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  • THEOLOGIE

    TUDES PUBLIES SOUS LA DIRECTION DE LA FACULT DE THOLOGIE S. J. DE LYON-FOURVIRE --------64--------

    HENRI DE LUBAC S. J.

    LE MYSTRE DU

    SURNATUREL

    AUBIER 1965 \

  • -"--

    Nibil obstat

    Imprimi Potest Lyon, le 7 juillet '964 B. Arminjon s.j. Provo

    Paris, le 20 novembre 1964 J. Gautier p.s.s.

    ImprilJJottlr Paris le 24 dcembre '964

    J. Hottot, Vic. Gen.

    -

    Droits de traduction et de reproduction rservs pour tous pays. 1965 ditions Montaigne.

  • Au Rvrend Pre GRARD SMITH, S.I., de Marquette University,

    en signe de fraternelle gratitude.

    )

  • If

    ,

  • Ra quae 110n videntur, fide quaerimur. PASCHASE RADDERT, De fide, c. 14.

    Accable sous plus de cinq sicles d'allu-vions, l'ignorance de soi est le mal le plus grave dont souffre la Scolastique. Pour la rendre elle-mme, coutons le conseil de l'histoire: Retour la thologie!

    tienne GILSON, Les recherches histotico-critiques et l'avenir de la Scolastique, dans Scholastica ratione historico-critica instau-randa (Rome, '95'), p. '42.

    (

  • J

  • (( ... Nous en serions venu, par une excessive circonspection, refuser de rien couter ni de rien dire concernant la philosophie divine, si nous n'avions enfin compris qu'il ne convient pas de ngliger cette sorte de connaissance des mysteres qui est notre porte. Ce qui nous en a persuad, ce n'est pas seulement la tendance natu-relle de l'intelligence, qu'un perptuel dsir tient fixe ce qu'il lui est permis de contempler des merveilles divines: c'est encore l'excel-lence des lois institues par Dieu mme, qui, tout en nous interdisant de nous mler indiscrtement des dp.oses qui nous dpassent, nous prescrivent au contraire, pour cel.lis qui nous furent accordes en don, de les tudiel' sans relche et de les transmettre notre tour aux autres hommes. Persuad par ces arguments, la qute des vrits divines, dans la mesure o elle nous est permise, ne nous a ni rebut ni effray~ ...

    Pseudo-DENYS, Noms divins, III, 3.

    , ,

  • PREFACE

    L'objet de ce travail n'est pas purement historique. Il est aussi thologique. Il ne dpasse gure pourtant les bornes d'une thologie positive. L'auteur n'y a tent aucune sorte de transpo-sition, ni mme de prolongement des thories de l'cole. Dans l'expos des problmes comme dans le choix des arguments, et jusque dans le vocabulaire, il a suivi de prs la tradition qu'il avait cur de faire mieux connatre, en s'attachant l'expression qu'en ont donne les grands matres de la scolas-tique. Son ouvrage s'inscrit dans la srie, dj si longue, de ces ennuyeux commentaires sur le dsir, la fois naturel et \ inefficace, de voir Dieu, selon saint Thomas , genre dont on a \ bien quelques raisons de se dclarer satur '. Sans nier qu'un effort ultrieur puisse tre lgitime, voire en certains cas nces-saire, lui-mme n'a :voulu ni ouvrir de nouvelles perspectives, ni s'inspirer d'une problmatique plus actuelle, ni proposer l'emploi de catgories indites. Il s'en est tenu dlibrment une tche pralable, plus modeste. Prenant sa base la question classique des rapports de la nature et du surnaturel, il a gale-ment maintenu la rflexion thologique sur le terrain d'onto-logie formelle o elle s'est exerce d'ordinaire, sans chercher lui apporter un contenu plus concret 2 : il n'a donc recouru ni au vocabulaire de l'Alliance , ni celui du Mystre chr-tien 3 .11 s'est mme interdit d'entrer dans le domaine qu'ouvre

    1. Cf. Georges VAN RIET, Revue philosophique deLouvain, 6z, 1964, p. 370. n est peu de matires au sujet -desquelles se vrifierait davantage en notre sicle l'observation de saint BONAVENTURE, In 2 Sent., dist. 3, P. l, art. I, q.2: {{ Cirea banc quaeationem sapientes videntur contrariari sapiennbus. Nam magni et profundi cleri et in theologia et in philosoprua, qui magis fuerunt veritatis inquisitores, diversificati sunt. Opera (Quaracchi). t. II, p. 96.

    2. Cf. Karl RAHNHR, 1.11ission et grdce, l (trad. Ch. Muller, 1962), p. 228. 3. Cf. Henri BOUILLARD, L'ide de surnaturel et le Mystre chrtien, dans

    L'Homme devant Dieu, t. 3 (coll. Thologie D,58, 1964), p. 153~I66.

  • .... ~.

    J+ LE MYSTRE DU SURNATUREL le don effectif de la grce et l'intervention du libre arbitre : il n'a donc tudi ni les mtamorphoses de l' apptit de nature , ni l'extase de la batitude. A plus forte raison n' a-t-il considr ni le rle mdiateur du Verbe incarn" ni l'entre de la crature adopte dans les relations trinitaires.

    Tout ce qu'il a voulu montrer tient dans une seule ide. C'est l'tablir ou l'illustrer que tendent toutes ses analyses, et il les abandonnerait aussitt si elles venaient au contraire la compromettre ou l'obscurcir. Ide simple, qui exige seulement, pour tre exactement saisie, qu'on veuille bien tenir sous un regard synoptique les lignes dont elle marque le point de convergence. Ide paradoxale, comme toutes celles qui touchent la ralit de notre tre devant Dieu. Ide concrte, qui traduit quelque chose d'essentiel l'exprience humaine, mais qui se trouve fatalement tenue en chec ou mal inter-prte en' dehors de la Rvlation. Ide indpendante en elle-mme de bien des systmes particuliers et de bien des discus-sions dont nous proposons ici, en en donnant les motifs, de faire abstraction. Ide que n'ont jamais atteinte, mais qu'ont au contraire toujours protge ou rectifie, contre des ngations ou des dviations fort diverses, les dcisions et les rappels du Magistre. Ide si fondamentale, que tous les sicles chrtiens l'ont proclame, d'une voix souvent unanime.

    Au seuil de l'ge moderne, elle a paru quelque temps s'obscurcir. Plusieurs, en l'cartant, crurent simplement faire sa part lgitime l'autonomie de la nature et de la philosophie naturelle. D'autres pensrent ainsi militer pour une orthodoxie plus stricte. Voulant ragir avec juste raison contre des excs qui eussent retir au Crateur quelque chose de sa libert souve-raine et son Don quel

  • PRFACE 15 qui ont pu parfois la compromettre, malgr aussi des oppositions tenaces, quelquefois violentes, qui ('ont prise contresens, l'ide a regagn du terrain. L'ancienne tradition, mieux explore, l'a manifeste dans tout son relief. Elle risque toutefois de subir encore une clipse. De nouveaux assauts lui sont maintenant livrs, venant d'un double horizon;

    D'une part, si la thse dualiste ou, pour mieux dire, spa-ratiste a puis sa destine dans les coles, peut-tre commence-t-elle seulement de livrer ses fruits les plus amers. A mesure que la thologie de mtier l'abandonne, elle continue plus que jamais de se rpandre sur le terrain de l'action pratique. Voulant, protger le surnaturel de toute contamination, on l'avait, en fait, exil, hors de l'esprit vivant comme de la vie sociale, et le champ restaIt libre l'envahissement du lacisme. Aujour-d'hui, ce lacisme, poursuivant sa route, entreprend d'envahir la conscience des chrtiens eux-mmes. L'entente 'avec tous est parfois cherche sur une ide de la nature qui puisse aussi bien convenir au diste ou l'athe: tout ce qui vient du Christ, tout ce qui doit conduire Lui, est .i bien relgu dans l'ombre, qu'il risque d'y disparatre jamais. Le dernier mot du progrs chrtien et l'entre dans l'ge adulte sembleraient alors consister dans une totale scularisation qui expulserait Dieu non seulement de la vie sociale, mais de la culture et des rapports mmes de la vie prive.

    Mais d'autre part les doctrines que l'on appelait d'un nom gnrique, au dbut de ce sicle, doctrines de l'immanence ne cessent de se renouveler. Sous des formes quelquefois subtiles, elles imprgnent, plus qu'on ne s'en aperoit peut-tre, la mentalit de bien des chrtiens l'intellectualit, ou l'intriorit plus exigeante. (Jamais l'homme n'aura fini de vouloir s'en-fermer en lui-mme!) Il s'agit maintenant surtout d'un imma-nentisme historique , mettant tout l'esprit dans l'histoire et envisageant au terme du devenir une rconciliation uni-verselle qui, en elle-mme ainsi qu'en ses moyens, exclurait tout surnaturel. Ce qui donne quelquefois le change, c'est qu~ l'immanentisme de notre sicle dveloppe volontiers, l'int-", rieur mme de l'tre humain, une dialectique de transcendance, Il est d'autant plus attirant, que, se donnant comme l'hritier

  • ~

    r6 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    du christianisme enfin compris, il ne renonce nullement mais au contraire prtend rpondre enfin pleinement l'esprance allnme par le Christ dans le cur de l'homme; d'autant plus redoutable, qu'il est port par le mouvement de pense le plus puissant de l'poque et se prsente comme faisant seul droit l'historicit. Nous n'ignorons pas qu'il n'est d'autre moyen de le rfuter que de l'absorber, et nous avons confiance que la pense chrtienne, une fois de plus, ne faillira point la tche. Elle en tirera - elle commence ici ou l d'en tirer - un nouvel approfondissement. Mais en attendant, quelques-uns parmi nous risquent de se laisser sduire, tandis que d'autres, qui devraient les protger, tout occups encore des luttes du pass, ne discer-nent pas le danger prsent - et pressant '.

    Une raction de la foi s'impose, avant qu'il ne soit trop tard pour beaucoup. Car il s'agit de nous-mmes et de notre tout . A travers tous les bouleversements de la culture, la condition humaine demeure fondamentalement la mme. Le rapport de l'homme au Dieu qui l'a fait pour Lui et qui ne cesse de l'attirer Lui demeure essentiellement le mme. Il y a toujours, dans la prime nature comme dans la nature en expansion dans l'histoire, une ressource, une correspondance vive, un dsir naturel, une puissance dans laquelle la grce gratuite trouve des conni-vences. Comme disaient les Grecs, le Logos incarn recueille les semences dposes par le Logos crateur. Les Latins disaient autrement que l'homme, image de Dieu, est, comme tel, apte entrer en communion avec Lui, dans la libert de l'esprit et

    1. Cf. dj les explications donnes par Mgr Gasser, propos d'une situa-tion analogue, sur le troisime canon -propos aux Pres du premier concile du Vatican, dans le schma de la ConstitUtion De Fide catholica, c. 2 (Colleetia Lacensis, t. 7, col. 148) : ~

    I( Canon tertius fertur contra progressistas (sit venia verba) nostri temporis. Haec opinio utique est ultimus et tristissimus foetus pantheismi. Progressionistae, cultu veri et vivi Dei relicto, addicti sunt cultui purae humanitatis; imo humanitatem ipsam pro divinitate vera et absoluta habent j et ideo contendunt non posse fieri, quo'd homo ad cognitionem quamdam supernaturalem Dei evehatur; sed hominem ipsum progressus infiniti Cise capacem, et quidem non ex: Dea, sed ex se, - et ideo canon iste sic sonat : Si quis dixerit, hominem ad cognitionem, quae naturalem superat, divinitus evehi non posse, sed ex seipso ad omnis tandem veri ct boni possessionem jugi profcctu pcrtingerc posse ae dcbcre, anathcma sit.

  • PRFACE '7

    la gratuit de l'amour)) ". Voil ce que nous nous devons, ou plutt ce que nous devons Dieu d'lucider sans cesse, avec les ressources dont notre poque dispose. C'est la vrit de base, qu'il ne faut jamais laisser obscurcir ou corrompre.

