debaene la littérature face aux savoirs critique avril 2011 n°767

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    Depuis les échanges entre Émile Durkheim et GustaveLanson au début du siècle dernier, les sciences sociales sem- blent hésiter quant à l’attitude qu’elles doivent adopter faceà la littérature. Elles paraissent partagées entre une exigencede lucidité qui les pousse à déconstruire la littérature commeinstitution, comme objet magique, comme pratique de dis-tinction, et une sorte de scrupule ou de modestie devant cer-taines œuvres particulières qui paraissent irréductibles au

    discours savant.L’ attitude lucide connaît plusieurs variantes, plus ou

    moins iconoclastes, mais elle est exemplairement incarnéepar les travaux de sociologie inspirés de Pierre Bourdieu quiconsacrent toujours de longs préalables à conjurer le pouvoirensorcelant de textes littéraires. L’ attitude modeste connaîtelle aussi différentes formes puisqu’il ne suffit pas de direque la littérature résiste à l’appropriation savante, il restealors à comprendre d’où vient cette résistance. Là encore,des nuances sont possibles : depuis la singularisation de la

    littérature par sa puissance d’interrogation (« elle n’a pas àdécouvrir des vérités, mais à entretenir des inquiétudes »,

    La liérature face aux savoirs :

    frontière ou objet ?

    Judith Lyon-Caenet Dinah Ribard

     L’ Historienet la Littérature

    Paris, La Découverte,

    coll. « Repères »,2010, 122 p.

    } Annales.

     Histoire, Sciences Sociales« Savoirs de la littérature »Dir. par Étienne Anheim

    et Antoine Lilti

    65e année, n° 2,mars-avril 2010,

    562 p.}

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    écrivait déjà Lanson pour la distinguer de la science) jusqu’àl’idéalisation d’une « vérité littéraire » qui serait par principeinaccessible à l’enquête scientifique, en passant par le « cha-peau bas » du sociologue ou de l’historien qui s’incline devantla justesse d’une description de Proust ou la force évocatriced’un portrait de Balzac.

     À première vue, le numéro spécial des Annales, « Savoirsde la littérature », et l’excellent petit livre L’ Historien et la Lit-térature1, parus presque en même temps, illustrent bien ces

    deux attitudes opposées : humilité et ouverture d’esprit d’uncôté, intransigeance et lucidité (sans iconoclasme) de l’autre.Le premier reconnaît d’emblée à la littérature une « capacitécognitive » (« SL », p. 255) et s’assigne pour tâche de décrirecette connaissance particulière. On y trouve les contributionsde différents spécialistes – historiens, historiens des sciencesou professeurs de littérature – qui s’interrogent « sur lanature du savoir dont la littérature est porteuse » (« SL »,p. 253). Le second est plus méthodologique. Comme le titrel’indique, il n’est pas consacré à l’écriture de l’histoire, ni aux

    « rapports » entre histoire et littérature, encore moins à laquestion ardemment débattue récemment de la reconstruc-tion romanesque de la réalité historique 2, mais à une interro- gation simple : que doit faire l’historien face à la littérature ?Que peut-il faire avec la littérature ?

    *

    Malgré la fermeté de l’introduction et la belle ouvertured’esprit qui caractérise le numéro des  Annales, on ne peut

    réprimer un léger étonnement à la lecture de la table desmatières : la littérature apparaît comme un objet donné, dontl’historicité n’est pas interrogée, et qui s’impose avec évidenceà un historien qui, dès lors, n’a plus qu’à s’en saisir. La litté-rature ici, cela désigne à la fois les romans de Julien Gracq

    1. L’ Historien et la Littérature  sera désormais abrégé  HL, et lenuméro spécial des Annales. « Savoirs de la littérature », « SL ».

    2. Sur ce débat, ses enjeux, mais surtout sa constructionmédiatique, voir la très remarquable « chronique » de Patrick Boucheron

    sous-titrée « Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire »,dans Annales. « SL », p. 441-467.

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    et une fiction de Kepler destinée à défendre l’héliocentrisme, La Comédie humaine et le genre de la peinture de mœursdepuis La Bruyère jusqu’à Bourdieu, la fiction chinoise dutournant des années 1920 et des récits d’exil « yougoslave »des années 1990 et 2000. Une telle désinvolture peut sur-prendre de la part d’historiens habitués par ailleurs à redou-ter les projections essentialistes et à manier avec précautiondes catégories modernes englobantes pour qualifier des réa-lités issues de temps et d’espaces variés. L’ introduction rap-

    pelle par exemple que « la capacité cognitive ou éthique dela littérature est profondément historique, variant selon les genres, les époques, les auteurs » (« SL », p. 256), mais cetteconcession apparente au relativisme néglige que c’est d’abordla réalité même de la littérature qui est historique, et qu’il nesuffit pas d’ôter la majuscule au mot (« la Littérature ») pourdésessentialiser la chose.

