daudet alphonse - tartarin de tarascon

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  • BIBEBOOK

    ALPHONSE DAUDET

    TARTARIN DETARASCON

  • ALPHONSE DAUDET

    TARTARIN DETARASCON

    1872

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0093-9

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Ont contribu cee dition : Gabriel Cabos

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  • A Gonzague Privat.

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    1

  • Premire partie

    Tarascon

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  • CHAPITRE I

    Le jardin du baobab

    M Tartarin de Tarascon est reste dans mavie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ansde cela, mais je men souviens mieux que dhier. LintrpideTartarin habitait alors, lentre de la ville, la troisime maison gauchesur le chemin dAvignon. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin de-vant, balcon derrire, des murs trs blancs, des persiennes vertes, et surle pas de la porte une niche de petits Savoyards jouant la marelle oudormant au bon soleil, la tte sur leurs botes cirage.

    Du dehors, la maison navait lair de rien.Jamais on ne se serait cru devant la demeure dun hros. Mais quand

    on entrait, coquin de sort !. . .De la cave au grenier, tout le btiment avait lair hroque, mme le

    jardin !. . . le jardin de Tartarin, il ny en avait pas deux comme celui-l en Eu-

    rope. Pas un arbre du pays, pas une eur de France ; rien que des plantes

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre I

    exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers,des manguiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, descactus, des guiers de Barbarie, se croire en pleine Afrique centrale, dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, ntait pas de gran-deur naturelle ; ainsi les cocotiers ntaient gure plus gros que des bet-teraves, et le baobab (arbre gant, arbos gigantea) tenait laise dans unpot de rsda ; mais cest gal ! pour Tarascon, ctait dj bien joli, et lespersonnes de la ville, admises le dimanche lhonneur de contempler lebaobab de Tartarin, sen retournaient pleines dadmiration.

    Pensez quelle motion je dus prouver ce jour-l en traversant ce jar-din mirique !. . . Ce fut bien autre chose quand on mintroduisit dans lecabinet du hros.

    Ce cabinet, une des curiosits de la ville, tait au fond du jardin, ou-vrant de plain-pied sur le baobab par une porte vitre.

    Imaginez-vous une grande salle tapisse de fusils et de sabres, depuisen haut jusquen bas ; toutes les armes de tous les pays du monde : ca-rabines, ries, tromblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteauxrevolvers, couteaux poignards, kriss malais, ches carabes, ches desilex, coups-de-poing, casse-tte, massues hoentotes, lassos mexicains,est-ce que je sais !

    Par l-dessus, un grand soleil froce qui faisait luire lacier des glaiveset les crosses des armes feu, comme pour vous donner encore plus lachair de poule. . . Ce qui rassurait un peu pourtant, ctait le bon air dordreet de propret qui rgnait sur toute cee yataganerie. Tout y tait rang,soign, bross, tiquet comme dans une pharmacie ; de loin en loin, unpetit criteau bonhomme sur lequel on lisait :

    Flches empoisonnes, ne touchez pas !Ou :Armes charges, mez-vous !Sans ces criteaux, jamais je naurais os entrer.Aumilieu du cabinet, il y avait un guridon. Sur le guridon, un acon

    de rhum, une blague turque, les Voyages du capitaine Cook, les romans deCooper, de Gustave Aimard, des rcits de chasse, chasse lours, chasseau faucon, chasse llphant, etc. . . Enn, devant le guridon, un hommetait assis, de quarante quarante-cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud,

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre I

    en bras de chemise, avec des caleons de anelle, une forte barbe courteet des yeux amboyants ; dune main il tenait un livre, de lautre il bran-dissait une norme pipe couvercle de fer, et, tout en lisant je ne saisquel formidable rcit de chasseurs de chevelures, il faisait, en avanant salvre infrieure, une moue terrible, qui donnait sa brave gure de petitrentier tarasconnais ce mme caractre de frocit bonasse qui rgnaitdans toute la maison.

    Cet homme, ctait Tartarin, Tartarin de Tarascon, lintrpide, legrand, lincomparable Tartarin de Tarascon.

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  • CHAPITRE II

    Coup dil gnral jet sur labonne ville de Tarascon ; leschasseurs de casquettes.

    A je vous parle, Tartarin de Tarascon ntait pas en-core le Tartarin quil est aujourdhui, le grand Tartarin de Ta-rascon, si populaire dans tout le Midi de la France. Pourtant mme cee poque ctait dj le roi de Tarascon.

    Disons do lui venait cee royaut.Vous saurez dabord que l-bas tout le monde est chasseur, depuis le

    plus grand jusquau plus petit. La chasse est la passion des Tarasconnais,et cela depuis les temps mythologiques o la Tarasque faisait les centcoups dans les marais de la ville et o les Tarasconnais dalors organi-saient des baues contre elle. Il y a beau jour, comme vous voyez.

    Donc, tous les dimanches matin, Tarascon prend les armes et sort de

    6

  • Tartarin de Tarascon Chapitre II

    ses murs, le sac au dos, le fusil lpaule, avec un tremblement de chiens,de furets, de trompes, de cors de chasse. Cest superbe voir. . . Par mal-heur, le gibier manque, il manque absolument.

    Si btes que soient les btes, vous pensez bien qu la longue elles ontni par se mer.

    cinq lieues autour de Tarascon, les terriers sont vides, les nids aban-donns. Pas un merle, pas une caille, pas le moindre lapereau, pas le pluspetit cul-blanc.

    Elles sont cependant bien tentantes ces jolies collinees tarascon-naises, toutes parfumes de myrte, de lavande, de romarin ; et ces beauxraisins muscats gons de sucre, qui schelonnent au bord du Rhne,sont diablement apptissants aussi. . . Oui, mais il y a Tarascon derrire,et, dans le petit monde du poil et de la plume, Tarascon est trs mal not.Les oiseaux de passage eux-mmes lont marqu dune grande croix surleurs feuilles de route, et quand les canards sauvages, descendant versla Camargue en longs triangles, aperoivent de loin les clochers de laville, celui qui est en tte se met crier bien fort : Voil Tarascon !. . .voil Tarascon ! et toute la bande fait un crochet.

    Bref, en fait de gibier, il ne reste plus dans le pays quun vieux coquinde livre, chapp comme par miracle aux septembrisades tarasconnaiseset qui sentte vivre l ! Tarascon, ce livre est trs connu. On lui donn un nom. Il sappelle le Rapide. On sait quil a son gte dans la terrede M. Bompard, ce qui, par parenthse, a doubl et mme tripl le prixde cee terre, mais on na pas encore pu laeindre.

    lheure quil est mme, il ny a plus que deux ou trois enrags quisacharnent aprs lui.

    Les autres en ont fait leur deuil, et le Rapide est pass depuis long-temps ltat de superstition locale, bien que le Tarasconnais soit trspeu superstitieux de sa nature et quil mange des hirondelles en salmis,quand il en trouve.

    Ah ! me direz-vous, puisque le gibier est si rare Tarascon, quest-ce que les chasseurs tarasconnais font donc tous les dimanches ?

    Ce quils font ?Eh mon Dieu ! ils sen vont en pleine campagne, deux ou trois lieues

    de la ville. Ils se runissent par petits groupes de cinq ou six, sallongent

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre II

    tranquillement lombre dun puits, dun vieux mur, dun olivier, tirentde leurs carniers un bon morceau de buf en daube, des oignons crus,un saucissot, quelques anchois, et commencent un djeuner interminable,arros dun de ces jolis vins du Rhne qui font rire et qui font chanter.

    Aprs quoi, quand on est bien lest, on se lve, on sie les chiens,on arme les fusils, et on se met en chasse. Cest--dire que chacun de cesmessieurs prend sa casquee, la jee en lair de toutes ses forces, et la tireau vol avec du 5, du 6 ou du 2, selon les conventions.

    Celui qui met le plus souvent dans sa casquee est proclam roi de lachasse, et rentre le soir en triomphateur Tarascon, la casquee cribleau bout du fusil, au milieu des aboiements et des fanfares.

    Inutile de vous dire quil se fait dans la ville un grand commerce decasquees de chasse. Il y a mme des chapeliers qui vendent des cas-quees troues et dchires davance lusage des maladroits ; mais onne connat gure que Bzuquet, le pharmacien, qui leur en achte. Cestdshonorant !

    Comme chasseur de casquees, Tartarin de Tarascon navait pas sonpareil. Tous les dimanches matin, il partait avec une casquee neuve ;tous les dimanches soir, il revenait avec une loque. Dans la petite mai-son du baobab, les greniers taient pleins de ces glorieux trophes. Aussi,tous les Tarasconnais le reconnaissaient-ils pour leur matre, et commeTartarin savait fond le code du chasseur, quil avait lu tous les traits,tous les manuels de toutes les chasses possibles, depuis la chasse la cas-quee jusqu la chasse au tigre birman, ces messieurs en avaient fait leurgrand justicier cyngtique et le prenaient pour arbitre dans toutes leursdiscussions.

    Tous les jours, de trois quatre, chez larmurier Costecalde, on voyaitun gros homme, grave et la pipe aux dents, assis sur un fauteuil de cuirvert, au milieu de la boutique pleine de chasseurs de casquees, tous de-bout et se chamaillant. Ctait Tartarin de Tarascon qui rendait la justice,Nemrod doubl de Salomon.

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  • CHAPITRE III

    Nan ! Nan ! Nan ! - Suite ducoup dil gnral jet sur labonne ville de Tarascon.

    A de la chasse, la forte race tarasconnaise joint uneautre passion : celle des romances. Ce qui se consomme de ro-mances dans ce pays, cest ny pas croire. Toutes les vieille-ries sentimentales qui jaunissent dans les plus vieux cartons, on les re-trouve Tarascon en pleine jeunesse, en plein clat. Elles y sont toutes,toutes. Chaque famille a la sienne, et dans la ville cela se sait. On sait, parexemple, que celle du pharmacien Bzuquet, cest :

    Toi, blanche toile que jadore ;Celle de larmurier Costecalde :Veux-tu venir au pays des cabanes ?Celle du receveur de lenregistrement :

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre III

    Si jtais-t-invisible, personne nme verrait.(Chansonnee comique.)Et ainsi de suite pour tout Tarascon. Deux ou trois fois par semaine, on

    se runit les uns chez les autres et on se les chante. Ce quil y a de singulier,cest que ce sont toujours les mmes, et que, depuis si longtemps quils seles chantent, ces braves Tarasconnais nont jamais envie den changer. Onse les lgue dans les familles, de pre en ls, et personne ny touche ; cestsacr. Jamais mme on ne sen emprunte. Jamais il ne viendrait lidedes Costecalde de chanter celle des Bzuquet, ni aux Bzuquet de chantercelle des Costecalde. Et pourtant vous pensez sils doivent les connatredepuis quarante ans quils se les chantent. Mais non ! chacun garde lasienne et tout le monde est content.

    Pour les romances comme pour les casquees, le premier de la villetait encore Tartarin. Sa supriorit sur ces concitoyens consistait en ceci :Tartarin de Tarascon navait pas la sienne. Il les avait toutes.