    Tel est l'esprit dans lequel, joignant notre modeste effort beaucoup d'autres, sans vouloir dvelopper tous les aspects de la vrit si vaste qui vient d'tre voque, sans prtendre mme explorer fond celui qui nous a retenu, nous avons entrepris cet ouvrage. Sans doute, nous le savons bien, la voie du salut ne dpend pas d'une science spculative; une rflexion mthodique peut I1:anmoins avoir son prix -pour indiquer la route, carter les obstacles, dconseiller les faux chemins . Aussi croyons-nous plus opportun que jamais tout ce qui contribue explorer la tradition, norme de toute spculation future; remettre en lumire tout ce qui, dans la pense thologique des Anciens, est apte rendre aux consciences croyantes, au moins leur rendre plus explicitement prsent, le sens de leur vocation ternelle 3.

    Fecisti nos ad Te, Deus.

    1. M. D. CHENU, O. P., L'vangile dans le temps (1965), p. 676. 2. Cf. Saint THOMAS, Contra Gentiles, 1. l, c. 5. 3. Quelles que doivent tre dans l'avenir les formes imprvisibles de

    civilisation, il n'y aura jamais d' humanisme intgral D qu' la condition que soit reconnue et respecte dans l'homme Il cette image de Dieu D qui est appele la ressemblance de Dieu, c'est--dire voir Dieu D. Cf. Jacques MARITAIN, Humanisme intgral (1936), p. 104. - Sur l'origine du prsent ouvrage, voir infra, les dernires lignes du ch. III. Nous n'avons pas cherch rajeunir certaines pages dont la rdaction est dj ancienne.

  • r i 1 ,

    J

  • CHAPITRE PREMIER

    FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES

    Quicumque studio antiquioris philosophiae christianae ex ipsis fontibns operam dedit, non potuit non animadvertere discrimen iIlnd, quod inter Doctores Scholae antiquioris et modernae in aliquibus conceptibus et doctrinis, haud parvi nonnumquam momenti, intercedit. Quod discrimen, generatim, progressu scientiae faciliter explicatur : in quibusdam tamen casibus aliam explicationem, ab extrinseco petitam postulare videtur 1.

    Ainsi s'exprimait, il y a une quarantaine d'annes, le R.P. Elter, en un sujet voisin du ntre, puisqu'il s'agissait d'opposer l'ancienne cole la nouvelle relativement l'ide de la bati-tude. Ainsi qu'il le faisait entendre, on pourrait citer bien d'autres exemples de thories thologiques qui, aprs avoir fait ou sembl faire, partir d'une certaine poque, dans une partie tout au moins de l'glise, la quasi-unanimit, se sont ensuite trouves en rgression, ou mriteraient de s'y trouver. Ceux que nous allons signaler seraient difficilement contestables.

    Dans l'explication normative des rapports entre l'glise et l'tat, la thorie dite du pouvoir direct n'a-t-elle pas rgn, nonobstant de fortes oppositions, durant plusieurs sicles? Quel thologien cependant voudrait aujourd'hui la faire revivre? Elle n'est pas seulement abandonne en fait: l'enseignement officiel de la Papaut, aprs l'avoir jadis favorise, s'est dcid-ment prononc contre elle. Gageons toutefois que si elle pouvait

    I. Edm. ELTER, s. j., De naturali hominis beatitudille ad 11lentem Sc"ola~ antiquions, dans Gregorianum, vol. 9 (I9Z8), p. z69.

    ,;

  • +

    /-

    .....

    20 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    encore trouver des dfenseurs - comme le fut, au sicle dernier, le bouillant abb Jules Morel - ceux-l ne manqueraient pas de la dire canonise par la bulle Unam sanctam, ou de tirer argument de la msaventure arrive saint Robert Bellarmin, dont la thorie dite du pouvoir indirect )) fut en son temps juge dangereusement rninimiste 1 ...

    A propos de la Rdemption, l'auteur d'une srie de bons ouvrages historiques, M. le chanoine Jean Rivire, faisait nagure appel la loi du dveloppement )) pour dmontrer que, si le dogme lui-mme demeurait videmment inchang, la rflexion thologique travaillait lentement (le) traduire en concepts de moins en moins inadquats"2 )J. Concrtement, cela signifiait qu'un dveloppement rectiligne devait aboutir par un progrs certain la thorie prconise par l'auteur. Ds lors, tous les lments traditionnels que cette thorie ne russissait point intgrer devaient tre dfinitivement rejets comme incurables archasmes 3 )l Or, quelques annes peine ont pass, et voici que de divers cts l'on nous invite, non sans raison quoique aussi parfois non sans partialit inverse, rviser ce procs. Il faut, nous dit-on, revenir aux si riches et si profondes donnes de l'antiquit chrtienne, qu'un dve-loppement )) unilatral, outrant la pense de saint Anselme, avait eu le tort d'expulser 4. Il faut retrouver l'ide de la victoire du Christ et rendre la rsurrection du Christ, dans nos traits de la rdemption, la place capitale qu'elle n'aurait jamais d perdre 5

    I. Cf. notre article Le pouvoir de l'glise en matire temporelle, dans la Revue des sciences religieuses, 1932.

    2. Jean RIVIRE, Le dogme de la Rdemption au dbut du moyen ge (1934), p. 256; cf. p. 252.

    3. Op. cit., p. 4; l'archasme qui subsistait encore chez les Pres, dont la 8otriologie se mouvait dans des catgories superficielles, etc. . Et Le dogme de la Rdemption dans la tlzologi~ntemporaine (posthume, 1948), p. 130, Z22, 235, 249; p. 156: Tout le monde sait que la thologie de la Rdemption .' est labore seulement au Moyen Age.

    4. Sans qu'il y ait lieu pour autant de renoncer au bnfice des analyses ansehniennes. On a remarqu justement que saint Thomas d'Aquin n'avait pas suivi la ligne exclusive des anselmiens outrs.

    S. Cf. F.-X. DURWELL, La Rsurrection de Jsus, mystre de salut, 7e d. (1963), p. Il : Il Il fut un temps ... o la thologie dissertait de la Rdemption de Jsus sans faire mention de sa Rsurrection. ) Yves de MONTCHEUIL, Lefons sur le Clwist (1949), ch. II et 12 .

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 2r

    Svre maIS Juste leon- inflige notre suffisance moderne '. A propos du mrite et de la libert humaine du Christ,

    M. l'abb Maurice de Bats a pu dclarer au dbut de ce sicle - et son opinion semble bien avoir t ratifie par l'ensemble des thologiens - que l'abandon des anciens auteurs tait loin d'avoir marqu toujours un progrs 2 : Nec quod innovatum, fuit semper melioratum. Il fallait en dire de mme, pensait-il, pour de trs nombreuses questions, dans lesquelles on a plus d'une fois eu le tort d'abandonner l'ancienne doctrine. Parmi ces permultae quaestiones , nous pouvons assurment ranger les questions si prement discutes depuis le XVIIe sicle sur la grce et la prdestination. Sans doute, le systme moliniste dit de la sciene moyenne , comme l'explication contraire qu'on peut rattacher au nom de Bannez, n'avaient jamais ralli l'un ou l'autre qu'une partie de l'cole; du moins, eux deux, la ralliaient-ils presque tout entire. Or, nombreux sont mainte-nant, de plus en plus nombreux, ceux qui, venant des deux camps opposs, estiment que le meilleur est de s'en tenir une vue plus simple et moins anthropomorphique aussi bien que plus ancienne. Le R. P. Sertillanges, refusant d'entrer dans un nid de disputes 3 ll, a fait ce sujet beaucoup d'adeptes, et non moins peut-tre, de son ct, le Pre Maurice de la Taille' ...

    Du mme Pre de la Taille faut-il rappeler aussi ce Mysteriu1ll fidei, qui peut tre considr comme un essai de liquidation

    I. Dans une tude rcente Sur la mthode de la thologie, Bemhard WELTE signale te la foi si naive au progrs qu'elle laisse parfois percer, et qui ne parait de mise que dans les sciences de la nature ll, L'Homme devant Dieu (coll. Thologie, 1964), t. 3. p. 314. Dj, en 1921, le cardinal Louis BILLOT avait raill ce travers, mais avec un excs pamphltaire qui lui faisait parler de Il thologie historique modemisante II et de ruine de la foi II : A propos d'un livre de thologie historique, Gregorianum, 2, p. 4-7.

    2. M. de BAETS, De Zibera Christi obedientia (Louvain, 1905), p. 5. Plainte analogue dj chez l'auteur de la Prface au Libellus de Zibero arbitrio du bien-heureux ALGER de LIGE (PL, ISO, 969).

    3. A.-D. SERTILLANGES, Saint Thomas d'Aquin, t. 1 (3e d., 1922), p. 259-26S. Id., dans saint Thomas, Somme thologique (d. de la Revue des Jeunes), Dien, t. 2, p. 400, sur Prima, q. 14, a. 13 : (( L'article 13 est un nid de disputes dans lequel nous ne voulons pas entrer. II

    4. Sur diverses classifications de la science divine, dans Recherches de science religieuse, t. 13 (1922), p. 7-23.

  • 22 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    des systmes trop compliqus labors l'ge moderne, aprs le concile de Trente, autour du sacrifice de la messe? Aprs avoir constat que la doctrine du sacrifice est une des moins dveloppes qu'il y ait dans l'glise , son auteur ne craignait pas d'affirmer que les trois derniers sicles, au lieu de marquer un progrs, ont plutt accus une rgression et que les thologiens de la deuxime moiti du XVIe sicle, dont drive en droite ligne l'enseignement thologique de nos jours ... ont fauss le sens de l'immolation l . Il n'est pas besoin de souscrire toutes les thses de son trait magistral pour estimer qu'en instituant une telle critique le Pre de la Taille a fait uvre salutaire. Les graves oppositions qu'il avait souleves - elles sont cependant d'hier 2 - ne sont plus aujourd'hui qu'un sou-venir et l'essentiel de sa doctrine est devenu comme le bien de tous.

    Enfin, pour ne pas nous attarder d'autres exemples 3, n'assistons-nous pas depuis une trentaine d'annes un mouve-ment analogue propos de la notion mme de la thologie? Pendant quelques sicles - les mmes prcisment, ou peu prs, dans lesquels se prpara puis finit par prvaloir l'ide systmatise de la pure nature , - les thologiens s'accor-daient assez gnralement penser que leur discipline tait essentiellement une science des conclusions ; qu'elle avait moins pntrer pour ainsi dire l'intrieur mme de l'Objet rvl pour en acqurir quelque intelligence , qu' partir de lui comme d'une base pour en tirer des consquences de plus en plus nombreuses mais aussi, par la force des choses, de plus en

    1. Esquisse du Mystre de la Foi (1924), p. SI et 52; cf. p. 18. Mysteriwll fidei (1921; Ze d., 1924).

    2. Cf. M. de la TAILLE, The Mysl'Nri' of Faith and Human Opinioncontrasted and defined (1930).

    3. Autre exemple. Sans prendre parti dans la discussion, nous voyons que le R. P. Louis BoUYER a pu parler d'une dtrioration subie dans notre pense par la thologie de la Confirmation ... La notion vague et appauvrie que la fin du moyen ge nous en a transmise a entran dans la mme ngligence le sacrement et Celui qui nous y est donn li : Le sens de la vie monastique (1950), p. IZO-Ur. Du mme : On the Meaning and Importance ofConfirmatt"on, dans The Eastern ChuTchesQuaterly. vol. 7 (1948). - Et que dire de la II: coll-gialit piscopale et de ses diverses implications?

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 23 plus lointaines '. Or, nonobstant les diffrences considrables qui les opposent entre eux, mme en ce qui concerne leur mthode, les thologiens de nos jours semblent s'accorder de plus en plus repousser pareille conception, qu'ils regardent comme malencontreuse, et une connaissance plus exacte de la doctrine des grands Scolastiques, en particulier de saint Tho-mas d'Aquin, les affermit dans cette voie 2. Saint Thomas, en effet, concevait la science thologique bien moins comme s'ajoutant l'criture que comme contenue en elle 3 )J. Pour lui, l'tude et l'intelligence de la Bible )J demeuraient une fin, et la thologie un moyen 4 )J. A sa suite, on tend donc reconnatre que la thologie la plus labore dans ses mthodes, celle mme qui s'est munie de tous ses instruments rationnels )) et qui a conquis par rapport l'exgse sa pleine autonomie techuique )J, ne va jamais en ralit au del de la Parole divine, qui toujours la mesure, l'enveloppe et la juge 5

    Ce qui est arriv tant d'autres thories 6 pourrait bien

    1. On trouvera quelques indications et rfrences dans notre tude sur le problme du dveloppement du dogme, Recherches de science religieuse, t. 3S (1948).