    En un sens, par sa conception même, ce collectif confirmeune des thèses centrales de Judith Lyon-Caen et DinahRibard dans L’ Historien et la Littérature : c’est le propre de

    la littérature (au sens moderne) que de s’imposer comme uneessence et de faire oublier son historicité. L’ originalité de leurdémarche (au sein même des sciences sociales) vient de cequ’elles n’essaient pas de conjurer ce mouvement d’essen-tialisation pour revenir à une perception plus objective destextes. Elles décident au contraire de l’intégrer à leur objet :que la littérature se donne comme une réalité atemporelle quitrouve à s’incarner dans différents écrits au cours du temps,cela même fait partie de l’idée que nous en avons et c’est doncde cette idée qu’il faut retracer l’histoire.

    Leur travail s’inscrit dans la ligne des travaux qui, depuisles années 1980, s’intéressent à la réalité historique de la lit-térature, non seulement comme espace de production destextes et des œuvres, mais comme ensemble d’institutionset de pratiques de réception. Un tel ensemble requiert uneanalyse des modes de lecture, des supports de l’écrit, de lacirculation des livres, et de la production de représentations,représentations qui en retour transforment les sociabilités.Cette tentative pour articuler « l’histoire sociale de la culture »et « l’histoire culturelle du social » – selon la formule de Roger

    Chartier – conçoit la littérature comme partie d’un processus général d’institution du social par les discours et les repré-

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    sentations3. Elle place au cœur de son enquête le caractère àla fois institué et instituant des catégories : les données et lessources de l’historien constituent moins des documents don-nant accès à une réalité objective qu’elles n’exemplifient desmodes de catégorisation construisant, à leur tour, un mondesocial partagé.  L’ Historien et la Littérature  – qui n’est pasun travail isolé mais synthétise une approche collective dontrelèvent d’autres ouvrages récents 4 – est l’héritier de ce pro- gramme historiographique, mais il le met en œuvre avec une

    radicalité telle que celui-ci en sort transformé.En pratique, la démarche de Judith Lyon-Caen et Dinah

    Ribard se caractérise par une prudence méthodologique, pres-que une tournure d’esprit, fondée sur une forme de luciditéredoublée. Elle consiste – dans un premier temps – à abor-der avec la plus grande méfiance les contenus des écrits et àdéplacer l’interrogation vers leur support, avant de concevoir– dans un second temps – que ces contenus, si historiqueset conventionnels qu’ils soient, ont une certaine effectivitépuisqu’ils contribuent à l’institution du monde social et politi-

    que. Prenons un exemple. Que doit faire l’historien face à uneautobiographie ouvrière du  XIX e siècle ? La première tentationest bien sûr de considérer un tel écrit comme une source sanséquivalent sur la vie ouvrière de l’époque, l’occasion aussid’accéder à une dimension peu connue de cette vie : le quo-tidien tel qu’il est subjectivement vécu et ressenti, les aspectsintimes d’existences trop souvent saisies à travers des régula-rités statistiques, c’est-à-dire collectivement et de l’extérieur…Mais l’historien qui céderait à une telle lecture commettraitune double erreur. D’abord, il ignorerait le caractère excep-

    tionnel du document – il est statistiquement très rare qu’unouvrier écrive son autobiographie ; l’autobiographie ne peut

    3. Voir R. Chartier, « Le monde comme représentation », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations,  44e  année, n° 6, nov.-déc. 1989,p. 1505-1520.

    4. En particulier J. Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usagesdu roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 et C. Jouhaud,D. Ribard et N. Schapira, Histoire Littérature Témoignage. Écrire lesmalheurs du temps, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2009.On pourrait ajouter à ces ouvrages de nombreux travaux du GRIHL

    (Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire), basé à l’EHESS.

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    donc être tenue pour un témoignage révélateur de la conditionouvrière dans son ensemble puisque, par essence, elle isoleson auteur par le seul fait qu’il sait et peut écrire. Ensuite,il ignorerait le caractère « médiat » d’un tel écrit : celui-ci neconstitue nullement une voie d’accès transparente à la réalitéde la vie ouvrière ; c’est au contraire une construction trèslargement déterminée par d’autres lectures, par le souci d’ad-hérer à certaines représentations ou celui de satisfaire uneambition. Les deux auteurs renvoient ainsi à La Nuit des pro-

    létaires de Jacques Rancière et rappellent que « dans certainsmilieux socialistes des années 1830 et 1840, le fait d’écrire dela littérature sous le patronage d’auteurs reconnus, commeSand ou Hugo, était un moyen inédit d’accéder à une forme de visibilité sociale et politique » ( HL, p. 52). Il reste alors à com-prendre comment ce prestige de la littérature informe l’ins-cription de l’ouvrier autobiographe dans le monde, la visionqu’il en a et l’expérience singulière qu’il en fait 5.

