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Le point de départ de ce texte est mon étonnement au commencement de mon enquête ethnographique en Australie 1 , étonnement lié à la découverte d’un ensemble de contraintes qui n’existent pas en France. Alors que les chercheurs français n’ont quasiment pas, du point de vue éthique, de comptes à rendre par rapport à leur travail de terrain, il existe dans le cas australien, d’une part, des contraintes générales qui concernent l’ensemble des chercheurs, et, d’autre part, des contraintes spécifiques aux études aborigènes 2 . Alors que je n’avais reçu aucune formation particulière concernant les questions éthiques, il m’a donc fallu reformuler mon projet de recherche dès mon arrivée en Australie de manière à le mettre en conformité avec les exigences du Human Ethics Committee (HREC) de l’université à laquelle j’étais rattaché. Mon enquête ne pourrait en effet commencer qu’après l’examen minutieux de mon projet et l’obtention d’une approbation écrite. C’est une procédure standard à laquelle l’ensemble des chercheurs et apprentis-chercheurs doivent se soumettre, quelle que soit leur disci- pline, dès lors que leur recherche implique des contacts avec des humains. L’ensemble des universités et des organismes de recherche sont d’ailleurs tenus de mettre en place un Human Research Ethics Committee chargé de contrôler toutes les recherches qui impliquent des êtres humains 3 . 10 À l’épreuve des comités d’éthique. Des codes aux pratiques Bastien Bosa 1. J’ai réalisé deux « terrains » d’un an chacun en 2003 et 2005 dans le cadre de ma thèse de doctorat réalisée à l’EHESS sous la direction d’Alban Bensa. 2. Comme le dit Didier Fassin [2006] à propos du contexte français, « l’intégrité morale et la rigueur scientifique » sont généralement considérées comme des « garanties suffisantes du respect des principes éthiques ». 3. Pour plus de détails institutionnels, cf. http://www.nhmrc.gov.au/ethics/human/hrecs/overview.html

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Le point de départ de ce texte est mon étonnement au commencementde mon enquête ethnographique en Australie1, étonnement lié à ladécouverte d’un ensemble de contraintes qui n’existent pas en France.Alors que les chercheurs français n’ont quasiment pas, du point de vueéthique, de comptes à rendre par rapport à leur travail de terrain, il existedans le cas australien, d’une part, des contraintes générales quiconcernent l’ensemble des chercheurs, et, d’autre part, des contraintesspécifiques aux études aborigènes2. Alors que je n’avais reçu aucuneformation particulière concernant les questions éthiques, il m’a doncfallu reformuler mon projet de recherche dès mon arrivée en Australie demanière à le mettre en conformité avec les exigences du Human EthicsCommittee (HREC) de l’université à laquelle j’étais rattaché. Monenquête ne pourrait en effet commencer qu’après l’examen minutieux demon projet et l’obtention d’une approbation écrite.

C’est une procédure standard à laquelle l’ensemble des chercheurset apprentis-chercheurs doivent se soumettre, quelle que soit leur disci-pline, dès lors que leur recherche implique des contacts avec deshumains. L’ensemble des universités et des organismes de recherchesont d’ailleurs tenus de mettre en place un Human Research EthicsCommittee chargé de contrôler toutes les recherches qui impliquent desêtres humains3.

10

À l’épreuve des comités d’éthique.Des codes aux pratiques

Bastien Bosa

1. J’ai réalisé deux « terrains » d’un an chacun en 2003 et 2005 dans le cadre de mathèse de doctorat réalisée à l’EHESS sous la direction d’Alban Bensa.

2. Comme le dit Didier Fassin [2006] à propos du contexte français, « l’intégritémorale et la rigueur scientifique » sont généralement considérées comme des « garantiessuffisantes du respect des principes éthiques ».

3. Pour plus de détails institutionnels,cf. http://www.nhmrc.gov.au/ethics/human/hrecs/overview.html

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Je présenterai d’abord le système général « d’approbation éthique »tel qu’il existe dans les universités australiennes ainsi que certaines deses implications pour la pratique de l’ethnographie. J’analyserai ensuiteplus particulièrement les règles de conduite destinées à protéger lesdroits et intérêts des populations aborigènes. Je montrerai enfin, à par-tir de ma propre expérience, qu’il existe toujours un décalage entre lesmodèles généraux (généreux) et la réalité de leur application : au-delàdes chartes éthiques, le chercheur doit inévitablement faire face à demultiples dilemmes déontologiques qui sont étroitement dépendantsdes circonstances spécifiques d’une enquête particulière.

COMMENT CONCILIER LES CODES ÉTHIQUES INSTITUTIONNELS

AVEC LE TRAVAIL ETHNOGRAPHIQUE ?

La réaction première des chercheurs formés en France vis-à-vis descontraintes imposées par les Comités d’éthique (cf. encadré) est géné-ralement le scepticisme ou la suspicion. À première vue, le formulairesemble compliquer la relation d’enquête, sans véritablement garantiraux enquêtés un gain de protection supplémentaire. La critique peut sefaire à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, on peut penser que le formulaire n’introduit pasgrand-chose de nouveau par rapport aux pratiques actuelles des cher-cheurs français, en termes de protection des enquêtés. Malgré l’absencede code, les chercheurs se sentent également tenus de respecterquelques règles déontologiques élémentaires du travail sociologique.L’enquêteur passe toujours un contrat moral avec ses interlocuteurs,sans nécessairement devoir tout expliquer (« laisser du flou dans sa pré-sentation » peut faire partie des techniques d’enquête) et sans qu’il y aitd’accord formel écrit entre enquêté et enquêteur. Il semble ainsi y avoirun accord dans la profession sur le fait qu’il ne faut jamais enregistrerà l’insu de son interlocuteur et que, dans tous les cas, la confidentialitédoit être garantie (en brouillant, dans toutes publications, les noms despersonnes et des lieux, et éventuellement des métiers). OlivierSchwartz [1990] utilise ainsi une formule éloquente résumant le rap-port entre le chercheur et ses enquêtés : il s’agit de « dévoiler leurintimité sans révéler leur identité ». Puisque le travail de l’ethnographeconsiste à rendre publique la vie privée de ses enquêtés, il doit, enretour, protéger scrupuleusement leur droit au secret.

Cette critique peut être prolongée en remarquant que la présence d’un« contrat » écrit et formel n’est pas forcément plus « éthique » qu’un contratoral, et ne garantit pas forcément une meilleure protection des enquêtés.

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En effet si j’en crois ma propre expérience de terrain, un tel contrat n’estpas toujours d’une grande utilité. Les enquêtés qui acceptaient le principede l’entretien préféraient en général que je ne leur détaille pas le formu-laire de consentement : ils déclaraient qu’ils me faisaient confiance et medemandaient simplement « où il fallait signer », quitte à ce que je remplissele reste du formulaire moi-même. En ce sens, il n’est pas interdit de se de-mander si ces formulaires ne visent pas, au bout du compte, à protéger da-vantage les chercheurs, voire les universités, contre d’éventuelles plaintesque les enquêtés eux-mêmes contre la manipulation des chercheurs. De fait,dès lors que l’enquêté accepte le principe de l’entretien, il acceptera géné-ralement de signer, bien souvent sans même le lire, le contrat qui lui est

À L’ÉPREUVE DES COMITÉS D’ÉTHIQUE 207

4. Ce document, qui datait de 1999, a été remplacé en 2007 par le National Statementon Ethical Conduct in Human Research.