    2. Cf. M.-D. CHENU, O. P., Introduction l'tude de saint Thomas d'Aquifl (I950), p. 221 et 226.

    3. tienne GILSON, Le Thomisme, 4e d., p. 21, note. 4. P. MANnONNET, Chronologie des crits scripturaires de saint Thomas,

    dans Revue thomiste, t. II (1928), p. 35. S. Dans son introduction la Symbolique, MOEHLER faisait l'usage des

    protestants quelques rflexions analogues. !( Pourquoi donc, crivait-il, les protestants veulent-ils toute force attribuer l'glise universelle les opinions particulires de ses membres, conune si tel ou tel docteur lui avait donn l'existence ? .. Il serait absurde de les confondre avec la doctrine de l'glise. Il peut mme arriver que, durant un certain temps, tel ou tel systme obtienne un assentiment -assez gnral, sans que pourtant il puisse tre considr conune une partie intgrante du dogme, etc. (Tr. fr., p. 44-45).

    6. Dans l'ordre de la pratique, il en va de mme. Tout changement, mme gnralis, et mme amplement justifi par les circonstances, n'est pas forc-ment progrs pur et simple. Cf. Dom Pierre SALMON, L'Office divin (1959), p. 6S : !( Chaque glise particulire avait sa liturgie, son Pontife et, par voie de consquence, ses livres liturgiques. Si l'unification ralise par saint Pie V au profit de la liturgie romaine, puis le retour celle-ci au XIXe sicle, ont t une ncessit, ce ne fut pas un gain absolu. A force d'insister sur l'union avec Rome, on a perdu le sens et la clbration de l'glise parti-culire. On peut se demander si l'office priv, rcit selon la commodit de chacun, d'aprs le Breviarill1n romanum, exprime suffisamment la grande

  • ~,.

    24 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    arriver certaine thorie de la nature pure , telle qu'elle s'est amplifie, spcifie et systmatise en Occident au cours de ces tout derniers sicles. Elle y a rgn presque sans conteste, c'est un fait, l'intrieur de l'cole 1. Remarquons toutefois que, replac dans les vingt sicles de tradition catholique, le temps de son rgne doit paratre court. Remarquons galement que jamais la thorie n'a pntr dans la thologie orientale". Jamais non plus une telle absence n'a t considre srieuse-ment comme un obstacle l'union : ceux-l mmes qui, tel A. Palmieri, sont ports accentuer l'cart doctrinal entre les deux glises, ne font pas la moindre allusion un diffrend sur ce point 3. C'est l un fait trs inlportant, et la signification s'en trouve encore accrue pour qui estime, comme de juste, que la connaissance de la doctrine des Orientaux est indispen-sable la bonne sant chrtienne de l'Occident latin 4 . Non que nous ayons toujours sacrifier ni mme modifier nos manires de voir. Mais la perception de ces sortes de diver-gences dans l'unit de la foi joue un rle bienfaisant de rduc-teur. Elle nous prserve de certaines majorations indues. Elle nous aide maintenir leur juste place, si fort que nous y pnissions tenir, des thories que nous serions peut-tre tents de laisser envahir le domaine rserv aux vrits divines.

    L'absence de toute considration de pure nature , au sens moderne du mot, dans la thologie des Orientaux s'explique par le fait que l'ancienne tradition grecque ne comportait point d'ide semblable. (Nous ne disons pas qu'elle en comportait la ngation.) Or nous croyons qu'il en allait de mme pour la tradition latine, et que cette situation s'est maintenue jusqu' une poque fort avance.

    Sans doute, l'organisation de la thorie nouvelle a plus ou .....

    ralit qu'tait la prire clbre officiellement, publiquement, aux mmes heures, dans toutes les glises d'un mme diocse et, paralllement, dans tous les diocses, ainsi qu'il en avait t pendant dix sicles.

    1. Sauf dans l'cole augustinienne et chez quelques isols. 2. W. LossKY, Essai sur la thologie mystique de ['glise d'Orient, p. 96-97. 3. Theolagia dogmatica orthodoxa ad lumen catholicae doctrinae examinata

    et discussa, t. 2, Prolegomena (Florence, 1913), ragissant contre les auteurs qui minimisent l'cart: p. 174~18o.

    4. M.-D. CHENU, op. cit., p. 212.

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 25 moins reflu sur l'interprtation des anciens textes. On le constate parfois jusque chez d'excellents auteurs. Que l'on songe, par exemple, aux textes de saint Thomas relatifs une double batitude" ou la destine surnaturelle de l'homme". cc Clara Angelici sententia obscurata (est), et ad alios tracta sensus". )) La chose est alle si loin, les habitudes sont devenues si inv-tres, qu'il nous faut un certain temps et quelquefois un effort minutieux d'analyse pour rapprendre lire ces textes, mme lorsqu'en eux-mmes ils sont fort clairs. C'est l encore un phnomne assez naturel. Au reste, beaucoup dj renoncent un concordisme historique trop manifestement arbitraire, en ce qui concerne les deux doctrines augustinienne et thomiste. Beaucoup - non pas tous - n'hsitent point en consquence abandonner saint Augustin; tout au moins l'avouent-ils moins explicite ou le dclarent-ils moins cc distinct . Parlant en gnral, ils reconnaissent, un peu gns : cc Aliqui auctores antiquiores obscure et ambigue de hac re loquuntur 4 Mais plusieurs croient encore pouvoir trouver leur thorie un garant dans

    1. Cf. notre article Duplex hominis beatitudo, dans Recherches de science re/i-gz'elise, t. 3S (1948), p. 290-299.

    2. Ainsi, dans l'analyse de Prima, q. l, a. 1. Saint Thomas, crit le R. P. M.-J. CONGAR (art. Thologie, dans DTC, t. I5, col. 379), tablit qu'il est nces-saire (d'une ncessit hypothtique, mais absolue) que, lev l'ordre surna-turel, l'homme reoive communication etc. ll. Or saint Thomas disait simple-ment: Quia homo ordinatur a Dea ad quemdam finem, qui comprehen-sionem rationis excedit ... li, sans rien qui suggre une ncessit hypothtique D, Cf. le prologue du Contra Gentiles, 1. 4, o il n'est pas davantage question d'une hypothse d' lvation)) : Ne taIn nobilis creatura omnino in vanum esse videretur, velut finem proprium sttingere non valens, datur homini quaedam via per quam in Dei cognitionem ascendere possit ... Commentaire plus sobre dans tienne GILSON, Le Thomisme, 4 d., p. 30. TOLET, en effet, par exemple, disait simplement: Ex eo probat (S. Thomas) cognitionem revelatam esse homini necessariam, quia finis ipsius supernatu-ralis est (Enarratio, t. l, 1869, p. 17). Ou Fr. de VICTORIA: Probat (necessi-tatem revelationis) quia homo ordinatur in Deum tanquam in ultimum finem. Sed Deus isto modo, in quantum finis ultimus, excedit humanam rationem. )) (Bricio Torres, p. 33.) Ibid. :, ... neque, Deum, ut est objectum et finis humanae creaturae, cognoscere potest homo per lumen naturale.

    3. Vict. DOUCET, O. F. M., De naturali seu innato supernaturalis beati-tudinis desIerio juxta theologos a saeculo XIII tuque ad XX, dans Antom'a-nunt, 4 (1929), p. 189

    4. Ainsi V. CATHRBIN, s. j., De naturali lwminis beatitudine, dans Grego-rianum, 1940, p. 408.

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    26 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    saint Thomas d'Aquin. A vrai dire, il semble, certains signes, qu'ils en soient de moins en moins srS. C'est ainsi que le Pre Pedro Descoqs, constatant que l'opinion de saint Thomas tait (c tire en tous sens , dclarait nagure le mettre hors de cause ; nous laissons, disait-il, aux historiens de profession le soin de trancher le dbat, s'ils le peuvent jamais 1 )J. Et il arrive aux historiens eux-mmes, parmi les plus avertis, d'esquiver .. prudemment l'enqute 2

    Le tournant dans l'histoire de la pense thomiste est marqu principalement par l'exgse de Cajetan (1468-1534), - elIe-mme, bien entendu, prpare, accompagne, puis continue et plus ou moins transforme par nombre d'autres. Les tholo-giens du XVIe sicle n'avaient pas manqu de l'observer. Tel Suarez, qui, suivant Cajetan pour l'essentiel, n'en aperoit pas moins la nouveaut de sa position - encore qu'il lui cherche, dans son clectisme, quelque appui plus ancien". Plusieurs mme n'avaient pas manqu de juger la chose en termes fort vifs. Telle jsuite Franois Tolet, qui lutte en toute conscience pour rtablir la vraie pense de saint Thomas contre les thses juges novatrices de Cajetan 4; telle dominicain Dominique Soto, pour qui la glose)J de Cajetan sur le texte de la Somme destruit textum 5 )J; tel, un peu plus tard, le franciscain Macedo, qui critique avec pret l'arbitraire de ces gloses 6; tels bien d'autres encore, dont nous aurons plus loin l'occasion de citer quelques-uns.

    1. Praelectiones theologiae naturalis, t. 2 (1932), p. 431 et 239, propos de la doctrine thomiste du ({ dsir naturel .

    2. Cf. Juan A.r.FARO, s. j., Lo Natural yZo SobrenaturaI, estudio histonco desde santo Tomas Izasta Cayetano, 12-74-1534 (Madrid, 1952-), p. 15, propos du dsir naturel li : No tratamos de investigar si Cayetano interpreto fiel. mente en estepunto a S. Tomas etc. Il Prudence justifie, laswte d'un srieux examen. L'ouvrage d'une rdition~marquable, a grandement clair la tradition thologique sur notre sujet.

    3. Cette constatation de Suarez a t remarque par John O. RIEDL, dans jesuit Tlzinkers of tlze Renaissance, ed. by Gerard SMITH (Milwaukee, 1939), p. 2 15.

    4. TOLET, In Pn'man, q. l, a. 1; q. 12, a. I. 5. De sacra doctrina, In Prbnam Partem, q. 1 (d. Candida Pozo, $. j.,

    Archiva leolagica Granadina, 21, 1958, p. 218). 6. Callatianes, t. 2, p. 396-40. De mme Jean PRUDENTIUS, Opera theo

    lagicapostlzuma (1690), p. 46.

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 27 ClOS constatations, ces protestations semblent tre ensuite

    tombes dans l'oubli. Mais voici que' depuis quelque temps des voix analogues se font entendre. On se demande, crivait en I928 M. le chanoine Balthazar, comment Cajetan a pu pro-poser son exgse, et comment si longtemps elle fut prise vrai-ment au srieux 1 . En 1933, dans le Bulletin thomiste, le R. P. A.-E. Motte crivait son tour : Au fond, l'exgse de Cajetan ... mconnat tout l'intrt de l'effort de saint Tho-mas ; les interprtes qui le suivent amollissent J) les (c textes cristallins des deux SommlOS ; ils mconnaissent le point de vue des anciens scolastiques et font dvier leur inter-prtation 2 . En 1934, dans l'Angelicum, le R. P. Vallaro, sans retrouver toute la pense de saint Thomas, montrait aussi l'cart entre la Somme et son grand interprte 3. En I936, dans le BuUetin thomiste encore, le R. P. Motte pouvait se fliciter de voir grossir le nombre des thologiens qui rompent avec la tradition issue de Bannez et de Cajetan 4 et continue par les Salmanticenses, Gonet, Gotti, BiIIuart ... Dans le Divus Thomas de Plaisance le R. P. A. Raineri lui faisait cho 5. Quelques protestations, comme celle du R. P. Angelo-M. Pirotta se plai-gnant d'une telle audace 6 et s'efforant de prouver que Caje-tan, dans une cohrence parfaite, firmam soIidamque S. Tho-mae doctrinam de praesenti quaestione semper et ubique concin-navit et docuit , n'ont pas arrt le mouvement. En 1952, quoique encore avec une certaine timidit, le R. P. Juan

    l. Dans enterion, 4 (1928), p. 473. Cf. dj le R. P. MARTIN, O. P., dans Ephemerides theologicae lovanienses, l (1924), p. 352-354.