    Toutes !Seulement ctait le diable pour les lui faire chanter. Revenu de bonne

    heure des succs de salon, le hros tarasconnais aimait bien mieux seplonger dans ses livres de chasse ou passer sa soire au cercle que defaire le joli cur devant un piano de Nmes, entre deux bougies de Taras-con. Ces parades musicales lui semblaient au-dessous de lui. . . elque-fois cependant, quand il y avait de la musique la pharmacie Bzuquet,il entrait comme par hasard, et aprs stre bien fait prier, consentait dire le grand duo de Robert le Diable, avec madame Bzuquet la mre. . .i na pas entendu cela na jamais rien entendu. . . Pour moi, quand jevivrais cent ans, je verrais toute ma vie le grand Tartarin sapprochantdu piano dun pas solennel, saccoudant, faisant sa moue, et sous le reetvert des bocaux de la devanture, essayant de donner sa bonne face lex-pression satanique et farouche de Robert le Diable. peine avait-il prisposition, tout de suite le salon frmissait ; on sentait quil allait se passerquelque chose de grand. . . Alors, aprs un silence, madame Bzuquet, lamre, commenait en saccompagnant :

    Robert, toi que jaimeEt qui reus ma foi,Tu vois mon eroi(bis),

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre III

    Grce pour toi-mmeEt grce pour moi. voix basse, elle ajoutait : vous, Tartarin , et Tartarin de Taras-

    con, le bras tendu, le poing ferm, la narine frmissante, disait par troisfois dune voix formidable, qui roulait comme un coup de tonnerre, dansles entrailles du piano : Non !. . . non !. . . non !. . . ce quen bon Mridio-nal il prononait : Nan !. . . nan !. . . nan !. . . Sur quoi madame Bzuquetla mre reprenait encore une fois :

    Grce pour toi-mmeEt grce pour moi. Nan !. . . nan !. . . nan !. . . hurlait Tartarin de plus belle, et la chose

    en restait l. . . Ce ntait pas long comme vous voyez : mais ctait si bienjet, si bien mim, si diabolique, quun frisson de terreur courait dansla pharmacie, et quon lui faisait recommencer ses : Nan !. . . nan !. . . quatre et cinq fois de suite.

    L-dessus Tartarin spongeait le front, souriait aux dames, clignaitde lil aux hommes, et, se retirant sur son triomphe, sen allait dire aucercle dun petit air ngligent : Je viens de chez les Bzuquet chanter leduo de Robert le Diable !

    Et le plus fort, cest quil le croyait !. . .

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  • CHAPITRE IV

    Ils !. . .

    C dirents talents que Tartarin de Tarascon devait sahaute situation dans la ville.Du reste, cest une chose positive que ce diable dhomme avaitsu prendre tout le monde.

    Tarascon, larme tait pour Tartarin. Le brave commandant Bra-vida, capitaine dhabillement en retraite, disait de lui : Cest un lapin ! et vous pensez que le commandant sy connaissait en lapins, aprs enavoir tant habill.

    La magistrature tait pour Tartarin. Deux ou trois fois, en plein tribu-nal, le vieux prsident Ladevze avait dit, parlant de lui :

    Cest un caractre ! Enn le peuple tait pour Tartarin. Sa carrure, sa dmarche, son air,

    un air de bon cheval de trompee qui ne craignait pas le bruit, cee r-putation de hros qui lui venait on ne sait do, quelques distributions degros sous et de taloches aux petits dcroeurs tals devant sa porte, en

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IV

    avaient fait le lord Seymour de lendroit, le Roi des halles tarasconnaises.Sur les quais, le dimanche soir, quand Tartarin revenait de la chasse, lacasquee au bout du canon, bien sangl dans sa veste de futaine, les por-tefaix du Rhne sinclinaient pleins de respect, et se montrant du coin delil les biceps gigantesques qui roulaient sur ses bras, ils se disaient toutbas les uns aux autres avec admiration :

    Cest celui-l qui est fort !. . . Il a doubles muscles ! Doubles muscles !Il ny a qu Tarascon quon entend de ces choses-la !Et pourtant, en dpit de tout, avec ses nombreux talents, ses doubles

    muscles, la faveur populaire et lestime si prcieuse du brave comman-dant Bravida, ancien capitaine dhabillement, Tartarin ntait pas heu-reux ; cee vie de petite ville lui pesait, ltouait. Le grand homme deTarascon sennuyait Tarascon. Le fait est que, pour une nature hroquecomme la sienne, pour une me aventureuse et folle qui ne rvait quebatailles, courses dans les pampas, grandes chasses, sables du dsert, ou-ragans et typhons, faire tous les dimanches une baue la casquee etle reste du temps rendre la justice chez larmurier Costecalde, ce ntaitgure. . . Pauvre cher grand homme ! la longue, il y aurait eu de quoi lefaire mourir de consomption.

    En vain, pour agrandir ses horizons, pour oublier un peu le cercle et laplace du march, en vain sentourait-il de baobabs et autres vgtationsafricaines ; en vain entassait-il armes sur armes, kriss malais sur krissmalais ; en vain se bourrait-il de lectures romanesques, cherchant, commelimmortel don ichoe, sarracher par la vigueur de son rve auxgries de limpitoyable ralit. . . Hlas ! tout ce quil faisait pour apaisersa soif daventures ne servait qu laugmenter. La vue de toutes ses armeslentretenait dans un tat perptuel de colre et dexcitation. Ses ries, sesches, ses lassos lui criaient : Bataille ! bataille ! Dans les branches deson baobab, le vent des grands voyages souait et lui donnait de mauvaisconseils. Pour lachever, Gustave Aimard et Fenimore Cooper. . .

    Oh ! par les lourdes aprs-midi dt, quand il tait seul lire aumilieude ses glaives, que de fois Tartarin sest lev en rugissant ; que de fois il ajet son livre et sest prcipit sur le mur pour dcrocher une panoplie !

    Le pauvre homme oubliait quil tait chez lui Tarascon, avec un fou-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IV

    lard de tte et des caleons ; il meait ses lectures en action, et, sexaltantau son de sa propre voix, criait en brandissant une hache ou un toma-hawk :

    ils y viennent maintenant ! Ils ? i, ils ?Tartarin ne le savait pas bien lui-mme. . . Ils ! ctait tout ce qui at-

    taque, tout ce qui combat, tout ce qui mord, tout ce qui grie, tout cequi scalpe, tout ce qui hurle, tout ce qui rugit. . . Ils ! ctait lIndien siouxdansant autour du poteau de guerre o le malheureux blanc est aach.

    Ctait lours gris des montagnes Rocheuses qui se dandine, et qui selche avec une langue pleine de sang. Ctait encore le Touareg du dsert,le pirate malais, le bandit des Abruzzes. . . Ils,enn, ctait ils ! . . . cest--dire la guerre, les voyages, laventure, la gloire.

    Mais, hlas ! lintrpide Tarasconnais avait beau les appeler, les d-er. . . ils ne venaient jamais. . . Pcar ! quest-ce quils seraient venusfaire Tarascon ?

    Tartarin cependant lesaendait toujours ; surtout le soir, en allantau cercle.

    n

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  • CHAPITRE V

    and Tartarin de Tarasconallait au cercle.

    L Temple se disposant faire une sortie contrelindle qui lassige, le tigre chinois squipant pour la ba-taille, le guerrier comanche entrant sur le sentier de la guerre,tout cela nest rien auprs de Tartarin de Tarascon sarmant de pied encap pour aller au cercle, neuf heures du soir, une heure aprs les claironsde la retraite. . .

    Branle-bas de combat ! comme disent les matelots. la main gauche, Tartarin prenait un coup-de-poing pointes de fer,

    la main droite une canne pe ; dans la poche gauche, un casse-tte ;dans la poche droite, un revolver. Sur la poitrine, entre drap et anelle,un kriss malais. Par exemple, jamais de che empoisonne ; ce sont desarmes trop dloyales !. . .

    Avant de partir, dans le silence et lombre de son cabinet, il sexerait

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre V

    un moment, se fendait, tirait au mur, faisait jouer ses muscles ; puis il pre-nait son passe-partout, et traversait le jardin, gravement, sans se presser. langlaise, messieurs, langlaise ! cest le vrai courage. Au bout dujardin, il ouvrait la lourde porte de fer. Il louvrait brusquement, violem-ment, de faon ce quelle allt bare en dehors contre la muraille. . . Silsavaient t derrire, vous pensez quelle marmelade !. . . Malheureusement,ils ntaient pas derrire.

    La porte ouverte, Tartarin sortait, jetait vite un coup dil de droiteet de gauche, fermait la porte double tour et vivement. Puis en route.

    Sur le chemin dAvignon, pas un chat. Portes closes, fentres teintes.Tout tait noir. De loin en loin un rverbre, clignotant dans le brouillarddu Rhne. . .

    Superbe et calme, Tartarin de Tarascon sen allait ainsi dans la nuit,faisant sonner ses talons en mesure, et du bout ferr de sa canne arra-chant des tincelles aux pavs. . . Boulevards, grandes rues ou ruelles, ilavait soin de tenir toujours le milieu de la chausse, excellente mesurede prcaution qui vous permet de voir venir le danger, et surtout dviterce qui, le soir, dans les rues de Tarascon, tombe quelquefois des fentres. lui voir tant de prudence, nallez pas croire au moins que Tartarin etpeur. . . Non ! seulement il se tenait sur ses gardes.

    La meilleure preuve que Tartarin navait pas peur, cest quau lieudaller au cercle par le cours, il y allait par la ville, cest-a-dire par le pluslong, par le plus noir, par un tas de vilaines petites rues au bout desquelleson voit le Rhne luire sinistrement. Le pauvre homme esprait toujoursquau dtour dun de ces coupe-gorge, ils allaient slancer de lombre etlui tomber sur le dos. Ils auraient t bien reus, je vous en rponds. . .Mais, hlas ! par une drision du destin, jamais, au grand jamais, Tartarinde Tarascon neut la chance de faire une mauvaise rencontre. Pas mmeun chien, pas mme un ivrogne. Rien !

    Parfois cependant une fausse alerte. Un bruit de pas, des voix touf-fes. . . Aention ! se disait Tartarin, et il restait plant sur place, scru-tant lombre, prenant le vent, appuyant son oreille contre terre la modeindienne. . . Les pas approchaient. Les voix devenaient distinctes. . . Plus dedoute ! Ils arrivaient. . . Ils taient l. Dj Tartarin, lil en feu, la poitrinehaletante, se ramassait sur lui-mme comme un jaguar, et se prparait

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre V

    bondir en poussant son cri de guerre. . . and tout coup, du sein delombre, il entendait de bonnes voix tarasconnaises lappeler bien tran-quillement :

    T ! v !. . . cest Tartarin. . . Et adieu, Tartarin ! Maldiction ! ctait le pharmacien Bzuquet avec sa famille qui ve-

    nait de chanter la sienne chez les Costecalde. Bonsoir ! bonsoir ! grommelait Tartarin, furieux de sa mprise ; et, farouche, la canne haute,il senfonait dans la nuit.

    Arriv dans la rue du cercle, lintrpide Tarasconnais aendait encoreun moment en se promenant de long en large devant la porte avant den-trer. . . la n, las de lesaendre et certain quils ne se montreraient pas,il jetait un dernier regard de d dans lombre, et murmurait avec colre : Rien !. . . rien !. . . jamais rien !

    L-dessus le brave homme entrait faire son bzigue avec le comman-dant.

    n

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  • CHAPITRE VI

    Les deux Tartarin. - Dialoguemmorable entre

    Tartarin-ichotte etTartarin-Sancho.

    A daventures, ce besoin dmotions fortes, ceefolie de voyages, de courses, de diable au vert, comment diantrese trouvait-il que Tartarin de Tarascon net jamais qui Ta-rascon ?

