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CONFIANCE (EN SOI) Patrick Vignoles Réseau Canopé | Cahiers philosophiques 2009/4 - N° 120 pages 25 à 50 ISSN 0241-2799 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2009-4-page-25.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Vignoles Patrick, « Confiance (en soi) », Cahiers philosophiques, 2009/4 N° 120, p. 25-50. DOI : 10.3917/caph.120.0025 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Réseau Canopé. © Réseau Canopé. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.189.79.222 - 03/03/2015 18h25. © Réseau Canopé Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.189.79.222 - 03/03/2015 18h25. © Réseau Canopé

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LA CONFIANCE EN SOI - VIGNOLLE

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  • CONFIANCE (EN SOI)

    Patrick Vignoles

    Rseau Canop | Cahiers philosophiques

    2009/4 - N 120pages 25 50

    ISSN 0241-2799

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques-2009-4-page-25.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Vignoles Patrick, Confiance (en soi) , Cahiers philosophiques, 2009/4 N 120, p. 25-50. DOI : 10.3917/caph.120.0025--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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    La confusion entretenue parfois ad nauseam entre lintellectuel et le philosophe est bien fonde. elle ne se justifie pas seulement par une tradition socratique revisite par les Lumires ; elle porte trace dune nouvelle identit du philosophe et dune redfinition de la philosophie dont emerson lamricain montre exemplairement dans Confiance en soi quelles rpondent un besoin historique de lhumanit lpoque de la dmocratie : face au conformisme rsultant du scepticisme ambiant et de la domination des esprits par lopinion publique, le philosophe est lintellectuel consquent qui exhorte lhomme dmocratique restaurer en lui lindpen-dance desprit qui fonde la libert de parole et daction.

    are you going to spend your life saying ought like the rest of our moralists ? turn your oughts into shalls, man !

    G. B. Shaw, Major Barbara, acte III.

    C onfiance en soi1 : lessai qui porte ce titre pourrait tre le Comment on devient un homme dEmerson. Mais, pour Emerson, on ne devient

    pas un homme la manire de Benjamin Franklin. Parce quon lui reproche larrogance de lhomme qui a toujours raison, Franklin ajoute lhumilit sa liste des vertus sociales en donnant ce mot, dit-il, un sens tendu : il renonce

    1. il existe au moins deux traductions franaises rcentes de lessai demerson : par anne Wicke, qui traduit le texte de 1847 (essais, confiance et autonomie, paris, Michel houdiard, 1997), et par Monique Bgot, qui traduit le texte de 1841 (confiance en soi et autres essais, paris, rivages, 2000, coll. rivages poche ). le texte avait t traduit ds 1851 par mile Montgut (ralph emerson, essais de philosophie amricaine, d. charpentier). Maeterlinck a prfac une traduction de self-reliance par i. Will (M. Mali), sous le titre confiance en soi-mme (Bruxelles, paul lacomblez, 1894). il ny aura pas dappels de notes pour les citations de self-reliance ou confiance en soi. les mots et les phrases reproduits de langlais sont en italique.

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    contredire directement les opinions des autres et soutenir les [siennes] avec trop dassurance , et il remplace toute expression comme absolument, incontestablement, etc. par : je prsume, je mimagine, il me semble que telle chose est ainsi ou ainsi, ou : cela me parat ainsi quant prsent2 .

    lhumilit langagire de Franklin soppose le mode affirmatif de soi (self-assertive) de lexhortation mersonienne au self-trust. En effet la vertu qui se dcline dans les formes polies du commerce des opinions se tire dun souci dautrui qui, sincre ou insincre chez Franklin, cest un calcul, ou une forme de captatio benevolentiae , devient mpris de soi quand il drive dune situation de honte et signifie labdication de limpe-rial self. Nous devrions avoir honte davoir honte. La formule capitale de Self-Reliance, laversion de la conformit, qui est aversion de laversion de loriginalit cette double ngation fait de laffirmation de soi un renon-cement au renoncement de soi et soi , rcuse en son principe un code de conversation dont les rgles ne relveraient pas tant du respect dautrui que dune autocensure socialement correcte. Le conformisme nat du souci et de la peur de ce que pensent les gens. Pour Emerson, cest un principe : Qui veut tre un homme doit tre un non-conformiste .

    Emerson et Franklin ont rsoudre un mme et double problme thique et politique ddification : celui de la fabrication des Amricains3 Comment un individu naturel devient-il un homme libre ? et celui du dbat public en dmocratie Comment lintellectuel doit-il se conduire dans la discussion avec ses pairs et avec les autres citoyens ? La question de lexercice dmocratique se pose une chelle inoue : Quand, dans le pass, demande Ezra Pound4, 3 millions dhommes eurent-ils option de la forme complte de leur gouverne-ment ? Or, si, de lIndpendance 1841, le systme de base des droits et liberts se consolide, le cadre idologique bouge : linfluence romantique europenne sest exerce sur les Lumires amricaines et la jeune dmocratie pionnire a dj une histoire. Du fait de cette exprience, le problme thico-politique ne peut plus se poser Emerson comme il se posait Franklin ds avant lInd-pendance5. On se demande toujours comment des individus libres et gaux doivent entrer dans le dbat. Mais le problme de linstitution de la dmocratie se radicalise : faut-il entrer dans le dbat ? Faut-il discuter, si lapplication des rgles de discussion acceptes par tous aboutit un conformisme de pense et de discours qui retourne contre elle-mme la libert dexpression ? Comment faire entendre sa voix dans un rgime dopinion ? Une pense originale peut-elle se formuler dans la langue des dbats ? Est-elle mme simplement possible l o rgne en matre absolu la majorit ?6

    2. autobiography, iX. traduit et popularis en France sous le titre comment on devient un homme, louvrage est devenu au xixe sicle un classique de lducation de la jeunesse.

    3. lexpression est reprise du titre de gertrude stein, the Making of americans, dont des extraits ont t traduits par georges hugnet sous le titre la Fabrication des amricains (paris, d. de la Montagne, 1929).

    4. Dans e. pound, les cantos, cantos amricains , lXvii, Flammarion, coll. Mille et une pages , p. 415. 5. les lignes reproduites plus haut, rdiges en 1784, sont en effet relatives la priode 1730-1740. 6. la mme question inaugurale se pose thoreau, qui lui apporte dans Walden ou la vie dans les bois

    et les articles donns latlantic Monthly, une rponse scessionniste et disobedient diffrente de celle demerson, mais qui contribue, avec la parnse mersonienne, btir un cadre philosophique, dfinir un champ de discussion intellectuelle sur les moyens et les fins de lexistence politique et sociale des hommes libres qui continue de produire ses effets dans la culture amricaine.

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    La rception de lessai dEmerson suivra ici la leon de mthode que Pierre Hadot dit avoir puise dans les Investigations philosophiques de Wittgenstein : sil ny a pas le langage, mais des jeux de langage se situant toujours [...] dans la perspective dune activit dtermine, dune situation concrte ou dune forme de vie , il faut alors replacer les discours philosophiques dans leur jeu de langage, dans la forme de vie qui les [a] engendrs, donc dans la situation concrte personnelle ou sociale, dans la praxis qui les [conditionnent] ou par rapport leffet quils [veulent] produire7 . Cest pourquoi le texte de Self-Reliance sera mis en regard de lanalyse tocquevillienne du domaine intellectuel amricain. Car on ne peut lire le chapitre de Tocqueville sur la mthode philosophique des Amricains , par exemple, sans voir apparatre en creux la figure dEmerson ni se convaincre que lthique de la confiance en soi rpond un besoin de la vie publique amricaine diagnostiqu par Tocqueville. Cet essai de comprhension contextuelle de Self-Reliance ne produira videmment pas un compte exact de la pense dEmerson : comparaison nest pas raison, encore moins connaissance ex datis8, mais comparaison fait sens dans la mesure o elle invente le modle dintelligibilit de la situation thorique quelle cre. La lecture de Confiance en soi ambitionne seulement, mais rsolument, de sinscrire dans lun des plans de ractualisation de la pense dEmerson par Stanley Cavell9, celui de la rintroduction du souci perfectionniste de soi et de sa libert dans la conversation philosophique platonicienne sur le bien do le cadre rawlsien de la discussion rationnelle kantienne sur la justice lavait, non pas chass in fine (comme on chasse les potes la fin de La Rpublique), mais techniquement repouss la marge10.

    Or, dans la mesure o il relve dhabitus intellectuels dont Emerson veut affranchir lintellectuel (le scholar), le commentaire par le contexte amricain serait infidle lesprit et la lettre dEmerson sil devait court-circuiter la leon de lecture qui ouvre Self-Reliance et qui, conditionnant demble la rception du texte, nous fait entrer sans prambule dans le vif de ce quest la confiance en soi. Si, la question rcurrente, qui nest pas (ou plus) celle du pourquoi lire Emerson, mais celle du comment lire Emerson, Self-Reliance apporte sur-le-champ rponse, alors cest par l quil faut entrer : Emerson, sur le seuil, ouvre la porte.

    7. p. hadot, Wittgenstein et les limites du langage, paris, vrin, coll. Bibliothque dhistoire de la philosophie , p. 11.

    8. la premire publication demerson, nature, est de 1836. De la dmocratie en amrique parat en 1835. 9. voir s. cavell, conditions nobles et ignobles, trad. c. Fournier et s. laugier, d. de lclat, p. 77 sq. les

    textes de s. cavell consacrs emerson ont t runis sous le titre Quest-ce que la philosophie amricaine ? (gallimard, coll. Folio essais ).