    2. T. 3 (1933), p. 660, 655 et 674. 3. T. Il, p. 141-142~ 4. T. 4 (1936), p. 574 et 580. 5. De possibititate videndi Deum per essentiam, dans Divus Thomas (Plac.),

    t. 39 et 40 (1936 et 1937); spcialement t. 39. p. 422-424. 6. Escatologiae seu Eudaemonologiae creaturae t'ntellectualis lineamenta

    juxta Cajetani doctrt"nam, dans Il Cardt'nale Tomaso di Vio Gaetano nel4 Cen~ tenart."o della sua morte (Riv. difilosofia neo-scol., vol. 27, mars I935), p. 73 : Nec putandum est ... Cajetani dactrmam ... a mente S. Thomae exuIare, ut pauci (v. g. Vallaro, O. P.) scribere audent etc. Pour le R. P. Pirotta, toute la diffrence vient de ce que S. Thomas s'adressait des thologiens, tandis que Cajetan s'adresse aux Gentils: Cl ideo profundior est ac verior interpre-tatio Cajetani . Mais dire que l'interprtation est plus vraie que le texte, n'est-ce pas avouer une relle diffrence de pense?

  • 28 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    Alfaro, s. j., faisait entendre une voix concordante '. Et VOlC! qu'en 1957, dans le premier fascicule de sa revue Divinitas, Mgr Antonio Piolanti reconnait que le grand cardinal spare les deux ordres, naturel et surnaturel, d'une manire qui le

    r spare lui-mme de saint Thomas 2. Il est en effet certain qu'en : niant dans l'intelligence cre tout dsir naturel de voir Dieu 3, 1 alors que saint Thomas disait et rptait : Omnis intelleetus , naturaHter desiderat divinae snbstantiae visionem', Cajetan n'a

    nullement prcis ou dvelopp sur ce point le tho-misme; il ne l'a point pouss l'extrme ni men son terme, comme on l'a crit rcemment dans une intention cond-liatrice assurment louable : il en a profondment chang l'orientation 5. M. tienne Gilson l'a plus d'une fois constat, propos d'autres articles de la Somme thologique : pas plus en interprtant saint Thomas qu'en interprtant Aristote, Cajetan ne dfrait aucune curiosit historique dsintresse ; plus d'une fois ce que Cajetan commente n'est pas ce que dit saint Thomas, et l'on observe de sa part une sorte d'extriorit l'gard des notions fondamentales de son auteur; les distinc-tions qu'il introduit si habilement n'ont pas pour objet de mieux comprendre la pense de saint Thomas, mais de lui substituer la sienne ; aprs son commentaire, il reste de l'article autant que d'une montre dont on a t le ressort 6 .

    I. Voir infra, ch. VIII, p. 130. On se reportera aussi avec fruit la thse romaine du R. P. Lorenzo M. BERARDINI, O. F. M. Conv., sur La nozione dei soprannaturale nell' antica Scuola Francescana (1943); Sur Cajetan, p. 28.

    2. Vecchie Disctissioni e Conclusioni recenti neZ Soprannaturale neZ Pensiero di S. Tommaso; Divinitas. 1 (1957), p. 93-II7. Voir infra, ch. VIII, note 72.

    3. In Primam, q. 12, art. 1 : Il Non videtur verum, quod intellectus creatus naturaliter desideret videre Deum Il; et, plus nettement encore s'il est possible, De potentia neutra et de natura potentiae receptivae. Voir infra, p. 198.

    4. Contra Gentiles, 1. 3, c. 57. S. Voir infra, ch. VIII. Le P. Vincent BAINVEL ayant crit, dans Nature et

    surnaturel (1903), p. 130, qu'un progrs avait't accompli dans le langage et la pense thomistes. par l'introduction de l'ide de Il nature historique n, M. le chanoine Pierre TmHRGHIBN rpondait, dans son tude polycopie sur La question des rapports du naturel et dusurnaturel..., p. 17 : Si .l'on convient qu'il faut prciser la pense de saint Thomas; ne faut-il pas chercher la pro~ longer dans le mme sens o saint Thomas ra oriente? n

    6. Cajetan et l'humanisme thologique, dans Archives d'histoire doctrinale Bt littraire du moyen ge, 22 (195SS6), p. 133 et p. uS, note I. Cajetan et l'existence, dans Tijdschrift fJoor Philosophie, 15 (1953), pp. 268 et 271.

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 29 Ce que le R. P. S. Dockx, O. P., confirme en ce qui concerne

    notre sujet mme: Cajetan, dit-il, estimant ne pouvoir accepter ! que l'homme, en tant qu'image de Dieu, soit ordonn la vision batifique comme vers sa fin, modifie l'argumentation et mme le texte de saint Thomas ll. Au lieu de prendre pour base de son raisonnement la nature de l'homme en tant que fait l'image de Dieu ll, il envisage cette nature seulement en tant que surleve par la grce 1 n.

    Ds 1908, dans sa thse clbre, mais aussi mconnue que clbre, le P. Pierre Rousselot l'avait montr. Contre les inter-prtations issues de Cajetan, disait-il, il suffit d'allguer le dveloppement du systme dans la Somme contre les Gentils. L, les mmes preuves sont censes conclure et pour l' homme et pour les Substances spares : par quelle exprience a-t-on peru en elles ce dsir, s'il n'est pas naturel, mais contingent ? ... Saint Thomas fait donc planer l'exigence de la vision plus haut que l'humanit relle, rachete, soumise nos observations ... Les premiers et les plus gnraux (de ses arguments) s'appli-quent videmment et expressment aux Anges et aux hommes ... C'est dans la nature de l'intelligence comme telle qu'il met une certaine attirance, un certain apptit de Dieu vu tel qu'il est 2 . Siron met part le mot d' exigence ll, emprunt au vocabulaire des controverses modernes, et qui traduit mal la pense de saint Thomas, on ne voit pas comment il serait possible de rcuser ces observations de Rousselot. A la mme date, un autre thologien, M. H. Ligeard, sulpicien, reconnaissait, en usant d'un euphmisme, que la doctrine de Cajetan est un peu en marge du matre 3 . Un disciple de Rousselot, le R. P. Guy de Broglie, devait parler un peu plus tard des chappatoires II de Cajetan 4 et regretter que nombre de thomistes modernes se soient rabattus sur elles. Praeeunte Cajetano ll, devait dire bientt le R. P. Victorin Doucet. Et le P. Ed. Brisbois devait

    1. Du dsir naturel de voir l'essence divine d'aprs saint Thomas, Archives de philosophie, 1964. p. 79-80.

    2. L'intellectualisme de saint Thomas, p. 192 (3e d., 1936, p. 183.184). 3. La thologie scolastique et la transcendance du surnaturel, p. 42. 4. Recherches de science reUgieuse, t. 14 (1924), p. 203. S. Loc. cit., p. 177.

  • 3 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    dclarer qu'il s'agissait l d'une interprtation tutlOflste , restrictive et minimisante ". Le P. Th. Deman, O. P., ayant dfinir la doctrine des clbres Salmanticetlses concer-nant le dsir naturel de voir l'essence divine , dirait ensuite qu'ils se situent dans la tradition thomiste de leur temps, quitte rendre moins fidlement ce que l'on tend aujourd'hui consi-drer comme la pense authentique de saint Thomas 2 . Aussi la plupart ont-ils dj renonc, quelle que soit leur opinion per-sonnelle, couvrir de l'autorit du Docteur anglique lui-mme

    ! le systme dualiste niant tout dsir proprement naturel de la ,; vision divine, systme qu'on s'efforait jusque-l couramment .i de tirer de son uvre, grce des exgses insoutenables 3.

    Ds 1905, le P. Vincent Bainvel y avait peu prs renonc, esti-mant que la rponse apporte par saint Thomas au problme est plutt faite pour nous tonner que pour nous instruire , et avouant un peu plus tard que ses formules lui paraissaient un peu dconcertantes 4 . De mme, revenant sur le sujet en 1938, le P. Pedro Descoqs dclarait les textes de saint Thomas sur le dsir naturel vraiment antinomiques et sa pense livre deux courants irrductibles et inconciliables ; il recourait ds lors Cajetan non pas comme un commentateur fidle, mais comme un mtaphysicien et un thologien de premier ordre l) chez qui l'on trouve une explication raisonnable , apte sauver l'opinion de son matre 5.

    Dans ces conditions, s'obstiner encore dcouvrir dans le thomisme originel notre dualisme moderne, en arguant de ce que toute concession sur ce point reviendrait faire de saint Thomas (c un augustinien 6 )1, n'est point apporter un argu-

    1. Le dsir de voir Dieu et la mtaphysique du vouloir selon saint Thomas, Nouv. revue thol., 63 (1936), p. 983-984.

    2. Th. DEMAN, O. P., Salamanque (Thologiens de), dans le Dictionnaire de thologie catholique, t. 14 (1937), col. 1025 ,

    3. Les analyses du Bulletin thomiste et plus eJfcore celles du Bulletin de thologie ancienne et mdivale ont fait beaucoup, ces derniers temps, pour amener une meilleure intelligence de la pense thomiste.

    4. Nature et surnaturel (1905), p. 129. Revue pratique d'apologtique, 1er aot 1908, p. 650, note 1.

    5. Le mystre de notre lvation surnaturelle, p. 128-133. 6. L. JUGNET, Pour connatre la pense de sm'nt Thomas d'Aquin (1949),

    p. 23

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 31

    ment, mais avouer une dfaite. Bien peu, parmi ceux qui consen-tent lire et comparer les textes, se risqueraient dsormais soutenir, sans attnuation d'aucune sorte, que Cajetan n'a pas innov , ou que les dissertations de Jean de Saint-Thomas sur le sujet constituent un vritable sommet o s'achve un effort robuste et traditionnel prpar pendant plusieurs sicles 1 . Bien peu se contenteraient, pour dirimer le dbat, d'en appeler aux distinctions capitales tablies par les grands commentateurs 2, Bien peu, s'il en tait encore, mis en face de textes parfaitement clairs, estimeraient suffisant d'observer qu' il ne faut pas, pour suivre saint Thomas, tomber dans un littralisme matriel 3 et de continuer dire encore, sans autre examen, que les positions traditionnelles de l'cole thomiste sont parfaitement conformes celles de son fondateur 4. On comprend sans peine qu'il ait fallu plusieurs un peu de temps pour s'ouvrir l'ide que (c nos grands commentateurs pourraient n'avoir pas t toujours des miroirs absolument fidles', ou qu'ils ne se soient pas toujours contents, comme disaient les Carmes de Salamanque, de garder fidlement le dpt 6. Cependant, un juste souci de rigueur historique l'emporte dsormais chez la plupart sur cet exclusivisme un

    1. Dom G. FRNAUD, Espn't et grice smlctificante, notes d'histoire doctn.'nale sur les premiers thologiens de ['cole thomiste, dans la Pense catholique, 6e cahier, 1948, p. 33 et 45. Rflexions tonnantes dans une tude qui par surcrot veut redresser des erreurs historiques. Sans doute Cajetan n'a pas invent sa tbse; lui et quelques-uns de ses contemporains ont innov en prtant cette thse saint Thomas. - Cf. JEAN de SAINT-THOMAS, Cursus theologicus, dissertatio 12, art. 2 et 3 (d. de Solesmes, t. 2, 1934, p. I30-I45).

    2. Cf. GOMBAULT, Le problme apologtique, aprs quelques explications de textes embarrasses : Au reste, les commentateurs de saint Thomas apportent ... plusieurs wstinctions capitales li : La sdence catholique, I903, p. I96-I97. Ce procd a eu depuis lors ses fidles.

    3. R. P. GARRIGou-LAGRANGE, Revue thomiste, I936, p. 124, note 20; et en 1935, Angelicum, p. 218 : Estoe verunt quod a tempore Cajetani plerique commentatores sancti Thomae male intellexerunt ejus doctrinam de desiderio naturali? Plusieurs fois depuis l'auteur est revenu sur le sujet, sans jamais essayer srieusement de rfuter par les textes les historiens dont il rejetait les dires. Le R. P. MOTTE a pu rsumer sa position sur un point capital dans la formule suivante : Inutile de lire les textes. Saint Thomas ne peut pas avoir prtendu prouver (Bulletin thomiste, 4, p. 574)

    4. Angelicum, 1948, p. 298. 5. Cf. R. MULARD, Revue des sc. philos. et thol., 14 (1925), p. 5. 6. Salmanticenses, Cursus theologicus, t. la, Dedicatio.

