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 CORNELIUS CASTORIADIS. L'IMAGINAIRE RADICAL  Nicolas Poirier La Découverte | Revue du MAUSS 2003/1 - no 21 pages 383 à 404  ISSN 1247-4819 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-1-page-383.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Poirier Nicolas , « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical » , Revue du MAUSS , 2003/1 no 21, p. 383-404. DOI : 10.3917/rdm.021.0383 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.  © La Découverte. Tous droits réservés pour t ous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.    D   o   c   u   m   e   n    t    t    é    l    é   c    h   a   r   g    é    d   e   p   u    i   s   w   w   w  .   c   a    i   r   n  .    i   n    f   o          8    4  .    1    0    3  .    5  .    1    5    4      0    4    /    0    5    /    2    0    1    1    1    3    h    3    9  .    ©    L   a    D    é   c   o   u   v   e   r    t   e D m e é é g d s w c r n n o 8 1 5 1 0 0 2 1 © L D e

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CORNELIUS CASTORIADIS. L'IMAGINAIRE RADICAL

 

Nicolas Poirier 

La Découverte | Revue du MAUSS

2003/1 - no 21

pages 383 à 404

 

ISSN 1247-4819

Article disponible en ligne à l'adresse:

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http://www.cairn.info/revue-du-mauss-2003-1-page-383.htm

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Pour citer cet article :

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Poirier Nicolas , « Cornelius Castoriadis. L'imaginaire radical » ,

Revue du MAUSS , 2003/1 no 21, p. 383-404. DOI : 10.3917/rdm.021.0383

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre

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ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en

France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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CORNELIUS CASTORIADIS. L’IMAGINAIRE RADICAL

 par Nicolas Poirier 

L’œuvre de Cornelius Castoriadisoffre au lecteur l’aspect d’un vaste chan-tier de réflexion où sont sans cesse retravaillés les mêmes matériaux. D’où l’im-pression contradictoire d’une pensée qui se répète en même temps qu’elle seréélabore continuellement. De plus, celle-ci ne présente pas au premier abordune forme unitaire, mais offre au contraire un aspect hétérogène : l’extrêmediversité des problèmes sur lesquels a réfléchi Castoriadis (le vivant, le psy-chisme, la société, l’histoire, la création, la politique…), ainsi que l’extrême

diversité de ses références, laissent à croire que l’on se trouve au contact d’unepensée flottante, pouvant certes se révéler ponctuellement pertinente, mais quine présenterait guère de cohérence globale.

Nous tenterons ici de faire ressortir l’unité de la pensée de Castoriadis enmontrant que son caractère fragmentaire constitue l’expression de la structureprofonde de l’être articulé selon cinq strates indissociables :

— l’être-premier en tant que chaos, sans-fond, abîme, flux incessant;— l’être-vivant en tant que surgissement de l’imagination comme puissance

de mise en forme, aussi bien au niveau cellulaire qu’à celui des êtres vivants lesplus complexes;

— l’être-psychique en tant qu’apparition d’une imagination décloisonnéeet défonctionnalisée. L’être-psychique constitue la première rupture dans l’ordredu pour-soi en tant qu’il définit un type d’être bien particulier : l’être humain;

— l’être-social-historiqueen tant qu’émergence d’une nouvelle forme onto-logique définie comme ensemble à chaque fois particulier des institutions et dessignifications que ces institutions incarnent (« social »), et qui comme telle se

trouve engagée dans un processus d’altération temporelle (« historique »);— l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’autonomie radicale de la sub-

 jectivité humaine pensée comme réflexivité. L’être-sujet constitue la formeultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissance de créationexplicite.

DE L’ANALYSE DU CAPITALISME BUREAUCRATIQUE À LA NOTION

D’IMAGINAIRE SOCIAL INSTITUANT (1945-1964)

Après avoir suivi à Athènes des études de droit, d’économie et de philoso-phie, Castoriadis arrive en France en 1945 pour y entreprendre une thèse dedoctorat en philosophie sur Max Weber. Parallèlement à ce travail de recherche,il s’implique dans des activités de militant au sein du PCI, mouvement qu’ilquitte en 1948, pour fonder en compagnie d’autres camarades (dont ClaudeLefort) le groupe et la revue Socialisme ou barbarie, laquelle paraîtra de 1949

à 1965.

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 La réélaboration du concept de bureaucratie

Très rapidement, Castoriadis va remettre en cause non seulement la poli-tique trotskyste officielle du PCI, mais plus fondamentalement les thèses déve-

loppées par Trotsky lui-même sur la dégénérescence du socialisme en URSSà partir de la fin des années vingt. Il est clair que pour Castoriadis, la Russiene pouvait en aucune façon être caractérisée comme un état ouvrier dégé-néré – au contraire de ce qu’affirmait Trotsky –, mais qu’il fallait voir en elleun nouveau type de régime, inédit dans l’histoire, fondé sur la domination totalede la classe dirigeante.

Castoriadis montre qu’à cet égard, la transformation juridique des formesde propriété n’a joué en Russie qu’à un niveau fort superficiel, et qu’indépen-

damment de la nationalisation des moyens de production et de la planificationde l’économie, la Russie était restée un état capitaliste fondé sur des rapportseffectifs d’exploitation pour ainsi dire portés à leur paroxysme. À l’opposé dece qu’affirmait alors Trotsky, la bureaucratie russe n’était donc pas, pourCastoriadis, une formation exceptionnelle au statut transitoire, ni même unesimple couche parasitaire, « mais bel et bien [une] classe dominante, exerçantun pouvoir absolu sur l’ensemble de la vie sociale, et non seulement dans lasphère politique étroite » [ La société bureaucratique, p. 24].

Dans Économie et société , Max Weber avait dégagé l’idéal-type de labureaucratie comme forme accomplie de la domination « légale-rationnelle ».Castoriadis va reprendre cette idée, en montrant toutefois que la bureaucratierusse n’est pas assimilable à une simple forme de régime politique, mais qu’elleconstitue une forme d’oppression totale s’étendant à l’ensemble des sphèresde la vie sociale.

Il était donc nécessaire, d’après Castoriadis, de reformuler un projet socia-liste révolutionnaire qui ne se réduise pas seulement à une transformation

radicale des rapports de production, mais concerne la totalité de la vie écono-mique, politique et sociale. La réélaboration du concept de bureaucratie et l’ana-lyse de la révolution bolchevique comme accentuation des rapports d’exploitationpropres au système capitaliste allaient en effet conduire Castoriadis à modifierle sens de l’objectif révolutionnaire : désormais, le mouvement ouvrier devaitse donner comme finalité l’autogestion ouvrière de l’ensemble des activitéssociales, et pas seulement de la production :

« Une révolution socialiste ne peut pas se limiter à éliminer les patrons et lapropriété “privée” des moyens de production; elle doit aussi se débarrasser dela bureaucratie […] – autrement dit, abolir la division entre dirigeants etexécutants. Exprimé positivement, cela n’est rien d’autre que la gestion ouvrièrede la production, à savoir le pouvoir total exercé sur la production et sur l’ensembledes activités sociales par les organes autonomes des collectivités de travailleurs »[ibid ., p. 27].

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 La critique du marxisme

Les analyses développées par Castoriadis au début des années cinquante neconsistent pas en une simple réévaluation des vues de Trotsky concernant la

nature dégénérée de l’URSS, ni même en une critique du léninisme; elles ontplus fondamentalement fourni le point de départ d’une reconsidération desconceptions marxistes de la société, de l’histoire et de la politique. Car le pro-blème qui se posait alors n’était pas tel ou tel point de la pensée de Trotsky oude Lénine, mais portait sur la nature même du capitalisme moderne, et corréla-tivement, des objectifs que devait se donner le mouvement révolutionnaire.

Le capitalisme, tel que l’avaient analysé Marx puis Schumpeter, s’était pré-senté tout d’abord – depuis le début du XIXe siècle jusqu’aux environs de

1880 – comme un régime économique de libre concurrence fondé sur l’appro-priation privée des moyens de production et se développant dans le cadre d’États-nations. Sous la poussée d’un développement technique nécessitant desinvestissements de capitaux de plus en plus importants, le capitalisme concur-rentiel du XIXe siècle allait céder la place à une forme de capitalisme monopo-listique basée sur la rationalisation sans cesse accrue de la production, dontl’organisation et la direction devaient revenir à l’État lui-même et non plus auxseules personnes privées. L’entrepreneur de la période pionnière du capitalisme,

celui qu’avait en vue Schumpeter, allait progressivement disparaître au profitd’une nouvelle classe dirigeante : la bureaucratie – composée des directeurs,ingénieurs, techniciens et administrateurs des grandes firmes d’État.