    10. en ralit, ainsi que le prcise amartya sen dans la Dmocratie des autres (trad. M. Bgot, d. rivages poche, coll. petite Bibliothque , p. 12-13), rawls lui-mme, qui, dans les collected papers, fait reposer la dmocratie sur la dlibration publique et ce quil appelle le concept du dbat en soi , afin dviter den donner une dfinition trop restrictive par la seule tenue dlections libres intervalles rguliers, autoriserait un retour emerson et validerait le projet indissociablement thique et politique, non pas de donner la parole lhomme amricain, puisquil la et veille jalousement sur son droit, mais de lexhorter faire entendre sa voix, la voix singulire dun homme qui participe la palabre collective en portant haut et clair dans les institutions et la socit le verbe dune pense originale et indpendante, et discordante quand le combat pour la justice et la vrit lexige.

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    Pourquoi donc alors parler de confiance en soi ?11

    Dernirement, je lisais quelques vers dun peintre minent, vers pleins doriginalit et sans rien de conventionnel. Lincipit de Self-Reliance nous donne immdiatement lire ce quil en est pour Emerson de la lecture dun texte original and not conventional : un avertissement intrieur dont la vertu performative est plus dcisive que le contenu dclaratif de la chose lue.

    Quels sont ces vers ? Peu importe12. Limportant est quils soient dun peintre. Le peintre qui crit des vers nest pas un pote de mtier, et cest en quoi son texte est non conventionnel et original puisquil n'est pas dict par les conventions dun genre ni produit selon les habitus dun mtier. Lauteur de Self-Reliance lui-mme, voyant , visionneur (seer) et claireur plutt que penseur spculatif (reflective thinker), se prsente comme un prosateur ou un pote qui crit de la philosophie en amateur. Le message est clair : la relation par Emerson de sa lecture dun texte original et non conventionnel me fait comprendre sur-le-champ que ma lecture encore venir du texte original et non conventionnel dEmerson doit tre et sera lexprience cruciale de la confiance en soi dun auteur (le peintre-pote, lcrivain-penseur) qui mindique dun mot, dun geste, ma propre capacit de non-spcialiste tre lauteur self-reliant dun texte original et non conventionnel. Non seulement il y a une lecture inventive (a creative reading13) comme il y a une criture inventive (a creative writing), mais la premire est invitation la seconde. Croire en sa propre pense. Voil le gnie14. Indulgere genio. Car le gnie est ce privilge de tous qui fait dmocratiquement de chacun un membre part entire de llite.

    Le quoi faire de lintellectuel trouve donc pour ainsi dire a priori rponse dans lexprience de la lecture comme rvlation de la puissance dcrire : (bien) lire un (bon) livre mappelle crire, travailler comme on dit dans le tout petit monde des intellectuels. Si, cdant la persuasion intrieure dun texte original et pas conventionnel, je tire la leon de courage et de sincrit que madresse la page crite par un autre, alors moi aussi je dois pouvoir publier ma lecture du monde. Je nai pas tant faire de ma vie une uvre (dart) qu faire de l'uvre (d'art) ma vie, qu' faire mon uvre de l'ouvrage qu'est ma vie. La vocation de tout homme nest donc pas, ou pas dabord, comme chez le penseur et lcrivain inous de lextrme moder-nit (Nietzsche, Joyce) revisits par Rorty15, de se redcrire ou rcrire aristocratiquement en allant aux confins de la langue de la tribu ou en la dconstruisant. La premire tche du gnie humain est celle, pour ainsi dire dmocratique par nature, dcrire dans le langage ordinaire, qui suffit puisque les mots sont les signes de faits naturels (signs of natural facts) qui sont eux-mmes des symboles de faits spirituels particuliers (symbols

    11. traduction dulcorante de Why then do we prate of self-reliance ? . emerson crit quil ne faut pas bavarder, bavasser, jacasser sur le sujet.

    12. les vers en question disparaissent de la version de 1847, mais lincipit est inchang. 13. the american scholar, in the complete prose Works of r. W. emerson, Ward, lock & co, p. 332. la

    confrence de harvard (1837) a t traduite par anne Wicke sous le titre lintellectuel amricain (d. Michel houdiard).

    14. autobiographie, tome i (1820-1840), trad. r. Michaud, 1914, paris, a. colin, p. 193. 15. Dans contingence, ironie et solidarit, trad. p.-e. Dauzat, armand colin.

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    of particular spiritual facts)16. Il (ne) sagit (que) de dcrire lexprience ordinaire, le flux des humeurs (moods), la succession des sensations et des tats mentaux17 .

    En effet, tant une nature relative-reprsentative, cest--dire, autant que tout autre homme, ft-il Mose ou Shakespeare, un rayon de la vrit (a hint of the truth18), jai par nature vocation faire uvre immdiatement, sans attendre que lexpression de ma propre pense, diffre par paresse, me revienne, aline sinon altre, sous la plume dun autre, ma honte, ou aussi bien ma joie lorsque louvrage est un chef-duvre. Nous vivons comme des animaux dans le sous-sol , crit Emerson19, mais, srs que nous sommes du droit que nous avons aux tages suprieurs, nous ny montons jamais . Or, quand Shakespeare ou Milton [...] nous appellent en haut, nous le sentons et nous le disons cest l mon domaine, ils ne font que me montrer ce qui me revient. Me voici dans mon lment. Je les en remercie . Je nai aucune raison dprouver un complexe dinf-riorit devant Platon : ma comprhension de Platon prouve que sa propre pense tait dj la mienne ; elle est un assentiment ma pense restitue par la sienne ; et ma joie de comprendre est la joie de la rintgration de mon domaine . Suum cuique tribuere : ma puissance est mon droit. La doctrine platonicienne de la rminiscence disait dj lintelligence comme premier acte de justice distributive naturelle et natale quit.

    Puisque le lieu et le mode dmergence de luniversel sont invitablement singuliers et que cest alors dune intime conviction que surgit toute pense qui deviendra vrit, celle-l mme quil marrive de recouvrer comme mon bien en lisant le grand pote ou le grand philosophe (mais aussi le grand ditorialiste), ma vocation est de publier sans honte la relation prive ltre qui constitue mon tre et ma vrit, ma part de la vrit universelle, de sertir dans le pome ou lessai le vif clair et l clat de vrit que je suis. Certes mon originalit est seconde elle est de relation20 , mais son texte, mon texte, est une citation de loriginalit vraie de lEsprit. Natifs du Nouveau Monde ou hritiers dEurope et dAsie, civiliss, primitifs, nous sommes tous des indignes du Monde des Ides. Exprimer la vrit mienne est donc mon devoir. Et cest ma ncessit et ma fatalit, parce que luniversel et, par suite, ce qui participe de luniversel, a pour destin et pour vocation, qui spanouit en mtier, la publication, la parution. Car le plus intrieur devient la longue le plus extrieur : livre, tableau, machine21.

    16. selected essays, nature, language , penguin classics, p. 48. 17. the complete prose Works, experience, op. cit., p. 302. 18. [] but far enough from being that truth (nominalist and realist, in the complete prose Works,

    op. cit., p. 145). 19. autobiographie, op. cit., p. 167-168. 20. emerson crit dans Quotation and originality quil nest pas doriginalit pure. tout le monde fait des

    citations . 21. Franck lloyd Wright, qui avait bti dans le Wisconsin une glise unitarienne dont les plans exprimaient

    le sentiment dunit dominant tout le reste , retrouve le langage demerson pour parler de larchitecture organique dmocratique quil appelle de ses vux : [...] larchitecture organique est une architecture qui va du dedans vers le dehors, dans laquelle lentit est lidal . (lavenir de larchitecture, trad. g. loudire et M. Bellaigue, paris, d. du linteau, 2003, i. entretien, p. 24).

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    Le droit et le pouvoir dtre soi et de faire uvre sont donc en mme temps un devoir et une ncessit, cest--dire lunion de la libert et du destin qui dfinit le caractre dun homme.

    Les premires lignes de Self-Reliance donnent ainsi la cl du comment lire Emerson : non pas le lire, pour commenter son texte, mais pour crire le ntre. Notre situation est alors paradoxale. Car, linstant mme o il nous met en tat de le lire, le texte de Self-Reliance nous adresse ds le dbut un message thrapeutique trangement symtrique de celui qui ne se trouve qu la fin du Tractatus de Wittgenstein : non pas jeter lchelle aprs y tre mont , mais jeter lchelle avant dy monter. Il ne faudrait pas seulement avoir lu Emerson pour ne plus avoir le lire, mais cesser de le lire ds lors quon se trouve dans la disposition requise pour le lire. Le pacte de lecture sannule ici en se ralisant. Qui sait lire se doit dtre lu, donc dcrire. Lire et crire se rciproquent au mme. Lire apprend crire, crire apprend lire. Et lintellectuel, le scholar, sait lexercice commun de la lecture et de lcriture comme son identit propre et comme lunit de mthode des humanits.

    La protreptique philosophique mersonienne est instantane. Elle tient dans une provocation penser qui est un appel exercer durgence notre premier mtier dhomme.

    De fait, nous ne nous demanderions pas comment lire Emerson, encore moins pourquoi le lire, si nous tions assez self-reliant, assez forts, assez courageux et sincres pour navoir pas besoin de le lire, si chaque intellectuel tait une figure, non pas du penseur pur (mere thinker), mais de lhomme pensant (man thinking) quEmerson programme dans LIntellectuel amricain et quil annonce par son uvre (comme Nietzsche anticipant la venue des philosophes de lavenir ).