  • 32 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    peu ombrageux )) dont parlait nagure avec dlicatesse, mais non en vain, le R. P. H.-D. Gardeil, O. P., " qui a pu aboutir parfois masquer quelque peu, par celle de son commentateur, la pense mme du Matre 1 )). Quelques esprits paresseux seront bientt seuls dfendre ce qu'ils continueraient de nommer, contre toute vidence, l'inte.qlrtation commune 2 .

    Nombreux sont mme les thologiens qui, allant plus loin, avouent maintenant ne dcouvrir dans les crits de saint Thomas aucune affirmation explicite de la possibilit concrte d'un ordre

    1 purement naturel, - entendons toujours, d'un ordre complet, . comportant sa finalit dernire, au sens moderne de l'expression 3.

    Avec raison, ils ne veulent plus y chercher parfois qu'une cer-taine prparation, bien obscure la vrit, bien enveloppe, une thorie que pour leur compte ils ne croient pas pouvoir abandonner ou modifier. Ainsi, en 1950, le R. P. M.-J. Le Guil-lou, en formules d'ailleurs prudentes 4. Ainsi encore, en 1955, le R. Edward J. Montano 5. " Les thologiens mdivaux n'ont pas t proccups de la question de la nature pure)) : ce fait est reconnu par le R. P. Jacques de Blic 6. De son ct, le R. P. Guy de Broglie a entrepris de chercher "pourquoic'estseu-lement au XVIe sicle qu'apparat explicitement la thorie de la

    x. L'uvre thologique du P. Ambroise Gardeil (1954), p. 17r. 2. Ici tout particulirement s'appliquent les rflexions du R. P. G. DEJAIFVE,

    s. j., Vision de Dieu et Agap, Pour une histoire de la notion thomiste de bati tutie : Bien que de trop rares chercheurs aient dj commenc d'entre. prendre une tude exgtique et historique de la synthse thomiste, il est regrettable que la plupart des interprtes rcents du texte de saint Thomas se contentent d'un recours plus ais aux commentateurs classiques de l'cole. L'auteur ajoute: C'est le cas en particulier pour le commentaire rcemment publi par leP. Garrigou-Lagrange, 19S1. . n (Thse polycopie, Paris, p. 308-30 9.)

    3. LeP, Thodore de Rgnon, entre autres, l'avait reconnu depuis longtemps, 4. Surnaturel, dans Revue des sciences philosophiques et thologiques, 19S0,

    p. 235 .et 238 : Saint Thomas ne s'est pas poj la question explicitement ; cependant, chez lui, le clivage moderne entre ~turel et surnaturel commence affleurer , etc.

    S. The Sin of the Augets, Sorne Aspects of the Teaching of St Thomas (The Catholic Univ. of America, Studies on sacred Theology, 2nd Serie, n. 89; Washington, 1955), p. 335 : q ... a facet of the problem which did not occupy the Angelic Doctor himself Il, Cf. p. 113.

    6. Mlanges de science religieuse, 1947, p. 100. L'auteur estime toutefois que c'est parce qu'elle ne faisait pas alors question dans la pense tholo-gique commune li.

  • FLUX-ET"REFLUX THOLOGIQUES 33 nature pure')), etc. D'autres, tels que le R. P. Kors 1 ou le R. P. Congar, nous montrent fort bien que, dans la langue de

    .. ~ajnt ThoIP,as,I\~( ~t~t -de pure nature._~\serait une expression co~tr~"1 dictoir.e, tant donn que la 'cc !.!!'.!Ure .pM.!' )) est pour lui la nature cc C9Jl.i4~re e..fi.-elle=~I!)!l;;;:-;;'est--dire indpendam-

    ~--- --_._--_ ..

    !'lent de tou.!5' rf~"".IU)i~ll, dans ses pri!1.clp.e.l!.J!.9pstitutifs, cc dans son qui4., indpendamment du. status o elle se trouve 2 )). De bons historiens sont plus nettement ngatifs, quant au fond mme des choses. L'un d'eux, par exemple, nous dit que les Scolastiques du XIIIe sicle traitent des problmes de la nature et de la grce sans jamais supposer cc la notion, l'intrieur de la cration, d'un ordre naturel caractris par une fin naturelle transcendante" )). La mme constatation est faite, pour saint Tho-mas, par M. Edgar de Bruyne', par Dom A. Stolz', et, la suite d'analyses plus prcises, par le R. P. Henri Bouillard '. L'opinion de ces historiens ne peut manquer, pensons-nous, de prvaloir, mesure que se multiplieront les travaux attentifs et dsintresss. Comme l'a crit le R. P. Henri Rondet, cc tt ou tard, l'accord devra se faire 7 )). Mais ce demier point n'est pas celui qui nous intresse avant tout.

    1. La justice originelle ... (1922), p. II9-120. 2. CONGAR, art. Thologie, dans DTC, t. 15. col. 386-387 : Pour saint Tho-

    mas u les choses ont leur nature propre, qui ne consiste pas dans leur rfrence 1 ou leur ordre Dieu D; d'o la distinction entre principia naturae et status. Cf. In 2 Sent. dist. 20, q. l, a. 1; Prima Secundae, q. 85. a. 1 et 2.

    3. R. P. Ren-Charles DHONT, OFM, Le problme de la prparation la grdce, dbuts de l'cole franciscaine (I946), p. 2II, note 70.

    4. Saint Thomas d'Aquin (I928), p. 97. L'auteur, partant de prsupposs modernes, voit d'ailleurs l une u tache li dans l'uvre de saint Thomas.

    5. Thologie de la mystique (tr. fr., I939), p. I56~I62. 6. Conversion et grce chez saint Thomas d'Aquin (I944), p. 77~82. - Voir

    aussi Dom M. CAPPUYNS, dans Bulletin de thol. anc. et mdivale, t. 5 (I947), p. 252. Aim FOREST, Saint Thomas d'Aquin (I923), p. 133-135, etc.

    7. Nature et surnaturel dans la thologie de saint Thomas d'Aquin, Rech. de sc. rel., t. 33 (1947), p. 485; cf. p. 56~97. - Dj en 1913, M. Blondel, qui avait acquis une vritable familiarit avec l'uvre d'Aristote comme avec certaines parties de celle de saint Thomas, signalait u l'erreur positive qui consisterait attribuer soit l'un soit l'autre la pense de dterminer, de codifier !( la nature pure Il en face de la sumature Il : Bernard de SAILLY, Comment raliser l'Apologtique intgrale, p. 18o, note. Dans les Archt"ves d'hist. doctr. et lit. du m. ge, 1965, p. 67~88, M. Et. GILSON a publi une tude Sur la problmatt'que thomiste de la vision batifique, laquelle il sera indispensable de se reporter.

  • 34- LE MYSTRE DU SURNA1'UREL

    Si l'on envisage la question en elle-mme, il n'est pas ton-nant que les rsistances soient plus tenaces. Plusieurs tholo-giens, continuant de tenir en bloc cette thorie de la natura pura dans les cadres de laquelle ils se sont habitus penser toute la doctrine du surnaturel, se refusent en examiner l'ori-gine et les fondements. Cependant, sous l'influence du change-ment dj acquis dans les positions historiques, d'autres accep-tent cet examen critique. Ils ne voient plus alors dans cette question de la pure nature , comme dit l'un d'entre eux, qu'une irritante question , dont la solution thologique pr-supposerait la dmonstration de ses bases pbilosophiques , et que l'on peut laisser de ct pour arriver un accord '. Quelques-uns, enfin, plus dcids, estiment que cette hypo-thse embarrasse plus la thologie qu'eUe ne la sert ._

    Renoncer l'usage systmatique et exclusif de pareille hypo-thse, considrer les dveloppements qu'elle a pris une poque rcente non comme une efflorescence centrale de la rflexion thologique, mais plutt comme une excroissance ne serait pas ncessairement la repousser en eUe-mme. A plus forte raison ne serait-ce pas renoncer aux aspects de la vrit dont eUe fut charge pendant un certain temps d'assurer la sauve-garde. Ce ne serait point accepter sa contradictoire en conti-nuant de s'en tenir ses prsupposs. Ce ne serait donc nuUe-ment, par le fait mme, adopter la doctrine de ceux qui, pour une raison ou une autre, en nirent la possibilit. Ce pourrait mme tre le moyen de faire droit, plus rellement encore, ce que demandent ses plus chauds partisans. Ce serait toutefois, comme dans plusieurs des cas que nous voquions au- dbut, revenir du mme coup, au moins dans une certaine mesure, la simplicit comme l'antiquit.

    Retour la simplicit. Les complications ne sont pas toujours des progrs de pense, tant s'en fau1 Non enim multiplicatio semper ubertatem significat. Certes, pas plus en thologie qu'ail-leurs, il n'y a lieu de se refuser systmatiquement aucune ana-lyse, aucune distinction, aucune prcision nouvelle que la

    1. A. MICHEL, dans l'Ami du clerg, 21 juillet 1949, p. 462-463_ 2. Saint AUGUSTIN, In psalmum 4, n. 9.

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 35 ncessit d'carter l'erreur ou que le mouvement spontan de l'esprit vient rendre opportune. Mais il faut avouer que bien souvent la robustesse de la doctrine et sa profondeur mme sont plus diminues qu'accrues par un certain manque de sobrit. La pente qui pousse aux questions curieuses n'est pas toujours celle de la rflexion vritable: Gerson en faisait dj la remarque l'adresse des thologiens de son temps '. La prolifration ind-finie des concepts ou l'accumulation des hypothses ne va pas toujours sans dangers. En thologie comme en philosophie, il peut devenir indispensable de procder de temps autre cette cure d'amaigrissement que recommandait un jour M. Lon Brunschvicg.

    Retour en mme temps, d'une certaine manire, l'antiquit. Ce qui .ne veut pas dire retour un tat doctrinal rudimen-taire ou indiffrenci . C'est une grande navet de se repr-senter le mouvement des ides au long des sicles, et tout sp-cialement en thologie, comme n'tant jamais qu'une longue laboration, un long passage de l'implicite l'explicite, ou du confus au distinct, ou du virtuel l'actuel, juqu' un certain tat privilgi qui sera dclar le terme dfinitif de cette volu-tion - moins qu'on ne prfre laisser la route indfiniment ouverte. Comme si, moins distinct peut-tre par rapport celui qui vient aprs lui, si l'on se place au point de vue de ce dernier, un auteur ne pouvait l'tre au contraire bien davantage dans la perspective de ses propres problmes 2. Comme si, mesure qu'il met l'accent sur certaines valeurs, l'infirmit humaine, dont le thologien n'est pas exempt, ne le portait point fatalement en ngliger d'autres. Ou comme si, par on ne

    1. Cf. GERSON, Prima lectio contra vanam curiositatem : Philosophas antiquas sicut curiositas fefe1lit, ita fonnidandum est ne Theologos nostri temporis ipsa similis curiositas decipiat. Opera, t. 1,91 B.

    2. C'est contre une illusion analogue que ragit M. tienne GILSON lorsque, au dbut de son ouvrage sur la Philosophie de saint Bonaventure, il refuse de voir en celui-ci ct un saint Thomas virtuel et incomplet (p. II), et dans sa doctrine If un thomisme hsitant li. Ceux qui l'interprtent de la sorte ne voient pas quels problmes prcis elle apporte une rponse D, et c'est pour-quoi ils s'imaginent qu'elle apporte une rponse imprcise certains pro-blmes que, en fait, elle ne se posait pas parce qu'elle n'avait point se les poser (p. 16-17).

  • 36 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    sait quelle prservation miraculeuse, la thologie ne devait jamais rien connatre qui ressemblt des moments de dca-dence ... En ralit, ce sont l, dans une science que son caractre aurait d mieux prserver contre de tels envahissements, des chos - sans doute inconscients - de ces doctrines faciles de progrs dont s'tait enchant l'ge qui nous a prcds. Mais ni les bourgeois de Louis-Philippe, qui croyaient avoir clos l're de la Rvolution, ni les intellectuels du dbut de ce sicle, qui souriaient aux perspectives d'un progrs indfini jadis ouvertes par Condorcet, ne peuvent nous tre des modles.