    On le voit, le geste essentiel des deux auteurs – constam-ment répété au cours de l’ouvrage et appliqué à différents types

    de réalités – est un geste d’historicisation. Cette historicisationcommence avec « la catégorie de littérature elle-même », donton rappelle qu’elle « renvoyait au moins jusqu’au  XVIIe siècle àl’érudition ou à la culture livresque en général, avant de pren-dre le relais de celui de belles-lettres ». Mais s’il est vrai queles découpages notionnels construisent le monde social eninformant la perception qu’en ont les acteurs, alors l’histori-cité n’est pas seulement celle des termes, c’est aussi et surtoutcelle des réalités qu’ils désignent. Ainsi, « le glissement ter-minologique [des belles-lettres à la littérature] ne signifie pas

    que la chose que nous appelons littérature soit à retrouver,identique à elle-même, sous l’appellation plus ancienne de belles-lettres. Ce qui a disparu peu à peu à l’époque moderneest le cadre, social aussi bien que conceptuel, par rapportauquel les belles-lettres prenaient sens » ( HL, p. 35).

    Il s’agit donc de se garder de l’illusion d’un accès immé-diat au passé – en distinguant par exemple les écrits « conçus 

    5. Pour un exemple d’analyse détaillée d’une telle construction desexpériences subjectives par la littérature et par les représentations qui

    lui sont associées, voir J. Lyon-Caen, La Lecture et la Vie, op. cit., enpart. les chapitres IV  et  V .

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    comme littéraires » des écrits simplement perçus et « reçus [après coup] comme littéraires » ( HL, p. 37) –, mais ausside comprendre que ce passé n’est saisissable que dans l’in-tégralité des découpages auquel il obéissait – qu’il faut, parexemple, saisir les belles-lettres dans leur opposition à la lit-térature, mais aussi aux « bonnes-lettres » dont elles se déta-chent progressivement. Dans cette perspective, il importeen particulier d’interroger la nature des « sources » que l’onmobilise et de les comparer d’une part, avec d’autres sour-

    ces, sur d’autres supports, et d’autre part, avec l’absence de sources, car ce que l’historien reçoit comme des documentsse découpe sur fond d’un immense passé silencieux. Il s’agitenfin de prendre conscience que les découpages que nousmobilisons lorsque nous nous penchons sur ce passé sonteux-mêmes les héritiers d’une histoire – et donc, de déplier leprocessus historique qui a conduit à l’élaboration des caté- gories qui sont les nôtres. Idéalement, l’enquête historiquedevrait pouvoir ainsi conjoindre deux cheminements dansdeux directions opposées : l’un en direction du passé, qui en

    retrouve les modes d’organisation, et l’autre en direction duprésent, qui retrace la genèse de nos propres schèmes d’ap-préhension du révolu.

    Le travail de l’historien est donc un travail de dénatura-lisation : des genres, des modes discursifs et des découpa- ges auxquels ils obéissent, et plus généralement de réalitéselles-mêmes inséparables des catégories avec lesquelles onles appréhende. Le lecteur peut s’agacer de cette historicisa-tion obsessionnelle, de ces rappels constants (« N’oublionspas que tel ou tel terme, telle ou telle idée, telle ou telle pra-

    tique est elle-même historique » est une forme d’affirmationqui revient dans l’ouvrage comme un refrain), qui constituentune sorte d’hyper-réflexivité dont la fécondité n’est pas tou- jours évidente, mais il vaut mieux lui faire crédit, le retouraux choses « telles qu’en elles-mêmes » n’étant jamais unchemin très sûr pour la réflexion savante.

    Or si l’on veut à la fois déconstruire les découpagesessentialisés et reconstruire le processus qui a conduit àleur essentialisation, la littérature constitue non pas un objetparmi d’autres mais bien l’objet central de l’analyse. Non

    parce qu’elle est un lieu de production des représentations,mais parce qu’elle est justement cette forme (historique) de

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    discours qui efface ce processus de production et donne auxcatégories leur caractère d’évidence. C’est un des grandsmérites de ce petit livre : quoique sans le dire explicitement,il propose une définition de la littérature : la littérature, c’estce qui naturalise. La littérature (c’est-à-dire – nous y revien-drons – ce qui est conçu comme littérature dans une moder-nité dont nous relevons encore), c’est un mode de discoursqui occulte les conditions de production des objets ou quidissimule leur historicité.

    Cela doit s’entendre en deux sens. Premier sens, nousl’avons vu : la littérature se naturalise elle-même  commelittérature, elle « travaille fortement à établir son évidence »( HL, p. 9), autrement dit elle fait oublier le geste de classementqui la précède et qui est sa condition (ceci est de la littérature,ceci n’en est pas). Second sens : la littérature naturalise sescontenus (« l’individu comme intimité, les caractéristiques etles différences sociales, les comportements sexuels, les carac-tères nationaux… » HL, p. 6) et, à ce titre, participe à l’institu-tion du social en produisant et imposant des classifications

    et des représentations, des découpages et une organisationdu monde, qui en retour informent les comportements. Unetelle définition permet de comprendre l’affirmation inaugu-rale selon laquelle cette façon pour l’historien de considérerla littérature ne constitue pas seulement une approche origi-nale des textes mais un déplacement qui engage « la disciplinehistorique elle-même » ( HL, p. 5). En effet, cette « formidablecapacité [de la littérature] à tout rendre naturel – en premierlieu son existence et sa magie mêmes – la mêle à tous nosobjets » ( HL, p. 7). Autrement dit, la littérature est subrepti-