5. NHRMC Act 1992; Privacy Act 1988; Information Privacy Act 2000 ; HealthRecord Act 2001.

6. LTU guidelines, 08/2004. Le National Statement repose sur trois principes : Respectde la personne : les individus doivent être traités comme autonomes ; Bienveillance : mini-miser les dommages (pas seulement physiques), faire en sorte que les bénéfices soient plusimportants que ces dommages ; Justice : obligation de distribuer honnêtement les coûts etprofits (burden et benefits) de la recherche.

Les Human Ethics Committees

Le texte de référence qui concerne tous les chercheurs en sciences socialesen Australie est le National Statement on Ethical Conduct in Research InvolvingHumans (NSECRIH)4, établi originellement pour les recherches médicales maisqui s’applique également aux recherches dans les sciences sociales. Certainesdispositions de ce texte ont une valeur juridique5 et d’autres règles sont accep-tées comme « best practice » par les universités et organismes de recherche. Laforce de persuasion tient essentiellement au fait que les projets qui n’ont pas reçude Ethics Review ne peuvent pas bénéficier de financements de la part des uni-versités ou du Research Council, qu’ils ne sont pas couverts par les assurancesdes universités, et que certaines revues refusent de publier des articles issus deprojets de recherche n’ayant pas fait l’objet d’approbation éthique.

Pour autant, le système se défend d’être une atteinte à l’autonomie des univer-sitaires : il est géré « par les chercheurs et pour les chercheurs » et il est censéprotéger « la recherche légitime autant que les droits des participants ». Ce systèmeserait ainsi simplement le reflet institutionnel d’une nouvelle conception de lascience, plus sensible aux droits humains et notamment aux droits des enquêtés :

« [Ce système] reflète un changement d’état d’esprit au sein de lacommunauté scientifique : un scepticisme vis-à-vis de l’impérialisme joyeux dela science antérieure ; un sentiment d’horreur face aux mésusages de la science ;et une reconnaissance du fait que la science ne peut pas se couper de la société.Les chercheurs sont plus conscients du fait que si – littéralement – ils doiventutiliser des humains comme objets d’expérience ou comme informateurs, alorsils doivent gagner la confiance de ces humains et montrer qu’ils sont eux-mêmessoumis à des standards clairs6. »

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Le formulaire de consentement éclairé

Quelles sont les conditions concrètes à remplir pour obtenir une approbationéthique ? Au-delà de quelques renseignements généraux sur l’enquête et sondéroulement7, l’objectif premier du Comité d’Éthique est de s’assurer que laparticipation des enquêtés repose sur un consentement « libre et éclairé ». D’oùl’obligation pour l’enquêteur de leur remettre un Information and Consent Form(avec une traduction dans la langue vernaculaire si nécessaire). Un tel formulaireest censé permettre à l’enquêté de disposer par écrit des informations essentiellessur l’enquête et de bénéficier de certaines protections : outre quelquesrenseignements pratiques (noms des enquêteurs et contacts des personnes en casde réclamation), le chercheur doit expliquer – sans nécessairement entrer dans ledétail – les grandes lignes de sa recherche et préciser en quoi consisteral’entretien : durée approximative, orientation générale et type de questions,nature de l’enregistrement (dictaphone, vidéo, CD Rom, etc.) et usage del’enregistrement.

Le formulaire permet également d’offrir aux personnes interrogées uncertain nombre de garanties, notamment en termes de protection de la vie privée.D’une part, l’enquêté est informé de ses droits pendant l’entretien : s’il considèreque les questions deviennent trop personnelles, il peut demander à l’enquêteurde changer de sujet, ou lui demander du temps pour rassembler ses pensées. Ilpeut également interrompre l’entretien à tout moment s’il le souhaite. D’autrepart, il a droit à un minimum de précisions concernant l’usage qui sera fait desenregistrements : il peut demander que son nom n’apparaisse pas dans lapublication ainsi que des garanties sur le devenir des matériaux le concernantune fois le projet terminé (lieu de stockage pendant et après le projet,accessibilité, usage futur). L’enquêteur doit enfin préciser ce que soninterlocuteur est en droit d’attendre de l’entretien (notamment une copie de latranscription et/ou de la thèse) et ce que l’enquête peut apporter, de façon plusgénérale, à la société.

Le formulaire de consentement se termine par un contrat entre l’enquêteur etl’enquêté. Ce dernier autorise, ou non, l’enregistrement et l’usage de cetenregistrement dans le cadre du projet de recherche et il précise s’il souhaiteconserver l’anonymat. L’enquêté doit également préciser s’il souhaite quel’entretien soit archivé et puisse être accessible à d’autres chercheurs. Enfin, il luiest précisé qu’il peut se retirer du projet à n’importe quel moment s’il le souhaiteet qu’il dispose de quatre semaines après réception d’une copie de l’entretien pourdemander que toute trace de sa participation soit effacée du projet. Il donneégalement son accord pour que l’entretien puisse être utilisé dans le cadre d’unepublication.

7. Les enquêteurs doivent préciser le cadre dans lequel le projet s’inscrit (diplôme,organisations impliquées, etc.), le nombre d’enquêteurs et les financements dont le projetbénéficie. Ils doivent décrire brièvement les objectifs du projet et les méthodes mises enœuvre. Ils doivent enfin répondre à des questions portant spécifiquement sur les enquêtés :méthodes de recrutement, compensation éventuelle, assurance que la participation estpurement volontaire (l’existence de liens de dépendance par exemple étudiants/professeurentre enquêtés et enquêteurs peut poser problème). D’autres aspects de l’enquête sontégalement abordés : usage de bases de données, de lieux d’enquête hors université.

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proposé (cela peut évidemment varier en fonction de ses caractéristiquessociales). Après quoi, il ne pourra pas se retourner contre le chercheurpuisqu’il aura donné son consentement à l’usage de son entretien dans leprojet. Présenter le formulaire de consentement comme un moyen de pro-tection contre le pouvoir du chercheur et/ou contre la violence symboliquequ’il exerce, peut donc paraître naïf ou hypocrite. Ceci d’autant plus quele document, en formalisant la relation, ne fait souvent qu’accentuer la dis-tance entre enquêté et enquêteur. La présence d’un contrat écrit fait tout saufdonner à la relation enquêteur/enquêté « l’allure généreuse et désintéres-sée d’une “rencontre” », et peut davantage susciter la suspicion que laconfiance : « seul un long et patient travail d’approche et de levée des ré-ticences peut permettre – sans succès garanti – de transformer des enquê-tés dubitatifs en partenaires coopératifs de l’enquête » [Schwartz, 1990].D’une certaine manière, le formulaire de consentement peut gêner la re-lation d’enquête en la bureaucratisant : il est difficile d’établir une relationcomplice quand le papier vient rappeler le caractère ultime de la relationenquêté/enquêteur.

