localisme ou sim-plement la démocratie, interdiction d’un parti politique indépendan-tiste – qui n’avaient guère suscité de protestations, une grande partie des Hongkongais ont considéré cette nou-velle loi comme une atteinte insuppor-table à l’indépendance de la justice, considérée comme le fondement du système particulier de la Ras. Une fois la suspension de la proposition de loi décidée par la cheffe de l’exécutif, Carrie Lam, le mouvement a étendu ses revendications pour obtenir des garanties sur la pérennité de la formule

« un pays, deux systèmes » qui régit la Ras : retrait de la proposition de loi, création d’une commission d’enquête indépendante sur les violences poli-cières, amnistie des personnes arrêtées, retrait du qualificatif d’« émeute » (qui peut entraîner des condamnations allant jusqu’à dix ans de prison) et véri-tables élections au suffrage universel.

Répression policière et violenceAprès avoir « suspendu » la propo-sition de loi, le gouvernement de la Ras a répondu à ces revendications en envoyant la police, ce qui a natu-rellement provoqué une escalade de la violence. Le 3 septembre 2019, après plus de trois mois de manifestations hebdomadaires ayant rassemblé des millions de participants, la cheffe de l’exécutif annonçait le retrait de la pro-position et l’ouverture d’un dialogue avec des citoyens tirés au sort.C’était une grande victoire pour les protestataires, car tous savaient que Pékin avait mis son veto à ce retrait. Mais cela arrivait trop tard. En effet, les arrestations se comptaient par milliers, dont un grand nombre de jeunes de moins de 18 ans et tous craignaient que de lourdes condamna-tions frappent les personnes arrêtées. De plus, la police opposait son refus à la plupart des demandes de mani-festations. Le 4 octobre, invoquant l’Emergency Regulations Ordinance, un

Page 12: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

11/

À plusieurs voix

texte colonial qui donne les pleins pouvoirs au gouverneur, Carrie Lam imposait l’interdiction des masques que la plupart des manifestants portaient pour se protéger des gaz lacrymogènes et pour éviter d’être reconnus.En effet, la Chine a exigé des compa-gnies hongkongaises travaillant avec le continent qu’elles licencient leurs employés ayant participé au mou-vement. Cette répression a enragé les protestataires qui ont vandalisé les magasins pro-Pékin et les stations du métro, qu’ils considèrent comme allié du gouvernement. Les délais observés par la police pour intervenir contre ces déprédations ont conduit nombre d’observateurs à se demander si le gouvernement ne cherchait pas à laisser se développer une situation chaotique afin de justifier une inter-vention plus musclée.Les manifestants sont extrêmement jeunes et plus de 1 000 personnes arrêtées sur un total de 3 000 ont moins de 18 ans. De fait, c’est lar-gement l’approche de 2047, date à laquelle la formule « un pays, deux systèmes » expirera, qui explique la révolte des jeunes hongkongais. Ayant observé les ingérences croissantes de la Chine depuis cinq ans, ils sont convaincus que Pékin veut reprendre Hong Kong en main. Tous pensent que le seul moyen de l’en empêcher est d’instaurer le suffrage universel, car ils

sont convaincus qu’un chef de l’exé-cutif élu au suffrage universel direct serait responsable d’abord devant le peuple de Hong Kong, et donc mieux en mesure de résister aux initiatives de Pékin.Réalistes, les combattants de première ligne ont également annoncé qu’ils se présenteraient aux prochaines élec-tions aux conseils de district pour exprimer les vœux de la population. Ils bénéficient aujourd’hui d’un très fort soutien populaire et les partis favo-rables au gouvernement craignent de subir une défaite écrasante lors de ces élections. Cela expliquerait-il le refus de négocier du gouvernement, refus qui aboutit à un regain de violence et pourrait, selon ses stratèges, aboutir à dégoûter la population de la violence ?Il est remarquable que, depuis le retrait du projet de loi, la cheffe de l’exécutif Carrie Lam n’a pris aucune initiative pour tenter de négocier avec les protestataires. Dans son discours sur l’état de la région (policy address) le 16 octobre, elle n’a fait aucune allusion au mouvement qui secoue Hong Kong depuis cinq mois. Fidèle à la vision de Pékin selon laquelle Hong Kong est une « cité économique », elle a fait certaines propositions pour alléger le fardeau représenté par l’immobilier, faisant semblant de croire que les protestations étaient créées par les difficultés de la vie quotidienne. L’em-ballement des inégalités est indéniable,