    Cest pourquoi Emerson sadresse dabord nous en tant que scholars et, en nous, au public que nous reprsentons dans la pense. Mme taci-tement, le discours dEmerson est toujours adress, y compris celui des livres et des Essais. Les citations mises en exergue de la premire dition de Self-Reliance (1841) ont disparu de la seconde (1847) : la suppression signifie que le message dabord destin aux lettrs sadresse in fine tout homme, au lecteur de hasard ou labonn dun cabinet de lecture, et quil doit donc se lire comme le texte dune confrence publique universelle. Le dbut de La Loi sur les esclaves fugitifs22 est explicite : Ce qui dhabitude me proccupe, cest le bien-tre des tudiants ou des savants. [] Et ce que jai dire est adress eux. Car chaque homme parle principalement la catgorie avec laquelle il travaille et quil reprsente, plus ou moins compltement. Et cependant, quand je parle de la classe des tudiants et des savants , cest une classe qui en quelque sorte inclut toute lhumanit, qui inclut chaque homme dans le meilleur de sa vie Tout homme nest-il pas un tudiant ? demande Emerson dans LIntellectuel amricain23.

    22. s. cavell, statuts demerson, trad. c. Fournier, d. de lclat, p. 95. 23. les consquences de la position demerson en matire de politique universitaire et de dmocratie lcole sont

    claires, et ses principes ne sont pas ngociables : jamais, de fait, emerson ne voudra cautionner une ducation suprieure prodigue des idiots , mais, renouvelant lambition la fois universaliste et diffrentialiste des pres Fondateurs, notamment de Washington, douvrir au centre de lUnion une universit du best genius qui serait le creuset o viendraient collaborer et sintgrer toutes les diffrences rgionales, ethniques, sociales, etc., emerson

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    Le problme de la confiance en soi se pose donc en clair lintellectuel en tant quil se pose obscurment et en tout homme. Car le conformisme touche aussi bien louvrier que le professeur. Henry par exemple, lanti-hros de Stephen Crane dans LInsigne du courage, quitte le foyer et sengage dans larme nordiste pour faire comme les autres . Il ne se demande pas seulement sil sera lche ou courageux quand il sera au feu ; il demande et se demande si ses camarades se posent comme lui sa question. Conformisme moral : le cas de conscience est supportable sil se formule en moi dans les mmes termes que chez les autres et devient un jeu de langage casuistique mettant en communication les mes faibles24. Ayez le courage de ne pas adopter le courage dun autre25 , demandera Emerson.

    L est le problme. En effet, comment reprendre confiance ? Comment se reprendre ? Est-ce en faisant quelque chose ? Mais quoi ? Et quest-ce donc que cette confiance en soi ?

    La fin du rcit de Stephen Crane nous claire : Peu peu [], il trouva la force de tenir son pch distance. Et ses yeux souvrirent enfin. Il dcouvrit quil tait capable de se rappeler les fanfaronnades de ses premiers vangiles, et de les juger. Il fut heureux de dcouvrir que dsormais il les mprisait. Cette certitude [conviction] lui donna une certaine assurance26.

    dfend le (beau) projet dune universit pour tous : la science et la culture sont le bien de tous, de droit, sans discussion, puisque les hommes sont tous des singularits expressives de luniversalit. luniversit dmocratique universelle est la seule universit catholique stricto sensu or, quen est-il aujourdhui de yale, de princeton et de harvard ? comment valuer les universits et les centres de recherche, les laboratoires, les acadmies ? la synergie des talents, l intgration de la diversit culturelle , la libre circulation de linformation et de la connaissance, svaluent pragmatiquement laune de rsultats scientifiques et techniques qui se mesurent eux-mmes en termes de gain (de temps, de productivit, de richesse gnrale). Mais que valent ces mmes critres pragmatiques dvaluation des institutions de lactivit intellectuelle ds lors quon les mesure eux-mmes laune de luniversel et quon les rapporte un critre thico-politique dducation et de construction de lhumanit ? Que vaut luniversit qui oublie son universalit de principe et de destination pour ne plus travailler qu augmenter son budget afin de satisfaire les intrts particuliers de ses propres personnels et de ses services, et ceux, surtout, des puissances prives qui la financent, et qui font de la science et de la pense des marchandises ? on sait que la carotte est un moyen de faire avancer les nes bien plus sr que le bton, que largent est le nerf de la guerre, etc. Mais de l prsenter comme une loi naturelle de la socit, y compris de sa noosphre socialement utile, que les vices privs tournent au bien public, ou se figurer (pseudo-)dialectiquement que la concurrence gnralise des intrts particuliers est une ruse de la raison (universelle) pour btir un monde libre version philosophique de la main invisible, la providence conomique selon adam smith, qui produirait comme par enchantement la catallaxie du march et lharmonie sociale ? , il y a un pas de clerc que le philosophe devrait toujours se retenir de franchir, par principe et par mthode. ou par simple prudence de sceptique devant la nouvelle langue de bois et les sophismes plus ou moins grossiers de lidologie librale contemporaine.

    24. le conformiste est une figure absurde et pathtique du vellitaire : il veut tre comme les autres parce quil veut que les autres soient comme lui, mais limpuissance de sa volont le contraint faire comme les autres parce que le seul moyen dobtenir que les autres soient comme lui est encore de les imiter et de suivre le mouvement gnral : tout le monde fait comme moi quand je fais comme tout le monde.

    25. cet appel demerson au courage est reproduit par Jean-louis Barrault (cahiers renaud Barrault, n 94 le nouveau Monde, gallimard, lamrique demerson , p. 59).

    26. a store of assurance dirait plutt le capital confiance, et mme lassurance vie, que dcouvre le narrateur dans cocorico de Melville : un pur dbordement de confiance en moi et une impression de scurit universelle . Walden, le matre-livre de thoreau serait un commentaire vivant de lnergie et de la puissance naturelles auto-immunes que lindividu a pour mission de recouvrer. chaque homme doit incarner une force totalement irrsistible (h. t. thoreau, Je suis simplement ce que je suis, lettre harrison g. o. Blake du 2 mai 1848, trad. t. gillybuf, d. Finitude, p. 23). les figures littraires de lnergie personnelle ou de la force tranquille de la confiance en soi sont nombreuses dans la littrature anglo-amricaine, le capitaine conradien de typhon par exemple, mais aussi, bien que sa force dopposition soit ngative (i prefer not to), le personnage de Bartleby de Melville, dans lequel Deleuze voit une figure tout fait radicale, et inentamable, de ce quil appelle loriginalit premire . pour le dire dans les termes de thoreau, mieux vaut tre un gant du Dsespoir que demeurer un pygme dsespr .

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    Il se sentait calme et viril, tranquille mais solide, anim dun sang vigou-reux27. [] Il tait un homme.

    Comment devient-on un homme ? Comment cesser dtre le nain de soi-mme ? En rejetant conformisme et formalisme. Un homme se forme par transformation ou rformation, qui approfondit, non par conformation, qui superficialise afin dgaliser : tout se qui se ressemble est la surface (G. Stein). La guerre est ici loccasion dune exprience intrieure de la conversion soi comme aversion de laversion de soi en quoi consiste la conformit. On sobtient donc en sapprofondissant : le soi senracine en dracinant le moi alin dans ltre-comme-les-autres qui le dracine. Se trouver veut dire alors se retrouver en de des formations sociales secon-daires qui dforment et dfigurent le soi, ltre-soi de ltre--soi, comme linforme et vert enfant selon Gombrowicz, que les puissances dlevage et dducation torturent sur le lit de Procuste de la Forme pour larracher limmaturit, le dpecer de son enfance et le livrer au monde des adultes infantiles et de la cuculisation gnralise28. On devient ce quon est en le redevenant. Le processus critique de retour soi nest pas une odysse. Il serait dialectique si une extranation tait rellement ncessaire. Or de grands individus chappent cette mthode de la Passion, la longue patience du ngatif, et montrent que nous aurions pu faire ou que lon aurait pu nous faire faire lconomie de lalination. La transfiguration de la vie, la conversion toute profane de lexistence qui mne au salut, nest pas dpassement, ni sublimation, mais re-naturation de soi : Henry continue faire la guerre et vivre dans un monde qui nest pas devenu meilleur, mais qui ne peut plus entamer sa confiance.

    Pourquoi donc alors parler de confiance en soi ? , demande Emerson.

    La fin du rcit de Stephen Crane prsente in concreto la formule o se rsume lexhortation de Self-Reliance se ressaisir : Parler de confiance est une misrable faon extrieure de parler. Parlons plutt de ce qui a confiance, car cela marche et existe. Le romancier-reporter donne vie ce qui a confiance car cela marche et existe , cest--dire la puissance qui ne se spare pas de lacte, le power. Car le pouvoir cesse linstant mme du repos, prcise Emerson ; il rside dans linstant du passage [transition] Ma confiance en mes propres powers (facults, capacits) est lexpression self-reliant lattribution est tautologique sagissant de la puissance de ce qui nexiste que par soi et qui produit toutes choses lintrieur de soi de la Nature en train de produire ma vie, mes actes et mes vnements. Car cest la Nature qui met en moi et me confie sa confiance : elle installe dans mon individu le principe de confiance, de ce que Cavell nomme la capacit la confiance . La Nature ou Cause Suprme, que je conjugue au prsent dans un coin dunivers, le chez-moi modeste et immense o lUn-Tout se

    27. pour he felt a quiet manhood, nonassertive but of sturdy and strong blood . 28. les pages rjouissantes consacres au cucul gombrowiczien par alain roger dans son Brviaire de la

    btise (gallimard, coll. Bibliothque des ides ) sont dune acuit et dune prcision revigorantes. lhumour est dcidment un cordial puissant.