    Car cest un fait. Jusqu lge de quarante-cinq ans, lintrpide Taras-connais navait pas une fois couch hors de sa ville. Il navait pas mmefait ce fameux voyage Marseille, que tout bon Provenal se paie samajorit. Cest au plus sil connaissait Beaucaire, et cependant Beaucairenest pas bien loin de Tarascon, puisquil ny a que le pont traverser.

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VI

    Malheureusement ce diable de pont a t si souvent emport par les coupsde vent, il est si long, si frle, et le Rhne a tant de largeur cet endroitque, ma foi ! vous comprenez. . . Tartarin de Tarascon prfrait la terreferme.

    Cest quil faut bien vous lavouer, il y avait dans notre hros deuxnatures trs distinctes. Je sens deux hommes en moi , a dit je ne saisquel Pre de lglise. Il let dit vrai de Tartarin. . . Le grand Tarasconnais nos lecteurs ont pu sen apercevoir portait en lui lme de don i-choe, les mmes lans chevaleresques, le mme idal hroque, la mmefolie du romanesque et du grandiose ; mais malheureusement il navaitpas le corps du clbre hidalgo, ce corps osseux et maigre, ce prtexte decorps, sur lequel la vie matrielle avait si peu de prise, capable de passervingt nuits sans dboucler sa cuirasse et quarante-huit heures avec unepoigne de riz. . . Le corps de Tartarin, au contraire, tait un brave hommede corps, trs gras, trs lourd, trs sensuel, trs douillet, trs geigneux,plein dapptits bourgeois et dexigences domestiques, le corps ventru etcourt sur paes de limmortel Sancho Pana.

    Don ichoe et Sancho Pana dans le mme homme ! vous com-prenez quel mauvais mnage ils y devaient faire ! quels combats ! quelsdchirements !. . . le beau dialogue crire pour Lucien ou pour Saint-vremond, un dialogue entre les deux Tartarin, le Tartarin-ichoe etle Tartarin-Sancho ! Tartarin-ichoe sexaltant aux rcits de GustaveAimard et criant : Je pars !

    Tartarin-Sancho ne pensant quaux rhumatismes et disant : Jereste.

    Tartarin-ichoe, trs exalt : Couvre-toi de gloire, Tartarin.Tartarin-Sancho, trs calme : Tartarin, couvre-toi de anelle.Tartarin-ichoe, de plus en plus exalt : les bons ries deux

    coups ! les dagues, les lassos, les mocassins !Tartarin-Sancho, de plus en plus calme : les bons gilets tricots ! les

    bonnes genouillres bien chaudes ! les braves casquees oreillees !Tartarin-ichoe, hors de lui : Une hache ! quon me donne une

    hache !Tartarin-Sancho, sonnant la bonne : Jeannee, mon chocolat.L-dessus, Jeannee apparat avec un excellent chocolat, chaud,moir,

    19

  • Tartarin de Tarascon Chapitre VI

    parfum, et de succulentes grillades lanis, qui font rire Tartarin-Sanchoen touant les cris de Tartarin-ichoe.

    Et voil comme il se trouvait que Tartarin de Tarascon net jamaisqui Tarascon.

    n

    20

  • CHAPITRE VII

    Les Europens Shangha. - LeHaut Commerce - Les Tartares.- Tartarin de Tarascon serait-ilun imposteur ? ? - Le mirage.

    U Tartarin avait failli partir, partir pour ungrand voyage.Les trois frres Garcio-Camus, des Tarasconnais tablis Shan-gha, lui avaient oert la direction dun de leurs comptoirs l-bas. a, parexemple, ctait bien la vie quil lui fallait. Des aaires considrables, toutun monde de commis gouverner, des relations avec la Russie, la Perse,la Turquie dAsie, enn le Haut Commerce.

    Dans la bouche de Tartarin, ce mot de Haut Commerce vous appa-raissait dune hauteur !. . .

    21

  • Tartarin de Tarascon Chapitre VII

    La maison de Garcio-Camus avait en outre cet avantage quon y re-cevait quelquefois la visite des Tartares. Alors vite on fermait les portes.Tous les commis prenaient les armes, on hissait le drapeau consulaire, etpan ! pan ! par les fentres, sur les Tartares.

    Avec quel enthousiasme Tartarin-ichoe sauta sur cee proposi-tion, je nai pas besoin de vous le dire ; parmalheur, Tartarin-Sancho nen-tendait pas de cee oreille-l, et, comme il tait le plus fort, laaire neput pas sarranger. Dans la ville, on en parla beaucoup. Partira-t-il ? Nepartira-t-il pas ? Parions que si, parions que non. Ce fut un vnement. . .En n de compte, Tartarin ne partit pas, mais toutefois cee histoire luit beaucoup dhonneur. Avoir failli aller Shangha ou y tre all, pourTarascon, ctait tout comme. force de parler du voyage de Tartarin, onnit par croire quil en revenait, et le soir au cercle, tous ces messieurs luidemandaient des renseignements sur la vie Shangha, sur les murs, leclimat, lopium, le Haut Commerce.

    Tartarin, trs bien renseign, donnait de bonne grce les dtails quonvoulait, et ma ne ! la longue, le brave homme ntait pas bien sr lui-mme quil ntait pas all Shangha, tellement quen racontant pour lacentime fois la descente des Tartares, il en arrivait dire trs naturelle-ment : Alors, je fais armer mes commis, je hisse le pavillon consulaire,et pan ! pan ! par les fentres, sur les Tartares. En entendant cela, toutle cercle frmissait. . .

    Mais alors, votre Tartarin ntait quun areux menteur. Non ! mille fois non ! Tartarin ntait pas un menteur. . . Pourtant, il devait bien savoir quil ntait pas all Shangha ! Eh, sans doute, il le savait. Seulement. . .Seulement, coutez bien ceci. Il est temps de sentendre une fois pour

    toutes sur cee rputation de menteurs que les gens du Nord ont faite auxMridionaux. Il ny a pas de menteurs dans le Midi, pas plus Marseillequ Nmes, qu Toulouse, qu Tarascon. Lhomme du Midi ne mentpas, il se trompe. Il ne dit pas toujours la vrit, mais il croit la dire. . . Sonmensonge lui, ce nest pas du mensonge, cest une espce de mirage. . .

    Oui, de mirage !. . . Et pour bien me comprendre, allez-vous-en dans leMidi, et vous verrez. Vous verrez ce diable de pays o le soleil transguretout, et fait tout plus grand que nature. Vous verrez ces petites collines de

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VII

    Provence pas plus hautes que la bue Montmartre et qui vous paratrontgigantesques, vous verrez la Maison carre de Nmes, un petit bijou d-tagre, qui vous semblera aussi grande que Notre-Dame. Vous verrez. . .Ah ! le seul menteur du Midi, sil y en a un, cest le soleil. . . Tout ce quiltouche, il lexagre !. . . est-ce que ctait que Sparte aux temps de sasplendeur ? Une bourgade. . . est-ce que ctait quAthnes ? Tout auplus une sous-prfecture. . . et pourtant dans lHistoire elles nous appa-raissent comme des villes normes. Voila ce que le soleil en a fait. . .

    Vous tonnerez-vous aprs cela que le mme soleil, tombant sur Ta-rascon, ait pu faire dun ancien capitaine dhabillement comme Bravida,le brave commandant Bravida, dun navet un baobab, et dun homme quiavait failli aller Shangha, un homme qui y tait all ?

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  • CHAPITRE VIII

    La mnagerie Mitaine. - Unlion de lAtlas Tarascon. -

    Terrible et solennelle entrevue !

    E nous avons montr Tartarin de Tarasconcomme il tait en son priv, avant que la gloire let bais aufront et coi du laurier sculaire, maintenant que nous avonsracont cee vie hroque dans un milieu modeste, ses joies, ses dou-leurs, ses rves, ses esprances, htons-nous darriver aux grandes pagesde son histoire et au singulier vnement qui devait donner lessor ceeincomparable destine.

    Ctait un soir, chez larmurier Costecalde. Tartarin de Tarascon taiten train de dmontrer quelques amateurs le maniement du fusil ai-guille, alors dans toute sa nouveaut. . . Soudain la porte souvre, et unchasseur de casquees se prcipite ear dans la boutique, en criant :

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VIII

    Un lion !. . . un lion !. . . Stupeur gnrale, eroi, tumulte, bousculade.Tartarin croise la baonnee, Costecalde court fermer la porte. On en-toure le chasseur, on linterroge, on le presse, et voici ce quon apprend :la mnagerie Mitaine, revenant de la foire de Beaucaire, avait consenti faire une halte de quelques jours Tarascon et venait de sinstaller surla place du Chteau avec un tas de boas, de phoques, de crocodiles et unmagnique lion de lAtlas.

    Un lion de lAtlas Tarascon ! Jamais, de mmoire dhomme, pareillechose ne stait vue. Aussi, comme nos braves chasseurs de casqueesse regardaient rement ! quel rayonnement sur leurs mles visages, et,dans tous les coins de la boutique Costecalde, quelles bonnes poignes demain silencieusement changes ! Lmotion tait si grande, si imprvue,que personne ne trouvait un mot dire. . .

    Pas mme Tartarin. Ple et frmissant, le fusil aiguille encore entreles mains, il songeait debout devant le comptoir. . . Un lion de lAtlas, l,tout prs, deux pas ! Un lion ! cest--dire la bte hroque et froce parexcellence, le roi des fauves, le gibier de ses rves, quelque chose commele premier sujet de cee troupe idale qui lui jouait de si beaux dramesdans son imagination. . .

    Un lion, mille dieux !. . .Et de lAtlas encore ! ! ! Ctait plus que le grand Tartarin nen pouvait

    supporter. . .Tout coup un paquet de sang lui monta au visage.Ses yeux ambrent. Dun geste convulsif il jeta le fusil aiguille sur

    son paule, et, se tournant vers le brave commandant Bravida, anciencapitaine dhabillement, il lui dit dune voix de tonnerre : Allons voira, commandant.

    H ! b. . . h ! b. . . Et mon fusil !. . . mon fusil aiguille que vous em-portez !. . . hasarda timidement le prudent Costecalde ; mais Tartarin avaittourn la rue, et derrire lui tous les chasseurs de casquees embotantrement le pas.

    and ils arrivrent la mnagerie, il y avait dj beaucoup demonde. Tarascon, race hroque, mais trop longtemps prive de spectacles sensations, stait ru sur la baraque Mitaine et lavait prise dassaut.Aussi la grosse madame Mitaine tait bien contente. . . En costume ka-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VIII

    byle, les bras nus jusquau coude, des bracelets de fer aux chevilles, unecravache dans une main, dans lautre un poulet vivant, quoique plum,lillustre dame faisait les honneurs de la baraque aux Tarasconnais, et,comme elle avait doubles muscles, elle aussi, son succs tait presque aussigrand que celui de ses pensionnaires.

    Lentre de Tartarin, le fusil sur lpaule, jeta un froid.Tous ces braves Tarasconnais, qui se promenaient bien tranquille-

    ment devant les cages, sans armes, sans mance, sans mme aucuneide de danger, eurent un mouvement de terreur assez naturel en voyantleur grand Tartarin entrer dans la baraque avec son formidable engin deguerre. Il y avait donc quelque chose craindre, puisque lui, ce hros. . .En un clin dil, tout le devant des cages se trouva dgarni. Les enfantscriaient de peur, les dames regardaient la porte. Le pharmacien Bzuquetsesquiva, en disant quil allait chercher son fusil. . .