Page 13: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/12

À plusieurs voix

mais les protestataires sont convaincus qu’il est dû à la politique favorable aux riches du gouvernement et à sa soumission à la Chine, dont les immi-grants – des riches qui achètent des appartements sans se soucier des prix, des pauvres qui pèsent sur les aides sociales et le système scolaire – sont responsables de l’absence de perspec-tives pour la jeunesse.Ce calcul est complètement faux. Le mouvement rassemble aujourd’hui des personnes issues de toutes les classes sociales – on trouve souvent, parmi les « vaillants » (yongwu pai, ceux qui sont aux premières lignes), des personnes qui n’ont pas de problèmes économiques, aux côtés de jeunes en recherche d’emploi. Le manque de perspectives d’ascension sociale accroît sans aucun doute le sentiment de pessimisme des habitants de la Région, mais ce sont surtout les inter-ventions croissantes de la Chine dans le fonctionnement du système qui les conduisent à se révolter.

L’émergence du localismeDepuis la fin du mouvement des parapluies en 20141, de plus en plus de jeunes sont convaincus que la Chine n’a plus l’intention d’appliquer la formule « un pays, deux systèmes »,

1 - Voir Jean-Philippe Béja, « Hong Kong : les parapluies restent ouverts », Esprit, octobre 2014.

ce qui explique le développement du localisme. L’occupation des places en 2014 avait conduit à la structuration d’une culture particulière à la jeunesse de Hong Kong, qui s’est renforcée au fil des années et a culminé avec le mouvement de protestation actuel. De plus en plus, les manifestants se sentent éloignés de la Chine et s’iden-tifient à la Ras. Aujourd’hui, nom-breux sont ceux qui pensent qu’ils ne pourront pas affirmer leur identité, centrée autour des valeurs de liberté et d’élections libres, tant qu’ils resteront dans une République populaire de Chine (RPc) de plus en plus totalitaire. Contrairement à ce qu’espéraient les dirigeants du Pcc lorsqu’ils ont signé la déclaration commune avec les Bri-tanniques en 1984, les Hongkongais, loin de s’identifier à la RPc, se sentent de plus en plus éloignés de la Chine. Quel échec pour un dirigeant comme Xi Jinping qui fonde une grande partie de sa légitimité sur le nationalisme chinois !

Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils ne

pourront pas affirmer leur identité tant qu’ils

resteront dans une République populaire

de Chine de plus en plus totalitaire.

Page 14: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

13/

À plusieurs voix

Lam chao (« Si nous brûlons, vous brû-lerez avec nous ») est une conception répandue parmi les protestataires. Pour eux, ce mouvement représente la dernière chance de préserver la spécificité de Hong Kong. Ils sont convaincus que s’ils échouent aujourd’hui, Pékin mettra un terme à l’autonomie de Hong Kong. C’est la raison pour laquelle ils se disent prêts à aller jusqu’au bout pour obtenir la satisfaction de leurs revendications.Et il faut dire que leur analyse n’est pas absurde. Depuis plus de cinq ans, de nombreuses voix autorisées à Pékin ont expliqué que la déclaration conjointe sino-britannique n’avait plus de validité, qu’« un pays » l’em-portait sur « deux systèmes », et qu’il fallait mettre en œuvre une « gestion exhaustive » de Hong Kong. Au cours d’une réunion qui s’est tenue à Shenzhen, Han Zheng, le responsable du Bureau politique pour les affaires de Hong Kong, a incité les entreprises d’État chinoises à être plus actives à Hong Kong. Le fait que l’annonce de la démission du Pdg de Cathay Pacific, une entreprise privée hongkongaise dont une entreprise chinoise détient 40 % des parts, ait été annoncée à Pékin, montre que même dans le domaine de l’économie, l’autonomie de Hong Kong se réduit comme peau de chagrin. Pékin ne cesse d’intervenir dans l’administration de la Région administrative, et les responsables des