Autrement dit, l’antagonisme capitalistes/prolétaires qui avait structuré lasociété bourgeoise au siècle précédent n’était plus adéquat pour rendre comptede la division intrinsèque à cette nouvelle forme de régime. Le concept de « capi-talisme bureaucratique », développé alors par Castoriadis, permettait au contraireune analyse fine et rigoureuse de l’opposition dirigeants/exécutants comme fon-

dement du procès de production bureaucratique. L’introduction de cette nou-velle notion devait surtout permettre à Castoriadis de faire ressortir les traitscommuns aux régimes politiques/économiques dominants en Europe au sortirde la Seconde Guerre mondiale, qu’ils se proclament « socialistes » (Europe del’Est) ou « libéraux » (Europe de l’Ouest). Car le bloc « socialiste » et le bloc« capitaliste » avaient au fond accompli les mêmes objectifs : la nationalisationde l’industrie, la planification de la production, le monopole du commerce exté-rieur – soit l’étatisation complète de l’économie et de la politique [cf. ibid.,

p. 111à 123]. D’où l’absurdité manifeste de donner comme finalités au mou-vement ouvrier la prise de pouvoir de l’État, la nationalisation de la productionet l’abolition de la propriété privée, puisque ces buts avaient été réalisés en URSS(et étaient en passe de le devenir dans les autres pays de l’Est et en Chine), entraî-nant, qui plus est, une exploitation et un asservissement accrus du prolétariat 1.

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1. Cf. Domaines de l’homme [p. 179] : « Depuis soixante ans, la situation et le sort effectif dutravailleur russe dans la production sont essentiellement identiques à ce qu’ils ont toujours été sousle capitalisme. […] À considérer strictement le procès de travail et de production, la classe ouvrièrerusse se trouve soumise au rapport de “salariat” autant que n’importe quelle autre classe ouvrière. »

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 La nature du capitalisme moderne

Cela signifie-t-il que Castoriadis n’admettait aucune différence entre l’Estet l’Ouest? Absolument pas : si la nature bureaucratique de ces deux types de

régime ne faisait aucun doute, leur niveau d’intégration ne se situait pas au mêmedegré; et c’est là que se jouait toute la différence : entre d’un côté, un régime decapitalisme bureaucratique total (celui de la Russie), et de l’autre, un régime decapitalisme bureaucratique fragmenté (celui des pays industrialisés occidentaux).

Alors même que la Russie semblait avoir réalisé « l’idéal » d’un État bureau-cratique totalitaire, il restait dans les pays capitalistes d’Europe de l’Ouest (ainsiqu’aux États-Unis) des possibilités d’action politique, permettant de dévelop-per une certaine résistance au processus de bureaucratisation grandissante :

« Privée de droits politiques et syndicaux; […] soumise à un contrôle policierpermanent, […] harcelée par la voix omniprésente d’une propagande officiellemensongère, la classe ouvrière russe est soumise à une entreprise d’oppressionet de contrôle totalitaire […]. Situation sans analogue dans les pays capitalistes“classiques”, où très tôt la classe ouvrière a pu arracher des droits civiques,politiques et syndicaux et contester explicitement et ouvertement l’ordre socialexistant » [ Domaines de l’homme, p. 180].

Or l’existence de telles potentialités tenait à la nature des régimes politiquesdes pays de l’Europe de l’Ouest, que Castoriadis qualifia par la suite d’oligar-chies libérales : au cours des cent dernières années, les luttes sociales avaienten effet obligé le capitalisme à passer avec la classe ouvrière un certain nombrede compromis, rendus effectifs par l’élévation du pouvoir d’achat, la limitationrelative du chômage, la réduction du temps de travail, l’augmentation des dépensespubliques, la mise en place de mécanismes de redistribution et d’assistance.

Dans cette perspective, il est possible de comprendre selon quelles modali-tés les buts du mouvement ouvrier ont pu coïncider à partir du début des annéessoixante avec les objectifs propres au capitalisme bureaucratique : car l’exis-tence d’une masse de salariés-consommateurs bénéficiant d’un revenu et deconditions de travail décentes ne constitue à ce titre aucune menace mortellepour le système capitaliste, mais figurent plutôt comme l’une des conditions desa survie et de son bon fonctionnement.

De fait, et ce en pleine conformité avec l’esprit du « projet capitaliste bureau-cratique », selon l’expression employée par Castoriadis, les années soixanteallaient être marquées par un brusque reflux des significations révolutionnaires –comme si les hommes s’étaient mis dans l’incapacité de prendre en main col-lectivement la gestion de leurs propres affaires : la modernisation bureaucra-tique des pays d’Europe dès la fin de la Seconde Guerre mondiale n’avait eneffet été rendue possible qu’en fonction de l’apathie et de l’inaction politiquesdes individus.

« La société capitaliste moderne développait une privatisation sans précédentdes individus, et non seulement dans la sphère politique étroite. La “socialisation”extérieure, poussée au paroxysme, de toutes les activités humaines allait de

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pair avec une “désocialisation” également sans précédent; la société devenaitun désert surpeuplé. Le retrait de la population de toutes les institutions apparaissaitclairement comme à la fois le produit et la cause de la bureaucratisation accélérée,finalement comme son synonyme » [ La société bureaucratique, p. 61].

 La rupture définitive avec le marxisme

La bureaucratisation généralisée à l’ensemble de la vie sociale, la crise dela culture établie, la rupture de l’adhésion intériorisée des individus auxnormes et règles de cette même culture, tout cela signifiait en fin de compte qu’ilétait devenu impossible de définir le socialisme à partir de la seule transforma-tion des rapports de production, moyennant la collectivisation des richesses et

des moyens de production. Sous des formes nouvelles que l’on ne pouvait encoretotalement définir, le projet révolutionnaire devait devenir le projet de lasociété dans son ensemble, et non plus celui d’une classe privilégiée dépositairede la vérité révolutionnaire : « Un mouvement total concerné par tout ce que leshommes font et subissent dans la société et avant tout par leur vie quotidienneréelle » [ibid ., p. 43].

D’où la rupture totale de Castoriadis avec la pensée de Marx : ce n’était plustel ou tel point des conceptions sociologiques de Marx ou de sa théorie écono-

mique qu’il convenait de corriger, mais leurs présupposés philosophiques quidevaient être remis en cause – plus précisément la philosophie de l’histoire quien constitue la base. Castoriadis allait de la sorte montrer que Marx n’avait fina-lement fait qu’extrapoler à l’ensemble de l’histoire les schèmes de pensée propresà l’imaginaire de son époque; en faisant du développement de la technique lemoteur de l’histoire, Marx n’aurait pas seulement soumis la diversité des formessociales à des catégories n’ayant de sens que pour la société capitaliste déve-loppée, il aurait plus largement posé les bases d’une conception déterministe

de l’histoire : l’histoire comme l’effet d’un système de forces (productives)déterminées selon des lois universelles et nécessaires.

Ce réductionnisme, propre à tout rationalisme déterministe, aurait ainsienfermé Marx dans le désir illusoire de dégager la vérité de l’histoire, l’em-pêchant finalement de penser celle-ci en tant que domaine de la création parexcellence.

« À l’interprétation vivante d’une histoire toujours créatrice du nouveau s’étaitsubstituée une prétendue théorie de l’histoire, qui avait classé les stades passéset lui avait assigné l’étape à venir; l’histoire comme histoire de l’homme seproduisant lui-même devenait le produit d’une évolution technique toute-puissante[…], inexplicablement progressive et miraculeusement assurant un avenircommuniste pour l’humanité » [ibid., p. 46].

Il s’agissait donc pour Castoriadis de reconsidérer les schémas traditionnelsau travers desquels la philosophie occidentale avait pensé la société et l’histoire,afin d’être en mesure de donner au projet révolutionnaire un contenu qui puisse

exprimer l’activité créatrice des individus et des masses.

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 L’imaginaire social instituant 

C’est ainsi que Castoriadis allait introduire, à partir de 1964, un conceptnouveau – l’imaginaire radical –, certes présent sous une forme implicite dans

sa pensée antérieure, mais qu’il n’avait auparavant jamais thématisé demanière explicite. La notion d’imaginaire deviendra par la suite le terme cen-tral à partir duquel la réflexion de Castoriadis allait pouvoir s’élaborer.

