des fables de la fontaine

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DES FABLES DE LA FONTAINE LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS 1 Une jeune Souris, de peu dexprience, Crut flchir un vieux Chat, implorant sa clmence, Et payant de raisons le Raminagrobis1. Laissez-moi vivre : une souris De ma taille et de ma dpense Est-elle charge en ce logis ? Affamerais-je, votre avis, L'hte et l'htesse, et tout leur monde ? D'un grain de bl je me nourris : Une noix me rend toute ronde. prsent je suis maigre ; attendez quelque temps. Rservez ce repas Messieurs vos enfants. Ainsi parlait au Chat la Souris attrape. L'autre lui dit : Tu t'es trompe : Est-ce moi que l'on tient de semblables discours ? Tu gagnerais autant de parler des sourds. Chat, et vieux, pardonner ! Cela n'arrive gure. Selon ces lois, descends l-bas2, Meurs, et va-t'en, tout de ce pas, Haranguer3 les Surs filandires4 : Mes enfants trouveront assez d'autres repas. Il tint parole. Et pour ma fable Voici le sens moral qui peut y convenir : La jeunesse se flatte, et croit tout obtenir ; La vieillesse est impitoyable. Jean de LA FONTAINE (1621-1695), Livre XII des Fables.

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Le Livre et la Tortue1 Raminagrobis : nom du prince des chats dans plusieurs textes anciens. 2 Aux Enfers, sjour mythologique des morts ! 3 haranguer : tenir de grands discours. 4 Les Surs filandires : les Parques, dans la mythologie, qui filaient, tissaient et tranchaient les destins humains.

Rien ne sert de courir ; il faut partir point. Le Livre et la Tortue en sont un tmoignage. Gageons5, dit celle-ci, que vous n'atteindrez point Sitt que moi ce but. - Sitt ? Etes-vous sage ? Repartit6 l'animal lger. Ma commre7, il vous faut purger8 Avec quatre grains d'ellbore9. - Sage ou non, je parie encore. Ainsi fut fait : et de tous deux On mit prs du but les enjeux10 : Savoir quoi, ce n'est pas l'affaire, Ni de quel juge l'on convint. Notre Livre n'avait que quatre pas faire ; J'entends de ceux qu'il fait lorsque prt d'tre atteint Il s'loigne des chiens, les renvoie aux Calendes11, Et leur fait arpenter les landes. Ayant, dis-je, du temps de reste pour brouter, Pour dormir, et pour couter D'o vient le vent, il laisse la Tortue Aller son train de Snateur12. Elle part, elle s'vertue13 ; Elle se hte avec lenteur. Lui cependant mprise une telle victoire, Tient la gageure14 peu de gloire, Croit qu'il y va de son honneur De partir tard. Il broute, il se repose, Il s'amuse toute autre chose Qu' la gageure. A la fin quand il vit Que l'autre touchait presque au bout de la carrire15, Il partit comme un trait ; mais les lans qu'il fit Furent vains : la Tortue arriva la premire. Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison ? De quoi vous sert votre vitesse ? Moi, l'emporter ! et que serait-ce Si vous portiez une maison ?5 Gageons : parions 6 Rpartit : rpondit 7 Commre : amie 8 Purger : se nettoyer (lesprit ici) 9 Ellbore (ou hellbore) : plante dont les graines avaient, disait-on, la proprit de gurir la folie. 10 On plaa les paris sur la ligne darrive. 11 Renvoyer aux calendes : renvoyer au loin 12 Train de snateur : rythme trs lent 13 Svertue : fait des efforts 14 La gageure : le pari, la victoire 15 La carrire : la piste de la course

Le Livre et les Grenouilles Un Livre en son gte16 songeait (Car que faire en un gte, moins que l'on ne songe ?) ;16 Gte : terrier, abri