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    condense, que je dcline la premire personne du singulier29, est provi-dence et cration continue : elle procure le self-help au mode potentiellement autarcique (self-sufficing) que je suis30.

    Quoique ce soit peut-tre l encore une misrable faon extrieure de parler il ne faut pas parler du dehors mais du dedans de la confiance, saisir intuitivement et intimement le se faisant de ce qui a confiance , on dira je suis confiance de prfrence jai confiance (en moi) et lon crira confiance (en soi) parce que, ntant pas une vue de lesprit, une notion reflective, mais un tat positif (au sens de ltat de marche) ou une condition de ce qui est luvre ou la manuvre, la confiance est une auto-confiance non thtique de soi. La confiance en soi est la confiance tout court. La (self)reliance est alors le rgime normal, sain de lindividu comme squence active et positive de la Nature. Je poussais dans ce temps-l comme le bl la nuit , crit Thoreau dans Walden. Il est pathologique et misrable de perdre confiance (en soi) et de vivre en conformit parce que la perte de confiance en soi est un mensonge soi contre nature et la dfiance une dviance, toujours. Pour le dire au moyen dune fausse tymologie, est reliant celui qui a rpudi le lier en soi-mme, le menteur, qui a donc cess de (se) mentir en trahissant le texte original de la Nature dont il est la fois une phrase et lcrivain qui la cite dans le texte et qui lacte dans ses conduites.

    Non seulement la finitude nempche pas la plnitude, mais la plnitude est un tat de finitude heureuse rserv ltre qui, se sachant fini, touche linfini dans ce mme rapport du fini au fini qui le constitue, dans la rflexion de soi sur soi, la conscience, qui dfinit lhomme et lui commande de raliser sans dlai, hic et nunc, la perfection de sa forme.

    Mais comment (re)prendre confiance ? Non pas en saffairant, mais en comprenant que la nature inspire confiance travers le nombre incalculable dexemples de reliance qui nous entourent et servent notre contemplation et notre action : lastre, linsecte, la feuille darbre, mais aussi le tableau, le pome, la bche, le dollar mme31 (via lart, la technique et le commerce). lhomme tudiant en humanit comme lhomme qui tudie les humanits, la Nature adresse all her placid, all her monitory pictures32 . Ainsi le sourire dHenry dcouvrant que le monde est un monde fait pour lui est-il conclusivement reliant, comme est reliant sans prmisses le rayon dor qui pera la sombre cohorte des nuages de pluie33 .

    La Nature est le principe et le modle de la confiance (en soi) parce quelle (n) est (que) confiance (de soi en soi) : elle dmontre sa self-suffi-cingness dans toutes ses productions. La Grande Artiste est aussi la Grande Inconformiste, puisquil ny a rien en dehors delle qui soit pour elle un modle imiter. Elle espre, elle ttonne, mais elle nhsite pas. Elle nhsite pas

    29. Je vais et je viens avec une trange libert dans la nature, devenue partie delle-mme : cette formule de thoreau fait partie des textes dauteurs que cite pierre hadot dans la postface de la philosophie comme manire de vivre, et dont il crit quils rsument sa pense (le livre de poche, coll. Biblio essais , p. 277).

    30. sous ce rapport, la figure christique de lhomo americanus de Woodstock et du new age post- industriel, qui veut tre son propre sauveur et rdempteur, est caricaturalement no-mersonienne.

    31. le dollar, non mentionnable, a lui-mme, en dernire analyse, une haute origine dans la nature morale et mtaphysique. (essais politiques et sociaux, le scholar, trad. h. Dugard, paris, a. colin, p. 255).

    32. the american scholar, in complete prose Works, op. cit., p. 330. 33. trad. D. aury, lausanne, clairefontaine, p. 220-221.

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    tout essayer. Elle enseigne sans mdiation la sagesse et donne une perptuelle leon dexistence et dcriture : son texte est toujours neuf, original and not conventional. Donc, en tant moi-mme self-sufficing, je vis selon la nature, je vis ma vie (ou cite de premire main la Vie) conformment la nature et ma nature reprsentative ; bref je suis un sage. picurien, stocien, spinoziste ? Peu importe la physique ou la mtaphysique de ma sagesse, de mon acrobatique sagesse dEmerson (Jean-Louis Barrault34), pourvu que je ne sois pas un pauvre-en-moi ni un pauvre-en-monde. Quand je rejette les conformismes, je nai plus de parti, de clan, de coterie, je ne suis plus partiel, fractionnel. Jai pris enfin le parti de vivre pleinement quand je ne suis plus daucun autre parti. Ou mon parti est le tout comme work in progress le perfectionnisme est l au sens o lexpression de soi confiante en soi est une sage Imitation de la Nature, cest--dire de lExpression originale en soi et absolument confiante en soi de la Self-existence. Quand je me rends indpendant des autres, je fais comme la Nature, ou plutt je fais, sans la contrefaire, ce que fait la Nature, qui, nayant pas daltrit, na jamais se reprendre, revenir soi partir dune alination, surmonter une perte de soi dans lautre (et les autres) pour se ressaisir.

    Pour qui sait ce quest la Nature et qui coute sa leon, pour Spinoza par exemple, qui saisit lide adquate de la Nature dans lexacte identit de ltre et de lagir, cest--dire dans la Substance en tant quimplication ncessaire de lexistence par lessence, pour celui-l le systme intgral des dpendances, le procs de lhtronomie universelle est, sans paradoxe aucun, une leon perptuelle dautonomie, dautoactivit souveraine

    Mais le conformisme est tenace. Le professeur assis son bureau aura autant de mal (re)prendre confiance (en soi) que le soldat la guerre. Il peinera mme davantage. Car, tandis que le penseur bavarde (prates) sur la confiance en soi, il arrive que lhomme pratique (lui) adresse de loin et sans bavardage une leon de self-reliance. [] Car un baleinier fut mon Yale College et mon Harvard (Melville). Lintellectuel na donc pas de supriorit thique acquise sur le soldat. Seulement voil, en ltat actuel de la culture humaine, il est le truchement dune communication qui ne pourrait se passer de lui que si tous les hommes taient dj reliant.

    La difficult est l : sadresser un intellectuel qui ne barre pas profes-sionnellement en soi-mme laccs aux hommes quil reprsente et fait vivre en pense quand il fait ses humanits, et qui soit un vritable fond de pouvoir du monde.

    Or la bonne rception du message mersonien est brouille par lap-plication de deux critres scolaires et universitaires de lisibilit donc de recevabilit des uvres : le critre logique de cohrence des noncs35 et le critre historique daffiliation des thses. Si lon ignore que la philoso-

    34. cahiers renaud Barrault, op. cit., Boston-concord , gallimard, p. 27. 35. cest partir dun tonnement littraire devant lapparente incohrence de certains crits philosophiques

    antiques que pierre hadot, qui reprend la distinction faite par newman dans grammaire de lassentiment entre les deux espces de lassent, dit avoir eu lide que les uvres philosophiques de lantiquit ntaient pas composes pour exposer un systme, mais pour produire un effet de formation et que le philosophe voulait faire travailler les esprits de ses lecteurs ou auditeurs, pour quils se mettent dans une certaine disposition. (la philosophie comme manire de vivre, le discours philosophique , le livre de poche, p. 104.)

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    phie vise produire dans lesprit un real assent, et non pas seulement un notional assent, une conviction ou foi vritable dans la vrit dun nonc au lieu de la seule admission logique dun texte, alors il faut sans aucun doute spargner toute lecture dEmerson.

    Car on peut toujours dbusquer des contradictions et des hrsies dans un discours qui affecte de mpriser la logique et qui, se fondant sur limpression quun seul et mme divin auteur a crit tous les livres, puise linspiration toutes les sources et dans toutes les poques. Par exemple, o trouver le point de cohrence du subitisme revendiqu du caprice Whim ! et une exaltation du devoir I ought ! 36 tout droit sortie, semble-t-il, de la Critique de la raison pratique ? Comment concilier ce quEmerson appelle the grandeur of duty37 , la sublimit du devoir, qui est une objection au voyage puisque dans les heures viriles nous sentons quil est notre place l o je dois je suis, l o je suis je dois , avec la critique, certes modre on ne peut jamais ter de soi la pense whig dun destin fait de ncessits matrielles et de devoirs traditionnels , que fait Emerson des Je Dois conservateurs au nom du perfectibilisme des Je Peux dmocrates38 ? La tentation est forte didentifier Emerson la nouvelle figure du sceptique esquisse par Montaigne dans lApologie de Raimond Sebond : un philosophe imprmdit et fortuit . On verra comment et jusquo il convient dy cder.