Le concept d’imaginaire devait selon Castoriadis permettre une compré-hension de l’histoire qui ne soit plus opérée d’après les schèmes réducteurs dudéterminisme causal, mais fondée sur le principe même de non-causalité . Ilserait en fait impossible d’expliquer l’histoire des sociétés à partir d’une rela-tion nécessaire de cause à effet, et cela précisément en raison de la nature

même de l’histoire pensée comme autocréation.C’est précisément, d’après Castoriadis, à ce niveau que le non-causal apparaît :

« Il apparaît comme comportement non pas seulement imprévisible, mais créateur(des individus, des groupes, des classes ou des sociétés entières) ; non pas commesimple écart relativement à un type existant, mais comme position d’un nouveautype de comportement, comme institution d’une nouvelle règle sociale,comme invention d’un nouvel objet ou d’une nouvelle forme – bref, commesurgissement ou production qui ne se laisse pas déduire à partir de la situation

présente, conclusion qui dépasse les prémisses ou position de nouvelles prémisses »[ibid ., p. 65].

Cela ne signifie évidemment pas que l’histoire se fait, ou plutôt se crée àpartir de rien – ce qui reviendrait à attribuer au passé un mode d’être quasi nul –,mais qu’elle est une création immotivée, position première de significations àpartir desquelles seulement les sociétés peuvent se donner leur monde et l’orga-niser en tant que réalité social-historique singulière. Cet imaginaire n’est doncpas image de, il ne s’agit pas de l’imaginaire comme reflet d’un eidos déjà donné2,

mais d’une « création incessante et essentiellement indéterminée (social-histo-rique et psychique) de figures/formes/images à partir desquelles seulement il peutêtre question de quelque chose » [ L’institution imaginaire de la société , p. 8].

Ce n’est donc qu’à partir du concept d’imaginaire (entendu, on vient de levoir, en un sens bien précis) qu’il devient possible, selon Castoriadis, de pen-ser la société et l’histoire comme pôles de création originaire. Cet imaginairedoit être envisagé sous deux aspects : l’imaginaire instituant et l’imaginaireinstitué. Par imaginaire instituant , il faut entendre l’œuvre d’un collectif humain

créateur de significations nouvelles qui vient bouleverser les formes historiquesexistantes; et par imaginaire institué non pas l’œuvre créatrice elle-même (« l’ins-tituant »), mais son produit (« l’institué ») – soit l’ensemble des institutions quiincarnent et donnent réalité à ces significations, qu’elles soient matérielles (outils,techniques, instruments de pouvoir…) ou immatérielles (langage, normes, lois…).

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2. Conception qui, d’après Castoriadis, est aussi bien celle de Marx – l’imaginaire en tantqu’idéologie est une représentation inversée de la réalité – que de la psychanalyse, en particulier

de Lacan.

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Castoriadis va appeler social-historique le champ d’action indéterminé ausein duquel les hommes créent en les modifiant sans cesse les institutions quistructurent leur être-collectif. D’où sa conception de l’histoire comme union ettension de l’imaginaire instituant et de l’imaginaire institué : aucune société ne

peut exister sans institutions explicites de pouvoir (« imaginaire institué »), maisdoit (au sens d’une nécessité ontologique) poser dans le même temps la possi-bilité de son auto-altération (« imaginaire instituant »), que celle-ci soit reconnuecomme telle (cas des sociétés autonomes), ou bien déniée (cas des sociétéshétéronomes).

« L’autodéploiement de l’imaginaire radical comme société et comme histoire –comme le social-historique – se fait et ne peut se faire que dans et par les deuxdimensions de l’instituant et de l’institué . L’institution, au sens fondateur, est

création originaire du champ social-historique – du collectif anonyme […] » [ Lemonde morcelé , p. 113].

Castoriadis sera donc conduit à reformuler une nouvelle fois le contenu duprojet révolutionnaire comme étant « la visée d’une société devenue capabled’une reprise perpétuelle de ses institutions. […] société qui s’auto-institue expli-citement, non pas une fois pour toutes, mais d’une manière continue » [ La société bureaucratique, p. 51].

Toute société doit pouvoir non seulement s’autogouverner, mais égalements’auto-instituer de manière explicite. Telle est, d’après Castoriadis, la significa-tion véritable de la démocratie : un régime dans lequel la question de la validitéde la loi est maintenue en permanence ouverte, et où l’individu regarde les ins-titutions qui règlent sa vie comme ses propres créations collectives – en droittoujours transformables. D’où, à partir de ce moment-là, l’immense importancequ’accordera Castoriadis à la question de l’autonomie individuelle et collective.

L’IMAGINATION RADICALE (1965-1995)

À partir de la fin des années soixante, Castoriadis va donc infléchir son tra-vail selon une direction nouvelle : après l’autodissolution du groupe Socialismeou barbarie (1966), il démissionne du poste d’économiste qu’il occupait àl’OCDE depuis 1948, pour devenir psychanalyste (1973), puis professeur àl’EHESS (1981).

Sans abandonner les interrogations qui ont été les siennes pendant plus devingt ans, mais estimant toutefois qu’une reconstruction théorique était néces-saire au-delà de la seule critique du marxisme, il va s’atteler à repenser les cadreset les catégories de la « pensée héritée » – soit les fondements du projet philo-sophique gréco-occidental.

L’essentiel pour Castoriadis consistait désormais en un travail d’élucidationcritique qui devait permettre d’émanciper la philosophie – définie comme priseen charge de la totalité du pensable – des gangues d’un rationalisme métaphy-sique trop étroit. Ce n’est qu’à cette unique condition, pensait Castoriadis, que

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l’on pourrait faire revivre le projet d’émancipation sociale et politique axé désor-mais selon les visées de l’autonomie individuelle et collective.

Théorie et pratique s’avéraient dès lors liées de manière indissoluble : leprojet révolutionnaire, lorsqu’il est porté par l’activité autonome et lucide des

masses, n’est finalement rien d’autre que cette activité , c’est-à-dire le projet lui-même en acte. Et c’est d’ailleurs pourquoi, comme l’explique Castoriadis,

« le terme même de révolution n’est plus approprié à la chose. Il ne s’agit passimplement d’une révolution sociale, de l’expropriation des expropriateurs, dela gestion autonome de leur travail et de toutes leurs activités par les hommes.Il s’agit de l’auto-institution permanente de la société, d’un arrachementradical à des formes plusieurs fois millénaires de la vie sociale, mettant en causela relation de l’homme à ses outils autant qu’à ses enfants, son rapport à la

collectivité autant qu’aux idées, et finalement toutes les dimensions de son avoir,de son savoir, de son pouvoir » [ La société bureaucratique, p. 53].

Les notions d’imaginaire et d’imagination devaient désormais occuper uneplace centrale dans la réflexion de Castoriadis, qui allait s’étendre à tous leschamps du savoir, et ne plus concerner les seules dimensions politiques etsociales : ce sont les fondements mêmes de l’ontologie que le conceptd’imagination permettait de réinterroger.

 Nature et statut de l’imagination dans la tradition philosophique

Il est remarquable, note Castoriadis [cf. Fait et à faire, p. 227 à 230; Domainesde l’homme, p. 327 à 331], que l’imagination n’ait jamais acquis la place cen-trale qui lui revenait dans la pensée philosophique. L’imagination n’a en effetpour ainsi dire jamais été étudiée en elle-même, c’est-à-dire traitée telle unefaculté positive, une puissance ou un pouvoir de. Son lien constitutif avec lesidées d’invention et de création ayant été totalement oblitéré, l’imagination s’est

vue rabaissée au rang de faculté secondaire, au mieux auxiliaire pour la connais-sance (Descartes, Leibniz), au pire, comme chez Platon, source d’erreurs, defictions et d’illusions.

La philosophie a certes ménagé une place à l’imagination créatrice, en recon-naissant son rôle primordial en art, mais c’était pour souligner dans le mêmemouvement son caractère gratuit et arbitraire. C’est donc à l’imagination au sensde la faculté de représenter un objet en son absence que la philosophie s’est leplus souvent référée – soit l’imagination conçue en tant que reproduction, com-

binatoire : une imagination en définitive seconde (elle ne crée pas l’objet, maisse borne à le produire après-coup : re-production) et secondaire (elle ne figurepas au titre des facultés supérieures de l’esprit, mais se contente de rendreprésentable le matériau sensible fourni par la perception).

« Ici, l’occultation ne pouvait pas être radicale. Elle a été occultation du caractèreradical de l’imagination, réduction de celle-ci à un rôle second, tantôt perturbantet négatif, tantôt auxiliaire et instrumental : la question posée a toujours été celledu rôle de l’imagination dans notre relation à un vrai/faux, beau/laid, bien/mal

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posés comme déjà donnés et déterminés par ailleurs. Il s’agissait, en effet,d’assurer la théorie […] de ce qui est, de ce qui doit être fait, de ce qui vaut, danssa nécessité, soit dans sa déterminité » [ Domaines de l’homme, p. 328].