    Nous le savons: l'glise, gardienne de la vrit rvle, nous assure en chaque sicle d'une manire indfectible le maintien pur et intgral de la foi. Avec plus ou moins de bonheur, l'effort de chaque sicle contribue aussi mettre en valeur ce dpt sacr, dans certaines explications que le magistre ecclsiastique peut faire siennes, et qu'il ratifiera mme peut-tre solennelle-ment '. Tout, nanmoins, dans les rsultats de ce labeur tho-logique, n'est pas promis un tel sort. Tout n'en est pas cano-nisable. Tout mme n'en est pas toujours galement solide, ni destin durer sans fin. Dans le dveloppement du dogme, les acquisitions ou exclusions sont dfinitives; dans la thologie, il y a place pour une foule d'hypothses, de probabilits, de controverses 2 - de dfaillances et de redressements. Il y pousse quelquefois des branches gourmandes 3 ... L'histoire est l, et quelquefois la plus rcente, pour nous en avertir. Aussi ne pouvons-nous partager la superstition qui semble tre aujour-d'hui celle de quelques thologiens pour le moderne en tant que tel - q)lelle que soit l'exacte dfinition qu'ils en donnent. Nous ne pensons pas qu'il suffise, pour se dbarrasser de doc-trines longtemps traditionnelles et que ne dsavoue aucune dclaration de l'autorit comptente, de leur appliquer sans

    1. Sur le rle des thologiens dans le dvLoppement du dogme, nous avons propos quelques indications dans l'tude cite plus haut sur le prOe blme du dveloppement du dogme.

    2. L. de GRAND:MAISON, Le dveloppement du dogme chrt:n, dans Revue pratique d'apologtique, IS janvier 1908, p. 52.7.

    3. L'expression, applique un autre sujet, est de Karl BARTH, Dogmatique, tr. fr'J" t. 1,2, l, p. 124.

    ~

  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUr" 37 donner ses raisons des appellations telles que conceptions archaques ou thories dpasses 1 . Nous ne croyons pas qu'une attitude trop ddaigneuse l'gard du pass nous dispose favorablement en conserver l'hritage, mme en ses valeurs les plus assures. Nous ne croyons pas davantage qu'une heu-reuse fatalit nous prdestine penser toutes choses de faon moins inadquate ", par le seul fait que nous sommes ns plus tard. Ni qu'on puisse autoriser sans autre discernement toute thorie nouvelle, en la baptisant dveloppement 2 . Ni qu'on puisse ajouter quelque chose notre admiration de Dieu en clbrant le caractre splendidement moderne de sa per-sonnalit cratrice 3 ! Nous ne nions pas le progrs, mme tho-logique; nous affirmons mme qu'aucun progrs au monde n'est plus certain ni plus dfinitif que cette part du progrs tholo-gique qui concourt au progrs du dogme et finit par se confondre avec lui; en dehors de cette part ainsi canonise, nous savons

    qu'il en est encore un autre genre, trs lgitime, et nous sommes trs loigns de l'esprit chagrin qui portait les crivains de Port-Royal se plaindre en toute occasion des inventions nouvelles qu'on fabrique , disaient-ils, c( tous les jours notre vue en les faisant passer pour l'ancienne foi de l'glise 4 : car cette ancienne foi , nous le savons, est vivante, et sa vie est ncessairement fconde 5. Simplement, nous ne croyons pas que le progrs thologique soit total, qu'il soit toujours sans revanche, ni qu'il faille toujours, sans examen ni rflexion, l'affirmer a priori.

    Dans le cas prsent, qui concerne la doctrine du surnaturel, est-ce, comme certains le pensent, d'un retour l'augustinisme qu'il s'agirait? Oui et non. Oui, en un sens, car il est bien

    I. Jean RIVIRE, op. cit. Cf. supra, p. 20. 2. En face de certains excs rcents, le R. P. Louis BoUYER a pu parler

    de thories ct ahurissantes J) du dveloppement. 3. Cf. Blaise ROMEYER, s. j., La philQsophie chrtienne jusqu' Descartes,

    t. 2, 1936, p. 65. 4. Cf. Pascal, 3e Provinciale. Voir notre Mditation sur l'glise, ch. 1. 5. Cf. M. BLONDEL, Exigences philosophiques du christianisme, p. 31 : La

    tradition ... est la voix de l'ternit dans le temps mme; ... elle est perptuelle~ ment rnovatrice, parce qu'elle puise la vrit qu'elle transmet la source intarissable. n

  • 38 LE ~YSTRE DU SUU
  • FLUX ET REFLUX THOLOGIQUES 39 Enfin, le retour l'essentiel d'une position ancienne ne saurait

    jamais tre une pure et simple reconstitution. Pareil archasme - ici le mot serait propre - est toujours trompeur. Il ne com-porte pas moins d'illusion, quoique en sens inverse, que les ides de progrs fatal et linaire. Qui ante 1WS scripserunt, non domini nostri sed duces fuerunt 1. Chaque fois qu'on a recours aux Anciens, disait Cassiodore, on chappe toutes sortes de contes-tations et d'embarras 2. Mais il y a des embarras II qui s'inlpo-sent, auxquels on n'a pas le droit ni le moyen d'chapper. Le cours du temps a fait apparatre des dviations, des errements, parfois subtils, qu'une autre subtilit doit djouer par de nou-velles prcisions. En outre, ni saint Augustin, ni saint Thomas,ni bien d'autres, ne pouvaient se poser tous les problmes que sou-lve et soulvera toujours dans l'intelligence humaine la donne dogmatique, dans les mmes termes que, sans y mettre de gaiet de cur le moindre coefficient personnel, nous sommes obligs de nous les poser aujourd'hui. En ce sens, il est vrai de dire qu'on ne rebrousse jamais chemin. On ne remonte jamais le cours du temps. Notre foi n'est pas ancienne, elle n'est pas chose du pass : elle est ternelle, et toujours nouvelle.

    Si donc il n'y a pas - du moins ce qu'il nous semble - changer l'conomie gnrale de la doctrine des Anciens, si nous avons encore recueillir l'ide qu'ils nous ont transmise de

    dum Deum, non in principio, sed in ultimo suae perfectionis etc. li Cf. Pn'nza Secundae, q. 5. a. 7 : Solius Dei proprium est, quod ad beatitudinem non moveatur per aliquam operationem praecedentem ... In 2 Sent., q. 1, a. l-galement dans saint Bonaventure, In 2 Sent., d. 3, p. 2, a. r, q. 1: 1: Necesse est etiam quod omne quod Deus facit, sit perfectwn vel perfectibile li; d. 29, a. I, q. 2, ad 3rn : Il Ad illud quod obicitur, quod Dei perfecta sunt opera, dicendum quod est perfectio quantum ad esse primum, et est perfectio quantum ad esse secundum ... D; et a. 2, q. 2, ratio 3" (t. 2, p. II4 et 703). Cf. Robert de Melun, Sententiae, 1. l, p. l, C. 20 : Quod dicWlt divinam potentiam non decere aliquid imperfectum fecisse, nec ejus sapien-tiam aliquid informe, ... plane negamus. Nam eorwn contraria indubitanter asserimus, id est, divinam decere potentiam facere aliquid imperfectum, et fpsius' s'apientiam - aliquid" infonne:- Quod "jotidiaiCusweXperientiapro: bamus, in qua fronte negare possumus ? .. (Ed. Martin, p. 219).

    1. GUIBBRT de TOURNAI, De modo addiscendi (Revue no-scolastique, 1922, p.226).

    2. Institutions des lettres divines, prface (PL, 70, lIo7 A et lIaS AB). Cassiodore parle surtout des soupons de jactance et de prsomption -qui guetteraient le novateur.

  • 40 LE MYSTRE DU SURNATUREL notre rapport de base notre fin surnaturelle, un effort n'en est pas moins certainement fournir en vue de mieux montrer, suivant les besoins actuels de notre esprit comme suivant la situation prsente de la thologie, en fonction des difficults qu'a fait natre le dveloppement de la pense ou dont il a du moins modifi l'clairage, en tenant compte galement des prils nouveaux comme des nouvelles indications du Magistre, com-ment cette ide matresse demeure en parfaite harmonie avec les exigences de la Foi '.

    "

    1. Dans cet effort, est-il besoin de le dire, s'il nous arrive de discuter des explications diffrentes des ntres, nous sommes bien loin pour autant de mettre en question le mrite ou l'orthodoxie de leurs auteurs.

    -"

  • CHAPITRE II

    UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE

    Peut-tre ce nouvel effort de pense, auquel une situation nouvelle nous invite, devra-t-il consister, par rapport l'augus-tinisme, surtout mieux assurer la consistance relle de l'ordre naturel tous ses degr~s, ~e"-~x dist;;;guer cet o~dre'

    ;;;;t':'r~l pris e;' iui=';'in~ de !:2E.9.r.equiJsulteAll pch~, ou encore mieux dissocier dans nos analyses le problme de la ..

    ~estine du problme des origines.' . Voluntas tanii trato~is,-conditae rei cujusque natura est 1" :

    vrit certaine, capitale - mais incomplte. Il tait ncessaire d'y mettre l'accent, comme saint Augustin l'a fait, pour rompre toute attache avec le naturalisme antique, et, quelle que soit la technique philosophique dont on use, jamais plus on ne devra l'oublier. Si un Malebranche tenait l'ide de Nature pour une ide paenne, c'est qu'i1l'entendait encore la manire antique, comme subsistant par elle-mme et vivant d'elle-mme. Or le dogme de la cration transforme profondment, et pour toujours, l'ide que les philosophes avaient pu s'en faire, qu'il s'agt des natures particulires ou de l'ensemble de l'univers 2. La cration

    1. De Civitate Dei,!. Z1, c. 8, n. 2 (Bibliothque augustinienne, 37, 1960, p. 412). .

  • 42 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    n'est pas pour chaque tre un fait du pass, une cause ou une condition pralable d'existence qui ne l'affecterait pas tout entier et chaque instant; elle lui confre la fois une contin-gence et une dignit que l'antiquit paenne n'avait point conues. Dieu n'est point absent de son UVre: Non enim fecit, et abt. )J Pour tout dire d'un mot, l'antique Nature est devenue en climat chrtien la Cration 1. Or, cela, nul mieux que saint Augustin ne l'a montr". Dans le domaine du cosmos comme dans celui de la pense, nul n'en a mieux manifest les consquences 3. - Mais l'autre aspect des choses devait ensuite tre mis en valeur, afin de parer aux cueils d'un surnaturalisme amorphe.

    Certes, nonobstant bien des affirmations contraires, on doit maintenir que saint Augustin a enseign aussi clairement que possible la valeur ontologique d~~Ja"dl,stinction~ de, la nature et de la grc'-;)';~ir~-;;ffi;:~;Xnettment cette distinction mme pour i't~t' (i;i;;"ocence' )J. Le caractre proprement et intririSequ-' ';;:;tsurnatur~(de l'adoption divine est un des lments fonda-mentaux: de sa doctrine; il s'y trouve si nettement exprim, et avec tant d'insistance, qu'on doit s'tonner que tous ne l'y aient pas reconnu. La pense d'Augustin n'est point aussi domi-ne qu'on l'a dit par le point de vue infralapsaire. Lorsqu'il veut tablir que cette adoption divine de l'homme est une grce incomparable, inoue, il ne le prouve point en faisant allusion notre tat prsent de pcheurs, mais en se fondant sur cette

    1. Sur l'ide augustinienne de la nature; J. GoNSETTE, S. Pierre Damz"en et la culture profane, 1956, p. 50-SI. Cf. William A. CHRISTIAN, Augustine on the Creation of the World, The Harward Theol. Review, 46 (1953), p. 1-25. Andr BLANCHET, Claudel Notre-Dame, dans la Littrature et le spirituel, t. l, 1959, p. 314-320.

    2. Saint BONAVENTURE, EPistola de tribus quaestionibus, n. 12 : Nullus melius naturam temporis et materiae describit quam Augustinus .... nullus melius exitus formarum et propaginem rer.t ... , nullus meHus naturam creationis mundi ...