    cement présente dans la façon dont le passé se donne à nous.Reprenant les analyses de Sarah Maza sur le mythe françaisde la bourgeoisie, les deux auteurs rappellent par exemple« combien cette catégorie sociale a priori évidente à tout his-torien de la société pré- ou postrévolutionnaire était étrangère– ou plus exactement concurrencée par d’autres découpagessociaux plus pertinents – aux hommes de la fin du  XVIIIe  etdu début du  XIX e siècle ». Ce sont « les “mythes”, essentielle-ment négatifs, du bourgeois (comme figure inversée de l’ar-tiste) façonnés et diffusés par la littérature au  XIX e siècle » qui

    ont fait « exister la bourgeoisie et l’[ont] inscri[te] dans une“nature” sociale » ( HL, p. 7-8).

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    Cette conception de la littérature comme naturalisation– d’elle-même et de ses contenus – distingue en particulierl’approche de Lyon-Caen et Ribard de l’histoire littéraire tellequ’elle est traditionnellement pratiquée. Cette dernière, mêmelorsqu’elle s’ouvre à des objets inédits (minores, pratiquesd’écriture ordinaires, etc.), continue de considérer commedonnée la distinction entre les chefs-d’œuvre que l’histoirenous a légués et les autres formes de l’écrit : la nouvelle his-toire littéraire « ne dévie [jamais] de sa croyance fondatrice en

    la littérature » ( HL, p. 6). Lorsqu’elle étudie, par exemple, lerôle du journal dans l’avènement de la modernité littéraire, elleconsidère la presse comme le lieu qui a permis l’épanouisse-ment d’une grande Littérature – le roman réaliste ou le poèmeen prose. La presse est envisagée comme une condition decette floraison mais une condition « passive » en quelque sorte,alors que pour Dinah Ribard et Judith Lyon-Caen, il importeau contraire de souligner que le journal a joué un rôle actifdans la construction de cette distinction entre des « écritures »,d’une part, et la Littérature, de l’autre. Si ouverte qu’elle soit

    aux objets « indignes », l’histoire littéraire ne met donc pas enquestion, c’est-à-dire « en histoire », « cette croyance partagéedans les pouvoirs de la littérature qui est la grande réussite duromantisme » ( HL, p. 6). Ce faisant, elle « réitère » la natura-lisation de la littérature au lieu de l’interroger historiquement.

     À propos d’objets très variés (l’amour romantique,le témoignage du survivant, la constitution du genre desmémoires, les écrits sur l’horreur, la figure du poète men-diant…),  L’ Historien et la Littérature  invite ainsi le lecteurà un type de raisonnement dont les ethnologues, souvent

    confrontés aux effets de boucle des constructions identi taires,sont familiers, et qui tâche de conjoindre deux attitudes :d’une part, la conscience que les catégories sont des arte-facts ; d’autre part, la conscience que toute convention est enmême temps productrice de réalité. Mais la richesse de l’ap-proche défendue par Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard estqu’elles ne se contentent pas de relever ces effets de boucle ;elles les déplient en quelque sorte, en retracent la construc-tion historique et en explorent toutes les dimensions, depuisl’expérience intime des lecteurs jusqu’aux représentations

    collectives tenues pour les plus évidentes, en passant par laconstruction des discours savants qui leur sont associés. Il y a

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     bien une dimension ethnologique dans leur travail puisqu’elless’attachent à comprendre un ensemble de représentations etd’usages à partir d’un fait social singulier, en concevant tou- jours la théorie indigène de ce fait social comme une partiede la pratique. Il s’agit en l’occurrence de saisir, par une ana-lyse historique érudite et extrêmement consciente de ses pro-pres procédures, comment dans notre civilisation – disons,l’Europe occidentale, et tout particulièrement la France – unepratique singulière de l’écrit a été progressivement isolée à

    partir du  XVIIe siècle pour acquérir un prestige sans équivalentet déterminer l’appréhension même du monde par les indi- vidus. Ainsi de l’amour romantique, par exemple : c’est une« réalité » éminemment littéraire dont témoignent pourtantnon seulement la poésie ou le théâtre mais aussi quantitésde journaux intimes ou de correspondances du  XIX e siècle. Àl’historien, alors, de faire bon usage de telles sources qui « endisent autant sur les modes de réception et sur le prestigede la littérature elle-même, comme pratique sociale, que surles formes de l’amour » ( HL, p. 20). À lui aussi de compren-

    dre que le problème historique de la « diffusion » de l’amourromantique tel qu’il se pose aujourd’hui est une question dontla forme même est déterminée par l’objet : c’est parce quela littérature a arraché le sentiment amoureux à ses « multi-ples déterminations » que nous tendons à le penser à présentcomme une forme d’affect qui s’est diffusée  dans l’espacesocial et a modifié les pratiques amoureuses ( HL, p. 21).