La philosophie aurait donc toujours défini l’imagination en naviguant entredeux écueils : ou bien l’imagination relève de l’infra-pensable, ses objets res-tent indéterminés et son être privation de détermination, en tout cas déficientquant à ce qu’il détermine; ou bien l’imagination relève du supra-pensable,son objet est alors indéterminable – non par défaut d’être, mais au contraire parexcès – et la source de son être reste une transcendance inaccessible à toutedétermination.

 Nature et statut de l’imagination radicale

Castoriadis va ainsi chercher à repenser l’imagination comme une sourcede création première, montrant que la distinction apparemment fondatrice pourl’ontologie héritée du « réel » et de l’« imaginaire » n’est en fait qu’une oppo-sition dérivée, produit de cette imagination radicale. Il n’y aurait donc pour l’êtrehumain de « réel », ou plus simplement de réalité, que parce que celui-ci estdoué d’une imagination radicale.

« Imagination radicale » doit être prise comme synonyme d’« imaginaire

premier3 », au sens où cet imaginaire crée ex nihilo non seulement des imagesau sens trivial du terme, mais plus généralement des formes, et par là il fautentendre aussi bien des mots que des types génériques (idées, notions, concepts) –soit l’ensemble des significations au travers desquelles le monde « prend forme »pour l’homme.

L’imagination radicale forme donc ce à partir de quoi surgissent les schèmeset les figures qui conditionnent toute représentation et toute pensée. Les oppo-sitions structurantes de la pensée philosophique (réel/fictif, sensible/intelligible,

rationnel/irrationnel…) en sont toutes dérivées. Pour l’exprimer en un vocabu-laire moderne, on peut dire que l’imagination radicale forme la « conditiontranscendantale » du pensable et du représentable : au fond, sans cette présen-tation première, ou plus exactement sans cette création première, il n’y auraitrien pour l’homme, aucune image ou représentation des choses.

Il faut toutefois distinguer les deux aspects de cet imaginaire premier : d’unepart, son aspect « individuel » (ou « psychique »), l’imagination radicale; d’autrepart, son aspect « collectif » : l’imaginaire social instituant . Bien qu’irréduc-

tibles l’une à l’autre, ces deux faces de l’imagination sont indissociables ets’impliquent réciproquement.

« Le siège de cette vis formandi chez l’être humain singulier est l’imaginationradicale, c’est-à-dire la dimension déterminante de son âme. Le siège de cettevis en tant qu’imaginaire social instituant est le collectif anonyme et, plusgénéralement, le champ social-historique » [Fait et à faire, p. 228].

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3. « Être radical, dit Marx, c’est prendre les choses à la racine. »

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 Le surgissement de l’imagination radicaledans le discours philosophique : Aristote

Il revient à Aristote le mérite d’avoir, selon Castoriadis, « découvert » l’ima-

gination : c’est ainsi qu’au livre III du traité De l’âme, Aristote donne une défi-nition de l’imagination conçue comme « mouvement engendré par une sensationen acte ». Une telle conception correspond, d’après Castoriadis, à la définitionde l’imagination imitative, reproductrice ou combinatoire telle qu’on l’a tradi-tionnellement pensée en philosophie : une faculté permettant la rétention desimages sensibles et donc constitutive de la mémoire, incluant de la sorte un pou-voir recombinatoire d’évocation des objets non présents.

Or, alors même qu’on aurait pu croire ce problème résolu, celui-ci réapparaît

brutalement au milieu du livre III, au moment où Aristote se livre à l’examende la puissance dianoétique de l’âme :

« Et pour l’âme pensante les phantasmes sont comme des sensations. […] C’estpourquoi l’âme ne pense jamais sans phantasme. […] Donc le noétique de l’âmepense les formes dans les phantasmes, et comme c’est dans elle qu’est déterminépour lui ce qui est à rechercher et à fuir, il se meut même en dehors de la sensationlorsqu’il a affaire à des phantasmes » [Aristote, III, 7, traduction de Castoriadis,in Domaines de l’homme, p. 332].

Selon l’interprétation que donne Castoriadis de ce passage, il serait permisde voir ici une imagination première, sans laquelle il ne peut y avoir de pensée,et qui précède donc toute pensée :

« En langage moderne, la pensée implique la re-présentation de l’objet pensépar sa représentation, qui est comme la sensation, mais sans l’acte de la présenceeffective de l’objet. Présentation dans et par laquelle peut être donné tout ce quiappartient à la forme de l’objet, au sens le plus général du mot forme, soit toutce qui de l’objet peut être pensé; donc, le tout de l’objet sauf sa matière »[ Domaines de l’homme, p. 345].

L’imagination qu’a en vue Aristote ici constitue en quelque sorte la condi-tion nécessaire de toute saisie de l’intelligible dans les formes sensibles. En effet,l’intellection des intelligibles au sein même du sensible présuppose la donnée detelle forme sensible comme séparée, donc l’action première de l’imagination –le phantasme qui fournit à la pensée la condition de son objectivité.

Lorsque l’on pense tel triangle, par exemple, on ne le sépare pas de la matière,

mais lorsque l’on cherche à penser le triangle comme tel (l’intelligible triangle),on le pense indépendamment de la matière dans laquelle il existe : ainsi, lesobjets mathématiques n’existent jamais comme séparés de la matière, maislorsque l’âme connaissante doit les saisir en tant qu’ils sont , il est nécessairequ’elle fasse abstraction de leur matière. C’est là le rôle joué par cette imagination« première » : fournir à l’âme du « sensible sans matière ».

Car s’il est impossible de sentir du courbe sans matière, la pensée du courbeen tant que courbe nécessite qu’on le sépare de la matière où il se réalise et qui

ne correspond en aucun cas avec le courbe comme tel. Or, il est obligatoire, pour

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arriver à penser le courbe comme courbe, qu’on puisse également le sentir enquelque manière, sans bien sûr que cette sensation soit matérielle, auquel cason ne penserait pas le courbe comme courbe, mais comme telle ligne courbeexistante. « Cette présentation – comme une sensation mais sans matière – est

assurée par la phantasia, elle se réalise dans et par le phantasma. L’imaginationqu’a ici en vue Aristote est donc abstraction sensible, abstraction dans le sensiblefournissant l’intelligible » [ibid ., p. 345-346].

Il serait ainsi légitime, d’après Castoriadis, de concevoir la phantasia aris-totélicienne telle une puissance de création qui fournit à l’âme la « sensationabstraite » dont celle-ci a besoin pour connaître : condition première de la pen-sée, en tant qu’elle seule peut fournir à l’âme l’objet sous une forme sensiblequoique sans matière, l’imagination d’Aristote joue en quelque sorte le rôle

« schématique » que lui donnera plusieurs siècles plus tard Kant; à la seule dif-férence, que selon Castoriadis, le phantasme n’est pas chez Aristote la simplemédiation entre l’ordre des catégories universelles et le donné empirique, il estplus largement le substrat de toute pensée – en ce sens qu’il lui fournit les typesgénériques nécessaires à la connaissance.

Dans une telle perspective, l’opposition a priori/a posteriori manque tota-lement de pertinence : ici, tout est a posteriori (« si on ne sentait rien, on nepourrait rien apprendre ni comprendre »), en même temps qu’a priori (« le sen-

sitif et le connaissant de l’âme sont en puissance cela même, le connaissable etle sensible »); et pour cause : l’imagination créatrice – productrice du « sen-sible-abstrait » – forme la matrice constitutive de toutes les oppositions secondesqu’elle a pour charge d’organiser : a priori/a posteriori, catégoriel/matériel,universel/particulier, intelligible/sensible…

Aristote aurait donc le premier reconnu une dimension essentielle de l’âmepensante – sa condition même – qui ne se laisse pas saisir dans l’espace définipar le sensible et l’intelligible, pas plus que dans celui délimité par l’opposition

du vrai et du faux, et va jusqu’à déborder le domaine de ce qui est. Ainsi quel’affirme Castoriadis,

« il voyait que la possibilité pour l’âme de penser, donc aussi de différencier lesensible et l’intelligible, repose sur quelque chose qui n’est ni vraiment sensibleni vraiment intelligible ; et que la possibilité pour distinguer le vrai et le faux – et,derrière eux, l’être et le non-être – repose sur quelque chose qui ne tombe pas sousles déterminations du vrai et du faux et qui, dans son mode d’être comme dans lemode d’être de ses œuvres – les phantasmata – n’a pas de lieu dans les régions

de l’être telles qu’elles paraissent assurément établies par ailleurs » [ibid ., p. 362].