associations de résidents qui lui sont liées, telle l’association des résidents du Fujian, n’hésitent pas à passer à tabac ceux qu’ils considèrent comme des « leaders » des protestataires. Quant à une réouverture de négociations sur la réforme politique, il n’en est pas question, et nombre d’observateurs affirment que Xi Jinping estime que les conditions accordées en août 2014, qui ont déçu les Hongkongais et conduit au mouvement des parapluies, sont beaucoup trop libérales.Face à cela, les militants de première ligne, les vaillants, cultivent le secret, l’anonymat, et ne communiquent que par messageries cryptées. Le « vanda-lisme » des vaillants témoigne d’une crainte de l’emprise de la Chine : ils s’attaquent aux caméras de surveil-lance qui se sont multipliées au cours des dernières années, convaincus que leurs films peuvent être consultés par Pékin et qu’elles font peser une menace sur leur vie privée. Ils s’in-quiètent également du remplacement des cartes d’identité par de nouveaux papiers fondés sur la reconnaissance faciale. Ils refusent d’utiliser la carte Octopus (équivalente de la carte Navigo) qui permet à la police de suivre leurs mouvements. Le recours croissant des autorités à l’intelli-gence artificielle inquiète des citoyens convaincus de la nécessité de protéger leurs informations personnelles face à un régime qui s’est fait connaître

Page 15: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/14

À plusieurs voix

par ses capacités d’intrusion et de contrôle. Cette inquiétude explique que les « pacifistes » (helifei) sou-tiennent les actions des vaillants.

Le silence de PékinAujourd’hui, Pékin observe et préfère ne pas intervenir. Les inconvénients d’une intervention sont nombreux : Hong Kong est une place financière internationale qui sert à l’économie chi-noise ; c’est là que l’on lance les tenta-tives d’internationalisation du yuan. La Ras reste un endroit essentiel pour les multinationales qui préfèrent y signer leurs contrats avec les entreprises chinoises, soucieuses de profiter des garanties que leur procure le système judiciaire indépendant fondé sur la common law britannique. Et puis, c’est aussi l’endroit où les représentants de la nomenklatura mettent leur argent à l’abri et où les entreprises d’État font leurs introductions en Bourse. Enfin, une intervention brutale à Hong Kong risquerait de renforcer les indépendan-tistes à Taïwan : déjà, depuis le début des manifestations, la position de la présidente Tsai Ing-wen, qui se repré-sente aux élections en janvier 2020, a été renforcée.On peut donc penser que tant que la situation dans la Ras ne menace pas son pouvoir, le Parti communiste chinois est prêt à accepter la persis-tance d’un certain niveau d’agitation, de tension, du type Gilets jaunes,

d’autant plus qu’il est convaincu que la majorité de la population finira par se dégoûter du désordre. Appui à la police, refus d’ouvrir des négociations avec les protestataires, dénonciation des ingérences étrangères et du mou-vement pour l’indépendance de Hong Kong constituent la stratégie du Pcc.

CRISE ET NATIONALISME EN INDEChristophe Jaffrelot 1

Au printemps dernier, le Premier ministre indien sortant, Narendra Modi, avait en partie dû sa réélection à la fièvre nationaliste dont le pays avait été le théâtre à la suite de l’attentat islamiste de Pulwama (Jammu-et-Cachemire) de février et aux frappes aériennes visant le Pakistan (où l’attentat en question aurait été fomenté) qui s’en étaient suivies. Six mois plus tard, la crise économique – qui, sans cet épisode d’hyper-nationalisme, aurait privé Modi de bien des suffrages – s’est brusquement aggravée, remettant le nationa-lisme hindou au goût du jour, suivant une dialectique désormais bien rodée.

1 - Chercheur au Ceri-Sciences Po/Cnrs et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Christophe Jaffrelot vient de publier L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique, Paris, Fayard, 2019.

Page 16: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

15/

À plusieurs voix

La crise économique, dont l’ampleur avait été masquée pendant la cam-pagne électorale par le gonflement artificiel du taux de croissance2 et par le report de plusieurs annonces statis-tiques (dont les chiffres du chômage), s’explique par la congruence de facteurs structurels et d’éléments conjoncturels parfois difficiles à démêler.Au chapitre des facteurs structurels figure d’abord le déclin de l’agriculture indienne qui, si elle emploie encore 55 % des actifs, ne représente plus que 16 % du produit national brut (Pnb). La baisse du revenu agricole vient premièrement de la parcellisation des terres, de père en fils (au pluriel), au point qu’aujourd’hui 70 % des paysans cultivent moins d’un hectare et que les ouvriers agricoles sont plus nombreux que ceux qui vivent de leurs terres, et deuxièmement des problèmes d’eau (trop rare ou trop abondante) liés au changement climatique (phé-nomène dont l’Inde sera l’une des plus grandes victimes au xxie siècle) et à l’assèchement des nappes phréa-tiques dans lesquelles les producteurs de cannes à sucre et de coton ont puisé sans retenue.