    Mais pourquoi vouloir tout prix que la conception mersonienne transcendantaliste de la libert traduise en amricain le concept kantien de lautonomie39 alors que pour Emerson, qui axiomatise dans ses dictations ce que chante Walt Whitman40, cest dans la dpendance (spinoziste ?) du self lgard dune nature panthistique, moniste les professeurs dAllemagne41 issus de Kant y liront la confusion du caractre sensible et du caractre intelligible ou lillusion dialectique de leur identit dans ltre quil faut chercher le positif de la libert et lindpendance que dtaille Gertrude Stein dans La Fabrication des Amricains, lorsquelle distingue entre les caractres dpendants avec indpendance et les caractres indpendants avec dpendance 42 ? La libert kantienne subirait plutt chez Emerson le sort inkantien que rserve la Statue de la Libert le terroriste de Paul Auster dans Lviathan, roman qui porte en exergue la phrase dEmerson, Tout tat actuel est corrompu : faire exploser le monument-symbole de la libert pour rveiller la conscience de la libert.

    Emerson terroriste ?

    36. an adress Delivered Before the senior class in Divinity college, cambridge (1838), in selected essays, op. cit., p. 111.

    37. Fate, in selected essays, op. cit., p. 362. 38. la loi sur les esclaves fugitifs, op. cit., p. 103. 39. traduire self-reliance par confiance et autonomie (a. Wicke, op. cit.) et the duty par le Devoir

    (M. Bgot, op. cit.) reflte le (louable) souci de retrouver kant en emerson. 40. emerson, qui reconnat en Whitman the free and brave thought quil associe toujours au self-trust, tient

    leaves of grass pour the most extraordinary piece of wit and wisdom that america has yet contributed (lettre du 21 juillet 1855).

    41. autobiographie, tome i, op. cit., p. 221. 42. on tend aujourdhui traduire reliance par dpendance. le reliant est en effet dpendant de lobjet de

    sa confiance et le self-reliant est dpendant de soi, cest--dire indpendant des autres. lindpendance est auto-dpendance, addiction naturelle de soi soi.

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    Mais il se trouve que nous sommes grgaires Si lexigence de lecture pose par Emerson ds les premires lignes de Self-

    Reliance doit saccorder notre condition de scholar non encore self-reliant, il faut alors adopter un critre pragmatique de consquence intellectuelle. Comme Nietzsche (et aussi Marx), Emerson veut tre consquent, cest--dire penser en fonction de son temps et en vue de son temps, apporter au besoin de lpoque une rponse consquente et qui a des consquences. La dfinition du philosophe moderne comme intellectuel et de lintellectuel moderne comme philosophe devient : tre une consquence de son poque dans la pense et avoir par la pense des consquences sur son poque. Par la pense , cest--dire par la seule puissance allocutoire et perlocutoire dune parole singulire, original and not conventional, celle de Nietzsche en Europe et celle dEmerson en Amrique, autrement dit par le mouvement naturel dune pense idiosyncrasique qui nagit que de se tenir dans la sphre de la pense, et non par le mouvement violent , activiste, dune pense qui travaille sortir de soi dans une action matrielle de masse Marx en Asie.

    Sil ny a donc pas dacting out rvolutionnaire de la pense dans la praxis, lissue dune pense qui se dbarrasse des contraintes logiques, ou que lenthousiasme transcendantaliste porte lembrasement, est cependant rigoureusement pratique. Pour Emerson, crit Dewey43, la perception tait plus puissante que le raisonnement ; les opinions changes dans les conversations prfrables aux chanes de raisons ; la surprise de laccueil plus probante que les conclusions des preuves dmonstratives. Pour Dewey, le perfectionnisme prpare lavnement du pragmatisme. Car en portant sa nime puissance (to its nth power) lexpression potique et religieuse de la foi idaliste dans lhomme en tant que mthode, plan of arrangement, Emerson aurait montr que le vritable philosophe doit tre un praticien plutt quun penseur (a maker rather a reflector). La dernire phrase dExprience corroborerait parfaitement cette interprtation : Le roman, pour la ralisation duquel le monde existe, sera la transformation du gnie en puissance pratique44.

    Penser en consquence de son poque tient dans cette note dEmerson : La racine et la semence de la dmocratie, cest la doctrine qui dit : Juge par toi-mme. Leffet invitable de cette doctrine cest disoler lhomme de parti et de faire de tout homme un tat45. Et penser pour avoir des consquences sur son poque est dclar dans Self-Reliance : Il est ais de voir quune plus grande confiance en soi doit oprer une rvolution dans les rapports entre les hommes et dans toutes leurs fonctions ; dans leur religion, dans leur instruction, dans leurs objectifs, leurs modes de vie ; dans la manire dont ils sassocient, dans leurs proprits, leurs spculations.

    Ce qucrit Paul Auster de laction de son Fantme46 sapplique alors, mutatis mutandis, au message dEmerson et sa rception : Il voulait simple-

    43. traduction dun extrait de characters and events consacr emerson. le texte de Dewey est reproduit avec dautres contributions (W. James, g. santayana, etc.) dans M. konvitz et s. Whicher, emerson, a collection of critical essays, prentice-hall, inc., coll. a spectrum Book .

    44. essais choisis, exprience, trad. h. Mirabaud-thorens, paris, alcan, 1912, p. 51-52. 45. autobiographie, op. cit., p. 179. 46. p. auster, lviathan, trad. c. le Buf, paris, le livre de poche, p. 282-283.

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    ment que lAmrique ft un examen de conscience et se corriget. [] Au fond, il ne faisait quarticuler ce que beaucoup ressentaient dj et, du moins dans certains cercles, il se trouvait des gens pour exprimer ouvertement leur soutien son action. Ses bombes navaient fait de mal personne, soutenaient-ils, et si ces explosions de rien du tout obligeaient les Amricains repenser leurs vies, eh bien, ce ntait sans doute pas une si mauvaise ide.

    Obliger les Amricains repenser leurs vies : telle est bien la provo-cation explosive et le programme consquent dEmerson dans Confiance en soi. Cest pourquoi Tocqueville, dans De la dmocratie en Amrique propose aux scholars que nous sommes mieux quune prothse de lecture ou une bquille de commentaire ; il donne lire en ngatif le motif central de lappel dEmerson la self-reliance : un imprieux besoin spirituel de refondation de la dmocratie amricaine.

    Je ne connais pas de pays, crit Tocqueville, o il rgne en gnral moins dindpendance desprit et de vritable libert de discussion quen Amrique47. Tocqueville, qui sjourne en Amrique en 1831-1832, nex-prime pas ici une opinion isole. Il constate un fait observ par dautres qui ont voyag en Amrique (John Stuart Mill). Or le systme dmocratique amricain, qui se fonde sur lgalit des droits et la libert individuelle, pose en principe que chaque homme a le droit de juger par lui-mme et dexprimer librement son opinion. Donc, si lobservation de Tocqueville est juste et que rgne en Amrique le conformisme de pense que fustige Emerson, le fait contredit le principe. Pourquoi ? Cest ce que Tocqueville explique.

    Dans la socit dmocratique amricaine, lindpendance naturelle de la pense est reconnue et garantie. Cest pourquoi, si les Amricains font peu de philosophie, ils ont cependant une certaine mthode de pense philosophique qui leur est commune tous : Chaque Amricain nen appelle qu leffort individuel de sa raison. Les Amricains sont ainsi cartsiens sans le savoir : Descartes, quils nont pas lu mais que leur tat social les dispose suivre, est le plus grand dmocrate48 puisque sa mthode est fonde sur lide de lgalit des intelligences . Il suit du principe dgalit des esprits quen Amrique lesprit daucun homme na droit dempire sur aucun autre et que les croyances et doctrines du pass ne rgissent pas le prsent. La religion mme borne les prtentions des glises et ne tyrannise plus lme puisque le protestantisme annonait dj que la socit tait devenue trs dmocratique . Descartes tait dailleurs protestant par ses mthodes .

    Or le systme politique de lgalit, qui favorise en principe le penser par soi-mme et qui en procde, le ruine en fait49. Un des inconvnients mon avis de la socit amricaine, remarque Tocqueville quand il rencontre Edward Livingston, cest le peu desprit intellectuel qui y rgne.

    47. De la dmocratie en amrique, tome i, i, ii, 7, vrin, p. 199. acheve en 1834, la premire partie de louvrage est publie en janvier 1835.

    48. ytc (pour yale tocqueville collection), in De la dmocratie en amrique, tome ii, ii, i, 1, op. cit., p. 14. les citations suivantes de la Dmocratie tant, une exception prs (qui sera signale), extraites de ce mme contexte, nous ny renverrons plus.

    49. a. de tocqueville, uvres, tome i, cahier non alphabtique i, conversation avec M. livingston, greenburgh sur lhudson , 7 juin 1831, gallimard, coll. Bibliothque de la pliade , p. 31.

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    Dune part, quand lhomme dmocratique se compare individuellement tous ceux qui lenvironnent , il sent quil est lgal de chacun deux. Mais quand il se compare au grand corps form par lensemble de tous, le ratio sinverse : il est aussitt accabl de sa propre insignifiance et de sa faiblesse . En dautres termes, dans une socit o on ne voit que soi et tous , lindividu est indpendant lgard de chaque autre et il est dpendant lgard de tous. La mme galit qui fait son bonheur fait aussi son malheur en le livrant isol et sans dfense laction du plus grand nombre . Le jugement individuel tend ainsi se conformer au jugement collectif : une opinion publique se forme.