 Le recouvrement de l’imagination radicale

Si la philosophie n’a pas été en mesure de penser l’être comme imagina-tion et comme création, cela tient à son impossibilité de penser véritablementle temps – un temps qui ne soit pas conçu sur le modèle de l’espace, mais commegenèse ontologique, émergence de l’altérité radicale, création absolue de figurestoujours autres.

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Le temps a en effet toujours été pensé comme production de la différenceà partir de l’identique : que ce soit Platon et sa figure du temps comme « imagemobile de l’éternité immobile » [Timée, 37c-38b], ou encore Kant et sesformes pures de l’espace et du temps, la temporalité est pensée – dans le cadre

de l’ontologie héritée – comme possibilité de la différence au sein de l’iden-tique, production de l’altérité à partir du même. Ce qui implique donc la néces-sité pour l’ontologie de concevoir la succession sous le seul point de vue del’identité , et par conséquent le temps comme perpétuelle répétition : les princi-pales figures de la succession – causalité, finalité, implication – ne sont en réa-lité que des formes enrichies de l’identité, résultantes de la nécessité pour celle-cide se poser comme altérité, et ne faisant que répéter à un niveau « supérieur »le même auquel elles appartiennent; en ce qui concerne le schème de la causa-

lité, par exemple, il est clair que cause et effet appartiennent à l’ordre du même :un ensemble d’éléments A ne peut avoir d’effet(s) sur un ensemble différentd’éléments B qu’à la condition ultime que ces deux ensembles fassent partied’un ensemble identique qui puisse les mettre en situation d’implication réci-proque. D’où la définition traditionnelle de l’être, moyennant la suppressiondu temps, comme détermination à partir d’un dehors omnitemporel ; et corré-lativement la position du réel comme permanence dans le temps (identité de ladifférence), que ce soit sous forme de constituants ultimes inaltérables ou sous

celle de lois idéales.Dans le cadre d’une telle ontologie, il semble donc impossible de réussir à

penser la création constitutive de l’être en général. Car il serait contradictoire,compte tenu des prémisses posées au départ, d’accorder la moindre réalité à lagenesis prise comme telle, puisqu’elle est ce qui n’est jamais selon les mêmesdéterminations ; or, ce qui est fondé selon des déterminations contradictoires nepeut pour l’onto-logique du même avoir de détermination, « ce qui toujoursdevient » signifiant en fin de compte « ce qui est totalement indéterminé ».

L’ontologie traditionnelle a certes essayé de se réapproprier cet « être » indé-terminé – que ce soit l’idéalisme comme conservation intemporelle du devenir,ou encore la dialectique en tant que dépassement cumulatif et récupération inté-grale du devenir dans l’absolu –, mais elle a du même coup empêché toutecompréhension de ce devenir in-déterminé comme altération et donc création :

« Loin de pouvoir permettre une création ou une altération essentielle quelconque,[…] la temporalité ne peut être alors que déchéance, ou bien imitation imparfaitede l’éternité (Platon), au mieux indétermination relative des étants corporels en

tant que ceux-ci sont affectés de matière (c’est-à-dire d’indéterminable), ou de puissance (en tant qu’inachèvement, possibilité d’être différemment, donc déficitd’être), ou de mouvement » [ L’institution imaginaire de la société , p. 292].

Contre cette ontologie, il faudrait selon Castoriadis penser l’être commeautocréation, c’est-à-dire comme puissance d’auto-altération indéterminée enmême temps que déterminante : ce ne serait qu’à cette condition qu’il seraitpossible de penser le temps de l’être comme émergence de la nouveauté, et l’his-toire des hommes en tant qu’elle est leur histoire véritable, soit un processus

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non déterminé causalement mais radicalement imprévisible. Dire ainsi de lafigure A qu’elle est autre que la figure B, c’est affirmer, que de A à B, il y aindétermination essentielle, et non implication logique; par là, qu’il est impos-sible de déduire B de ce qui aurait été posé dans A et comme A. Une fois expli-

cité l’ensemble des lois auxquelles se réfère A dans son être-ainsi, il n’est eneffet pas possible d’en tirer l’existence de B, dont les déterminations sont tota-lement autres; tout ce qu’il est possible de dire de B, c’est qu’il vient de nullepart, qu’il ne provient pas (de), mais qu’il advient , qu’il est autocréation.

D’où la nécessité de reconsidérer l’ontologie à partir de l’imagination radi-cale, dont le temps pensé comme altérité-altération forme la dimension consti-tutive. Source de nouveauté perpétuelle, puissance de création immanente,l’imagination est à proprement parler temporalité – le temps qui est « créa-

tion/destruction », le temps comme « altérité/altération » : « Le temps n’est passeulement l’excès de l’être sur toute détermination […] mais l’excès de l’êtresur lui-même, ce par quoi l’être est essentiellement à-être » [ Domaines del’homme, p. 376].

 Les fondements du discours philosophique : la logique ensidique

À partir du moment où l’on pose les bases d’une ontologie qui conçoit l’être

comme être-déterminé et l’étance (ou substance) en tant que déterminité , il estnécessaire de concevoir un mode de discours susceptible d’en faire ressortirles caractères fondamentaux ; de sorte que, l’être étant pensé comme être-déterminé, il existe une logique de la détermination qui puisse rendre comptede ses attributs.

Castoriadis appelle cette logique la logique ensembliste-identitaire, ouencore, par contraction de ces deux termes, logique ensidique. Son présup-posé consiste en ceci qu’il doit être possible d’identifier dans le donné des

ensembles d’objets qui soient séparés tout en étant reliés, « ensemble » et « iden-tité » constituant, on le verra par la suite, une dimension essentielle du langage,comme de toute vie et de toute pratique sociale – plus généralement un aspectfondamental de l’être.

Dans cette perspective, Castoriadis fait ainsi référence à la définition del’ensemble donnée par Cantor : « Un ensemble est une collection en un toutd’objets définis et distincts de notre intuition ou de notre pensée. Ces objetssont appelés les éléments de l’ensemble » [ L’institution imaginaire de la société ,

p. 329-330].Cette définition de Cantor a le mérite, d’après Castoriadis, de condenser de

manière explicite les opérations essentielles de ce qu’il nomme legein. Ce terme,dont logos est dérivé, renvoie à l’ensemble des mécanismes de ce qui est habi-tuellement défini comme pensée logique ou raison – soit tout ce qui permet,selon les termes privilégiés par Castoriadis, de « distinguer-choisir-poser-rassembler-compter-dire ».

Pour réussir à penser ce qui est (déterminé en tant qu’ensemble), il est en

effet nécessaire de poser des objets comme strictement définis, et donc distincts

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les uns des autres. Car il n’y a de legein possible que si, à un certain niveau del’être, la totalité des choses existantes peut être identifiée en un ensemble cohé-rent, fait d’une part, des différentes réalités séparées les unes des autres(« l’homme », « l’animal », « la raison »…), d’autre part, des relations

mettant en liaison cette pluralité d’objets (« l’homme est un animal doué deraison »…).

D’où le présupposé fondamental de cette logique : propriété = classe; àsavoir qu’appartenir à une certaine classe d’objets (« les êtres humains ») défi-nit une propriété bien précise (« la réflexion »), et réciproquement, que possé-der telle qualité (« la réflexion ») définit tel groupe d’objets (« les êtres humains »).

« En elle se noue cette énigmatique identité de l’être et du penser scellés dèsParménide, puisqu’elle revient à dire que “ce qui est – ce qui peut être pensé”peut et doit toujours pouvoir être bien défini et bien distinct, composable etdécomposable en des totalités définies par des propriétés universelles etcomprenant des parties définies par des propriétés particulières » [ Les carrefoursdu labyrinthe I, p. 269].

L’existence de la collectivité comme faire collectif organisé présupposenécessairement une telle logique. Indépendamment même des significationsimaginaires qui donnent une forme particulière à l’environnement dans lequel

elle se situe, et quel que soit le contenu de l’organisation du monde que lasociété institue, le faire social doit nécessairement se référer à des objetsdistincts et déterminables selon des propriétés bien définies. Il est à ce titreimpossible que puisse exister une société où on ne distinguerait pas tel ou telanimal, tel ou tel outil, tel ou tel âge de la vie, etc. : sa perpétuation dans letemps ne pourrait sinon être envisageable. Que par ailleurs, il existe suivantles sociétés diverses manières de donner sens à l’animalité, à la technique, aurapport enfant-adulte ne change rien quant au fond du problème : une vache

doit toujours pouvoir être déterminée en tant qu’elle est une vache et non untaureau (dimension ensembliste-identitaire naturellement identifiée), avec toutce qu’une telle détermination implique, quand bien même ce serait unevache sacrée et non une vache d’abattoir (dimension imaginaire socialementinstituée).