    Peu peu cependant, laitude de Tartarin rassura les courages.Calme, la tte haute, lintrpide Tarasconnais t lentement le tour de labaraque, passa sans sarrter devant la baignoire du phoque, regarda dunil ddaigneux la longue caisse pleine de son o le boa digrait son pouletcru, et vint enn se planter devant la cage du lion. . .

    Terrible et solennelle entrevue ! le lion de Tarascon et le lion de lAtlasen face lun de lautre. . . Dun ct, Tartarin, debout, le jarret tendu, lesdeux bras appuys sur son rie ; de lautre, le lion, un lion gigantesque,vautr dans la paille, lil clignotant, lair abruti, avec son norme mue perruque jaune pos sur les paes de devant. . . Tous deux calmes et seregardant.

    Chose singulire ! soit que le fusil aiguille lui et donn de lhu-meur, soit quil et air un ennemi de sa race, le lion, qui jusque-l avaitregard les Tarasconnais dun air de souverain mpris en leur billantau nez tous, le lion eut tout coup un mouvement de colre. Dabordil renia, gronda sourdement, carta ses gries, tira ses paes ; puis ilse leva, dressa la tte, secoua sa crinire, ouvrit une gueule immense etpoussa vers Tartarin un formidable rugissement.

    Un cri de terreur lui rpondit. Tarascon, aol, se prcipita vers lesportes. Tous, femmes, enfants, portefaix, chasseurs de casquees, le bravecommandant Bravida lui-mme. . . Seul, Tartarin de Tarascon ne bougea

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VIII

    pas. . . Il tait l, ferme et rsolu, devant la cage, des clairs dans les yeux etcee terrible moue que toute la ville connaissait. . . Au bout dun moment,quand les chasseurs de casquees, un peu rassurs par son aitude et lasolidit des barreaux, se rapprochrent de leur chef, ils entendirent quilmurmurait, en regardant le lion : a, oui, cest une chasse.

    Ce jour-l, Tartarin de Tarascon nen dit pas davantage. . .

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  • CHAPITRE IX

    Singuliers eets du mirage.

    C , T de Tarascon nen dit pas davantage ; mais lemalheureux en avait dj trop dit. . .Le lendemain, il ntait bruit dans la ville que du prochain dpartde Tartarin pour lAlgrie et la chasse aux lions. Vous tes tmoins, cherslecteurs, que le brave homme navait pas sou mot de cela ; mais voussavez, le mirage. . .

    Bref, tout Tarascon ne parlait que de ce dpart.Sur le cours, au cercle, chez Costecalde, les gens sabordaient dun air

    ear : Et autrement, vous savez la nouvelle, au moins ? Et autrement, quoi donc ?. . . Le dpart de Tartarin, au moins ?Car il faut dire qu Tarascon toutes les phrases commencent par et

    autrement, quon prononceautremain, et nissent par au moins, quonprononceau mouain ; or, ce jour-l, plus que tous les autres, les au mouainet les autremain sonnaient faire trembler les vitres.

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IX

    Lhomme le plus surpris de la ville, en apprenant quil allait partirpour lAfrique, ce fut Tartarin. Mais voyez ce que cest que la vanit ! Aulieu de rpondre simplement quil ne partait pas du tout, quil navaitjamais eu lintention de partir, le pauvre Tartarin la premire fois quonlui parla de ce voyage t dun petit air vasif : H !. . . h !. . . peut-tre. . .je ne dis pas. La seconde fois, un peu plus familiaris avec cee ide, ilrpondit : Cest probable. La troisime fois : Cest certain !

    Enn, le soir, au cercle et chez les Costecalde, entran par le punchaux ufs, les bravos, les lumires ; gris par le succs que lannonce deson dpart avait eu dans la ville, le malheureux dclara formellement quiltait las de chasser la casquee et quil allait, avant peu, se mere lapoursuite des grands lions de lAtlas. . .

    Un hourra formidable accueillit cee dclaration. L-dessus, nouveaupunch aux ufs, poignes de main, accolades et srnade aux ambeaux,jusqu minuit devant la petite maison du baobab.

    Cest Tartarin-Sancho qui ntait pas content ! Cee ide de voyageen Afrique et de chasse au lion lui donnait le frisson par avance ; et, enrentrant au logis, pendant que la srnade dhonneur sonnait sous leursfentres, il t Tartarin-ichoe une scne eroyable, lappelant to-qu, visionnaire, imprudent, triple fou, lui dtaillant par le menu toutesles catastrophes qui laendaient dans cee expdition, naufrages, rhu-matismes, vres chaudes, dysenteries, peste noire, lphantiasis, et lereste. . .

    En vain Tartarin-ichoe jurait-il de ne pas faire dimprudences,quil se couvrirait bien, quil emporterait tout ce quil faudrait, Tartarin-Sancho ne voulait rien entendre. Le pauvre homme se voyait dj dchi-quet par les lions, englouti dans les sables du dsert comme feu Cam-byse, et lautre Tartarin ne parvint lapaiser un peu quen lui expliquantque ce ntait pas pour tout de suite, que rien ne pressait et quen n decompte ils ntaient pas encore partis.

    Il est bien clair, en eet, que lon ne sembarque pas pour une exp-dition semblable sans prendre quelques prcautions. Il faut savoir o lonva, que diable ! et ne pas partir comme un oiseau. . .

    Avant toutes choses, le Tarasconnais voulut lire les rcits des grandstouristes africains, les relations de Mungo-Park, de Caill, du docteur Li-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IX

    vingstone, de Henri Duverryer.L, il vit que ces intrpides voyageurs, avant de chausser leurs san-

    dales pour les excursions lointaines, staient prpars de longue main supporter la faim, la soif, les marches forces, les privations de toutessortes. Tartarin voulut faire comme eux, et, partir de ce jour-l, ne senourrit plus que deau bouillie. Ce quon appelle eau bouillie Taras-con, cest quelques tranches de pain noyes dans de leau chaude, avecune gousse dail, un peu de thym, un brin de laurier. Le rgime taitsvre, comme vous voyez, et vous pensez si le pauvre Sancho t la gri-mace. . .

    lentranement par leau bouillie Tartarin de Tarascon joignit dautressages pratiques. Ainsi, pour prendre lhabitude des longues marches, ilsastreignit faire chaquematin son tour de ville sept ou huit fois de suite,tantt au pas acclr, tantt au pas gymnastique, les coudes au corps etdeux petits cailloux blancs dans la bouche, selon la mode antique.

    Puis, pour se faire aux fracheurs nocturnes, aux brouillards, la rose,il descendait tous les soirs dans son jardin et restait l jusqu des dix etonze heures, seul avec son fusil, lat derrire le baobab. . .

    Enn, tant que la mnagerieMitaine resta Tarascon, les chasseurs decasquees aards chez Costecalde purent voir dans lombre, en passantsur la place du Chteau, un homme mystrieux se promenant de long enlarge derrire la baraque.

    Ctait Tartarin de Tarascon, qui shabituait entendre sans frmir lesrugissements du lion dans la nuit sombre.

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  • CHAPITRE X

    Avant le dpart.

    P T sentranait ainsi par toutes sortes demoyens hroques, tout Tarascon avait les yeux sur lui ; on nesoccupait plus dautre chose. La chasse la casquee ne baaitplus que dune aile, les romances chmaient. Dans la pharmacie Bzuquetle piano languissait sous une housse verte, et les mouches cantharides s-chaient dessus, le ventre en lair. . . Lexpdition de Tartarin avait arrttout. . .

    Il fallait voir le succs du Tarasconnais dans les salons. On se larra-chait, on se le disputait, on se lempruntait, on se le volait. Il ny avait pasde plus grand honneur pour les dames que daller la mnagerie Mitaineau bras de Tartarin, et de se faire expliquer devant la cage au lion com-ment on sy prenait pour chasser ces grandes btes, o il fallait viser, combien de pas, si les accidents taient nombreux, etc., etc.

    Tartarin donnait toutes les explications quon voulait. Il avait lu JulesGrard et connaissait la chasse au lion sur le bout du doigt, comme sil

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre X

    lavait faite. Aussi parlait-il de ces choses avec une grande loquence.Mais o il tait le plus beau, ctait le soir dner chez le prsident La-

    devze ou chez le brave commandant Bravida, ancien capitaine dhabille-ment, quand on apportait le caf et que, toutes les chaises se rapprochant,on le faisait parler de ses chasses futures. . .

    Alors, le coude sur la nappe, le nez dans son moka, le hros racontaitdune voix mue tous les dangers qui laendaient l-bas. Il disait les longsats sans lune, les marais pestilentiels, les rivires empoisonnes parla feuille du laurier-rose, les neiges, les soleils ardents, les scorpions, lespluies de sauterelles ; il disait aussi les murs des grands lions de lAtlas,leur faon de combare, leur vigueur phnomnale et leur frocit autemps du rut. . .

    Puis, sexaltant son propre rcit, il se levait de table, bondissait aumilieu de la salle manger, imitant le cri du lion, le bruit dune carabine,pan ! pan ! le siement dune balle explosive, p ! p ! gesticulait, rugis-sait, renversait les chaises. . .

    Autour de la table, tout le monde tait ple. Les hommes se regar-daient en hochant la tte, les dames fermaient les yeux avec de petitscris deroi, les vieillards brandissaient leurs longues cannes belliqueu-sement, et, dans la chambre ct, les petits garonnets quon couche debonne heure, veills en sursaut par les rugissements et les coups de feu,avaient grandpeur et demandaient de la lumire.

    En aendant, Tartarin ne partait pas.

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  • CHAPITRE XI

    Des coups dpe, messieurs,des coups dpe !. . . Mais pas

    de coups dpingle !

    A lintention de partir ?. . . estion dli-cate, et laquelle lhistorien de Tartarin serait fort embarrassde rpondre.Toujours est-il que lamnagerieMitaine avait qui Tarascon depuis plusde trois mois, et le tueur de lions ne bougeait pas. . . Aprs tout, peut-trele candide hros, aveugl par un nouveau mirage, se gurait-il de bonnefoi quil tait all en Algrie. Peut-tre qu force de raconter ses futureschasses, il simaginait les avoir faites, aussi sincrement quil simaginaitavoir hiss le drapeau consulaire et tir sur les Tartares, pan ! pan ! Shan-gha.

    Malheureusement, si cee fois encore Tartarin de Tarascon fut vic-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XI

    time du mirage, les Tarasconnais ne le furent pas. Lorsquau bout de troismois daente, on saperut que le chasseur navait pas encore fait unemalle, on commena murmurer.

    Ce sera comme pour Shangha ! disait Costecalde en souriant. Et lemot de larmurier t fureur dans la ville ; car personne ne croyait plus enTartarin.

    Les nafs, les poltrons, des gens comme Bzuquet, quune puce auraitmis en fuite et qui ne pouvaient pas tirer un coup de fusil sans fermer lesyeux, ceux-l surtout taient impitoyables. Au cercle, sur lesplanade, ilsabordaient le pauvre Tartarin avec de petits airs goguenards.

    Et autremain, pour quand ce voyage ?Dans la boutique Costecalde, son opinion ne faisait plus foi. Les chas-

    seurs de casquees reniaient leur chef !Puis les pigrammes sen mlrent. Le prsident Ladevze, qui faisait

    volontiers en ses heures de loisirs deux doigts de cour la muse proven-ale, composa dans la langue du cru une chanson qui eut beaucoup desuccs. Il tait question dun certain grand chasseur appel matre Ger-vais, dont le fusil redoutable devait exterminer jusquau dernier tous leslions dAfrique. Par malheur ce diable de fusil tait de complexion singu-lire : on le chargeait toujours, il ne partait jamais.