    Dautre part, lgalit sociale des individus trouve sa traduction politique dans le systme du suffrage universel. L encore, lhomme dmocratique est tout lorsquil se rapporte lui-mme et considre avec fiert que son avis de citoyen pse sur les destines de ltat. Mais sa voix sanonyme et sannule, ou presque, dans le dcompte des voix ; elle vaut 1 sur n ou 1n . Et un nouveau despotisme apparat : la majorit, qui vit dans une perptuelle adoration delle-mme , a toujours politiquement raison et la minorit toujours politiquement tort. Se disant alors et croyant lui-mme que lopinion majoritaire est juste (puisque la majorit fait loi), lhomme dmocratique tend sy conformer et devient homme de parti : pour exister, pour compter, il faut gagner les lec-tions ou tre du ct de ceux qui les gagnent, voler au secours de la victoire sil le faut50. Le plus grand nombre est arithmtiquement le matre. Ce qui ne compte pas est frapp dinsignifiance, et ce qui est insignifiant est comme sil nexistait pas.

    De quelque nature quil soit, le despotisme aboutit toujours ce terrible rsultat, que celui qui ne veut pas parler51 ou qui refuse de parler comme tout le monde ou sur ordre du Souverain, qui voit dans la fantaisie et le nonsense une faon unconformist de se distinguer, dexister en tant quindividu, na plus dautre choix que de disparatre, de svanouir devant un pouvoir par lui cr mais qui lui fait face ou se tient au-dessus de lui et autour de lui. Or, que vaut un systme dmocratique dans lequel le citoyen s'obtient par annulation de l'homme, par mortification du moi ?

    50. la rponse rousseauiste lobjection de la tyrannie de la majorit la volont gnrale, qui se dclare dans le vote majoritaire de la loi, est par l mme connue comme la volont de tous et de chacun, les minoritaires devant reconnatre alors quils se sont tromps dans leur analyse de la volont gnrale (Du contrat social, livre iv, chap. ii) , non seulement natteindrait pas vraiment sa cible, qui nest pas de droit public, mais de psychologie politique et sociale quoi quelle en ait, malgr ses immenses prtentions thoriques, la rationalit pratique est ici hors sujet , mais elle conforterait plutt ironiquement la thse tocquevillienne dun nouveau despotisme dmocratique, puisque le problme est justement de devoir penser, dune part, que lon est dans lerreur, dans son tort quand on ne vote pas pour ou comme la majorit, comme si le fin mot du civisme tait le conformisme et surtout de devoir croire, d'autre part, que lon ne voulait pas vraiment, en tant que citoyen, ce que lon a rellement voulu en tant que sujet libre au moment o lon a vot avec la minorit. pourquoi donc la volont gnrale ne pourrait-elle jamais se trouver dans la vrit, dans lopinion vraie dun seul contre tous ?

    51. ainsi disparat alice dans De lautre ct du miroir, lorsque la reine rouge lui signifie que, puisquelle prtend vouloir dire des choses qui ne veulent rien dire (ou ne rien vouloir dire comme il faut, dans les rgles), alors elle ne veut plus rien dire elle-mme, que son existence mme ne veut plus rien dire, en effet, devient littralement insignifiante. la diffrence du Dominique de Fromentin, gentilhomme bourgeois qui aimait se confondre avec la multitude des inconnus , cest par un mcanisme qui lui chappe de facto alors quil en est le matre de jure, que le citoyen des grandes dmocraties devient une quantit ngative .

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    En somme, contrairement ce que pensait Hutchinson, lAmrique na pas toujours eu plus craindre dun seul pour sa libert que de tous les autres runis parlant dcemment et librement .

    La contradiction entre le fait et le principe nest donc pas dans le prin-cipe mais elle sexplique par lui : la libert nest pas supprime par lgalit, mais lapplication galitariste du principe dgalit a pour effet de gommer la diversit des esprits, de faire (se) taire les voix singulires, ou de les amener se fondre dans la vox populi. Or cette action du principe de corruption de l indpendance individuelle de la pense est constante. On ne peut donc pas sattendre ce que des individus appartenant la socit dmocratique amricaine prennent en aversion le conformisme et usent de leur libert de penser pour sauver la libert de la pense. Par consquent, sauf miracle, le dissenter ne peut plus tre une voix dAmrique52.

    Il est ais de voir quune plus grande confiance en soi doit oprer une volution dans les rapports entre les hommes et dans toutes les fonctions

    Emerson, que Henry James appelait la merveille de Boston53 , est pourtant une telle voix. Que Tocqueville ait ou non entendu cette voix, sa mthode ne lui permettait pas de la divulguer54. Dune part, une tude positive-objective du systme politique et social de la dmocratie en Amrique lui interdisait de se faire le porte-parole ou le reprsentant dun courant de pense qui traverse le systme, et dans lequel Tocqueville et peut-tre identifi une forme de raction aristocratique lesprit public amricain. Dautre part, lorsque John Stuart Mill salue la parution du deuxime volume de De la dmocratie, il reproche prcisment Tocqueville, pour reprendre les termes de la presse de lpoque, une gnralisation des faits (gene-ralizing the facts) qui le conduit trop loin (too far) dans les dductions et le fait tomber dans lesprit de systme quand il dtaille les aspects de la culture amricaine.

    La radioscopie tocquevillienne donne le ngatif de ce que les occultistes appelleraient une photographie transcendantale : la figure dEmerson sy rvle et se lve pour ainsi dire du texte comme le Fantme ncessaire et consquent du Lviathan amricain de lgalit.

    Premirement, lhomme amricain perdant confiance en son propre jugement et devenant conformiste, on comprend pourquoi, thmatique-ment, la confiance en soi est le centre de gravit de la parnse merso-nienne. Si lon suit Tocqueville jusquau bout, il ne suffit pas dexhorter les Amricains rvaluer leur systme afin quils y trouvent des raisons

    52. Un fragment recueilli par ezra pound dans les cantos dit que nul homme public jusque 1850 / nexprima doute qt. limmacule / nature du gouvnement par / majorit. (op cit., cantos amricains , lXvii, Flammarion, coll. Mille et une pages , p. 417).

    53. h. James, carnet de famille, trad. c. raguet-Bouvart, paris, rivages, coll. Bibliothque trangre , p. 326. extrmement beaux sont emerson, thoreau, hawthorne et tutti quanti. (la scne amricaine, viii, concord et salem , trad. J. pavans, d. de la Diffrence littrature, coll. latitudes p. 349).

    54. tocqueville, qui ne pouvait pas avoir lu emerson (et qui cite un autre emerson), voque channing et dautres crivains sociaux.

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    de le rformer. Dune part, lopinion publique les tient en respect. Dautre part, le caractre national amricain, joint aux conditions gographiques et conomiques du pays55, engendre une forme desprit, lesprit industriel (Tocqueville) qui, mme si ses effets surprennent et doivent le voyageur europen, nest ni barbare ni sans avenir : la croyance dmocratique en la perfectibilit (indfinie) de lespce humaine et le got amricain pour les applications pratiques de la science favorisent le progrs. Vue sous cet angle, la critique mersonienne du conformisme ne veut pas affaiblir mais au contraire fortifier lAmrique et la soustraire aux normes dune autre culture, mme si lapport europen, anglais en particulier, est ncessaire la formation du caractre national56. La culture amricaine tant encore inventer, fonder, il faut donc rveiller la confiance en soi de lAmrique pionnire. La self-reliance et le self-sufficing de lhomme libre ne sauraient se confondre avec la suffisance et lautosatisfaction du self made man (ou sy borner)57.

    Cest en quoi la rclamation mersonienne de la confiance (en soi) comme disposition foncire (rooted) de ltre humain est consquente avec son poque. Car le principe de confiance est restaurer en ce qui na pas confiance (en soi) : lAmricain.

    Deuximement, un fait considrable , ou son cho, ferait comprendre pourquoi Emerson veut avoir par la pense des consquences sur son poque. Tocqueville observe que, sil a fallu une guerre dIndpendance meurtrire et des conflits de vieilles nations pour la conqute des nouveaux espaces, les Amricains sont parvenus la dmocratie sans rvolution dmocratique violente. Dun ct, cest une chance : ils nont pas connu la terreur rvolution-naire. Ce qui na pas t fait nest plus faire : la dmocratie est solidement tablie et les institutions sont bonnes. Mais de lautre, lAmrique na pas eu lutter pour smanciper sur place des anciens despotismes, comme un peuple ou une nation forgs par une histoire millnaire. Sa libert nest pas proprement parler le fruit dune libration. Les migrants ont quitt un monde ancien (la France, lAngleterre) quils nont pas eu dtruire pour fonder le nouveau. LAmrique, certes, plonge ses racines dans lEurope, et laventure de sa fondation est tributaire des antagonismes politiques et idologiques imports sur le sol amricain. Mais la dmocratie amricaine nest pas ne de lagonie et du renversement des monarchies europennes. Elle est une invention. La libert et lgalit sont donc des ides neuves en Amrique. Lacquis est ici un donn, une vidence. La Dclaration dIndpendance constate et pose les droits naturels, mais, la diffrence du Prambule de la Constitution franaise, elle ne dit pas, ne dclare pas,

    55. Dans son histoire des ides au xixe sicle, Bertrand russell cite charles a. Beard et son livre admirable , Une interprtation conomique de la constitution des tats-Unis : la constitution tait essentiellement un document conomique cr pragmatiquement pour favoriser quatre intrts particuliers [...] : largent, les services publics, les usines, le commerce et la marine marchande. (iiie partie, section a, chap. XXi, trad. a.-M. petitjean, gallimard, coll. Bibliothque des ides , p. 207.)

    56. Dans sincrit et authenticit (5. socit et authenticit , grasset, coll. le collge de philosophie , p. 137 sq.), lionel trilling montre ce que doit au modle anglais la self-reliance : langlais croit en langlais , crit emerson.