    Ce souci de « dénaturalisation » des catégories appellenéanmoins une brève remarque. Nous l’avons dit, les deuxauteurs caractérisent la littérature par « sa formidable capa-

    cité à tout rendre naturel », mais en un sens, tout discoursnaturalise ses contenus et en tout cas, d’autres formes de dis-cours semblent partager avec la littérature une telle capacité,qu’on pense par exemple au droit, à la science ou même auxdiscours médiatiques. Sans remettre en cause l’hypothèse générale dont le développement emporte la conviction, onaimerait que la singularité de la littérature à cet égard soitspécifiée : d’où lui vient cette « formidable » force de naturali-sation ? Est-ce en raison de son prestige et d’une « magie » quilui sont propres ? Est-ce à cause des pratiques d’appropria-

    tion qu’elle suppose (la lecture et les différents mécanismespsychologiques qu’elle mobilise) ? Est-ce que cette puissance

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    de naturalisation rivalise avec d’autres et aurait connu sonapogée, disons entre 1750 et 1850, avant d’être concurrencéepar d’autres formes de discours 6 ?

    *

    On comprend en tout cas pourquoi, à côté de ce déploie-ment de précautions méthodologiques et de réflexivité, lenuméro des Annales consacré au « Savoirs de la littérature »

    peut paraître entaché d’une certaine naïveté. Mais ce partageentre lectures savantes et lectures naïves, fondé sur une iné- gale distribution de la lucidité, est lui-même un héritage dessciences sociales critiques, et il est également possible d’envi-sager les choses autrement. De toute évidence, le projet de cettelivraison répondait à une double exigence : éviter que l’appré-hension de la littérature par les sciences sociales ne s’arrêteau seuil des textes ; inviter des historiens et des savants àréfléchir à l’usage qu’ils font de la littérature. Les initiateursdu numéro partaient donc d’un double constat : même si elles

    prétendent dépasser l’opposition entre approche externe etapproche interne de la littérature (selon le mot d’ordre répétécomme un mantra par les bourdieusiens au seuil de toutesleurs analyses), les sciences sociales « ne connaiss[ent] biensouvent la littérature que sous l’angle du document ou de lareprésentation culturelle » (« SL », p. 256) tandis que « lestextes eux-mêmes, notamment les plus consacrés, rest[ent] lachasse gardée des littéraires » (« SL », p. 254-255). Deuxièmeconstat : les historiens (et les sociologues, et les ethnologues)lisent de la littérature ; il est improbable que leurs lectures

    n’aient aucun lien avec leur pratique savante. Plutôt donc quede les taire, ou de les isoler comme on sépare la vie privéede la vie publique, il paraît intéressant de s’interroger surla façon dont ces lectures informent ou influencent leur tra- vail. Plus encore que dans les articles, c’est dans la section

    6. C’est ce que semble suggérer Judith Lyon-Caen à la fin de  La Lecture ou la Vie, qui montre que l’âge d’or du roman, dans la premièremoitié du  XIX e siècle, coïncide avec un quasi-monopole de la « puissancede représentation et d’élucidation du monde social », avant que celui-

    ci ne soit concurrencé à la fois par la grande presse et par les sciencessociales.

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    finale de comptes rendus, exceptionnellement consacrée àdes « Fictions », que s’affirme cette ambition d’explicitation :on y voit des historiens et des sociologues rendre comptede romans récents et se livrer, avec un évident plaisir, à unecritique littéraire « sauvage » qui relie leurs lectures d’ama-teurs à leurs préoccupations professionnelles. Cette critiqueest sauvage comme la pensée peut l’être : en se dérobant auxcontraintes de la domestication (en l’occurrence aux exigen-ces de la note de bas de page et de l’expertise), elle permet

    des rapprochements inattendus et féconds et ouvre sur desinterprétations renouvelées.

    Cet exercice s’inscrit dans un projet plus large : étudierle « potentiel cognitif » de la littérature. Il s’agit d’« interrogerles savoirs construits et transmis par la littérature » (« SL »,p. 255) et de contribuer à « une histoire des capacités cogni-tives de la littérature » (« SL », p. 258). Une telle façon deposer le problème manifeste tout ce qui sépare cette démar-che de celle de Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard dans L’ His-torien et la Littérature. La différence tient moins sans doute

    au degré de lucidité (naïveté contre réflexivité historicisante)qu’au fait que la littérature est ici conçue non comme uneactivité ou une pratique, mais comme un corpus et, qui plusest, comme un corpus présent.

     Au fond,  L’ Historien et la Littérature est un livre pourles historiens (et pour les littéraires) qui veulent faire de l’his-toire avec la littérature, c’est-à-dire en mettant en perspectiveles écrits produits par cette activité qui s’est progressivementsingularisée comme « littéraire » depuis le  XVIIe siècle. Il sesitue dans un cadre historique qui est celui de la modernité

    et ne pose pas la question de la valeur : il est entendu que lesautobiographies ouvrières sont de la littérature, quand bienmême il s’agirait de mauvais livres (pour nous aujourd’hui).De là l’importance du retour sur la première modernité puis-que c’est le moment où se constituent les configurationsconceptuelles qui sont les nôtres aujourd’hui : la circons-cription d’une « arène des écrits » dépolitisée ( HL, p. 89),l’émergence de « l’identité sociale de l’écrivain », « dans desrapports complexes de soumission aux pouvoirs ou de ten-tative d’émancipation » ( HL, p. 9), le développement progres-

    sif d’une pratique de la lecture silencieuse et privée, l’isole-ment d’une activité d’écriture soumise à de nouveaux critères

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     d’excellence littéraire, activité « dont il faut élucider le rap-port avec les pouvoirs, laïcs ou religieux » ( HL, p. 14), etc.