    Il ne partait jamais ! vous comprenez lallusion. . .En un tour demain, cee chanson devint populaire ; et quand Tartarin

    passait, les portefaix du quai, les petits dcroeurs de devant sa portechantaient en chur :

    Lou sio de mestre GervaToujoulou cargon, toujou lou cargon.Lou sio de mestre GervaToujoulou cargon, part jama.Seulement cela se chantait de loin, cause des doubles muscles. fragilit des engouements de Tarascon !. . .Le grand homme, lui, feignait de ne rien voir, de ne rien entendre ;

    mais au fond cee petite guerre sourde et venimeuse laigeait beau-coup ; il sentait Tarascon lui glisser dans la main, la faveur populaire aller dautres, et cela le faisait horriblement sourir.

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XI

    Ah ! la grande gamelle de la popularit, il fait bon sasseoir devant,mais quel chaudement quand elle se renverse !. . .

    En dpit de sa sourance, Tartarin souriait et menait paisiblement samme vie, comme si de rien ntait.

    elquefois cependant ce masque de joyeuse insouciance quil staitpar ert coll sur le visage, se dtachait subitement. Alors, au lieu durire, on voyait lindignation et la douleur. . .

    Cest ainsi quun matin que les petits dcroeurs chantaient sous sesfentres : Lou sio de mestre Gerva, les voix de ces misrables arrivrentjusqu la chambre du pauvre grand homme en train de se raser devant saglace. (Tartarin portait toute sa barbe, mais, comme elle venait trop forte,il tait oblig de la surveiller.)

    Tout coup la fentre souvrit violemment et Tartarin apparut en che-mise, en serre-tte, barbouill de bon savon blanc, brandissant son rasoiret sa savonnee, et criant dune voix formidable :

    Des coups dpe,messieurs, des coups dpe !. . . Mais pas de coupsdpingle !

    Belles paroles dignes de lhistoire, qui navaient que le tort de sa-dresser ces petits fouchtras, hauts comme leurs botes cirage, et gen-tilshommes tout fait incapables de tenir une pe !

    n

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  • CHAPITRE XII

    De ce qui fut dit dans la petitemaison du baobab.

    A la dfection gnrale, larme seule tenait bon pourTartarin.Le brave commandant Bravida, ancien capitaine dhabillement,continuait lui marquer la mme estime : Cest un lapin ! senttait-il dire, et cee armation valait bien, jimagine, celle du pharmacienBzuquet. . . Pas une fois, le brave commandant navait fait allusion auvoyage enAfrique ; pourtant, quand la clameur publique devint trop forte,il se dcida parler.

    Un soir, le malheureux Tartarin tait seul dans son cabinet, pensant des choses tristes, quand il vit entrer le commandant, grave, gant denoir, boutonn jusquaux oreilles.

    Tartarin, t lancien capitaine avec autorit, Tartarin, il faut par-tir ! Et il restait debout dans lencadrement de la porte, rigide et grand

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XII

    comme le devoir.Tout ce quil y avait dans ce Tartarin, il faut partir ! Tartarin de

    Tarascon le comprit.Trs ple, il se leva, regarda autour de lui dun il aendri ce joli ca-

    binet, bien clos, plein de chaleur et de lumire douce, ce large fauteuilsi commode, ses livres, son tapis, les grands stores blancs de ses fentres,derrire lesquels tremblaient les branches grles du petit jardin ; puis, sa-vanant vers le brave commandant, il lui prit la main, la serra avec ner-gie, et, dune voix o roulaient les larmes, stoque cependant, il lui dit : Je partirai, Bravida !

    Et il partit comme il lavait dit. Seulement pas encore tout de suite. . .il lui fallut le temps de soutiller.

    Dabord il commanda chez Bompard deux grandes malles doubles decuivre, avec une longue plaque portant cee inscription :

    tartarin de tarasconcaisse darmesLe doublage et la gravure prirent beaucoup de temps. Il commanda

    aussi chez Tastavin un magnique album de voyage pour crire son jour-nal, ses impressions ; car enn on a beau chasser le lion, on pense tout demme en route.

    Puis il t venir de Marseille toute une cargaison de conserves alimen-taires, du pemmican en tablees pour faire du bouillon, une tente-abridun nouveau modle, se montant et se dmontant la minute, des boesde marin, deux parapluies, un water-proof, des lunees bleues pour pr-venir les ophtalmies. Enn le pharmacien Bzuquet lui confectionna unepetite pharmacie portative bourre de sparadrap, darnica, de camphre,de vinaigre des quatre-voleurs.

    Pauvre Tartarin ! ce quil en faisait, ce ntait pas pour lui ; mais ilesprait, force de prcautions et daentions dlicates, apaiser la fureurde Tartarin-Sancho, qui, depuis que le dpart tait dcid, ne dcolraitni de jour ni de nuit.

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  • CHAPITRE XIII

    Le dpart.

    E, , le jour solennel, le grand jour.Ds laube, tout Tarascon tait sur pied, encombrant le chemindAvignon et les abords de la petite maison du baobab.Du monde aux fentres, sur les toits, sur les arbres ; des mariniers duRhne, des portefaix, des dcroeurs, des bourgeois, des ourdisseuses,des taetassires, le cercle, enn toute la ville ; puis aussi des gens deBeaucaire qui avaient pass le pont, des marachers de la banlieue, descharrees grandes bches, des vignerons hisss sur de belles mules at-tifes de rubans, de ots, de grelots, de nuds, de sonnees, et mme, deloin en loin, quelques jolies lles dArles venues en croupe de leur galant,le ruban dazur autour de la tte, sur de petits chevaux de Camargue grisde fer.

    Toute cee foule se pressait, se bousculait devant la porte de Tartarin,ce bon M. Tartarin, qui sen allait tuer des lions chez les Teurs.

    Pour Tarascon, lAlgrie, lAfrique, la Grce, la Perse, la Turquie, la

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XIII

    Msopotamie, tout cela forme un grand pays trs vague, presque mytho-logique, et cela sappelle les Teurs (les Turcs).

    Au milieu de cee cohue, les chasseurs de casquees allaient et ve-naient, ers du triomphe de leur chef, et traant sur leur passage commedes sillons glorieux.

    Devant la maison du baobab, deux grandes brouees. De temps entemps, la porte souvrait laissant voir quelques personnes qui se pro-menaient gravement dans le petit jardin. Des hommes apportaient desmalles, des caisses, des sacs de nuit, quils empilaient sur les brouees.

    chaque nouveau colis, la foule frmissait. On se nommait les objets haute voix. a, cest la tente-abri. . . a, ce sont les conserves. . . la phar-macie. . . les caisses darmes. . . Et les chasseurs de casquees donnaientdes explications.

    Tout coup, vers dix heures, il se t un grand mouvement dans lafoule. La porte du jardin tourna sur ses gonds violemment.

    Cest lui !. . . cest lui ! criait-on.Ctait lui. . .and il parut sur le seuil, deux cris de stupeur partirent de la foule : Cest un Teur !. . . Il a des lunees !Tartarin de Tarascon, en eet, avait cru de son devoir, allant en Al-

    grie, de prendre le costume algrien. Large pantalon bouant en toileblanche, petite veste collante boutons de mtal, deux pieds de ceinturerouge autour de lestomac, le cou nu, le front ras, sur sa tte une gigan-tesque chchia(bonnet rouge) et un ot bleu dune longueur !. . . Avec cela,deux lourds fusils, un sur chaque paule, un grand couteau de chasse la ceinture, sur le ventre une cartouchire, sur la hanche un revolver sebalanant dans sa poche de cuir. Cest tout. . .

    Ah ! pardon, joubliais les lunees, une norme paire de luneesbleues qui venaient l bien propos pour corriger ce quil y avait dunpeu trop farouche dans la tournure de notre hros.

    Vive Tartarin !. . . vive Tartarin ! hurla le peuple. Le grand hommesourit, mais ne salua pas, cause de ses fusils qui le gnaient. Du reste,il savait maintenant quoi sen tenir sur la faveur populaire ; peut-tremme quau fond de son me, il maudissait ses terribles compatriotes qui

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XIII

    lobligeaient partir, quier son joli petit chez lui, aux murs blancs, auxpersiennes vertes. . . Mais cela ne se voyait pas.

    Calme et er, quoique un peu ple, il savana sur la chausse, regardases brouees, et, voyant que tout tait bien, prit gaillardement le cheminde la gare, sans mme se retourner une fois vers la maison du baobab.Derrire lui marchaient le brave commandant Bravida, ancien capitainedhabillement, le prsident Ladevze, puis larmurier Costecalde et tousles chasseurs de casquees, puis les brouees, puis le peuple.

    Devant lembarcadre, le chef de gare laendait, un vieil Africainde 1830, qui lui serra la main plusieurs fois avec chaleur.

    Lexpress Paris-Marseille ntait pas encore arriv. Tartarin et sontat-major entrrent dans les salles daente. Pour viter lencombre-ment, derrire eux le chef de gare t fermer les grilles.

    Pendant un quart dheure, Tartarin se promena de long en large dansles salles, au milieu des chasseurs de casquees. Il leur parlait de sonvoyage, de sa chasse, promeant denvoyer des peaux. On sinscrivait surson carnet pour une peau comme pour une contredanse.

    Tranquille et doux comme Socrate au moment de boire la cigu, lin-trpide Tarasconnais avait un mot pour chacun, un sourire pour tout lemonde. Il parlait simplement, dun air aable ; on aurait dit quavant departir, il voulait laisser derrire lui comme une trane de charme, de re-grets, de bons souvenirs. Dentendre leur chef parler ainsi, tous les chas-seurs de casquees avaient des larmes, quelques-uns mme des remords,comme le prsident Ladevze et le pharmacien Bzuquet.

    Des hommes dquipe pleuraient dans des coins. Dehors, le peupleregardait travers les grilles, et criait : Vive Tartarin !

    Enn la cloche sonna. Un roulement sourd, un siet dchirantbranla les votes. . . En voiture ! en voiture !

    Adieu, Tartarin !. . . Adieu, Tartarin !. . . Adieu, tous !. . . murmura le grand homme, et sur les joues du brave

    commandant Bravida, il embrassa son cher Tarascon.Puis il slana sur la voie, et monta dans un wagon plein de Pa-

    risiennes, qui pensrent mourir de peur en voyant arriver cet hommetrange avec tant de carabines et de revolvers.

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XIII

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  • CHAPITRE XIV

    Le port de Marseille. -Embarque ! Embarque !

    L 1 186. . ., lheure de midi, par un soleil dhiverprovenal, un temps clair, luisant, splendide, les Marseillais ef-fars virent dboucher sur la Canebire un Teur, oh ! mais unTeur ! . . . Jamais ils nen avaient vu un comme celui-l ; et pourtant, Dieusait sil en manque Marseille, des Teurs !

    Le Teur en question ! ai-je besoin de vous le dire ? ctait Tarta-rin, le grand Tartarin de Tarascon, qui sen allait le long des quais, suivide ses caisses darmes, de sa pharmacie, de ses conserves, rejoindre lem-barcadre de la compagne Touache, et le paquebot le Zouave, qui devaitlemporter l-bas.