Dans un profond ennui ce Livre se plongeait : Cet animal est triste, et la crainte le ronge. "Les gens de naturel peureux Sont, disait-il, bien malheureux. Ils ne sauraient manger morceau qui leur profite ; Jamais un plaisir pur ; toujours assauts17 divers. Voil comme je vis : cette crainte maudite M'empche de dormir, sinon les yeux ouverts. Corrigez-vous, dira quelque sage cervelle. Et la peur se corrige-t-elle ? Je crois mme qu'en bonne foi Les hommes ont peur comme moi. " Ainsi raisonnait notre Livre, Et cependant faisait le guet18. Il tait douteux, inquiet : Un souffle, une ombre, un rien, tout lui donnait la fivre. Le mlancolique19 animal, En rvant cette matire, Entend un lger bruit : ce lui fut un signal Pour s'enfuir devers sa tanire20. Il s'en alla passer sur le bord d'un tang. Grenouilles aussitt de sauter dans les ondes ; Grenouilles de rentrer en leurs grottes profondes. "Oh! dit-il, j'en fais faire autant Qu'on m'en fait faire ! Ma prsence Effraie aussi les gens ! je mets l'alarme au camp21 ! Et d'o me vient cette vaillance22 ? Comment ? Des animaux qui tremblent devant moi ! Je suis donc un foudre de guerre23 ! Il n'est, je le vois bien, si poltron24 sur la terre Qui ne puisse trouver un plus poltron que soi. " Le Pot de terre et le Pot de fer Le Pot de fer proposa Au Pot de terre un voyage. Celui-ci s'en excusa, Disant qu'il ferait que sage25 De garder le coin du feu :17 18 19 20 21 22 23 24 25 Assauts : ici inquitudes Faire le guet : surveiller les alentours triste Sa demeure Je provoque la panique dans ce camp Ce courage Un hros Peureux, lche Il agirait sagement

Car il lui fallait si peu, Si peu, que la moindre chose De son dbris serait cause26. Il n'en reviendrait morceau. Pour vous, dit-il, dont la peau Est plus dure que la mienne, Je ne vois rien qui vous tienne. - Nous vous mettrons couvert27, Repartit le Pot de fer. Si quelque matire dure Vous menace d'aventure, Entre deux je passerai, Et du coup vous sauverai. Cette offre le persuade. Pot de fer son camarade Se met droit ses cts. Mes gens s'en vont trois pieds, Clopin-clopant comme ils peuvent, L'un contre l'autre jets Au moindre hoquet28 qu'ils trouvent. Le Pot de terre en souffre ; il n'eut pas fait cent pas Que par son compagnon il fut mis en clats, Sans qu'il et lieu de se plaindre. Ne nous associons qu'avecque nos gaux. Ou bien il nous faudra craindre Le destin d'un de ces Pots.

Le Cochet, le Chat, et le Souriceau Un Souriceau tout jeune, et qui n'avait rien vu, Fut presque pris au dpourvu29. Voici comme il conta l'aventure sa mre : J'avais franchi les Monts qui bornent cet Etat, Et trottais comme un jeune Rat Qui cherche se donner carrire30,26 27 28 29 30 La moindre chose provoquerait sa cassure Nous vous protgerons Obstacle En danger, sans ressource Qui cherche russir dans la vie

Lorsque deux animaux m'ont arrt les yeux : L'un doux, bnin31 et gracieux, Et l'autre turbulent32, et plein d'inquitude33. Il a la voix perante et rude, Sur la tte un morceau de chair, Une sorte de bras dont il s'lve en l'air Comme pour prendre sa vole34, La queue en panache tale. Or c'tait un Cochet35 dont notre Souriceau Fit sa mre le tableau, Comme d'un animal venu de l'Amrique. Il se battait, dit-il, les flancs36 avec ses bras, Faisant tel bruit et tel fracas, Que moi, qui grce aux Dieux, de courage me pique37, En ai pris la fuite de peur, Le maudissant de trs bon cur. Sans lui j'aurais fait connaissance Avec cet animal qui m'a sembl si doux. Il est velout38 comme nous, Marquet39, longue queue, une humble contenance40 ; Un modeste regard, et pourtant l'il luisant : Je le crois fort sympathisant41 Avec Messieurs les Rats ; car il a des oreilles En figure aux ntres pareilles42. Je l'allais aborder43, quand d'un son plein d'clat L'autre m'a fait prendre la fuite. - Mon fils, dit la Souris, ce doucet44 est un Chat, Qui sous son minois45 hypocrite Contre toute ta parent46 D'un malin vouloir est port47. L'autre animal tout au contraire Bien loign de nous mal faire,31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 Bnin : inoffensif Toujours en mouvement, agit agitation Senvoler Un jeune coq Les ctes Je me vante dtre courageux Doux, en velours Au pelage tachet Une attitude modeste, douce Trs ami avec les rats et les souris Ses oreilles ressemblent aux ntres Jallais lui parler Doucet : qui fait semblant dtre gentil visage race Il veut faire du mal tous les rats et toutes les souris

Servira quelque jour peut-tre nos repas. Quant au Chat, c'est sur nous qu'il fonde sa cuisine48. Garde-toi49, tant que tu vivras, De juger des gens sur la mine.