Cette logique n’est donc pas seulement fondée sur le legein en tant quereprésenter/dire humain, mais renvoie à la première strate naturelle au sein delaquelle ce qui se donne se présente comme soumis d’emblée à la logique ensi-

dique : une vache et un taureau engendreront toujours des veaux, deux pierreset deux pierres font quatre pierres, un homme ne peut pas naturellement se trans-former en femme, etc. Il existe ainsi, principalement dans le domaine biolo-gique, une dimension de l’être intrinsèquement ensidisable, c’est-à-dire « classablesans problème dans des hiérarchies et des juxtapositions ou des croisements dehiérarchie appartenant toujours en tant qu’élément distinct et défini à des col-lections repérables, possédant toujours des propriétés suffisantes pour définirdes classes, se conformant toujours aux “principes” d’identité et du tiers exclu »

[ibid ., p. 271].

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Le problème n’est pas de reconnaître cette dimension ensidisable de l’être,ni la validité de la logique ensidique; il est de réduire la globalité de l’être àcette seule dimension « naturelle », méconnaissant dès lors la spécificité destrois strates « supérieures » de l’être : l’être-psychique, l’être-social-historique,

l’être-sujet. L’ordre du sens, loin d’être réductible à une simple combinatoirelogique, ne peut finalement s’appréhender qu’au travers d’une pensée del’imagination radicale : car l’être de l’homme est un magma de significationsimaginaires.

UNE ONTOLOGIE DE L’ÊTRE-IMAGINAIRE

La logique ensidique est un discours qui doit nécessairement poser des caté-gories universelles (« essences » chez Platon, « catégories » pour Aristote ettoute la philosophie ultérieure) valables quels que soient l’objet et le domaineconsidérés : « Ce n’est pas un accident, ni un aspect secondaire, mais une néces-sité s’originant dans le plus profond de l’organisation héritée que d’affirmer enfait l’existence de catégories transrégionnales possédant un sens plein et le mêmesens quel que soit le type d’objet considéré » [ibid ., p. 278]. De sorte qu’il soitpossible de constituer un tableau des catégories comme constituants essentiels

et universels de ce qui est, et de ce qui peut en être dit.Le problème, c’est qu’en postulant un sens de l’être univoque, on présup-

pose l’homogénéité de ce qui est en fait hétérogène, et on oublie ainsi que lasignification des catégories organisatrices du réel vient aussi de ce que, chaquefois, elles organisent : car le concept d’unité ne peut avoir le même sens, ni lemême contenu lorsqu’il s’agit de l’unité « espace » et de l’unité « psychisme ».Il serait par conséquent nécessaire d’admettre le caractère multivoque des caté-gories au travers desquelles nous pensons l’être, leur signification étant co-déter-

minée par ce qu’elles déterminent : la réalité du psychique, en ce qu’ellediffère totalement de la réalité de l’espace, détermine un concept d’unité psy-chique qui n’a rien à voir avec celui d’unité spatiale; ainsi, l’objet « psychisme »ne peut être conçu en tant que tel à partir d’aucune catégorie préexistante, caril définit lui-même un type de relation à partir duquel seulement il peut êtrerendu pensable.

Nous devons donc reconnaître (ce qu’admettait déjà Aristote) que l’être sedit de multiples façons, et prendre ainsi en considération – en essayant de la

rendre pensable – la « régionalité » de ce qui se donne à nous. Cette pluralitédes différents niveaux d’être ne fait pas système, mais constitue ce que Castoriadisappelle un magma, c’est-à-dire un mode d’être à part entière où coexiste unemultitude de formes ontologiques fondées sur une organisation qui contientdes fragments de multiples organisations logiques, mais est irréductible à unedétermination logique univoque4.

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4. Un magma est ce dont on peut extraire des organisations ensidiques en nombre indéfini,

mais qui ne peut être lui-même objet d’une « ensidisation ».

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 L’être-premier 

Le legein, en tant qu’il cherche à représenter et dire quelque chose du monde,exige de l’être que celui-ci soit une fois pour toutes (à l’origine ou même à la

fin, comme chez Hegel) réglé de part en part, c’est-à-dire achevé, déterminé, etdonc rigoureusement identique à lui-même. Or, d’après Castoriadis, « le monde –l’être – est essentiellement chaos, abîme, sans-fond. Il est altération et auto-altération. Il n’est que pour autant qu’il est toujours à-être, il est temporalitécréatrice-destructrice » [ Domaines de l’homme, p. 367].

L’humanité, qui se situe dans le prolongement de ce chaos, et dont elleémerge en tant que psyché et en tant que société, doit se tenir face à cet abîme,à ce sans-fond du monde. Celle-ci a une obscure compréhension de cette situa-

tion initiale, ce qui se traduit par l’exigence contradictoire d’en rendre comptetout en la masquant : il s’agit pour l’humanité de montrer l’abîme, et au traversde ce geste, de le recouvrir. Le rapport de l’humanité au chaos qui l’entoures’opère donc selon un mode fondamental, celui de la présentation/occultation.

Cette présentation/occultation du chaos s’effectue de manière soit « rela-tive », soit « absolue » : de manière « relative » – dans et par la constitution dela logique ensidique qui permet une certaine stabilisation et homogénéisationde ce flux-reflux primordial, tout en occultant son caractère hétérogène; de

manière « absolue » – dans et par l’institution religieuse de la société, qui doitnommer cet abîme moyennant sa représentation comme divin, tout en occul-tant le fait que cet abîme est effectivement sans-fond et que tout, donc l’hommeet la société, émerge du « néant ».

« La religion fournit un nom à l’innommable, une représentation à l’irreprésentable,un lieu à l’illocalisable. Elle réalise et satisfait à la fois l’expérience de l’abîmeet le refus de l’accepter, en le circonscrivant – en prétendant le circonscrire, enlui donnant une ou plusieurs figures, en désignant les lieux qu’il habite, les moments

qu’il privilégie, les personnes qui l’incarnent, les paroles et les textes qui le révèlent.Elle est, par excellence, la présentation/occultation du chaos » [ibid., p. 378].

L’être/étant « ensidique » et l’être/étant « religieux » présentent d’aprèsCastoriadis les mêmes caractères essentiels : ils sont en effet tous deux conçuscomme rigoureusement déterminés – principe d’existence effective par quoitout vient à l’être. L’ontologie philosophique qui identifie être et détermina-tion n’est en cela nullement différente de la religion; il n’y a, sur ce plan entout cas, guère de différence entre la pensée platonicienne qui définit l’êtreauthentique d’une chose en tant qu’elle participe à l’eidos et la mythologiearchaïque « participative ».

Selon Castoriadis, la science moderne contemporaine (physique quan-tique, macrophysique) aurait justement remis en question le principe de l’homo-généité/déterminabilité de l’être, en montrant que, bien qu’évidemmentcompatibles, les strates de l’être/étant ne sont pas intégrables en un systèmeensidique unitaire-homogène : l’univers physique matériel est certes ensidi-sable, mais il l’est à chaque fois autrement, selon la strate du monde que l’onconsidère ou que l’on découvre.

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 L’être-vivant 

Au sein de ce flux chaotique va émerger une puissance de mise en formesusceptible de produire les régularités qu’implique l’existence d’êtres aux dis-

positions relativement stables. L’imagination constitue précisément une tellepuissance, et l’intérêt des positions défendues par Castoriadis, à rebours de latradition philosophique qui voit en elle une faculté spécifiquement « animale »,est d’ancrer celle-ci au fondement même du vivant.

L’être-vivant forme le premier niveau du pour-soi ; seulement il faut prendregarde à ne pas assimiler pour-soi et sujet réflexif . Le pour-soi dont il est ques-tion ici n’a rien à voir avec la conscience (de soi) dont parlent par exempleKant et Hegel : il s’agit simplement pour Castoriadis de désigner la capacité

d’autoconstitution du vivant qui doit à chaque fois se former son mondepropre. D’où le présupposé ensidique qu’à chaque être vivant, on puisse fairecorrespondre un soi clairement identifiable (la cellule vivante n’existe pas biensûr pour elle-même, mais on peut toutefois la définir comme un soi, sans quoielle ne serait rien), et auquel on puisse attribuer les trois déterminations essen-tielles de l’intention, de l’affect et de la représentation qui sont celles du pour-soi : ce qui se situe à chaque fois dans le champ de tel « soi » vivant doit forcémentêtre représenté d’une certaine manière, pourvu d’une « valeur » positive ou néga-

tive (affect minimal du plaisir et du déplaisir) qui puisse guider l’intention (ou« désir ») en jouant le rôle de signal d’attraction ou de répulsion.