    Loreille encore pleine des applaudissements tarasconnais, gris parla lumire du ciel, lodeur de la mer, Tartarin rayonnant, marchait, sesfusils sur lpaule, la tte haute, regardant de tous ses yeux ce merveilleux

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XIV

    port de Marseille quil voyait pour la premire fois, et qui lblouissait. . .Le pauvre homme croyait rver. Il lui semblait quil sappelait Sinbad leMarin, et quil errait dans une de ces villes fantastiques comme il y en adans les Mille et une Nuits.

    Ctait perte de vue un fouillis de mts, de vergues, se croisant danstous les sens. Pavillons de tous les pays, russes, grecs, sudois, tunisiens,amricains. . . Les navires au ras du quai, les beauprs arrivant sur la bergecomme des ranges de baonnees. Au-dessous les naades, les desses,les saintes vierges et autres sculptures de bois peint qui donnent le nomau vaisseau ; tout cela mang par leau de mer, dvor, ruisselant, moisi. . .De temps en temps, entre les navires, un morceau de mer comme unegrande moire tache dhuile. . . Dans lenchevtrement des vergues, desnues de mouees faisant de jolies taches sur le ciel bleu, des moussesqui sappelaient dans toutes les langues.

    Sur le quai, au milieu des ruisseaux qui venaient des savonneries,verts, pais, noirtres, chargs dhuile et de soude, tout un peuple de doua-niers, de commissionnaires, de portefaix avec leurs bogheys aels de pe-tits chevaux corses.

    Des magasins de confection bizarres, des baraques enfumes o lesmatelots faisaient leur cuisine, des marchands de pipes, des marchandsde singes, de perroquets, de cordes, de toiles voiles, des bric--brac fan-tastiques o stalaient ple-mle de vieilles couleuvrines, de grosses lan-ternes dores, de vieux palans, de vieilles ancres dentes, vieux cordages,vieilles poulies, vieux porte-voix, lunees marines du temps de Jean-Bartet de Duguay-Trouin. Des vendeuses de moules et de clauvisses accrou-pies et piaillant ct de leurs coquillages. Des matelots passant avecdes pots de goudron, des marmites fumantes, de grands paniers pleins depoulpes quils allaient laver dans leau blanchtre des fontaines.

    Partout, un encombrement prodigieux de marchandises de toute es-pce : soieries, minerais, trains de bois, saumons de plomb, draps, sucres,caroubes, colzas, rglisses, cannes sucre. LOrient et lOccident ple-mle. De grands tas de fromages de Hollande que les Gnoises teignaienten rouge avec leurs mains.

    L-bas, le quai au bl ; les portefaix dchargeant leurs sacs sur la bergedu haut de grands chafaudages. Le bl, torrent dor, qui roulait au mi-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre XIV

    lieu dune fume blonde. Des hommes en fez rouge, le criblant mesuredans de grands tamis de peau dne, et le chargeant sur des charreesqui sloignaient suivies dun rgiment de femmes et denfants avec desbalayees et des paniers glanes. . . Plus loin, le bassin de carnage, lesgrands vaisseaux couchs sur le anc et quon ambait avec des brous-sailles pour les dbarrasser des herbes de la mer, les vergues trempantdans leau, lodeur de la rsine, le bruit assourdissant des charpentiersdoublant la coque des navires avec de grandes plaques de cuivre.

    Parfois, entre les mts, une claircie. Alors Tartarin voyait lentre duport, le grand va-et-vient des navires, une frgate anglaise partant pourMalte, pimpante et bien lave, avec des ociers en gants jaunes, ou bienun grand brick marseillais dmarrant au milieu des cris, des jurons, et larrire un gros capitaine en redingote et chapeau de soie, comman-dant la manuvre en provenal. Des navires qui sen allaient en courant,toutes voiles dehors. Dautres l-bas, bien loin, qui arrivaient lentement,dans le soleil, comme en lair.

    Et puis tout le temps un tapage eroyable, roulement de charrees, oh ! hisse des matelots, jurons, chants, siets de bateaux vapeur,les tambours et les clairons du fort Saint-Jean, du fort Saint-Nicolas, lescloches de la Major, des Accoules, de Saint-Victor ; par l-dessus le mistralqui prenait tous ces bruits, toutes ces clameurs, les roulait, les secouait, lesconfondait avec sa propre voix et en faisait une musique folle, sauvage,hroque comme la grande fanfare du voyage, fanfare qui donnait enviede partir, daller loin, davoir des ailes.

    Cest au son de cee belle fanfare que lintrpide Tartarin de Tarasconsembarqua pour le pays des lions !. . .

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  • Deuxime partie

    Chez les Teurs.

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  • CHAPITRE I

    La traverse. - Les cinqpositions de la chchia. - Lesoir du troisime jour. -

    Misricorde.

    J , chers lecteurs, tre peintre et grand peintre pourmere sous vos yeux, en tte de ce second pisode, les direntespositions que prit la chchia (bonnet rouge) de Tartarin de Taras-con, dans ces trois jours de traverse quelle t bord du Zouave, entre laFrance et lAlgrie.

    Je vous la montrerais dabord au dpart sur le pont, hroque et su-perbe comme elle tait, pose, ainsi quune aurole, sur cee belle ttetarasconnaise. Je vous la montrerais ensuite la sortie du port, quandleZouavecommence caracoler sur les lames ; je vous la montrerais fr-

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre I

    missante, tonne, et comme sentant dj les premires aeintes de sonmal. . .

    Puis, dans le golfe du Lion, mesure quon avance au large et que lamer devient plus dure, je vous la ferais voir aux prises avec la tempte,se dressant eare sur le crne du hros, et son grand ot de laine bleuequi se hrisse dans la brume de mer et la bourrasque. . . atrime posi-tion. Six heures du soir, en vue des ctes corses. Linfortune chchia sepenche par-dessus le bastingage et lamentablement regarde au fond dela mer. . . Enn, cinquime et dernire position, au fond dune troite ca-bine, dans un petit lit qui a lair dun tiroir de commode, quelque chosedinforme et de dsol roule en geignant sur loreiller. Cest la chchia, l-hroquechchia du dpart, rduite maintenant au vulgaire tat de casque mche et senfonant jusquaux oreilles dune tte de malade blme etconvulsionne. . .

    Ah ! si les Tarasconnais avaient pu voir leur grand Tartarin couchdans son tiroir de commode sous le jour blafard et triste qui tombait deshublots, parmi cee odeur fade de cuisine et de bois mouill, lcuranteodeur du paquebot ; sils lavaient entendu rler chaque baement delhlice, demander du th toutes les cinq minutes et jurer contre le gar-on avec une petite voix denfant, comme ils sen seraient voulu de lavoiroblig partir. . . Ma parole dhistorien ! le pauvre Teur faisait piti. Sur-pris tout coup par le mal, linfortun navait pas eu le courage de des-serrer sa ceinture algrienne, ni de se dfubler de son arsenal. Le couteaude chasse gros manche lui cassait la poitrine, le cuir de son revolver luimeurtrissait les jambes. Pour lachever, les bougonnements de Tartarin-Sancho, qui ne cessait de geindre et de pester :

    Imbcile, va !. . . Je te lavais bien dit !. . . Ah ! tu as voulu aller enAfrique. . . Eh bien, t ! la voil lAfrique !. . . Comment la trouves-tu ?

    Ce quil y avait de plus cruel, cest que du fond de sa cabine et deses gmissements, le malheureux entendait les passagers du grand salonrire, manger, chanter, jouer aux cartes. La socit tait aussi joyeuse quenombreuse bord du Zouave. Des ociers qui rejoignaient leurs corps,des dames de lAlcazar de Marseille, des cabotins, un riche musulman quirevenait de la Mecque, un prince montngrin trs farceur qui faisait desimitations de Ravel et de Gil Prs. . . Pas un de ces gens-l navait le mal

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre I

    de mer, et leur temps se passait boire du champagne avec le capitainedu Zouave, un bon gros vivant de Marseillais, qui avait mnage Alger et Marseille, et rpondait au joyeux nom de Barbassou.

    Tartarin de Tarascon en voulait tous ces misrables. Leur gaiet re-doublait son mal. . .

    Enn, dans laprs-midi du troisime jour, il se t bord du navireun mouvement extraordinaire qui tira notre hros de sa longue torpeur.La cloche de lavant sonnait. On entendait les grosses boes des matelotscourir sur le pont.

    Machine en avant !. . . machine en arrire ! criait la voix enroue ducapitaine Barbassou.

    Puis : Machine, stop ! Un grand arrt, une secousse, et plus rien. . .Rien que le paquebot se balanant silencieusement de droite gauche,comme un ballon dans lair. . .

    Cet trange silence pouvanta le Tarasconnais. Misricorde ! nous sombrons !. . . cria-t-il dune voix terrible, et,

    retrouvant ses forces par magie, il bondit de sa couchee, et se prcipitasur le pont avec son arsenal.

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  • CHAPITRE II

    Aux armes ! Aux armes !

    O pas, on arrivait.Le Zouave venait dentrer dans la rade, une belle rade aux eauxnoires et profondes, mais silencieuse, morne, presque dserte.En face, sur une colline, Alger-la-Blanche avec ses petites maisons dunblanc mat qui descendent vers la mer, serres les unes contre les autres.Un talage de blanchisseuse sur le coteau de Meudon. Par l-dessus ungrand ciel de satin bleu, oh ! mais si bleu !. . .

    Lillustre Tartarin, un peu remis de sa frayeur, regardait le paysage,en coutant avec respect le prince montngrin, qui, debout ses cts,lui nommait les dirents quartiers de la ville, la Casbah, la ville haute, larue Bab-Azoun. Trs bien lev, ce prince montngrin ; de plus, connais-sant fond lAlgrie et parlant larabe couramment. Aussi Tartarin seproposait-il de cultiver sa connaissance. . . Tout coup, le long du bastin-gage contre lequel ils taient appuys, le Tarasconnais aperoit une ran-ge de grosses mains noires qui se cramponnaient par dehors. Presque

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre II

    aussitt une tte de ngre toute crpue apparat devant lui, et, avant quilait eu le temps douvrir la bouche, le pont se trouve envahi de tous ctspar une centaine de forbans noirs, jaunes, moiti nus, lippus, hideux,terribles.

    Ces forbans-l, Tartarin les connaissait. . . Ctaient eux, cest-a-direils, ces fameux ils quil avait si souvent cherchs la nuit dans les rues deTarascon. Enn ils se dcidaient donc venir.

    . . .Dabord la surprise le cloua sur place. Mais quand il vit les forbansse prcipiter sur les bagages, arracher la bche qui les recouvrait, com-mencer enn le pillage du navire, alors le hros se rveilla, et dgainantson couteau de chasse : Aux armes, aux armes ! cria-t-il aux voya-geurs, et le premier de tous, il fondit sur les pirates.

    esaco ? est-ce quil y a ?est-ce que vous avez ? t le capi-taine Barbassou, qui sortait de lentrepont.

    Ah ! vous voila, capitaine !. . . vite, vite, armez vos hommes. H ! pourquoi faire, bounDiou ? Mais vous ne voyez donc pas ?. . .oi donc ?. . . L. . . devant vous. . . les pirates. . .Le capitaine Barbassou le regardait tout ahuri. cemoment, un grand

    diable de ngre passait devant eux, en courant, avec la pharmacie du hrossur son dos :

    Misrable !. . . Aends-moi !. . . hurla le Tarasconnais ; et il slana,la dague en avant.

    Barbassou le rarapa au vol, et, le retenant par sa ceinture :Mais restez donc tranquille, tron de ler ! Ce ne sont pas des pirates. . .