     À l’inverse, la livraison des Annales se place résolumentdans le présent et nomme « littérature » ce que nous recevonsaujourd’hui comme littérature, autrement dit tous ces écritsque, par tradition ou rétrospectivement, nous appréhendonscomme des œuvres qui ont quelque chose à nous dire, ici etmaintenant. On pourrait objecter qu’il n’est pas très pertinentd’invoquer Dante pour rappeler que « longtemps, l’une des

    fonctions de la littérature a été […] de dépeindre l’homme »(« SL », p. 255) car il n’est pas sûr qu’une telle proposition aiteu beaucoup de sens pour Dante ou à son époque. Mais enun autre sens, elle explicite très exactement la façon – néces-sairement anachronique – dont nous nous relions à Danteaujourd’hui et dont nous continuons à le lire et à l’étudier.La valeur de ces textes que nous recevons comme littéraires– c’est-à-dire leur pertinence actuelle, c’est-à-dire encore lalégitimité de leur étude – ne fait aucun doute ; il s’agit plutôtde bien la décrire 7. Et l’hypothèse de ce numéro est donc la

    suivante : la littérature produit du savoir. Chacun des articlestâche dès lors de décrire ce « savoir », cette « capacité cogni-tive » de la littérature.

    On ne peut rendre justice ici à toutes les contributions,souvent de grande qualité mais assez hétérogènes. Cepen-dant, à l’exception de l’article de Jérôme David sur la notionde type chez Balzac et de celui de Frédérique Aït-Touati sur lafiction de Kepler, ce qui se dégage globalement de ce numéroest une conception de la littérature comme espace du savoirindiscipliné, lieu où s’affirme une connaissance qui ne peut

    se dire ailleurs ou autrement, et que les discours institués ne

    7. C’est bien cette définition de la littérature comme un corpus detextes ayant de la valeur pour nous aujourd’hui qui est centrale. DinahRibard et Judith Lyon-Caen ne s’aventurent pour ainsi dire jamaissur ce terrain axiologique, sinon pour noter avec raison, à propos parexemple des écrits sur l’univers concentrationnaire, que « tracer uneligne entre ce qui relève et ce qui ne relève pas, dans ces témoignages,de la littérature constitue une gageure » ( HL, p. 50). Il faut entendre ici« tracer une ligne objective » ; il est bien entendu qu’il est possible, pourun sociologue de la culture par exemple, de « tracer une ligne » entre ce

    qui est reçu comme littérature et ce qui ne l’est pas pour une société etune époque données.

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    peuvent pas « prendre en charge » (selon une formule récur-rente dans le volume) : les livres de Julien Gracq « permet-tent de penser ce qu’est un événement, l’effet de césure quil’accompagne et […] offrent de réfléchir aux moyens narratifsde l’historien 8 » ; les « meilleurs romanciers modernistes ontouvert de nouvelles voies à la mimesis éthique » et inventé des« dispositifs représentatifs » propres à décrire les mœurs « demanière de plus en plus efficace et de plus en plus proche del’expérience vécue 9 » ; la littérature de fiction chinoise produite

    dans le sillage du mouvement du 4 mai 1919 s’est faite le lieud’un « savoir modeste et toujours contestable » qui a influencé« le discours de savoir en Chine dans les années 1920 » en« activ[ant] chez le lecteur une réflexion sur le monde 10 » ; leroman contemporain de l’exil ne « rivalis[e] pas avec le savoir“historien” », mais cherche plutôt à « s’établir dans les plis dece dernier, dans ses blancs » et « réarticule, en savoir toujoursprovisoire et singulier, l’ordre des temps et des discours11 ».

    Ces conclusions sont atteintes au terme de raisonnementssouvent convaincants, mais elles étaient prévisibles dès lors

    que l’interprétation est partie d’une conception de la littéra-ture qui est celle du sens commun contemporain : discourssans autre règle que lui-même, la littérature est « l’autre » dudiscours savant. La richesse des articles est en réalité ailleurs,dans le détail d’analyses parfois novatrices, toujours trèsinformées. Ce qui suscite l’interrogation, c’est plutôt l’emploide ce terme de savoir (ce dernier fût-il qualifié de « modeste »ou de « singulier ») pour qualifier cette « connaissance » dontla littérature serait le lieu. Il paraît difficile en effet de conciliernotre conception moderne de la littérature avec la notion de

    savoir, car s’il est risqué de prétendre définir la littérature, il yau moins une chose dont on est sûr à son propos, c’est qu’elleest dénaturée lorsqu’on la traduit, la résume ou la paraphrase.