2 - D’après Arvind Subramanian, l’ancien Chief Economic Advisor du gouvernement Modi qui a démissionné en 2018, le taux de croissance réel de l’économie serait de deux points inférieur au taux officiel. Il se situerait donc entre 4 et 5 % aujourd’hui.

L’effet de ces facteurs structurels a été amplifié par trois décisions du gouver-nement Modi : il a maintenu les prix agricoles à un bas niveau pour ne pas s’aliéner les consommateurs urbains, cœur de son électorat ; il a réduit le plan d’aide aux pauvres ruraux, le National Rural Employment Guarantee Act, qui avait été la grande œuvre de son pré-décesseur ; et il a durement pénalisé les campagnes en retirant, au nom de la lutte contre la corruption, 86 % de la masse monétaire en circulation en novembre 2016, privant le secteur informel (dont l’agriculture) de son seul moyen de paiement…La crise agricole n’est toutefois pas seule en cause. La croissance à qua-siment deux chiffres des années 2000 a accru les inégalités de telle sorte que la part de la richesse nationale détenue par les 10 % les plus aisés est passée de 35 à 55 % en vingt-cinq ans, alors que celle des 50 % les plus pauvres chutait de 25 à 15 % – en partie du fait de la crise agricole. L’une des causes structurelles de la crise indienne tient dans ces chiffres : si les riches ont été le moteur de la croissance dans les années 2000, cette croissance s’est essoufflée parce que nul n’a pris le relais de ces consommateurs excep-tionnels que sont les ingénieurs infor-maticiens et autres cadres off shore du secteur des services, vivant en grande partie de leur activité à l’export.

Page 17: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/16

À plusieurs voix

Cet effet de ciseaux se lit dans la chute de la consommation de biens durables, que reflète l’augmentation des capacités de production inuti-lisées de l’industrie qui a atteint 24 % en 2019. Dans l’automobile, la crois-sance négative des ventes varie entre 20 et 40 % suivant les marques. Dans ces conditions, les entreprises n’inves-tissent pas et, de fait, le taux d’inves-tissement (formation brute de capital/Pnb) a chuté de 34 % en 2012 à 28,8 % en 2018.Cette tendance s’explique aussi par des difficultés d’accès au crédit, dues non seulement à des taux élevés (en raison du monétarisme de la Reserve Bank of India et de la baisse du taux d’épargne, passé de 40 % en 2012 à 31,6 % en 2019), mais aussi à la crise des banques publiques (70 % du système ban-caire), plombées par des créances douteuses en partie nées du « capita-lisme de connivence » à l’indienne : bien des banques publiques ont dû prêter à des entrepreneurs proches du pouvoir (même quand leurs projets ne leur permettaient a priori pas de rembourser leurs emprunts). Les banques publiques ne prêtent plus car les créances douteuses représentent plus de 10 % de leur bilan, malgré l’in-jection de 42 milliards de dollars par le gouvernement – deux points de Pnb – au titre de leur recapitalisation.À la ville comme à la campagne, la crise économique est à l’origine d’une crise

sociale dont le suicide des paysans (que l’État a cessé de dénombrer en 2017) et le chômage des jeunes sont les traits saillants. Si le chômage est à son plus haut niveau depuis quarante-cinq ans, il frappe surtout les 20-24 ans, en raison notamment du dynamisme démographique du pays. La popu-lation augmentant de 16 millions par an, le pays voit arriver 8 millions de nouveaux demandeurs d’emploi chaque année ; or en 2017 (dernière année pour laquelle des données solides sont connues), l’Inde n’a créé que 5,5 millions d’emplois. D’après l’organisme le plus fiable en la matière, le Centre for Monitoring Indian Economy, 34 % des 20-24 ans sont à la recherche d’un emploi. Ce chiffre atteint 38 % parmi les urbains de cette classe d’âge. Chez les 20-29 ans, le nombre de chômeurs est passé de 17,8 à 30,7 millions entre 2017 et 2019 (+ 73 %).

La crise économique est à l’origine d’une crise

sociale dont le suicide des paysans et le chômage

des jeunes sont les traits saillants.