Enfin, on remarquera, toujours avec Olivier Schwartz [1990], qu’iln’est jamais possible de tout révéler à l’enquêté. Il existe une « agressionsymbolique inhérente à l’objectivation de la vie des autres » et laprésence d’un contrat écrit n’y change pas grand-chose. Toute enquêteest tributaire d’une « forme d’intrusion douce et manipulatrice »,puisqu’un bon enquêteur doit être « capable de se glisser dans l’intimitédes enquêtés, parfois à leur insu ». L’objectif est bien souvent le même :voir ce qui n’a pas à être vu et sans se faire voir. En ce sens, on peutavancer que l’ethnographie, comme discipline, a tout intérêt à conserverle flou sur les implications juridiques de la relation enquêteur/enquêté,puisqu’elle a besoin de marge de manœuvre. Il n’est d’ailleurs passurprenant que dans l’apprentissage du « métier d’ethnographe »,beaucoup relève d’une pédagogie non dicible (ou plutôt non explicitée),comme tout ce qui a trait à la « ruse » du chercheur pour obtenir desinformations, des entretiens ou des confidences8.

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8. Dans un article publié dans Current Anthropology en 1999, l’anthropologue hollan-dais Peter Pels critiquait l’application des codes éthiques dans le cas de l’anthropologie dufait de la duplicité (Pels utilise le terme duplexity) qui caractérise immanquablement lapratique de l’ethnographe [Pels, 1999]. Si une grande partie des anthropologues qui ontrépondu à l’article estimaient que la défense, à travers un code, de certains principeséthiques pouvait être utile, on notera que Michel Agier, l’un des deux anthropologues fran-çais ayant répondu à l’article de Pels, faisait preuve d’une intransigeance particulière.Selon lui, il était indispensable de « rejeter radicalement et inconditionnellement toutesformes de codification institutionnelle de la pratique ethnologique » : la relation entreenquêteur et enquêté avait nécessairement un caractère individuel et l’ethnologie devaitimpérativement conserver son caractère artisanal et « bricolé ».

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Pour autant, il serait dommage de rejeter toutes ces procédures enbloc, sans y réfléchir plus avant. Il me semble en effet que le systèmede formulaire a au moins le mérite d’aborder de front un certain nom-bre de questions, notamment celle des « droits des enquêtés », qui sontsouvent éclipsées par les chercheurs français. Ainsi, lorsque les questions éthiques sont abordées dans les manuels d’ethnographie, cen’est que rarement pour elles-mêmes. Par exemple, la question de l’ac-cès aux enquêtés se pose généralement en termes de rendementscientifique : on se demande par exemple quels sont les modes d’accèsqui permettent d’accéder à la parole la plus libre possible. De même, lechercheur qui « trompe » un peu ses interlocuteurs pour obtenir ce qu’ildésire (en dissimulant par exemple « la teneur effective des buts qu’ilpoursuit ») est perçu comme un enquêteur « malin » et le fait de tricheravec ses enquêtés ne fait pas tant l’objet de condamnation pour desquestions « éthiques », mais à cause des complications possibles pourl’enquête. Olivier Schwartz écrit ainsi de façon tout à fait révélatriceque le métier d’enquêteur suppose « des qualités fort peu éthiques ».

Par ailleurs, certaines évolutions présentées comme des avancéesvers une anthropologie plus « réflexive » ne sont pas dénuées d’ambi-guïté d’un point de vue éthique. Michel Naepels [2004, p. 30-31]souligne ainsi que la majorité des ethnologues prennent aujourd’hui encompte dans leurs analyses le fait qu’ils sont pris dans des relations« plus complexes » avec leurs interlocuteurs (du fait de la plus grandeconscience des relations de pouvoir qu’implique la relation ethnogra-phique). Dans cette logique, néanmoins, l’idée que les résultatsd’enquête sont nécessairement dépendants du type de relations entrete-nues entre enquêteur et enquêtés est uniquement appréhendée commeun gain scientifique (permettant des analyses plus lucides)9, mais laquestion éthique (ou politique et morale) reste entière.

On reconnaîtra donc que ce système de formulaire permet de routini-ser des pratiques de recherche qui sont généralement admises commetémoignant d’un respect minimal pour les enquêtés mais dont il n’est pascertain qu’elles soient appliquées systématiquement. Le code permet,sans être trop lourd ou fastidieux, de s’assurer du respect de standardséthiques minimaux et de faire en sorte que les anthropologues puissent sefamiliariser à ces questions10. Nous retiendrons trois exemples.

LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE210

9. La restitution de la complexité de la relation d’enquête est de plus en plus reconnue« comme une condition d’existence des analyses produites ».

10. Il ne faut pas négliger le fait que les codes ne sont pas seulement des moyens decontrôle de l’activité des anthropologues : ils peuvent également être des instruments « édu-catifs », permettant aux chercheurs de réfléchir en permanence aux questions d’éthique.

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Il paraît tout d’abord légitime que les informateurs puissent disposerd’un document où sont consignées par écrit les coordonnées des enquê-teurs ainsi qu’une description sommaire de la recherche. Ceci, mêmeen ayant conscience que, dans l’immense majorité des cas, un tel docu-ment restera oublié dans un tiroir. De la même manière qu’on ne lit quetrès rarement un contrat de vente ou d’assurance, leur simple existencepeut être rassurante.

Le formulaire de consentement a également l’avantage d’imposerau chercheur de tenir à disposition de son enquêté, sans pour autant leslui imposer, les photos, les cassettes, les transcriptions qui le concer-nent. Si les chercheurs s’accordent généralement pour reconnaître lebien-fondé de communiquer aux enquêtés les matériaux qu’ils ontdirectement contribué à créer11, il semble en revanche que cette règle nesoit pas systématiquement mise en pratique.

La procédure permet enfin d’aborder une autre question qui ne faitque rarement l’objet de discussions en France : celle du devenir desmatériaux de l’enquête12. De fait, sauf dans le cas de grandes enquêtescollectives, la conservation des matériaux dépend du système d’archi-vage personnel du chercheur. Ceci implique d’une part, que lesmatériaux ne sont pas mis à disposition de la communauté scientifique,et, d’autre part que l’enquêté ne dispose d’aucune garantie à leur égard.En Australie, au contraire, les structures sont nombreuses qui recueil-lent les archives des chercheurs (ainsi l’AIATSIS m’a permis d’accéderaux entretiens réalisés par des historiens sur des sujets de rechercheproches des miens). La National Library of Australia dispose égale-ment d’une collection d’archives de chercheur ainsi que d’archivesorales, composées essentiellement d’entretiens réalisés par des cher-cheurs.

QUELS PROBLÈMES POSENT LE CAS PARTICULIER DES ABORIGÈNES ?

Ces procédures éthiques qui, on l’a vu, peuvent paraître assezcontraignantes, se compliquent encore lorsque l’on travaille sur despopulations aborigènes. Il existe en effet, dans le National Statement,une section intitulée « involvement of special groups », qui concerne

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11. Voir par exemple Beaud et Weber [1997]. Il existe une différence importante entrele fait de rendre les transcriptions des entretiens aux enquêtés et celui de leur communi-quer les résultats finaux de la recherche. Si certains chercheurs justifient leur refusd’envoyer les entretiens par des principes scientifiques (protéger les enquêtés de l’objec-tivation), ce refus masque en fait souvent la paresse des chercheurs.

12. En partie parce qu’il n’existe pas de structure pour les recevoir. Cf. Laferté [2006].

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certaines catégories de personnes : les prisonniers, les pupilles del’État, les handicapés mentaux, les personnes fortement dépendantes desoins médicaux, les mineurs et les Aborigènes et Insulaires du Détroitde Torres. Si un chercheur souhaite enquêter auprès de personnesappartenant à l’un de ces groupes « spéciaux », il doit se soumettre àune procédure plus lourde pour obtenir une approbation éthique.