La Laitire et le Pot au lait Perrette sur sa tte ayant un Pot au lait Bien pos sur un coussinet50, Prtendait arriver sans encombre51 la ville. Lgre et court vtue52 elle allait grands pas ; Ayant mis ce jour-l, pour tre plus agile, Cotillon simple, et souliers plats. Notre laitire ainsi trousse53 Comptait dj dans sa pense Tout le prix de son lait, en employait l'argent,48 49 50 51 52 53 Cest nous quil dvore Evite Petit coussin Sans incident Habille lgrement vtue

Achetait un cent d'ufs, faisait triple couve54 ; La chose allait bien par son soin diligent55. Il m'est, disait-elle, facile, D'lever des poulets autour de ma maison : Le Renard sera bien habile, S'il ne m'en laisse assez pour avoir un cochon. Le porc s'engraisser cotera peu de son56 ; Il tait quand je l'eus de grosseur raisonnable : J'aurai le revendant de l'argent bel et bon. Et qui m'empchera de mettre en notre table, Vu le prix dont il est, une vache et son veau, Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? Perrette l-dessus saute aussi, transporte57. Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couve ; La dame de ces biens, quittant d'un il marri58 Sa fortune ainsi rpandue, Va s'excuser son mari En grand danger d'tre battue. Le rcit en farce en fut fait ; On l'appela le Pot au lait. Quel esprit ne bat la campagne ? Qui ne fait chteaux en Espagne59 ? Picrochole, Pyrrhus60, la Laitire, enfin tous, Autant les sages que les fous ? Chacun songe en veillant, il n'est rien de plus doux : Une flatteuse erreur emporte alors nos mes : Tout le bien du monde est nous, Tous les honneurs, toutes les femmes. Quand je suis seul, je fais au plus brave un dfi ; Je m'carte, je vais dtrner le Sophi61 ; On m'lit roi, mon peuple m'aime ; Les diadmes62 vont sur ma tte pleuvant : Quelque accident fait-il que je rentre en moi-mme ; Je suis gros Jean comme devant63.54 Elle rvait ce quelle allait faire avec largent que lui rapporterait la vente de son lait. 55 Les choses lui semblaient faciles 56 Son : nourriture des cochons 57 Elle saute aussi comme le veau quelle imagine, transporte dans son rve ! 58 La matresse de ces biens imaginaires laissant dun regard triste sa fortune tombe par terre 59 Qui ne rve pas de fortunes imaginaires ? 60 Hros guerriers 61 Roi des Perses 62 couronnes 63 Je me retrouve sans rien du tout !

Le Chat, la Belette, et le petit Lapin Du palais d'un jeune Lapin Dame Belette64 un beau matin S'empara ; c'est une ruse. Le Matre tant absent, ce lui fut chose aise. Elle porta chez lui ses pnates un jour65 Qu'il tait all faire l'Aurore sa cour, Parmi le thym et la rose66. Aprs qu'il eut brout, trott, fait tous ses tours, Janot Lapin retourne aux souterrains sjours67. La Belette avait mis le nez la fentre. O Dieux hospitaliers, que vois-je ici paratre ? Dit l'animal chass du paternel logis68 : O l, Madame la Belette,64 65 66 67 68 Animal fin et rus qui dvore souvent les lapins. Elle sinstalla chez lui avec ses affaires Pendant que le lapin tait all samuser dans la prairie Dans son terrier, son abri souterrain Le lapin, chass de sa demeure familiale

Que l'on dloge sans trompette69, Ou je vais avertir tous les rats du pays70. La Dame au nez pointu rpondit que la terre Etait au premier occupant71. C'tait un beau sujet de guerre Qu'un logis o lui-mme il n'entrait qu'en rampant. Et quand ce serait un Royaume Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi En a pour toujours fait l'octroi A Jean fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume, Plutt qu' Paul, plutt qu' moi72. Jean Lapin allgua la coutume et l'usage. Ce sont, dit-il, leurs lois qui m'ont de ce logis Rendu matre et seigneur, et qui de pre en fils, L'ont de Pierre Simon, puis moi Jean, transmis. Le premier occupant est-ce une loi plus sage ? - Or bien sans crier davantage, Rapportons-nous, dit-elle, Raminagrobis. C'tait un chat vivant comme un dvot ermite, Un chat faisant la chattemite, Un saint homme de chat, bien fourr, gros et gras, Arbitre expert sur tous les cas. Jean Lapin pour juge l'agre73. Les voil tous deux arrivs Devant sa majest fourre. Grippeminaud leur dit : Mes enfants, approchez, Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. L'un et l'autre approcha ne craignant nulle chose. Aussitt qu' porte il vit les contestants, Grippeminaud le bon aptre Jetant des deux cts la griffe en mme temps, Mit les plaideurs d'accord en croquant l'un et l'autre. Ceci ressemble fort aux dbats qu'ont parfois Les petits souverains se rapportant aux Rois.

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Partez tout de suite Comme sil voulait avertir la police ! La proprit appartient celui qui loccupe ! La belette prtend que le lapin ne peut pas prouver que la maison est lui ! Il laccepte comme arbitre