    8. É. Anheim, « Julien Gracq. L’ œuvre de l’Histoire », « SL »,p. 415-416.

    9. B. Carnevali, « Mimesis littéraire et connaissance morale. Latradition de l’“éthopée” », ibid., p. 321.

    10. S. Veg, « Quelle science pour quelle démocratie ? Lu Xun et lalittérature de fiction dans le mouvement du 4 mai », ibid., p. 374.

    11. E. Bouju, « Exercice des mémoires possibles et littérature

    “à-présent”. La transcription de l’histoire dans le roman contemporain »,ibid., p. 438.

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    Il y a peut-être de la connaissance dans les romans de JulienGracq, mais il est certain qu’Un Balcon en forêt résumé ouraconté « dans ses grandes lignes », ce n’est plus de la littéra-ture. Or peut-on qualifier de savoir une connaissance insépa-rable de la forme dans laquelle elle advient ?

    L’ introduction rappelle que la distinction entre sciencesde l’homme et littérature est une « réalité récente », « à l’auned’une tradition intellectuelle dont les racines plongent dansl’Antiquité » (« SL », p. 255) ; mais c’est bien de cette configura-

    tion « récente » que relèvent le discours historiographique des Annales et la notion même de savoir. Lorsque Gabriel Monod,dans le premier numéro de la  Revue historique, établit lesfondements de la discipline historique, c’est en distinguantprécisément le savoir auquel il aspire de la connaissance,qu’on trouve par exemple chez Michelet ou Guizot. Ces der-niers, explique Monod, nous apprennent beaucoup d’un passéqu’ils savent « ressusciter » et « faire comprendre pour ainsidire par les yeux », mais ce ne sont pas des savants : à preuve,ils « rééditent [leurs ouvrages] à vingt ans de distance sans y

    rien changer ». En refusant de remanier leurs écrits « pour lesmettre au courant des progrès de la science », en considérantla forme de ces derniers comme intangible, Michelet et Guizots’excluent donc de la production (collective) du savoir12. Lediscours du savant, quant à lui – c’est à la fois sa grandeuret sa misère –, est résumable et révisable, c’est-à-dire aussicondamné à l’obsolescence, à la différence de la littérature(dans une acception moderne) qui ne peut être traduite sansêtre trahie, et qui demeure dans sa forme inaltérable 13.

    Si l’on veut penser le rapport des discours de savoir à la

    littérature, il faut envisager « horizontalement » l’ensemble dela production discursive d’une époque donnée et interroger

    12. G. Monod, « Introduction. Du progrès des études historiquesen France depuis le  XVIe siècle », Revue historique, t. I, n° 1, janvier-juin1876, p. 29-30.

    13. Pour une analyse plus développée, voir V. Debaene,  L’ Adieuau voyage. L’ ethnologie française entre science et littérature,Paris, Gallimard, 2010, p. 28-38. Les variations qu’ont pu connaîtreles textes de certaines œuvres littéraires majeures (dont on a, parexemple, retrouvé le manuscrit) confirment cette analyse plus qu’elles

    ne l’invalident, puisqu’il s’agit toujours de s’approcher davantage d’unoriginal lui-même tenu pour intangible.

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    les découpages retenus comme pertinents à ce moment-là (caron ne peut pas isoler les discours de savoir de leur époque deproduction : on n’est jamais savant qu’à un moment donné).Il est possible qu’on découvre alors que dans la littérature setrouvent réfractés des problèmes que la configuration épisté-mologique du temps interdisait de penser, que par exempleles romans de Julien Gracq recèlent une réflexion sur l’évé-nement qui était en quelque sorte l’impensé ou l’impensablede la discipline historique des années cinquante, comme il

    est possible que les variations d’Aragon dans Le Paysan de Paris sur la notion de fait et d’erreur pointent en directiondes impasses du positivisme contemporain ou que L’ Afrique fantôme de Michel Leiris révèle, par sa forme même, les apo-ries de l’ethnologie à la fois muséale et primitiviste qui s’éla- borait alors au musée d’Ethnographie du Trocadéro14. Cettepensée peut faire réfléchir les historiens ou les ethnologues,les inviter à reconsidérer leurs pratiques15, mais il est abusifde la qualifier de savoir. Chercher du savoir dans la littéra-ture, c’est donc à la fois lui accorder trop et trop peu. Trop

    parce que la « connaissance » dont la littérature est éventuel-lement le lieu n’est pas détachable de la forme dans laquelleelle apparaît. Et trop peu parce que cela place curieusementla littérature sous la coupe d’une communauté savante quiseule peut décréter qu’il y a ou non du savoir.

    La conclusion de tout cela est un peu décevante au fond,un peu attendue : il y a de la pensée, il y a peut-être même dela connaissance dans la littérature – celle-ci n’est donc pas,pour nous aujourd’hui, simple jeu ou divertissement. Il y ade la pensée dans les métaphores de Gracq et dans la syntaxe

    de Breton, il y a de la pensée dans l’imparfait de Flaubertou dans la métrique déstructurée de Césaire – c’est en tout

    14. Lors d’une table ronde consacrée aux rapports entre histoire etlittérature qui s’est tenue en octobre 2010 à Columbia University, AntoineLilti proposait ainsi d’envisager la littérature comme le dépositaire oule réceptacle de formes de savoir négligées ou en déshérence dans uneconfiguration épistémologique donnée. C’est une hypothèse séduisante,mais elle suppose la visibilité de cette configuration – autrement dit, ellesuppose que le savant en soit sorti.