Cette inclusion des Aborigènes au sein de groupes « particuliers »doit évidemment être resituée dans une histoire particulière, celle dutraitement de ces populations, non seulement au niveau de la sociétédans son ensemble mais également par les chercheurs et les pro-grammes de recherche. Il est évident qu’en Australie, l’histoire del’anthropologie aboriginaliste est étroitement liée à celle du régimecolonial : pour ne prendre qu’un exemple, A.P. Elkin, professeur d’an-thropologie à l’Université de Sydney et longtemps la plus grandeautorité scientifique sur les Aborigènes d’Australie, fut également, de1940 à 1969, le Vice-chairman de l’Aboriginal Welfare Board, c’est-à-dire de l’institution coloniale qui avait la charge de la populationaborigène dans l’État des New South Wales.

Les procédures éthiques spéciales s’inscrivent donc dans unprocessus, engagé en Australie depuis le début des années 1970, visant à« décoloniser » la recherche ethnographique et à dépasser ce que l’onpourrait appeler « the unfinished business of colonialism ». Dans uncontexte général d’émergence politique des Aborigènes sur la scènepolitique australienne [Bosa, 2005], les anthropologues ont en effet étésommés, à partir de cette époque, d’établir des relations plusrespectueuses, moins paternalistes, avec les personnes auprès desquellesils tiraient leur savoir et de revoir leurs pratiques de recherche. Au nomde la « liberté d’enquête », il n’existait en effet jusque-là quasiment aucuncontrôle sur l’activité des scientifiques, et les chercheurs nes’embarrassaient guère de formalité pour « accéder au terrain13 ». On aainsi assisté, à partir du milieu des années 1970, à une restructuration dumilieu scientifique à différents niveaux, permettant que des Aborigènessoient impliqués dans la production et le contrôle du savoir lesconcernant, mais aussi le développement d’un discours « éthique ».

LES POLITIQUES DE L’ENQUÊTE212

13. Les archives montrent que dans le cas des recherches en anthropologie physique,les anthropologues étaient très loin de respecter l’idée d’un consentement éclairé, parexemple lorsqu’ils avaient besoin de faire des prises de sang. Dans le cas de l’anthropolo-gie sociale, les relations n’étaient pas non plus sans ambiguïté. On m’a ainsi raconté queFred McCarthy, l’un des principaux anthropologues de la Sydney School, allait directe-ment au poste de police quand il se rendait sur le terrain, indiquant : « Amenez-moiDutton ! » (C’était le nom de l’un de ses principaux informateurs).

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C’est ainsi qu’il existe aujourd’hui deux textes spécifiquement rédigés pour les recherches qui se déroulent auprès de populations abo-rigènes. Le premier – intitulé Guidelines for Ethical Research inIndigenous Studies – a été rédigé par l’Institut des études aborigènes etdes Insulaires du Détroit de Torres (AIATSIS) et le deuxième – intituléGuidelines for Ethical Conduct in Aboriginal and Torres StraitIslander Health Research (GECATSIHR) – a été rédigé pour comblerun besoin d’indications séparées et complémentaires par rapport à ladéclaration générale (NSECRIH).

Ces Guidelines reprennent tout d’abord des points développés dansle National Statement en insistant cependant sur certains problèmes quise posent, semble-t-il, avec une acuité particulière dans le cas des com-munautés aborigènes. Les documents insistent ainsi sur la question duconsentement libre et informé, et notamment sur la nécessité pour lechercheur de protéger le « droit au secret » des enquêtés. Plus encoreque dans le cas « d’enquêtes ordinaires », si les individus souhaitentque certaines informations ne soient pas publiées leur volonté doit êtrerespectée14. Le chercheur est également invité à être particulièrementsoucieux de donner le maximum d’informations à ses enquêtés quantaux implications de l’enquête. Il convient en particulier « d’expliquerparfaitement toute limite à la confidentialité, par exemple dans le casoù les notes de terrain ou les données de recherche peuvent être utili-sées dans le cadre de procédures légales ». Enfin l’Institut insiste sur lanécessité d’un accord sur l’utilisation des matériaux collectés et sur ceà quoi les individus ont droit en échange de leur participation.

Ces Guidelines fondent également leur légitimité sur l’idée de pro-tection des Droits de l’homme (et par extension des droitsspécifiquement autochtones). Le texte de l’AIATSIS revendique eneffet « le respect des droits inhérents des populations indigènes à l’au-todétermination, ainsi qu’au contrôle et au maintien de leur culture etde leur héritage ». En ce sens, il existe un lien direct entre ce type decode de bonne pratique et l’émergence des peuples autochtones sur lascène politique nationale et mondiale. Le texte s’ouvre d’ailleurs avecune citation de Erica-Irène Daes [1993, p. 9], rapporteur du groupe detravail des Nations unies sur les populations autochtones :

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14. De nombreux scandales ont éclaté autour de la question du « secret ». Au débutdes années 1970, l’AIAS avait par exemple dû sanctionner un anthropologue américain,Richard Gould, qui avait publié, malgré ses promesses de respect de la volonté de sesenquêtés, des images de cérémonies qui ne devaient pas être montrées à certaines per-sonnes. Une lycéenne avait vu les photos interdites, ce qui avait provoqué la colère deshabitants. « L’affaire Hindmarsh » est également un épisode controversé qui a impliqué,au milieu des années 1990, des anthropologues, des Aborigènes et des membres du sys-tème judiciaire autour d’accusation de fabrication de « savoir culturel aborigène ».

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« L’héritage ne peut jamais être aliéné, cédé ou vendu, sauf pour desusages conditionnels. Le partage crée une relation entre celui qui donne etcelui qui reçoit le savoir. Le “donneur” conserve l’autorité qui garantit lebon usage du savoir, et le “récipiendaire” continue de reconnaître et derembourser le don. »

Le code encourage ainsi, à toutes les étapes de la recherche, un « processus significatif d’engagement et de réciprocité entre le chercheuret le peuple Indigène ». Le premier principe des Guidelines – « Consulta-tion, négociation et compréhension mutuelle » – insiste sur la nécessaireparticipation et sur le contrôle a minima du processus de recherche par lacommunauté indigène, et ce aux différentes étapes du projet :

« Les communautés et individus pertinents doivent être impliqués à toutesles étapes de la recherche, depuis la formulation des projets et desméthodes jusqu’à la détermination des résultats de la recherche et l’inter-prétation des résultats. »

Ces principes peuvent apparaître comme la traduction légitime dansle monde de la recherche de principes politiques de plus en plus large-ment reconnus. Ils ne sont pas sans conséquence, cependant, surl’exercice ordinaire du métier de chercheur. Nous retiendrons principa-lement trois questions à cet égard : 1. Jusqu’à quel point le travail duchercheur peut-il être soumis à l’approbation des enquêtés ? 2. Quiparmi les enquêtés (ou leurs représentants) aura la charge d’exercer cecontrôle ? 3. Ces principes de la recherche n’impliquent-ils pas d’adop-ter un point de vue nécessairement « culturaliste » sur le monde ?