    Il y a longtemps quil ny a plus de pirates. . . Ce sont des portefaix. Des portefaix !. . . H ! oui, des portefaix, qui viennent chercher les bagages pour les

    porter terre. . . Rengainez donc votre coutelas, donnez-moi votre billet,et marchez derrire ce ngre, un grave garon, qui va vous conduire terre, et mme jusqu lhtel, si vous le dsirez !. . .

    Un peu confus, Tartarin donna son billet, et, se meant la suitedu ngre, descendit par le tire-vieille dans une grosse barque qui dan-sait le long du navire. Tous ses bagages y taient dj, ses malles, caisses

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre II

    darmes, conserves alimentaires ; comme ils tenaient toute la barque, onneut pas besoin daendre dautres voyageurs. Le ngre grimpa sur lesmalles et sy accroupit comme un singe, les genoux dans ses mains. Unautre ngre prit les rames. . . Tous deux regardaient Tartarin en riant etmontrant leurs dents blanches.

    Debout larrire, avec cee terrible moue qui faisait la terreur deses compatriotes, le grand Tarasconnais tourmentait vreusement lemanche de son coutelas ; car, malgr ce quavait pu lui dire Barbassou,il ntait qu moiti rassur sur les intentions de ces portefaix peaudbne, qui ressemblaient si peu aux braves portefaix de Tarascon. . .

    Cinq minutes aprs, la barque arrivait terre, et Tartarin posait lepied sur ce petit quai barbaresque, o, trois cents ans auparavant, un ga-lrien espagnol nomm Michel Cervantes prparait sous le bton de lachiourme algrienne un sublime roman qui devait sappeler Don i-choe !

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  • CHAPITRE III

    Invocation Cervantes. -Dbarquement. - O sont les

    Teurs ? - Pas de Teurs.-Dsillusion.

    OM C Saavedra, si ce quon dit est vrai, quauxlieux o les grands hommes ont habit quelque chose deux-mmes erre et oe dans lair jusqu la n des ges, ce quirestait de toi sur la plage barbaresque dut tressaillir de joie en voyantdbarquer Tartarin de Tarascon, ce type merveilleux du Franais du Midien qui staient incarns les deux hros de ton livre, Don ichoe etSancho Pana. . .

    Lair tait chaud ce jour-l. Sur le quai ruisselant de soleil, cinq ousix douaniers, des algriens aendant des nouvelles de France, quelques

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre III

    Maures accroupis qui fumaient leurs longues pipes, des matelots maltaisramenant de grands lets o des milliers de sardines luisaient entre lesmailles comme de petites pices dargent. . . Mais peine Tartarin eut-ilmis pied terre, le quai sanima, changea daspect. Une bande de sau-vages, encore plus hideux que les forbans du bateau, se dressa dentre lescailloux de la berge et se rua sur le dbarquant. Grands Arabes tout nussous des couvertures de laine, petits Maures en guenilles, Ngres, Tuni-siens, Mahonnais, Mzabites, garons dhtel en tablier blanc, tous criant,hurlant, saccrochant ses habits, se disputant ses bagages, lun empor-tant ses conserves, lautre sa pharmacie, et, dans un charabia fantastique,lui jetant la tte des noms dhtels invraisemblables. . .

    tourdi de tout ce tumulte, le pauvre Tartarin allait, venait, pestait,jurait, se dmenait, courait aprs ses bagages, et, ne sachant comment sefaire comprendre de ces barbares, les haranguait en franais, en proven-al, et mme en latin, du latin de Pourceaugnac, Rosa, la rose, bonus, bona,bonum, tout ce quil savait. . . Peine perdue. On ne lcoutait pas. . . Heu-reusement quun petit homme, vtu dune tunique collet jaune, et armdune longue canne de compagnon, intervint comme un dieu dHomredans la mle, et dispersa toute cee racaille coups de bton. Ctait unsergent de ville algrien. Trs poliment, il engagea Tartarin descendre lhtel de lEurope, et le cona des garons de lendroit qui lemme-nrent, lui et ses bagages, en plusieurs brouees.

    Aux premiers pas quil t dans Alger, Tartarin de Tarascon ouvrit degrands yeux. Davance il stait gur une ville orientale, ferique, my-thologique, quelque chose tenant le milieu entre Constantinople et Zanzi-bar. . . Il tombait en plein Tarascon. . . Des cafs, des restaurants, de largesrues, des maisons de quatre tages, une petite place macadamise o desmusiciens de la ligne jouaient des polkas dOenbach, des messieurs surdes chaises buvant de la bire avec des chauds, des dames, quelqueslorees, et puis des militaires. . . et pas un Teur ! . . . Il ny avait que lui. . .Aussi, pour traverser la place, se trouva-t-il un peu gn. Tout le monde leregardait. Les musiciens de la ligne sarrtrent, et la polka dOenbachresta un pied en lair.

    Les deux fusils sur lpaule, le revolver sur la hanche, farouche et ma-jestueux comme Robinson Cruso, Tartarin passa gravement au milieu de

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre III

    tous les groupes ; mais en arrivant lhtel ses forces labandonnrent.Le dpart de Tarascon, le port de Marseille, la traverse, le prince mon-tngrin, les pirates, tout se brouillait et roulait dans sa tte. . . Il fallut lemonter sa chambre, le dsarmer, le dshabiller. . . Dj mme on parlaitdenvoyer chercher un mdecin ; mais, peine sur loreiller, le hros semit roner si haut et de si bon cur que lhtelier jugea les secours dela science inutiles, et tout le monde se retira discrtement.

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  • CHAPITRE IV

    Le premier at.

    T lhorloge du Gouvernement quandTartarin se rveilla. Il avait dormi toute la soire, toute la nuit,toute la matine, et mme un bon morceau de laprs-midi. Ilfaut dire aussi que depuis trois jours la chchia en avait vu de rudes !. . .

    La premire pense du hros, en ouvrant les yeux, fut celle-ci : Jesuis dans le pays du lion ! Et ma foi ! pourquoi ne pas le dire ? ceeide que les lions taient la tout prs, deux pas, presque sous la main,et quil allait falloir en dcoudre, brrr !. . . un froid mortel le saisit, et il sefourra intrpidement sous sa couverture.

    Mais, au bout dunmoment, la gaiet du dehors, le ciel si bleu, le grandsoleil qui ruisselait dans la chambre, un bon petit djeuner quil se tservir au lit, sa fentre grande ouverte sur la mer, le tout arros dunexcellent acon de vin de Crescia, lui rendit bien vite son ancien hrosme. Au lion ! au lion ! cria-t-il en rejetant sa couverture, et il shabillaprestement.

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IV

    Voici quel tait son plan : sortir de la ville sans rien dire personne,se jeter en plein dsert, aendre la nuit, sembusquer, et, au premier lionqui passerait, pan ! pan !. . . Puis revenir le lendemain djeuner lhtelde lEurope, recevoir les flicitations des Algriens et frter une charreepour aller chercher lanimal.

    Il sarma donc la hte, roula sur son dos la tente-abri dont le grosmanche montait dun bon pied au-dessus de sa tte, et raide comme unpieu, descendit dans la rue. L, ne voulant demander sa route personnede peur de donner lveil sur ses projets, il tourna carrment droite,enla jusquau bout les arcades Bab-Azoun, o du fond de leurs noiresboutiques des nues de juifs algriens le regardaient passer, embusqusdans un coin comme des araignes ; traversa la place du tre, prit lefaubourg et enn la grande route poudreuse de Mustapha.

    Il y avait sur cee route un encombrement fantastique. Omnibus,acres, corricolos, des fourgons du train, de grandes charrees de fointranes par des bufs, des escadrons de chasseurs dAfrique, des trou-peaux de petits nes microscopiques, des ngresses qui vendaient des ga-lees, des voitures dAlsaciens migrants, des spahis enmanteaux rouges,tout cela dlant dans un tourbillon de poussire, au milieu des cris, deschants, des trompees, entre deux haies de mchantes baraques o lonvoyait de grandes Mahonnaises se peignant devant leur porte, des caba-rets pleins de soldats, des boutiques de bouchers, dquarrisseurs. . .

    est-ce quils me chantent donc avec leur Orient ? pensait legrand Tartarin ; il ny a pas mme tant de Teurs**qua Marseille.

    Tout coup, il vit passer prs de lui, allongeant ses grandes jambeset rengorg comme un dindon, un superbe chameau. Cela lui t bare lecur.

    Des chameaux dj ! Les lions ne devaient pas tre loin ; et, en eet,au bout de cinq minutes, il vit arriver vers lui, le fusil sur lpaule, touteune troupe de chasseurs de lions.

    Les lches ! se dit notre hros en passant ct deux, les lches !Aller au lion par bandes, et avec des chiens !. . .

    Car il ne se serait jamais imagin quen Algrie on pt chasser autrechose que des lions. Pourtant ces chasseurs avaient de si bonnes guresde commerants retirs, et puis cee faon de chasser le lion avec des

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre IV

    chiens et des carnassires tait si patriarcale, que le Tarasconnais, un peuintrigu, crut devoir aborder un de ces messieurs.

    Et autrement, camarade, bonne chasse ? Pas mauvaise, rpondit lautre en regardant dun il ear larme-

    ment considrable du guerrier de Tarascon. Vous en avez tu ? Mais oui. . . pas mal. . . voyez plutt.Et le chasseur algrienmontrait sa carnassire, toute gone de lapins

    et de bcasses. Comment a ! votre carnassire ?. . . Vous les meez dans votre car-

    nassire ? O voulez-vous donc que je les mee ? Mais alors, cest. . . cest des tout petits. . . Des petits et puis des gros, t le chasseur.Et comme il tait press de rentrer chez lui, il rejoignit ses camarades

    grandes enjambes.Lintrpide Tartarin en resta plant de stupeur au milieu de la route. . .

    Puis, aprs un moment de rexion : Bah ! se dit-il, ce sont des bla-gueurs. . . Ils nont rien tu du tout. . . Et il continua son chemin.

    Dj les maisons se faisaient plus rares, les passants aussi. La nuittombait, les objets devenaient confus. . . Tartarin de Tarascon marcha en-core une demi-heure. la n il sarrta. . . Ctait tout fait la nuit. Nuitsans lune, crible dtoiles. Personne sur la route. . . Malgr tout, le hrospensa que les lions ntaient pas des diligences et ne devaient pas vo-lontiers suivre le grand chemin. Il se jeta travers champs. chaque pasdes fosss, des ronces, des broussailles. Nimporte ! il marchait toujours. . .Puis, tout coup, halte ! Il y a du lion dans lair par ici , se dit notrehomme, et il renia fortement de droite et de gauche.

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  • CHAPITRE V

    Pan ! Pan !

    C dsert sauvage, tout hriss de plantes bizarres,de ces plantes dOrient qui ont lair de btes mchantes. Sous lejour discret des toiles, leur ombre agrandie stirait par terreen tous sens. droite, la masse confuse et lourde dune montagne, lAtlaspeut-tre !. . . gauche, la mer invisible, qui roulait sourdement. . . Un vraigte tenter les fauves. . .

    Un fusil devant lui, un autre dans les mains, Tartarin de Tarascon mitun genou terre et aendit. . . Il aendit une heure, deux heures. . . Rien !. . .Alors il se souvint que, dans ses livres, les grands tueurs de lions nallaientjamais la chasse sans emmener un petit chevreau, quils aachaient quelques pas devant eux et quils faisaient crier en lui tirant la pae avecune celle. Nayant pas de chevreau, le Tarasconnais eut lide dessayerdes imitations, et se mit bler dune voix chevrotante : M ! M !. . .