    15. Pour une tentative récente dans ce sens, voir J. Jamin,  Le

     Nom, le sol et le sang. Anthropologie de Faulkner, Paris, Éd. du CNRS,2011.

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    cas le pari que nous faisons quand nous lisons de la littéra-ture. Presque tous les contributeurs au numéro des Annalesinvoquent le livre de Vincent Descombes Proust. Philosophiedu roman pour lui reprendre l’idée, exprimée dès la préface,selon laquelle il faut distinguer la philosophie dans le romande la philosophie du roman, autrement dit que la pensée laplus riche de la  Recherche n’est pas dans la théorie expo-sée par Proust dans  Le Temps retrouvé mais est consubs-tantielle à la forme romanesque. C’était ce que disait déjà

    Deleuze dans Proust et les signes, et c’est ce que savent tousles « proustiens » : l’œuvre est plus riche, c’est-à-dire plusintelligente, que les théories de son auteur. Mais cette pen-sée à l’œuvre dans l’œuvre demeure irrémédiablement sin- gulière, comme l’avait bien compris Barthes constatant que,face aux objets aimés, un esprit épris de science ne peut querêver à l’utopie d’une « mathesis singularis » et à la créationd’« une science nouvelle par objet 16 ».

    *

    « Toute littérature est assaut contre la frontière » – cette belle formule de Kafka qui sert de titre à la « chronique »de Patrick Boucheron résume sans aucun doute la concep-tion vaguement magique que nous avons aujourd’hui de lalittérature. Mais à un instant t, les frontières sont ce qu’ellessont et il ne revient pas aux habitants des territoires qu’ellesdélimitent d’en modifier le tracé – d’abord parce qu’ils n’enont pas le pouvoir, mais surtout parce qu’ils n’en ont pas laperception. Si le savant avait l’idée d’une frontière imposée

    de l’extérieur, qui limite son enquête et lui interdise l’accès àcertains objets, son premier réflexe (en même temps que sondevoir de savant) serait évidemment de la franchir. Quantà l’écrivain, cela fait bien longtemps qu’une telle posture desubversion fait partie de son identité et de son fonds de com-merce. Le romancier le plus insignifiant, l’essayiste le plusnégligeable sait bien que, d’entretiens radiophoniques enplateaux télévisés, c’est ainsi qu’il doit se présenter : commeun franc-tireur qui s’affranchit des contraintes des genres et

    16. La Chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Cahiersdu cinéma / Gallimard / Éd. du Seuil, 1980, p. 21.

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    remet en cause les partages institués – même si en fait il se bat contre des moulins ou confond les bornes de son espritavec une limite épistémologique. Patrick Boucheron analysed’ailleurs de façon très fine et très drôle cette scénographiedont les critiques littéraires sont les complices involontairesquand ils n’en sont pas les instigateurs inconscients, scéno- graphie qui dresse invariablement la liberté souveraine duromancier contre une histoire officielle ou institutionnellerendue monolithique pour les besoins de la cause 17.

    Il y a donc une symétrie entre la proclamation agaçante(mais inoffensive) de l’écrivain qui se situe d’emblée et pardécret dans la subversion des discours de savoir, et la ten-tative cartographique du savant qui voudrait assigner uneplace à « la » littérature, serait-ce au titre de la connaissance,car c’est une même conception faible de la « frontière » quiprévaut dans l’un et l’autre cas : on désigne par là le partagedes genres ou de grands découpages dont on montre aussitôtla porosité (entre fiction et non-fiction, par exemple). La lit-térature étant aujourd’hui un discours (prétendument) sans

    règle, celle-ci devient mécaniquement l’autre du discours desavoir, ce qui par essence n’a pas de place ou ce qui se dérobeà la classification.

    Pourtant, il est possible que sinon la littérature dansson ensemble, en tout cas certaines œuvres qui, pour nous,aujourd’hui, en relèvent, soient dans un rapport plus com-plexe et plus profond avec les savoirs. Cela suppose néan-moins une conception plus forte, plus foucaldienne, de la« frontière », comme ce qui découpe et organise souterrai-nement les pratiques discursives, indépendamment de la

    conscience qu’en ont les acteurs. Mais on ne peut dans cecas prétendre que l’on subit la frontière et vouloir en mêmetemps la tracer. Si la littérature enseigne quelque chose ausavant, c’est d’abord négativement, moins parce qu’elle recèleun savoir positif secret, que parce qu’elle vient lui rappelerque pas plus que ceux qu’il étudie, il ne sait lui-même exac-tement ce qu’il fait.

     Vincent DEBAENE

    17. « “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur lesembarras historiens d’une rentrée littéraire », op. cit., p. 441-467.