    3. tienne BORNE, loc. cit., p. 24 : Dans l'augustinisme, parce qu'elle n'a pas sa lumire en elle-mme, parce qu'elle est connue dans une vrit qui la soutient, la dpasse, la fait transparente l'esprit, la nature n'est ni vaine apparence, ni absolu divin, ni opacit aveugle, elle devient relle et intelligible, ouverte enfin et la posie et la science modernes.

    4. Jacques MARITAIN, Les degrs du savoirj I932, p. 602.

    'r

  • UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE 43 raison universelle, valable en toute hypothse, que Dieu n'a qu'un seul Fils engendr de sa substance, que nous aVons reu par la cration une nature humaine, et que l'adoption dans le Fils unique nous fait participer d'une manire merveilleuse la Nature de Dieu '. Avant d'tre fils de Dieu)), dit-il par exemple, nous tions dj quelque chose, et nous avons alors reu le bienfait par quoi devenir ce que nous n'tions pas. La \ grce nous a faits ce que nous n'tions pas, c'est--dire fils de 1 Dieu, mais auparavant nous tions dj quelque chose, et ce '1 quelque chose tait grandement infrieur : nous tions des fils 1 d'hommes 2 )) Notre dification)) est une merveille incroyable, et il ne faut rien de moins pour nous dcider y croire que cette merveille plus grande encore qui en constitue le principe, le Fils de Dieu se faisant fils de l'homme. Agnoscentes itaque conditionem nostram, etsi jam filii p!!""gratiam, serv( tamen PZ()Pler,

    Cr~~JffamJ' quia universa creatura Deo servit 3. Si donc il y a dans la doctrine augustinienne un dficit, il

    n'est point situer dans un relief insuffisant de la dification 4)), ni dans une certaine confusion des deux ordres, naturel et sur-naturel. On a souvent exagr, soit chez saint Augustin lui-mme, soit chez bon nombre de ses disciples, reprsentants de l'augustinisme pr-t~omiste , ce qu'on a nomm la tendance

    I. Contra Faustum, 1. 3. c. 3 : Unicwn Filium Deus habet quem genuit de substantia sua ... Nos autem non de substantia sua genuit : creatura enim sumus, quam non genuit sed fecit. Et ideo ut fratres Christi secundum modum suurn faceret, adoptavit. Iste itaque modus quo nos Deus, cum. jam essemus ab Ipso non nati sed conditi et instituti, verbe sua et gratia genuit, ut filii ejus essemus, adoptio vocatur. Unde Joannes dicit : Dedit eis potestatem filios Dei fied ... Ipsum quippe habemus et Deum et Dominum et Patrem : Deum, quod ab Ipso ... conditi sumus : Dominum, quod ei subditi sumus; Patrem, quod ejus adoptione renati sumus li (PL, 42, 215~216).

    2. Lettre 140, ad Honoratum, c. 4, n. la : cr Erarnus enim aliquid antequarn essemus filii Dei, et accepimus beneficium ut fieremus quod non erarnus ... Per ejus gratiam. facti sumus quod non erarnus, id est :fi1ii Dei; sed tarnen aliquid .eramus, et hoc ipsum aliquid multo inferius, hoc est :filli hominum li (PL J3, 541, 542); et n. II-12 (col. 542).

    3. I1~psalm. I!1!1, D"S (PL, 37, x634). Cf;Sermo x66, n. 4 (38, 909); s. 342, D. 5 (39, x534). In ps. 49, n. 2 : cr D facti justificati, quia fil Dei vocabuntur li (36, 565), etc,

    4. C'est ce que montre bien le R. P. Vittorino CAPANAGA, OESA, La difi~ cation en la soteriologia agostiniana, dans Augustinus magister (1954), t. 2, p. 74S~7S4, citant de nombreux textes.

  • 4+ LE MYSTRE DU SURNATUREL

    effacer les frontires qui sparent l'ordre de la nature de l'ordre de la grce 1 . M. Etienne Gilson, au moment mme o il venait de rappeler la doctrine augustinienne de Dieu natu-rarum auctor l), a pu, sans cder un concordisme artificiel, ajouter que sur ce point capital un lien profond relie l'Augusti-nisme au Thomisme, par-del leurs divergences techniques 2 . Nanmoins, ce n'est pas sans quelque raison que saint Albert le Grand devait dire du grand Docteur : Non bene scivit naturas". Non pas qu'Augustin n'ait fortement affirm les natures ", mme dans le domaine spirituel : ne dit-il pas en propres termes: animus sine dubitatione natura est 4 ? Non pas qu'il ait cru devoir soustraire quelque chose la causalit de la crature, ainsi qu'on le dit quelquefois, pour mieux exalter l'activit du Crateur 5. Non pas mme qu'il n'ait conu nette-ment un ordo naturarum 6 )J. Tout eE:- .. r~Jj.a,nL,troitement l'ide de cc nature l'ide d'origiD:e q,u de na.is~ance,7, il a su reconnatre 'aux'-

  • UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE 45 Seulement, en fait, il ne s'y intressait gure. II remontait presque toujours aussitt, soit leur premire Origine, soit leur dernire Fin. C'est ce que remarquera saint Thomas, en prcisant: Augustinus loquitur de natura humana non secun-dum quod consideratur in esse naturali, sed secundum quod ordinatur ad beatitudinem '. " Autrement dit, le point de vue du thologien" l'emportait chez lui sur le point de vue du pur philosophe ", suivant notre terminologie moderne qui est ici dj celle de saint Thomas; car, ainsi que le dit encore ce dernier, l'tuddesciaturs appartient aux thologiens et aux philosophes, mais de manires diffrentes; en effet, *s philo-~op~es considrent. les cratures prises dans leur nature propre, au lieu qu le theli)ginconsidre les cratures en tant qu'elles sont issues d"remir prin~ipe et ordonnes leur fin cIernirl', qui "fDieu 2;;: Or~ pour' un savoir complet et quilibr, l'une des deux considrations ne doit pas faire ngliKer l'autre. Sans y mettre donc une intention de grief l'gard de saint Augustin, nous ferons entirement ntre cette rflexion inspire directe-ment de saint Thomas : Le respect des valeurs natl1~ll~~ cIa.,!s .'

    ~llf.st~ll~.~llr~_pr:.op'r~ est le meilleur gage du respect du "IIr?a- ,. tll~.eLcI'J..ll~ __ ~o.Jl,i!:r,d.llc_t!~e originalit 3. "

    Par rapport au thomisme, un effort complmentaire serait galement fournir. II pourrait consister principalement mon-trer de manire plus explicite que l' accord intime" et la sorte

    sua genere aliquid esse (PL, 32, 1346). Sur l'ide de nature dans S. Augustin, voir la note de F.-J. T" dans Augustin, Cit de Dieu, Bibliothque augusti-nienne, t. 35. p. SI3-5IS.

    1. De spiritualibus creaturis, a. 8, ad primum. 2. In 2 Sent . prol. (trad. Et. Gilson). Contra Gentiles, 1. 2, C. 4 : Quod

    aliter considerat de creaturis philosophus et aliter theologus. Il Cf. Et. BORNE, Pour une doctrine de l'intriorit, dans Intriorit et vie spirituelle, 1954, p. 25 : dans l'augustinisme l'homme est alors plus assur de sa vocation d'esprit que de sa condition d'homme Il.

    3. M. J. LB GUILLOU, O. P., Surnaturel, dans RSPT, 1950, P.Z38 ( propos de la doctrine de saint Thomas sur la perfection naturelle de l'ange). Cf. Contra Gentiles, 1. 3, c. 69 : Detrahere perfectioni creaturarum est detrahere perfectioni divinae virtutis, etc. De Potentia, q. 3, a. 7. Saint Thomas tient montrer que, au sein mme de la batitude, la nature demeure sauve: Semper nutem oportet quod natura salvetur in beatitudine... li Cf. Aim FOREST, La structure mtaphysique du concret selon sai1Jt Thomas d'Aquin, 1931, p. 5-10. L.-B.1GEIGER, O. P., La Participation ... , ZC d., 1953, p. 305.

  • c)

    46 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    de (c continuit 1 marqus en rsum par l'axiome (qui se trou-vait dj chez Guillaume d'Auxerre et chez Guillaume d'Auver-guefgratiaperfiCitnlliuraiizi;Jou: gratia proportionatur naturae ut perfectio perfectibili 3 , OU encore par cet autre : cc natura praeambula est ad gratiam 4 ", ne sont point exclusifs, un autre point de vue, de l!JLanscelldance_tQt'llJ; du don surnaturel, de sa gratNt_ parfaite et de son htrog~Il~it par rapport la (C nature 5 )).

    Certes, pas plus que saint Augustin ne mconnaissait les principales caractristiques de l'ordre naturel, saint Thomas ne mconnat celles de l'ordre surnaturel. Il a parfaitement expliqu que la grce, secundum quod gratis datur, exclu dit rationem debiti ", prcisant que tout debitum est_",,~~,. par rapport la condition de la nature aussi bien que par rapport un mrite de l'action personnelle: dona supernaturalia utroque debito carent ; la grce, les vertus infuses, dit-il encore, cc nihil habent de necessitate absoluta, sed solum d~~".~s-"-i!~te_e,,,.1!Pp{)_si~~~~ divini ordinis 6 . Toutefois, c'est un fait, sa doctrine

    I. tienne GILSON, Le Thomisme, SC d., 194-5, p. 495-496 : Entre la batitude terrestre, qui nous est ici-bas accessible, et la batitude cleste, laquelle nous sommes appels, il y a un accord intime et presque conti-, nuit. Ainsi, conclut M. Gilson, le thori~me con~ue la ~~ture par 1; sumature ). Louis Roy, s. j., Le dsir naturel de voir Dieu, dans Sciences eccl-siastiques, l, 1948 (Montral), p. II2. L. COGNET, Dvotion moderne et spiri-tualit franaise, 1958, p. 41, parle des magnifiques aperus chers aux Rhno-Flamands sur la continuit de la nature spirituelle qui unit l'me Dieu . Cf., sur Can/eld, p. 53.

    2. De veritate, q. 27, a. 6, ad lm; Prima, q. l, a. 8, ad 2m. Prima Secundae, q. 3, a. 8. Cf. la formule que cite GRATRY, De la connaissance de Dieu, t. 2, 2e d., 1854, p. 190 : ratio perfecta lumine supernaturali .

    3. De veritate, q. 27, a. 5, obj. 17. 4. In Boetium de Trinitate, q. 2, a. 3; ibid. : Dona gratiarum hoc modo

    naturae addWltur, quod eam non tollWlt, sed magis perficiWlt. 5. Cf. J.-B. BEUMER, s. j., Gratia supponit naturam, Zur Geschichte eines

    theologischen Prinzips, dans Gregorianum, 20, 1939, p. 381-406. Erik PRzYWARA, s. j., Der Grundsatz Gratia non destruit sed supponit et perficit naturam , dans Scholastik, 1942, 2, p. 178-186. L'ouvrage de Dom Bernhard STOECKLE, O. S. B., Gratia supponit naturam, Geschichte und Analyse eines /reologischen Axioms (Studia anselmiana, 49, 1962) couvre Wl champ beaucoup plus vaste et entre dans cette voie des interprtations doctrinales renouveles que nous appelons de nos vux sans y entrer nous-mme (cf. supra, Prface).

    6. PrimaSecu:ndae, q. Ill, art. l, ad secundum;In 4 Sent., dist. 17, q. l, a. 2, q. 3.5.3. Cf. In Boetium de Trinitate(i,ifra,'p. 50, note 5).-On remarquera ce-pendant que S. Thomas n'est pas aussi explicite lorsqu'il parle de .~~J~.1J.alit . ~

  • UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE 47 est marque ici d'un certain accent, que son temprament propre et plus encore les circonstances de son poque expliquent. Entre la nature et la grce, il admet une liaison et un paralllisme troit l )). Il tient particulirement montrer dans la grce un achvement donn la nature dans le sens mme qu'bauchaient dj ses inclinations actives 2 )). Le premier des trois modes )) selon lesquels l'homme est l'imag~.~e I>ie!Lconsiste, nous explique-t-il, en ce qu'il a une

    aptitu~~_?-atu!elle comprendre et aimer Dieu, et cette aptitude elle-mme -onsiste dans la nature mme de l'esprit, qui est commune tous les hommes)); si bien, conclut-il, que dj du seul fait de notre condition cre, (c signatum est super nos lumen vultus tui, Domine 3 )).Loin d'tre en rien comparable l'gosme, le premier amour naturel est ses yeux presque un commencement de charit: la charit, dit-il, vient, (c non le dtruire, mais l'achever 4 )). Il ne suffisait point au but qu'il s'tait fix d'tablir que l'homme grec pouvait, l'extrme rigueur, s'accommoder du christianisme : il voulait prouver positivement que le christianisme lui tait ncessaire)) parce que seul il pouvait garantir compltement son idal et en permettre l'intgrale ralisation 5 . Les soucis souvent inverses de ses disciples modernes, soucis qu'expliquent galement

    1. A. LEMONNYER, O. P., dans Saint Thomas, La vie humaine, ses formes. ses tats (Secunda secundae, q. 179-189), p. soo (d. de la Revue des Jeunes, 1926).

    2. Guy de BROGLIE, s. j., Au'tour de la notion thomiste de la batitude, dans Archives de philosophie, vol. 3, 1925, p. 222, note. Cf. In 4 Setzt., d. 17, q. l, a. 5, sol. l : Ordo naturalis mest animae ad justitiae rectitudmem conse-quendam. Prima secundae, q. 57, a. 4, ad 3m, etc.

    3. frima, 9. 93, art. 4. Ce texte est comment dans un bel article de + Charles J. O'NEIL, St Thomas and the Nature of Man, dans Proceedings of the American Catholic Philosophical Association, 1951.

    4 ~d.1!.H~, g. ~9.:, ,a: 5. : Si naturaliter plus se ipsum diligeret (homo vell + angelus) quam Deum, sequeretur quod naturalis dilectio esset perversa, et quod non perficeretur per caritatem, sed destrueretur. On pourrait dceler' comme un rejeton de cet esprit thomiste dans ces lignes de J. LACHELIER, article sur Caro, 1864 : La pense et l'amour brillent dj, comme travers un voile, dans la sagesse instinctive de la nature et dans la tendance spontane des tres vers leur fin. lJ

    5. Et. GILSON, Saint Thomas d'Aquin (1925), p. 6; cit par Dom A. STOLZ, Thologie de la mystique, tr. fr., 1939, p. 156.

  • ~-'7

    48 LE MYSTRE DU SURNATUREL

    d'autres ncessits ou du moins d'autres circonstances, ne doivent pas nous donner le change. Aussi, sJ!!)!!.~ler j~'L d'exigence delal'art de la~"'t1JEe cre, saint Thomas se per-ffit:if ;ifols . cert;JU"e; affirmations qui, pour un homme d'aujourd'hui, pourraient sembler conduire l'affirma-tion d'une telle exigence. Tout en cartant des textes qu'il citait toute signification htdodoxe, le P. Pierre Rousselot ne croyait-il pas discerner dans la doctrine thomiste une mys-trieuse exigence de la vie surnaturelle par la nature mme de l'esprit 1 ?

    Sans doute il est lgitime d'observer, avec le R. P. S. Dockx, O. P., que le dsir de voir l'essence divine dont parle saint Tho-mas !!!!.'!!t.~Jl.e l'intelligence ~_t.~nt_q)le, na~~r.~, nop. ~e l'intel-ligence en tant que puissance oprative,, et que par l mme, ses yeux, du fait qu'il incline l'homme vers un bien qu'il ne peut atteindre par ses propres forces, (il) n'a aucune connexion ncessitante avec ce bien, ne pose (lucune ext"gence envers lui; il est seulement le !:"g!,ecert"'de1'intention de Dieu de cOIfibler, en fait ce dsir qu'il a lui-mme pos dans la nature rationnelle; car le debitum de Dieu, mme seulement envers lui-mme, n'est basrq~ s;}r l'actualit de }~~.ra!'!ie, soit selon l'tre, soit selon l'agir, ce qui n'stp;;lci le cas : si bien que la vie de la grce, en quelque individu que ce soit, reste toujours {( l'objet d'une lection divine . On pourra observer encore, avec le mme interprte, qu'il n'y a pour saint Thomas aucune incompatibilit entre la rigueur contraignante de son argumen-tation et le caractre mystrieux que lui-mme reconnat la vision batifique, tant donn qu'une vrit de foi transcende de soi toute preuve rationnelle 2 . On ne saurait par cons~ent reprocher saint Thomas, si l'on entre fond dans sa probl-matique, ni d'attenter au mystre, ni d'en compromettre la gratuit.

    D'autres considrations subsidiaires, d'ordre plus historique, peuvent tre apportes. Le P. Joseph Marchal a justement

    1. L'intellectualisme de saint Thomas, p. 194 (3e d., 1936, p. 185). 2. Du dsir naturel de voir l'essence divine d'aprs saint Thomas, A.7chives

    de philosophie, 1964, p. 63, 90-91, 93-96.

    i 1;

    ----"

  • UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE 49 remarqu que, dans le contexte de son temps , saint Thomas devait avant tout dfendre la possibilit de la vision bati-fique. Il devait le faire - quoi qu'en ait dit plus tard Cajetan - contre les objections des Philosophes , qui constituaient alors un danger actuel et pressant. Il devait le faire galement contre l'excs d'un certain courant traditionnel qui allait dans le mme sens. Plusieurs, autour de lui, proclamaient l'invisi-bilit de l'Essence suprme " qui, d'aprs eux, ne pouvait tre contemple que in aliqua refulgentia suae cJaritatis 2 . Pareille opinion, dcJare-t-il, est triplement fausse et hrtique 3 . En face de ces erreurs convergentes, que nous retrouverons plus loin, il fallait donc expliquer avant tout comment l'ordo f{~'!!ia~ ~nvel()ppe~L a"hve l'ordo naturae. Or, s'il est vrai que saint Thomas n'a pas manq pour autnt d'tre attentif au mystre de la libert divine 4 , et de montrer d'autre part l'absolue gratuit et la gnrosit surabondante du don que Dieu fait la crature 5, il n'est pas moins vrai - c'est un des meil-leurs historiens de sa pense qui le note - que les quereJles dogmatiques depuis la Rforme nous ont rendus plus attentifs toutes les difficults de cet aspect des choses 6. Elles nous ont mis davantage en gard contre des formules unilatrales, inno-centes jadis, aujourd'hui prilleuses. Celui qui voudrait faire uvre de pur historien devrait ici suivre la lettre le conseil que

    1. Joseph MARCHAL, s. j., tudes sur la psychologie des mystiques, t. 2, 1937, p. 195-196 : Dans toute la srie de ses ouvrages, depuis le commentaire des Sentences, saint Thomas dfend contre des objections, fondes princi-palement sur une interprtation errone de quelques textes patristiques ou scripturaires, la possibilit d'une intuiti0I'l: immdiate de l'essenc_e divine _par l'intelligence c~tilnloD.trc--c~tt~" possib"i.t ;'alisie ~~. moin~ en partie

    ~-----.-dans la patrie cleste.

    2. In 2 Sent., d. 23, q. 2, a. 1 : Quidam ... errant, ponentes Deum numquam per essentiam, nec in patria nec in via, videri ... Expositio in l1;[atthaeum evangelistam, c. 5 : Aliqui posuerunt quod numquam Deus per essentiam videatur, sed in aliqua refulgentia suae c1aritatis; sed hoc reprobat Glossa etc. .

    3. Lectura in evangelium secundum Joannem, c. l, lectio 2 : Il Fuerunt autem aliqui dicentes quod divina essentia numquam videbitur ab aliquo intellectu creato, et quod nec ab angelis vel beatis videtur. Sed haec positio ostenditur esse falsa et haeretica tripliciter ... li

    4. M.-J. LE GUILLOU, loc. cit. 5. L.~B. GEIGER, op. cit., p. 102, note. 6. R.~A. MOTTE, O. P., dans Bulletz thomiste, t. 3, 1933, p. 674.

  • 50 LE MYSTRE DU SURNATUREL donnait nagure leP. Rousselot: "Il ne faut pas lire saint Thomas en fonction des hrsies qui l'ont suivi, mais des philosophies qui l'ont prcd. A Pascal, Baius, il faut songer aussi peu que lui-mme 1 . De mme, Leibniz, admirant l'harmonie prtablie qui" fait que les choses conduisent la grce par les voies mmes de la nature 2 ; Wolff, d'autres encore. Les anachronismes peuvent tre aussi trompeurs dans l'histoire des ides que dans celle des institutions et des faits. Mais, du point de vue thologique, la question se prsente autrement. Certes, saint Thomas n'est pas plus baianiste avant la lettre que les anciens Pres grecs n'taient plagiens. SecuTUS loque-batur. Son langage mme n'tait pas, comme on l'a crit dans le dsir peut-tre d'carter le fond mme de sa doctrine, obscur et ambigu 3 )J. Du moins ne l'tait-il pas pour les contemporains. En certains cas cependant, malgr les nuances et les prcisions que dcouvre quiconque l'tudie de prs, il l' est devenu quelque-fois pour nous, et les explications qu'il appelle aujourd'hui ne peuvent elles-mmes se passer de complments. " Post varios errores exortos )l, dirons-nous en empruntant ses propres expres-sions 4, nous sommes obligs de parler cc cautius et e1imatius }).

    Lui-mme, l'occasion, nous y aide - ainsi pour nous empcher de prendre en un sens trop abrupt ou trop court l'axiome gratia perficit naturam 5 }) - mais pas toujours. Le fait est qu'il a, dans les temps modernes, effray nombre de ses disciples, dont les uns ne se sont pas cru le droit de le suivre sur un tel point capital", tandis que d'autres ne pou-

    I. L'intellectualisme de saint Thomas, 3e d., p. 182 (Ire d., p. 190-191). 2. l11onadologie, n. 88. Les prindpes de la nature et de la grce fonds en raison,

    p. 15 : .,. L'harmonie prtablie de tout temps entre les rgnes de la nature et de la grce ... en sorte que la nature mne la grce et que la grce perfec-tionne la nature en s'en servant. D (d. Andr Robinet, 1954, p. 57 et 125)

    3. J.-V. BAINVEL, Nature et surnaturel, p. 130. Dj Cajetan, et Bannez, In Primam secundae, q. 3, a. 8 (t. l, Madrid, 1942, p. 122).

    4. Contra errores Graecorllm, prooemium. 5. In Boetium de Trinitate, q. 3, a. l, ad 2m : Perfectio naturae in hoc

    consistit ut homo habeat omnia quae sunt suae naturae debita; sed post debitum naturae adduntur postmodum humano generi aliquae perfectiones ex sola gratia divina, inter quas est fides ... Rien de moins baianiste! C'est une distinction quivalente que nous proposons plus bas, ch. v.

    6. Ainsi le comte DOMET de VORGES, Congrs scientifique international des catholiqU/!s de Bruxelles, 1894; Compte rendu "', t. 3, 1895, p. 320.

  • UNE HYPOTHSE INSUFFISANTE 51 vaient se rsoudre le comprendre tel qu'ils le lisaient, craignant que ce ft dans un sens oppos aux dfinitions de l'glise 1 ". Pour montrer l'orthodoxie foncire de sa pense, il ne suffit pas de dire, avec Rousselot encore, que l'exigence dont il parle ou qu'il suppose est mystrieuse" et que suivant lui la vision batifique est postule seulement en quelque manire " par la nature de l'intellect. Je pense ", crivait Rousselot, que, sans modifier sa pense d'une ligne, il et pu rpondre impecca-blement aux questions que soulve sa mthode " - que sou-lvent aussi quelques-unes de ses thses ou de ses formules 2. Encore est-il que ces rponses, il ne les a pas faites lui-mme; les claircissements qu'il aurait donn~s sans peine, il n'a pas eu l'occasion de les donner. (Et pas davantage, ses contempo-rains.) La tche en incombe donc qui veut faire uvre srieu-sement thologique - et nous croyons en effet qu'on y peut et qu'on y doit parvenir en demeurant fidle la substance du thomisme, plus fidle que n'osent l'tre plusieurs thomistes de nos jours. La fidlit aux grands matres de la Tra-dition catholique ne peut jamais se contenter, en tout cas, d'une exactitude simplement historique, ni d'un pur attache-ment la lettre 3. r