    Dabord trs doucement, parce quau fond de lme il avait tout demme un peu peur que le lion lentendt. . . puis, voyant que rien ne venait,

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre V

    il bla plus fort : M !. . . M !. . . Rien encore !. . . Impatient, il reprit deplus belle et plusieurs fois de suite : M !. . . M !. . . M !. . . avec tant depuissance, que ce chevreau nissait par avoir lair dun buf. . .

    Tout coup, quelques pas devant lui, quelque chose de noir et degigantesque sabait. Il se tut. . . Cela se baissait, airait la terre, bondis-sait, se roulait, partait au galop, puis revenait et sarrtait net. . . ctait lelion, nen pas douter !. . . Maintenant on voyait trs bien ses quatre paescourtes, sa formidable encolure, et deux yeux, deux grands yeux qui lui-saient dans lombre. . . En joue ! feu ! pan ! pan !. . . Ctait fait. Puis tout desuite un bondissement en arrire, et le coutelas de chasse au poing.

    Au coup de feu du Tarasconnais, un hurlement terrible rpondit. Il en a ! cria le bon Tartarin, et, ramass sur ses fortes jambes, il

    se prparait recevoir la bte ; mais elle en avait plus que son compteet senfuit au triple galop en hurlant. . . Lui pourtant ne bougea pas. Ilaendait la femelle. . . toujours comme dans ses livres !

    Par malheur la femelle ne vint pas. Au bout de deux ou trois heuresdaente, le Tarasconnais se lassa. La terre tait humide, la nuit devenaitfrache, la bise de mer piquait.

    Si je faisais un somme en aendant le jour ? se dit-il, et, pour viterles rhumatismes, il eut recours la tente-abri. . . Mais voil le diable ! Ceetente-abri tait dun systme si ingnieux, si ingnieux, quil ne put jamaisvenir bout de louvrir.

    Il eut beau sescrimer et suer pendant une heure. La damne tentene souvrit pas. . . Il y a des parapluies qui, par des pluies torrentielles,samusent vous jouer de ces tours-l. . . De guerre lasse, le Tarasconnaisjeta lustensile par terre, et se coucha dessus, en jurant comme un vraiProvenal quil tait.

    Ta, ta, ra, ta. . . Tarata !. . . s aco ?. . . t Tartarin, sveillant en sursaut.Ctaient les clairons des chasseurs dAfrique qui sonnaient la diane,

    dans les casernes de Mustapha. . . Le tueur de lions, stupfait, se froales yeux. . . Lui qui se croyait en plein dsert !. . . Savez-vous o il tait ?. . .Dans un plant dartichauts, entre un plant de choux-eurs et un plant debeeraves.

    Son Sahara avait des lgumes. . . Tout prs de lui, sur la jolie cte verte

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre V

    de Mustapha suprieur, des villas algriennes, toutes blanches, luisaientdans la rose du jour levant ; on se serait cru aux environs de Marseille,au milieu des bastides et des bastidons.

    La physionomie bourgeoise et potagre de ce paysage endormi tonnabeaucoup le pauvre homme, et le mit de fort mchante humeur.

    Ces gens-l sont fous, se disait-il, de planter leurs artichauts dansle voisinage du lion. . . car enn, je nai pas rv. . . Les lions viennent jus-quici. . . En voila la preuve. . .

    La preuve, ctaient des taches de sang que la bte en fuyant avaitlaisses derrire elle. Pench sur cee piste sanglante, lil aux aguets, lerevolver au poing, le vaillant Tarasconnais arriva, darticlaut en artichaut,jusqu un petit champ davoine. . . De lherbe foule, une mare de sang,et, au milieu de la mare, couch sur le anc avec une large plaie la tte,un. . . Devinez quoi !. . .

    Un lion, parbleu !. . .Non ! un ne, un de ces tout petits nes qui sont si communs en Al-

    grie et quon dsigne l-bas sous le nom de bourriquots.

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  • CHAPITRE VI

    Arrive de la femelle. - Terriblecombat. - Le rendez-vous des

    lapins.

    L de Tartarin laspect de sa malheureusevictime fut un mouvement de dpit. Il y a si loin en eet dunlion un bourriquot ! . . . Son second mouvement fut tout la pi-ti. Le pauvre bourriquot tait si joli ; il avait lair si bon ! La peau de sesancs, encore chaude, allait et venait comme une vague. Tartarin sage-nouilla, et du bout de sa ceinture algrienne essaya dtancher le sang dela malheureuse bte ; et ce grand homme soignant ce petit ne, ctait toutce que vous pouvez imaginer de plus touchant.

    Au contact soyeux de la ceinture, le bourriquot, qui avait encore pourdeux liards de vie, ouvrit son grand il gris, remua deux ou trois foisses longues oreilles comme pour dire : Merci !. . . merci !. . . Puis une

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VI

    dernire convulsion lagita de tte en queue et il ne bougea plus. Noiraud ! Noiraud ! cria tout coup une voix trangle par lan-

    goisse.En mme temps dans un taillis voisin les branches remurent. . . Tar-

    tarin neut que le temps de se relever et de se mere en garde. . . Ctait lafemelle !

    Elle arriva, terrible et rougissante, sous les traits dune vieille Alsa-cienne en marmoe, arme dun grand parapluie rouge et rclamant sonne tous les chos de Mustapha. Certes, il aurait mieux valu pour Tarta-rin avoir aaire une lionne en furie qu cee mchante vieille. . . Vaine-ment le malheureux essaya de lui faire entendre comment la chose staitpasse ; quil avait pris Noiraud pour un lion. . . La vieille crut quon vou-lait se moquer delle, et poussant dnergiques tarteie ! tomba sur lehros coups de parapluie. Tartarin, un peu confus, se dfendait de sonmieux, parait les coups avec sa carabine, suait, souait, bondissait, criait : Mais madame. . . mais madame. . .

    Va te promener ! Madame tait sourde, et sa vigueur le prouvait bien.Heureusement un troisime personnage arriva sur le champ de ba-

    taille. Ctait le mari de lAlsacienne, Alsacien lui-mme et cabaretier, deplus, fort bon comptable. and il vit qui il avait aaire, et que lassas-sin ne demandait qu payer le prix de la victime, il dsarma son pouseet lon sentendit.

    Tartarin donna deux cents francs ; lne en valait bien dix. Cest leprix courant des bourriquots sur les marchs arabes. Puis on enterra lepauvre Noiraud au pied dun guier, et lAlsacien, mis en bonne humeurpar la couleur des douros tarasconnais, invita le hros venir rompre unecrote son cabaret, qui se trouvait quelques pas de l, sur le bord dela grande route.

    Les chasseurs algriens venaient y djeuner tous les dimanches, carla plaine tait giboyeuse et deux lieues autour de la ville il ny avait pasde meilleur endroit pour les lapins.

    Et les lions ? demanda Tartarin.LAlsacien le regarda, trs tonn : Les lions ?

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VI

    Oui. . . les lions. . . en voyez-vous quelquefois ? reprit le pauvrehomme avec un peu moins dassurance.

    Le cabaretier clata de rire : Ah ! ben ! merci. . . Des lions. . . pour quoi faire ?. . . Il ny en a donc pas en Algrie ?. . . Ma foi ! je nen ai jamais vu. . . Et pourtant voil vingt ans que j-

    habite la province. Cependant je crois bien avoir entendu dire. . . Il mesemble que les journaux. . . Mais cest beaucoup plus loin, l-bas, dans leSud. . .

    cemoment, ils arrivaient au cabaret. Un cabaret de banlieue, commeon en voit Vanves ou Pantin, avec un rameau tout fan au-dessusde la porte, des queues de billard peintes sur les murs et cee enseigneinoensive :

    au rendez-vous des lapinsLe Rendez-vous des Lapins !. . . Bravida, quel souvenir !

    n

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  • CHAPITRE VII

    Histoire dun omnibus, duneMauresque et dun chapelet de

    eurs de jasmin.

    C aurait eu de quoi dcourager bien desgens ; mais les hommes tremps comme Tartarin ne se laissentpas facilement abare. Les lions sont dans le Sud, pensa le hros ; eh bien ! jirai dans le Sud.

    Et ds quil eut aval son dernier morceau, il se leva, remercia sonhte, embrassa la vieille sans rancune, versa une dernire larme sur lin-fortun Noiraud et retourna bien vite Alger avec la ferme intention deboucler ses malles et de partir le jour mme pour le Sud.

    Malheureusement la grande route de Mustapha semblait stre allon-ge depuis la veille : il faisait un soleil, une poussire ! La tente-abri taitdun lourd ! Tartarin ne se sentit pas le courage daller pied jusqu la

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VII

    ville, et le premier omnibus qui passa, il t signe et monta dedans. . .Ah ! pauvre Tartarin de Tarascon ! Combien il aurait mieux fait pour

    son nom, pour sa gloire, de ne pas entrer dans cee fatale guimbarde etde continuer pdestrement sa route, au risque de tomber asphyxi sousle poids de latmosphre, de la tente-abri et de ses lourds fusils rays doubles canons. . .

    Tartarin tant mont, lomnibus fut complet. Il y avait au fond, le nezdans son brviaire, un vicaire dAlger grande barbe noire. En face, unjeune marchand maure, qui fumait de grosses cigarees. Puis, un matelotmaltais, et quatre ou cinq Mauresques masques de linges blancs, et donton ne pouvait voir que les yeux. Ces dames venaient de faire leurs dvo-tions au cimetire dAbd-el-Kader ; mais cee vision funbre ne semblaitpas les avoir aristes. On les entendait rire et jacasser entre elles sousleurs masques, en croquant des ptisseries.

    Tartarin crut sapercevoir quelles le regardaient beaucoup. Une sur-tout, celle qui tait assise en face de lui, avait plant son regard dans lesien, et ne le retira pas de toute la route. oique la dame ft voile, lavivacit de ce grand il noir allong par le khol, un poignet dlicieux etn charg de bracelets dor quon entrevoyait de temps en temps entre lesvoiles, tout, le son de la voix, les mouvements gracieux, presque enfantinsde la tte, disait quil y avait l-dessous quelque chose de jeune, de joli,dadorable. . . Le malheureux Tartarin ne savait o se fourrer. La caressemuee de ces beaux yeux dOrient le troublait, lagitait, le faisait mourir ;il avait chaud, il avait froid. . .

    Pour lachever, la pantoue de la dame sen mla : sur ses grossesboes de chasse, il la sentait courir, cee mignonne pantoue, courir etfrtiller comme une petite souris rouge. . . e faire ? Rpondre ce re-gard, cee pression ! Oui, mais les consquences. . . Une intrigue da-mour en Orient, cest quelque chose de terrible !. . . Et avec son imagina-tion romanesque etmridionale, le brave Tarasconnais se voyait dj tom-bant aux mains des eunuques, dcapit, mieux que cela peut-tre, cousudans un sac de cuir, et roulant sur lamer, sa tte ct de lui. Cela le refroi-dissait un peu. . . En aendant, la petite pantoue continuait son mange,et les yeux den face souvraient tout grands vers lui comme deux eursde velours noir, en ayant lair de dire :

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  • Tartarin de Tarascon Chapitre VII

    Cueille-nous !. . .Lomnibus sarrta. On tait sur la place dutre, lentre de la rue

    Bab-Azoun. Une une, emptres dans leurs grands pantalons et serrantleurs voil