Premièrement, s’agissant du contrôle du processus de recherche,certaines dispositions qui permettent une participation accrue desAborigènes dans les recherches les concernant, sont, dans le mêmetemps, des entraves à « l’autonomie » du chercheur. Celle-ci est partiel-lement mise en cause dès la définition même de l’objet de la recherche :le document précise en effet que les objectifs du chercheur doivent cor-respondre, au moins pour partie, à des besoins exprimés par lescommunautés elles-mêmes :

« Les chercheurs doivent être conscients que les intérêts des peuplesindigènes, et de toute communauté directement impliquée, peuvent du pointde vue des résultats de la recherche, différer de ceux envisagés par lechercheur. »

Cette « subordination partielle » du chercheur aux intérêts du groupese poursuit aux différentes étapes de la recherche : c’est probablement aumoment de la rédaction que se pose le plus sérieux problème du point de

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vue du chercheur. La soumission du travail du chercheur à l’approbationde la communauté signifie qu’il est difficile pour ce dernier de maintenirséparés milieu d’enquête et milieu d’analyse15. Ce qui pose deux difficul-tés majeures : d’une part c’est une source potentielle de tension, etd’autre part, la possibilité même de l’objectivation est rendue difficile.Cela signifie aussi qu’inévitablement, l’anonymat ne peut être respecté(puisque les membres de la communauté se reconnaîtront et que les pro-pos des uns et des autres seront divulgués au sein du groupe). Or, il esthabituellement admis que pour fonctionner correctement, une enquêteethnographique doit être indépendante et le chercheur doit être auto-nome. Cela paraît difficile dès lors que les informations tirées desenquêtés sont considérées comme la propriété intellectuelle inaliénablede ces derniers. Dans le même temps, cette participation aborigène n’est-elle pas la condition pour que l’anthropologie puisse montrer qu’elle aréellement rompu avec son passé « colonial » ?

Deuxièmement, concernant la question des représentants, si l’idéed’associer, autant que faire se peut, les enquêtés à l’enquête paraît allerde soi, se pose néanmoins le problème de l’identité des personnes quidevront effectivement assurer le contrôle sur l’enquête. En témoigne leflou de l’expression « communautés et individus pertinents » (relevantcommunities and individuals)16. De fait, on retrouve ici la question desintermédiaires et des représentants qui peuvent accepter ou rejeter lesrecherches sur la communauté en son nom, sans pour autant que soitexpliqué de façon détaillée qui doivent être ces représentants légitimes.Le document précise ainsi que c’est au chercheur de les identifier« ceux qui doivent entrer dans le contrat, et au nom de qui l’accord doitêtre signé17 ».

Le second texte (GECATSIHR) insiste également de façon trèsexplicite sur le fait que le chercheur ne peut pas toujours se contenterd’un engagement individuel avec ses interlocuteurs mais qu’il doit,dans certains cas, obtenir un accord collectif :

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15. On sait bien que les enquêteurs rendent souvent à leurs enquêtés des versions« édulcorées » de leur travail, desquelles les éléments les plus « objectivants » ou les plus polémiques sont écartés ; précisément parce que la circulation d’un rapport de recherchedans le milieu d’enquête peut poser de nombreux problèmes.

16. Il est précisé ailleurs dans le document que le chercheur doit identifier les « com-munity, regional or other Indigenous umbrella organizations ». Le HEC de l’université quim’accueillait stipulait de même que le chercheur précise quelles sont les « personnes et/ouorganismes auprès desquels une permission avait été demandée pour que ces groupes par-ticipent à votre recherche ».

17. La tâche est d’autant plus difficile que l’enquêteur est incité à tenir compte des dif-férences internes aux communautés, « par exemple en fonction du genre, de l’âge, de lareligion, et de l’intérêt communautaire ». On remarquera que la classe sociale n’est pasretenue comme un critère important de la différentiation interne.

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« Dans certaines circonstances et communautés, le consentement n’est passeulement une question d’accord individuel mais il implique que d’autresparties intéressées [souligné par moi], comme divers typesd’organisations formellement constituées, de collectivités ou d’ancien dela communauté (community elders). Dans de tels cas, le chercheur doitobtenir le consentement de toutes les parties intéressées avant decommencer la recherche. »

De nombreuses tensions peuvent naître entre les chercheurs et ces« intermédiaires » qui disposent du pouvoir de freiner ou de contrôlerl’intrusion des scientifiques dans les communautés dont ils sont lesreprésentants. Ces « intermédiaires » peuvent être d’autant plus irri-tants pour les chercheurs que, généralement, ils ne détiennent pas lesmêmes propriétés sociales que leurs enquêtés. Parfois ce ne sont mêmepas des Aborigènes. En témoigne l’amertume du chercheur françaisBernard Moizo, dont la thèse fut interdite de publication. Il dénonce àla fois la présence systématique d’un intermédiaire et la perte d’auto-nomie des chercheurs. Pour lui [Moizo, 1997], le contrôle local confineà la censure de l’anthropologie par les « bureaucraties ethniques » :

« Les interventions d’organisations aborigènes via leurs représentants, leplus souvent non-Aborigènes, sont croissantes et ponctuent tous les stadesde la recherche : élaboration d’un projet, obtention d’un permis, contrôledes relations anthropologue/informateurs, avis sur les travaux avant publi-cation. Si l’aval d’une population pour une recherche qui les concerne etle retour de l’information se justifient pleinement, les interférencesconstantes, voire la censure exercée par certains au nom des Aborigènes,sont tout aussi intolérables pour le chercheur que ne l’était le contrôle dugouvernement sur les travaux anthropologiques dans les années 195018. »

Encore une fois, cependant, si certains chercheurs pensent que ceschangements dans les rapports de forces sont allés trop loin et qu’ilsconstituent un obstacle majeur à la recherche, on peut se demander sice n’est pas le prix à payer pour une recherche soucieuse de protégerles droits et les intérêts des communautés autochtones.

Troisièmement, pour ce qui est du culturalisme, ces déclarations (ladéclaration générale davantage encore que celle de l’AIATSIS) peuventposer problème en ce qu’elles reposent sur une vision « essentialisée »de la culture aborigène. Le GECATSIHR insiste ainsi sur la nécessité,pour les chercheurs, de reconnaître les « spécificités culturelles de la

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18. On notera également que les journalistes doivent faire face aux mêmes types decensure. Les communautés aborigènes, explique Jack Waterford, rédacteur en chef duCanberra Time, imposent des restrictions sur les journalistes qui sont plus « contrai-gnantes que celles des militaires en temps de guerre ».

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population aborigène » et entend « assurer la reconnaissance authentiquedes valeurs et principes fondamentaux des cultures des Aborigènes etInsulaires du détroit de Torres au sein de la société australienne et deses institutions ». Le texte tout entier repose sur la conviction qu’ilexiste des différences essentielles « en valeur et culture » et la mécon-naissance de ces différences est présentée comme reflétant nonseulement une « époque révolue de la pratique scientifique », mais éga-lement comme une forme d’oppression19.