    57. le modle mersonien de l'homme libre amricain se situe aux antipodes du type caricatural de yankee dont un rpublicain ultraconservateur comme th. roosevelt se fera le chantre dans l'idal amricain.

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    parce quelle ne le sait pas, ce quil en cote de les conqurir dans lhistoire. Si la libert nest pas faire ou prendre, elle est refaire ou reprendre. Parce quil manque la libert la libration qui lui donne prix et se facture en sang vers, il faut pour ainsi dire librer ce qui nat libre de lhabitude et de la facilit dtre libre, de lide nave que la libert naturelle est une proprit qui ne se peut perdre.

    Il ny a donc pas de rvolution dmocratique faire en Amrique, mais la dmocratie amricaine doit faire sa rvolution, faire rvolution sur soi et retourner son principe, se penser enfin. Ne pouvant tre extrieure, ne pouvant pas venir du dehors lAmrique dmocratique est comme une immense le dUtopie au milieu de lhistoire , ni se contenter damender techniquement le systme, par exemple la mcanique des suffrages, la compo-sition des jurys, ladministration fdrale, la rvolution sera intrieure , intellectuelle et morale. En effet, la majorit, crit Tocqueville, trace un cercle formidable autour de la pense : le despotisme dmocratique laisse le corps et va droit lme , alors que le monarchique pour arriver lme frappait grossirement les corps58 . Cest donc au plus profond delle-mme et partir dun examen de conscience de lhomme amricain que la dmocratie amricaine ressaisira sa propre fondation dans la libert individuelle de la pense . La refondation est ici ce quelle veut toujours tre, pour le meilleur et pour le pire : fondation de ce qui fonde. Comme en rpons Tocqueville, Emerson appelle ainsi lhomme amricain faire la rvolution de la dmocratie en lui-mme afin de rveiller la libert qui sest oublie, engourdie dans lgalit.

    Puisque le revival est une rvolution culturelle, il est normal qu'Emerson sadresse lintellectuel, cest--dire adresse celui-ci un message quil destine tous. La confiance (en soi) du scholar est le moyen, le truchement de cette rvolution. Elle est cette rvolution par le verbe. Car ce nest pas non plus par la lettre de la loi que lAmricain retrouvera lesprit de ses institutions, russira laccord de la libert et de lgalit. La vraie rvolution est toujours retour sur soi, rflexion, mditation qui a le sens d'un recommencement. LAmrique a besoin de pense, de sagesse, de philosophie : est-ce le vieil Europen ou lAmricain venir qui sent obscurment cela en chaque Emerson ? Cest en ralit lhomme universel, qui nest jamais daucun pays particulier, ou qui est toujours le Premier Homme dun Nouveau Monde. Le destin de lAmrique et de lAdam amricain, ici, est paradigmatique.

    En tout tat de cause, la critique du conformisme (de la prire, des livres, du voyage, etc.) qu'exprime, entre autres confrences, articles et addresses, un essai tel que Confiance en soi, doit produire dans les individus ltat desprit et lhumeur qui changeront tout : laversion individuelle de laversion sociale de loriginalit, state of mind et mood restaurateurs de lindpendance desprit qui est la condition thique de toute vraie rforme politique et sociale au sens o, pour Emerson, le remaker on a pu traduire ce terme par refai-seur est un restorer. Car le refaire nest pas ici pjoratif : lhomme, en tant que rformateur, est pour Emerson un remaker de tout ce que lhomme

    58. a. de tocqueville, De la dmocratie en amrique, i, ii, 7, op. cit., p. 200.

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    a fait, et par l mme un restorer de ce quil a dfait ou englouti sous ce quil a bti : Pourquoi lhomme est-il n sinon pour tre un Rformateur, un Re-crateur de ce que lhomme a cr ? (What is a man born for but to be a Reformer, a Re-maker of what man has made [] ?)59.

    Self-Reliance, quon lit juste titre comme une nouvelle Dclaration dIndpendance de lhomme amricain, fait entendre cet appel toujours dac-tualit : Amricains, encore un effort si vous voulez tre dmocrates !60

    La critique du conformisme vise donc la restauration en lhomme de ce qui est la condition de sa pense et de son action, sa conditio dans tous les sens du mot latin, commencer par celui de fondation. Si la libert fonde la morale et la politique dmocratiques modernes, il faut que ce fondement soit solide, donc que ce qui est libre croie en sa libert. Car la dmocratie nest elle-mme reliant que si chacun de ceux qui ont droit de parole parle librement, fait entendre sa propre voix et a donc confiance en soi. Or ce qui est reliant est reliable. Le confiant est fiable (et viable), cest--dire fort. La dmocratie doit croire en elle-mme parce que le problme de la dmocratie, la preuve a contrario par le xxe sicle, est dtre reliant et reliable, de croire et davoir foi en soi comme dtre fiable et crdible, capable dinspirer et de

    59. Man the reformer, traduit sous le titre lhomme rformateur (h. Dugard, armand colin. rnovateur , refondateur , r-inventeur , rendraient peut-tre mieux la pense que met emerson dans ce mot : reformer .) la thse donne videmment prise une lecture conservatrice du perfectionnisme emersonien qui lexpose la critique, dans la mesure o celui-ci pourrait jouer dans le dbat lanc par avishai Margalit avec la socit dcente un rle cible analogue celui que rawls assigne dans sa thorie de la justice (50.) au perfectionnisme nietzschen. catherine audard, par exemple, dans Quest-ce que le libralisme ? (gallimard, coll. Folio essais ), prsente a minima emerson comme un tenant de lindividualisme moral ngatif . le malentendu touchant linterprtation et lapprciation de la critique mersonienne de la dmocratie viendrait en partie de la tentation europenne, et surtout bien franaise, moins ridicule, sans doute, que le dsir de particule des bourgeois gentilhommes , mais trangement paradoxale, nostalgique peut-tre, dadopter sur la dmocratie un point de vue qui est celui du sentiment et des valeurs aristocratiques. Mme en se pla-ant dun point de vue rpublicain litiste ( excellenticiste ), quel sens peut-il bien y avoir reprocher la dmocratie de ne pas tre une aristocratie ? aux yeux du comte de Mirabeau, qui sindigne de la passivit du congrs en la matire, lordre de cincinnatus, socit dofficiers qui recre une noblesse hrditaire sur le sol amricain, ternit la rputation du peuple qui vient de donner lexemple de la rvolution la plus tonnante, la seule peut-tre quavoue la philosophie . et le pire est que cette socit reoit en son sein, mais sans titre de noblesse hrditaire, tous ceux que leur mrite ou lclat de leur service aura distingus, Washington par exemple : comment celui-ci, premier citoyen et bienfaiteur dun peuple quil a rendu libre , lui qui se montra si grand quand il voulut redevenir un simple particulier , a t-il pu vouloir se distinguer de ce peuple ? (considrations sur lordre de cincinnatus, ou imitation dun pamphlet anglo-amricain, 1815, paris, chaignieau). le manque aristocratique est un symptme de la faiblesse de la dmocratie, laquelle a besoin, non pas dune restauration aristocratique, mais dun approfondissement dmocratique de la dmocratie. ce nest pas daristocratie que la dmocratie a besoin, cest de plus de dmocratie.

    60. la comparaison avec sade se justifierait par un emploi analogue du scandale comme instrument pdago-gique. Dans confiance en soi, emerson ne syllogise videmment pas le crime, le viol, le meurtre, partir du droit naturel, mais un esprit de consquence rvolutionnaire comparable celui du Marquis implique de recourir la provocation morale, de choquer la conscience pour faire prendre conscience. par exemple, la libert individuelle impliquant le droit absolu tre soi-mme, donc sincre, la morale publique nest pas fonde me reprocher de ne pas tre philanthrope par conformisme et de garder en poche mes dollars quand la misre me sollicite, ce qui ne mempche pas de flchir Je lavoue avec honte , ose crire emerson et donner une pice (confiance et autonomie, trad. a. Wicke, op. cit., p. 33). autre scandale (ibid., p. 31) : le parfait exemple de self-reliance, est lassurance insolente de ladolescent nonchalant le jeune qui semble toujours avachi , qui regarde du coin de lil les adultes, les parents et les amis des parents, qui les jauge et les juge sans indulgence, qui na quune ide en tte, celle denvoyer promener lexprience des vieux et leurs leons de morale, et qui, soudain cest en quoi ce capricieux, cet incohrent mme, est consquent quitte la table du repas de famille, au grand dam de ses ans, parce quil sent immdiatement, dinstinct, que les modles de conduite que la famille et la socit lui proposent sont ceux dune vie fatigue et quils ne sont pas dicts par autre chose que la rsignation, la peur et la lassitude. sartre ne dira pas autre chose lorsque, dans les chemins de la libert (lge de raison), il prsentera lge adulte comme lge de la rsignation (entre autres morales prouves ).

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    propager luniverselle confiance de lhomme en lhomme. Donc une socit de dmocrates confiants sera quelque chose de fiable et fort si la perte de self-government individuel qui affaiblit en son principe le self-government de la dmocratie elle-mme est corrige en profondeur.

    Ce qui est lordre du jour en 1850 et aujourdhui encore, en Amrique et dans le monde, est la rvolution dmocratique de la dmocratie, et non pas le renversement du systme de lgalit au nom de lhonneur perdu dun individu aristocratique aspirant vivre dans une solitude hautaine et la domination lointaine des masses. Car ce nest pas le principe dgalit qui est en cause, mais leffet pervers dune application galitariste qui fait se retourner le principe contre lui-mme.