L’imagination est donc à l’œuvre dans la logique de l’être vivant, en cequ’elle permet à celui-ci de se créer son monde propre à partir d’un environne-ment qui lui est au départ étranger. On peut ainsi définir le vivant comme unautomate (automatos : ce qui se meut soi-même) capable de transformer unepartie des phénomènes objectifs en événements propres, moyennant l’interven-tion d’une série de dispositifs qui en élaborent les éléments d’information per-

tinente dans le cadre de son autoconservation : en transformant la phénoménalité X en information, chaque être-soi vivant va donc créer un monde propre danslequel il pourra assimiler ce qui lui est utile.

Or, la condition de cette autoconstitution est que le soi puisse d’abord don-ner forme à – in-former – l’X de la phénoménalité et ainsi se le rendre présentà lui-même : le soi doit poser cet X comme forme, le faire être comme forme,c’est-à-dire en faire une image au sens le plus large du terme, bref l’imaginer .On doit alors admettre que l’imagination, du moins sous une forme élémentaire,

remplit une fonction dans la logique constitutive du vivant, et qu’elle y estprésente comme pouvoir d’organisation immanent :

« Le vivant possède donc une imagination “élémentaire” qui contient une logique“élémentaire”. Moyennant cette imagination et cette logique, il crée, chaquefois, son monde. Et la propriété caractéristique de ce monde est qu’il existe,chaque fois dans la clôture. Rien n’y peut entrer – sauf pour le détruire – queselon les formes et les lois de la structure “subjective” du soi chaque foisconsidéré, et pour être transformé selon ces formes et ces lois » [Fait et à faire,

p. 261].

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 L’être-psychique

Il convient toutefois de remarquer que cette imagination et cette logique sontdès le départ fixées de manière rigide et qu’elles constituent un système rigou-

reusement fonctionnel – asservies à la finalité d’autoconservation et d’auto-perpétuation de l’espèce. Ce n’est qu’avec l’apparition de l’être humainqu’intervient une rupture dans l’organisation logique du vivant : l’être psychiqueconstitue à ce titre la première brisure dans l’ordre du pour-soi.

Alors que le « psychisme » permettant à l’animal d’organiser son modepropre (niveau du pour-soi) ne peut être déconnecté de sa constitution neuro-sensorielle, le psychisme humain se trouve caractérisé par la domination du plai-sir représentatif sur le plaisir organique; la déliaison de la sexualité humaine

d’avec la reproduction en est l’une de ses conséquences les plus remarquables.Cette a-fonctionnalité se manifeste chez l’homme dans l’insuffisance des

régulations instinctuelles qui régissent le comportement des animaux sur le modede l’automaticité. De là découlent bien entendu l’autonomisation de l’imagi-nation et la naissance du désir en tant que désir de l’autre : on peut dès lorsdécrire le psychisme humain comme un flux illimité d’images produites danset par une spontanéité représentative sans fin assignable, qui n’est en tout caspas fondée sur une correspondance univoque entre la phénoménalité X et l’image

formée à partir d’elle. À la satisfaction biologique animale, l’imagination radi-cale substitue chez l’homme la satisfaction hallucinatoire, qui présuppose nonpas tant la capacité de voir des images ou de se voir en tant qu’image dans unmiroir, mais bien plutôt l’aptitude à poser ce qui n’est pas, plus précisément àvoir dans quelque chose ce qui n’y est pas : c’est la logique du quid pro quo icià l’œuvre, qui permet par exemple au nourrisson de produire la représentationdu sein absent sous forme de phantasme et d’en jouir sur un mode hallucina-toire, ou encore d’imaginer, lorsqu’il sera plus grand, un chien dans les trois

phonèmes ou les cinq lettres de ce mot.Dans le cadre de son travail de psychanalyste, Castoriadis a mis en évidence,

en procédant régressivement à partir du fonctionnement de la psyché (notam-ment inconsciente), l’existence d’un noyau narcissique originaire dans lequels’enracinent tout désir et toute représentation imaginaire. Poursuivant ainsi lesanalyses de Freud sur le narcissisme primaire où le premier objet de la libidoest le moi lui-même (à condition d’ailleurs que l’on puisse parler à ce stade d’unmoi constitué), Castoriadis va montrer que le monde du nourrisson n’est pas

l’autre du nourrisson, mais que celui-ci s’identifie à ce monde comme étantlui-même ce monde : d’où l’identité dégagée par Castoriadis dans le cas de la psyché originaire : moi = plaisir = tout = modèle du « sens » (sous-entendu : je= suis = monde).

On aurait donc une instance psychique originaire qui se représente commetoute-puissante puisqu’elle épuiserait la totalité du sens existant. Freud parlaitdéjà à ce propos d’une toute-puissance magique de la pensée, mais ce dont ils’agit en fait ici, c’est d’une toute-puissance réelle de la pensée inconsciente –

« réelle » au sens où la question n’est pas tant pour l’inconscient de s’adapter au

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monde ou de le transformer, mais de modifier la représentation afin de se la rendreplaisante (plaisir d’organe). Cette monade psychique originaire est d’une part a-rationnelle, dans la mesure où elle ignore le temps et la contradiction, donc laréalité du monde extérieur; d’autre part, a-sociale, puisque totalement égocentrée,

elle ignore les autres et refuse tout délai dans la satisfaction de son désir.Prise comme telle, la psyché humaine est donc radicalement inapte à la

vie : un nourrisson qui en resterait au stade du seul plaisir hallucinatoiredeviendrait très rapidement psychotique. D’où la nécessité de socialiser la psy-ché , afin de lui faire accepter la présence d’autrui comme limite à la réalisationde son désir : c’est à l’institution sociale qu’il revient la charge, sous une formeou sous une autre, de fabriquer à partir de la psyché un individu social dans sonmode d’être, ses références, ses comportements.

« Il faudra toujours, sans lui demander un avis qu’il ne peut pas donner, arracherle nouveau-né à son monde, lui imposer – sous peine de psychose – le renoncementà sa toute-puissance imaginaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussilégitime que le sien, lui apprendre qu’il ne peut pas faire signifier aux mots cequ’il voudrait qu’ils signifient, le faire accéder au monde tout court, au mondesocial et au monde des significations comme monde de tous et de personne »[ L’institution imaginaire de la société , p. 453].

L’individu n’est pas un fruit de la nature, il est avant tout création et insti-tution sociale : le nouveau-né radicalement inapte à la vie doit être humanisé,et cette humanisation ne devient effective qu’au travers de sa socialisation. Untel processus n’est cependant rendu possible qu’à la condition que l’institutionfournisse à la psyché du sens qui puisse lui faire accepter la perte de sa toute-puissance imaginaire :

« Ce sont ses significations qui donnent un sens – sens imaginaire, dans l’acceptionprofonde du terme, à savoir création spontanée et immotivée de l’humanité – à

la vie, à l’activité, au choix, à la mort des humains comme au monde qu’ellescréent et dans lequel les individus doivent vivre et mourir » [ La montée del’insignifiance, p. 223].

La polarité n’est donc pas celle entre individu et société , comme le présup-pose selon Castoriadis l’essentiel de la philosophie politique et sociale, elle sesitue entre psyché et société : la psyché des humains singuliers, bien qu’ellen’existe que socialisée, ne peut jamais l’être complètement, c’est-à-dire que la psyché ne peut jamais être rendue conforme à ce que les institutions exigent

d’elle : ce monde « présocial » constitue toujours une menace pour le sensinstauré par la société.

 L’être-social-historique

Dès sa naissance, l’individu pris en charge par la collectivité à laquelle ilappartient se trouve donc placé dans un champ social-historique – sous l’em-prise à la fois de l’imaginaire social instituant auquel il participe (qu’il ait

conscience ou non de cette participation) et de l’imaginaire institué dont il doit

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nécessairement tenir compte (qu’il lui soit soumis ou qu’il le conteste). Le social-historique définit un nouveau mode d’être en tant qu’il désigne une formeontologique que l’on ne rencontre ni dans l’ordre du vivant en tant que tel nidans l’ordre de la psyché « pure » puisque celle-ci renvoie à un univers « pré-

social » : une totalité tenue par des institutions et par les significations que cesinstitutions incarnent (« sociale ») nécessairement engagée dans un processusd’auto-altération temporelle (« historique »).