Le document se donne donc pour ambition de mettre au jour les« implications de la différence culturelle » sur la conduite de larecherche et propose d’identifier un certain nombre de « valeurs abori-gènes » auxquelles les chercheurs devront se conformer20. Loin d’allerde soi, néanmoins, les « valeurs » correspondent en fait à une visionbien particulière, « traditionaliste », de la population aborigène, dontl’essentialisme n’est pas sans rappeler celui de l’anthropologie struc-turo-fonctionnaliste. L’usage du présent ethnographique et decatégories directement issues de l’anthropologie, pour parler de l’im-portance la « réciprocité » chez les Aborigènes, illustre bien cettetendance :

« Une obligation mutuelle existe entre les membres des familles et descommunautés aborigènes de manière à réaliser une distribution équitabledes ressources, des responsabilités et des capacités et de façon à assurer lacohésion et la survie de l’ordre social. Cette obligation mutuelle s’étend àla terre, aux animaux ainsi qu’aux autres éléments naturels. »

La phrase suivante qui commence par « dans un cadre contempo-rain » confirme que c’est bien à des valeurs éternelles, « hors dutemps » que le texte fait référence21 :

« Dans un cadre contemporain, la valeur de la réciprocité continue sousdiverses formes, et elle peut varier selon les lieux. On peut penser par exem-ple à la redistribution des revenus, des profits tirés de l’air, de la terre et dela mer, mais aussi le partage d’autres ressources comme le logement. »

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19. Une citation est utilisée pour appuyer « scientifiquement » cette conception : « To“misrecognise or fail to recognise (cultural difference) can inflict harm, can be a form ofoppression, imprisoning someone [or a group] in a false, distorted and reduced model ofbeing”… Research cannot be “difference-blind”. » [Taylor, 1992].

20. Ces « valeurs » ont été déterminées au cours d’un séminaire qui s’est tenu àBallarat en juin 2002 et qui réunissait divers « acteurs » aborigènes. Les six valeurs iden-tifiées sont les suivantes : réciprocité, respect, égalité, survivance et protection,reponsabilité, « spirit » et intégrité. Voir diagramme en annexe.

21. Cf. Fabian [1983], « le temps immobile de l’ethnologie rappelle celui de l’anato-mie, qui saisit le corps dans la simultanéité de ses composantes inertes. »

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SAVOIR S’ARRANGER AVEC LES RÈGLES

Mais je voudrais insister davantage sur ma propre expérience de cescodes éthiques, afin de souligner les décalages qui peuvent exister entreles modèles généraux et la réalité de leur application22. Je tiens toutd’abord à préciser que, lors de mon travail de thèse, je n’ai pas eu ànégocier mon accès au terrain avec une organisation ou une commu-nauté particulière dans la mesure où j’ai expliqué au comité éthique quema recherche était un travail de sociologie politique mené auprès demilitants qui n’avaient pas d’attaches communautaires directes et quiétaient habitués à parler en public et à donner leur point de vue auxmédias, ce que le comité a accepté sans trop de difficultés.

Par ailleurs, dans un deuxième projet de recherche post-doctoral,financé par un grand organisme recherche australien, l’approbationéthique a été facilitée par le fait que je travaillais en collaboration avecun historien et militant aborigène, que j’avais rencontré au cours de marecherche doctorale. L’obtention de l’autorisation n’a pas été un proces-sus très simple cependant. C’est moi qui avais rédigé le protocole éthiqueainsi que le formulaire de consentement éclairé, en reprenant le modèlequi m’avait servi pour l’enquête de terrain réalisée dans le cadre de mathèse23. Le comité nous envoya sa réponse quelques mois plus tard, nousinformant qu’il nous accordait une autorisation provisoire, mais qu’ilnous était nécessaire de préciser un certain nombre d’éléments pour quecette autorisation devienne définitive (et donc pour que l’on puisse com-mencer l’enquête). Étant conscient que les procédures bureaucratiquessont toujours un peu fastidieuses, je ne m’étais pas alarmé à la lecture dudocument, me préparant à répondre point par point à chacune desremarques, pour essayer de mettre en conformité notre demande avec lesexigences du comité. Cependant, l’autre chercheur impliqué dans le pro-jet, lui-même aborigène, adopta une tout autre attitude, estimant que lalettre était « profondément insultante » et que l’intervention du Comitéétait « raciste et absurde ». Il semble avoir été particulièrement choquépar l’un des treize points mentionnés, qui s’intitulait Sensitivity toAboriginal and Torres Strait Islander Peoples :

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22. Dans un livre qu’elle a coordonné sur cette question, l’anthropologue Pat Caplan [2003]insiste sur le fait que l’éthique en anthropologie ne peut jamais se résumer à « suivre une sé-rie de directives » : l’anthropologue est toujours confronté à des choix moraux qui ne vont ja-mais de soi. L’une des contributrices de l’ouvrage, Marilyn Silverman, insiste spécifiquementsur le décalage entre la déclaration d’éthique qu’elle a dû préparer pour obtenir un finance-ment et les multiples dilemmes éthiques auxquels elle devait faire face sur le terrain en Irlande.

23. Au début de ma thèse, je m’étais déjà très largement inspiré du formulaire d’unautre historien. Il existe en effet des modèles de rédaction qui circulent informellementd’un chercheur à l’autre de manière à faciliter le processus d’approbation.

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« Il semble que certains descendants des sujets se considèrent commeétant d’origine Aborigène ou comme des Insulaires du Détroit de Torres.Les chercheurs doivent indiquer comment ils s’y prendront pour faire ensorte que tous les entretiens respectent les personnes autochtones quiseront interrogées (voir le chapitre 4,7 National Statement). Ce faisant, leschercheurs sont encouragés à consulter les Guidelines for EthicalResearch in Indigenous Studies (AIATSIS). Les chercheurs sontégalement encouragés à s’assurer qu’ils respecteront et valoriseront lesKooris24 qui seront impliqués dans cette recherche. »

Pour mon associé, qui était l’un de principaux leaders aborigènesdans cette partie de l’Australie et qui avait derrière lui près de 40années d’expériences militantes, les formulations du comité étaientinacceptables. Il écrivit donc immédiatement au responsable de lafaculté qui nous accueillait pour exprimer sa colère25. Celui-ci réponditque les comités éthiques étaient effectivement « frustrants » pour l’en-semble des chercheurs (il citait le cas de l’un de ses collègues qui avaitperdu de nombreux mois à négocier avec le comité pour une enquêteimpliquant des handicapés mentaux), mais il laissait entendre qu’il n’yavait pas grand-chose à faire : les comités étaient soumis à des législa-tions bien précises. Mon collègue menaça alors de dénoncerpubliquement le cas, demandant qui représentait le point de vue abori-gène au sein de l’université, et il indiqua que nous allions chercher uneautre entité plus appropriée pour assurer la gestion de la bourse. Lapression fut efficace et le comité éthique accepta très rapidement d’au-toriser le projet. Sans cette menace, l’autorisation aurait pu néanmoinsêtre beaucoup plus longue. Cette anecdote suggère que l’applicationdes codes est toujours « négociable », dépendante de contextes et derapports de forces particuliers.

Il n’en reste pas moins que le fait d’avoir signé un protocole éthiquesignifiait, notamment pour le terrain du doctorat, qu’il me fallait respec-ter de nombreuses contraintes au cours de l’enquête. Je me suis ainsitrouvé confronté à un certain nombre de problèmes qui, nous l’avons vu,apparaissent comme inhérents à la pratique ethnographique. Ceci dès lespremiers contacts. Alors que la charte éthique voudrait, si on la suit à lalettre, que l’on établisse immédiatement une relation clairement médiati-sée par le formulaire de consentement, il m’est apparu préférable, danscertains cas, d’attendre d’avoir établi un rapport interpersonnel deconfiance pour informer mes interlocuteurs du détail de mes intentions.