    Retournons maintenant la question principale.Si la condition de la self-reliance est ralise, alors il nest pas question de

    quitter la discussion mais, partir dune retraite en soi-mme, dy (r)entrer avec le courage et la sincrit de la conviction. Ainsi la discussion politique deviendra-t-elle philosophique : un dialogue confiant dhommes confiants en leur puissance de dire la vrit se substituera la mcanique du dbat conforme des opinions conformes. La plus importante consquence politique de lthique de la self-reliance se tirerait dun fait psychologique lmentaire : lon ne peut avoir confiance dans ce qui na pas confiance (en soi) et lon ne peut faire confiance si lon na pas confiance (en soi). La confiance est communicative et mutualiste : la confiance (en soi) est confiance (en lautre) et la confiance (en soi) de lautre est le gage de sa propre confiance en moi. La socit la meilleure possible, ou la plus loigne de Big Brother et des utopies ngatives, repose en vrit sur la base morale la plus ordinaire, qui est dailleurs un poncif de la politique librale comme de lthique des marchands : ce qui a confiance inspire confiance et fait confiance, fait foi et donne sa foi. Or je fais confiance et lon me fait confiance si je me fais confiance, autrement dit si je suis moi-mme reliant et reliable, bref si je connais dexprience ltat de confiance, si je vis en confiance.

    La confiance (en soi), dont le principe et le modle sont procurs par la Self-Existence minemment self-reliant de la Nature, est ainsi le sol et le socle, le fondement le plus solide de la confiance commune et partage par les hommes de la culture dmocratique : cest de l quil faut (re)partir. Et si la confiance (en soi) est la condition de lindpendance et de la libert du sage, la socit dmocratique sera une communaut dhommes sages parce que libres et indpendants : cest l quil faut arriver. Tous grands, tous suprieurs. Car lhistoire a jug, et rendu sa copie. Les dmocraties (dites) populaires ont dvoil le secret psychologique du totalitarisme comme systme dalination et de dmission collective : la peur gnralise de soi dindividus rabougris, tous petits, tous infrieurs, qui, nayant pas confiance en eux-mmes, se mfiaient les uns des autres et qui, se mentant eux-mmes, mentaient tous en supposant que tous vivaient dans le mensonge et la crainte. Contre-exemple parfait de ce que doit tre une rvolution dmocratique comme aversion de laversion de loriginalit novlangue et langue de bois sont seulement des symptmes , le honteux systme de la honte tait faible, presque aussi faible que son homologue collectiviste fasciste, parce quil tait galement unreliant et unreliable, et conformist tous les tages.

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    La goutte deau qui contrebalance la mer61

    Emerson sadresse dans Self-Reliance aux intellectuels pour leur parler de la confiance en soi dans un langage et sur un ton destins leur faire recouvrer la confiance (en soi) dont ils ont besoin pour faire en eux-mmes et initier dans le public quils reprsentent la rvolution perfectionniste qui, enracinant lhomme dmocratique dans lhomme reprsentatif, conditionne toute rforme progressiste.

    Somme toute, Emerson opre un retour Descartes dont lAmrique a besoin : un retour la mthode du plus grand dmocrate dune part ; un retour la mditation exemplaire du man thinking galement confiant (en soi) dans le doute et dans la certitude, dautre part. Il faut en effet avoir sacrment confiance en soi pour crire la premire Mditation de Descartes, tre extraordinairement solide et sr de soi pour oser le doute hyperbolique et tenter le diable sceptique sans y succomber.

    Car entre Emerson et Franklin, le diffrend culturel amricain qui se traduisait par deux conceptions opposes de lusage public de la raison et deux pdagogies de lestime de soi soulve, en ralit, le problme philoso-phique radical du doute et de la certitude. Franklin renonce au dogmatisme pour dcouvrir les vertus dune langue des dbats traduisant lincertitude des opinions. Prenant lhomme amricain l o Franklin le laisse, Emerson veut lui rendre son honneur en lui enjoignant de surmonter son doute dhomme qui a honte et qui demande pardon (timid and apologetic) afin quil puisse se raffirmer comme un individu sr de lui-mme et de sa vrit, au risque de choquer les bonnes murs. Le savant Franklin irait du dogmatisme au scepticisme, le penseur Emerson du scepticisme au dogmatisme.

    Mais la logique des positions est en ralit plus complexe. Dun ct, le dogmatisme nest pas ruin par les formes sceptiques de langage que Franklin adopte cyniquement pour maquiller des opinions arrtes et feindre la tolrance. Franklin serait plutt un porte-parole et mme le porte-voix dune opinion publique essayant de dguiser ou refouler le despotisme de la majorit quelle reflte et qui lui renvoie son image. La biensance dialectique exige seulement de Franklin quil ait lastuce et lhabilet de mettre les formes lorsquil est confront dintransigeants quakers. De lautre, le scepticisme dEmerson va vraiment trouver sa solution dfinitive dans le sentiment moral que reflte la self-reliance. Cest l un argument constant de la prdication dEmerson.

    Si Tocqueville est fond dire que le scepticisme prpare la dmocratie, la rvolution culturelle mersonienne de la dmocratie implique alors le dpas-sement du scepticisme de lhomme frileux et timor : le scepticisme est une premire condition et posture philosophique anti-sectaire de lexistence dmocratique, mais il nest pas la sagesse dfinitive de lhomme dmocratique, le dernier mot de sa libert. Seule une thique librale de la confiance (en soi) et de la self-assertiveness, de lassurance et de lauto-affirmation publiques de lhomme priv pourra soustraire la vie dmocratique aux effets pervers de lgalitarisme.

    61. Montaigne, ou le sceptique, trad. M. Bgot, d. rivages poche, coll. petite Bibliothque , p. 188.

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    Mais comment et en quel sens la confiance (en soi) est-elle un scepticisme surmont ? Il faut maintenant tayer lhypothse dun scepticisme pens et compens (et rcompens), pes et surpes.

    Deux fragments dEmerson lesquisseront.Le premier, extrait dExperience : Si jai dcrit la vie comme un flot

    dhumeurs, je dois prsent ajouter quil y a en nous cela, qui ne change pas, et qui ordonne [ranks] toutes les sensations et les tats desprit. La conscience est en chaque homme une chelle coulissante [a sliding scale] qui lidentifie tantt la Cause Premire et tantt la chair de son corps ; vie sur [above] vie, en des degrs infinis62.

    Deuximement, Montaigne, or the Skeptic : La dernire solution dans laquelle se perd le scepticisme se trouve dans le sentiment moral, qui ne renonce jamais sa suprmatie. Toutes les dispositions [moods] peuvent tre essayes de faon sre, et leur poids accord toutes les objections : le sentiment moral, avec facilit, pse plus lourd que [outweighs] toutes, et mme quune seule. Cest la goutte deau qui contrebalance la mer [the drop which balances the sea]63.

    Entre la consciousness psychologique du premier extrait et le moral senti-ment du second la distinction est modale. La goutte deau qui fait reculer la mer nest pas l chelle coulissante qui mesure le flot de la vie intrieure. Ce qui transcende et transfigure dit plus que ce qui configure et qui monte et descend mesure. Mais si lon postule, avec Bain, que lacte rflchi sous sa forme la plus simple est ce quon appelle valuation de soi-mme64 , donc que le psychologique est dj axiologique, alors on dira que lune et lautre instances marquent de concert le point de rebroussement du scepticisme vcu. Au sein mme de lexprience, de lexprience de lexprience ou de sa rflexion intrieure, se dcouvre le power du retour soi et de la restauration du capital confiance (en soi). La puissance invincible tout le pyrrhonisme du sentiment moral et la rgulation tranquille des vcus par la conscience agissent naturellement en nous, avec force et prcision mais sans calcul logique ni pese des arguments, et nous amnent pour finir suspendre la suspension du jugement. Afin de vaincre le scepticisme, la raison, une raison de Montaigne ou une raison d'Emerson, na pas se convaincre, puisque la conscience, doucement, srement, se persuade.

    Mais si lpoch mme est intimement dpasse par la conscience et surpasse par le sentiment moral (ou la foi), sa mise en cong congdie alors lthique passive et le conformisme social et politique du scepticisme ancien, par exemple celui que dveloppe Sextus Empiricus : vivre en observant les rgles de la vie quotidienne sans soutenir dopinions parce que nous sommes incapables dtre inactifs65 est un prcepte ou rgle de vie (conduct of [in] life) qui nest pas logiquement rfut, mais menta-lement refoul par un assentiment autre chose quaux impressions

    62. statuts demerson, trad. c. Fournier, op. cit., p. 87. 63. Montaigne, ou le sceptique, op. cit., p. 188. 64. a. Bain, les motions et la volont, trad. p.-l. le Monnier, paris, alcan, 1885, Xi, 5, p. 198. 65. sextus empiricus, esquisses pyrrhoniennes, trad. p. pellegrin, paris, seuil, coll. points essais , i, 11

    [23-24], p. 69.

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    immdiates et aux mouvements naturels. Le scepticisme compens et surpes dEmerson est aussi radical que le scepticisme des Anciens, en quoi il rompt avec le scepticisme mitig de Hume, mais le power moderne de la foi ou de la croyance qui contrarie labandon sceptique-antique la ncessit des affects et la force des tendances, dans le moment mme o lon y cde, comme la tradition des lois et des coutumes , ce pouvoir moral est rigoureusement radical and total66.

    Un bon scepticisme est u