Ces chiffres sont à rapprocher de la sta-gnation de l’industrie qui n’a pas réussi à attirer les investisseurs étrangers en dépit du programme Make in India

Page 18: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

17/

À plusieurs voix

lancé par Modi en 2015. Paradoxe : bien des employeurs ne parviennent pas à pourvoir des milliers d’emplois en raison d’un défaut de formation qu’un autre plan de Modi, Skill India, n’est pas parvenu à combler. C’est qu’aucun programme de formation professionnelle ne saurait pallier l’in-suffisance de la formation initiale, les gouvernements successifs ayant fort peu investi dans l’éducation – si le gouvernement de Manmohan Singh avait porté cette ligne à 5 % du budget en 2011, elle est retombée à 3,5 % en 2019 après une baisse continue.Les caractéristiques de la crise indienne expliquent les réponses qui lui ont été apportées par le gouvernement Modi. Au lieu de traiter le problème de demande dont souffre l’économie, le pouvoir a cherché à soutenir l’offre, par exemple en faisant passer le taux de l’impôt sur les sociétés de 35 à 25 % en octobre 2019 – portant ainsi le déficit public à quasiment 10 % du Pnb. Cette démarche, qui vise à attirer les investis-seurs, risque d’être inutile si rien n’est fait pour relancer la demande. On ne la comprend que si l’on tient compte des liens qui unissent le pouvoir aux milieux d’affaires.Outre que les réformes mises en œuvre semblent à contre-emploi, elles sont très limitées, signe que Narendra Modi n’accorde pas la priorité aux questions économiques. Il semble faire un autre pari : s’il a pu triompher en dépit de

son bilan économique il y a six mois, en jouant sur la fibre nationaliste, sans doute peut-il poursuivre dans la même voie en espérant les mêmes résultats.Ce calcul éclaire la décision qu’il a prise l’été dernier à propos du Jammu-et-Cachemire. Dix jours avant la fête nationale du 15 août, qui marque l’indé-pendance de l’Inde, le gouvernement a aboli l’article 370 de la Constitution qui accordait au Jammu-et-Cachemire un statut d’autonomie si poussé que, par exemple, les Indiens des autres États ne pouvaient y acquérir des biens immobiliers. Surtout, le Jammu-et-Cachemire a été transformé en un territoire de l’Union, ce qui revient à priver son gouvernement du contrôle de la police, transféré à un lieutenant- gouverneur nommé par New Delhi.Cette décision reflète la position ancienne des nationalistes hindous sur le sujet : pour eux, l’autonomie favorise le séparatisme alors que, pour Nehru, il s’était agi d’une façon de désamorcer cette force centrifuge. La décision du 5 août a toutefois été justifiée diffé-remment, par le retard dont souffrait la région en termes de développement et la persistance d’un djihadisme importé du Pakistan, deux arguments sujets à caution. D’une part, le Jammu-et-Cachemire présente des indices de développement humains meilleurs que bien des États (y compris le Gujarat, présenté comme un État modèle), notamment grâce à une réforme

Page 19: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

/18

À plusieurs voix

agraire digne de ce nom. D’autre part, on assiste à une indigénisation du djihad cachemiri3, dont le signe le plus récent est venu de l’attentat de Pulwama : le suicide bomber responsable de la mort de quarante et un soldats indiens était un jeune Cachemiri de la région. La décision du 5 août dernier risque de radicaliser davantage encore la jeunesse cachemirie, d’autant plus qu’elle s’est accompagnée de l’arres-tation de milliers de personnes, dont plusieurs centaines de responsables politiques (y compris trois anciens chefs de gouvernement). En outre, le parti de Modi, le Bharatiya Janata Party (bjP), a célébré l’événement comme une conquête, certains de ses cadres se félicitant même qu’il était main-tenant possible d’investir au Jammu-et-Cachemire, voire d’y épouser des filles réputées pour la blancheur de leur peau…Cette nouvelle vague de nationa-lisme hindou a permis de détourner l’attention du public des problèmes économiques (grâce à la servilité de chaînes d’information continue faisant caisse de résonance) et a même aidé le bjP à limiter les dégâts lors d’élections régionales remportées sur le fil en octobre dernier. Le scénario des années à venir est écrit : à mesure que la crise attisera la colère, le gou-

3 - New Delhi admet d’ailleurs que le nombre des terroristes passant la frontière indo-pakistanaise a diminué.

vernement se posera en défenseur de la majorité hindoue et en garant de la sécurité nationale – quitte à jouer la politique du pire en favorisant une montée aux extrêmes au Jammu-et-Cachemire. À ce compte-là, l’Inde pourrait s’engager sur la voie d’un État sécuritaire.