Au cours de l’enquête elle-même, il m’était également parfois trèsdifficile de respecter le consent form, dans la mesure où je ne souhaitais

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24. C’est le nom utilisé pour désigner les Aborigènes dans le Sud-Est de l’Australie.25. Étant hors d’Australie, je ne pouvais suivre les débats que de manière distante.

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pas seulement travailler à partir d’entretiens formels et formellementenregistrés (qui ne permettent de recueillir que des discours « offi-ciels » de soi), mais également à partir des interactions et conversationsinformelles que je pouvais avoir avec mes enquêtés, et que je consi-gnais dans mon journal d’enquête. Nous l’avons vu, l’entretienenregistré, seule technique d’enquête dont il est question dans le formu-laire de consentement, est loin d’être la seule manière de récolter desinformations et, du point de vue de l’ethnographie, ce n’est pas néces-sairement la plus « productive ».

Les enquêtés en avaient d’ailleurs bien conscience : après m’avoirraconté toute sa trajectoire sentimentale (en incluant des détails concer-nant la vie personnelle d’autres membres du groupe) au cours d’unelongue journée de voiture, l’une des enquêtées me dit avec un sourire :« Je ne devrais pas parler autant. J’oublie que tu vas tout retenir et qu’ilfaut que je me méfie… ». Comme l’a bien montré Nicolas Renahy[2006], l’enquêteur est bien souvent perçu comme menant un double-jeu26 et il est impossible de faire un travail d’ethnographie sans jouersur une certaine ambiguïté : la limite n’est jamais très claire entre lesconversations qui font partie de l’enquête et celles qui prennent placeen dehors de celle-ci, entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas.Or, il est évident que s’il peut être tout à fait légitime (voire recomman-dable) d’exiger de l’enquêteur qu’il rende aux enquêtés lestranscriptions des entretiens qu’ils ont bien voulu lui accorder, il en vatout autrement des notes de terrain, qui contiennent évidemment desinformations beaucoup moins « contrôlées » (et donc également plus« intéressantes » pour l’analyse).

SATISFAIRE À DES EXIGENCES ÉTHIQUES AU-DELÀ

DES CONTRAINTES FORMELLES

Cette nécessité de détourner ou d’aménager le protocole d’autorisa-tion éthique (liée à la difficulté déjà décrite de concilier les exigenceséthiques officielles et celles de la pratique ethnographique) ne m’empê-chait pas de vouloir me conformer à une certaine « éthique du terrain ».

Tout d’abord le fait même d’avoir signé un document officiel faisaitque je ne pouvais pas ne pas m’interroger sur la dimension éthique demon travail. Mais, au-delà des contraintes formelles, je souhaitais éga-lement mener une recherche qui soit juste et utile, ne portant pas

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26. Cf. l’accusation d’espionnage (on le surnommait « l’œil de Moscou ») dont il a faitl’objet dans le cadre d’une enquête par observation participante.

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atteinte à l’intégrité des enquêtés27. J’étais d’autant plus sensibilisé à cesquestions que, au-delà des protocoles officiels, la question des implica-tions « politiques » de l’enquête est un thème très sensible dans lecontexte australien. De manière générale, les anthropologues travaillant« sur les populations aborigènes » ont mauvaise réputation et la disciplineest toujours associée à son passé colonial. Si j’étais parti de France avecune conception enchantée du travail de terrain et avec de très fortes cer-titudes quant au bien-fondé de mes intentions scientifiques, éthiques etpolitiques (suivant une conception « universaliste » de la science), lecontexte australien, où les questions raciales sont interrogées de manièrebeaucoup plus systématiques qu’en France, m’a obligé à revoir certainesconceptions que j’avais acquises lors de ma première socialisation scien-tifique : j’ai ainsi rapidement compris que tous les Européens (ou les« Blancs ») qui venaient « étudier les Aborigènes », pleins de certitudeset de bonnes intentions, concevant l’anthropologie comme une formed’engagement « auprès des opprimés », étaient dans bien des cas consi-dérés comme des « indésirables »28.

Cette question avait d’autant plus d’importance que j’avais face à moides personnes extrêmement conscientes des problèmes éthiques et poli-tiques que pose le travail anthropologique, n’ayant aucun mal ni aucunscrupule à remettre les chercheurs blancs « à leur place » et à exprimerleurs désaccords vis-à-vis de certaines pratiques. Certains de mes enquê-tés avaient d’ailleurs formé dans les années 1970 un groupe intitulé « theEaglehawk and Crow », dont l’une des premières actions avait consistéà critiquer de manière très virulente le fonctionnement du principalInstitut de recherche sur les populations aborigènes (l’AIATSIS) [Bosa,2005]. Pour eux, c’était, dans la mesure du possible, aux Aborigènes demener des recherches et d’écrire sur les Aborigènes, et non à d’autres(que ces « autres » soient Australiens ou étrangers29). Au-delà des

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27. Correspondant, d’une certaine façon, à ce que Nancy Scheper-Hughes [1995]appelle a « militant anthropology », c’est-à-dire une anthropologie engagée politiquement etmoralement.

28. Il est évident cependant que des relations harmonieuses sont possibles et que lesexemples de coopérations réussies sont très nombreux (comme en témoigne d’ailleurs mapropre enquête).

29. En ce sens, on peut se poser la question de la division de la communauté des cher-cheurs selon au moins deux axes: celui de la « race » et celui de la nationalité. Mon statutd’étranger à la société australienne, même « blanc », était souvent considéré comme unatout par des collègues australiens « blancs », qui y voyaient, non sans un certain ressen-timent, l’explication au fait que j’avais été bien accueilli par les militants aborigènes dontje voulais reconstituer la trajectoire. L’argument ne me parait pas entièrement convaincantnéanmoins, dans la mesure où si ces militants sont effectivement méfiants à l’égard d’ungrand nombre de chercheurs « blancs », ils ont néanmoins dans leur entourage de trèsnombreux amis « blancs » nés en Australie.

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instances qui fournissent les autorisations (et les financements), c’étaitdonc également à mes enquêtés que je me devais de « rendre descomptes », éthiques et scientifiques.

Pour prendre mes distances avec le stigmate qui pèse sur le travail desanthropologues dans le contexte australien j’ai été amené, de manièreplus ou moins consciente, à minimiser mes liens avec l’anthropologie,choisissant de me présenter comme un historien. Ce n’était d’ailleurs pasentièrement faux, puisque j’étais accueilli au sein d’un départementd’histoire. De plus, alors que j’étais parti en Australie avec l’intention deréaliser une enquête par entretiens et observations sur le militantismeaborigène contemporain, je me suis finalement retrouvé à remonter letemps pour travailler de plus en plus à partir de traces écrites. Si ce dépla-cement progressif vers l’histoire correspondait à des intérêts scientifiques(liés notamment à l’influence grandissante qu’avaient sur moi des tra-vaux d’histoire coloniale), on peut également faire l’hypothèse qu’il étaitlié, au moins pour partie, à ces complications éthiques et politiques atta-chées au travail de terrain ethnographique direct. Ce rapprochement del’histoire ne résolvait pas toutes mes difficultés, cependant.

D’une certaine façon, je me trouvais dans une situation où je devaischercher ce que l’on pourrait appeler des « équivalents » éthiques. Jene pouvais certes pas suivre à la lettre les exigences des comitésd’éthique, mais je pouvais trouver d’autres solutions qui me permet-traient de respecter à la fois une sorte « d’obligation moralepersonnelle » et de ne pas me trouver en porte-à-faux avec les docu-ments qui s’imposaient à moi d’un point de vue légal.

La solution consistait à travailler en étroite collaboration avec unpetit nombre d’enquêtés, devenus des « alliés » avec lesquels je pou-vais développer des formes de complicité. Cependant, les formes deproximité avec les enquêtés ne sont jamais sans malentendus, que cesoit au moment de l’enquête, ou à plus forte raison, lors du passage àl’écrit. Je l’ai déjà dit, l’ethnographie préconise une séparation marquéeentre le moment de l’enquête et celui de l’analyse, durant lequel lechercheur est tenu de prendre ses distances avec les enquêtés pourmener son travail d’objectivation.

Or, étant donné les conditions précédemment décrites, il m’étaitéthiquement difficile de tenir les enquêtés à l’écart des résultats de larecherche. J’ai donc décidé de faire relire à chacun d’entre eux les par-ties de la thèse les concernant, m’engageant dans une forme de« biographie autorisée »30. Je n’avais pas d’autre choix que de prendre

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30. C’est également un choix qu’a fait Florence Weber [2005, p. 22]. L’expression« biographie autorisée » est reprise de l’historienne Victoria Haskins.

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le risque de l’échange, de la négociation, voire de la confrontation.L’objectif était d’arriver à un compromis sur les informations qu’ilconvenait de censurer ou de rendre anonymes sans pour autant dénatu-rer l’analyse ou perdre tout sens critique31.

Le premier obstacle n’était pas celui auquel je m’attendais le plus. Ladifficulté n’était pas tant de faire face à une « censure » de la part des en-quêtés, mais plutôt d’arriver à les convaincre, depuis la France, de lire letexte les concernant. Ainsi, aucune des quatre personnes dont je décrivaisla trajectoire dans la thèse ne répondit à mes demandes de commentaires.Contrairement à ce que peut anticiper le chercheur, ses enquêtés ne sontpas toujours intéressés par la lecture de ce qu’il a écrit, ni en général, nisur ce qui les concerne en particulier (« je préférerais lire ce que tu as écritsur les autres », m’expliqua plus tard l’une des enquêtées)32.

Ce n’est donc qu’un an après la soutenance de ma thèse, lors de monpremier retour sur le terrain (un séjour de deux mois), que j’ai purenouer contact plus directement avec mes enquêtés. Le processus sepassa de manière relativement facile : ils me firent comprendre quetelle ou telle interprétation ponctuelle était erronée, mais de manièregénérale, ils paraissaient relativement convaincus par les analyses pro-posées, compte tenu notamment des contraintes qui pesaient sur marecherche.

Plusieurs facteurs ont facilité cette « restitution » : tout d’abord, lefait d’avoir noué des relations de confiance relative a rendu possibleune discussion ouverte et sans censure sur les textes (la qualité de mesrelations a d’ailleurs été, de manière plus ou moins inconsciente, l’undes critères de sélection des enquêtés). Mais ce n’était probablementpas le seul facteur ayant joué en ma faveur : le fait que l’analyse ne por-tait pas tant sur leur vie actuelle que sur leur enfance et sur leur entréeen politique près de quarante ans auparavant facilitait également l’ac-ceptation le travail d’objectivation que j’avais réalisé à propos de leurstrajectoires respectives (il est toujours plus facile de regarder avec unecertaine distance critique des événements lointains). De plus, les ana-lyses proposées pouvaient être interprétées comme leur donnant unecertaine posture héroïque : ma thèse racontait finalement comment cesenfants modèles de la politique d’assimilation étaient devenus, avec

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31. La question aurait pu être réglée en recourrant à l’anonymat. Mais mes enquêtéspréféraient, semblent-ils être identifiés. La difficulté de l’anonymisation (et surtout de laconfidentialité) était d’autant plus difficile qu’il s’agissait de « personnes publiques »(ayant eu pour certain d’entre eux, un profil national), pour lesquelles je voulais décriredes éléments relevant du monde du privé, de l’intime.

32. Reste que l’interprétation de ces « non-réponses » ne va pas de soi : comment êtresûr qu’il s’agit d’un désintérêt et non d’une forme de résistance passive ?

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succès, les leaders du mouvement Black Power qui avait réussi à fairetrembler l’Australie blanche au début des années 1970.

Mais il est bien évident que dans d’autres circonstances, le travaild’objectivation aurait pu être beaucoup plus difficile à faire accepter. Jepense notamment qu’il ne m’aurait pas été facile de donner à lire à mesenquêtés des textes portant sur des situations récentes d’exclusion oud’échec social qui caractérisent pourtant la vie d’une grande partie deleur entourage (et en particulier, dans certains cas, leurs enfants). Demanière générale, et pour de bonnes raisons, nombreux sont ceux quine sont pas en mesure d’accepter l’objectivation des rapports de forcesociaux dans lesquels ils sont pris.

Enfin, je suis conscient que ce travail de restitution a été grande-ment facilité par les caractéristiques sociales des enquêtés : nonseulement, ils disposaient du capital scolaire et culturel pour lire (etpour s’intéresser) aux textes que j’avais écrits, mais leurs trajectoiresont rendu possible l’établissement de relations de complicité ou deconfiance. Dans de nombreux autres cas, l’existence d’une trop grandedistance ou inégalité sociale entre l’informateur et le chercheur (voirl’absence de sympathie, comme dans le cas de Martina Avanza) peutempêcher tout processus de restitution.

CONCLUSION

Cet article proposait donc une réflexion sur l’existence decontraintes éthiques, à la fois générales et spécifiques aux études abo-rigènes, encadrant le travail des chercheurs en sciences sociales enAustralie. J’ai voulu montrer que l’existence d’un système formel« d’approbation éthique » suscite, du point de vue des ethnographes,des dilemmes difficiles à résoudre. À première vue (notamment dans lecontexte français), l’existence de codes éthiques et d’instances for-melles de régulation peut apparaître comme une dangereuse menace àla pratique ethnographique qui aurait besoin, pour fonctionner correc-tement, de conserver un caractère « artisanal ». Pourtant, dans le mêmetemps, la nécessité de protéger les droits et intérêts des enquêtés peutsembler tout à fait légitime, voire impérative, notamment lorsque lechercheur travaille auprès d’anciennes populations colonisées, commedans le cas des Aborigènes. D’un certain point de vue, la seule intégritémorale du chercheur ne saurait suffire pour s’assurer du respect de prin-cipes éthiques minimum dans la relation avec les enquêtés.

Au final, mon texte ne prétendait cependant pas résoudre cette ten-sion, ni trancher définitivement en faveur de l’une ou l’autre des

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positions en conflit. Il s’agissait plus modestement de s’interroger, àpartir de ma propre enquête, sur les enjeux pratiques de ces protocoleséthiques, de façon à montrer, en particulier, qu’il existe nécessairementdes décalages entre les modèles généraux et la réalité de leur applica-tion. Si l’ethnographe n’a pas d’autre choix que de détourner oud’aménager le protocole institutionnel, cela ne l’empêche pas, bien aucontraire, de vouloir se conformer à une certaine « éthique du terrain ».C’est aussi cela la « politique de l’enquête ».

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