Comme on l’a montré précédemment5, l’ontologie ensembliste-identitairene peut – parce qu’elle se fonde sur une conception de l’être comme « être déter-miné » – penser ce qui est hétérogène, ce dont la société et l’histoire sont l’ex-pression par excellence. Car on ne peut déduire les différentes formes de l’être« société » à partir d’un concept posé a priori, comme l’ont fait par exemple,

les différentes variantes du fonctionnalisme qui postulent l’existence de besoinshumains fixés une fois pour toutes et expliquent l’organisation de la sociétécomme l’ensemble des dispositifs et des fonctions visant à les satisfaire. Bienentendu, la société ne peut exister sans une dimension fonctionnelle : il existeratoujours des besoins vitaux à satisfaire – ce que la collectivité est précisémenten mesure d’effectuer; mais toute société « asservit » cette fonction à autrechose : les significations imaginaires sociales. Et ce qui fait justement la spé-cificité d’une société est celle du noyau central de ses significations imaginaires,

les besoins biologiques à satisfaire ne prenant sens que dans ce cadre : de cesbesoins vitaux, l’institution sociale est toujours et partout obligée de tenir compte,mais cela s’opère au travers d’une transformation du fait naturel de ces besoinsen signification imaginaire sociale, laquelle renvoie au noyau central dessignifications imaginaires de la société considérée.

Il est donc strictement impossible de se représenter la société comme unensemble concret d’individus socialisés, d’institutions et de significations,sans évoquer l’idée de création. Puisqu’il semble difficile de concevoir une expli-

cation causale de la succession et de l’altération des sociétés dans le temps, ilfaut au contraire admettre que la société est création – plus précisément créa-tion d’elle-même, donc autocréation. Dans le cas de la société, en effet, on nese trouve pas en présence d’éléments préexistants dont l’assemblage formeraittelle société ; les différents éléments de la société (individus, institutions, signi-fications) sont en fait créés par la société elle-même au travers de son auto-institution, et il est d’après Castoriadis tout à fait erroné d’appliquer au champ« social-historique » une logique combinatoire, comme a prétendu pouvoir le

faire l’anthropologie structurale. « La société comme telle est autocréation; etchaque société particulière est une création spécifique, l’émergence d’un autreeidos au sein de l’eidos générique société » [Fait et à faire, p. 268].

Puisque la société est autocréation, on doit en tirer la conséquence qu’elleest aussi auto-altération. Que cette auto-altération soit pour la plupart des socié-tés accomplie de manière suffisamment lente pour ne pas être perceptible à l’œilde l’historien, que de plus, celle-ci ne soit pas reconnue explicitement par la

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5. Cf. supra, « Le recouvrement de l’imagination radicale ».

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société, mais attribuée à une source extra-sociale (les ancêtres, les dieux, la rai-son) ne change rien quant au fond du problème : la société est toujours institu-tion d’elle-même, donc auto-institution, autocréation, et par conséquent,auto-altération. Le temps de l’histoire des hommes, le temps social-historique,

ne doit pas être conçu comme « simple médium abstrait de la coexistence suc-cessive ou simple réceptacle des enchaînements dialectiques », mais comme« temps de l’altérité radicale, altérité radicale non productible » [ L’institutionimaginaire de la société , p. 259].

 L’être-sujet 

Nous devons bien comprendre que les modes d’être distingués ici ne ren-

voient pas à des domaines ou régions totalement séparés les uns des autres, etqu’il n’y a pas différents types d’être qui auraient pour caractéristiques les unsd’être « vivants », les autres « psychiques », les autres « historiques ». Dansquelle catégorie faudrait-il par exemple, le cas échéant ranger l’être humain?Ce n’est évidemment pas ainsi qu’il faut voir les choses : l’ontologie de l’êtreen tant qu’imagination radicale développée par Castoriadis fournit en fait uncadre de pensée rendant possible la coexistence de strates (ou couches) d’êtrequi ne sont pas dialectiquement intégrées mais « réunies » en une totalité contra-

dictoire, sans pour autant qu’elle soit incohérente. Dans cette ontologie, lesniveaux « supérieurs » n’annulent pas les niveaux « inférieurs », pas plus qu’ilsne se les intègrent : il y a seulement pour chaque « niveau d’être » des types deprocessus et des objets spécifiques, des schèmes de significations qui sontdifférents et définissent une matrice de sens bien précise.

En fait, pour chaque strate de l’être, il existe un mode d’organisation quitend à se clore sur lui-même tout en maintenant ouverte la possibilité de brisersa propre clôture : c’est ainsi que chaque être vivant doit faire référence à lui-

même et ainsi distinguer le soi du non-soi pour être en mesure de se l’assimi-ler. Chaque être vivant ne peut donc s’autoconserver qu’à condition de pouvoirs’identifier comme soi à l’exclusion de tout ce qu’il n’est pas, ce qui impliquela clôture totale du soi.

Mais en même temps il existe chez un être vivant particulier – l’homme – lacapacité de briser cette clôture, au travers de sa puissance d’imagination auto-nome et a-fonctionnelle. Cette rupture définit un nouveau type d’être qui, là encore,va se voir marqué par une tendance à la clôture sur soi, la  psyché cherchant, on

l’a vu précédemment, à s’identifier au monde dans sa globalité. C’est à l’être-société (« social-historique ») qu’il va revenir la charge de briser cette clôture autravers du processus de socialisation, en fournissant à la psyché du sens diurne.

L’être-société va se voir caractérisé à nouveau par la reproduction de cettemême tendance à la clôture sur soi : c’est le cas des sociétés hétéronomes, écritCastoriadis, qui

« créent certes leurs propres institutions et significations, mais [qui] occultentcette autocréation, en l’imputant à une source extra-sociale, extérieure en tout

cas à l’activité effective de la collectivité effectivement existante : les ancêtres,

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les héros, les dieux, les lois de l’histoire ou celles du marché. Dans ces sociétéshétéronomes, l’institution de la société a lieu dans la clôture du sens. Toutes lesquestions formulables par la société considérée peuvent trouver leur réponsedans des significations imaginaires et celles qui ne le peuvent pas sont non

tellement interdites que mentalement et psychiquement impossibles pour lesmembres de la société » [ La montée de l’insignifiance, p. 224].

En fait, cette situation est la plus fréquente dans l’histoire, et celle-ci n’a étérompue, d’après Castoriadis, qu’à deux reprises : en Grèce ancienne et en Europeoccidentale, rupture qui s’exprime par la double création de la politique commemise en question des lois et institutions établies, et de la philosophie commemise en question des représentations collectivement admises. C’est dans un telmouvement de rupture que se définit l’être-sujet en tant qu’affirmation de l’auto-

nomie radicale du pour-soi humain pensé comme réflexivité :« Il y a discontinuité, rupture de cette succession de sociétés hétéronomes, ausens où dans certaines sociétés et périodes historiques surgissent l’interrogationet la contestation portant sur les institutions existantes et les significationsimaginaires sociales correspondantes : c’est la naissance de la philosophie commeinterrogation illimitée et de la démocratie comme assomption par la collectivitéde ses pouvoirs et de ses responsabilités dans la position des institutions sociales »[Sujet et vérité dans le monde social-historique, p. 45].

Cette rupture implique donc l’exigence pour l’individu de rendre raison dece qu’il dit et de ce qu’il pense; elle présuppose la réflexivité que l’on ne doitpas confondre avec le raisonnement logique et le simple calcul, mais qui peutse définir comme « la possibilité que la propre activité du “sujet” devienne“objet”, l’explicitation de soi comme un objet non objectif, ou comme objet simplement par position et non par nature » [ Le monde morcelé , p. 211].

L’être-sujet pensé comme pour-soi réflexif présuppose la présence d’uneimagination radicale, qui voie ce que le pour-soi ne peut jamais vraiment voir :soi-même; au sens où je me pose, « moi », en tant que je suis moi et en mêmetemps en tant que  je suis autre que moi, en tant surtout que je pourrais êtreautre chose que ce que je suis actuellement. L’être-sujet constitue à cet égardla forme ultime du pour-soi où se trouve libéré l’imaginaire comme puissancede création explicite, aussi bien dans le domaine de l’art que dans celui de lapolitique.

C’est à ce stade qu’émerge le logos comme faculté d’interrogation illimi-tée et mise en question de toute institution. De ce questionnement radical nesubsiste qu’un être : l’auto-instituant .

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