GANDHI AUJOURD’HUIRamin Jahanbegloo

Le 150e anniversaire de la naissance du Mahatma Gandhi nous offre l’occasion de réfléchir à l’état de la vio-lence dans notre monde et à la contri-bution de la non-violence à la survie de notre planète. En effet, dans ces décennies turbulentes d’incertitude et de scepticisme, quand nous célébrons notre monde en mutation rapide sans vraiment le comprendre, les préjugés, la haine, l’ignorance et les conflits sont toujours notre lot quotidien. Malgré les progrès impressionnants des sciences et des technologies et la croissance de la richesse matérielle dans les pays industrialisés, l’humanité continue d’être affligée par la pauvreté, la famine, la malnutrition et le manque d’éducation et de soins médicaux. Les différences de race, de religion et de nationalité contribuent toujours à

Page 20: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

19/

À plusieurs voix

de nombreuses tensions régionales, nationales et internationales. Enfin et surtout, bon nombre des pays et des nations qui ont été célébrés au cours des cinquante dernières années comme étant des modèles de démo-cratie et de démocratisation dans notre monde souffrent maintenant de la montée du populisme, du nationa-lisme religieux et des rivalités sectaires. Il est indéniable que nous vivons une période de crise grave et que le besoin d’une pensée et d’un compor-tement non violents se fait sentir plus que jamais. Comment Gandhi et sa non-violence peuvent-ils contribuer à un changement dans notre mode de pensée et notre style de vie, dans un monde où le pouvoir, l’argent et la célébrité sont les nouveaux dieux de notre civilisation humaine ?Il n’est pas nécessaire de chercher loin pour entendre le roulement de tambour de la conformité et de la complaisance, accompagné de la montée du popu-lisme et du nationalisme dans notre monde. Nous pouvons l’entendre dans nos quartiers, sur nos lieux de travail et même dans les établisse-ments d’enseignement. Alors, y a-t-il un espace pour le courage moral et la critique dissidente des gandhiens, entre l’optimisme naïf et rose des adeptes ashramiques de Gandhi et la démagogie cynique des politiciens du parti qui affichent leur photo à côté de celle du Mahatma tout en empê-

chant les gens de jouir de leurs droits fondamentaux ? L’honnêteté nous pousse à admettre que le gandhisme n’est ni une boutique de charlatans politiques qui, comme le dit Socrate, veulent « dormir tranquille pour le reste de leur vie », ni simplement un assem-blage d’êtres humains fondamen-talement bienveillants, qui pensent sauver leur conscience en étant de Bons Samaritains. Au contraire, ce que Gandhi nous enseigne, c’est que la non- violence combine la tendresse du cœur et la ténacité d’esprit. Les vrais gandhiens qui ont fait l’histoire, comme Nelson Mandela, Martin Luther King Jr., Khan Abdul Ghaffar Khan et Václav Havel, étaient des humanistes obstinés qui, comme le Mahatma Gandhi, étaient de sévères critiques pour eux-mêmes et pour autrui.

Si Gandhi reste pertinent pour notre monde, c’est

parce qu’il a défini la politique non comme

la conquête du pouvoir, mais comme l’art

d’organiser la société sans violence.

Mais la vérité est que notre monde manque de dirigeants gandhiens. Le problème de notre siècle, c’est que peu de politiciens pensent et encore

Page 21: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se
Page 22: Comprendre le monde qui vient belle harmonie ; tout se

Fabrication : Transfaire Sarl, F-04250 Turriers, 04 92 55 18 14www.transfaire.com

Création de la maquette originale et illustration de couverture : Ip-3 / Olivier Marty

Publié avec le concours du Centre national du livre

Dépôt légal novembre 2019 – Commission paritaire 0722 D 81899ISSN 0014 0759 – ISBN 978-2-37234-114-1

no 460, décembre 2019

Achevé d’imprimer sur les presses de Corlet Imprimeur

No d’impression : 1909.0232

Esprit est membre du réseau des revues européennes Eurozine (www.eurozine.com)

© Esprit – Sauf pour de courtes citations dans une critique de journal ou de magazine, il est interdit, sans la permission écrite des détenteurs du copyright, de reproduire ou d’utiliser les textes publiés dans cette revue, sous quelque forme que ce soit, par des moyens mécaniques, électroniques ou autres, connus présentement ou qui seraient inventés, y compris la xérographie, la photocopie ou l’enregistrement, de même que les systèmes d’informatique.

En application du Code de la propriété intellectuelle, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement, par photocopie ou tout autre moyen, le présent ouvrage sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris).