dialogues des morts fénelon

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Dialogues des morts [Document électronique] : composés pour l'éducation d'un prince / par Fénelon DIALOGUE 1 Mercure 1 et Caron 2 . On voit ici comment ceux qui sont préposés pour l’éducation des princes doivent travailler à corriger leurs vices naissants, et à leur inspirer les vertus de leur état. Caron. D’où vient que tu arrives si tard ? Les hommes ne meurent-ils plus ? Avais-tu oublié les ailes de ton bonnet ou de ton chapeau ? T’es-tu amusé à dérober ? Jupiter t'avait-il envoyé loin pour ses amours ? As-tu fait le Sosie ? Parle donc, si tu veux. Mercure. J’ai été pris pour dupe ; car je croyais mener dans ta barque aujourd'hui le prince Picrochole : c'eût été une bonne prise. Caron. Quoi ! Si jeune ? Mercure. Oui, si jeune. Il se croyait bien malade, et criait comme s'il eût vu la mort de bien près. Caron. Hé bien ! L’aurons-nous ? Mercure. Je ne me fie plus à lui ; il m’a trompé trop souvent. À peine fut-il dans son lit, qu’il oublia son mal, et s’endormit. Caron. Mais ce n'était donc pas un vrai mal ? Mercure. C'était un petit mal qu'il croyait grand. Il 1 Mercure (rom.) / Hermès (gr. ) est le dieu du Commerce , des Voyages et messager des autres dieux dans la Rome antique /l'empire Romain . Ses attributs traditionnels sont la bourse - le plus souvent tenue à la main -, le Pétase ailé ou non, le caducée , des sandales ailées ainsi que le coq et/ou le bouc. 2 Dans la mythologie grecque , Charon, le « nocher des Enfers », était le fils d'Érèbe (les Ténèbres) et de Nyx (la Nuit). Il avait pour rôle de faire passer sur sa barque, moyennant un péage, les ombres errantes des défunts à travers le fleuve Achéron (ou selon d'autres sources, le Styx ) vers le séjour des morts. La barque de Caron. La fatale barque. Il faut passer tôt ou tard dans la barque. C'est dans ce sens qu'on dit, populairement, La barque à Caron. 1

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Dialogues des morts [Document électronique] : composés pour l'éducation d'un prince / par Fénelon

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Dialogues des morts [Document électronique] : composés pour l'éducation d'un prince / par Fénelon

DIALOGUE 1 Mercure1 et Caron2.On voit ici comment ceux qui sont préposés pourl’éducation des princes doivent travailler àcorriger leurs vices naissants, et à leur inspirerles vertus de leur état.Caron.D’où vient que tu arrives si tard ? Les hommesne meurent-ils plus ? Avais-tu oublié lesailes de ton bonnet ou de ton chapeau ? T’es-tuamusé à dérober ? Jupiter t'avait-il envoyéloin pour ses amours ? As-tu fait le Sosie ?Parle donc, si tu veux.Mercure.J’ai été pris pour dupe ; car je croyais menerdans ta barque aujourd'hui le prince Picrochole :c'eût été une bonne prise.Caron.Quoi ! Si jeune ?Mercure.Oui, si jeune. Il se croyait bien malade, etcriait comme s'il eût vu la mort de bien près.Caron.Hé bien ! L’aurons-nous ?Mercure.Je ne me fie plus à lui ; il m’a trompé tropsouvent. À peine fut-il dans son lit, qu’iloublia son mal, et s’endormit.Caron.Mais ce n'était donc pas un vrai mal ?Mercure.C'était un petit mal qu'il croyait grand. Ila donné bien des fois de telles alarmes. Je l'aivu, avec la colique, vouloir qu'on lui ôtât sonventre. Une autre fois, saignant du nez, ilcroyait que son âme allait sortir dans sonmouchoir.Caron.Comment ira-t-il à la guerre ?Mercure.Il la fait avec des échecs, sans mal et sansdouleur ; il a déjà donné plus de cent batailles.

1 Mercure (rom.) / Hermès (gr.) est le dieu du Commerce, des Voyages et messager des autres dieux dans la Rome antique/l'empire Romain. Ses attributs traditionnels sont la bourse - le plus souvent tenue à la main -, le Pétase ailé ou non, le caducée, des sandales ailées ainsi que le coq et/ou le bouc.

2 Dans la mythologie grecque, Charon, le « nocher des Enfers », était le fils d'Érèbe (les Ténèbres) et de Nyx (la Nuit). Il avait pour rôle de faire passer sur sa barque, moyennant un péage, les ombres errantes des défunts à travers le fleuve Achéron (ou selon d'autres sources, le Styx) vers le séjour des morts. La barque de Caron. La fatale barque. Il faut passer tôt ou tard dans la barque. C'est dans ce sens qu'on dit, populairement, La barque à Caron.

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Caron.Triste guerre ! Il ne nous en revient aucun mort.Mercure.J’espère pourtant que, s’il peut se défaire dubadinage et de la mollesse, il fera grand fracasun jour : il a la colère et les pleurs d’Achille ;il pourrait bien en avoir le courage ; il estassez mutin pour lui ressembler. On dit qu’ilaime les muses, qu’il a un Chiron, un Phoenix.Caron.Mais tout cela ne fait pas notre compte. Ilnous faudrait plutôt un jeune prince brutal,ignorant, grossier, qui méprisât les lettres,qui n'aimât que les armes, toujours prêt às'enivrer de sang, qui mît sa gloire dans lesmalheurs des hommes. Il remplirait ma barqueune fois par jour.Mercure.Ho ! Ho ! Il t’en faut donner de ces princes,ou plutôt de ces monstres affamés de carnage !Celui-ci est plus doux. Je crois qu’il aimera lapaix, et qu’il saura faire la guerre. On voit enlui les commencements d’un grand prince, comme onremarque dans un bouton de rose naissante ce quipromet une belle fleur.Caron.Mais n’est-il pas bouillant et impétueux ?Mercure.Il l’est étrangement.Caron.Que veux-tu donc dire avec tes muses ? Il ne saurajamais rien : il mettra le désordre partout, etnous enverra bien des ombres plaintives. Tant mieux.Mercure.Il est impétueux, mais il n’est point méchant ; ilest curieux, docile, plein de goût pour les belleschoses ; il aime les honnêtes gens, et sait bongré à ceux qui le corrigent. S’il surmonte sapromptitude et sa paresse, il sera merveilleux ; jete le prédis.Caron.Quoi ! Prompt et paresseux ? Cela se contredit.Tu rêves.Mercure.Non, je ne rêve point. Il est prompt à sefâcher, et paresseux à remplir ses devoirs ;mais chaque jour il se corrige, et il est réservépour de grandes choses.Caron.Nous ne l’aurons donc pas sitôt ?Mercure.Non, ses maux sont plutôt des impatiences que devraies douleurs. Jupiter le destine à fairelongtemps le bonheur des hommes.

DIALOGUE 2 Hercule et Thésée.Les reproches que se font ici ces deux héros en

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apprennent l’histoire et le caractère d’unemanière courte et ingénieuse.Thésée.Hercule, tu me surprends : je te croyaisdans le haut Olympe à la table des dieux. Lebruit courait que, sur le mont Oeta, le feuavait consumé en toi toute la nature mortelleque tu tenais de ta mère, et qu’il ne te restaitplus que ce qui venait de Jupiter. Le bruitcourait aussi que tu avais épousé Hébé, quiest de grand loisir depuis que Ganymède [l'amant de Zeus et l'échanson des dieux] versele nectar en sa place.Hercule.Ne sais-tu pas que ce n’est ici que mon ombre ?Thésée.Ce que tu vois n’est aussi que la mienne. Maisquand elle est ici, je n’ai rien dans l’Olympe.Hercule.C’est que tu n’es pas comme moi fils de Jupiter.Thésée.Bon ! éthra ma mère, et mon père Egeus,n’ont-ils pas dit que j'étais fils de Neptune ;comme Alcmène, pour cacher sa faute pendantqu' Amphitryon était au siège de Thèbes, lui fitaccroire qu'elle avait reçu une visite de Jupiter ?Hercule.Je te trouve bien hardi de te moquer du dompteurdes monstres. Je n’ai jamais entendu raillerie.Thésée.Mais ton ombre n’est guère à craindre. Je ne vaispoint dans l’Olympe rire aux dépens du fils deJupiter immortalisé. Pour des monstres, j’en aidompté en mon temps aussi bien que toi.Hercule.Oserais-tu comparer tes faibles actions avecmes travaux ? On n’oubliera jamais le lion deNémée, pour lequel sont établis les jeuxnéméaques ; l'hydre de Lerne, dont les têtes semultipliaient ; le sanglier d'Érymanthe ; lecerf aux pieds d'airain ; les oiseaux deStymphale ; l'amazone dont j'enlevai la ceinture ;l'étable d'Augée ; le taureau que je traînai dansl'Hespérie ; Cacus, que je vainquis ; leschevaux de Diomède, qui se nourrissaient dechair humaine ; Géryon, roi des Espagnes, àtrois têtes ; les pommes d'or du jardin desHespérides ; enfin Cerbère, que je traînai horsdes enfers, et que je contraignis de voir lalumière.Thésée.Et moi, n’ai-je pas vaincu tous les brigandsde la Grèce, chassé Médée de chez mon père,tué le Minotaure, et trouvé l' issue dulabyrinthe, ce qui fit établir les jeuxisthmiques ? Ils valent bien ceux de Némée. De plus,j’ai vaincu les amazones qui vinrent assiégerAthènes. Ajoute à ces actions le combat des

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Lapithes, le voyage de Jason pour la toison d’or,et la chasse du sanglier de Calydon où j’ai eutant de part. J’ai osé, aussi bien que toi,descendre aux enfers.Hercule.Oui, mais tu fus puni de ta folle entreprise ;tu ne pris point Proserpine3. Cerbère4, que jetraînai hors de son antre ténébreux, dévoraà tes yeux ton ami, et tu demeuras captif. As-tuoublié que Castor et Pollux reprirent danstes mains Hélène leur soeur ? Tu leur laissasaussi enlever ta pauvre mère éthra. Tout celaest d’un faible héros. Enfin tu fus chasséd’Athènes ; et te retirant dans l’île de Scyros,Lycomède, qui savait combien tu étais accoutuméà faire des entreprises injustes, pour teprévenir te précipita du haut d’un rocher.Voilà une belle fin !Thésée.La tienne est-elle plus honorable de deveniramoureux d' Omphale, chez qui tu filais, puisla quitter pour la jeune Iole au préjudice dela pauvre Déjanire à qui tu avais donné ta foi,se laisser donner la tunique trempée dans lesang du centaure Nessus, devenir furieuxjusqu’à précipiter des rochers du mont Oeta dansla mer le pauvre Lichas, qui ne t' avait rienfait, et prier Philoctète en mourant de cacherton sépulcre afin qu’on te crût un dieu ? Cettefin est-elle plus belle que ma mort ? Au moins,avant que d’être chassé par les athéniens, jeles avais tirés de leurs bourgs, où ils vivaientavec barbarie, pour les civiliser et leur donnerdes lois dans l' enceinte d’une nouvelle ville. Pourtoi, tu n'avais garde d'être législateur ; toutton mérite était dans tes bras nerveux et danstes épaules larges.Hercule.Mes épaules ont porté le monde pour soulagerAtlas. De plus, mon courage était admiré. Il estvrai que j'ai été trop attaché aux femmes : maisc'est bien à toi à me le reprocher, toi quiabandonnas avec ingratitudeAriane qui t'avait sauvé la vie en Crète !Penses-tu que je n'aie point entendu parler del'amazone Antiope, à laquelle tu fus encoreinfidèle ? églé, qui lui succéda, ne fut pas plus

3 Dans la mythologie grecque, Perséphone est une déesse, fille de Zeus et de Déméter. Elle est d'abord connue sous le simple nom de Coré « la jeune fille », ou encore « la fille », par opposition à Déméter, « la mère ».Elle est assimilée à Proserpine dans la mythologie romaine. Certains auteurs ne la reconnaissent pas comme la fille de Déméter, mais comme celle du Styx.

4 Dans la mythologie grecque, Cerbère fils de Typhon et d'Échidna, est un chien monstrueux à trois têtes (50 suivant Hésiode, 100 chez Horace). D'un aspect colossal, il avait un cou hérissé de serpents et ses morsures étaient venimeuses.Gardien des Enfers, il veillait devant une antre au bord du Styx.

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heureuse. Tu avais enlevé Hélène, mais sesfrères te surent bien punir. Phèdre t’avaitaveuglé jusqu' au point qu’elle t’engagea à fairepérir Hippolyte, que tu avais eu de l’amazone.Plusieurs autres ont possédé ton coeur, et nel’ont pas possédé longtemps.Thésée.Mais enfin je ne filais pas comme celui quia porté le monde.Hercule.Je t’abandonne ma vie lâche et efféminéeen Lydie : mais tout le reste est au-dessus del’homme.Thésée.Tant pis pour toi que tout le reste étantau-dessus de l’homme, cet endrait soit si fortau-dessous. D' ailleurs tes travaux que tu vantestant, tu ne les as accomplis que pour obéirà Eurysthée.Hercule.Il est vrai que Junon m’avait assujetti àtoutes ses volontés. C’est la destinée de la vertud’être livrée à la persécution des lâches et des méchants. Mais sa persécution n’a servi qu’à exercer ma patience et mon courage. Au contraire,tu as souvent fait des choses injustes. Heureuxle monde, si tu ne fusses point sorti dulabyrinthe !Thésée.Alors je délivrai Athènes du tribut de septjeunes hommes et d’autant de filles que Minoslui avait imposé à cause de la mort de son filsAndrogée. Hélas ! Mon père égée, quim’attendait, ayant cru voir la voile noire au lieude la blanche, se jeta dans la mer, et je letrouvai mort en arrivant. Dès lors je gouvernaisagement Athènes.Hercule.Comment l’aurais-tu gouvernée puisque tuétais tous les jours dans de nouvelles expéditionsde guerre, et que tu mis, par tes amours, le feudans toute la Grèce ?Thésée.Ne parlons plus d’amours : sur ce chapitrehonteux nous ne nous en devons rien l’un à l’autre.Je l’avoue de bonne foi, je te le cède mêmepour l’éloquence ; mais ce qui décide, c’est quetu es dans les enfers à la merci de Pluton5, quetu as irrité, et que je suis au rang desimmortels dans le haut Olympe.

DIALOGUE 3 Achille et Chiron.Peinture vive des écueils d'une jeunesse bouillantedans un prince né pour commander.

5 Pluton est un dieu de la mythologie (romaine, « celui qui enrichit ») / Hadès (grecque, « celui qui rend invisible »).

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Achille.À quoi me sert-il d'avoir reçu tes instructions ?Tu ne m'as jamais parlé que de sagesse, de valeur,de gloire, d' héroïsme. Avec tes beaux discours, mevoilà devenu ombre vaine : ne m’aurait-il pasmieux valu passer une longue et délicieuse vie chezle roi Lycomède, déguisé en fille, avec lesprincesses filles de ce roi ?Chiron.Hé bien ! Veux-tu demander au destin deretourner parmi ces filles ? Tu fileras, tu perdrastoute ta gloire, on fera sans toi un secondsiège de Troie, le fier Agamemnon ton ennemisera chanté par Homère ; Thersite même nesera pas oublié : mais pour toi, tu serasenseveli honteusement dans les ténèbres.Achille.Agamemnon m'enlever ma gloire ! Moi demeurerdans un honteux oubli ! Je ne puis lesouffrir, et j'aimerais mieux périr encore unefois de la main du lâche Pâris.Chiron.Mes instructions sur la vertu ne sont doncpas à mépriser.Achille.Je l’avoue : mais, pour en profiter, je voudraisretourner au monde.Chiron.Qu' y ferais-tu cette seconde fois ?Achille.Qu' est-ce que j' y ferais ? J'éviterais laquerelle que j’eus avec Agamemnom : par làj'épargnerais la vie de mon ami Patrocle, et lesang de tant d’autres grecs que je laissai périrsous le glaive cruel des troyens, pendant queje me roulais de désespoir sur le sable du rivagecomme un insensé.Chiron.Mais ne t’avais-je pas prédit que ta colèrete ferait faire toutes ces folies ?Achille.Il est vrai, tu me l’avais dit cent fois : maisla jeunesse écoute-t-elle ce qu’on lui dit ? Ellene croit que ce qu’elle voit. Oh ! Si je pouvaisredevenir jeune !Chiron.Tu redeviendrais emporté et indocile.Achille.Non, je te le promets.Chiron.Hé ! Ne m’avais-tu pas promis cent et cent foisdans mon antre de Thessalie de te modérer quandtu serais au siège de Troie ? L’as-tu fait ?Achille.J’avoue que non.Chiron.Tu ne le ferais pas mieux quand tu redeviendrais

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jeune ; tu promettrais comme tu promets à présent,et tu tiendrais ta promesse comme tu l’as tenue.Achille.La jeunesse est donc une étrange maladie !Chiron.Tu voudrais pourtant encore en être malade.Achille.Il est vrai : mais la jeunesse serait charmantesi on pouvait la rendre modérée et capable de fairedes réflexions. Toi qui connais tant de remèdes,n’en as-tu point quelqu’un pour guérir cettefougue, ce bouillon du sang plus dangereux qu’unefièvre ardente ?Chiron.Le remède est de se craindre soi-même, decroire les gens sages, de les appeler à sonsecours, de profiter de ses fautes passées pourprévoir celles qu’il faut éviter à l' avenir, etd' invoquer souvent Minerve, dont la sagesseest au-dessus de la valeur emportée de Mars.Achille.Hé bien ! Je ferai tout cela si tu peux obtenirde Jupiter qu’il me rappelle à la jeunesseflorissante où je me suis vu. Fais qu’il te rendeaussi la lumière, et qu’il m’assujettisse à tesvolontés comme Hercule le fut à cellesd' Eurysthée.Chiron.J' y consens ; je vais faire cette prière au pèredes dieux, je sais qu’il m’exaucera. Tu renaîtras,après une longue suite de siècles, avec du génie,de l' élévation, du courage, du goût pour lesmuses, mais avec un naturel impatient etimpétueux ; tu auras Chiron à tes côtés, nousverrons l' usage que tu en feras.

DIALOGUE 4 Achille et Homère.Manière aimable de faire naître dans le coeur d’unjeune prince l’amour des belles lettres et de lagloire.Achille.Je suis ravi, grand poëte, d’avoir servi àt’immortaliser. Ma querelle contre Agamemnon,ma douleur de la mort de Patrocle, mes combatscontre les troyens, la victoire que je remportaisur Hector, t' ont donné le plus beau sujet depoëme qu’on ait jamais vu.Homère.J’avoue que le sujet est beau, mais j’en auraisbien pu trouver d’autres. Une preuve qu’il y en ad’autres, c’est que j’en ai trouvé effectivement.Les aventures du sage et patient Ulysse valentbien la colère de l’impétueux Achille.Achille.Quoi ! Comparer le rusé et trompeur Ulysseau fils de Thétis plus terrible que Mars ! Va,poëte ingrat, tu sentiras...

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Homère.Tu as oublié que les ombres ne doiventpoint se mettre en colère. Une colère d’ombren’est guère à craindre. Tu n’as plus d’autresarmes à employer que de bonnes raisons.Achille.Pourquoi viens-tu me désavouer que tu me dois lagloire de ton plus beau poëme ? L’autre n’estqu’un amas de contes de vieilles ; tout y languit,tout sent son vieillard dont la vivacité estéteinte, et qui ne sait point finir.Homère.Tu ressembles à bien des gens, qui, faute deconnoître les divers genres d’écrire, craientqu’un auteur ne se soutient pas quand il passed’un genre vif et rapide à un autre plus douxet plus modéré. Ils devraient savoir que laperfection est d' observer toujours les diverscaractères, de varier son style suivant lessujets, de s' élever ou de s' abaisser à propos, etde donner, par ce contraste, des caractèresplus marqués et plus agréables. Il faut savoirsonner de la trompette, toucher la lyre, etjouer même de la flûte champêtre. Je crois que tuvoudrais que je peignisse Calypso avec sesnymphes dans sa grotte, ou Nausicaa surle rivage de la mer, comme les héros et lesdieux mêmes combattant aux portes de Troie.Parle de guerre, c’est ton fait ; et ne te mêlejamais de décider sur la poésie en ma présence.Achille.Oh ! Que tu es fier, bon homme aveugle ! Tute prévaux de ma mort.Homère.Tu te prévaux aussi de la mienne. Tu n’es plus quel’ombre d’Achille, et moi je ne suis que l’ombred’Homère.Achille.Ah ! Que ne puis-je faire sentir mon ancienneforce à cette ombre ingrate !Homère.Puisque tu me presses tant sur l’ingratitude, jeveux enfin te détromper. Tu ne m’as fourni qu’unsujet que je pouvais trouver ailleurs : mais moi,je t' ai donné une gloire qu’un autre n’eût pu tedonner, et qui ne s' effacera jamais.Achille.Comment ! Tu t’imagines que sans tes vers legrand Achille ne serait pas admiré de toutes lesnations et de tous les siècles ?Homère.Plaisante vanité ! Pour avoir répandu plusde sang qu’un autre au siège d’une ville quin’a été prise qu’après ta mort ! Hé ! Combieny a-t-il de héros qui ont vaincu de grandspeuples et conquis de grands royaumes ! Cependantils sont dans les ténèbres de l’oubli ;

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on ne sait pas même leurs noms. Les muses seulespeuvent immortaliser les grandes actions. Un roiqui aime la gloire la doit chercher dans ces deuxchoses : premièrement il faut la mériter par lavertu, ensuite se faire aimer par les nourrissonsdes muses, qui peuvent la chanter à toute lapostérité.Achille.Mais il ne dépend pas toujours des princesd’avoir de grands poëtes : c’est par hasard quetu as conçu longtemps après ma mort le desseinde faire ton iliade.Homère.Il est vrai ; mais quand un prince aime leslettres, il se forme pendant son règne beaucoupde grands hommes. Ses récompenses et son estimeexcitent une noble émulation ; le goût seperfectionne. Il n’a qu’à aimer et qu’à favoriserles muses, elles feront bientôt paraître deshommes inspirés pour louer tout ce qu’il y a delouable en lui. Quand un prince manque d’unHomère, c’est qu’il n’est pas digne d’en avoirun : son défaut de goût attire l’ignorance, lagrossièreté, et la barbarie. La barbariedéshonore toute une nation, et ôte toute espérancede gloire durable au prince qui règne. Ne sais-tupas qu’Alexandre, qui est depuis peu descenduici bas, pleurait den’avoir point eu un poëte qui fît pour lui ceque j’ai fait pour toi ? C’est qu’il avait le goûtbon sur la gloire. Pour toi, tu me dois tout, ettu n’as point de honte de me traiter d’ingrat.Il n’est plus temps de s’emporter : ta colèredevant Troie était bonne à me fournir lesujet d’un poëme ; mais je ne puis plus chanterles emportements que tu aurais ici, et ils nete feraient point d’honneur. Souviens-toiseulement que la parque t’ayant ôté tous lesautres avantages, il ne te reste plus que le grandnom que tu tiens de mes vers. Adieu. Quandtu seras de plus belle humeur, je viendrai techanter dans ce bocage certains endroits del' iliade ; par exemple, la défaite des grecs enton absence, la consternation des troyens dèsqu’on te vit paroître pour venger Patrocle, lesdieux mêmes étonnés de te voir comme Jupiterfoudroyant. Après cela dis, si tu l’oses,qu' Achille ne doit point sa gloire à Homère.

DIALOGUE 5 Achille et Ulysse.Caractères d’Achille et d’Ulysse.Ulysse.Bonjour, fils de Thétis. Je suis enfin descenduaprès une longue vie dans ces tristes lieux oùtu fus précipité dès la fleur de ton âge.Achille.J’ai vécu peu, parceque les destins injustesn’ont pas permis que j’acquisse plus de gloire

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qu’ils n’en veulent accorder aux mortels.Ulysse.Ils m’ont pourtant laissé vivre long-tempsparmi des dangers infinis, d’où je suis toujourssorti avec honneur.Achille.Quel honneur, de prévaloir toujours par laruse ! Pour moi, je n’ai point su dissimuler, jen’ai su que vaincre.Ulysse.Cependant j’ai été jugé après ta mort le plusdigne de porter tes armes.Achille.Bon ! Tu les as obtenues par ton éloquence,et non par ton courage. Je frémis quand jepense que les armes faites par le dieu Vulcain,et que ma mère m’avait données, ont été larécompense d’un discoureur artificieux.Ulysse.Sache que j’ai fait de plus grandes chosesque toi. Tu es tombé mort devant la ville deTroie qui était encore dans toute sa gloire, etc’est moi qui l’ai renversée.Achille.Il est plus beau de périr par l’injuste courrouxdes dieux après avoir vaincu ses ennemis, que definir une guerre en se cachant dans un cheval,et en se servant du ministère de Minerve pourtromper ses ennemis.Ulysse.As-tu donc oublié que les grecs me doiventAchille même ? Sans moi tu aurais passé unevie honteuse parmi les filles du roi Lycomède.Tu me dois toutes les belles actions que je t’aicontraint de faire.Achille.Mais enfin je les ai faites ; et toi, tu n’as rienfait que des tromperies. Pour moi, quand j’étaisparmi les filles de Lycomède, c’est quema mère Thétis, qui savait que je devais périrau siège de Troie, m’avait caché pour sauverma vie. Mais toi, qui ne devais point mourir,pourquoi faisais-tu le fou avec ta charruequand Palamède découvrit si bien ta ruse ?Oh ! Qu’il y a de plaisir de voir tromper untrompeur ! Il mit, t’en souviens-tu ? Télémaquedans le champ pour voir si tu ferais passer lacharrue sur ton propre fils.Ulysse.Je m’en souviens ; mais j’ai mois Pénélope,que je ne voulais pas quitter. N’as-tu pas faitde plus grandes folies pour Briséis, quand tuquittas le camp des grecs, et fus cause de lamort de ton ami Patrocle ?Achille.Oui : mais quand je retournai, je vengeaiPatrocle et je vainquis Hector. Qui as-tu vaincu

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en ta vie, si ce n’est Irus, ce gueux d' Ithaque ?Ulysse.Et les amants de Pénélope, et le cyclopePolyphème ?Achille.Tu as pris ces amants en trahison : c' étaientdes hommes amollis par les plaisirs, et presquetoujours ivres. Pour Polyphème, tu n’en devroisjamais parler. Si tu eusses osé l’attendre, ilt’aurait fait payer bien chèrement l’oeilque tu lui crevas pendant son sommeil.Ulysse.Mais enfin j’ai essuyé pendant vingt ans, ausiège de Troie et dans mes voyages, tous lesdangers et tous les malheurs qui peuvent exercerle courage et la sagesse d’un homme. Mais qu’as-tujamais eu à conduire ? Il n’y avait en toi qu’uneimpétuosité folle et une fureur que les hommesgrossiers ont nommée courage. La main du lâchePâris en est venue à bout.Achille.Mais toi qui te vantes de ta prudence, ne t’es-tupas fait tuer sottement par ton propre filsTélégone qui te naquit de Circé ? Tu n’eus pasla précaution de te faire reconnoître par lui.Voilà un plaisant sage pour me traiter de fou !Ulysse.Va, je te laisse avec l’ombre d' Ajax, aussibrutal que toi, et aussi jaloux de ma gloire.

DIALOGUE 6 Ulysse et Grillus.La condition des hommes serait pire que celle desbêtes, si la solide philosophie et la vraiereligion ne les soutenaient.Ulysse.N’êtes-vous pas bien aise, mon cher Grillus,de me revoir et d’être en état de reprendrevotre ancienne forme ?Grillus.Je suis bien aise de vous voir, favori deMinerve : mais pour le changement de forme,vous m’en dispenserez, S’il vous plaît.Ulysse.Hélas ! Mon pauvre enfant, savez-vous biencomment vous êtes fait ? Assurément vous n’avezpoint la taille belle ; un gros corps courbévers la terre, de longues oreilles pendantes,de petits yeux à peine entr' ouverts, un groinhorrible, une physionomie très désavantageuse, unvilain poil grossier et hérissé. Enfin vous êtesune hideuse personne : je vous l’apprends, si vousne le savez pas. Si peu que vous ayez de coeur, vousvous trouverez trop heureux de redevenir homme.Grillus.Vous avez beau dire, je n’en ferai rien : lemétier de cochon est bien plus joli. Il est vraique ma figure n’est pas fort élégante ; mais j’enserai quitte pour ne me regarder jamais au miroir.

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Aussi bien, de l’humeur dont je suis depuisquelque temps, je n’ai guère à craindre de memirer dans l’eau, et de m' y reprocher ma laideur :j’aime mieux un bon bourbier qu’une claire fontaine.Ulysse.Cette saleté ne vous fait-elle point horreur ?Vous ne vivez que d’ordure ; vous vous vautrezdans des lieux infects : vous êtes toujourspuant à faire bondir le coeur.Grillus.Qu’importe ? Tout dépend du goût. Cette odeur estplus douce pour moi que celle de l’ambre, et cetteordure est du nectar pour moi.Ulysse.J’en rougis pour vous. Est-il possible que vousayez sitôt oublié ce que l’humanité a de nobleet d’avantageux ?Grillus.Ne me parlez plus de l’humanité : sa noblessen’est qu’imaginaire, tous ses maux sont réels, etles biens ne sont qu’en idée. J’ai un corps saleet couvert d’un poil hérissé, mais je n’ai plusbesoin d’habits ; et vous seriez plus heureuxdans vos tristes aventures, si vous aviez le corpsaussi velu que moi, pour vous passer devêtement. Je trouve par-tout ma nourriture,jusque dans les lieux les plus dégoûtants. Lesprocès et les guerres, et tous les autres embarrasde la vie, ne sont plus rien pour moi. Il ne mefaut ni cuisinier, ni barbier, ni tailleur, niarchitecte. Me voilà libreet content à peu de frais. Pourquoi me rengagerdans les besoins des hommes ?Ulysse.Il est vrai que l’homme a de grands besoins ;mais les arts qu’il a inventés pour satisfaire àces besoins se tournent à sa gloire et font sesdélices.Grillus.Il est plus sûr d’être exempt de tous cesbesoins, que d’avoir les moyens les plusmerveilleux d’y remédier. Il vaut mieux jouird’une santé parfaite sans aucune science de lamédecine, que d’être toujours malade avec desremèdes excellents pour se guérir.Ulysse.Mais, mon cher Grillus, vous ne comptez doncplus pour rien l' éloquence, la poésie, lamusique, la science des arts et du monde entier,celle des figures et des nombres ? Avez-vousrenoncé à notre chère patrie, aux sacrifices,aux festins, aux jeux, aux danses, aux combats,aux couronnes qui servent de prix aux vainqueurs ?Répondez.Grillus.Mon tempérament de cochon est si heureux, qu’il memet au-dessus de toutes ces belles choses. J’aime

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mieux grognoner que d’être aussi éloquent que vous.Ce qui me dégoûtede l' éloquence, c’est que la vôtre même, quiégale celle de Minerve, ne me persuade nine me touche. Je ne veux persuader personne ;je n’ai que faire d’être persuadé. Je suis aussipeu curieux de vers que de prose ; tout cela estdevenu viande creuse pour moi. Pour les combatsde la lutte et des chariots, je les laissevolontiers à ceux qui sont passionnés pourune couronne, comme les enfants pour leursjouets : je ne suis plus assez dispos pourremporter le prix ; et je ne l’envierai point à unautre moins chargé de lard et de graisse. Pourla musique, j’en ai perdu le goût, et le goûtdécide de tout ; le goût qui vous y attache m’ena détaché : n’en parlons plus. Retournez àIthaque : la patrie d’un cochon se trouvepar-tout où il y a du gland. Allez, régnez, revoyezPénélope, punissez ses amants : pour moi, maPénélope est la truie qui est ici près ; je règnedans mon étable, et rien ne trouble mon empire.Beaucoup de rois dans des palais dorés nepeuvent atteindre à mon bonheur ; on lesnomme fainéants et indignes du trône, quandils veulent régner comme moi, sans tourmenterle genre humain.Ulysse.Vous ne songez pas qu’un cochon est à lamerci des hommes, et qu’on ne l’engraisseque pour l' égorger. Avec ce beau raisonnementvous finirez bientôt votre destinée. Leshommes, au rang desquels vous ne voulez pas être,mangeront votre lard, vos boudins, et vos jambons.Grillus.Il est vrai que c’est le danger de mon état : maisle vôtre n’a-t-il pas aussi ses périls ? Jem’expose à la mort par une vie douce dont lavolupté est réelle : vous vous exposez de mêmeà une mort prompte par une vie malheureuseet pour une gloire chimérique. Je conclusqu’il vaut mieux être cochon que héros. Apollonlui-même dût-il chanter un jour vos victoires,son chant ne vous guérirait point de vos peines,et ne vous garantirait point de la mort. Lerégime d’un cochon vaut mieux.Ulysse.Vous êtes donc assez insensé et assez abrutipour mépriser la sagesse, qui égale presque leshommes aux dieux ?Grillus.Au contraire, c’est par sagesse que je mépriseles hommes. C’est une impiété de croire qu’ilsressemblent aux dieux, puisqu’ils sont aveugleset injustes, trompeurs, malfaisants, malheureuxet dignes de l’être, armés cruellement

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les uns contre les autres, et autant ennemisd’eux-mêmes que de leurs voisins. à quoi aboutitcette sagesse que l' on vante tant ? Elle neredresse point les moeurs des hommes ; elle ne setourne qu’à flatter et à contenter leurs passions.Ne vaudrait-il pas mieux n’avoir point de raison,que d' en avoir pour autoriser les choses les plusdéraisonnables ? Ah ! Ne me parlez plus del’homme : c’est le plus injuste, et par conséquentle plus déraisonnable de tous les animaux. Sansflatterie, un cochon est une assez bonne personne ;il ne fait ni fausse monnoie ni faux contrats ;il ne se parjure jamais ; il n’a ni avarice niambition ; la gloire ne lui fait point faire deconquêtes injustes ; il est ingénu et sansmalice ; sa vie se passe à boire, manger et dormir.Si tout le monde lui ressemblait, tout lemonde dormirait aussi dans un profond repos, etvous ne seriez pas ici ; Pâris n’aurait pasenlevé Hélène ; les grecs n’auraient pasrenversé la superbe ville de Troie après unsiège de dix ans ; vous n’auriez point erré surmer et sur terre au gré de la fortune, et vousn’auriez pas besoin de conquérir votre propreroyaume. Ne me parlez donc plus de raison ;car les hommes n’ont que de la folie. Ne vaut-ilpas mieux être bête que méchant fou ?Ulysse.J’avoue que je ne puis assez m’étonner de votrestupidité.Grillus.Belle merveille, qu’un cochon soit stupide !Chacun doit garder son caractère ; vous gardezle vôtre d’homme inquiet, éloquent, impérieux,plein d' artifice, et perturbateur du repos public.La nation à laquelle je suis incorporé estmodeste, silencieuse, ennemie de la subtilité etdes beaux discours : elle va sans raisonner toutdroit au plaisir.Ulysse.Du moins vous ne sauriez désavouer quel’immortalité réservée aux hommes n’élèveinfiniment leur condition au-dessus des bêtes.Je suis effrayé de l’aveuglement de Grillus,quand je songe qu’il compte pour rien les délicesdes champs élysées, où les hommes vivent heureuxaprès leur mort.Grillus.Arrêtez, S’il vous plaît. Je ne suis pas encoretellement cochon que je renonçasse à être homme,si vous me montriez dans l’homme une immortalitévéritable : mais pour n’être qu’une ombre, etencore une ombre plaintive, qui regrette jusquedans les champs élysées avec lâcheté les misérablespeines de ce monde, J’avoue que cette ombre d' immortaliténe vaut pas la peine de se contraindre. Achille,dans les champs élysées, joue au palet sur

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l' herbe : mais il donnerait toute sa gloire,qui n’est qu’un songe, pour être l' infameThersite au nombre des vivants. Cet Achille sidésabusé de la gloire n’est plus qu’un fantôme ;ce n’est plus lui-même : on n’y reconnoît plusni son courage ni ses sentiments ; c’est un jene sais quoi qui ne reste de lui que pour ledéshonorer. Cette ombre vaine n’est non plusAchille, que la mienne n’est mon corps. N' espérezdonc pas, éloquent Ulysse, m' éblouir par unefausse apparence d' immortalité. Je veux quelquechose de plus réel ; faute de quoi, je persiste àdemeurer dans l' état où je suis. Montrez-moi quel’homme a en lui quelque chose de plus noble queson corps, et qui soit exempt de la corruption ;montrez-moi que ce qui pense en l’homme n’est pointle corps, et subsiste toujours après cette machinegrossière ; enfin faites voir que ce qui reste del’homme après cette vie est un être véritablementheureux ; établissez que les dieux ne sontpoint injustes, et qu’il y a au-delà de cettevie une solide récompense pour la vertutoujours souffrante ici-bas : aussitôt, divin fils deLaërte, je cours avec vous au travers des dangers ;je sors content de l' étable de Circé ; jene suis plus cochon ; je redeviens homme, ethomme en garde contre tous les plaisirs. Partout autre chemin vous ne me conduirez jamais àvotre but. J’aime mieux n’être que cochon gros etgras, content de mon ordure, que d’être hommefoible, vain, léger, malin, trompeur et injuste,qui n' espère d’être après sa mort qu’une ombretriste, plaintive, et un fantôme mécontent de sacondition.

DIALOGUE 7 Confucius et Socrate.Confucius.J’apprends que vos européens vont souventchez nos orientaux, et qu’ils me nomment leSocrate de la Chine. Je me tiens honoré de cenom.Socrate.Laissons les compliments dans un pays oùils ne sont plus de saison. Sur quoi fonde-t-oncette ressemblance entre nous ?Confucius.Sur ce que nous avons vécu à peu près dansles mêmes temps, et que nous avons été tousdeux pauvres, modérés, pleins de zèle pourrendre les hommes vertueux.Socrate.Pour moi, je n’ai point formé, comme vous,des hommes excellents pour aller dans toutesles provinces semer la vertu, combattre levice, et instruire les hommes.Confucius.Vous avez formé une école de philosophesqui ont beaucoup éclairé le monde.

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Ma pensée n’a jamais été de rendre le peuplephilosophe, je n’ai pas osé l’espérer. J’aiabandonné à toutes ses erreurs le vulgairegrossier et corrompu : je me suis borné àl’instruction d’un petit nombre de disciples d’unesprit cultivé, et qui cherchaient les principesdes bonnes moeurs. Je n’ai jamais voulu rienécrire, et j’ai trouvé que la parole étaitmeilleure pour enseigner. Un livre est une chosemorte qui ne répond point aux difficultésimprévues et diverses de chaque lecteur ; un livrepasse dans les mains des hommes incapablesd’en faire un bon usage ; un livre estsusceptible de plusieurs sens contraires à celuide l’auteur. J’ai mieux aimé choisir certainshommes, et leur confier une doctrine queje leur fisse bien comprendre de vive voix.Confucius.Ce plan est beau ; il marque des penséesbien simples, bien solides, bien exemptes devanité. Mais avez-vous évité par là toutes lesdiversités d’opinions parmi vos disciples ? Pourmoi, j’ai évité les subtilités de raisonnement,et je me suis borné à des maximes sensées pourla pratique des vertus dans la société.Socrate.Pour moi, j’ai cru qu’on ne peut établir lesvraies maximes qu’en remontant aux premiersprincipes qui peuvent les prouver, et en réfutanttous les autres préjugés des hommes.Confucius.Mais enfin, par vos premiers principes,avez-vous évité les combats d' opinions entrevos disciples ?Socrate.Nullement ; Platon et Xénophon, mes principauxdisciples, ont eu des vues toutes différentes.Les académiciens, formés par Platon, se sontdivisés entre eux : cette expérience m’adésabusé de mes espérances sur les hommes.Un homme ne peut presque rien sur les autreshommes. Les hommes ne peuvent rien sureux-mêmes par l’impuissance où l’orgueil etles passions les tiennent ; à plus forte raisonles hommes ne peuvent-ils rien les uns sur lesautres : l' exemple et la raison insinuée avecbeaucoup d' art font seulement quelque effetsur un fort petit nombre d’hommes mieux nésque les autres. Une réforme générale d’unerépublique me paraît enfin impossible, tantje suis désabusé du genre humain.Confucius.Pour moi, j’ai écrit, et j’ai envoyé mesdisciples pour tâcher de réduire aux bonnesmoeurs toutes les provinces de notre empire.Socrate.Vous avez écrit des choses courtes et simples,

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si toutefois ce qu’on a publié sous votrenom est effectivement de vous. Ce ne sont quedes maximes, qu’on a peut-être recueillies devos conversations, comme Platon dans sesdialogues a rapporté les miennes. Des maximescoupées de cette façon ont une sécheresse quin’était pas, je m’imagine, dans vos entretiens.D' ailleurs vous étiez d’une maison royale eten grande autorité dans toute votre nation :vous pouviez faire bien des choses qui ne m' étaientpas permises à moi, fils d’un artisan. Pour moi,je n’avais garde d' écrire, et je n’ai que tropparlé : je me suis même éloigné de tous lesemplois de ma république pour apaiser l' envie ; etje n’ai pu y réussir, tant il estimpossible de faire quelque chose de bon deshommes.Confucius.J’ai été plus heureux parmi les chinois ; jeles ai laissés avec des lois sages, et assez bienpolicés.Socrate.De la manière que j’en entends parler surles relations de nos européens, il faut en effetque la Chine ait eu de bonnes lois et uneexacte police. Il y a grande apparence que leschinois ont été meilleurs qu’ils ne sont. Je neveux pas désavouer qu’un peuple, quand il aune bonne et constante forme de gouvernement, nepuisse devenir fort supérieur aux autres peuplesmoins bien policés. Par exemple, nous autresgrecs, qui avons eu de sages législateurs etcertains citoyens désintéressés qui n’ont songéqu' au bien de la république, nous avons été bienplus polis et plus vertueux que les peuples quenous avons nommés barbares. Les égyptiens, avantnous, ont eu aussi des sages qui les ont policés,et c’est d’eux que nous sont venues les bonneslois. Parmi les républiques de la Grèce, la nôtrea excellé dans les arts libéraux, dans lessciences, dans les armes : mais celle qui a montréplus long-temps une discipline pure et austère, c’estcelle de Lacédémone. Je conviens donc qu’unpeuple gouverné par de bons législateurs quise sont succédé les uns aux autres, et qui ontsoutenu les coutumes vertueuses, peut êtremieux policé que les autres qui n’ont pas eula même culture. Un peuple bien conduit seraplus sensible à l’honneur, plus ferme contreles périls, moins sensible à la volupté, plusaccoutumé à se passer de peu, plus juste pourempêcher les usurpations et les fraudes decitoyen à citoyen. C’est ainsi que leslacédémoniens ont été disciplinés ; c’est ainsi queles chinois ont pu l’être dans les sièclesreculés. Mais je persiste à croire que tout unpeuple n’est point capable de remonter aux principes

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de la vraie sagesse : il peut garder certainesrègles utiles et louables, mais c’est plutôt parl’autorité de l’éducation, par le respect deslois, par le zèle de la patrie, par l’émulationqui vient des exemples, par la force de lacoutume, souvent même par la crainte dudéshonneur et par l’espérance d’être récompensé.Mais être philosophe, suivre le beau et le bonen lui-même par la simple persuasion, et parle vrai et libre amour du beau et du bon, c’estce qui ne peut jamais être répandu dans toutun peuple ; c’est ce qui est réservé à certainesames choisies que le ciel a voulu séparer desautres. Le peuple n’est capable que de certainesvertus d' habitude et d' opinion, sur l' autoritéde ceux qui ont gagné sa confiance. Encore une fois,je crois que telle fut la vertu de vos ancienschinois. De telles gens sont justes dans leschoses où on les a accoutumés à mettre une règlede justice, et point en d’autres plus importantesoù l’habitude de juger de même leur manque. Onsera juste pour son concitoyen, et inhumain contreson esclave ; zélé pour sa patrie, et conquérantinjuste contre un peuple voisin, sans songerque la terre entière n’est qu’une seule patriecommune, où tous les hommes des divers peuplesdevraient vivre comme une seule famille. Cesvertus, fondées sur la coutume et sur lespréjugés d’un peuple, sont toujours des vertusestropiées, faute de remonter jusqu' aux premiersprincipes qui donnent dans toute son étendue lavéritable idée de la justice et de la vertu. Cesmêmes peuples qui paroissent si vertueux danscertains sentiments et dans certaines actionsdétachées avaient une religion aussi remplie defraude, d’injustice et d’impureté, que leurs loisétaient justes et austères. Quel mélange ! Quellecontradiction ! Voilà pourtant ce qu’il y a eu demeilleur dans ces peuples tant vantés : voilàl’humanité regardée sous sa plus belle face.Confucius.Peut-être avons-nous été plus heureux quevous, car la vertu a été grande dans la Chine.Socrate.On le dit ; mais, pour en être assuré parune voie non suspecte, il faudrait que leseuropéens connussent de près votre histoirecomme ils connaissent la leur propre. Quandle commerce sera entièrement libre et fréquent,quand les critiques européens auront passé dansla Chine pour examiner en rigueur tous les anciensmanuscrits de votre histoire, quand ils aurontséparé les fables et les choses douteuses d' avecles certaines, quand ils auront vu le fort et lefoible du détail des moeurs antiques, peut-êtretrouvera-t-on que la multitude des hommes a ététoujours foible, vaine, et corrompue, chez vous

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comme par-tout ailleurs, et que les hommes ont étéhommes dans tous les pays et dans tous les temps.Confucius.Mais pourquoi n’en croirez-vous pas noshistoriens et vos relateurs ?Socrate.Vos historiens nous sont inconnus, on n’ena que des morceaux extraits et rapportés pardes relateurs peu critiques. Il faudrait savoirà fond votre langue, lire tous vos livres, voirsur-tout les originaux, et attendre qu’ungrand nombre de savants eût fait cette étudeà fond, afin que, par le grand nombre d' examinateurs,la chose pût être pleinement éclaircie. Jusque-là,votre nation me paroît un spectacle beau et grandde loin, mais très douteux et équivoque.Confucius.Voulez-vous ne rien croire parcequeFernand Mendez Pinto a beaucoup exagéré ?Douterez-vous que la Chine ne soit un vaste etpuissant empire, très peuplé et bien policé,que les arts n’y fleurissent, qu’on n’y cultiveles hautes sciences, que le respect des lois n’ysoit admirable ?Socrate.Par où voulez-vous que je me convainque de toutesces choses ?Confucius.Par vos propres relateurs.Socrate.Il faut donc que je les croie, ces relateurs ?Confucius.Pourquoi non ?Socrate.Et que je les croie dans le mal comme dans le bien ?Répondez, de grace.Confucius.Je le veux.Socrate.Selon ces relateurs, le peuple de la terre leplus vain, le plus superstitieux, le plusintéressé, le plus injuste, le plus menteur, c’estle chinois.Confucius.Il y a par-tout des hommes vains et menteurs.Socrate.Je l’avoue ; mais à la Chine les principes detoute la nation, auxquels on n’attache aucundéshonneur, sont de mentir et de se prévaloirdu mensonge. Que peut-on attendre d’un telpeuple pour les vérités éloignées et difficilesà éclaircir ? Ils sont fastueux dans toutes leurshistoires : comment ne le seraient-ils pas,puisqu’ils sont même si vains et si exagérantspour les choses présentes qu’on peut examinerde ses propres yeux, et où on peut les convaincred’avoir voulu imposer aux étrangers ? Les

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chinois, sur le portrait que j’en ai ouï faire,me paroissent assez semblables aux égyptiens.C’est un peuple tranquille et paisible dans unbeau et riche pays, un peuple vain qui méprisetous les autres peuples de l’univers, un peuplequi se pique d’une antiquité extraordinaire, etqui met sa gloire dans le nombredes siècles de sa durée ; c’est un peuplesuperstitieux jusqu’à la superstition la plusgrossière et la plus ridicule malgré sa politesse ;c’est un peuple qui a mis toute sa sagesse à garderses lois sans oser examiner ce qu’elles ont debon ; c’est un peuple grave, mystérieux, composé,et rigide observateur de toutes ses anciennescoutumes pour l' extérieur, sans y chercher lajustice, la sincérité, et les autres vertusintérieures ; c’est un peuple qui a fait de grandsmystères de plusieurs choses très superficielles,et dont la simple explication diminue beaucouple prix. Les arts y sont fort médiocres, et lessciences n’y étaient presque rien de solide quandnos européens ont commencé à les connoître.Confucius.N’avions-nous pas l’imprimerie, la poudre à canon,la géométrie, la peinture, l' architecture, l' artde faire la porcelaine, enfin une manière delire et d' écrire bien meilleure que celle de vosoccidentaux ? Pour l’antiquité de nos histoires,elle est constante par nos observationsastronomiques. Vos occidentaux prétendent que noscalculs sont fautifs ; mais les observations neleur sont pas suspectes, et ils avouent qu’ellesquadrent juste avec les révolutions du ciel.Socrate.Voilà bien des choses que vous mettez ensemblepour réunir tout ce que la Chine a de plusestimable ; mais examinons-les de près l’une aprèsl’autre.Confucius.Volontiers.Socrate.L’imprimerie n’est qu’une commodité pour lesgens de lettres, et elle ne mérite pas unegrande gloire. Un artisan, avec des qualitéspeu estimables, peut être l’auteur d’une telleinvention : elle est même imparfaite chez vous,car vous n’avez que l' usage des planches ; au lieuque les occidentaux ont avec l' usage des planchescelui des caractères, dont ils font tellecomposition qu’il leur plaît en fort peu de temps.De plus, il n’est pas tant question d’avoir un artpour faciliter les études, que de l’usage qu’onen fait. Les athéniens de mon temps n’avaient pasl’imprimerie, et néanmoins on voyait fleurir chezeux les beaux arts et les hautes sciences ; aucontraire, les occidentaux, qui ont trouvél’imprimerie mieux que les chinois, étaient des

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hommes grossiers, ignorants, et barbares.La poudre à canon est une invention pernicieusepour détruire le genre humain ; ellenuit à tous les hommes, et ne sert véritablementà aucun peuple : les uns imitent bientôt ce queles autres font contre eux. Chez les occidentaux,où les armes à feu ont été bien plus perfectionnéesqu’à la Chine, de telles armes ne décident rien depart ni d’autre : on a proportionné les moyensde défense aux armes de ceux qui attaquent ; toutcela revient à une espèce de compensation, aprèslaquelle chacun n’est pas plus avancé que quand onn’avait que des tours et de simples murailles,avec des piques, des javelots, des épées, desarcs, des tortues, et des beliers. Si onconvenait de part et d’autre de renoncer aux armesà feu, on se débarrasserait mutuellement d’uneinfinité de choses superflues et incommodes : lavaleur, la discipline, la vigilance, et le génie,auraient plus de part à la décision de toutes lesguerres. Voilà donc une invention qu’il n’est guèrepermis d’estimer.Confucius.Mépriserez-vous aussi nos mathématiciens ?Socrate.Ne m’avez-vous pas donné pour règle de croire lesfaits rapportés par nos relateurs ?Confucius.Il est vrai ; mais ils avouent que nosmathématiciens sont habiles.Socrate.Ils disent qu’ils ont fait certains progrès, etqu’ils savent bien faire plusieurs opérations :mais ils ajoutent qu’ils manquent de méthode,qu’ils font mal certaines démonstrations, qu’ilsse trompent sur des calculs, qu’il y a plusieurschoses très importantes dont ils n’ont riendécouvert. Voilà ce que j’entends dire. Ces hommessi entêtés de la connaissance des astres, et qui ybornent leur principale étude, se sont trouvés danscette étude même très inférieurs aux occidentaux quiont voyagé dans la Chine, et qui, selon lesapparences, ne sont pas les plus parfaitsastronomes de l’Occident. Tout cela ne répondpoint à cette idée merveilleuse d’un peuplesupérieur à toutes les autres nations. Je nedis rien de votre porcelaine ; c’est plutôt lemérite de votre terre que de votre peuple ; oudu moins si c’est un mérite pour les hommes,ce n’est qu’un mérite de vil artisan. Votrearchitecture n’a point de belles proportions ;tout y est bas et écrasé ; tout y est confus etchargé de petits ornements qui ne sont ninobles ni naturels. Votre peinture a quelquevie et une grace je ne sais quelle ; mais ellen’a ni correction de dessin, ni ordonnance, ninoblesse dans les figures, ni vérité dans les

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représentations ; on n’y voit ni paysagesnaturels, ni histoires, ni pensées raisonnables etsuivies ; on n’est ébloui que par la beauté descouleurs et du vernis.Confucius.Ce vernis même est une merveille inimitable danstout l’Occident.Socrate.Il est vrai : mais vous avez cela de communavec les peuples les plus barbares, qui ontquelquefois le secret de faire en leur pays,par le secours de la nature, des choses que lesnations les plus industrieuses ne sauraientexécuter chez elles.Confucius.Venons à l’écriture.Socrate.Je conviens que vous avez dans votre écriture ungrand avantage pour la mettre en commerce chez tousles peuples voisins qui parlent des languesdifférentes de la chinoise. Chaque caractèresignifiant un objet, de même que nos mots entiers,un étranger peut lire vos écrits sans savoir votrelangue, et il peut vous répondre par les mêmescaractères, quoique sa langue vous soit entièrementinconnue. De tels caractères, s’ils étaientpar-tout en usage, seraient comme une languecommune pour tout le genre humain, et lacommodité en serait infinie pour le commerced’un bout du monde à l’autre. Si toutes lesnations pouvaient convenir entre elles d’enseigner àtous leurs enfants ces caractères, la diversitédes langues n’arrêterait plus les voyageurs, il yaurait un lien universel de société. Mais rienn’est plus impraticable que cet usage universelde vos caractères : il y en a un si prodigieuxnombre pour signifier tous les objets qu’ondésigne dans le langage humain, que vos savantsmettent un grand nombre d’années à apprendre àécrire. Quelle nation s’assujettira à une étude sipénible ? Il n’y a aucune science épineuse qu’onn’apprît plus promptement. Que sait-on, en vérité,quand on ne sait encore que lire et écrire ?D' ailleurs, peut-on espérer que tant de nationss’accordent à enseigner cette écriture à leursenfants ? Dès que vous renfermerez cet art dans unseul pays, ce n’est plus rien que de trèsincommode : dès-lors vous n’avez plus l’avantage devous faire entendre aux nations d’une langueinconnue, et vous avez l’extrême désavantagede passer misérablement la meilleure partiede votre vie à apprendre à écrire ; ce qui vousjette dans deux inconvénients, l’un d’admirervainement un art pénible et infructueux,l’autre de consumer toute votre jeunesse danscette étude sèche qui vous exclut de toutprogrès pour les connaissances les plus solides.

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Confucius.Mais notre antiquité, de bonne foi, n’enêtes-vous pas convaincu ?Socrate.Nullement : les raisons qui persuadent auxastronomes occidentaux que vos observationsdoivent être véritables peuvent avoir frappéde même vos astronomes, et leur avoir fourniune vraisemblance pour autoriser vos vainesfictions sur les antiquités de la Chine. Vosastronomes auront vu que telles choses ont dûarriver en tels et en tels temps par les mêmesrègles qui en persuadent nos astronomesd' Occident : ils n’auront pas manqué de faire leursprétendues observations sur ces règles pourleur donner une apparence de vérité. Un peuplefort vain et fort jaloux de la gloire de sonantiquité, si peu qu’il soit intelligent dansl’astronomie, ne manque pas de colorer ainsi sesfictions ; le hasard même peut les avoir un peuaidés. Enfin il faudrait que les plus savantsastronomes d' Occident eussent la commoditéd' examiner dans les originaux toute cette suited' observations. Les égyptiens étaient grandsobservateurs des astres, et enmême temps amoureux de leurs fables : pourremonter à des milliers de siècles, il ne fautpas douter qu’ils n’aient travaillé à accorderces deux passions.Confucius.Que concluriez-vous donc sur notre empire ? Ilétait hors de tout commerce avec vos nationsoù les sciences ont régné ; il était environnéde tous côtés par des nations grossières ; il acertainement, depuis plusieurs siècles au-dessusde mon temps, des lois, une police et des artsque les autres peuples orientaux n’ont point eus.L’origine de notre nation est inconnue : elle secache dans l' obscurité des siècles les plus reculés.Vous voyez bien que je n’ai ni entêtement nivanité là-dessus. De bonne foi, que pensez-voussur l’origine d’un tel peuple ?Socrate.Il est difficile de décider juste ce qui estarrivé parmi tant de choses qui ont pu se faireet ne se faire pas dans la manière dont lesterres ont été peuplées. Mais voici ce qui meparoît assez naturel. Les peuples les plusanciens de nos histoires, les peuples les pluspuissants et les plus polis, sont ceux de l’asieet de l' égypte : c’est là comme la source descolonies. Nous voyons que les égyptiens ontfait des colonies dans la Grèce, et en ont forméles moeurs. Quelques asiatiques, comme lesphéniciens et les phrygiens, ont fait de mêmesur toutes les côtes de la mer Méditerranée.D’autres asiatiques de ces royaumes qui étaient

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sur les bords du Tigre et de l' Euphrateont pu pénétrer jusque dans les Indes pourles peupler. Les peuples, en se multipliant,auront passé les fleuves et les montagnes, etinsensiblement auront répandu leurs coloniesjusque dans la Chine : rien ne les aura arrêtésdans ce vaste continent qui est presque toutuni. Il n’y a guère d' apparence que les hommessaient parvenus à la Chine par l' extrémitédu Nord, qu’on nomme à présent la Tartarie ;car les chinois paroissent avoir été dès la plusgrande antiquité des peuples doux, paisibles,policés, et cultivant la sagesse, ce qui est lecontraire des nations violentes et farouchesqui ont été nourries dans les pays sauvages duNord. Il n’y a guère d' apparence non plus queles hommes saient arrivés à la Chine par lamer : les grandes navigations n’étaient alorsni usitées, ni possibles. De plus, les moeurs,les arts, les sciences et la religion des chinoisse rapportent très bien aux moeurs, aux arts,aux sciences, à la religion des babyloniens etde ces autres peuples que nos histoires nousdépeignent. Je croirois donc que quelquessiècles avant le vôtre ces peuples asiatiquesont pénétré jusqu’à la Chine ; qu’ils y ontfondé votre empire ; que vous avez eu des roishabiles et de vertueux législateurs ; que laChine a été plus estimable encore qu’elle nel’est aujourd' hui pour les arts et pour lesmoeurs ; que vos historiens ont flatté l’orgueilde la nation ; qu’on a exagéré des choses quiméritaient quelque louange ; qu’on a mêlé lafable avec la vérité, et qu’on a voulu dérober àla postérité l’origine de la nation, pour larendre plus merveilleuse à tous les autres peuples.Confucius.Vos grecs n’en ont-ils pas fait autant ?Socrate.Encore pis : ils ont leurs temps fabuleux,qui approchent beaucoup du vôtre. J’ai vécu,suivant la supputation commune, environ 300 ansaprès vous. Cependant, quand on veut en rigueurremonter au-dessus de mon temps, on ne trouveaucun historien qu' Hérodote, qui a écritimmédiatement après la guerre des perses,c’est-à-dire environ soixante ans avant mamort : cet historien n' établit rien de suivi et nepose aucune date précise par des auteurscontemporains pour tout ce qui est beaucoup plusancien que cette guerre. Lestemps de la guerre de Troie, qui n’ontqu' environ six cents ans au-dessus de moi, sontencore des temps reconnus pour fabuleux. JugezS’il faut s' étonner que la Chine ne soit pasbien assurée de ce grand nombre de siècles queses histoires lui donnent avant votre temps.

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Confucius.Mais pourquoi auriez-vous inclination decroire que nous sommes sortis des babyloniens ?Socrate.Le voici. Il y a beaucoup d' apparence quevous venez de quelque peuple de la haute Asiequi s’est répandu de proche en proche jusqu’àla Chine, et peut-être même dans les tempsde quelque conquête des Indes, qui a menéle peuple conquérant jusque dans les paysqui composent aujourd' hui votre empire. Votreantiquité est grande : il faut donc que votreespèce de colonie se soit faite par quelqu’unde ces anciens peuples, comme ceux de Niniveou de Babylone. Il faut que vous veniez dequelque peuple puissant et fastueux, car c’estencore le caractère de votre nation. Vous êtesseul de cette espèce dans tous vos pays ; et lespeuples voisins, qui n’ont rien de semblable,n’ont pu vous donner vos moeurs. Vous avez,comme les anciens babyloniens, l’astronomieet même l’astrologie judiciaire, la superstition,l' art de deviner, une architecture plussomptueuse que proportionnée, une vie dedélices et de faste, de grandes villes, unempire où le prince a une autorité absolue, deslois fort révérées, des temples en abondance,et une multitude de dieux de toutes les figures.Tout ceci n’est qu’une conjecture, mais ellepourrait être vraie.Confucius.Je vais en demander des nouvelles au roi Yao,qui se promène, dit-on, avec vos anciensrois d' Argos et d' Athènes dans ce petit bois demyrtes.Socrate.Pour moi, je ne me fie ni à Cécrops, ni àInachus, ni à Pélops, pas même aux hérosd' Homère, sur nos antiquités.

DIALOGUE 8 Romulus et Rémus.La grandeur où on ne parvient que par le crime nesaurait donner ni gloire ni bonheur solide.Rémus.Enfin vous voilà, mon frère, au même étatque moi ; cela ne valait pas la peine de mefaire mourir. Quelques années où vous avezrégné seul sont finies, il n’en reste rien ; etvous les auriez passées plus doucement, sivous aviez vécu en paix, partageant l' autoritéavec moi.Romulus.Si j' avais eu cette modération, je n’auraisni fondé la puissante ville que j’ai établie, nifait les conquêtes qui m' ont immortalisé.Rémus.Il valait mieux être moins puissant et êtreplus juste et plus vertueux : je m’en rapporte

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à Minos et à ses deux collègues qui vont vousjuger.Romulus.Cela est bien dur. Sur la terre personnen’eût osé me juger.Rémus.Mon sang, dans lequel vous avez trempé vosmains, fera votre condamnation ici-bas, etnoircira à jamais votre réputation sur la terre.Vous vouliez de l' autorité et de la gloire.L' autorité n’a fait que passer dans vos mains ; ellevous a échappé comme un songe. Pour lagloire, vous ne l' aurez jamais. Avant que d’êtregrand homme, il faut être honnête homme ;et l' on doit s' éloigner des crimes indignes deshommes, avant que d' aspirer aux vertus desdieux. Vous aviez l' inhumanité d’un monstre,et vous prétendiez être un héros !Romulus.Vous ne m' auriez pas parlé de la sorteimpunément, quand nous tracions notre ville.Rémus.Il est vrai : je ne l' ai que trop senti. Maisd’où vient que vous êtes descendu ici ? Ondisait que vous étiez devenu immortel.Romulus.Mon peuple a été assez sot pour le croire.

DIALOGUE 9 Romulus et Tatius.Le vrai héroïsme est incompatible avec la fraude etla violence.Tatius.Je suis arrivé ici un peu plus tôt que toi :mais enfin nous y sommes tous deux ; et tun' es pas plus avancé que moi, ni mieux danstes affaires.Romulus.La différence est grande. J’ai la gloire d’avoirfondé une ville éternelle avec un empirequi n’aura d’autres bornes que celles del’univers ; j’ai vaincu les peuples voisins ; j’ai formé une nation invincible d’une foule decriminels réfugiés. Qu' as-tu fait qu’on puissecomparer à ces merveilles ?Tatius.Belles merveilles ! Assembler des voleurs,des scélérats ; se faire chef de bandits, ravagerimpunément les pays voisins, enlever desfemmes par trahison, n’avoir pour loi que lafraude et la violence, massacrer son proprefrère ; voilà ce que J’avoue que je n’ai pointfait. Ta ville durera tant qu’il plaira auxdieux ; mais elle est élevée sur de mauvaisfondements. Pour ton empire, il pourraaisément s' étendre ; car tu n’as appris à tescitoyens qu’à usurper le bien d’autrui : ils ontgrand besoin d’être gouvernés par un roi plusmodéré et plus juste que toi. Aussi dit-on que

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Numa, mon gendre, t' a succédé : il est sage,juste, religieux, bienfaisant. C’est justementl’homme qu’il faut pour redresser ta république,et réparer tes fautes.Romulus.Il est aisé de passer sa vie à juger des procès, àapaiser des querelles, à faire observer unepolice dans une ville ; c’est une conduitefoible et une vie obscure : mais remporter desvictoires, faire des conquêtes, voilà ce qui faitles héros.Tatius.Bon ! Voilà un étrange héroïsme, qui n’aboutitqu’à assassiner les gens dont on est jaloux !Romulus.Comment, assassiner ! Je vois bien que tume soupçonnes de t' avoir fait tuer.Tatius.Je ne t' en soupçonne nullement ; car je n’endoute point, J’en suis sûr. Il y avaitlong-temps que tu ne pouvais plus souffrir que jepartageasse la royauté avec toi. Tous ceux quiont passé le Styx après moi m' ont assuré quetu n’as pas même sauvé les apparences : nulregret de ma mort, nul soin de la venger nide punir mes meurtriers. Mais tu as trouvé ceque tu méritois. Quand on apprend à desimpies à massacrer un roi, bientôt ils saurontfaire périr l’autre.Romulus.Hé bien ! Quand je t' aurais fait tuer, J’auraissuivi l' exemple de mauvaise foi que tu m' avaisdonné en trompant cette pauvre fille qu’onnommait Tarpéia. Tu voulus qu’elle telaissât monter avec tes troupes pour surprendrela roche qui fut de son nom appelée Tarpéienne.Tu lui avais promis de lui donner ce que lessabins portaient à la main gauche. Elle croyaitavoir les bracelets de grand prix qu’elle avaitvus : on lui donna tous les boucliers, dont onl' accabla sur le champ. Voilà une action perfideet cruelle.Tatius.La tienne de me faire tuer en trahison estencore plus noire ; car nous avions juréalliance, et uni nos deux peuples. Mais je suisvengé. Tes sénateurs ont bien su réprimer tonaudace et ta tyrannie. Il n’est resté aucuneparcelle de ton corps déchiré : chacunapparemment eut soin d' emporter son morceausous sa robe. Voilà comment on te fit dieu.Proculus te vit avec une majesté d' immortel.N' es-tu pas content de ces honneurs, toi quies si glorieux ?Romulus.Pas trop : mais il n’y a point de remède àmes maux. On me déchire, et on m' adore : c’est

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une espèce de dérision. Si j’étais encorevivant, je les...Tatius.Il n’est plus temps de menacer, les ombres ne sontplus rien. Adieu, méchant, je t' abandonne.

DIALOGUE 10 Romulus et Numa Pompilius6.Combien est plus solide la gloire d’un roi sage etpacifique, que celle d’un conquérant injuste.Romulus.Vous avez bien tardé à venir ici ! Votre règnea été bien long !Numa Pompilius.C’est qu’il a été très paisible. Le moyen deparvenir en régnant à une extrême vieillesse,c’est de ne faire mal à personne, de n’abuserpoint de l' autorité, et de faire en sorte quepersonne n’ait d' intérêt à souhaiter notremort.Romulus.Quand on se gouverne avec tant de modération, onvit obscurément, on meurt sans gloire ; on a lapeine de gouverner les hommes : l' autorité nedonne aucun plaisir. Il vaut bien mieux vaincre,abattre tout ce qui résiste, et aspirer àl' immortalité.Numa Pompilius.Mais votre immortalité, je vous prie, enquoi consiste-t-elle ? J' avais ouï dire que vousétiez au rang des dieux, nourri de nectarà la table de Jupiter : d’où vient que je voustrouve ici ?Romulus.à parler franchement, les sénateurs, jalouxde ma puissance, se défirent de moi, et mecomblèrent d' honneurs après m’avoir mis enpièces. Ils aimèrent mieux m' invoquer commedieu que de m' obéir comme à leur roi.Numa Pompilius.Quoi donc ! Ce que Proculus raconta n’estpas vrai ?Romulus.Hé ! Ne savez-vous pas combien on fait accroirede choses au peuple ? Vous en êtes plusinstruit qu’un autre, vous qui leur avez persuadéque vous étiez inspiré par la nymphe égérie7 (Proculus, voyant le peuple irrité de ma mort,voulut le consoler par une fable. Les hommesaiment à être trompés ; la flatterie apaise lesplus grandes douleurs.Numa Pompilius.

6 Deuxième roi légendaire de Rome (-715, -672)Après la disparition de Romulus et un interrègne de plus d'un an, les Romains appellent au pouvoir le gendre du roi Titus Tatius, un Sabin réputé pour ses vertus : Numa Pompilius.

7 Égérie est une nymphe dont le roi romain Numa Pompilius se prétendait inspiré lorsqu'il mit en place les institutions religieuses romaines.

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Vous n’avez donc eu pour toute immortalité quedes coups de poignard ?Romulus.Mais j’ai eu des autels, des prêtres, desvictimes, de l' encens.Numa Pompilius.Mais cet encens ne guérit de rien ; vous n’enêtes pas moins ici une ombre vaine et impuissante,sans espérance de revoir jamais la lumière dujour. Vous voyez donc qu’il n’y a rien de sisolide que d’être bon, juste, modéré, et aimédes peuples : on vit long-temps, on est toujoursen paix. à la vérité, on n’a point d' encens, onne passe point pour immortel ; mais on se portebien, on règne sans trouble, et on fait beaucoupde bien aux hommes qu’on gouverne.Romulus.Vous qui avez vécu si long-temps, vous n' étiezpas jeune quand vous avez commencé à régner.Numa Pompilius.J' avais quarante ans, et ç' a été mon bonheur : sij’eusse commencé à régner plus tôt, J’aurais été,sans expérience et sans sagesse, exposé à toutesmes passions. La puissance est trop dangereusequand on est jeune et ardent. Vous l' avez bienéprouvé, vous qui dans vos emportements avez tuévotre propre frère, et qui vous êtes renduinsupportable à tous vos citoyens.Romulus.Puisque vous avez vécu si long-temps, ilfallait que vous eussiez une bonne et fidèlegarde autour de vous.Numa Pompilius.Point du tout ; je commençai par me défairede ces trois cents gardes que vous aviez choisis,et qu’on nommait célères . Un homme quiaccepte avec peine la royauté, qui ne la veutque pour le bien public, et qui serait contentde la quitter, n’a point à craindre la mort,comme un tyran. Pour moi, je croyais faireune grace aux romains de les gouverner : jevivais pauvrement pour enrichir le peuple : toutesles nations voisines auraient souhaité d’être sousma conduite. En cet état faut-il des gardes ? Pourmoi, pauvre mortel, personne n’avait d' intérêtà me donner l' immortalité, dont le sénat vousjugea digne. Ma garde était l' amitié descitoyens, qui me regardaient comme leur père. Unroi ne peut-il pas confier sa vie à un peuplequi lui confie ses biens, son repos, saconservation ? La confiance est égale des deuxcôtés.Romulus.à vous entendre, on croirait que vous avezété roi malgré vous. Mais vous avez là-dessustrompé le peuple, comme vous lui avez imposésur la religion.

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Numa Pompilius.On m' est venu chercher dans ma solitudede Cures. D' abord j’ai représenté que jen’étais point propre à gouverner un peuplebelliqueux accoutumé à des conquêtes ; qu’il leurfallait un Romulus toujours prêt à vaincre.J' ajoutai que la mort de Tatius et la vôtre neme donnaient pas grande envie de succéderà ces deux rois. Enfin je représentai que jen’avais jamais été à la guerre. On persista àme desirer, je me rendis : mais j’ai toujoursvécu pauvre, simple, modéré dans la royauté,sans me préférer à aucun citoyen. J’ai réuniles deux peuples des sabins et des romains,en sorte que l' on ne peut plus les distinguer.J’ai fait revivre l’âge d’or. Tous les peuples,non seulement des environs de Rome, maisencore de l’Italie, ont senti l' abondance quej’ai répandue par-tout. Le labourage mis enhonneur a adouci les peuples farouches, et lesa attachés à la patrie sans leur donner uneardeur inquiète pour envahir les terres deleurs voisins.Romulus.Cette paix et cette abondance ne servent qu’àenorgueillir les peuples, qu’à les rendreindociles à leur roi, et qu’à les amollir ; ensorte qu’ils ne peuvent plus ensuite supporterles fatigues et les périls de la guerre. Si on fûtvenu vous attaquer, qu' auriez-vous fait, vousqui n’aviez jamais rien vu pour la guerre ? Ilaurait fallu dire aux ennemis d' attendre jusqu’àce que vous eussiez consulté la nymphe.Numa Pompilius.Si je n’ai pas su faire la guerre comme vous,j’ai su l' éviter, et me faire respecter et aimerde tous mes voisins. J’ai donné aux romainsdes lois qui, en les rendant justes, laborieux,sobres, les rendront toujours assez redoutablesà ceux qui voudraient les attaquer. Je crainsbien encore qu’ils ne se ressentent trop del' esprit de rapine et de violence auquel vousles aviez accoutumés.

DIALOGUE 11 Xerxès et Léonidas8.La sagesse et la valeur rendent les étatsinvincibles, et non pas le grand nombre des sujets,ni l' autorité sans bornes des princes.Xerxès.Je prétends, Léonidas, te faire un grandhonneur. Il ne tient qu’à toi d’être toujours àma suite sur le bord du Styx.Léonidas.Je n’y suis descendu que pour ne te voir jamais,

8 Léonidas roi des Lacédémoniens de 491 à 480.

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et pour repousser ta tyrannie. Va chercher tesfemmes, tes eunuques, tes esclaves, et tesflatteurs : voilà la compagnie qu’il te faut.Xerxès.Voyez ce brutal, cet insolent, un gueux quin' eut jamais que le nom de roi sans autorité,un capitaine de bandits ! Quoi ! Tu n’as pointde honte de te comparer au grand roi ? As-tudonc oublié que je couvrois la terre desoldats et la mer de navires ? Ne sais-tu pas quemon armée ne pouvait, en un repas, se désaltérersans faire tarir des rivières ?Léonidas.Comment oses-tu vanter la multitude detes troupes ? Trois cents spartiates que jecommandois aux Thermopyles furent tués par tonarmée innombrable sans pouvoir être vaincus : ils nesuccombèrent qu' après s' être lassés de tuer. Nevois-tu pas encore ici ces ombres errant en foulequi couvrent le rivage ? Ce sont les vingt milleperses que nous avons tués. Demande-leur combienun spartiate seul vaut d’autres hommes, etsur-tout des tiens. C’estla valeur, et non pas le nombre, qui rendinvincible.Xerxès.Ton action était un coup de fureur et dedésespoir.Léonidas.C’était une action sage et généreuse. Nouscrûmes que nous devions nous dévouer à unemort certaine pour t' apprendre ce qu’il encoûte quand on veut mettre les grecs dans laservitude, et pour donner le temps à toute laGrèce de se préparer à vaincre ou à pérircomme nous. En effet cet exemple de courageétonna les perses, et ranima les grecs découragés.Notre mort fut bien employée.Xerxès.Oh ! Que je suis fâché de n’être point entrédans le Péloponnèse après avoir ravagél' Attique ! J’aurais mis en cendres taLacédémone, comme j' y ai mis Athènes. Misérableimpudent, je t' aurais...Léonidas.Ce n’est plus ici le temps ni des injures nides flatteries : nous sommes au pays de lavérité. T' imagines-tu donc être encore le grandroi ? Tes trésors sont bien loin ; tu n’as plus degardes ni d' armées, plus de faste ni de délices ;la louange ne vient plus chatouiller tes oreilles ;te voilà nu, seul, prêt à être jugé par Minos.Mais ton ombre est encore bien colère et biensuperbe : tu n’étais pas plus emporté quand tufaisais fouetter la mer. En vérité, tu méritoisbien d’être fouetté toi-même pour cetteextravagance. Et ces fers dorés, t' en

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souviens-tu ? Que tu fis jeter dansl' Hellespont pour tenir les tempêtes dans tonesclavage ? Plaisant homme, pour dompter la mer ! Tufus contraint bientôt après de repasser à lahâte en Asie dans une barque comme un pêcheur.Voilà à quoi aboutit la folle vanité deshommes qui veulent forcer les lois de la natureet oublier leur propre foiblesse.Xerxès.Ah ! Les rois qui peuvent tout (je le voisbien, mais, hélas ! Je le vois trop tard), sontlivrés à toutes leurs passions. Hé ! Quel moyen,quand on est homme, de résister à sa proprepuissance et à la flatterie de tous ceux donton est entouré ? Oh ! Quel malheur de naîtredans de si grands périls !Léonidas.Voilà pourquoi je fais plus de cas de maroyauté que de la tienne. J’étais roi à conditionde mener une vie dure, sobre et laborieuse, commemon peuple. Je n’étais roi que pour défendre mapatrie, et pour faire régnerles lois ; ma royauté me donnait le pouvoir defaire du bien, sans me permettre de faire dumal.Xerxès.Oui, mais tu étais pauvre, sans éclat, sansautorité. Un de mes satrapes était bien plusgrand et plus magnifique que toi.Léonidas.Je n’aurais pas eu de quoi percer le mont Athos,comme toi. Je croyais même que chacun de tessatrapes volait dans la province plus d’or etd' argent que nous n’en avions dans toute notrerépublique. Mais nos armes, sans être dorées,savaient fort bien percer ces hommes lâches etefféminés dont la multitude innombrable te donnaitune si vaine confiance.Xerxès.Mais enfin, si je fusse entré d' abord dans lePéloponnèse, toute la Grèce était dans lesfers. Aucune ville, pas même la tienne, n’eûtpu me résister.Léonidas.Je le crois comme tu le dis ; et c’est en quoije méprise la grande puissance d’un peuplebarbare qui n’est ni instruit, ni aguerri. Ilmanque de sages conseils : ou si on les luioffre, il ne sait pas les suivre, et préfèretoujoursd’autres conseils foibles et trompeurs.Xerxès.Les grecs voulaient faire une muraille pourfermer l' isthme : mais elle n’était pas encorefaite, et je pouvais y entrer.Léonidas.La muraille n’était pas encore faite, il est

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vrai : mais tu n’étais pas fait pour prévenirceux qui la voulaient faire. Ta foiblesse futencore plus salutaire aux grecs que leur force.Xerxès.Si j’eusse pris cet isthme, J’aurais fait voir...Léonidas.Tu aurais fait quelque autre faute ; car ilfallait que tu en fisses, étant aussi gâté que tul' étais par la mollesse, par l’orgueil, et par lahaine des conseils sincères. Tu étais encoreplus facile à surprendre que l' isthme.Xerxès.Mais je n’étais ni lâche ni méchant commetu t' imaginois.Léonidas.Tu avais naturellement du courage et de labonté de coeur. Les larmes que tu répandis àla vue de tant de milliers d’hommes , dont iln’en devait rester aucun sur la terre avant lafin du siècle, marquent assez ton humanité.C’est le plus bel endroit de ta vie. Si tu n’avaispas été un roi trop puissant et trop heureux,tu aurais été un assez honnête homme.

DIALOGUE 12 Solon9 et Pisistrate10.La tyrannie est souvent plus funeste aux souverainsqu' aux peuples.Solon.Hé bien ! Tu croyais devenir le plus heureuxdes mortels en rendant tes concitoyens tesesclaves : te voilà bien avancé ! Tu as méprisétoutes mes remontrances, tu as foulé aux piedstoutes mes lois : que te reste-t-il de tatyrannie, que l' exécration des athéniens, et lesjustes peines que tu vas endurer dans lenoir Tartare ?Pisistrate.Mais je gouvernois assez doucement. Il estvrai que je voulais gouverner, et sacrifier toutce qui était suspect à mon autorité.Solon.C’est ce qu’on appelle un tyran. Il ne faitpas le mal pour le seul plaisir de le faire ; maisle mal ne lui coûte rien toutes les fois qu’il lecroit utile à l'accroissement de sa grandeur.Pisistrate.Je voulais acquérir de la gloire.Solon.Quelle gloire, à mettre sa patrie dans lesfers, et à passer dans toute la postérité pour unimpie qui n’a connu ni justice, ni bonne foi,ni humanité ! Tu devais acquérir de la gloire,comme tant d’autres grecs, en servant ta patrie, et

9 Solon, né vers 640 av. J-C., mort en 558 av. J.-C., homme d'État, législateur et poète athénien10 Pisistrate, tyran d'Athènes, né vers 600, mort en 527.Fils de l'eupatride Hippocrate, Pisistrate s'empara du pouvoir par la ruse, en occupant l'Acropole (561), et fut le premier tyran d'Athènes, ainsi que le fondateur de la dynastie des Pisistratides, dynastie qui ne lui survivra que dix-sept ans.

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non en l' opprimant comme tu as fait.Pisistrate.Mais quand on a assez d'élévation, de génieet d'éloquence pour gouverner, il est bienrude de passer sa vie dans la dépendance d’unpeuple capricieux.Solon.J’en conviens ; mais il faut tâcher de menerjustement les peuples par l'autorité des lois.Moi qui te parle, j’étais, tu le sais bien, de larace royale : ai-je montré quelque ambitionpour gouverner Athènes ? Au contraire, j’ai tout sacrifié pour mettre en autorité des loissalutaires ; j’ai vécu pauvre ; je me suis éloigné ;je n’ai jamais voulu employer que lapersuasion et le bon exemple, qui sont les armes dela vertu. Est-ce ainsi que tu as fait ? Parle.Pisistrate.Non ; mais c’est que je songeois à laisser àmes enfants la royauté.Solon.Tu as fort bien réussi ; car tu leur as laissépour tout héritage la haine et l'horreurpublique. Les plus généreux citoyens ont méritéune gloire immortelle et des statues pouravoir poignardé l’un ; l’autre, fugitif, est alléservilement chez un roi barbare implorer sonsecours contre sa propre patrie. Voilà les biensque tu as laissés à tes enfants. Si tu leur avaislaissé l'amour de la patrie et le mépris dufaste, ils vivraient encore heureux parmi lesathéniens.Pisistrate.Mais quoi ! Vivre sans gloire dans l'obscurité ?Solon.La gloire ne s'acquiert-elle que par des crimes ?Il la faut chercher dans la guerre contre lesennemis, dans toutes les vertus modéréesd’un bon citoyen, dans le mépris de tout cequi enivre et qui amollit les hommes.ô Pisistrate, la gloire est belle : heureux ceuxqui la savent trouver ! Mais qu’il est pernicieuxde la vouloir trouver où elle n’est pas !Pisistrate.Mais le peuple avait trop de liberté ; et lepeuple trop libre est le plus insupportable detous les tyrans.Solon.Il fallait m'aider à modérer la liberté dupeuple en établissant mes lois, et non pasrenverser les lois pour tyranniser le peuple. Tuas fait comme un père qui, pour rendre sonfils modéré et docile, le vendrait pour luifaire passer sa vie dans l'esclavage.Pisistrate.Mais les athéniens sont trop jaloux de leurliberté.

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Solon.Il est vrai que les athéniens sont jusqu’àl'excès jaloux d’une liberté qui leurappartient : mais toi, n’étais-tu pas encore plusjaloux d’une tyrannie qui ne pouvaitt'appartenir ?Pisistrate.Je souffrois impatiemment de voir le peuple à lamerci des sophistes et des rhéteurs quiprévalaient sur les gens sages.Solon.Il valait mieux encore que les sophistes etles rhéteurs abusassent quelquefois le peuplepar leurs raisonnements et par leur éloquence,que de te voir fermer la bouche des bons etdes mauvais conseillers, pour accabler le peuple,et pour n' écouter plus que tes propres passions.Mais quelle douceur goûtois-tu danscette puissance ? Quel est donc le charme dela tyrannie ?Pisistrate.C’est d’être craint de tout le monde, de necraindre personne, et de pouvoir tout.Solon.Insensé ! Tu avais tout à craindre ; et tu l’asbien éprouvé quand tu es tombé du haut deta fortune, et que tu as eu tant de peine à terelever. Tu le sens encore dans tes enfants.Qui est-ce qui avait plus à craindre, ou de toi,ou des athéniens ; des athéniens, qui, enportant le joug de la servitude, te détestaient ;ou de toi, qui devais toujours craindre d'êtretrahi, dépossédé, et puni de ton usurpation ?Tu avais donc plus à craindre que ce peuplemême captif à qui tu te rendois redoutable.Pisistrate.Je l'avoue franchement, la tyrannie ne medonnait aucun vrai plaisir : mais je n’auraispas eu le courage de la quitter. En perdantl'autorité, je serais tombé dans une langueurmortelle.Solon.Reconnais donc combien la tyrannie estpernicieuse pour le tyran aussi bien que pourle peuple : il n’est point heureux de l’avoir, ilest malheureux de la perdre.

DIALOGUE 13 Solon et Justinien11.Idée juste des lois propres à rendre un peuple bonet heureux.Justinien.Rien n’est semblable à la majesté des loisromaines. Vous avez eu chez les grecs laréputation d’un grand législateur ; mais si vous

11 Justinien Ier, 482-565, est empereur byzantin de 527 à 565. Il est l’un des plus importants dirigeants de l’Antiquité tardive. Que ce soit au niveau législatif, de l’expansion des frontières de l’Empire ou de la politique religieuse, il laisse une œuvre et une vision impérissables.

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aviez vécu parmi nous, votre gloire aurait étébien obscurcie.Solon.Pourquoi m’aurait-on méprisé en votre pays ?Justinien.C’est que les romains ont bien enchéri surles grecs pour le nombre des lois et pour leurperfection.Solon.En quoi ont-ils donc enchéri ?Justinien.Nous avons une infinité de lois merveilleusesqui ont été faites en divers temps. J’aurai,dans tous les siècles, la gloire d’avoircompilé dans mon code tout ce grand corpsde lois.J’ai ouï dire souvent à Cicéron ici-bas queles lois des douze tables étaient les plusparfaites que les romains aient eues. Voustrouverez bon que je remarque en passant que ceslois allèrent de Grèce à Rome, et qu'ellesvenaient principalement de Lacédémone.Justinien.Elles viendront d’où il vous plaira : maiselles étaient trop simples et trop courtes pourentrer en comparaison avec nos lois, qui onttout prévu, tout décidé, tout mis en ordreavec un détail infini.Solon.Pour moi, je croyais que des lois, pour êtrebonnes, doivent être claires, simples, courtes,proportionnées à tout un peuple qui doitles entendre, les retenir facilement, les aimer,les suivre à toute heure et à tout moment.Justinien.Mais des lois simples et courtes n'exercentpoint assez la science et le génie desjurisconsultes ; elles n’approfondissent pointassez les belles questions.Solon.J’avoue qu’il me paroissait que les loisétaient faites pour éviter les questionsépineuses, et pour conserver dans un peuple lesbonnes moeurs, l'ordre et la paix : mais vousm'apprenez qu’elles doivent exercer les espritssubtils, et fournir de quoi plaider.Justinien.Rome a produit de savants jurisconsultes :Sparte n’avait que des soldats ignorants.Solon.J’aurais cru que les bonnes lois sont cellesqui font qu’on n’a pas besoin de jurisconsultes,et que tous les ignorants vivent en paix à l'abride ces lois simples et claires, sans être réduitsà consulter de vains sophistes sur le sens dedivers textes, sur la manière de les concilier.Je conclurais que des lois ne sont guère

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bonnes, quand il faut tant de savants pour lesexpliquer, et qu’ils ne sont jamais d' accordentre eux.Justinien.Pour accorder tout, j’ai fait ma compilation.Solon.Tribonien12 me disait hier que c’est lui quil’a faite.Justinien.Il est vrai : mais il l’a faite par mes ordres.Un empereur ne fait pas lui-même un tel ouvrage.Solon.Pour moi, qui ai régné, j’ai cru que la fonctionprincipale de celui qui gouverne les peuplesétait de leur donner des lois qui règlent toutensemble le roi et les peuples pour les rendrebons et heureux. Commander des armées etremporter des victoires n’est rien en comparaisonde la gloire d’un législateur. Mais pour revenir àTribonien, il n’a fait qu'une compilation delois de divers temps qui ont souvent varié, et vousn’avez jamais eu un vrai corps de lois faitesensemble par un même dessein pour former lesmoeurs et le gouvernement entier d’une nation : c’estun recueil de lois particulières pour décider surles prétentions réciproques des particuliers.Mais les grecs ont seuls la gloire d’avoir faitdes lois fondamentales pour conduire un peuplesur des principes philosophiques, et pourrégler toute sa politique et tout son gouvernement.Pour la multitude de vos lois que vous vanteztant, c’est ce qui me fait croire que vous n’enavez pas eu de bonnes, ou que vous n’avez pas sules conserver dans la simplicité. Pour biengouverner un peuple, il faut peu de juges et peude lois. Il y a peu d’hommes capables d’êtrejuges : la multitude des juges corrompt tout. Lamultitude des lois n’est pas moins pernicieuse : on ne lesentend plus, on ne les garde plus. Dès qu’il y ena tant, on s'accoutume à les révérer enapparence, et à les violer sous de beaux prétextes.La vanité les fait faire avec faste, l’avarice etles autres passions les font mépriser. On s’enjoue par la subtilité des sophistes, qui lesexpliquent comme chacun le demande pour sonargent : de là naît la chicane, qui est unmonstre né pour dévorer le genre humain. Je jugedes causes par leurs effets. Les lois ne meparaissent bonnes que dans les pays où on neplaide point, et où des lois simples et courtesont évité toutes les questions. Je ne voudraisni dispositions par testament, ni adoptions,ni exhérédations, ni substitutions, ni emprunts,ni ventes, ni échanges. Je ne voudrais qu’uneétendue très bornée de terre dans chaque famille,

12 Tribonien (v. 500 - 547) était un juriste byzantin dont le rôle, dans l'édiction du Corpus juris civilis (Code de Justinien) a été fondamentale

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que ce bien fût inaliénable, et que le magistratle partageât également aux enfants, selon laloi, après la mort du père. Quand les famillesse multiplieraient trop à proportion de l'étenduedes terres, J’enverrois une partie du peuple faireune colonie dans quelque île déserte. Moyennantcette règle courte et simple, je me passeraisde tous vos fatras de lois, et je ne songerais qu’àrégler les moeurs, qu’à élever la jeunesse à lasobriété, au travail, à la patience, au mépris de lamollesse, au courage contre les douleurs etcontre la mort. Cela vaudrait mieux que desubtiliser sur les contrats, ou sur les tutèles.Justinien.Vous renverseriez par des lois si sèches toutce qu’il y a de plus ingénieux dans la jurisprudence.Solon.J’aime mieux des lois simples, dures et sauvages,qu’un art ingénieux de troubler le repos deshommes, et de corrompre le fond des moeurs.Jamais on n’a vu tant de lois que de votretemps : jamais on n’a vu votre empire silâche, si efféminé, si abâtardi, si indigne desanciens romains qui ressemblaient aux spartiates.Vous-même vous n’avez été qu'un fourbe, qu'unimpie, un scélérat, un destructeur des bonneslois, un homme vain et faux en tout. VotreTribonien a été aussi méchant, aussi double, etaussi dissolu. Procope vous a démasqués. Jereviens aux lois : elles ne sont lois qu’autantqu’elles sont facilement conçues, crues, aimées,suivies, et ne sont bonnes qu’autant que leurexécution rend les peuples bons et heureux. Vousn’avez fait personne bon et heureux par votrefastueuse compilation ; d’où je conclus qu’ellemérite d’être brûlée.Je vois que vous vous fâchez. La majestéimpériale se croit au-dessus de la vérité ; maisson ombre n’est plus qu’une ombre à qui ondit la vérité impunément. Je me retirenéanmoins pour apaiser votre bile allumée.

DIALOGUE 14 Démocrite et Héraclite.Comparaison de Démocrite et d'Héraclite, où ondonne l’avantage au dernier, comme plus humain.Démocrite.Je ne saurais m'accommoder d’une philosophie triste.Héraclite.Ni moi d’une gaie. Quand on est sage, onne voit rien dans le monde qui ne paraisse detravers, et qui ne déplaise.Démocrite.Vous prenez les choses d’un trop grand sérieux ;cela vous fera mal.Héraclite.Vous les prenez avec trop d'enjouement : votreair moqueur est plutôt celui d’un satyreque d’un philosophe. N'êtes-vous point touché

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de voir le genre humain si aveugle, si corrompu, si égaré ?Démocrite.Je suis bien plus touché de le voir siimpertinent et si ridicule.Héraclite.Mais enfin ce genre humain dont vous riez,c’est le monde entier avec qui vous vivez, c’estla société de vos amis, c’est votre famille, c’estvous-même.Démocrite.Je ne me soucie guère de tous les fous queje vois, et je me crois sage en me moquant d’eux.Héraclite.S’ils sont fous, vous n’êtes guère sage ni bonde ne les plaindre pas et d'insulter à leur folie.D'ailleurs qui vous répond que vous ne soyezpas aussi extravagant qu’eux ?Démocrite.Je ne puis l’être, pensant en toutes chosesle contraire de ce qu’ils pensent.Héraclite.Il y a des folies de diverses espèces. Peut-êtrequ’à force de contredire les folies des autres,vous vous jetez dans une extrémité contrairequi n’est pas moins folle.Démocrite.Croyez-en ce qu’il vous plaira, et pleurezencore sur moi si vous avez des larmes de reste :pour moi, je suis content de rire des fous. Tousles hommes ne le sont-ils pas ? Répondez.Héraclite.Hélas ! Ils ne le sont que trop, c’est ce quim'afflige : nous convenons vous et moi en cepoint, que les hommes ne suivent point laraison. Mais moi, qui ne veux pas faire commeeux, je veux suivre la raison qui m'oblige deles aimer ; et cette amitié me remplit decompassion pour leurs égarements. Ai-je tortd’avoir pitié de mes semblables, de mes frères,de ce qui est, pour ainsi dire, une partie demoi-même ? Si vous entriez dans un hôpitalde blessés, ririez-vous de voir leurs blessures ?Les plaies du corps ne sont rien en comparaisonde celles de l’âme : vous auriez honte de votrecruauté, si vous aviez ri d’un malheureux qui ala jambe coupée ; et vous avez l'inhumanité devous moquer du monde entier qui a perdu la raison !Démocrite.Celui qui a perdu une jambe est à plaindre,en ce qu’il ne s'est point ôté lui-même cemembre : mais celui qui perd la raison laperd par sa faute.Héraclite.Hé ! C’est en quoi il est plus à plaindre. Uninsensé furieux qui s'arracherait lui-même lesyeux serait encore plus digne de compassionqu'un autre aveugle.

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Démocrite.Accommodons-nous : il y a de quoi nousjustifier tous deux. Il y a par-tout de quoirire et de quoi pleurer. Le monde est ridicule,et j’en ris. Il est déplorable, et vous enpleurez. Chacun le regarde à sa mode et suivantson tempérament. Ce qui est de certain, c’estque le monde est de travers. Pour bien faire,pour bien penser, il faut faire, il faut penserautrement que le grand nombre : se régler parl’autorité et par l'exemple du commun deshommes, c’est le partage des insensés.Héraclite.Tout cela est vrai : mais vous n’aimez rien ;et le mal d'autrui vous réjouit. C’est n’aimerni les hommes, ni la vertu qu’ils abandonnent.

DIALOGUE 15

Hérodote et Lucien13.Une trop grande crédulité est un excès à éviter :mais celui de l'incrédulité est bien plus funeste.Hérodote.Ah ! Bonjour, mon ami. Tu n’as plus enviede rire, toi qui as fait discourir tant d’hommes célèbres en leur faisant passer la barque deCaron. Te voilà donc descendu à ton tour surles bords du Styx ! Tu avais raison de te jouerdes tyrans, des flatteurs, des scélérats : maisde moi !Lucien.Quand est-ce que je m’en suis moqué ? Tucherches querelle.Hérodote.Dans ton histoire véritable, et ailleurs, tuprends mes relations pour des fables.Lucien.Avais-je tort ? Combien as-tu avancé dechoses sur la parole des prêtres et des autresgens qui veulent toujours du mystère et dumerveilleux !Hérodote.Impie ! Tu ne croyais pas la religion.Lucien.Il fallait une religion plus pure et plussérieuse que celle de Jupiter et de Vénus, deMars, d'Apollon, et des autres dieux, pourpersuader les gens de bon sens. Tant pis pourtoi de l’avoir crue.Hérodote.Mais tu ne méprisois pas moins la philosophie.Rien n’était sacré pour toi.Lucien.Je méprisois les dieux, parceque les poëtes

13 Lucien de Samosate (v. 120–mort après 180) était un rhétoricien et satiriste de Syrie qui écrivait en grec, dans un style néo-attique.Il naquit à Samosate, Syrie et mourut à Athènes. Il fut sculpteur puis avocat et voyagea dans tout l'Empire romain.

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nous les dépeignaient comme les plusmal-honnêtes gens du monde. Pour les philosophes,ils faisaient semblant de n'estimer que la vertu,et ils étaient pleins de vices. S’ils eussent étéphilosophes de bonne foi, je les aurais respectés.Hérodote.Et Socrate, comment l’as-tu traité ? Est-cesa faute, ou la tienne ? Parle.Lucien.Il est vrai que j’ai badiné sur les choses donton l’accusait ; mais je ne l’ai pas condamnésérieusement.Hérodote.Faut-il se jouer aux dépens d’un si grandhomme sur des calomnies grossières ? Mais,dis la vérité, tu ne songeois qu’à rire, qu’à temoquer de tout, qu’à montrer du ridicule enchaque chose, sans te mettre en peine d' enétablir aucune solidement.Lucien.Hé ! N’ai-je pas gourmandé les vices ? N’ai-jepas foudroyé les grands qui abusent de leurgrandeur ? N’ai-je pas élevé jusqu' au ciel lemépris des richesses et des délices ?Hérodote.Il est vrai, tu as bien parlé de la vertu : maispour blâmer les vices de tout le genre humain,c'était plutôt un goût de satire, qu’unsentiment de solide philosophie. Tu louois mêmela vertu sans vouloir remonter jusqu' aux principesde religion et de philosophie qui en sontles vrais fondements.Lucien.Tu raisonnes mieux ici-bas que tu ne faisaisdans tes grands voyages. Mais accordons-nous.Hé bien ! Je n’étais pas assez crédule, et tul'étais trop.Hérodote.Ah ! Te voilà encore toi-même, tournanttout en plaisanterie. Ne serait-il pas tempsque ton ombre eût un peu de gravité ?Lucien.Gravité ! J’en suis las, à force d’avoir vu deshommes qui n’en avaient que les dehors. J’étaisenvironné de philosophes qui s’en piquaient,sans bonne foi, sans justice, sans amitié, sansmodération, sans pudeur.Hérodote.Tu parles des philosophes de ton temps, quiavaient dégénéré : mais...Lucien.Que voulais-tu donc que je fisse ? Que j'eussevu ceux qui étaient morts plusieurs sièclesavant ma naissance ? Je ne me souvenois pointd’avoir été au siège de Troie, commePythagore. Tout le monde ne peut pas avoir étéEuphorbe.

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Hérodote.Autre moquerie. Et voilà tes réponses auxplus solides raisonnements ! Je souhaite pourta punition que les dieux, que tu n’as pasvoulu croire, t'envaient dans le corps dequelque voyageur qui aille dans tous les pays dontj’ai raconté des choses que tu traites de fabuleuses.Lucien.Après cela il ne me manquerait plus quede passer de corps en corps dans toutes lessectes de philosophes que j’ai décriées : par làje serais tour-à-tour de toutes les opinionscontraires dont je me suis moqué. Cela seraitbien joli. Mais tu as dit des choses à peu prèsaussi croyables.Hérodote.Va, je t'abandonne, et je me console quandje songe que je suis avec Homère, Socrate,Pythagore, que tu n’as pas épargnés plus quemoi ; enfin avec Platon, de qui tu as apprisl’art des dialogues, quoique tu te sois moquéde sa philosophie.

DIALOGUE 16

Socrate et Alcibiade.Les plus grandes qualités naturelles ne serventsouvent qu’à déshonorer, si elles ne sontsoutenues par un amour constant de la vertu.Socrate.Te voilà toujours agréable. Qui charmeras-tudans les enfers ?Alcibiade.Et toi, te voilà toujours censeur du genrehumain. Qui persuaderas-tu ici, toi qui veuxtoujours persuader quelqu’un ?Socrate.Je suis rebuté de vouloir persuader les hommes,depuis que j’ai éprouvé combien mes discoursont mal réussi pour te persuader la vertu.Alcibiade.Voulais-tu que je vécusse pauvre commetoi, sans me mêler des affaires publiques ?Socrate.Lequel valait mieux, ou de ne s’en mêlerpas, ou de les brouiller, et de devenirl'ennemi de sa patrie ?Alcibiade.J’aime mieux mon personnage que le tien.J’ai été beau, magnifique, tout couvert degloire, vivant dans les délices, la terreur deslacédémoniens et des perses. Les athéniensn'ont pu sauver leur ville qu'en me rappelant.S’ils m'eussent cru, Lysander ne serait jamaisentré dans leur port. Pour toi, tu n’étais qu'unpauvre homme, laid, camus, chauve, quipassait sa vie à discourir pour blâmer leshommes dans tout ce qu’ils font. Aristophane

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t'a joué sur le théâtre ; tu as passé pour unimpie, et on t'a fait mourir.Socrate.Voilà bien des choses que tu mets ensemble :examinons-les en détail. Tu as été beau, maisdécrié pour avoir fait de honteux usages deta beauté. Les délices ont corrompu ton beaunaturel. Tu as rendu de grands services à tapatrie ; mais tu lui as fait de grands maux.Dans les biens et dans les maux que tu lui asfaits, c’est une vaine ambition qui t'a fait agir ;par conséquent il ne t'en revient aucune gloirevéritable. Les ennemis de la Grèce, auxquelstu t'étais livré, ne pouvaient se fier à toi, ettu ne pouvais te fier à eux. N’aurait-il pas étéplus glorieux de vivre pauvre dans ta patrie,et d'y souffrir patiemment tout ce que lesméchants font d'ordinaire pour opprimer lavertu ? Il vaut mieux être laid et sage commemoi, que beau et dissolu comme tu l'étais.L’unique chose qu’on peut me reprocher estde t'avoir trop aimé, et de m'être laissé éblouirpar un naturel aussi léger que le tien. Tes vicesont déshonoré l'éducation philosophique queSocrate t'avait donnée : voilà mon tort.Alcibiade.Mais ta mort montre que tu étais un impie.Socrate.Les impies sont ceux qui ont brisé les statuesd'Hermès. J’aime mieux avoir avalé dupoison pour avoir enseigné la vérité et avoirirrité les hommes qui ne la peuvent souffrir,que de trouver la mort comme toi dans lesein d’une courtisane.Alcibiade.Ta raillerie est toujours piquante.Socrate.Hé ! Quel moyen de souffrir un homme quiétait propre à faire tant de biens, et qui a faittant de maux ? Tu viens encore insulter à lavertu.Alcibiade.Quoi ! L'ombre de Socrate et la vertu sontdonc la même chose ? Te voilà bienprésomptueux...Socrate.Compte pour rien Socrate, si tu veux, j'yconsens : mais, après avoir trompé mes espérancessur la vertu, que je tâchois de t'inspirer,ne viens point encore te moquer de laphilosophie, et me vanter toutes tes actions ; ellesont eu de l' éclat, mais nulle règle. Tu n’aspoint de quoi rire ; la mort t'a fait aussi laidet aussi camus que moi : que te reste-t-il detes plaisirs ?Alcibiade.Ah ! Il est vrai, il ne m’en reste que la honte

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et les remords. Mais où vas-tu ? Pourquoi doncveux-tu me quitter ?Socrate.Adieu : je ne t'ai pas suivi dans tes voyagesambitieux, ni en Sicile, ni à Sparte, ni enAsie ; il n’est pas juste que tu me suives dansles champs élysées, où je vais mener une viepaisible et bienheureuse avec Solon, Lycurgue,et les autres sages.Alcibiade.Ah ! Mon cher Socrate, faut-il que je soisséparé de toi ! Hélas ! Où irai-je donc ?Socrate.Avec ces âmes faibles et vaines dont la viea été un mélange perpétuel de bien et de mal,et qui n’ont jamais aimé de suite la pure vertu.Tu étais né pour la suivre : tu lui as préférétes passions. Maintenant elle te quitte à sontour, et tu la regretteras éternellement.Alcibiade.Hélas ! Mon cher Socrate, tu m'as tant aimé :ne veux-tu plus avoir jamais aucune pitié demoi ? Tu ne saurais désavouer, car tu le saismieux qu’un autre, que le fond de mon naturelétait bon.Socrate.C’est ce qui te rend plus inexcusable. Tuétais bien né, et tu as mal vécu. Mon amitiépour toi, non plus que ton beau naturel, nesert qu’à ta condamnation. Je t'ai aimé pourla vertu : mais enfin je t'ai aimé jusqu’àhasarder ma réputation. J’ai souffert pourl’amour de toi qu’on m'ait soupçonné injustementde vices monstrueux que j’ai condamnésdans toute ma doctrine. Je t'ai sacrifié ma vieaussi bien que mon honneur. As-tu oubliél'expédition de Potidée14, où je logeai toujoursavec toi ? Un père ne saurait être plus attachéà son fils que je l'étais à toi. Dans toutes lesrencontres des guerres j’étais toujours à toncôté. Un jour le combat étant douteux, tu fusblessé ; aussitôt je me jetai au-devant de toipour te couvrir de mon corps comme d’unbouclier. Je sauvai ta vie, ta liberté, tes armes.La couronne m'était due par cette action : jepriai les chefs de l’armée de te la donner. Jen'eus de passion que pour ta gloire. Je n'eussejamais cru que tu eusses pu devenir la hontede ta patrie et la source de tous ses malheurs.Alcibiade.Je m'imagine, mon cher Socrate, que tun’as pas oublié aussi cette autre occasion où,nos troupes ayant été défaites, tu te retirois àpied avec beaucoup de peine, et où me trouvant àcheval je m' arrêtai pour repousser les

14 Potidée est une colonie fondée par les Corinthiens vers 600 av. J.-C. sur la pointe occidentale de la Chalcidique, en Thrace, pour faciliter le commerce avec la Macédoine.

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ennemis qui t'allaient accabler. Faisonscompensation.Socrate.Je le veux. Si je rappelle ce que j’ai fait pourtoi, ce n’est point pour te le reprocher, nipour me faire valoir ; c’est pour montrer lessoins que j’ai pris pour te rendre bon, etcombien tu as mal répondu à toutes mes peines.Alcibiade.Tu n’as rien à dire contre ma première jeunesse.Souvent, en écoutant tes instructions, jem'attendrissois jusqu’à en pleurer. Si quelquefoisje t'échappois étant entraîné par lescompagnies, tu courois après moi comme unmaître après son esclave fugitif. Jamais je n’aiosé te résister. Je n'écoutois que toi ; je necraignois que de te déplaire.Il est vrai que je fis une gageure un jour dedonner un soufflet à Hipponicus. Je le luidonnai ; ensuite j'allai lui demander pardon,et me dépouiller devant lui, afin qu’il mepunît avec des verges : mais il me pardonna,voyant que je ne l’avais offensé que par lalégèreté de mon naturel enjoué et folâtre.Socrate.Alors tu n’avais commis que la faute d’unjeune fou : mais dans la suite tu as fait lescrimes d’un scélérat qui ne compte pour rienles dieux, qui se joue de la vertu et de labonne foi, qui met sa patrie en cendres pourcontenter son ambition, qui porte dans toutesles nations étrangères des moeurs dissolues.Va, tu me fais horreur et pitié. Tu étais faitpour être bon, et tu as voulu être méchant ;je ne puis m’en consoler. Séparons-nous. Lestrois juges décideront de ton sort : mais il nepeut plus y avoir ici-bas d’union entre nous deux.

DIALOGUE 17

Socrate et Alcibiade.Le bon gouvernement est celui où les citoyens sontélevés dans le respect des lois, et dans l’amourde la patrie, et du genre humain, qui est lagrande patrie.Socrate.Vous voilà devenu bien sage à vos dépens, et auxdépens de tous ceux que vous avez trompés. Vouspourriez être le digne héros d’une secondeodyssée ; car vous avez vu les moeurs d’un plusgrand nombre de peuples dans vos voyages,qu'Ulysse n’en vit dans les siens.Alcibiade.Ce n’est pas l' expérience qui me manque, maisla sagesse : mais, quoique vous vous moquiez demoi, vous ne sauriez nier qu’un homme n’apprennebien des choses quand il voyage et qu’il étudiesérieusement les moeurs de tant de peuples.

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Socrate.Il est vrai que cette étude, si elle était bienfaite, pourrait beaucoup agrandir l'esprit :mais il faudrait un vrai philosophe, unhomme tranquille et appliqué, qui ne fûtpoint dominé comme vous par l’ambition etpar le plaisir, un homme sans passion et sanspréjugé, qui chercherait tout ce qu’il y auraitde bon en chaque peuple, et qui découvriraitce que les lois de chaque pays lui ont apportéde bien et de mal. Au retour de ce voyage,un philosophe serait un excellent législateur.Mais vous n’avez jamais été l'homme qu’il fallaitpour donner des lois ; votre talent étaittout pour les violer. À peine étiez-vous horsde l'enfance, que vous conseillâtes à votreoncle Périclès d'engager la guerre pour éviterde rendre compte des deniers publics. Je croismême qu'après votre mort vous seriez un dangereuxgarde des lois.Alcibiade.Laissez-moi là, je vous prie ; le fleuved'oubli doit effacer toutes mes fautes : parlons desmoeurs des peuples. Je n’ai trouvé par-toutque des coutumes, et fort peu de lois. Tousles barbares n'ont d'autre règle que l'habitudeet l'exemple de leurs pères. Les perses mêmes,dont on a tant vanté les moeurs du temps deCyrus, n'ont aucune trace de cette vertu. Leurvaleur et leur magnificence montrent un assezbeau naturel : mais il est corrompu par lamollesse et par le faste le plus grossier. Leursrois, encensés comme des idoles, ne sauraientêtre honnêtes gens, ni connoître la vérité :l’humanité ne peut soutenir avec modérationune puissance aussi désordonnée que la leur ;ils s' imaginent que tout est fait pour eux ; ilsse jouent du bien, de l' honneur et de la viede tous les autres hommes. Rien ne marquetant de barbarie que cette forme de gouvernement ;car il n’y a plus de lois, et la volontéd’un seul homme dont on flatte toutes lespassions est sa loi unique.Socrate.Ce pays-là ne convenait guère à un génieaussi libre et aussi hardi que le vôtre : maisne trouvez-vous pas que la liberté d'Athènesest dans une autre extrémité ?Alcibiade.Sparte est ce que j’ai vu de meilleur.Socrate.La servitude des ilotes ne vous paroît-ellepas contraire à l'humanité ? Remontez hardimentaux vrais principes ; défaites-vous detous les préjugés : avouez qu’encela les grecssont eux-mêmes un peu barbares. Est-il permis

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à une partie des hommes de traiter l’autrecomme des bêtes de charge ?Alcibiade.Pourquoi non, si c’est un peuple subjugué ?Socrate.Le peuple subjugué est toujours peuple ; ledroit de conquête est un droit moins fort quecelui de l’humanité. Ce qu’on appelle conquêtedevient le comble de la tyrannie et l'exécrationdu genre humain, à moins que le conquérant n’aitfait sa conquête par une guerre juste, et n’aitrendu heureux le peuple conquis en lui donnantde bonnes lois. Il n’est donc pas permis auxlacédémoniens de traiter si inhumainement lesilotes, qui sont hommes comme eux. Quelle horriblebarbarie, que de voir un peuple qui se joue de lavie d’un autre, et qui compte pour rien sa vie etson repos ! De même qu’un chef de famille ne doitjamais s’entêter de la grandeur de sa maisonjusqu’à vouloir troubler la paix et latranquillité publique de tout le peuple, dont luiet sa famille ne sont qu’un membre ; de mêmec’est une conduite insensée, brutale etpernicieuse, que le chef d’une nation mette sagloire à augmenter la puissance de son peuple entroublant le repos et la liberté des peuplesvoisins. Un peuple n’est pas moins un membredu genre humain, qui est la société générale,qu’une famille est un membre d’une nationparticulière. Chacun doit incomparablementplus au genre humain, qui est la grande patrie,qu’à la patrie particulière dont il est né : ilest donc infiniment plus pernicieux de blesserla justice de peuple à peuple, que de la blesserde famille à famille contre sa république.Renoncer au sentiment d'humanité, non seulementc’est manquer de politesse et tomber dans labarbarie, mais c’est l’aveuglement le plusdénaturé des brigands et des sauvages ; c’estn’être plus homme, et être anthropophage.Alcibiade.Vous vous fâchez ! Il me semble que vousétiez de meilleure humeur dans le monde ;vos ironies piquantes avaient quelque chosede plus enjoué.Socrate.Je ne saurais être enjoué sur des chosesaussi sérieuses. Les lacédémoniens ontabandonné tous les arts pacifiques pour ne seréserver que celui de la guerre ; et comme laguerre est le plus grand des maux, ils nesavent que faire du mal ; ils s’en piquent ; ilsdédaignent tout ce qui n’est pas la destructiondu genre humain, et tout ce qui ne peut servirà la gloire brutale d’une poignée d’hommes qu’on appelle les spartiates. Il faut qued'autres hommes cultivent la terre pour les

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nourrir, pendant qu’ils se réservent pour ravagerles terres voisines. Ils ne sont pas sobres,austères contre eux-mêmes, pour être justes etmodérés à l'égard d'autrui : au contraire, ilssont durs et farouches contre tout ce qui n'estpoint la patrie, comme si la nature humainen’était pas plus leur patrie que Sparte. Laguerre est un mal qui déshonore le genrehumain : si l'on pouvait ensevelir toutes leshistoires dans un éternel oubli, il faudrait cacherà la postérité que des hommes ont été capablesde tuer d'autres hommes. Toutes les guerressont civiles ; car c’est toujours l'hommequi répand son propre sang, qui déchire sespropres entrailles. Plus la guerre est étendue,plus elle est funeste : donc celle des peuplesqui composent le genre humain est encorepire que celle des familles qui troublent unenation. Il n’est donc permis de faire la guerreque malgré soi, à la dernière extrémité, pourrepousser la violence de l'ennemi. Commentest-ce que Lycurgue n’a point eu d'horreurde former un peuple oisif et imbécile pourtoutes les occupations douces et innocentes dela paix, et de ne lui avoir donné d'autreexercice d'esprit que celui de nuire par la guerreà l’humanité ?Alcibiade.Votre bile s'échauffe avec raison : maisaimeriez-vous mieux un peuple comme celuid'Athènes, qui raffine jusqu' au dernier excèssur les arts destinés à la volupté ? Il vautencore mieux souffrir des naturels farouchescomme ceux de Lacédémone.Socrate.Vous voilà bien changé ! Vous n’êtes plus cethomme si décrié : les bords du Styx font debeaux changements ! Mais peut-être que vousparlez ainsi par complaisance ; car vous aveztoute votre vie été un protée sur les moeurs.Quoi qu’il en soit, J’avoue qu’un peuple quipar la contagion de ses moeurs porte le faste,la mollesse, l' injustice et la fraude chez lesautres peuples, fait encore pis que celui quin’a d'autre occupation, d'autre mérite quecelui de répandre du sang ; car la vertu estplus précieuse aux hommes que la vie. Lycurgueest donc louable d’avoir banni de sa républiquetous les arts qui ne servent qu'au faste et à lavolupté : mais il est inexcusable d'en avoirôté l’agriculture, et les autres arts nécessairespour une vie simple et frugale. N'est-ilpas honteux qu’un peuple ne se suffise pasà lui-même, et qu’il lui faille un autre peupleappliqué à l’agriculture pour le nourrir ?Alcibiade.Hé bien ! Je passe condamnation sur ce

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chapitre : mais n’aimez-vous pas mieux la sévèrediscipline de Sparte, et l'inviolablesubordination qui y soumet la jeunesse auxvieillards, que la science effrénée d'Athènes ?Socrate.Un peuple gâté par une liberté excessive estle plus insupportable de tous les tyrans ; ainsila populace soulevée contre les lois est leplus insolent de tous les maîtres. Mais il fautun milieu. Ce milieu est qu’un peuple ait deslois écrites, toujours constantes, et consacréespar toute la nation ; qu’elles saient au-dessusde tout ; que ceux qui gouvernent n’aientd’autorité que par elles ; qu’ils puissent toutpour le bien, et suivant les lois ; qu’ils nepuissent rien contre ces lois pour autoriser lemal. Voilà ce que les hommes, S’ils n'étaient pasaveugles et ennemis d’eux-mêmes, établiraientunanimement pour leur félicité : mais les uns,comme les athéniens, renversent les lois, depeur de donner trop d' autorité aux magistrats,par qui les lois devraient régner ; et lesautres, comme les perses, par un respectsuperstitieux des lois, se mettent dans un tel esclavage sousceux qui devraient faire les lois, que ceux-cirègnent eux-mêmes, et qu’il n’y a plus d’autre loiréelle que leur volonté absolue. Ainsi les uns etles autres s’éloignent du but, qui est une libertémodérée par la seule autorité des lois, dont ceuxqui gouvernent ne devraient être que les simplesdéfenseurs. Celui qui gouverne doit être le plusobéissant à la loi. Sa personne détachée de la loin’est rien, et elle n’est consacrée qu’autant qu’ilest lui-même, sans intérêt et sans passion, la loivivante donnée pour le bien des hommes. Jugezpar là combien les grecs, qui méprisent tant lesbarbares, sont encore dans la barbarie. La guerredu Péloponnèse, où la jalousie ambitieuse desdeux républiques a mis tout en feu pendantvingt-huit ans, en est une funeste preuve.Vous-même qui parlez ici, n’avez-vous pas flattétantôt l’ambition triste et implacable deslacédémoniens, tantôt l’ambition des athéniensplus vaine et plus enjouée ? Athènes avec moinsde puissance a fait de plus grands efforts, et atriomphé long-temps de toute la Grèce : maisenfin elle a succombé tout-à-coup, parceque ledespotisme du peuple est une puissance folle etaveugle, qui se forcène contre elle-même, etqui n'est absolue et au-dessus des lois que pour acheverde se détruire.Alcibiade.Je vois bien qu'Avitus n’a pas eu tort devous faire boire un peu de ciguë, et qu’ondevait encore plus craindre votre politique quevotre nouvelle religion.

DIALOGUE 18

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Socrate, Alcibiade, et Timon15.Juste milieu entre la misanthropie, et le caractèrecorrompu d'Alcibiade.Alcibiade.Je suis surpris, mon cher Socrate, de voirque vous ayez tant de goût pour ce misanthrope,qui fait peur aux petits enfants.Socrate.Il faut être bien plus surpris de ce qu’ils'apprivoise avec moi.Timon.On m'accuse de haïr les hommes, et je nem’en défends pas : on n’a qu’à voir commentils sont faits, pour juger si j’ai tort. Haïr legenre humain, c’est haïr une méchante bête,une multitude de sots, de fripons, de flatteurs,de traîtres, et d' ingrats.Alcibiade.Voilà un beau dictionnaire d'injures. Maisvaut-il mieux être farouche, dédaigneux,incompatible, et toujours mordant ? Pour moi,je trouve que les sots me réjouissent, et queles gens d' esprit me contentent. J’ai envie deleur plaire à mon tour, et je m'accommodede tout pour me rendre agréable dans la société.Timon.Et moi, je ne m'accommode de rien : toutme déplaît ; tout est faux, de travers,insupportable ; tout m'irrite, et me fait bondir lecoeur. Vous êtes un protée qui prenezindifféremment toutes les formes les pluscontraires, parceque vous ne tenez à aucune. Cesmétamorphoses, qui ne vous coûtent rien,montrent un coeur sans principes ni de justiceni de vérité. La vertu, selon vous, n’estqu’un beau nom : il n’y en a aucune de fixe.Ce que vous approuvez à Athènes, vous lecondamnez à Lacédémone. Dans la Grèce vousêtes grec ; en Asie vous êtes perse. Ni dieux,ni lois, ni patrie, ne vous retiennent : vous nesuivez qu’une seule règle, qui est la passion deplaire, d' éblouir, de dominer, de vivre dansles délices, et de brouiller tous les états.ô ciel ! Faut-il qu’on souffre sur la terre un telhomme, et que les autres hommes n’aient point dehonte de l’admirer ! Alcibiade est aimé deshommes, lui qui se joue d’eux, et qui lesprécipite par ses crimes dans tant de malheurs.Pour moi, je hais et Alcibiade, et tous les sotsqui l’aiment ; et je serais bien fâché d’êtreaimé par eux, puisqu’ils ne savent aimer quele mal.Alcibiade.Voilà une déclaration bien obligeante ! Je

15 Timon de Phlionte (vers 325 av. J.-C. - 235 av. J.-C.) philosophe sceptique héritier de la pensée de Pyrrhon, surnommé Timon le misanthrope.

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ne vous en sais néanmoins aucun mauvais gré.Vous me mettez à la tête de tout le genre humain,et me faites beaucoup d'honneur. Mon parti estplus fort que le vôtre : mais vous avez boncourage, et ne craignez pas d’être seulcontre tous.Timon.J’aurais horreur de n’être pas seul, quandje vois la bassesse, la lâcheté, la légèreté, lacorruption et la noirceur de tous les hommesqui couvrent la terre.Alcibiade.N’en exceptez-vous aucun ?Timon.Non, non, en vérité, aucun, et vous moinsqu’un autre.Alcibiade.Quoi ! Pas vous-même ? Vous haïssez-vous aussi ?Timon.Oui, je me hais souvent, quand je me surprendsdans quelque foiblesse.Alcibiade.Vous faites très bien, et vous n’avez de tortqu’en ce que vous ne le faites pas toujours.Qu' y a-t-il de plus haïssable qu’un hommequi a oublié qu’il est homme, qui hait sa proprenature, qui ne voit rien qu'avec horreuret avec une mélancolie farouche, qui tournetout en poison, et qui renonce à toute société,quoique les hommes ne saient nés que pourêtre sociables ?Timon.Donnez-moi des hommes simples, droits, mais en toutbons et pleins de justice : je les aimerai, je neles quitterai jamais, je les encenserai comme desdieux qui habitent sur la terre. Mais tant quevous me donnerez des hommes qui ne sont pashommes, des renards en finesse, et des tigresen cruauté, qui auront le visage, le corps, lavoix humaine, avec un coeur de monstre, comme lessirènes, l’humanité même me les fera détester etfuir.Alcibiade.Il faut donc vous faire des hommes exprès.Ne vaut-il pas mieux s'accommoder aux hommestels qu’on les trouve, que de vouloir leshaïr jusqu’à ce qu’ils s'accommodent à nous ?Avec ce chagrin si critique, on passetristement sa vie, méprisé, moqué, abandonné, eton ne goûte aucun plaisir. Pour moi, je donnetout aux coutumes et aux imaginations dechaque peuple : par-tout je me réjouis, et jefais des hommes tout ce que je veux. Laphilosophie qui n’aboutit qu’à faire d’unphilosophe un hibou est d’un bien mauvais usage.Il faut en ce monde une philosophie qui ailleplus terre à terre. On prend les honnêtes gens

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par les motifs de la vertu, les voluptueux parleurs plaisirs, et les fripons par leur intérêt.C’est la seule bonne manière de savoir vivre ;tout le reste est vision, et bile noire qu’ilfaudrait purger avec un peu d'ellébore.Timon.Parler ainsi, c’est anéantir la vertu, ettourner en ridicule les bonnes moeurs. On nesouffrirait pas un homme si contagieux dans unerépublique bien policée : mais, hélas ! Oùest-elle ici-bas, cette république ? ô mon pauvreSocrate ! La vôtre, quand la verrons-nous ?Demain, oui, demain, je m' y retirerais si elleétait commencée ; mais je voudrais que nousallassions, loin de toutes les terres connues,fonder cette heureuse colonie de philosophespurs dans l'île Atlantique.Alcibiade.Hé ! Vous ne songez pas que vous vous y porteriez.Il faudrait auparavant vous réconcilieravec vous-même, avec qui vous dites que vousêtes si souvent brouillé.Timon.Vous avez beau vous en moquer, rien n’est plussérieux. Oui, je le soutiens que je me haissouvent, et que j’ai raison de me haïr. Quandje me trouve amolli par les plaisirs jusqu’àsupporter les vices des hommes, et prêt à leurcomplaire ; quand je sens réveiller en moil'intérêt, la volupté, la sensibilité pour unevaine réputation parmi les sots et les méchants, jeme trouve presque semblable à eux, je me faismon procès, je m'abhorre, et je ne puis mesupporter.Alcibiade.Qui est-ce qui fait ensuite votre accommodement ?Le faites-vous tête à tête avec vous-même sansarbitre ?Timon.C’est qu'après m'être condamné je me redresse, etje me corrige.Alcibiade.Il y a donc bien des gens chez vous ! Un hommecorrompu, entraîné par les mauvais exemples ; unsecond qui gronde le premier ; un troisièmequi les raccommode, en corrigeant celui qui s'estgâté.Timon.Faites le plaisant tant qu’il vous plaira :chez vous la compagnie n’est pas si nombreuse ;car il n’y a dans votre coeur qu’un seul hommetoujours souple et dépravé, qui se travestit encent façons pour faire toujours également le mal.Alcibiade.Il n’y a donc que vous sur la terre qui soyezbon : encore ne l’êtes-vous que dans certainsintervalles.

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Timon.Non, je ne connais rien de bon, ni digned’être aimé.Alcibiade.Si vous ne connaissez rien de bon, rien quine vous choque et dans les autres et au-dedansde vous, si la vie entière vous déplaît, vousauriez dû vous en délivrer, et prendre congéd’une si mauvaise compagnie. Pourquoicontinuiez-vous à vivre pour être chagrin de toutet pour blâmer tout depuis le matin jusqu' ausoir ? Ne saviez-vous pas qu’on ne manque àAthènes ni de cordons coulants, ni deprécipices ?Timon.J’aurais été tenté de faire ce que vous dites,si je n’avais craint de faire plaisir à tantd’hommes qui sont indignes qu’on leur en fasse.Alcibiade.Mais n’auriez-vous eu aucun regret de quitterpersonne ? Quoi ! Personne sans exception ?Songez-y bien avant que de répondre.J’aurais eu un peu de regret de quitterSocrate ; mais...Alcibiade.Hé ! Ne savez-vous pas qu’il est homme ?Timon.Non, je n’en suis pas bien assuré : J’en doutequelquefois ; car il ne ressemble guère auxautres. Il me paroît sans artifice, sans intérêt,sans ambition. Je le trouve juste, sincère,égal. S'il y avait au monde dix hommes commelui, en vérité je crois qu’ils me réconcilieraientavec l’humanité.Alcibiade.Hé bien ! Croyez-le donc. Demandez-lui sila raison permet d’être misanthrope au pointoù vous l'êtes.Timon.Je le veux : quoiqu’il ait toujours été unpeu trop facile et trop sociable, je ne crainspas de m’engager à suivre son conseil. ô moncher Socrate ! Quand je vois les hommes, etque je jette ensuite les yeux sur vous, je suistenté de croire que vous êtes Minerve, qui estvenue sous une figure d’homme instruire saville. Parlez, mais selon votre coeur ; meconseilleriez-vous de rentrer dans la sociétéempestée des hommes, méchants, aveugles, ettrompeurs ?Socrate.Non, je ne vous conseillerai jamais de vousrengager, ni dans les assemblées du peuple,ni dans les festins pleins de licence, ni dansaucune société avec un grand nombre de citoyens ;car le grand nombre est toujours corrompu. Uneretraite honnête et tranquille à l’abri des

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passions des hommes et des siennes propres est leseul état qui convienne à un vrai philosophe.Mais il faut aimer les hommes, et leur fairedu bien malgré leurs défauts. Il ne faut rienattendre d’eux que de l'ingratitude, et lesservir sans intérêt. Vivre au milieu d’euxpour les tromper, pour les éblouir, et pour entirer de quoi contenter ses passions, c’est êtrele plus méchant des hommes, et sepréparer des malheurs qu’on mérite : mais setenir à l' écart, et néanmoins à portéed'instruire et de servir certains hommes, c’estêtre une divinité bienfaisante sur la terre.L’ambition d'Alcibiade est pernicieuse : mais votremisanthropie est une vertu foible, qui estmêlée d’un chagrin de tempérament. Vous êtes plussauvage que détaché. Votre vertu âpre, impatiente,ne sait pas assez supporter le vice d’autrui : c’estun amour de soi-même, qui fait qu’on s' impatientequand on ne peut réduire les autres au point qu’onvoudrait. La philanthropie est une vertu douce,patiente et désintéressée, qui supporte le mal sansl’approuver. Elle attend les hommes ; elle nedonne rien à son goût, ni à sa commodité. Elle sesert de la connaissance de sa propre foiblessepour supporter celle d’autrui. Elle n’est jamaisdupe des hommes les plus trompeurs et les plusingrats ; car elle n'espère ni ne veut rien d’euxpour son propre intérêt, elle ne leur demande rienque pour leur bien véritable. Elle ne se lassejamais dans cette bonté désintéressée ; elleimite les dieux, qui ont donné aux hommes la vie,sans avoir besoin de leur encens ni de leursvictimes.Timon.Mais je ne hais point les hommes par inhumanité ;je ne les hais que malgré moi, parcequ’ils sonthaïssables. C’est leur dépravation que je hais, etleurs personnes, parcequ’elles sont dépravées.Socrate.Hé bien ! Je le suppose. Mais si vous ne haïssezdans l’homme que le mal, pourquoi n’aimez-vouspas l’homme pour le délivrer de ce mal et pourle rendre bon ? Le médecin hait la fièvre ettoutes les autres maladies qui tourmentent lescorps des hommes : mais il ne hait point lesmalades. Les vices sont les maladies de l’âme :soyez un sage et charitable médecin, qui songe àguérir son malade par amitié pour lui, loin de lehaïr. Le monde est un grand hôpital de tout legenre humain, qui doit exciter votre compassion :l’avarice, l’ambition, l'envie et la colère, sontdes plaies plus grandes et plus dangereuses dansles âmes que des abcès et des ulcères ne le sontdans les corps. Guérissez tous les malades que vouspourrez guérir, et plaignez tous ceux qui setrouveront incurables.

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Timon.Oh ! Voilà, mon cher Socrate, un sophismefacile à démêler. Il y a une extrême différenceentre les vices de l’âme et les maladies ducorps. Les maladies sont des maux qu’on souffreet qu’on ne fait pas ; on n’en est point coupable,on est à plaindre. Mais pour les vices, ilssont volontaires, ils rendent la volonté coupable.Ce ne sont pas des maux qu’on souffre ; ce sontdes maux qu’on fait. Ces maux méritent del'indignation et du châtiment, et non pas de lapitié.Socrate.Il est vrai qu’il y a deux sortes de maladiesdes hommes : les unes involontaires etinnocentes ; les autres volontaires, et qui rendentle malade coupable. Puisque la mauvaise volontéest le plus grand des maux, le vice est la plusdéplorable de toutes les maladies. L’hommeméchant qui fait souffrir les autres souffrelui-même par sa malice, et il se prépare lessupplices que les justes dieux lui doivent : il estdonc encore plus à plaindre qu’un maladeinnocent. L'innocence est une santé précieuse del’âme : c’est une ressource et une consolationdans les plus affreuses douleurs. Quoi !Cesserez-vous de plaindre un homme, parcequ’il estdans la maladie la plus funeste, qui est lamauvaise volonté ? Si sa maladie n’était qu’au piedou à la main, vous le plaindriez ; et vous ne leplaignez pas lorsqu’elle a gangrené le fond deson coeur !Timon.Hé bien ! Je conviens qu’il faut plaindre lesméchants, mais non pas les aimer.Socrate.Il ne faut pas les aimer pour leur malice ;mais il faut les aimer pour les en guérir. Vousaimez donc les hommes sans croire les aimer ;car la compassion est un amour qui s'affligedu mal de la personne qu’on aime. Savez-vousbien ce qui vous empêche d'aimer les méchants ? Cen’est pas votre vertu, mais c’est l'imperfectionde la vertu qui est en vous. La vertu imparfaitesuccombe dans le support des imperfectionsd’autrui. On s'aime encore trop soi-même pourpouvoir toujours supporter ce qui est contraire àson goût et à ses maximes. L’amour propre ne veutnon plus être contredit par la vertu que par levice. On s'irrite contre les ingrats, parcequ’onveut de la reconnaissance par amour propre. Lavertu parfaite détache l’homme de lui-même, et faitqu’il ne se lasse point de supporter la foiblessedes autres. Plus on est loin du vice, plus onest patient et tranquille pour s’appliquer à leguérir. La vertu imparfaite est ombrageuse,

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critique, âpre, sévère, et implacable. La vertuqui ne cherche plus que le bien est toujourségale, douce, affable, compatissante : elle n’estsurprise ni choquée de rien : elle prend toutsur elle, et ne songe qu’à faire du bien.Timon.Tout cela est bien aisé à dire, mais difficileà faire.Socrate.Ô mon cher Timon ! Les hommes grossiers etaveugles craient que vous êtes misanthropeparceque vous avez poussé trop loin la vertu : etmoi je vous soutiens que si vous étiez plusvertueux, vous feriez ceci comme je le dis ;vous ne vous laisseriez entraîner ni par votrehumeur sauvage, ni par votre tristesse detempérament, ni par vos dégoûts, ni parl'impatience que vous causent les défauts deshommes. C’est à force de vous aimer trop, quevous ne pouvez plus aimer les autres hommesimparfaits. Si vous étiez parfait, vouspardonneriez sans peine aux hommes d’êtreimparfaits, comme les dieux le font. Pourquoi nepas souffrir doucement ce que les dieux, meilleursque vous, souffrent ? Cette délicatesse quivous rend si facile à être blessé est unevéritable imperfection. La raison qui se borne às’accommoder des choses raisonnables, et àne s’échauffer que contre ce qui est faux, n’estqu’une demi-raison. La raison parfaite va plusloin ; elle supporte en paix la déraison d’autrui.Voilà le principe de vertu compatissantepour autrui et détachée de soi-même, qui estle vrai lien de la société.Alcibiade.En vérité, Timon, vous voilà bien confonduavec votre vertu farouche et critique. C’ests’aimer trop soi-même que de vouloir vivretout seul uniquement pour soi, et de ne pouvoirsouffrir rien de tout ce qui choque notrepropre sens. Quand on ne s’aime point tant,on se donne librement aux autres.Socrate.Arrêtez, s’il vous plaît, Alcibiade ; vousabuseriez aisément de ce que j’ai dit. Il y a deuxmanières de se donner aux hommes. La première estde se faire aimer, non pour être leur idole, maispour employer leur confiance à les rendre bons.Cette philanthropie est toute divine. Il y en aune autre qui est une fausse monnoie, quand on sedonne aux hommes pour leur plaire, pour leséblouir, pour usurper de l’autorité sur eux en lesflattant. Ce n’est pas eux qu’on aime, c’estsoi-même. On n’agit que par vanité et par intérêt ;on fait semblant de se donner, pour posséder ceux àqui on fait accroire qu’on se donne à eux. Cefaux philanthrope est comme un pêcheur qui

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jette un hameçon avec un appât : il paroîtnourrir les poissons, mais il les prend et lesfait mourir. Tous les tyrans, tous les magistrats,tous les politiques qui ont de l’ambition,paroissent bienfaisants et généreux ; ilsparoissent se donner, et ils veulent prendre lespeuples ; ils jettent l' hameçon dans les festins,dans les compagnies, dans les assembléespubliques. Ils ne sont pas sociables pourl’intérêt des hommes, mais pour abuser de tout legenre humain. Ils ont un esprit flatteur,insinuant, artificieux, pour corrompre lesmoeurs des hommes comme les courtisanes, et pourréduire en servitude tous ceux dont ils ontbesoin. La corruption de ce qu’il y a demeilleur est le plus pernicieux de tous lesmaux. De tels hommes sont les pestes du genrehumain. Au moins l’amour propre d’un misanthropen’est que sauvage et inutile au monde : maiscelui de ces faux philanthropes est traître ettyrannique ; ils promettent toutes les vertusde la société, et ils ne font de la société qu’untrafic, dans lequel ils veulent tout attirer à eux,et asservir tous les citoyens. Le misanthropefait plus de peur et moins de mal. Un serpentqui se glisse entre les fleurs est plus àcraindre qu’un animal sauvage qui s’enfuit vers satanière dès qu’il vous aperçoit.Alcibiade.Timon, retirons-nous, en voilà bien assez : nousavons chacun une bonne leçon ; en profiteraqui pourra. Mais je crois que nous n’enprofiterons guère : vous serez encore furieuxcontre toute la nature humaine ; et moi, jevais faire le protée entre les grecs et le roi de Perse.

DIALOGUE 19

Alcibiade et Périclès.Sans la vertu les plus grands talents ne sontcomptés pour rien après la mort.Périclès.Mon cher neveu, je suis bien aise de te revoir.J’ai toujours eu de l’a mitié pour toi.Alcibiade.Tu me l’as bien témoigné dès mon enfance. Mais jen’ai jamais eu tant de besoin de ton secoursqu’à présent : Socrate, que je viens de trouver,me fait craindre les trois juges, devant lesquelsje vais comparoître.Périclès.Hélas ! Mon cher neveu, nous ne sommesplus à Athènes : ces trois vieillardsinexorables ne comptent pour rien l'éloquence.Moi-même j’ai senti leur rigueur, et je prévois quetu n’en seras pas exempt.Alcibiade.Quoi ! N’y a-t-il pas quelque moyen pour

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gagner ces trois hommes ? Sont-ils insensiblesà la flatterie, à la pitié, aux graces du discours,à la poésie, à la musique, aux raisonnementssubtils, au récit des grandes actions ?Périclès.Tu sais bien que si l’éloquence avait iciquelque pouvoir, sans vanité, ma conditiondevrait être aussi bonne que celle d’un autre ;mais on ne gagne rien ici à parler. Ces traitsflatteurs qui enlevaient le peuple d' Athènes,ces tours convaincants, ces manières insinuantesqui prennent les hommes par leurs commodités etpar leurs passions, ne sont plus d'usage ici : lesoreilles y sont bouchées, et les coeurs de fer. Moiqui suis mort dans cette malheureuse guerre duPéloponnèse, je ne laisse pas d'en être puni. Ondevrait bien me pardonner une faute qui m'a coûtéla vie ; et même c’est toi qui me la fis faire.Alcibiade.Il est vrai que je te conseillai d’engager laguerre plutôt que de rendre compte. N’est-cepas ainsi que l' on fait toujours ? Quand ongouverne un état, on commence par soi, parsa commodité, sa réputation, son intérêt ; lepublic va comme il peut : autrement quel seraitle sot qui se donnerait la peine de gouverner, deveiller nuit et jour pour faire bien dormir lesautres ? Est-ce que vos juges d’ici trouvent celamauvais ?Périclès.Oui, si mauvais, qu’après être mort de lapeste dans cette maudite guerre, où je perdisla confiance du peuple, j’ai souffert ici degrands supplices pour avoir troublé la paixmal à propos. Juge par là, mon pauvre neveu, situ en seras quitte à meilleur marché.Alcibiade.Voilà de mauvaises nouvelles. Les vivants,quand ils sont bien fâchés, disent, je voudraisêtre mort : et moi, je dirois volontiers aucontraire, je voudrais me porter bien.Périclès.Oh ! Tu n’es plus au temps de cette belle robetraînante de pourpre avec laquelle tu charmoistoutes les femmes d’Athènes et de Sparte. Tuseras puni, non seulement de ce que tu as fait,mais encore de ce que tu m'as conseillé de faire.

DIALOGUE 20

Alcibiade, Mercure, et Caron.Caractère d’un jeune prince corrompu parl’ambition et l’amour du plaisir.Caron.Quel homme mènes-tu là ? Il fait bien l’important.Qu’a-t-il plus qu’un autre pour s’en faire accroire ?Mercure.Il était beau, bien fait, habile, vaillant,

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éloquent, propre à charmer tout le monde.Jamais homme n’a été si souple, il prenaittoutes sortes de formes comme Protée. À Athènes,il était délicat, savant, et poli ; à Sparte,dur, austère, et laborieux ; en Asie, efféminé,mou, et magnifique, comme les perses ; enThrace, il était toujours à cheval, et buvaitcomme Silène16. Aussi a-t-il tout brouillé ettout renversé dans tous les pays où il a passé.Caron.Mais ne renversera-t-il pas aussi ma barque,qui est vieille, et qui fait eau par-tout ?Pourquoi vas-tu te charger de telle marchandise ?Il valait mieux le laisser parmi les vivants : ilaurait causé des guerres, des carnages, desdésolations, qui nous auraient envoyé ici biendes ombres. Pour la sienne, elle me fait peur.Comment s’appelle-t-il ?Mercure.Alcibiade. N’en as-tu point ouï parler ?Caron.Alcibiade ! Hé ! Toutes les ombres qui viennentme rompent la tête à force de m’en entretenir. Ilm’a donné bien de la peine avec tous les mortsqu’il a fait périr en tant de guerres. N’est-cepas lui qui, s’étant réfugié à Sparte après lesimpiétés qu’il avait faites à Athènes, corrompitla femme du roi Agis ?Mercure.C’est lui-même.Caron.Je crains qu’il ne fasse de même avec Proserpine ;car il est plus joli et plus flatteur quenotre roi Pluton. Mais Pluton n’entend pas raillerie.Mercure.Je te le livre tel qu’il est. S’il fait autant defracas aux enfers qu’il en a fait toute sa vie surla terre, ce ne sera plus ici le royaume dusilence. Mais demande-lui un peu comment ilfera. Ho ! Alcibiade, dis à Caron comment tuprétends faire ici-bas.Alcibiade. Moi, je prétends y ménager tout le monde. Jeconseille à Caron de doubler son droit depéage, à Pluton de faire la guerre contreJupiter pour être le premier des dieux, attenduque Jupiter gouverne mal les hommes, et quel' empire des morts est plus étendu que celuides vivants. Que fait-il là-haut dans sonolympe où il laisse toute chose sur la terrealler de travers ? Il vaut bien mieuxreconnoître pour souverain de toutes les divinitéscelui qui punit ici-bas les crimes, et quiredresse tout ce que son frère, par son indolence, alaissé gâter. Pour Proserpine, je lui dirai desnouvelles de la Sicile, qu’elle a tant aimée ; je

16 Silène est une sorte de satyre, père adoptif et précepteur du dieu Dionysos, qui l'accompagne sans cesse.

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lui chanterai sur ma lyre les chansons qu’ony a faites en son honneur ; je lui parlerai desnymphes avec lesquelles elle cueillait desfleurs quand Pluton la vint enlever ; je luidirai aussi toutes mes aventures, et il y aurabien du malheur si je ne puis lui plaire.Mercure.Tu vas gouverner les enfers ; je parieraispour toi : Pluton te fera entrer dans son conseil,et s’en trouvera mal. Voilà ce qui me consolepour Jupiter mon père, que tu veux faire détrôner.Alcibiade.Pluton s’en trouvera fort bien, et vous le verrez.Mercure.Tu as donné de pernicieux conseils en ta vie.Alcibiade.J’en ai donné de bons aussi.Mercure.Celui de l’entreprise de Sicile était-il biensage ? Les athéniens s’en sont-ils bien trouvés ?Alcibiade.Il est vrai que je donnai aux athéniens leconseil d’attaquer les syracusains, non seulementpour conquérir toute la Sicile et ensuitel’afrique, mais encore pour tenir Athènesdans ma dépendance. Quand on a affaire à unpeuple léger, inégal, sans raison, il ne fautpas le laisser sans affaire ; il faut le tenirtoujours dans quelque grand embarras, afin qu’ilait sans cesse besoin de vous, et qu’il ne s’avisepas de censurer votre conduite. Mais cetteaffaire, quoiqu’un peu hasardeuse, n’aurait paslaissé de réussir si je l’eusse conduite. On merappela à Athènes pour une sottise, pour cestermes mutilés. Après mon départ, Lamachuspérit comme un étourdi. Nicias était un grandindolent, toujours craintif et irrésolu. Lesgens qui craignent tant ont plus à craindreque les autres ; car ils perdent les avantagesque la fortune leur présente, et ils laissentvenir tous les inconvénients qu’ils ont prévus.On m’accusa encore d’avoir, par dérision avecdes libertins, représenté dans une débaucheles mystères de Cérès. On disait que j'y faisaisle principal personnage, qui était celui dusacrificateur. Mais tout cela, chansons ; on nepouvait m’en convaincre.Mercure.Chansons ! D’où vient donc que tu n’osasjamais te présenter, et répondre aux accusations ?Alcibiade.Je me serais livré à eux, s’il eût été questionde toute autre chose ; mais comme il s'agissaitde ma vie, je ne l’aurais pas confiée à ma propre mère.Mercure.Voilà une lâche réponse. N’as-tu point dehonte de me la faire ? Toi qui savais hasarder

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ta vie à la merci d’un charretier brutal dès taplus tendre enfance, tu n’as point osé mettreta vie entre les mains des juges pour sauverton honneur dans un âge mûr ! Ô mon ami,il fallait que tu te sentisses coupable.Alcibiade.C’est qu’un enfant qui joue dans un cheminet qui ne veut pas interrompre son jeu pourlaisser passer une charrette, fait par dépit etpar mutinerie ce qu’un homme ne fait pointpar raison. Mais enfin vous direz ce qu’il vousplaira ; je craignis mes envieux, et la sottisedu peuple, qui se met en fureur quand il estquestion de toutes vos divinités.Mercure.Voilà un langage de libertin ; et je parieraisque tu t’étais moqué des mystères de Cérèséleusine. Pour mes figures, je n’en doute point,tu les avais mutilées.Caron.Je ne veux point recevoir dans ma barquecet ennemi des dieux, cette peste du genre humain.Alcibiade.Il faut bien que tu me reçoives ; où veux-tudonc que j’aille ?Caron.Retourne à la lumière pour tourmenter tousles vivants, et faire encore du bruit sur laterre. C’est ici le séjour du silence et du repos.Alcibiade.Hé ! De grace, ne me laisse pas errer sur lesrives du Styx, comme les morts privés de lasépulture : mon âme a été trop grande parmiles hommes pour recevoir un tel affront. Aprèstout, puisque j’ai reçu les honneurs funèbres,je puis contraindre Caron à me passer danssa barque. Si j’ai mal vécu, les juges des enfersme puniront ; mais pour ce vieux fantasque,je l'obligerai bien...Caron.Puisque tu le prends sur un ton si haut, jeveux savoir comment tu as été inhumé ; caron parle de ta mort bien confusément. Lesuns disent que tu as été poignardé dans le seind’une courtisane. Belle mort pour un hommequi fait le grand personnage ! D’autres disentqu’on te brûla. Jusqu’à ce que le fait soitéclairci, je me moque de ta fierté. Non, tun’entreras point ici.Alcibiade.Je n’aurai pas de peine à raconter ma dernièreaventure ; elle est à mon honneur, et ellecouronne une belle vie. Lysander, sachantcombien j’avais fait de mal aux lacédémoniensen servant ma patrie dans le combat, et ennégociant pour elle auprès des perses, résolutde demander à Pharnabaze de me faire mourir. Ce

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Pharnabaze commandait sur les côtes d’Asie aunom du grand roi. Pour moi, ayant vu que leschefs athéniens se conduisaientavec témérité, et qu’ils ne voulaient pasmême écouter mes avis pendant que leur flotteétait dans la rivière de la Chèvre, près del'Hellespont, je leur prédis leur ruine, quiarriva bientôt après ; et je me retirai dans unlieu de Phrygie que les perses m'avaient donnépour ma subsistance. Là je vivais content,désabusé de la fortune qui m’avait tant de foistrompé, et je ne songeois plus qu’à me réjouir.La courtisane Thimandra était avec moi.Pharnabaze n’osa refuser ma mort auxlacédémoniens : il envoya son frère Magnaüs pourme faire couper la tête et pour brûler moncorps. Mais il n’osa avec tous ses perses entrerdans la maison où j’étais : ils mirent le feutout autour, aucun d’eux n’ayant le couraged’entrer pour m’attaquer. Dès que je m’aperçusde leur dessein, je jetai sur le feu tous meshabits, toutes les hardes que je trouvai, etmême les tapis qui étaient dans la maison : puisje mis mon manteau plié autour de ma main gauche,et, de la droite tenant mon épée nue, je me jetaihors de la maison au travers de mes ennemis, sansque le feu me fît aucun mal ; à peinebrûla-t-il un peu mes habits. Tous ces barbaress’enfuirent dès que je parus ; mais, en fuyant, ilsme tirèrent tant de traits, que je tombai percéde coups.Quand ils se furent retirés, Thimandra allaprendre mon corps, l'enveloppa, et lui donnala sépulture le plus honorablement qu’elle put.Mercure.Cette Thimandra n’est-elle pas la mère dela fameuse courtisane de Corinthe nommée Laïs ?Alcibiade.C’est elle-même. Voilà l’histoire de ma mortet de ma sépulture. Vous reste-t-il quelquesdifficultés ?Caron.Oui, une grande, sans doute, que je te défiede lever.Alcibiade.Explique-la-nous, nous verrons.Caron.Tu n’as pu te sauver de cette maison brûléequ’en te jetant comme un désespéré au traversde tes ennemis ; et tu veux que Thimandra,qui demeura dans les ruines de cette maisontout en feu, n’ait souffert aucun mal ! De plus,J’entends dire à plusieurs ombres que leslacédémoniens ni les perses ne t'ont point faitmourir : on assure que tu avais séduit unejeune femme d’une maison très noble, selonta coutume ; que les frères de cette femme

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voulurent se venger de ce déshonneur, et tefirent brûler.Alcibiade.Quoi qu’il en soit, tu ne peux douter, suivant cecompte même, que je n’aie été brûlé comme lesautres morts.Caron.Mais tu n’as pas reçu les honneurs de lasépulture. Tu cherches des subtilités. Je voisbien que tu as été un dangereux brouillon.Alcibiade.J’ai été brûlé comme les autres morts, etcela suffit. Veux-tu donc que Thimandravienne t’apporter mes cendres, ou qu’ellet’envoie un certificat ? Mais si tu veux encorecontester, je m’en rapporte aux trois jugesd’ici-bas. Laisse-moi passer pour plaider ma causedevant eux.Caron.Bon ! Tu l’aurais gagnée si tu passois. Voiciun homme bien rusé !Mercure.Il faut avouer la vérité : en passant j’ai vul’urne où la courtisane avait, disait-on, misles cendres de son amant. Un homme qui savait sibien enchanter les femmes ne pouvait manquer desépulture : il a eu des honneurs, des regrets, deslarmes, plus qu’il ne méritait.Alcibiade.Je prends acte que Mercure a vu mes cendresdans une urne. Maintenant je somme Caron de merecevoir dans sa barque : il n’est plus en droitde me refuser.Mercure.Je le plains d’avoir à se charger de toi, méchanthomme : tu as mis le feu par-tout. C’est toiqui as allumé cette horrible guerre dans toutela Grèce. Tu es cause que les athéniens etles lacédémoniens ont été vingt-huit ans enarmes les uns contre les autres, par mer etpar terre.Alcibiade.Ce n’est pas moi qui en suis la cause, il fauts’en prendre à mon oncle Périclès.Mercure.Périclès, il est vrai, engagea cette funesteguerre, mais ce fut par ton conseil. Ne tesouviens-tu pas d’un jour que tu allas heurter àsa porte ? Ses gens te dirent qu’il n’avait pas letemps de te voir, parcequ’il était embarrassépour les comptes qu’il devait rendre auxathéniens de l’administration des revenus de larépublique. Alors tu répondis : au lieu desonger à rendre compte, il ferait bien mieuxde songer à quelque expédient pour n’enrendre jamais. L’expédient que tu lui fournis fut

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de brouiller les affaires, d'allumer la guerre,et de tenir le peuple dans la confusion. Périclèsfut assez corrompu pour te croire : il allumala guerre, il y périt. Ta patrie y est presque périeaussi ; elle y a perdu sa liberté. Aprèscela faut-il s’étonner si Archestratedisait que la Grèce entière n’était pas assezpuissante pour supporter deux Alcibiades ? Timonle misanthrope n’était pas moins plaisant dansson chagrin, lorsque indigné contre les athéniens,dans lesquels il ne voyait plus de tracesde vertu, et te rencontrant un jour dansla rue, il te salua et te prit par la main en tedisant : courage, mon enfant ! Pourvu que tucroisses encore en autorité, tu causerasbientôt à ces gens-ci tous les maux qu’ils méritent.Alcibiade.Faut-il s’amuser aux discours d’un mélancoliquequi haïssait tout le genre humain ?Mercure.Laissons là ce mélancolique. Mais le conseilque tu donnas à Périclès, n’est-ce pas leconseil d’un voleur ?Alcibiade.Mon pauvre Mercure, ce n’est point à toi àparler de voleur ; on sait que tu en as faitlongtemps le métier : un dieu filou n’est paspropre à corriger les hommes sur la mauvaise foien matière d'argent.Mercure.Caron, je te conjure de le passer le plusvite que tu pourras ; car nous ne gagneronsrien avec lui. Prends garde seulement qu’il nesurprenne les trois juges, et Pluton même :avertis-les de ma part que c’est un scélératcapable de faire révolter tous les morts, et derenverser le plus paisible de tous les empires.La punition qu’il mérite, c’est de ne voiraucune femme, et de se taire toujours. Il a tropabusé de sa beauté et de son éloquence. Il atourné tous ses grands talents à faire du mal.Caron.Je donnerai de bons mémoires contre lui,et je crois qu’il passera fort mal son tempsparmi les ombres, S’il n’a plus de mauvaisesintrigues à y faire.

DIALOGUE 21

Denys17, Pythias, et Damon.La véritable vertu ne peut aimer que la vertu.Denys.Ô dieu ! Qu' est-ce qui se présente à mesyeux ? C’est Pythias qui arrive ici, c’est Pythiaslui-même. Je ne l’aurais jamais cru. Ha ! C’est

17 Denys l'Ancien, né en 405 av. J.-C. et mort en 367 av. J.-C., est un tyran de la colonie grecque de Syracuse (Sicile).

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lui, il vient pour mourir et pour dégager son ami.Pythias.Oui, c’est moi. Je n’étais parti que pourpayer aux dieux ce que je leur avais voué,régler mes affaires domestiques selon la justice,et dire adieu à mes enfants, pour mourir avec plusde tranquillité.Denys.Mais pourquoi reviens-tu ? Quoi donc ! Necrains-tu point la mort ? Viens-tu la cherchercomme un désespéré, un furieux ?Pythias.Je viens la souffrir, quoique je ne l’aie pointméritée ; je ne puis me résoudre à laissermourir mon ami en ma place.Denys.Tu l’aimes donc plus que toi-même ?Pythias.Non, je l’aime comme moi ; mais je trouveque je dois périr plutôt que lui, puisque c’estmoi que tu as eu intention de faire mourir :il ne serait pas juste qu’il souffrît pour medélivrer de la mort. Le supplice que tu m’aspréparé est-il prêt ?Denys.Mais tu prétends ne mériter pas plus lamort que lui.Pythias.Il est vrai, nous sommes tous deux égalementinnocents ; et il n’est pas plus juste deme faire mourir que lui.Denys.Pourquoi dis-tu donc qu’il ne serait pasjuste qu’il mourût au lieu de toi ?Pythias.Il est également injuste à toi de faire mourirDamon, ou bien de me faire mourir : maisPythias serait injuste, s’il laissait souffrir àDamon une mort que le tyran n’a préparéequ’à Pythias. Denys.Tu ne viens donc au jour marqué quepour sauver la vie à un ami en perdant latienne ?Pythias.Je viens à ton égard souffrir une injusticequi est ordinaire aux tyrans ; et, à l’égard deDamon, faire une action de justice en le tirantd’un péril où il s’est mis par générosité pour moi.Denys.Et toi, Damon, ne craignois-tu pas, dis lavérité, que Pythias ne revînt point, et depayer pour lui ?Damon.Je ne savais que trop que Pythias reviendraitponctuellement, et qu’il craindrait bienplus de manquer à sa parole que de perdre

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la vie. Plût aux dieux que ses proches et sesamis l’eussent retenu malgré lui ! Maintenantil serait la consolation des gens de bien ; etJ’aurais celle de mourir pour lui.Denys.Quoi ! La vie te déplaît-elle ?Damon.Oui, elle me déplaît quand je vois un tyran.Denys.Hé bien ! Tu ne le verras plus. Je vais te fairemourir tout-à-l' heure.Pythias.Excuse le transport d’un homme quiregrette son ami prêt à mourir : maissouviens-toi que c’est moi seul que tu as destinéà la mort. Je viens la souffrir pour dégager monami, ne me refuse pas cette consolation dansma dernière heure.Denys.Je ne puis souffrir deux hommes quiméprisent la vie et ma puissance.Damon.Tu ne peux donc souffrir la vertu ?Denys.Non, je ne puis souffrir cette vertu fière etdédaigneuse qui méprise la vie, qui ne craintaucun supplice, qui est insensible auxrichesses et aux plaisirs.Damon.Du moins tu vois qu’elle n’est pointinsensible à l’honneur, à la justice, et à l’a mitié.Denys.Çà, qu’on emmène Pythias au supplice ;nous verrons si Damon continuera à méprisermon pouvoir.Damon.Pythias, en revenant se soumettre à tesordres, a mérité de toi que tu le fasses vivre ; etmoi, en me livrant pour lui à ton indignation,je t'ai irrité : contente-toi, fais-moi mourir.Pythias.Non, non, Denys, souviens-toi que je suisle seul qui t’ai déplu : Damon n’a pu...Denys.Hélas ! Que vois-je ! Où suis-je ! Que je suismalheureux et digne de l’être ! Non, je n’airien connu jusques ici : j’ai passé ma vie dansles ténèbres et dans l'égarement. Toute mapuissance m’est inutile pour me faire aimer :je ne puis pas me vanter d’avoir acquis, depuisplus de trente ans de tyrannie, un seul amidans toute la terre. Ces deux hommes, dansune condition privée, s’aiment tendrement,se confient l’un à l’autre sans réserve, sontheureux en s'aimant, et veulent mourir l’unpour l’autre.Pythias.

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Comment auriez-vous des amis, vous quin’avez jamais aimé personne ? Si vous aviezaimé les hommes, ils vous aimeraient. Vousles avez craints, ils vous craignent, ils voushaïssent.Denys.Damon, Pythias, daignez me recevoir entrevous deux, pour être le troisième ami d’unesi parfaite société ; je vous laisse vivre, et jevous comblerai de biens.Damon.Nous n’avons pas besoin de tes biens ; etpour ton amitié, nous ne pouvons l’accepterque quand tu seras bon et juste. Jusque-là tune peux avoir que des esclaves tremblants etde lâches flatteurs. Il faut être vertueux,bienfaisant, sociable, sensible à l’amitié, prêt àentendre la vérité, et savoir vivre dans uneespèce d'égalité avec de vrais amis, pour êtreaimé par des hommes libres.

DIALOGUE 22

Dion18 et Gélon19.Dans un souverain ce n’est pas l’homme qui doitrégner, ce sont les lois.Dion.Il y a long-temps, ô merveilleux homme,que je desire de te voir ; je sais que Syracusete dut autrefois sa liberté.Gélon.Et moi, je sais que tu n’as pas eu assez desagesse pour la lui rendre. Tu n’avais pas malcommencé contre le tyran, quoiqu’il fût tonbeau-frère ; mais, dans la suite, l’orgueil, lamollesse et la défiance, vices d’un tyran,corrompirent peu-à-peu tes moeurs. Aussi lestiens mêmes t’ont fait périr.Dion.Peut-on gouverner une république sansêtre exposé aux traîtres et aux envieux ?Gélon.Oui, sans doute : J’en suis une belle preuve.Je n’étais pas syracusain ; quoique étranger,on me vint chercher pour me faire roi ; on mefit accepter le diadème ; je le portai avec tantde douceur et de modération pour le bonheurdes peuples, que mon nom est encore aimé etrévéré par les citoyens, quoique ma famille,qui a régné après moi, m'ait déshonoré parses vices. On les a soufferts pour l’amour demoi. Après cet exemple, il faut avouer qu’on

18 Dion, né en 408 et mort en 354, homme d'État syracusain.Il est le beau-frère de Denys l'Ancien.

19 Gélon, né vers 540, mort en 478, fut le tyran de Géla puis de Syracuse dans la Sicile grecque.

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peut commander sans se faire haïr. Mais cen’est pas à moi qu’il faut cacher tes fautes : laprospérité t’avait fait oublier la philosophiede ton ami Platon.Dion.Hé ! Quel moyen d’être philosophe, quandon est le maître de tout, et qu’on a des passionsqu’aucune crainte ne retient !Gélon.J’avoue que les hommes qui gouvernent lesautres me font pitié ; cette grande puissancede faire le mal est un horrible poison. Maisenfin j’étais homme comme toi, et cependantj’ai vécu dans l’autorité royale jusqu’à uneextrême vieillesse, sans abuser de ma puissance.Dion.Je reviens toujours là : il est facile d’êtrephilosophe dans une condition privée ; maisquand on est au-dessus de tout...Gélon.Hé ! C’est quand on se voit au-dessus de toutqu’on a un plus grand besoin de philosophiepour soi et pour les autres qu’on doit gouverner.Alors il faut être doublement sage, et bornerau-dedans par sa raison une puissance que rien neborne au-dehors.Dion.Mais j’avais vu le vieux Denys, mon beau-père,qui avait fini ses jours paisiblement dansla tyrannie ; je m'imaginois qu’il n’y avaitqu’à faire de même.Gélon.Ne vois-tu pas que tu avais commencécomme un homme de bien qui veut rendrela liberté à sa patrie ? Espérois-tu qu’on tesouffrirait dans la tyrannie, puisqu’on nes’était confié à toi qu’afin de renverser letyran ? C’est un hasard quand les méchantsévitent les dangers qui les environnent : encoremême sont-ils assez punis par le besoin où ilsse trouvent de se précautionner contre cespérils en répandant le sang humain, en désolantles républiques ; ils n’ont aucun momentde repos ni de sûreté ; ils ne peuvent jamaisgoûter ni le plaisir de la vertu, ni la douceurde l’amitié, ni celle de la confiance et d’unebonne réputation. Mais toi, qui étaisl’espérance des gens de bien, qui promettois desvertus sincères, qui avais voulu établir larépublique de Platon, tu commençois à vivre entyran, et tu croyais qu’on te laisserait vivre !Dion.Ho bien ! Si je retournois au monde, jelaisserais les hommes se gouverner eux-mêmescomme ils pourraient. J’aimerais mieux m'allercacher dans quelque île déserte que de mecharger de gouverner une république. Si on

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est méchant, on a tout à craindre : si on estbon, on a trop à souffrir.Gélon.Les bons rois, il est vrai, ont bien despeines à souffrir ; mais ils jouissent d’unetranquillité et d’un plaisir pur au-dedansd’eux-mêmes que les tyrans ignorent toute leur vie.Sais-tu bien le secret de régner ainsi ? Tudevrois le savoir, car tu l’as souvent ouï dire à Platon.Dion.Redis-le-moi, de grace, car la bonne fortuneme l’a fait oublier.Gélon.Il ne faut pas que l’homme règne, il fautqu’il se contente de faire régner les lois. S’ilprend la royauté pour lui, il la gâte, et seperd lui-même ; il ne doit l’exercer que pourle maintien des lois et le bien des peuples.Dion.Cela est bien aisé à dire, mais difficile à faire.Gélon.Difficile, il est vrai, mais non pasimpossible. Celui qui en parle l’a fait comme il tele dit. Je ne cherchai point l’autorité, elle mevint chercher ; je la craignis, J’en connus tousles embarras, je ne l’acceptai que pour le biendes hommes. Je ne leur fis jamais sentir quej’étais le maître ; je leur fis seulement sentirqu’eux et moi nous devions céder à la raisonet à la justice. Une vieillesse respectée, unemort qui a mis toute la Sicile en deuil, uneréputation sans tache et immortelle, une verturécompensée ici-bas par le bonheur des champsélysiens, sont le fruit de cette philosophie silong-temps conservée sur le trône.Dion.Hélas ! Je savais tout ce que tu me dis, jeprétendois en faire autant ; mais je ne medéfiois point de mes passions, et elles m’ontperdu. De grace, souffre que je ne te quitte plus.Gélon.Non, tu ne peux être admis parmi ces âmesbienheureuses qui ont bien gouverné. Adieu.

DIALOGUE 23

Platon, et Denys Le Tyran.Un prince ne peut trouver de véritable bonheur etde sûreté que dans l’amour de ses sujets.Denys Le Tyran.Hé ! Bonjour, Platon. Te voilà comme jet’ai vu en Sicile.Platon.Pour toi, il s’en faut bien que tu sois iciaussi brillant que sur ton trône.Denys Le Tyran.Tu n’étais qu’un philosophe chimérique ;ta république n’était qu’un beau songe.

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Platon.Ta tyrannie n’a pas été plus solide que marépublique ; elle est tombée par terre.Denys Le Tyran.C’est ton ami Dion qui me trahit.Platon.C’est toi qui te trahis toi-même. Quand onse fait haïr, on a tout à craindre.Denys Le Tyran.Mais aussi, que n’en coûte-t-il pas pour sefaire aimer ! Il faut contenter les autres. Nevaut-il pas mieux se contenter soi-même auhasard d’être haï ?Platon.Quand on se fait haïr pour contenter sespassions, on a autant d’ennemis que de sujets,on n’est jamais en sûreté. Dis-moi la vérité,dormois-tu en repos ?Denys Le Tyran.Non, je l’avoue. C’est que je n’avais pasencore fait mourir assez de gens.Platon.Hé ! Ne vois-tu pas que la mort des unst'attirait la haine des autres ? Que ceux quivoyaient massacrer leurs voisins attendaientde périr à leur tour, et ne pouvaient se sauverqu’en te prévenant ? Il faut, ou tuer jusqu' audernier des citoyens, ou abandonner larigueur des peines pour tâcher de se faire aimer.Quand les peuples vous aiment, vous n’avezplus besoin de gardes ; vous êtes aumilieu de votre peuple comme un père quine craint rien au milieu de ses propres enfants.Denys Le Tyran.Je me souviens que tu me disais toutes cesraisons quand je fus sur le point de quitterla tyrannie pour être ton disciple ; mais unflatteur m’en empêcha. Il faut avouer qu’il estbien difficile de renoncer à la puissance souveraine.Platon.N’aurait-il pas mieux valu la quittervolontairement pour être philosophe, que d’en êtrehonteusement dépossédé pour aller gagner savie à Corinthe par le métier de maître d’école ?Denys Le Tyran.Mais je ne prévoyais pas qu’on me chasserait.Platon.Hé ! Comment pouvais-tu espérer de demeurerle maître en un lieu où tu avais mistout le monde dans la nécessité de te perdrepour éviter ta cruauté ?Denys Le Tyran.J' espérois qu’on n'oserait jamais m'attaquer.Platon.Quand les hommes risquent davantage envous laissant vivre qu’en vous attaquant, ils’en trouve toujours qui vous préviennent :

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vos propres gardes ne peuvent assurer leur viequ’en vous arrachant la vôtre. Mais parle-moifranchement, n’as-tu pas vécu avec plus dedouceur dans ta pauvreté de Corinthe quedans ta splendeur de Syracuse ?Denys Le Tyran.Il est vrai : à Corinthe, le maître d’écolemangeait et dormait assez bien ; le tyran àSyracuse avait toujours des craintes et desdéfiances ; il fallait égorger quelqu’un, ravir lestrésors, faire des conquêtes ; les plaisirsn'étaient plus plaisirs, ils étaient usés pour moi,et ne laissaient pas de m'agiter avec trop deviolence. Dis-moi aussi, philosophe, te trouvais-tubien malheureux quand je te fis vendre ?Platon.J’avais dans l’esclavage le même repos quetu goûtois à Corinthe, avec cette différence,que j'avais le bonheur de souffrir pour la vertupar l'injustice du tyran, et que tu étais letyran honteusement dépossédé de sa tyrannie.Denys Le Tyran.Va, je ne gagne rien à disputer contre toi;si jamais je retourne au monde, je choisiraiune condition privée, ou bien je me feraiaimer par le peuple que je gouvernerai.

DIALOGUE 24

Platon et Aristote.Critique de la philosophie d'Aristote, solidité desidées éternelles de Platon.Aristote.Avez-vous oublié votre ancien disciple ? Neme connaissez-vous plus ?Platon.Je n’ai garde de reconnoître en vous mondisciple. Vous n’avez jamais songé qu’à paroîtrele maître de tous les philosophes, et qu’àfaire tomber dans l’oubli tous ceux qui vousont précédé.Aristote.C’est que j’ai dit des choses originales, etque je les ai expliquées fort nettement. Je n’aipoint pris le style poétique ; en cherchant lesublime, je ne suis point tombé dans le galimatias ;je n’ai point donné dans les idées éternelles.Platon.Tout ce que vous avez dit était tiré des livresque vous avez tâché de déprimer. Vousavez parlé, J’en conviens, d’une manière nette,précise, pure, mais sèche, et incapable de fairesentir la sublimité des vérités divines. Pourles idées éternelles, vous vous en moquereztant qu’il vous plaira : mais vous ne sauriezvous en passer, si vous voulez établir quelquesvérités certaines. Quel moyen d’assurer ou denier une chose d’une autre, à moins qu’il n’y

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ait des idées de ces deux choses qui nechangent point ? Qu’est-ce que la raison, sinon nosidées ? Si nos idées changeaient, la raisonserait aussi changeante. Aujourd'hui le toutserait plus grand que la partie : demain lamode en serait passée, et la partie serait plusgrande que le tout. Ces idées éternelles, quevous voulez tourner en ridicule, ne sont doncque les premiers principes de la raison, quidemeurent toujours les mêmes. Bien loin quenous puissions juger de ces premières vérités,ce sont elles qui nous jugent, et qui nouscorrigent quand nous nous trompons. Si jedis une chose extravagante, les autres hommesen rient d' abord, et J’en suis honteux. C’estque ma raison et celle de mes voisins est unerègle au-dessus de moi, qui me vient redressermalgré moi, comme une règle véritableredresserait une ligne tortue que J’aurais tracée.Faute de remonter aux idées qui sont les premièreset les simples notions de chaque chose,vous n’avez point eu de principes assez fermes,et vous n’alliez qu’à tâtons.Aristote.Y a-t-il rien de plus clair que ma morale ?Platon.Elle est claire, elle est belle, je l’avoue ;votre logique est subtile, méthodique, exacte,ingénieuse : mais votre physique n’est qu’unamas de termes abstraits et de noms vagues,pour accoutumer les esprits à se payer de motset à croire entendre ce qu’ils n’entendent pas.C’est en cette occasion que vous auriez eugrand besoin d’idées claires pour éviter legalimatias que vous reprochez aux autres. Unignorant sensé avoue de bonne foi qu’il ne saitce que c’est que la matière première. Un devos disciples croit dire des merveilles, endisant qu’elle n’est ni quoi, ni quelle, nicombien, ni aucune des choses par lesquelles l’êtreest déterminé. Avec ce jargon un homme secroit grand philosophe, et méprise le vulgaire.Les épicuriens venus après vous ont raisonnéplus sensément que vous sur le mouvementet sur les figures des petits corps qui formentpar leur assemblage tous les composés quenous voyons. Au moins leur physique expliqueplusieurs choses d’une manière vraisemblable.Il est vrai qu’ils n’ont jamais remonté jusqu’àl'idée et à la nature de ces petits corps ; ilssupposent toujours sans preuve des règlestoutes faites, et sans savoir par qui ; puis ilsen tirent comme ils peuvent la compositionde toute la nature sensible. Cette philosophiedans son principe est une pure fiction, il estvrai ; mais enfin elle sert à entendre beaucoupde choses dans la nature. Votre physique

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n’enseigne que des mots ; ce n’est pas unephilosophie, ce n’est qu’une langue bizarre. Tirésiasvous menace qu’un jour il viendra d’autresphilosophes qui vous dépossèderont desécoles où vous aurez régné long-temps, et quiferont tomber de bien haut votre réputation.Aristote.Je voulais cacher mes principes, c’est cequi m’a fait envelopper ma physique.Platon.Vous y avez si bien réussi que personne nevous entend ; ou du moins si on vous entend,on trouve que vous ne dites rien.Aristote.Je ne pouvais rechercher toutes les vérités,ni faire toutes les expériences.Platon.Personne ne le pouvait aussi commodémentque vous : vous aviez l’autorité et l’argentd’Alexandre. Si j’avais eu les mêmes avantages,J’aurais fait de belles découvertes.Aristote.Que ne ménagiez-vous Denys le tyran, pouren tirer le même parti ?Platon.C’est que je n’étais ni courtisan ni flatteur :mais vous, qui trouvez qu’on doit ménagerles princes, n’avez-vous pas perdu les bonnesgraces de votre disciple par vos entreprisestrop ambitieuses ?Aristote.Hélas ! Il n’est que trop vrai. Ici-bas même,si quelquefois il se rappelle le temps de saconfiance pour moi, d’autres fois il ne daigneplus me reconnoître, et me regarde de travers.Platon.C’est qu’il n’a point trouvé dans votreconduite la pure morale de vos écrits. Dites lavérité, vous ne ressembliez point à votre magnanime.Aristote.Et vous, n’avez-vous point parlé du méprisde toutes les choses terrestres et passagères,pendant que vous viviez magnifiquement ?Platon.Je l’avoue ; mais j’étais considérable dansma patrie. J' y ai vécu avec modération et honneur.Sans autorité ni ambition, je me suis fait révérer desgrecs. Le philosophe venu de Stagire, qui veut toutbrouiller dans le royaume de son disciple, est unpersonnage qui en bonne philosophie doit être fort odieux.

DIALOGUE 25

Alexandre et Aristote.Quelque grandes que saient les qualités naturellesd’un jeune prince, il a tout à craindre S’iln'éloigne les flatteurs, et s'il ne s'accoutume debonne heure à résister à ses passions, et à aimer

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ceux qui auront le courage de lui dire la vérité.Aristote.Je suis ravi de voir mon disciple. Quellegloire pour moi d’avoir instruit le vainqueurde l’asie !Alexandre.Mon cher Aristote, je te revois avec plaisir.Je ne t’avais point vu depuis que j’ai quittéla Macédoine : mais je ne t’ai jamais oubliépendant mes conquêtes, tu le sais bien.Aristote.Te souviens-tu de ta jeunesse, qui était siaimable ?Alexandre.Oui, il me semble que je suis encore à Pella ou àPydne ; que tu viens de Stagire pour m’enseignerla philosophie.Aristote.Mais tu avais un peu négligé mes préceptes, quandla trop grande prospérité enivra ton coeur.Alexandre.Je l’avoue : tu sais bien que je suis sincère.Maintenant que je ne suis plus que l’ombred’Alexandre, je reconnais qu’Alexandre étaittrop hautain et trop superbe pour un mortel.Aristote.Tu n’avais point pris mon magnanime pourte servir de modèle.Alexandre.Je n’avais garde : ton magnanime n’est qu’unpédant ; il n’a rien de vrai ni de naturel ; ilest guindé et outré en tout.Aristote.Mais n’étais-tu pas outré dans ton héroïsme ?Pleurer de n’avoir pas encore subjugué unmonde quand on disait qu’il y en avait plusieurs ;parcourir des royaumes immenses pour les rendreà leurs rois après les avoir vaincus ; ravagerl’univers pour faire parler de toi ; se jeter seulsur les remparts d’une ville ennemie ; vouloir passer pour une divinité !Tu es plus outré que mon magnanime.Alexandre.Me voilà donc revenu à ton école ? Tu medis toutes mes vérités, comme si nous étionsencore à Pella. Il n’aurait pas été trop sûr deme parler si librement sur les bords del'Euphrate : mais, sur les bords du Styx, on écouteun censeur plus patiemment. Dis-moi donc, mon pauvreAristote, toi qui sais tout, d’où vient que certainsprinces sont si jolis dans leur enfance, etqu'ensuite ils oublient toutes les bonnes maximesqu’ils ont apprises, lorsqu’il serait question d'enfaire quelque usage ? À quoi sert-il qu’ils parlentdans leur jeunesse comme des perroquets, pourapprouver tout ce qui est bon, et que la raison, quidevrait croître en eux avec l’âge, semble s’enfuirdès qu’ils sont entrés dans les affaires ?

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Aristote.En effet, ta jeunesse fut merveilleuse ; tuentretenois avec politesse les ambassadeursqui venaient chez Philippe ; tu aimais leslettres, tu lisois les poëtes, tu étais charméd’Homère, ton coeur s’enflammait au récit desvertus et des grandes actions des héros. Quandtu pris Thèbes, tu respectas la maison dePindare ; ensuite tu allas, en entrant dansl’asie, voir le tombeau d'Achille et les ruinesde Troie. Tout cela marque un naturel humainet sensible aux belles choses. On vit encorece beau naturel quand tu confias ta vieau médecin Philippe, mais sur-tout lorsquetu traitas si bien la famille de Darius, que ceroi mourant se consolait dans son malheur,pensant que tu serais le père de sa famille.Voilà ce que la philosophie et le beau naturelavaient mis en toi. Mais le reste, je n’ose le dire.Alexandre.Dis, dis, mon cher Aristote, tu n’as plusrien à ménager.Aristote.Ce faste, cette mollesse, ces soupçons, cescruautés, ces colères, ces emportements furieuxcontre tes amis, cette crédulité pour leslâches flatteurs qui t' appelaient un dieu...Alexandre.Ah ! Tu dis vrai. Je voudrais être mort aprèsavoir vaincu Darius.Aristote.Quoi ! Tu voudrais n’avoir point subjugué lereste de l’orient ?Alexandre.Cette conquête m’est moins glorieuse qu’ilne m’est honteux d’avoir succombé à mesprospérités, et d’avoir oublié la conditionhumaine. Mais dis-moi donc d’où vient qu’onest si sage dans l’enfance, et si peu raisonnablequand il serait temps de l’être.Aristote.C’est que dans la jeunesse on est instruit,excité, corrigé par des gens de bien. Dans lasuite on s’abandonne à trois sortes d’ennemis :à sa présomption, à ses passions, et aux flatteurs.

DIALOGUE 26

Alexandre et Clitus.Funeste délicatesse des grands, qui ne peuventsouffrir leurs véritables serviteurs lorsqu’ilsveulent leur faire connoître leurs défauts.Clitus.Bonjour, grand roi. Depuis quand es-tu descendusur ces rives sombres ?Alexandre.Ah ! Clitus, retire-toi : je ne puis supporterta vue ; elle me reproche ma faute.

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Clitus.Pluton veut que je demeure devant tesyeux, pour te punir de m'avoir tué injustement.J’en suis fâché, car je t'aime encore malgré lemal que tu m’as fait ; mais je ne puis plus te quitter.Alexandre.Oh ! La cruelle compagnie ! Voir toujoursun homme qui rappelle le souvenir de ce qu’ona eu tant de honte d’avoir fait !Clitus.Je regarde bien mon meurtrier : pourquoine saurais-tu pas regarder un homme que tuas fait mourir ? Je vois bien que les grandssont plus délicats que les autres hommes : ilsne veulent voir que des gens contents d’eux,qui les flattent, et qui fassent semblant de lesadmirer. Il n’est plus temps d’être délicat surles bords du Styx. Il fallait quitter cettedélicatesse en quittant cette grandeur royale. Tun’as plus rien à donner ici, et tu ne trouverasplus de flatteurs.Alexandre.Ah ! Quel malheur ! Sur la terre j’étais undieu ; ici je ne suis plus qu’une ombre, et onm'y reproche sans pitié mes fautes.Clitus.Pourquoi les faisais-tu ?Alexandre.Quand je te tuai, j’avais trop bu.Clitus.Voilà une belle excuse pour un héros etpour un dieu ! Celui qui devait être assezraisonnable pour gouverner la terre entière,perdait par l'ivresse toute sa raison, et serendait semblable à une bête féroce. Mais avouede bonne foi la vérité, tu étais encore plusenivré par la mauvaise gloire et par la colèreque par le vin : tu ne pouvais souffrir que jecondamnasse ta vanité qui te faisait recevoirles honneurs divins, et oublier les servicesqu’on t’avait rendus. Réponds-moi ; je necrains plus que tu me tues.Alexandre.Ô dieux cruels, que ne puis-je me vengerde vous ! Mais hélas ! Je ne puis pas même mevenger de cette ombre de Clitus qui vientm’insulter brutalement.Clitus.Te voilà aussi colère et aussi fougueux quetu l’étais parmi les vivants. Mais personne nete craint ici ; pour moi, tu me fais pitié.Alexandre.Quoi ! Le grand Alexandre faire pitié à unhomme vil tel que Clitus ! Que ne puis-je oule tuer ou me tuer moi-même !Clitus.Tu ne peux plus ni l’un ni l’autre ; les ombres

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ne meurent point ; te voilà immortel, maisautrement que tu ne l’avais prétendu. Il fautte résoudre à n’être qu’une ombre comme moiet comme le dernier des hommes. Tu ne trouverasplus ici de provinces à ravager, ni derois à fouler aux pieds, ni de palais à brûlerdans ton ivresse, ni de fables ridicules à conterpour te vanter d’être le fils de Jupiter.Alexandre.Tu me traites comme un misérable.Clitus.Non, je te reconnais pour un grand conquérant,d’un naturel sublime, mais gâté par de tropgrands succès. Te dire la vérité avec affection,est-ce t'offenser ? Si la vérité t’offense,retourne sur la terre chercher tes flatteurs.Alexandre.À quoi donc me servira toute ma gloire, siClitus même ne m’épargne pas ?Clitus.C’est ton emportement qui a terni ta gloireparmi les vivants. Veux-tu la conserver puredans les enfers ? Il faut être modeste avec desombres qui n’ont rien à perdre ni à gagner avec toi.Alexandre.Mais tu disais que tu m'aimais.Clitus.Oui, j’aime ta personne sans aimer tes défauts.Alexandre.Si tu m'aimes, épargne-moi.Clitus.Parceque je t’aime, je ne t’épargnerai point.Quand tu parus si chaste à la vue de la femmeet de la fille de Darius, quand tu montrastant de générosité pour ce prince vaincu, tuméritois de grandes louanges, je te les donnai.Ensuite la prospérité te fit oublier le soin deta propre gloire même. Je te quitte, adieu.

DIALOGUE 27

Alexandre et Diogène.La flatterie est pernicieuse aux princes.Diogène.Ne vois-je pas Alexandre parmi les morts ?Alexandre.Tu ne te trompes pas, Diogène.Diogène.Hé, comment ! Les dieux meurent-ils ?Alexandre.Non pas les dieux, mais les hommes mortelspar leur nature.Diogène.Mais crois-tu n’être qu’un simple homme ?Alexandre.Hé ! Pourrois-je avoir un autre sentimentde moi-même ?Diogène.

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Tu es bien modeste après ta mort. Rienn’aurait manqué à ta gloire, Alexandre, si tul’avais été autant pendant ta vie.Alexandre.En quoi donc me suis-je si fort oublié ?Diogène.Tu le demandes, toi qui, non content d’êtrefils d’un grand roi qui s’était rendu maître dela Grèce entière, prétendois venir de Jupiter ?On te faisait la cour, en te disant qu’unserpent s’était approché d'Olympias. Tu aimaismieux avoir ce monstre pour père, parcequecela flattait davantage ta vanité, que d’êtredescendu de plusieurs rois de Macédoine, parcequetu ne trouvais rien dans cette naissanceau-dessus de l’humanité. Ne souffrois-tupas les basses et honteuses flatteries de laprêtresse de Jupiter Ammon ? Elle réponditque tu blasphémois en supposant que ton pèrepouvait avoir des meurtriers ; tu sus profiterde ses salutaires avis, et tu évitas avec ungrand soin de tomber dans la suite dans depareilles impiétés. Ô homme trop foible poursupporter les talents que tu avais reçus du ciel !Alexandre.Crois-tu, Diogène, que j’aie été assezinsensé pour ajouter foi à toutes ces fables ?Diogène.Pourquoi donc les autorisois-tu ?Alexandre.C’est qu’elles m'autorisaient moi-même. Jeles méprisois, et je m’en servois parcequ’ellesme donnaient un pouvoir absolu sur les hommes.Ceux qui auraient peu considéré le filsde Philippe tremblaient devant le fils deJupiter. Les peuples ont besoin d’être trompés !La vérité est foible auprès d’eux ; le mensongeest tout-puissant sur leur esprit. La seuleréponse de la prêtresse, dont tu parles avecdérision, a plus avancé mes conquêtes quemon courage et toutes les ressources de monesprit. Il faut connoître les hommes, seproportionner à eux, et les mener par les voiespar lesquelles ils sont capables de marcher.Diogène.Les hommes du caractère que tu dépeinssont dignes de mépris, comme l'erreur àlaquelle ils sont livrés : pour être estimé de ceshommes si vils, tu as eu recours au mensonge,qui t'a rendu plus indigne qu'eux.

DIALOGUE 28

Diogène et Denys L’Ancien.Un prince qui fait consister son bonheur et sa gloireà satisfaire ses voluptés et ses passions n’estheureux ni en cette vie ni en l’autre.Denys L’Ancien.

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Je suis ravi de voir un homme de ta réputation.Alexandre m’a parlé de toi depuis qu’ilest descendu en ces lieux.Diogène.Pour moi, je n’avais que trop entendu parlerde toi sur la terre. Tu y faisais du bruitcomme les torrents qui ravagent tout.Denys L’Ancien.Est-il vrai que tu étais heureux dans ton tonneau ?Diogène.Une marque certaine que j'y étais heureux,c’est que je ne cherchai jamais rien, et que jeméprisai même les offres de ce jeune macédoniendont tu parles. Mais n’est-il pas vrai quetu n’étais point heureux en possédant Syracuseet la Sicile, puisque tu voulais encore entrerpar Rhège dans toute l’Italie ?Denys L’Ancien.Ta modération n’était que vanité et affectationde vertu.Diogène.Ton ambition n’était que folie, qu’un orgueilforcené qui ne peut faire justice ni auxautres ni à soi.Denys L’Ancien.Tu parles bien hardiment.Diogène.Et toi, t’imagines-tu être encore tyran ici ?Denys L’Ancien.Hélas ! Je ne sens que trop que je ne le suisplus. Je tenois les syracusains, comme je m’ensuis vanté bien des fois, dans des chaînes dediamant ; mais le ciseau des parques a coupéces chaînes avec le fil de mes jours.Diogène.Je t’entends soupirer, et je suis sûr que tusoupirois aussi dans ta gloire. Pour moi, je nesoupirois point dans mon tonneau, et je n’aique faire de soupirer ici-bas ; car je n’ai laissé,en mourant, aucun bien digne d’être regretté.Ô mon pauvre tyran, que tu as perdu à êtresi riche ! Et que Diogène a gagné à ne posséderrien !Denys L’Ancien.Tous les plaisirs en foule venaient s’offrir àmoi : ma musique était admirable ; j’avais unetable exquise, des esclaves sans nombre, desparfums, des meubles d’or et d’argent, destableaux, des statues, des spectacles de toutesles façons, des gens d’esprit pour m’entreteniret pour me louer, des armées pour vaincretous mes ennemis.Diogène.Et par-dessus tout cela des soupçons, desalarmes et des fureurs, qui t' empêchaient dejouir de tant de biens.Denys L’Ancien.

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Je l’avoue. Mais aussi quel moyen de vivredans un tonneau ?Diogène.Hé ! Qui t'empêchait de vivre paisiblementen homme de bien comme un autre dans tamaison, et d'embrasser une douce philosophie ?Mais il est vrai que tu croyais toujoursvoir un glaive suspendu sur ta tête au milieudes plaisirs.Denys L’Ancien.N’en parlons plus, tu veux m’insulter.Diogène.Souffriras-tu une autre question aussi forteque celle-là ?Denys L’Ancien.Il faut bien la souffrir, je n’ai plus demenaces à te faire pour t’en empêcher, je suis icibien désarmé.Diogène.N’avais-tu pas promis des récompenses àtous ceux qui inventeraient de nouveaux plaisirs ?C’était une étrange rage pour la volupté.Oh ! Que tu t’étais bien mécompté ! Avoir toutrenversé dans son pays pour être heureux, etêtre si misérable, et si affamé de plaisirs !Denys L’Ancien.Il fallait bien tâcher d’en faire inventer denouveaux, puisque tous les plaisirs ordinairesétaient usés pour moi.Diogène.La nature entière ne te suffisait donc pas ?Hé ! Qu'est-ce qui aurait pu apaiser tespassions furieuses ? Mais les plaisirs nouveauxauraient-ils pu guérir tes défiances et étoufferles remords de tes crimes ?Denys L’Ancien.Non : mais les malades cherchent comme ilspeuvent à se soulager dans leurs maux. Ilsessaient de nouveaux remèdes pour se guérir,et de nouveaux mets pour se ragoûter.Diogène.Tu étais donc dégoûté et affamé tout ensemble :dégoûté de tout ce que tu avais, affamé de toutce que tu ne pouvais avoir. Voilà un belétat ; et c’est là ce que tu as pris tantde peine à acquérir et à conserver ! Voilàune belle recette pour se faire heureux. C’est bienà toi à te moquer de mon tonneau, où unpeu d’eau, de pain et de soleil, me rendaitcontent ! Quand on sait goûter ces plaisirssimples de la pure nature, ils ne s’usent jamais,et on n’en manque point : mais quand on lesméprise, on a beau être riche et puissant, onmanque de tout, car on ne peut jouir de rien.Denys L’Ancien.Ces vérités que tu dis m’affligent ; car jepense à mon fils que j’ai laissé tyran après

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moi : il serait plus heureux si je l’avais laissépauvre artisan, accoutumé à la modération,et instruit par la mauvaise fortune ; au moinsil aurait quelques vrais plaisirs que la naturene refuse point dans les conditions médiocres.Diogène.Pour lui rendre l’appétit, il faudrait luifaire souffrir la faim ; pour lui ôter l'ennui deson palais doré, le mettre dans mon tonneauvacant depuis ma mort.Denys L’Ancien.Encore ne saura-t-il pas se soutenir danscette puissance que j’ai eu tant de peine à lui préparer.Diogène.Hé ! Que veux-tu que sache un homme élevédans la mollesse et né dans une trop grandeprospérité ? À peine sait-il prendre le plaisirquand il vient à lui. Il faut que tout le mondese tourmente pour le divertir.

DIALOGUE 29

Pyrrhon20 et Son Voisin.Fausseté et absurdité du pyrrhonisme.Le Voisin.Bonjour, Pyrrhon. On dit que vous avezbien des disciples, et que votre école a unehaute réputation. Voudriez-vous bien me recevoiret m’instruire ?Pyrrhon.Je le veux, ce me semble.Le Voisin.Pourquoi donc ajoutez-vous, ce me semble ?Est-ce que vous ne savez pas ce que vousvoulez ? Si vous ne le savez pas, qui le sauradonc ? Et que savez-vous donc, vous qui passezpour un si savant homme ?Moi, je ne sais rien.Le Voisin.Qu’apprend-on donc en vous écoutant ?Pyrrhon.Rien du tout.Le Voisin.Pourquoi donc vous écoute-t-on ?Pour se convaincre de son ignorance.Pyrrhon.N’est-ce pas savoir beaucoup que de savoir qu’on nesait rien ?Le Voisin.Non, ce n’est pas savoir grand'chose. Unpaysan bien grossier et bien ignorant connoîtson ignorance, et il n’est pourtant ni philosophe,

20 Pyrrhon d'Élis (360–270 av. J.-C.), philosophe sceptique originaire d'Élis, ville provinciale du nord-ouest du Péloponnèse. Il est considéré par les sceptiques anciens comme le fondateur de ce que l'on a appelé le pyrrhonisme.

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ni habile homme ; il connoît pourtantmieux son ignorance que vous la vôtre, carvous vous croyez au-dessus de tout le genrehumain en affectant d'ignorer toutes choses.Cette ignorance affectée ne vous ôte point laprésomption, au lieu que le paysan qui connoîtson ignorance se défie de lui-même entoutes choses, et de bonne foi.Pyrrhon.Le paysan ne croit ignorer que certaineschoses élevées et qui demandent de l’étude ;mais il ne croit pas ignorer qu’il marche,qu’il parle, qu’il vit. Pour moi, j’ignore toutcela, et par principes.Le Voisin.Quoi ! Vous ignorez tout cela de vous ? Beauxprincipes de n’en admettre aucun !Pyrrhon.Oui, j’ignore si je vis, si je suis. En un mot,j'ignore toutes choses sans exception.Le Voisin.Mais ignorez-vous que vous pensez ?Pyrrhon.Oui, je l’ignore.Le Voisin.Ignorer toutes choses, c’est douter de touteschoses et ne trouver rien de certain, n’est-ilpas vrai ?Pyrrhon.Cela est vrai, si quelque chose le peut être.Le Voisin.Ignorer et douter, c’est la même chose ;douter et penser sont encore la même chose :donc vous ne pouvez douter sans penser. Votredoute est donc la preuve certaine que vouspensez : donc il y a quelque chose de certain,puisque votre doute même prouve la certitudede votre pensée.Pyrrhon.J’ignore même mon ignorance. Vous voilàbien attrapé.Le Voisin.Si vous ignorez votre ignorance, pourquoien parlez-vous ? Pourquoi la défendez-vous ?Pourquoi voulez-vous la persuader à vosdisciples, et les détromper de tout ce qu’ils ontjamais cru ? Si vous ignorez jusqu’à votreignorance, il n’en faut plus donner les leçons, nimépriser ceux qui craient savoir la vérité.Pyrrhon.Toute la vie n’est peut-être qu’un songecontinuel. Peut-être que le moment de lamort sera un réveil soudain, où l’on découvriral’illusion de ce qu’on a cru de plus réel ;comme un homme qui s' éveille voit disparoîtretous les fantômes qu’il croit voir et toucherpendant ses songes.

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Le Voisin.Vous craignez donc de dormir et de rêverles yeux ouverts ? Vous dites de toutes choses,peut-être : mais ce peut-être que vous ditesest une pensée. Votre songe, tout faux qu’ilest, est pourtant le songe d’un homme quirêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez ;car il faut être quelque chose, et quelquechose de pensant, pour avoir des songes. Lenéant ne peut ni dormir, ni rêver, ni setromper, ni ignorer, ni douter, ni dire peut-être.Vous voilà donc malgré vous condamné àsavoir quelque chose qui est votre rêverie, et àêtre tout au moins un être rêveur et pensant.Pyrrhon.Cette subtilité m’embarrasse. Je ne veuxpoint d’un disciple si subtil et si incommodedans mon école.Le Voisin.Vous voulez donc, et vous ne voulez pas ?En vérité, tout ce que vous dites et tout ceque vous faites dément votre doute affecté :votre secte est une secte de menteurs. Si vousne voulez point de moi pour disciple, je veuxencore moins de vous pour maître.

DIALOGUE 30

Pyrrhus et Démétrius Poliorcètes21.La tempérance et la vertu rendent les hommes héros,et non pas les conquêtes et les succès.Démétrius.Je viens saluer ici le plus grand héros quela Grèce ait eu après Alexandre.Pyrrhus.N’est-ce pas là Démétrius que j’aperçois ? Jele connais au portrait qu’on m’en a fait ici.Démétrius.Avez-vous entendu parler des grandes guerresque j’ai eu à soutenir ?Pyrrhus.Oui ; mais j’ai aussi entendu parler de votremollesse et de votre lâcheté pendant la paix.Démétrius.Si j’ai eu un peu de mollesse, mes grandesactions l’ont bien réparée.Pyrrhus.Pour moi, dans toutes les guerres que j’ai faites j’ai toujours été ferme. J’ai montré auxromains que je savais soutenir mes alliés ; carlorsqu’ils attaquèrent les tarentins, je passaià leur secours avec une armée formidable, etfis sentir aux romains la force de mon bras.Démétrius.Mais Fabricius eut enfin bon marché de

21 Démétrios Ier Poliorcète « le Preneur de villes » (vers 336–283 av. J.-C.), fils du général d'Alexandre le Grand, Antigonos Monophtalmos et roi de Macédoine (306–287).

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vous, et on voyait bien que vos troupesn’étaient pas comparables aux romaines. Voséléphants furent cause de votre victoire : ilstroublèrent les romains, qui n’étaient pasaccoutumés à cette manière de combattre.Mais, dès le second combat, l’avantage futégal de part et d’autre. Dans le troisième lesromains remportèrent une pleine victoire ;vous fûtes contraint de repasser en épire, etenfin vous mourûtes de la main d’une femme.Pyrrhus.Je mourus en combattant : mais pour vous,je sais ce qui vous a mis au tombeau ; ce sontvos débauches et votre gourmandise. Vousavez soutenu de rudes guerres, je l’avoue, etmême vous avez eu de l’avantage : mais, aumilieu de ces guerres, vous étiez environnéd’un troupeau de courtisanes qui voussuivaient incessamment comme des moutonssuivent leur berger. Pour moi, je me suismontré ferme en toutes sortes d’occasions,même dans mes malheurs, et je crois en celaavoir surpassé Alexandre.Démétrius.Vous le croyez ? Cependant ses actions ontbien surpassé les vôtres. Passer le Danube surdes peaux de bouc ; forcer le passage duGranique avec très peu de troupes contre unemultitude infinie de soldats ; battre toujoursles perses en plaine, en défilé ; prendre leursvilles, percer jusqu'aux Indes, enfinsubjuguer toute l’asie : cela est bien plus grandqu'entrer en Italie, et être obligé d’en sortirhonteusement.Pyrrhus.Par ces grandes conquêtes, Alexandres’attira la mort : car on prétend qu’Antipater,qu’il avait laissé en Macédoine, le fitempoisonner à Babylone pour avoir tous ses états.Démétrius.Son espérance fut vaine, et mon père luimontra bien qu’il se jouait à plus fort que lui.Pyrrhus.J’avoue que je donnai un mauvais exempleà Alexandre, car j’avais dessein de conquérirl’Italie. Mais lui, il voulait se faire roi dumonde ; et il aurait été bien plus heureux endemeurant roi de Macédoine qu’encourantpar toute l’asie comme un insensé.

DIALOGUE 31

Démosthène22 et Cicéron.Parallèle de ces deux orateurs, où l’on donne lecaractère de la véritable éloquence.

22 Demosthène, né à Athènes en 384 av. J.-C., mort à Calaurie en 322, homme d'État athénien, grand adversaire de Philippe II de Macédoine, l'un des grands orateurs attiques.

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Cicéron.Quoi ! Prétends-tu que j’ai été un orateurmédiocre ?Démosthène.Non pas médiocre ; car ce n’est pas sur unepersonne médiocre que je prétends avoir lasupériorité. Tu as été sans doute un orateurcélèbre. Tu avais de grandes parties ; maissouvent tu t’es écarté du point en quoiconsiste la perfection.Cicéron.Et toi, n’as-tu point eu de défauts ?Démosthène.Je crois qu’on ne m’en peut reprocher aucunpour l’éloquence.Cicéron.Peux-tu comparer la richesse de ton génieà la mienne, toi qui es sec, sans ornement ;qui es toujours contraint par des bornes étroiteset resserrées ; toi qui n'étends aucun sujet ;toi à qui on ne peut rien retrancher, tant lamanière dont tu traites les sujets est, si j' oseme servir de ce terme, affamée ? Au lieu queje donne aux miens une étendue qui fait paroîtreune abondance et une fertilité de géniequi a fait dire qu’on ne pouvait rien ajouterà mes ouvrages.Démosthène.Celui à qui on ne peut rien retrancher n’arien dit que de parfait.Cicéron.Celui à qui on ne peut rien ajouter n’a rienomis de tout ce qui pouvait embellir son ouvrage.Démosthène.Ne trouves-tu pas tes discours plus remplisde traits d’esprit que les miens ? Parle de bonnefoi, n’est-ce pas là la raison pour laquelle tut’élèves au-dessus de moi ?Cicéron.Je veux bien te l’avouer, puisque tu meparles ainsi. Mes pièces sont infiniment plusornées que les tiennes : elles marquent bienplus d’esprit, de tour, d’art, de facilité. Jefais paroître la même chose sous vingtmanières différentes. On ne pouvait s’empêcher,en entendant mes oraisons, d' admirer monesprit, d’être continuellement surpris de monart, de s'écrier sur moi, de m'interromprepour m'applaudir et me donner des louanges.Tu devais être écouté fort tranquillement, etapparemment tes auditeurs ne t'interrompaient pas.Démosthène.Ce que tu dis de nous deux est vrai : tu nete trompes que dans la conclusion que tu entires. Tu occupois l’assemblée de toi-même ;et moi je ne l'occupois que des affaires dontje parlois. On t'admirait ; et moi j’étais oublié

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par mes auditeurs, qui ne voyaient que leparti que je voulais leur faire prendre. Turéjouissois par les traits de ton esprit ; et moi jefrappois, j'abattois, j'atterrois par des coupsde foudre. Tu faisais dire : qu’il parle bien !Et moi je faisais dire : allons, marchons contrePhilippe. On te louait : on était trop hors desoi pour me louer. Quand tu haranguois, tuparoissois orné : on ne découvrait en moiaucun ornement ; il n’y avait dans mes piècesque des raisons précises, fortes, claires,ensuite des mouvements semblables à des foudresauxquels on ne pouvait résister. Tu as été unorateur parfait, quand tu as été, comme moi,simple, grave, austère, sans art apparent, enun mot, quand tu as été démosthénique : maislorsqu’on a senti en tes discours l'esprit, letour, et l’art, alors tu n’étais que Cicéron,t'éloignant de la perfection autant que tut'éloignois de mon caractère.

DIALOGUE 32

Démosthène et Cicéron.Différence entre l'orateur et le véritable philosophe.Cicéron.Pour avoir vécu du temps de Platon, etavoir même été son disciple, il me sembleque vous avez bien peu profité de cetavantage.Démosthène.N’avez-vous donc rien remarqué dans mesoraisons, vous qui les avez si bien lues, qui sentîtles maximes de Platon et sa manière de persuader ?Cicéron.Ce n’est pas ce que je veux dire. Vous avezété le plus grand orateur des grecs ; mais enfinvous n’avez été qu’orateur. Pour moi, quoiqueje n’aie jamais connu Platon que dans ses écrits,et que j’aie vécu environ trois cents ans aprèslui, je me suis efforcé de l'imiter dans laphilosophie : je l’ai fait connoître aux romains,et j’ai le premier introduit chez eux ce genred'écrire ; en sorte que j’ai rassemblé, autantque J’en ai été capable, en une même personne,l'éloquence et la philosophie.Démosthène.Et vous croyez avoir été un grand philosophe ?Cicéron.S’il suffit, pour l’être, d’aimer la sagesse, etde travailler à acquérir la science et la vertu,je crois me pouvoir donner ce titre sans tropde vanité.Démosthène.Pour orateur, J’en conviens, vous avez étéle premier de votre nation ; et les grecs mêmede votre temps vous ont admiré : mais pourphilosophe, je ne puis en convenir ; on ne l’est

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pas à si bon marché.Cicéron.Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coûté,mes veilles, mes travaux, mes méditations,les livres que j’ai lus, les maîtres que j’ai écoutés, les traités que j’ai composés.Démosthène.Tout cela n’est point la philosophie.Cicéron.Que faut-il donc de plus ?Démosthène.Il faut faire ce que vous avez dit de Caton23

en vous moquant de lui : étudier la philosophie,non pour découvrir les vérités qu’elle enseigne,afin d'en raisonner comme font la plupartdes hommes, mais pour la réduire en pratique.Cicéron.Et ne l’ai-je pas fait ? N’ai-je pas vécuconformément à la doctrine de Platon etd’Aristote, que j’avais embrassée ?Démosthène.Laissons Aristote, je lui disputeraispeut-être la qualité de philosophe ; et je ne puisavoir grande opinion d’un grec qui s’estattaché à un roi, et encore à Philippe. PourPlaton, je vous maintiens que vous n’avez jamaissuivi ses maximes.Cicéron.Il est vrai que, dans ma jeunesse et pendantla plus grande partie de ma vie, j’ai suivi lavie active et laborieuse de ceux que Platonappelle politiques : mais quand j’ai vu que mapatrie avait changé de face, et que je nepouvais plus lui être utile par les grands emplois,j’ai cherché à la servir par les sciences, et jeme suis retiré dans mes maisons de campagnepour m'appliquer à la contemplation et àl'étude de la vérité.Démosthène.C’est-à-dire que la philosophie a été votrepis-aller, quand vous n’avez plus eu de partau gouvernement, et que vous avez voulu vousdistinguer par vos études : car vous y avez pluscherché la gloire que la vertu.Cicéron.Il ne faut point mentir, j’ai toujours aiméla gloire, comme une suite de la vertu.Démosthène.Dites mieux, beaucoup la gloire et peu la vertu.Cicéron.Sur quel fondement jugez-vous si mal de moi ?Démosthène.Sur vos propres discours. Dans le mêmetemps que vous faisiez le philosophe, n’avez-vous

23 Caton (Marcus Porcius Cato) dit Caton l'Ancien (Cato Maior), également appelé Caton le Censeur (Cato censor), est un homme d'État et écrivain romain, né en 234 av. J.-C au municipe de Tusculum et mort en 149 av. J.-C.

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pas prononcé ces beaux discours où vousflattiez César votre tyran plus bassement quePhilippe ne l’était par ses esclaves ? Cependanton sait comme vous l’aimiez ; il y a bien paruaprès sa mort, et de son vivant vous nel’épargniez pas dans vos lettres à Atticus.Cicéron.Il fallait bien s'accommoder au temps, ettâcher d’adoucir le tyran, de peur qu’il ne fîtencore pis.Démosthène.Vous parlez en bon orateur et en mauvaisphilosophe. Mais que devint votre philosophieaprès sa mort ? Qui vous obligea de rentrerdans les affaires ?Cicéron.Le peuple romain, qui me regardait commeson unique appui.Démosthène.Votre vanité vous le fit croire, et vous livraà un jeune homme dont vous étiez la dupe.Mais enfin revenons à notre point ; vous aveztoujours été orateur, et jamais philosophe.Cicéron.Vous, avez-vous jamais été autre chose ?Démosthène.Non, je l’avoue ; mais aussi n’ai-je jamaisfait d’autre profession. Je n’ai trompépersonne : j’ai compris de bonne heure qu’ilfallait choisir entre la rhétorique et laphilosophie ; que chacune demandait un hommeentier. Le desir de la gloire m’a touché : j’ai cruqu’il était beau de gouverner un peuple parmon éloquence, et de résister à la puissancede Philippe, n'étant qu’un simple citoyen, filsd’un artisan. J’ai mois le bien public, et laliberté de la Grèce ; mais, je l’avoue à présent,je m'aimais encore plus moi-même, et j’étaisfort sensible au plaisir de recevoir unecouronne en plein théâtre, et de laisser ma statuedans la place publique avec une belle inscription.Maintenant je vois les choses d’une autremanière, et je comprends que Socrate avaitraison, quand il soutenait à Gorgias " quel’éloquence n’était pas une si belle chose qu’ilpensait ; dût-il arriver à sa fin, et rendre unhomme maître absolu dans sa république. "Nous y sommes arrivés, vous et moi : avouezque nous n’en avons pas été plus heureux.Cicéron.Il est vrai que notre vie n’a été pleine quede travaux et de périls. Je n’eus pas sitôtdéfendu Roscius, qu’il fallut m’enfuir en Grècepour éviter l’indignation de Sylla. L’accusationde Verrès m'attira bien des ennemis. Monconsulat, le temps de ma plus grandegloire, fut aussi le temps de mes plus grands

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travaux et de mes plus grands périls : je fusplusieurs fois en danger de ma vie, et la hainedont je me chargeai alors éclata ensuite parmon exil. Enfin ce n’est que mon éloquencequi a causé ma mort ; et si j’avais moins pousséAntoine, je serais encore en vie. Je ne vousdis rien de vos malheurs ; il serait inutile devous les rappeler : mais il ne nous en fautprendre, l’un et l’autre, qu’au destin, ou, sivous voulez, à la fortune, qui nous a fait naîtredans des temps si corrompus, qu’il étaitimpossible de redresser nos républiques, nimême d’empêcher leur ruine.Démosthène.C’est en quoi nous avons manqué de jugement,entreprenant l'impossible ; car ce n’estpoint notre peuple qui nous a forcés à prendresoin des affaires publiques, et nous n’y étionspoint engagés par notre naissance. Je pardonneà un prince né dans la pourpre de gouvernerle moins mal qu’il peut un état que lesdieux lui ont confié en le faisant naître d’unecertaine race, puisqu’il ne lui est pas libre del’abandonner, en quelque mauvais état qu’ilse trouve : mais un simple particulier ne doitsonger qu’à se régler soi-même et gouvernersa famille ; il ne doit jamais desirer les chargespubliques, moins encore les rechercher. Si onle force à les prendre, il peut les accepter parl’amour de la patrie ; mais dès qu’il n’a pas laliberté de bien faire, et que ses citoyensn’écoutent plus les lois ni la raison, il doitrentrer dans la vie privée, et se contenter de déplorerles calamités publiques qu’il ne peut détourner.Cicéron.À votre compte, mon ami Pomponius Atticus étaitplus sage que moi, et que Caton même, que nousavons tant vanté.Démosthène.Oui, sans doute, Atticus était un vrai philosophe.Caton s’opiniâtra mal à propos à vouloirredresser un peuple qui ne voulait plusvivre en liberté, et vous cédâtes trop facilementà la fortune de César ; du moins vousne conservâtes pas assez votre dignité.Cicéron.Mais enfin l’éloquence n’est-elle pas unebonne chose, et un grand présent des dieux ?Démosthène.Elle est très bonne en elle-même : il n’y aque l’usage qui en peut être mauvais, commede flatter les passions du peuple, ou de contenterles nôtres. Et que faisions-nous autrechose dans nos déclamations amères contrenos ennemis, moi contre Midias ou Eschine,vous contre Pison, Vatinius ou Antoine ?Combien nos passions et nos intérêts nous ont-ils

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fait offenser la vérité et la justice ! Levéritable usage de l’éloquence est de mettre lavérité en son jour, et de persuader aux autres ce quileur est véritablement utile, c’est-à-dire lajustice et les autres vertus ; c’est l'usage qu'ena fait Platon, que nous n’avons imité ni l’unni l’autre.

DIALOGUE 33

Coriolan24 et Camille25.Les hommes ne naissent pas indépendants, maissoumis aux lois de la patrie où ils sont nés, et oùils ont été élevés et protégés dans leur enfance.Coriolan.Hé bien ! Vous avez senti comme moi l’ingratitudede la patrie. C’est une étrange choseque de servir un peuple insensé. Avouez-le debonne foi, et excusez un peu ceux à qui lapatience échappe.Camille.Pour moi, je trouve qu’il n’y a jamaisd’excuse pour ceux qui s’élèvent contre leurpatrie. On peut se retirer, céder à l’injustice,attendre des temps moins rigoureux ; mais c’est uneimpiété que de prendre les armes contre la mèrequi nous a fait naître.Coriolan.Ces grands noms de mère et de patrie nesont que des noms. Les hommes naissent libreset indépendants : les sociétés, avec toutes leurssubordinations et leurs polices, sont desinstitutions humaines qui ne peuvent jamaisdétruire la liberté essentielle à l’homme. Si lasociété d’hommes dans laquelle nous sommesnés manque à la justice et à la bonne foi,nous ne lui devons plus rien, nous rentronsdans les droits naturels de notre liberté, etnous pouvons aller chercher quelque autresociété plus raisonnable pour y vivre en repos,comme un voyageur passe de ville en villeselon son goût et sa commodité. Toutes cesbelles idées de patrie ont été données par desesprits artificieux et pleins d’ambition pournous dominer : les législateurs nous en ontbien fait accroire. Mais il faut toujoursrevenir au droit naturel qui rend chaque hommelibre et indépendant. Chaque homme étantné dans cette indépendance à l’égard des autres,il n’engage sa liberté, en se mettant dansla société d’un peuple, qu’à condition qu’ilsera traité équitablement ; dès que la sociétémanquera à la condition, le particulier rentredans ses droits, et la terre entière est à luiaussi bien qu'aux autres. Il n’a qu’à se garantir

24 Gaius Marcius Coriolanus, militaire romain rendu légendaire par Plutarque.25 Général et homme d'État romain. Né vers 446 av. J.-C., d'une famille patricienne, il est mort en 365 av. J.-C.

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d’une force supérieure à la sienne, et qu’àjouir de sa liberté.Camille.Vous voilà devenu bien subtil philosopheici-bas ; on dit que vous étiez moins adonnéaux raisonnements pendant que vous étiezvivant. Mais ne voyez-vous pas votre erreur ? Cepacte avec une société peut avoir quelquevraisemblance quand un homme choisit un payspour y vivre ; encore même est-on en droit dele punir selon les lois de la nation, S’il s'y estagrégé, et qu’il n’y vive pas selon les moeursde la république. Mais les enfants qui naissentdans un pays ne choisissent point leurpatrie : les dieux la leur donnent, ou plutôtles donnent eux-mêmes à cette société d’hommes qui est leur patrie, afin que cette patrieles possède, les gouverne, les récompense, lespunisse comme ses enfants. Ce n’est point lechoix, la police, l’art, l'institution arbitraire,qui assujettit les enfants à un père : c’est lanature qui l’a décidé ; les pères joints ensemblefont la patrie, et ont une pleine autoritésur les enfants qu’ils ont mis au monde.Oseriez-vous en douter ?Coriolan.Oui, je l’ose. Quoiqu’un homme soit monpère, je suis homme aussi bien que lui, etaussi libre que lui, par la règle essentielle del’humanité. Je lui dois de la reconnaissanceet du respect ; mais enfin la nature ne m' a pasfait dépendant de lui.Camille.Vous établissez là de belles règles pour lavertu. Chacun se croira en droit de vivre selonses pensées ; il n’y aura plus sur la terre nipolice, ni sûreté, ni subordination, ni sociétéréglée, ni principes certains de bonnes moeurs.Coriolan.Il y aura toujours la raison et la vertuimprimées par la nature dans les coeurs deshommes. S’ils abusent de leur liberté, tant pispour eux ; mais quoique leur liberté mal prisepuisse se tourner en libertinage, il estpourtant certain que par leur nature ils sont libres.Camille.J’en conviens. Mais il faut avouer aussi quetous les hommes les plus sages, ayant sentil'inconvénient de cette liberté, qui feraitautant de gouvernements bizarres qu’il y a detêtes mal faites, ont conclu que rien n’était sicapital au repos du genre humain, que d’assujettirla multitude aux lois établies en chaquelieu. N’est-il pas vrai que c’est là le règlementque les hommes sages ont fait en tousles pays, comme le fondement de toute société ?

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Coriolan.Il est vrai.Camille.Ce règlement est nécessaire.Coriolan.Il est vrai encore.Camille.Non seulement il est sage, juste et nécessaireen lui-même, mais encore il est autorisépar le consentement presque universel, ou dumoins du plus grand nombre. S’il est nécessairepour la vie humaine, il n’y a que les hommesindociles et déraisonnables qui le rejettent.Coriolan.J’en conviens, mais il n’est qu’arbitraire.Camille.Ce qui est essentiel à la société, à la paix,à la sûreté des hommes, ce que la raison demandenécessairement, doit être fondé dansla nature raisonnable même, et n’est pointarbitraire. Donc cette subordination n’est pointune invention pour mener les esprits foibles ;c’est au contraire un lien nécessaire que laraison fournit pour régler, pour pacifier, pourunir les hommes entre eux. Donc il est vraique la raison, qui est la vraie nature desanimaux raisonnables, demande qu’ils s’assujettissentà des lois et à de certains hommes quisont en la place des premiers législateurs,qu’en un mot ils obéissent, qu’ils concourenttous ensemble aux besoins et aux intérêtscommuns, qu’ils n'usent de leur liberté que selonla raison, pour affermir et perfectionner lasociété. Voilà ce que j'appelle être bon citoyen,aimer la patrie, et s' attacher à la république.Coriolan.Vous qui m'accusez de subtilité, vous êtesplus subtil que moi.Camille.Point du tout. Rentrons, si vous voulez,dans le détail : par quelle proposition vousai-je surpris ? La raison est la nature de l’homme.Celle-là est-elle vraie ?Coriolan.Oui, sans doute.Camille.L’homme n’est point libre pour aller contrela raison. Que dites-vous de celle-là ?Coriolan.Il n’y a pas moyen de l’empêcher de passer.Camille.La raison veut qu’on vive en société, et parconséquent avec subordination. Répondez.Coriolan.Je le crois comme vous.Camille.Donc il faut qu’il y ait des règles inviolables

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de société que l’homme nomme lois, et deshommes gardiens des lois qu’on nomme magistrats,pour punir ceux qui les violent : autrement il yaurait autant de gouvernements arbitraires que detêtes, et les têtes les plus mal faites seraientcelles qui voudraient le plus renverser les moeurset les lois, pour gouverner, ou du moins pour vivreselon leurs caprices.Coriolan.Tout cela est clair.Camille.Donc il est de la nature raisonnable d’assujettirsa liberté aux lois et aux magistrats dela société où l’on vit.Coriolan.Cela est certain : mais on est libre de quittercette société.Camille.Si chacun est libre de quitter la sienne oùil est né, bientôt il n’y aura plus de sociétéréglée sur la terre.Coriolan.Pourquoi ?Camille.Le voici : c’est que le nombre des mauvaisestêtes étant le plus grand, toutes les mauvaisestêtes croiront pouvoir secouer le joug de leurpatrie, et aller ailleurs vivre sans règle et sansjoug ; ce plus grand nombre deviendra indépendant,et détruira bientôt par-tout toute autorité.Ils iront même hors de leur patrie chercherdes armes contre la patrie même. Dès ce momentil n’y a plus de société de peuple qui soitconstante et assurée. Ainsi vous renverseriezles lois et la société, que la raison selon vousdemande, pour flatter une liberté effrénée ouplutôt le libertinage des fous et des méchants,qui ne se craient libres que quand ils peuventimpunément mépriser la raison et les lois.Coriolan.Je vois bien maintenant toute la suite devotre raisonnement, et je commence à le goûter.Camille.Ajoutez que cet établissement de républiqueet de lois étant ensuite autorisé par leconsentement et la pratique universelle dugenre humain, excepté de quelques peuplesbrutaux et sauvages, la nature humaine entière,pour ainsi dire, s’est livrée aux lois depuisdes siècles innombrables, par une absoluenécessité ; les fous mêmes et les méchants,pourvu qu’ils ne le saient qu’à demi, sententet reconnaissent ce besoin de vivre en commun,et d’être sujets à des lois.Coriolan.J’entends bien ; et vous voulez que la patrieayant ce droit, qui est sacré et inviolable, on

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ne puisse s’armer contre elle.Camille.Ce n’est pas seulement moi qui le veux, c’estla nature qui le demande. Quand Volumniavotre mère et Veturia votre femme vousparlèrent pour Rome, que vous dirent-elles ? Quesentiez-vous au fond de votre coeur ?Coriolan.Il est vrai que la nature me parlait pourma mère, mais elle ne me parlait pas de mêmepour Rome.Camille.Hé bien ! Votre mère vous parlait pourRome, et la nature vous parlait par la bouchede votre mère. Voilà les liens naturels quinous attachent à la patrie. Pouviez-vous attaquerla ville de votre mère, de tous vos parents,de tous vos amis, sans violer les droitsde la nature ? Je ne vous demande là-dessusaucun raisonnement ; c’est votre sentimentsans réflexion que je consulte.Coriolan.Il est vrai, on agit contre la nature toutesles fois que l' on combat contre sa patrie : maisS’il n’est pas permis de l’attaquer, du moinsavouez qu’il est permis de l’abandonner quandelle est injuste et ingrate.Camille.Non, je ne l’avouerai jamais. Si elle vousexile, si elle vous rejette, vous pouvez allerchercher un asile ailleurs. C’est lui obéir quede sortir de son sein quand elle nous chasse ;mais il faut encore loin d'elle la respecter,souhaiter son bien, être prêt à y retourner, àla défendre, et à mourir pour elle.Coriolan.Où prenez-vous toutes ces belles idées d’héroïsme ?Quand ma patrie m’a renoncé, et ne veutplus me rien devoir, le contrat est rompuentre nous ; je la renonce réciproquement, etne lui dois plus rien.Camille.Vous avez déja oublié que nous avons misla patrie en la place de nos parents, et qu’ellea sur nous l’autorité des lois ; faute de quoi iln’y aurait plus aucune société fixe et régléesur la terre.Coriolan.Il est vrai, je conçois qu’on doit regardercomme une vraie mère cette société qui nousa donné la naissance, les moeurs, la nourriture,qui a acquis de si grands droits sur nouspar nos parents et par nos amis qu’elle portedans son sein. Je veux bien qu’on lui doivece qu’on doit à une mère ; mais...Camille.Si ma mère m’avait abandonné et maltraité,

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pourrois-je la méconnoître et la combattre ?Coriolan.Non, mais vous pourriez...Camille.Pourrois-je la mépriser et l’abandonner, sielle revenait à moi, et me montrait un vraidéplaisir de m’avoir maltraité ?Coriolan.Non.Camille.Il faut donc être toujours tout prêt à reprendreles sentiments de la nature pour sapatrie, ou plutôt ne les perdre jamais, etrevenir à son service toutes les fois qu’elle vousen ouvre le chemin.Coriolan.J’avoue que ce parti me paroît le meilleur ;mais la fierté et le dépit d’un homme qu’on apoussé à bout ne lui laissent pas faire tant deréflexions.Le peuple romain, insolent, foulait auxpieds les patriciens. Je ne pus souffrir cetteindignité ; le peuple furieux me contraignitde me retirer chez les volsques. Quand je fuslà, mon ressentiment et le desir de me fairevaloir chez le peuple ennemi des romainsm’engagèrent à prendre les armes contre monpays. Vous m’avez fait voir, mon cher Camille,qu’il aurait fallu demeurer paisible dans monmalheur.Camille.Nous avons ici-bas les ombres de plusieursgrands hommes qui ont fait ce que je vousdis. Thémistocle, ayant fait la faute de s’enaller en Perse, aima mieux et mourir ets’empoisonner en buvant du sang de taureau,que de servir le roi de Perse contre lesathéniens. Scipion26, vainqueur de l’afrique, ayantété traité indignement à Rome, à cause qu’onaccusait son frère d’avoir pris de l’argent danssa guerre contre Antiochus, se retira àLinternum, où il passa dans la solitude le reste deses jours, ne pouvant se résoudre, ni à vivre aumilieu de sa patrie ingrate, ni à manquer àla fidélité qu’il lui devait : voilà ce que nousavons appris de lui, depuis qu’il est descendudans le royaume de Pluton.Coriolan.Vous citez les autres exemples, et vous nedites rien du vôtre, qui est le plus beau de tous.Camille.Il est vrai que l'injustice qu’on m’avaitfaite me rendait inutile. Les autres capitainesavaient même perdu toute autorité : on nefaisait plus que flatter le peuple, et vous savez

26 Scipion l'Africain (Publius Cornelius Scipio Africanus) est un général et homme d'État Romain, né en 235 av. J.-C., et mort en 183 av. J.-C., à Liternum en Campanie.

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combien il est funeste à un état que ceux quile gouvernent le repaissent toujours d’espérancesvaines et flatteuses. Tout-à-coup lesgaulois, auxquels on avait manqué de parole,gagnèrent la bataille d'Allia ; C’était fait deRome, S’ils eussent poursuivi les romains.Vous savez que la jeunesse se renferma dansle Capitole, et que les sénateurs se mirentdans leurs sièges curules où ils furent tués. Iln’est pas nécessaire de raconter le reste, quevous avez ouï dire cent fois. Si je n'eusse étouffémon ressentiment pour sauver ma patrie, toutétait perdu sans ressource. J’étais à Ardéequand j’appris le malheur de Rome ; j’armailes ardéates. J’appris par des espions que lesgaulois, se croyant les maîtres de tout, étaientensevelis dans le vin et dans la bonne chère.Je les surpris la nuit, J’en fis un grand carnage.à ce coup les romains, comme des gens ressuscitésqui sortent du tombeau, m’envaientprier d’être leur chef. Je répondis qu’ils nepouvaient représenter la patrie, ni moi lesreconnoître, et que j'attendois les ordres desjeunes patriciens qui défendaient le Capitole,parceque ceux-ci étaient le vrai corps de larépublique ; qu’il n’y avait qu’eux à qui jedusse obéir pour me mettre à la tête de leurstroupes. Ceux qui étaient dans le Capitolem’élurent dictateur. Cependant les gaulois seconsumaient par des maladies contagieusesaprès un siège de sept mois devant le Capitole.La paix fut faite ; et dans le moment qu’onpesait l’argent moyennant lequel ils promettaientde se retirer, j’arrive, je rends l’or auxromains : nous ne gardons point notre ville,dis-je alors aux gaulois, avec l'or, mais avecle fer ; retirez-vous. Ils sont surpris, ils seretirent. Le lendemain, je les attaque dans leurretraite, et je les taille en pièces.

DIALOGUE 34

Camille et Fabius Maximus27.La générosité et la bonne foi sont plus utiles dansla politique que la finesse et les détours.Fabius.C’est aux trois juges à nous régler pour lerang, puisque vous ne voulez pas me céder ;ils décideront, et je les crois assez justes pourpréférer ces grandes actions de la guerrepunique, où la république était déja puissante etadmirée de toutes les nations éloignées, auxpetites guerres de Rome naissante, pendantlesquelles on combattait toujours aux portesde la ville.

27 Fabius Maximus Verrucosus Quintus dit Cunctator (le Temporisateur) : homme politique et militaire romain, (275 avant J.-C., 203 avant J.-C.)

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Camille.Ils n’auront pas grande peine à décider entreun romain qui a été cinq fois dictateur,quoiqu’il n’ait jamais été consul, qui a triomphéquatre fois, qui a mérité le titre de secondfondateur de Rome, et un autre citoyen quin’a fait que temporiser par finesse, et fuir devant Annibal.Fabius.J’ai plus mérité que vous le titre de secondfondateur ; car Annibal et toute la puissancedes carthaginois dont j’ai délivré Rome étaientun mal plus redoutable que l’incursion d’unefoule de barbares que vous avez dissipés. Vousserez bien embarrassé quand il faudra comparerla prise de Véies, qui était un village,avec celle de la superbe et belliqueuse Tarente,cette seconde Lacédémone, dont elle était une colonie.Camille.Le siège de Véies était plus important auxRomains que celui de Tarente. Il n’en fautpas juger par la grandeur de la ville, mais parles maux qu’elle causait à Rome. Véies étaitalors à proportion plus forte pour Rome naissante,que Tarente ne le fut dans la suite pourRome qui avait augmenté sa puissance partant de prospérité.Fabius.Mais cette petite ville de Véies, vousdemeurâtes dix ans à la prendre ; le siège duraautant que celui de Troie : aussi entrâtes-vousdans Rome après cette conquête sur un chariottriomphal, traîné par quatre chevaux blancs.Il vous fallut même des voeux pour parvenirà ce grand succès ; vous promîtes aux dieuxla dixième partie du butin. Sur cette paroleils vous firent prendre la ville ; mais dès qu’ellefut prise, vous oubliâtes vos bienfaiteurs, etvous donnâtes le pillage aux soldats, quoiqueles dieux méritassent la préférence.Camille.Ces fautes-là se font sans mauvaise volontédans le transport que cause une victoire remportée.Mais les dames romaines payèrent mon voeu ;car elles donnèrent tout l’or de leurs joyauxpour faire une coupe d’or du poids de huittalents, qu’on offrit au temple de Delphes : aussile sénat ordonna qu’on feraitl’éloge public de chacune de ces généreusesfemmes après sa mort.Fabius.Je consens à leur éloge, et point au vôtre.C’est vous qui avez violé votre voeu ; ce sontelles qui l’ont accompli.Camille.On ne peut point me reprocher d’avoir jamaismanqué volontairement à la bonne foi, J’en aidonné une bonne marque.

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Fabius.Je vois déja venir de loin notre maître d’écoletant de fois rebattu.Camille.Ne pensez pas vous en moquer ; le maîtred’école me fait grand honneur. Les falériensavaient, à la mode des grecs, un hommeinstruit des lettres pour élever leurs enfantsen commun, afin que la société, l’émulation,et les maximes du bien public, les rendissentencore plus les enfants de la république quede leurs parents : le traître me vint livrertoute la jeunesse des falériens. Il ne tenaitqu’à moi de subjuguer le peuple, ayant de siprécieux otages : mais j’eus horreur du traîtreet de la trahison. Je ne fis pas comme ceuxqui ne sont qu’à demi gens de bien, et quiaiment la trahison quoiqu’ils détestent letraître ; je commandai au licteur28 de déchirerles habits du maître d'école, je lui fis lier lesmains derrière le dos, et je chargeai les enfantsde le ramener en le fouettant jusque dansleur ville. Est-ce avoir de la bonne foi ?Qu’encroyez-vous, Fabius ? Parlez.Fabius.Je crois que cette action est belle, et ellevous relève plus que la prise de Véies.Camille.Mais savez-vous la suite ? Elle marque bien ceque fait la vertu, et combien la générosité estplus utile pour la politique même que la finesse.Fabius.N’est-ce pas que les falériens, touchés devotre bonne foi, vous envoyèrent des ambassadeurspour se mettre eux et leur ville àvotre discrétion, disant qu’ils ne pouvaientrien faire de meilleur pour leur patrie, quede la soumettre à un homme si juste et siennemi du crime ?Camille.Il est vrai : mais je renvoyai leurs ambassadeursà Rome, afin que le sénat et le peuple décidassent.Fabius.Vous craigniez l’envie et la jalousie de vosconcitoyens.Camille.N’avais-je pas raison ? Plus on pratique lavertu au-dessus des autres, plus on doitcraindre d’irriter leur jalousie ; d'ailleurs jedevais cette déférence à la république. Mais on nevoulut point décider ; on me renvoya lesambassadeurs, et je finis l’affaire, comme je

28 Dans la Rome Antique, les licteurs sont l'escorte des magistrats qui possèdent l'imperium, c'est-à-dire le pouvoir de contraindre et de punir. Ces magistrats sont l'édile, le préteur et le consul en temps normal, et le dictateur en temps exceptionnel.Ils sont chargés de le protéger, et d'exécuter ses décisions coercitives. Leur attribut principal, le faisceau de verges entourant une hache, est leur instrument de contrainte : soit pour une punition corporelle, les verges, soit pour une mise à mort : la hache.

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l’avais commencée, par un procédé généreux. Jelaissai les falériens en liberté se gouvernereux-mêmes selon leurs lois ; je fis avec euxune paix juste et honorable pour leur ville.Fabius.J’ai ouï dire que les soldats de votre arméefurent bien irrités de cette paix, car ilsespéraient un grand pillage.Camille.Ne devais-je pas préférer la gloire de Romeet mon honneur à l’avarice des soldats ?Fabius.J’en conviens. Mais revenons à notre question ;vous ne savez peut-être pas que j’ai donné des marques de probité plus fortes quel’affaire de votre maître d' école.Camille.Non, je ne le sais point, et je ne saurais mele persuader.Fabius.J’avais réglé avec Annibal qu’on échangeraitdans les deux armées les prisonniers, etque ceux qui ne pourraient être échangésseraient rachetés deux cent cinquante drachmespour chaque homme. L’échange achevé, ontrouva qu’il y avait encore, au-delà du nombredes carthaginois, deux cent cinquante romainsqu’il fallait racheter. Le sénat désapprouvemon traité et refuse le paiement : J’envoiemon fils à Rome pour vendre mon bien, et je paieà mes dépens toutes les rançons que le sénat nevoulait point payer. Vous n’étiez généreux qu’auxdépens de la république ; mais moi je l’ai été surmon propre compte : vous ne l’aviez été que deconcert avec le sénat, je l’ai été contre le sénat même.Camille.Il n’est pas difficile à un homme de coeurde sacrifier un peu d’argent pour se procurertant de gloire. Pour moi, j’ai montré ma générositéen sauvant ma patrie ingrate : sans moi, lesgaulois ne vous auraient pas même laissé une villede Rome à défendre. Allons trouver Minos afinqu’il finisse notre contestation, et règle nosrangs.

DIALOGUE 35

Fabius Maximus et Annibal.Un général d’armée doit sacrifier sa réputation ausalut public.Annibal.Je vous ai fait passer de mauvais jours et demauvaises nuits : avouez-le de bonne foi.Fabius.Il est vrai ; mais J’en ai eu ma revanche.Annibal.Pas trop : vous ne faisiez que reculer devantmoi, que chercher des campements inaccessibles

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sur des montagnes ; vous étiez toujoursdans les nues. C’était mal relever la réputationdes romains que de montrer tant d’épouvante.Fabius.Il faut aller au plus pressé. Après tant debatailles perdues, j’eusse achevé la ruine dela république en hasardant de nouveauxcombats. Il fallait relever le courage de nostroupes, les accoutumer à vos armes, à voséléphants, à vos ruses, à votre ordre de bataille, vouslaisser amollir dans les plaisirs de Capoue, etattendre que vous usassiez peu-à-peu vos forces.Annibal.Mais cependant vous vous déshonoriez parvotre timidité. Belle ressource pour la patrieaprès tant de malheurs, qu’un capitaine quin'ose rien tenter, qui a peur de son ombrecomme un lièvre, qui ne trouve point derochers assez escarpés pour y faire grimper sestroupes toujours tremblantes ! C’étaitentretenir la lâcheté dans votre camp, et augmenterl’audace dans le mien.Fabius. Il valait mieux se déshonorer par cette lâchetéque de faire massacrer toute la fleur desromains, comme Terentius Varro le fit àCannes. Ce qui aboutit à sauver la patrie, et àrendre les victoires des ennemis inutiles, nepeut déshonorer un capitaine. On voit qu’il apréféré le salut public à sa propre réputation,qui lui est plus chère que sa vie ; et ce sacrificede sa réputation doit lui en attirer une grande :encore même n’est-il pas question de saréputation ; il ne s’agit que de discours témérairesde certains critiques qui n’ont pas des vuesassez étendues pour prévoir de loin combiencette manière lente de faire la guerre sera enfinavantageuse. Il faut laisser parler les gensqui ne regardent que ce qui est présent et quece qui brille. Quand vous aurez obtenu parvotre patience un bon succès, les gens mêmequi vous ont le plus condamné seront les plusempressés à vous applaudir. Ils ne jugent quepar le succès ; ne songez qu’à réussir : si vousy parvenez, ils vous accableront de louanges.Annibal.Mais que vouliez-vous que pensassent vos alliés ?Fabius.Je les laissais penser tout ce qu’il leur plaisait,pourvu que je sauvasse Rome, comptantbien que je serais justifié sur toutes leurscritiques après que j’aurais prévalu sur vous.Annibal.Sur moi ! Vous n’avez jamais eu cette gloireune seule fois. J’ai montré que je me savaisjouer de toute votre science dans l’art militaire ;car, avec des feux attachés aux cornes

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d’un grand nombre de boeufs, je vous donnaile change, et je décampai la nuit pendant quevous vous imaginiez que j’étais auprès de votre camp.Fabius.Ces ruses-là peuvent surprendre tout lemonde, mais elles n’ont rien décidé entrenous. Enfin vous ne pouvez désavouer que jevous ai affaibli, que j’ai repris des places, quej’ai relevé de leurs chutes les troupes romaines :et si le plus jeune Scipion ne m’en eûtdérobé la gloire, je vous aurais chassé del'Italie. Si Scipion en est venu à bout, c’estqu’il y avait encore une Rome sauvée par la sagessede Fabius. Cessez donc de vous moquer d’unhomme qui, en reculant un peu devant vous,est cause que vous avez abandonné toutel’Italie et fait périr Carthage. Il n’est pasquestion d’éblouir par des commencementsavantageux : l’essentiel est de bien finir.

DIALOGUE 36

Rhadamanthe29, Caton Le Censeur, et Scipion L’Africain.Les plus grandes vertus sont gâtées par une humeurchagrine et caustique.Rhadamanthe.Qui es-tu donc, vieux romain ? Dis-moi tonnom. Tu as la physionomie assez mauvaise,un visage dur et rébarbatif. Tu as l’air d’unvilain rousseau ; du moins je crois que tu l’asété pendant ta jeunesse. Tu avais, si je ne metrompe, plus de cent ans quand tu es mort.Caton.Point : je n’en avais que quatre-vingt-dix,et j’ai trouvé ma vie bien courte ; car j’aimaisfort à vivre, et je me portais à merveille. Jem’appelle Caton. N’as-tu point ouï parler demoi, de ma sagesse, de mon courage contreles méchants ?Rhadamanthe.Ho ! Je te reconnais sans peine sur le portraitqu’on m’avait fait de toi. Te voilà toutjuste, cet homme toujours prêt à se vanter età mordre les autres. Mais j’ai un différent àrégler entre toi et le grand Scipion qui vainquitAnnibal. Holà ! Scipion, hâtez-vous devenir : voici Caton qui arrive enfin ; je prétendsjuger tout-à-l' heure votre vieille querelle. Çà, quechacun défende sa cause.Scipion.Pour moi, j’ai à me plaindre de la jalousiemaligne de Caton ; elle était indigne de sahaute réputation. Il se joignit à Fabius Maximus,et ne fut son ami que pour m'attaquer. Il voulaitm’empêcher de passer en Afrique. Ils étaient tous

29 Dans la mythologie grecque, Rhadamanthe est le fils de Zeus et d'Europe (la fille d’Agénor). Il est renommé pour sa vertu et sa justice. Après sa mort, il est établi juge des Enfers, avec Minos et Éaque.

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deux timides dans leur politique : d' ailleursFabius ne savait que sa vieille méthode detemporiser à la guerre, d’éviterles batailles, de camper dans les nues, d' attendreque les ennemis se consumassent d’eux-mêmes.Caton, qui aimait par pédanterie les vieillesgens, s’attacha à Fabius, et fut jalouxde moi, parceque j’étais jeune et hardi. Maisla principale cause de son entêtement fut sonavarice : il voulait qu’on fît la guerre avecépargne comme il plantait ses choux et sesognons. Pour moi, je voulais qu’on fît vivementla guerre, pour la finir bientôt avec avantage ;qu’on regardât non ce qu’il en coûterait, mais lesactions que je ferais. Le pauvre Caton étaitdésolé, car il voulait toujours gouverner larépublique comme sa petite chaumière, et remporterdes victoires à juste prix. Il ne voyait pas que ledessein de Fabius ne pouvait réussir. Jamais iln’aurait chassé Annibal d'Italie. Annibal étaitassez habile pour y subsister toujours aux dépensdu pays, et pour conserver des alliés ; il auraitmême toujours fait venir de nouvelles troupesd'Afrique par mer. Si Néron n’eût défait Asdrubalavant qu’il pût se joindre à son frère, toutétait perdu, Fabius le temporiseur eût étésans ressource. Cependant Rome, pressée desi près par un tel ennemi, aurait succombé àla longue. Mais Caton ne voyait point cettenécessité de faire une puissante diversion, pourtransporter à Carthage la guerre qu'Annibalavait su porter jusqu’à Rome. Je demandedonc réparation de tous les torts que Caton aeus contre moi, et des persécutions qu’il afaites à ma famille.Caton.Et moi je demande récompense d’avoir soutenula justice et le bien public contre tonfrère Lucius, qui était un brigand. Laissonslà cette guerre d'Afrique, où tu fus plusheureux que sage. Venons au fait. N’est-ce pasune chose indigne que tu aies arraché à larépublique un commandement d'armée pourton frère, qui en était incapable ? Tu promisde le suivre et de servir sous lui. Tu étais sonpédagogue dans cette guerre contre Antiochus. Tonfrère fit toutes sortes d’injustices et deconcussions. Tu fermois les yeux pour ne lespas voir : la passion fraternelle t’avait aveuglé.Scipion.Mais quoi ! Cette guerre ne finit-elle pasglorieusement ? Le grand Antiochus futdéfait, chassé, et repoussé des côtes d’Asie. C’estle dernier ennemi qui ait pu nous disputer lasuprême puissance. Après lui tous les royaumesvenaient tomber les uns sur les autres aux piedsdes romains.

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Caton.Il est vrai qu'Antiochus pouvait bien embarrasser,S’il eût cru les conseils d'Annibal : mais il nefit que s'amuser, que se déshonorer par d'infamesplaisirs. Il épousa dans sa vieillesse une jeunegrecque. Philopoemen disait alors que S’il eûtété protecteur des achéens, il eût voulu sans peinedéfaire toute l’armée d'Antiochus, en la surprenantdans les cabarets. Ton frère, et toi, Scipion, vousn’eûtes pas grande peine à vaincre des ennemis quis'étaient déja ainsi vaincus eux-mêmes parleur mollesse.Scipion.La puissance d'Antiochus était pourtant formidable.Caton.Mais revenons à notre affaire. Lucius tonfrère n’a-t-il pas enlevé, pillé, ravagé ?Oserais-tu dire qu’il a gouverné en homme de bien ?Scipion.Après ma mort tu as eu la dureté de le condamnerà une amende, et de vouloir le faire prendre par deslicteurs.Caton.Il le méritait bien. Et toi, qui avais...Scipion.Pour moi, je pris mon parti avec courage,quand je vis que le peuple se tournait contremoi. Au lieu de répondre à l’accusation, jedis : allons au Capitole remercier les dieuxde ce qu’en un jour semblable à celui-ci jevainquis Annibal et les carthaginois. Aprèsquoi je ne m’exposai plus à la fortune ; je meretirai à Linternum, loin d’une patrie ingrate,dans une solitude tranquille et respectéede tous les honnêtes gens, où j' attendisla mort en philosophe. Voilà ce que Caton,censeur implacable, me contraignit de faire.Voilà de quoi je demande justice.Caton.Tu me reproches ce qui fait ma gloire. Jen’ai épargné personne pour la justice. J’ai faittrembler tous les plus illustres romains. Jevoyais combien les moeurs se corrompaienttous les jours par le faste et par les délices.Par exemple, peut-on me refuser d’immortelleslouanges pour avoir chassé du sénat LuciusQuinctius qui avait été consul et quiétait frère de T. Q. Flaminius vainqueur dePhilippe roi de Macédoine, qui eut la cruautéde faire tuer un homme devant un jeune garçonqu’il aimait, pour contenter la curiositéde cet enfant par un si horrible spectacle ?Scipion.J’avoue que cette action est juste, et que tuas souvent puni le crime. Mais tu étais tropardent contre tout le monde ; et quand tuavais fait une bonne action, tu t’en vantais

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trop grossièrement. Te souviens-tu d’avoir ditautrefois que Rome te devait plus que tu nedevais à Rome ? Ces paroles sont ridicules dansla bouche d’un homme grave.Rhadamanthe.Que réponds-tu, Caton, à ce qu’il te reproche ?Caton.Que j’ai en effet soutenu la république romainecontre la mollesse et le faste des femmes quien corrompaient les moeurs ; que j’ai tenules grands dans la crainte des lois ; que j’ai pratiqué moi-même ce que j’ai enseigné auxautres ; et que la république ne m'a pas soutenude même contre les gens qui n’étaient mesennemis qu’à cause que je les avais attaquéspour l’intérêt de la patrie. Comme mon bien decampagne était dans le voisinage de celui de ManiusCurius, je me proposai dès ma jeunesse d’imiter cegrand homme par la simplicité des moeurs, pendantque d’un autre côté je me proposais Démosthènepour mon modèle d’éloquence. On m’appelait même leDémosthène latin. On me voyait tous les joursmarchant nu avec mesesclaves pour aller labourer la terre. Mais necroyez pas que cette application à l’agricultureet à l'éloquence me détournât de l’art militaire.Dès l’âge de dix-sept ans je me montraiintrépide dans les guerres contre Annibal.Bientôt mon corps fut tout couvert de cicatrices.Quand je fus envoyé préteur en Sardaigne, jerejetai le luxe que tous les autres préteursavaient introduit avant moi ; je ne songeai qu’àsoulager le peuple, qu’à maintenir le bon ordre,qu’à rejeter tous les présents. Ayant été faitconsul, je gagnai en Espagne au-deçà de Baetis unebataille contre les barbares. Après cette victoire,je pris plus de villes en Espagne que je n’ydemeurai de jours.Scipion.Autre vanterie insupportable. Mais nous laconnaissons déjà, car tu l’as souvent faite, etplusieurs morts venus ici depuis vingt ans mel’avaient racontée pour me réjouir. Mais, monpauvre Caton, ce n’est pas devant moi qu’ilfaut parler ainsi ; je connais l’Espagne et tesbelles conquêtes.Caton.Il est certain que quatre cents villes serendirent presque en même temps, et tu n’en asjamais tant fait.Scipion.Carthage seule vaut mieux que tes quatrecents villages.Caton.Mais que diras-tu de ce que je fis sous MaximusAcilius pour aller, au travers des précipices,surprendre Antiochus dans les montagnes entre la

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Macédoine et la Thessalie ?J’approuve cette action, et il serait injustede lui refuser des louanges. On t’en doit aussipour avoir réprimé les mauvaises moeurs. Maison ne peut t’excuser sur ton avarice sordide.Caton.Tu parles ainsi parceque c’est toi qui asaccoutumé les soldats à vivre délicieusement.Mais il faut se représenter que je me suis vudans une république qui se corrompait tousles jours. Les dépenses y augmentaient sansmesure. On y achetait un poisson plus cherqu’un boeuf n’avait été vendu quand J’entraidans les affaires publiques. Il est vrai que leschoses qui étaient au plus bas prix me paroissaientencore trop chères, quand elles étaientinutiles. Je disais aux romains : à quoi voussert de gouverner les nations, si vos femmesvaines et corrompues vous gouvernent ? Avais-jetort de parler ainsi ? On vivait sans pudeur ;chacun se ruinait, et vivait avec toute sorte debassesse et de mauvaise foi, pour avoir de quoisoutenir ses folles dépenses. J’étais censeur,j'avais acquis de l’autorité par ma vieillesse etpar ma vertu : pouvais-je me taire ?Scipion.Mais pourquoi être encore le délateur universelà quatre-vingt-dix ans ? C’est un beau métierà cet âge !Caton.C’est le métier d’un homme qui n’a rienperdu de sa vigueur, ni de son zèle pour larépublique, et qui se sacrifie pour l’amourd’elle à la haine des grands, qui veulent êtreimpunément dans le désordre.Scipion.Mais tu as été accusé aussi souvent que tuas accusé les autres. Il me semble que tu l’asété jusqu’à soixante et dix fois, et jusqu’à l’âgede quatre-vingts ans.Caton.Il est vrai, je m’en glorifie. Il n’était paspossible que les méchants ne fissent, pardes calomnies, une guerre continuelle à unhomme qui ne leur a jamais rien pardonné.Scipion.Ce ne fut pas sans peine que tu te défendiscontre les dernières accusations.Je l’avoue : faut-il s’en étonner ? Il est bienmalaisé de rendre compte de toute sa viedevant les hommes d’un autre siècle que celuioù l'on a vécu. J’étais un pauvre vieillardexposé aux insultes de la jeunesse, qui croyaitque je radotais, et qui comptait pour des fablestout ce que j'avais fait autrefois. Quandje le racontais, ils ne faisaient que bâiller etque se moquer de moi, comme d’un homme

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qui se louait sans cesse.Scipion.Ils n’avaient pas grand tort. Mais enfin pourquoiaimais-tu tant à reprendre les autres ? Tu étaiscomme un chien qui aboie contre tous les passants.Caton.J’ai trouvé toute ma vie que j’apprenaisbeaucoup plus en reprenant les fous qu’enfréquentant les sages. Les sages ne le sont qu’àdemi, et ne donnent que de faibles leçons :mais les fous sont bien fous, et il n’y a qu’à lesvoir pour savoir comment il ne faut pas faire.Scipion.J’en conviens : mais toi qui étais si sage,pourquoi étais-tu d' abord si ennemi des grecs ?Caton.C’est que je craignois que les grecs ne nouscommuniquassent bien plus leurs arts que leursagesse, et leurs moeurs dissolues que leurssciences. Je n’aimais point tous ces joueursd’instruments, ces musiciens, ces poëtes, cespeintres, ces sculpteurs ; tout cela ne sert qu’àla curiosité et à une vie voluptueuse. Je trouvaisqu’il valait mieux garder notre simplicitérustique, notre vie laborieuse et pauvre dansl’agriculture, être plus grossiers et mieuxvivre, moins discourir sur la vertu et lapratiquer davantage.Scipion.Pourquoi donc, dans la suite, pris-tu tantde peine dans ta vieillesse pour apprendre lalangue grecque ?Caton.À la fin je me laissai enchanter par lessirènes comme les autres. Je prêtai l’oreille auxmuses grecques. Mais je crains bien que tousces petits sophistes grecs, qui viennent affamés àRome pour faire fortune, n’achèvent decorrompre les moeurs romaines.Scipion.Ce n’est pas sans sujet que tu le crains : maistu aurais dû craindre aussi de corrompre lesmoeurs romaines par ton avarice.Caton.Moi avare ! J’étais bon ménager ; je ne voulaislaisser rien perdre. Mais je ne dépensaisque trop !Rhadamanthe.Ho ! Voilà le langage de l’avarice, qui croittoujours être prodigue.Scipion.N’est-il pas honteux que tu aies abandonnél’agriculture pour te jeter dans l'usure la plusinfame ? Tu ne trouvais pas sur tes vieux jours,à ce que j’ai ouï dire, que les terres et lestroupeaux rapportassent assez de revenu : tu devinsusurier. Est-ce là le métier d’un censeur qui

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veut réformer la ville ? Qu’as-tu à répondre ?Rhadamanthe.Tu n’oses parler, et je vois bien que tu escoupable. Voici une cause assez difficile àjuger. Il faut, mon pauvre Caton, te punir ette récompenser tout ensemble. Tu m’embarrasses fort.Voici ma décision. Je suis touché de tes vertus etde tes grandes actions pour ta république : maisaussi quelle apparence de mettre un usurier dansles champs élysées ? Ce serait un trop grandscandale. Tu demeureras donc, S’il te plaît, à laporte : mais ta consolation sera d’empêcher lesautres d'y entrer. Tu contrôleras tous ceux qui seprésenteront ; tu seras censeur ici-bas, comme tul’étais à Rome. Tu auras, pour menus plaisirs,toutes les vertus du genre humain à critiquer. Je telivre L. Scipion, et L. Quintius, et tous lesautres, pour répandre sur eux ta bile : tupourras même l’exercer sur tous les autresmorts qui viendront en foule de tout l’univers ;citoyens romains, grands capitaines, roisbarbares, tyrans des nations, tous seront soumisà ton chagrin et à ta satire. Mais prends gardeà Lucius Scipion ; car je l’établis pour tecensurer à son tour impitoyablement. Tiens, voilàde l’argent pour en prêter à tous les morts quin’en auront point dans la bouche pour passerla barque de Caron. Si tu prêtes à quelqu’unà usure, Lucius ne manquera pas de m’enavertir, et je te punirai comme les plusinfames voleurs.

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Scipion et Annibal.La vertu seule fait sa récompense par le pur plaisirqui l’accompagne.Annibal.Nous voici assemblés, vous et moi, commenous le fûmes en Afrique un peu avant la bataillede Zama.Scipion.Il est vrai : mais la conférence d'aujourd'huiest bien différente de l’autre. Nous n’avonsplus de gloire à acquérir, ni de victoire àremporter. Il ne nous reste qu’une ombrevaine et légère de ce que nous avons été, avecun souvenir de nos aventures qui ressemble àun songe. Voilà ce qui met d'accord Annibal etScipion. Les mêmes dieux qui ont misCarthage en poudre ont réduit à un peu decendre le vainqueur de Carthage que vous voyez.Annibal.Sans doute c’est dans votre solitude deLinternum que vous avez appris toute cette belle philosophie.Scipion.Quand je ne l’aurais pas apprise dans maretraite, je l’apprendrais ici : car la mort

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donne les plus grandes leçons pour désabuserde tout ce que le monde croit merveilleux.Annibal.La disgrace et la solitude ne vous ont pasété inutiles pour faire ces sages réflexions.J’en conviens ; mais vous n’avez pas eu moinsque moi ces instructions de la fortune. Vousavez vu tomber Carthage, et il vous a falluabandonner votre patrie ; et après avoir faittrembler Rome, vous avez été contraint devous dérober à sa vengeance par une vieerrante de pays en pays.Annibal.Il est vrai : mais je n’ai abandonné ma patrieque quand je ne pouvais plus la défendre,et qu’elle ne pouvait me sauver du supplice ;je l’ai quittée pour épargner sa ruine entière,et pour ne voir point sa servitude. Au contraire,vous avez été réduit à quitter votre patrie auplus haut point de sa gloire, et d’unegloire qu’elle tenait de vous. Y a-t-il rien desi amer ? Quelle ingratitude !Scipion.C’est ce qu’il faut attendre des hommesquand on les sert le mieux. Ceux qui font lebien par ambition sont toujours mécontents :un peu plus tôt, un peu plus tard, la fortuneles trahit, et les hommes sont ingrats poureux. Mais quand on fait le bien pour l’amourde la vertu, la vertu qu’on aime récompensetoujours assez par le plaisir qu’il y a à lasuivre, et elle fait mépriser toutes les autresrécompenses dont on est privé.

DIALOGUE 38 Scipion et Annibal.L’ambition n’a point de bornes.Scipion.Il me semble que je suis encore à notreconférence avant la bataille de Zama ; mais nousne sommes pas ici dans la même situation.Nous n’avons plus de différent ; toutes nosguerres sont éteintes dans les eaux du fleuved’oubli. Après avoir conquis l’un et l’autretant de provinces, une urne a suffi à recueillirnos cendres.Annibal.Tout cela est vrai : notre gloire passée n’estplus qu’un songe ; nous n’avons plus rien àconquérir ici : pour moi, je m’en ennuie.Scipion.Il faut avouer que vous étiez bien inquietet bien insatiable.Annibal.Pourquoi ? Je trouve que j’étais bien modéré.Scipion.Modéré ! Quelle modération ! D' abord lescarthaginois ne songeaient qu’à se mainteniren Sicile dans la partie occidentale. Le sage

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roi Gélon30, et puis le tyran Denys, leur avaientdonné bien de l’exercice.Annibal.Il est vrai : mais dès-lors nous songions àsubjuguer toutes ces villes florissantes qui segouvernaient en république, comme Léonte,Agrigente, Sélinonte.Scipion.Mais enfin les romains et les carthaginoisétant vis-à-vis les uns des autres, la mer entredeux, se regardaient d’un oeil jaloux, et sedisputaient l’île de Sicile, qui était au milieudes deux peuples prétendants. Voilà à quoi sebornait votre ambition.Annibal.Point du tout. Nous avions encore nos prétentionsdu côté de l’Espagne. Carthage la neuve nousdonnait en ce pays-là un empire presque égal à celuide L’Ancienne au milieu de l’afrique.Scipion.Tout cela est vrai. Mais C’était par quelqueport pour vos marchandises que vous aviezcommencé à vous établir sur les côtes d’Espagne :Les facilités que vous y trouvâtes vousdonnèrent peu-à-peu la pensée de conquérirces vastes régions.Annibal.Dès le temps de notre première guerre contreles romains, nous étions puissants en Espagne, etnous en aurions été bientôt les maîtres sans votrerépublique.Scipion.Enfin le traité que nous conclûmes avec lescarthaginois les obligeait à renoncer à tousles pays qui sont entre les Pyrénées et l'Ebre.Annibal.La force nous réduisit à cette paix honteuse :nous avions fait des pertes infinies sur terreet sur mer. Mon père ne songea qu’à nousrelever après cette chute. Il me fit jurer sur lesautels, à l’âge de neuf ans, que je serais jusqu’àla mort ennemi des romains. Je le jurai,je l’ai accompli. Je suivis mon père en Espagne ;après sa mort, je commandai l’armée carthaginoise,et vous savez ce qui arriva.Scipion.Oui, je le sais, et vous le savez bien aussi àvos dépens. Mais si vous fîtes bien du chemin,c’est que vous trouvâtes la fortune qui venaitpar-tout au-devant de vous pour vous solliciterà la suivre. L’espérance de vous joindreaux gaulois, nos anciens ennemis, vous fitpasser les Pyrénées. La victoire que vousremportâtes sur nous au bord du Rhône vous

30 Gélon, né vers -540, mort en -478, fut le tyran de Géla puis de Syracuse dans la Sicile grecque.Commandant de la cavalerie sous le tyran de Géla, Hippocrate, il devint le tuteur de ses fils vers -490, mais usurpa ensuite la tyrannie pour son propre compte.

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encouragea à passer les Alpes : vous y perdîtesbeaucoup de soldats, de chevaux, et d’éléphants.Quand vous fûtes passé, vous défîtes sans peinenos troupes étonnées que vous surprîtes à Ticinum.Une victoire en attire une autre en consternantles vaincus, et en procurant aux vainqueursbeaucoup d’alliés ; car tous les peuples du paysse donnent en foule aux plus forts.Annibal.Mais la bataille de Trébie, qu’en pensez-vous ?Scipion.Elle vous coûta peu, venant après tantd’autres. Après cela vous fûtes le maître del’Italie. Trasimène et Cannes furent plutôtdes carnages que des batailles. Vous perçâtestoute l’Italie. Dites la vérité, vous n’aviez pasd'abord espéré de si grands succès.Annibal.Je ne savais pas bien jusqu'où je pourraisaller ; mais je voulais tenter la fortune. Jedéconcertai les romains par un coup si hardiet si imprévu. Quand je trouvai la fortune sifavorable, je crus qu’il fallait en profiter : lesuccès me donna des desseins que je n’auraisjamais osé concevoir.Scipion.Hé bien ! N’est-ce pas là ce que je disais ?La Sicile, l’Espagne, l’Italie, n’étaient plusrien pour vous. Les grecs, avec lesquels vousvous étiez ligués, auraient bientôt subi votre joug.Annibal.Mais, vous qui parlez, n’avez-vous pas faitprécisément ce que vous nous reprochez d’avoirété capables de faire ?L'Espagne, la Sicile, Carthage même, etl’afrique, ne furent rien : bientôt toute laGrèce, la Macédoine, toutes les îles, l'égypte,l’asie, tombèrent à vos pieds ; et vous aviezencore bien de la peine à souffrir que lesparthes et les arabes fussent libres. Le mondeentier était trop petit pour ces romains qui,pendant cinq cents ans, avaient été bornés àvaincre autour de leur ville les volsques, lessabins, et les samnites.

DIALOGUE 39 Sylla31, Catilina32, Et César.$$$Les funestes suites du vice ne corrigent point lesprinces corrompus.Sylla.Je viens à la hâte vous donner un avis, César,

31 Sylla ou Sulla est le cognomen de la gens Cornelia (l'une des famille les plus importante de l'histoire romaine). Son membre le plus célèbre est Sylla - Lucius Cornelius Sulla - homme d'État romain, né en 138 av. J.-C., mort à Cumes en 78 av. J.-C.

32 Catilina (Lucius Sergius Catilina) (108-62 av. J.-C ) était un homme politique romain du I er   siècle   av.   J.-C. qui est connu pour ses conjurations pour renverser la République romaine et tout particulièrement son Sénat aristocratique.

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et je mène avec moi un bon second pourvous persuader. C’est Catilina. Vous leconnaissez, et vous n’avez été que trop de sacabale. N’ayez point de peur de nous ; les ombresne font point de mal.César.Je me passerais bien de votre visite : vosfigures sont tristes, et vos conseils le serontpeut-être encore davantage. Qu’avez-vousdonc de si pressé à me dire ?Sylla.Qu’il ne faut point que vous aspiriez à la tyrannie.César.Pourquoi ? N’y avez-vous pas aspiré vous-mêmes ?Sylla.Sans doute, et c’est pour cela que nous sommesplus croyables quand nous vous conseillons d'y renoncer.César.Pour moi, je veux vous imiter en tout,chercher la tyrannie comme vous l’avez cherchée,et ensuite revenir comme vous de l’autremonde après ma mort désabuser les tyransqui viendront en ma place.Sylla.Il n’est pas question de ces gentillesses et deces jeux d’esprit : nous autres ombres, nous nevoulons rien que de sérieux. Venons au fait.J’ai quitté volontairement la tyrannie, etm’en suis bien trouvé. Catilina s’est efforcéd’y parvenir, et a succombé malheureusement. Voilàdeux exemples bien instructifs pour vous.César.Je n’entends point tous ces beaux exemples.Vous avez tenu la république dans les fers, etvous avez été assez mal-habile homme pourvous dégrader vous-même. Après avoir quittéla suprême puissance, vous êtes demeuré avili,obscur, inutile, abattu. L’homme fortuné futabandonné de la fortune. Voilà déja un devos exemples que je ne comprends point. Pourl’autre, Catilina a voulu se rendre le maître,et a bien fait jusque-là. Il n’a pas bien suprendre ses mesures, tant pis pour lui. Quantà moi, je ne tenterai rien qu’avec de bonnesprécautions.Catilina.J’avais pris les mêmes mesures que vous :flatter la jeunesse, la corrompre par desplaisirs, l' engager dans des crimes, l’a bymer parla dépense et par les dettes, s' autoriser pardes femmes d’un esprit intrigant et brouillon.Pouviez-vous mieux faire ?César.Vous dites là des choses que je ne connaispoint. Chacun fait comme il peut.Catilina.Vous pouvez éviter les maux où je suis tombé,

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et je suis venu vous en avertir.Sylla.Pour moi, je vous le dis encore, je me suisbien trouvé d’avoir renoncé aux affaires avantma mort.César.Renoncer aux affaires ! Faut-il abandonnerla république dans ses besoins ?Sylla.Hé ! Ce n’est pas ce que je vous dis. Il y abien de la différence entre la servir ou latyranniser.César.Hé ! Pourquoi donc avez-vous cessé de laservir ?Sylla.Ho ! Vous ne voulez pas m’entendre. Je disqu’il faut servir la patrie jusqu’à la mort ;mais qu’il ne faut ni chercher la tyrannie,ni s' y maintenir quand on y est parvenu.DIALOGUE 40

César Et Caton.Le pouvoir despotique et tyrannique, loin d' assurerle repos et l’autorité des princes, les rend aucontraire malheureux, et entraîne inévitablementleur ruine.César.Hélas ! Mon cher Caton, te voilà en pitoyableétat ! L’horrible plaie !Caton.Je me perçai moi-même à Utique, après labataille de Pharsale, pour ne point survivreà la liberté. Mais toi, à qui je fais pitié, d’oùvient que tu m’as suivi de si près ? Qu' est-ceque j’aperçois ? Combien de plaies sur toncorps ! Attends que je les compte. En voilàvingt-trois !César.Tu seras bien surpris quand tu sauras quej’ai été percé d' autant de coups au milieu dusénat par mes meilleurs amis. Quelle trahison !Caton.Non, je n’en suis point surpris. N’étais-tupas le tyran de tes amis aussi bien que dureste des citoyens ? Ne doivent-ils pas prêterleurs bras à la vengeance de la patrie opprimée ?Il faudrait immoler non seulement son ami, maisencore son propre frère, à l' exemple deTimoléon, et ses propres enfants, commefit L’Ancien Brutus.César.Un de ses descendants n’a que trop suivicette belle leçon. C’est Brutus, que j’ai moistant, et qui passait pour mon propre fils, quia été le chef de la conjuration pour me massacrer.Caton.

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ô heureux Brutus, qui a rendu Rome libre,et qui a consacré ses mains dans le sang d’unnouveau Tarquin plus impie et plus superbeque celui qui fut chassé par Junius !César.Tu as toujours été prévenu contre moi, etoutré dans tes maximes de vertu.Caton.Qui est-ce qui m'a prévenu contre toi ? Tavie dissolue, prodigue, artificieuse, efféminée,tes dettes, tes brigues, ton audace ; voilàce qui a prévenu Caton contre cet hommedont la ceinture, la robe traînante, l’air demollesse, ne promettaient rien qui fût dignedes anciennes moeurs. Tu ne m’as point trompé :m’avait cru...César.Tu m’aurais enveloppé dans la conjurationde Catilina pour me perdre.Caton.Alors tu vivais en femme, et tu n’étais hommeque contre ta patrie. Que ne fis-je pointpour te convaincre ! Mais Rome courait à saperte, et elle ne voulait pas connoître sesennemis.César.Ton éloquence me fit peur, je l’avoue, etj’eus recours à l’autorité. Mais tu ne peuxdésavouer que je me tirai d’affaire en habilehomme.Caton.Dis en habile scélérat. Tu éblouissois lesplus sages par tes discours modérés etinsinuants : tu favorisois les conjurés sousprétextede ne pousser pas la rigueur trop loin. Moi seulje résistai en vain : dès-lors les dieux étaientirrités contre Rome.César.Dis-moi la vérité : tu craignois après la bataillede Pharsale de tomber entre mes mains ;tu aurais été fort embarrassé de paroître devantmoi. Hé ! Ne savais-tu pas que je ne voulaisque vaincre et pardonner ?Caton.C’est le pardon du tyran, c’est la vie même,oui, la vie de Caton due à César, que jecraignois. Il valait mieux mourir que de tevoir.César.Je t’aurais traité généreusement, comme jetraitai ton fils. Ne valait-il pas mieux secourirencore la république ?Caton.Il n’y a plus de république dès qu’il n’y aplus de liberté.César.

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Mais quoi ! Être furieux contre soi-même ?Caton.Mes propres mains m’ont mis en libertémalgré le tyran, et j’ai méprisé la vie qu’ilm’eût offerte. Pour toi, il a fallu que tespropres amis t’aient déchiré comme un monstre.César.Mais si la vie était si honteuse pour unromain après ma victoire, pourquoi m’envoyerton fils ? Voulais-tu le faire dégénérer ?Caton.Chacun prend son parti selon son coeur pourvivre ou pour mourir. Caton ne pouvait quemourir : son fils, moins grand que lui,pouvait encore supporter la vie, et espérer, àcause de sa jeunesse, des temps plus libreset plus heureux. Hélas ! Que ne souffris-jepoint lorsque je laissai aller mon fils vers letyran !César.Mais pourquoi me donnes-tu le nom de tyran ? Jen’ai jamais pris le titre de roi.Caton.Il est question de la chose, et non pas dunom. De plus, combien de fois te vit-on prendredivers détours pour accoutumer le sénatet le peuple à ta royauté ! Antoine même, dansla fête des lupercales, fut assez imprudentpour te mettre, sous une apparence de jeu, undiadème autour de la tête. Ce jeu parut tropsérieux, et fit horreur. Tu sentis bienl’indignation publique, et tu renvoyas à Jupiterun honneur que tu n’osais accepter. Voilà cequi acheva de déterminer les conjurés à taperte. Hé bien ! Ne savons-nous pas ici-basd’assez bonnes nouvelles ?César.Trop bonnes ! Mais tu ne me fais pas justice.Mon gouvernement a été doux ; je me suiscomporté en vrai père de la patrie : on enpeut juger par la douleur que le peuple témoignaaprès ma mort. C’est un temps où tu sais que laflatterie n’est plus de saison. Hélas !Les pauvres gens, quand on leur présenta marobe sanglante, voulurent me venger. Quelsregrets ! Quelle pompe au champ de Mars àmes funérailles ! Qu’as-tu à répondre ?Caton.Que le peuple est toujours peuple, crédule,grossier, capricieux, aveugle, ennemi de sonvéritable intérêt. Pour avoir favorisé lessuccesseurs du tyran et persécuté ses libérateurs,qu' est-ce que ce peuple n’a pas souffert ? On avu ruisseler le plus pur sang des citoyens pard’innombrables proscriptions. Les triumvirsont été plus barbares que les gaulois mêmesqui prirent Rome. Heureux qui n’a point vu

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ces jours de désolation ! Mais enfin parle-moi.ô tyran, pourquoi déchirer les entrailles deRome ta mère ? Quel fruit te reste-t-il d’avoirmis ta patrie dans les fers ? Est-ce de la gloireque tu cherchois ? N’en aurais-tu pas trouvéune plus pure et plus éclatante à conserver laliberté et la grandeur de cette ville reine del’univers, comme les Fabius, les Fabricius,les Marcellus, les Scipions ? Te fallait-il unevie douce et heureuse ? L’as-tu trouvée dansles horreurs inséparables de la tyrannie ? Tousles jours de ta vie étaient pour toi aussi périlleuxque celui où tant de bons citoyens immortalisèrentleur vertu en te massacrant. Tu ne voyais aucun vrairomain dont le courage ne dût te faire pâlir d’effroi.Est-ce donc là cette vie tranquille et heureuse que tuas achetée par tant de peines et de crimes ? Mais quedis-je ? Tu n’as pas même eu le temps de jouirdu fruit de ton impiété. Parle, parle, tyran ;tu as maintenant autant de peine à soutenirmes regards que J’en aurais eu à souffrir taprésence odieuse quand je me donnai la mortà Utique. Dis, si tu l’oses, que tu as étéheureux.César.J’avoue que je ne l’étais pas : mais c’étaienttes semblables qui troublaient mon bonheur.Caton.Dis plutôt que tu le troublois toi-même. Situ avais aimé la patrie, la patrie t’aurait aimé.Celui que la patrie aime n’a pas besoin degardes : la patrie entière veille autour de lui.La vraie sûreté est de ne faire que du bien, etd’intéresser le monde entier à sa conservation.Tu as voulu régner et te faire craindre. Hébien ! Tu as régné, on t’a craint : mais leshommes se sont délivrés du tyran et de lacrainte tout ensemble. Ainsi périssent ceuxqui, voulant être craints de tous les hommes,ont eux-mêmes tout à craindre de tous leshommes intéressés à les prévenir et à se délivrerde leur tyrannie.César.Mais cette puissance que tu appelles tyranniqueétait devenue nécessaire. Rome ne pouvaitplus soutenir sa liberté ; il lui fallait unmaître. Pompée commençait à l’être : je ne pussouffrir qu’il le fût à mon préjudice.Caton.Il fallait abattre le tyran sans aspirer à latyrannie. Après tout, si Rome était assez lâchepour ne pouvoir plus se passer d’un maître,il valait mieux laisser faire ce crime à un autre.Quand un voyageur va tomber entre les mainsdes scélérats qui se préparent à le voler, faut-illes prévenir en se hâtant de faire une actionsi horrible ? Mais la trop grande autorité de

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Pompée t’a servi de prétexte. Ne sait-on pasce que tu dis, en allant en Espagne, dans unepetite ville où divers citoyens briguaient lamagistrature ? Crois-tu qu’on ait oublié cesvers grecs qui étaient si souvent dans tabouche ? De plus, si tu connaissois la misèreet l’infamie de la tyrannie, que ne la quittois-tu ?César.Hé ! Quel moyen de la quitter ? Le sentierpar où on y monte est rude et escarpé : maisil n’y a point de chemin pour en descendre ;on n’en sort que pour tomber dans le précipice.Caton.Malheureux ! Pourquoi donc y aspirer ?Pourquoi tout renverser pour y parvenir ?Pourquoi verser tant de sang, et n’épargnerpas le tien même, qui fut encore répandutrop tard ? Tu cherches de vaines excuses.César.Et toi, tu ne me réponds pas : je te demandecomment on peut avec sûreté quitter la tyrannie.Caton.Va le demander à Sylla, et tais-toi. Consultece monstre affamé de sang : son exemplete fera rougir. Adieu ; je crains que l’ombrede Brutus ne soit indignée, si elle me voitparler avec toi.DIALOGUE 41

Caton Et Cicéron.Caractère de ces deux philosophes, avec unadmirable contraste de ce qu’il y avait de tropfarouche et de trop austère dans la vertu de l’un,et de trop foible dans celle de l’autre.Caton.Il y a long-temps, grand orateur, que jevous attendois ici. Il y a long-temps que vousy deviez arriver. Mais vous y êtes venu le plustard qu’il vous a été possible.Cicéron.J' y suis venu après une mort pleine de courage.J’ai été la victime de la république ; cardepuis le temps de la conjuration de Catilina,où j' avais sauvé Rome, personne ne pouvaitplus être ennemi de la république, sans medéclarer la guerre.Caton.J’ai pourtant su que vous aviez trouvé graceauprès de César par vos soumissions, que vouslui prodiguiez les plus magnifiques louanges,que vous étiez l’a mi intime de tous ses lâchesfavoris, et que vous persuadiez même dansvos lettres d’avoir recours à sa clémence, pourvivre en paix au milieu de Rome dans laservitude. Voilà à quoi sert l’éloquence.Cicéron.Il est vrai que j’ai harangué César pour

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obtenir la grace de Marcellus et de Ligarius.Caton.Hé ! Ne vaut-il pas mieux se taire que d’employerson éloquence à flatter un tyran ? ô Cicéron,j’ai su plus que vous : j’ai su me taireet mourir.Cicéron.Vous n’avez pas vu une belle observationque j’ai faite dans mes offices, qui est quechacun doit suivre son caractère. Il y a deshommes d’un naturel fier et intraitable, quidoivent soutenir cette vertu austère et farouchejusqu’à la mort : il ne leur est pas permisde supporter la vue du tyran ; ils n’ont d’autreressource que celle de se tuer. Il y a uneautre vertu, douce et plus sociable, de certainespersonnes modérées qui aiment mieuxla république que leur propre gloire : ceux-làdoivent vivre, et ménager le tyran pour le bienpublic ; ils se doivent à leurs citoyens, et il neleur est pas permis d’achever par une mortprécipitée la ruine de leur patrie.Caton.Vous avez bien rempli ce devoir ; et, S’il fautjuger de votre amour pour Rome par votrecrainte de la mort, il faut avouer que Romevous doit beaucoup. Mais les gens qui parlentsi bien devraient ajuster toutes leurs parolesavec assez d’art pour ne se pas contredireeux-mêmes. Ce Cicéron qui a élevé jusqu' au cielCésar, et qui n’a point eu de honte de prierles dieux de n’envier pas un si grand bien auxhommes, de quel front a-t-il pu dire ensuiteque les meurtriers de César étaient les libérateursde la patrie ? Quelle grossière contradiction !Quelle lâcheté infame ! Peut-on se fier à lavertu d’un homme qui parle ainsi selon le temps ?Cicéron.Il fallait bien s’accommoder aux besoins dela république. Cette souplesse valait encoremieux que la guerre d’Afrique entreprise parScipion et par vous contre les règles de laprudence. Pour moi, je l’avais bien prédit (et l’onn’a qu’à lire mes lettres) que vous succomberiez.Mais votre naturel inflexible et âpre nepouvait souffrir aucun tempérament ; vousétiez né pour les extrémités.Caton.Et vous pour tout craindre, comme vousl’avez souvent avoué vous-même. Vous n’étiezcapable que de prévoir des inconvénients.Ceux qui prévalaient vous entraînaient toujoursjusqu’à vous faire dédire de vos premierssentiments. Ne vous a-t-on pas vu admirerPompée, et exhorter tous vos amis à se livrerà lui ? Ensuite n’avez-vous pas cru quePompée mettrait Rome dans la servitude, S’il

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surmontait César ? Comment, disiez-vous,croira-t-il les gens de bien S’il est le maître,puisqu’il ne veut croire aucun de nous pendant laguerre où il a besoin de notre secours ? Enfinn’avez-vous pas admiré César ? N’avez-vous pasrecherché et loué Octave ?Cicéron.Mais j’ai attaqué Antoine. Qu' y a-t-il deplus véhément que mes harangues contre lui,semblables à celles de Démosthène contrePhilippe ?Caton.Elles sont admirables : mais Démosthènesavait mieux que vous comment il faut mourir ;Antipater ne put lui donner la mort nila vie. Fallait-il fuir comme vous fîtes, sanssavoir où vous alliez, et attendre la mort desmains de Popilius ? J’ai mieux fait de me ladonner moi-même à Utique.Cicéron.Et moi j’aime mieux n’avoir point désespéréde la république jusqu’à la mort, et l’avoirsoutenue par des conseils modérés, que d’avoirfait une guerre foible et imprudente, etd’avoir fini par un coup de désespoir.Caton.Vos négociations ne valaient pas mieux quema guerre d’Afrique : car Octave, tout jeunequ’il était, s’est joué de ce grand Cicéron quiétait la lumière de Rome. Il s’est servi de vouspour s’autoriser ; ensuite il vous a livré àAntoine. Mais vous, qui parlez de guerre,l’a vez-vous jamais su faire ? Je n’ai pas encoreoublié votre belle conquête de Pindenisse, petiteville des détroits de la Cilicie ; un parc demoutons n’est guère plus facile à prendre. Pour cettebelle expédition il vous fallait un triomphe,si on eût voulu vous en croire ; les supplicationsordonnées par le sénat ne suffisaient paspour de tels exploits. Voici ce que je répondisaux sollicitations que vous me fîtes là-dessus.Vous devez être plus content, disais-je, deslouanges du sénat, que vous avez méritées parvotre bonne conduite, que d’un triomphe ;car le triomphe marquerait moins la vertu dutriomphateur que le bonheur dont les dieuxauraient accompagné ses entreprises. C’estainsi qu’on tâche d’amuser comme on peutles hommes vains et incapables de se fairejustice.Cicéron.Je reconnais que j’ai toujours été passionnépour les louanges ; mais faut-il s’en étonner ?N’en ai-je pas mérité de grandes par monconsulat, par mon amour pour la république,par mon éloquence, enfin par mon goût pourla philosophie ? Quand je ne voyais plus de

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moyens de servir Rome dans ses malheurs, jeme consolois dans une honnête oisiveté àraisonner, à écrire sur la vertu.Caton.Il valait mieux la pratiquer dans les périls,que d' en écrire. Avouez-le franchement, vousn' étiez qu’un foible copiste des grecs : vousmêliez Platon avec épicure, L’Ancienneacadémie avec la nouvelle ; et après avoir faitl' historien sur leurs préceptes dans des dialoguesoù un homme parlait presque toujoursseul, vous ne pouviez presque jamais rienconclure. Vous étiez toujours étranger dans laphilosophie, et vous ne songiez qu’à ornervotre esprit de ce qu’elle a de beau. Enfin vousavez toujours été flottant en politique et enphilosophie.Cicéron.Adieu, Caton. Votre mauvaise humeur vatrop loin. À vous voir si chagrin, on croiraitque vous regrettez la vie. Pour moi, je suisconsolé de l’avoir perdue, quoique je n’aie pointtant fait le brave. Vous vous en faites tropaccroire, pour avoir fait en mourant ce qu’ontfait beaucoup d’esclaves avec autant decourage que vous.DIALOGUE 42

César Et Alexandre.Caractères d’un tyran, et d’un prince qui, étant néavec les plus belles qualités pour faire un grandroi, s’abandonne à son orgueil et à ses passions.L’un et l’autre sont les fléaux du genre humain ;mais l’un est à plaindre, et l’autre faitl' horreur de l’humanité.Alexandre.Qui est donc ce romain nouvellement venu ?Il est percé de bien des coups. Ah ! J’entendsqu’on dit que c’est César. Je te salue, grandromain : on disait que tu devais aller vaincreles parthes et conquérir tout l’orient ; d’oùvient que nous te voyons ici ?César.Mes amis m'ont assassiné dans le sénat.Alexandre.Pourquoi étais-tu devenu leur tyran, toiqui n’étais qu’un simple citoyen de Rome ?César.C’est bien à toi à parler ainsi ! N’as-tu pasfait l’injuste conquête de l’asie ? N’as-tu pasmis la Grèce dans la servitude ?Alexandre.Oui : mais les grecs étaient des peuplesétrangers et ennemis de la Macédoine. Je n’aipoint mis, comme toi, dans les fers mapropre patrie ; au contraire, j’ai donné auxmacédoniens une gloire immortelle avec l' empire

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de tout l’orient.César.Tu as vaincu des hommes efféminés, tu esdevenu aussi efféminé qu’eux. Tu as pris lesrichesses des perses, et les richesses des persest’ont vaincu en te corrompant. As-tu portéjusqu' aux enfers cet orgueil insensé qui te fitcroire que tu étais un dieu ?Alexandre.J’avoue mes fautes et mes erreurs. Mais est-ceà toi à me reprocher ma mollesse ? Ne sait-onpas ta vie infame en Bithynie, ta corruptionà Rome, où tu n’obtins les honneurs quepar des intrigues honteuses ? Sans tes infamiestu n’aurais jamais été qu’un particulier dansta république. Il est vrai aussi que tu vivroisencore.César.Le poison fit contre toi à Babylone ce quele fer a fait contre moi dans Rome.Alexandre.Mes capitaines n’ont pu m’empoisonner sanscrime ; tes concitoyens ; en te poignardant,sont les libérateurs de leur patrie : ainsi nosmorts sont bien différentes. Mais nos jeunessesle sont encore davantage : la mienne fut chaste,noble, ingénue ; la tienne fut sans pudeur etsans probité.César.Ton ombre n’a rien perdu de l’orgueil etde l’emportement qui ont paru dans ta vie.Alexandre.J’ai été emporté par mon orgueil, je l’avoue.Ta conduite a été plus mesurée que la mienne :mais tu n’as point imité ma candeur et mafranchise. Il fallait être honnête homme avantque d’aspirer à la gloire de grand homme. J’ai été souvent foible et vain ; mais au moins j’étaismeilleur pour ma patrie et moins injusteque toi.César.Tu fais grand cas de la justice sans l’avoirsuivie. Pour moi, je crois que le plus habilehomme doit se rendre le maître, et puisgouverner sagement.Alexandre.Je ne l’ai que trop cru comme toi. Éaque,Rhadamanthe et Minos m’en ont sévèrementrepris, et ont condamné mes conquêtes. Jen’ai pourtant jamais cru dans mes égarementsqu’il fallût mépriser la justice. Tu te trouvesmal de l’avoir violée.César.Les romains ont beaucoup perdu en metuant : j’avais fait des projets pour les rendreheureux.Alexandre.

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Le meilleur projet eût été d’imiter Sylla,qui, ayant été tyran de sa patrie comme toi,lui rendit la liberté : tu aurais fini ta vie enpaix comme lui. Mais tu ne peux me croire :je te quitte, et vais t' attendre devant les troisjuges qui te vont juger.DIALOGUE 43

Pompée Et César.Rien n’est plus fatal dans un état libre que lacorruption des femmes et la prodigalité de ceux quiaspirent à la tyrannie.Pompée.Je m’épuise en dépenses pour plaire auxromains, et j’ai bien de la peine à y parvenir.à l’âge de vingt-cinq ans j' avais déja triomphé.J’ai vaincu Sertorius, Mithridate, les piratesde Cilicie. Ces trois triomphes m’ont attirémille envieux. Je fais sans cesse des largesses,je donne des spectacles, j' attire par mesbienfaits des clients innombrables ; tout celan’apaise point l' envie. Le chagrin Caton refusemême mon alliance. Mille autres me traversentdans mes desseins. Mon beau-père, quepensez-vous là-dessus ? Vous ne dites rien ?César.Je pense que vous prenez de fort mauvaismoyens pour gouverner la république.Pompée.Comment donc ! Que voulez-vous dire ? Ensauriez-vous de meilleurs que de donner àpleines mains aux particuliers pour enleverleurs suffrages, et que de gagner la faveur dupeuple par des gladiateurs, par des combatsde bêtes farouches, par des mesures de blé etde vin, enfin que d’avoir beaucoup de clientszélés pour les sportules que je donne ? Cinna,Marius, Sylla, tous les autres les plus habiles,n’ont-ils pas pris ce chemin-là ?César.Tout cela ne va point au but, et vous n’yentendez rien. Catilina était de meilleur sensque tous ces gens-là.Pompée.En quoi ? Vous me surprenez : parlez-voussérieusement ?César.Oui. Je ne fus jamais si sérieux.Pompée.Quel est donc ce secret pour apaiserl’envie, pour guérir les soupçons, pour charmerles patriciens et les plébéiens ?César.Le voulez-vous savoir ? Faites comme moi.Je ne vous conseille que ce que je pratiquemoi-même.

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Pompée.Quoi ? Flatter le peuple sous une apparencede justice et de liberté ? Faire le tribun ardentet le zélé Gracchus ?César.C’est quelque chose, mais ce n’est pas tout ;il y a encore quelque chose de bien plus sûr.Pompée.Quoi donc ? Est-ce quelque enchantementmagique, quelque invocation de génie, quelquescience des astres ?César.Bon ! Tout cela n’est rien : ce ne sont quecontes de vieilles.Pompée.Ho ! Vous êtes bien méprisant. Vous avezdonc quelque commerce avec les dieux, commeNuma, Scipion, et plusieurs autres ?César.Non, tous ces artifices-là sont usés.Pompée.Quoi donc ? Enfin ne me tenez plus en suspens.César.Voici les deux points fondamentaux de madoctrine : premièrement, corrompre toutesles femmes, pour entrer dans le secret le plusintime de toutes les familles ; en second lieu,emprunter et dépenser toujours sans mesure,ne payer jamais rien. Chaque créancier estintéressé à avancer votre fortune, pour neperdre point l’argent que vous lui devez. Ilsvous donnent leurs suffrages ; ils remuentciel et terre pour vous procurer ceux de leursamis. Plus vous avez de créanciers, plus votrebrigue est forte. Pour me rendre maître deRome, je travaille à être le débiteur universelde toute la ville. Plus je suis ruiné, plus jesuis puissant. Il n’y a qu’à dépenser, lesrichesses nous viennent comme un torrent.DIALOGUE 44

Cicéron Et Auguste.Obliger des ingrats, c’est se perdre soi-même.Auguste.Bonjour, grand orateur. Je suis ravi de vousrevoir ; car je n’ai pas oublié toutes lesobligations que je vous ai.Cicéron.Vous pouvez vous en souvenir ici-bas, maisvous ne vous en souveniez guère dans le monde.Auguste.Après votre mort même je trouvai un jourun de mes petits-fils qui lisait vos ouvrages :il craignit que je ne blâmasse cette lecture, etfut embarrassé ; mais je le rassurai, en disantde vous : C’était un grand homme, et quiaimait bien sa patrie. Vous voyez que je n’ai

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pas attendu la fin de ma vie pour bien parlerde vous.Cicéron.Belle récompense de tout ce que j’ai faitpour vous élever ! Quand vous parûtes, jeuneet sans autorité, après la mort de César, jevous donnai mes conseils, mes amis, moncrédit.Auguste.Vous le faisiez moins pour l’amour de moique pour contrebalancer l’autorité d’Antoine,dont vous craigniez la tyrannie.Cicéron.Il est vrai, je craignis moins un enfant quecet homme puissant et emporté. En cela je metrompois, car vous étiez plus dangereux quelui. Mais enfin vous me devez votre fortune.Que ne disais-je point au sénat, pendant quevous étiez au siège de Modène, où les deuxconsuls Hirtius et Pansa, victorieux, périrent ?Leur victoire ne servit qu’à vous mettre à latête de l’a rmée. C’était moi qui avais faitdéclarer la république contre Antoine par mesharangues qu’on a nommées philippiques. Aulieu de combattre pour ceux qui vous avaientmis les armes à la main, vous vous unîteslâchement avec votre ennemi Antoine, et avecLépide, le dernier des hommes, pour mettreRome dans les fers. Quand ce monstrueuxtriumvirat fut formé, vous vous demandâtesdes têtes les uns aux autres. Chacun, pourobtenir des crimes de son compagnon, étaitobligé d’en commettre. Antoine fut contraintde sacrifier à votre vengeance L. César, sonpropre oncle, pour obtenir de vous ma tête ;et vous m' abandonnâtes indignement à safureur.Auguste.Il est vrai, je ne pus résister à un hommedont j’avais besoin pour me rendre maître dumonde. Cette tentation est violente, et il fautl’excuser.Cicéron.Il ne faut jamais excuser une si noire ingratitude.Sans moi vous n’auriez jamais parudans le gouvernement de la république. Oh !Que j’ai de regret aux louanges que je vous aidonnées ! Vous êtes devenu un tyran cruel ;vous n' étiez qu’un ami trompeur et perfide.Auguste.Voilà un torrent d’injures. Je crois quevous allez faire contre moi une philippiqueplus véhémente que celles que vous fîtescontre Antoine.Cicéron.Non, j’ai laissé mon éloquence en passantles ondes du Styx : mais la postérité saura que

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je vous ai fait ce que vous avez été, et quec’est vous qui m’avez fait mourir, pour flatterla passion d’Antoine. Mais ce qui me fâche leplus, c’est que votre lâcheté, en vous rendantodieux à tous les siècles, me rendra méprisableaux hommes critiques : ils diront que j’ai été la dupe d’un jeune homme qui s’est servide moi pour contenter son ambition. Obligezles hommes mal nés, il ne vous en revientque de la douleur et de la honte.DIALOGUE 45

Sertorius Et Mercure.Les fables et les illusions font plus sur la populacecrédule, que la vérité et la vertu.Mercure.Je suis bien pressé de m’en retourner versl'Olympe ; et J’en suis fort fâché, car je meursd'envie de savoir par où tu as fini ta vie.Sertorius.En deux mots je te l’a pprendrai. Le jeuneapprenti et la bonne vieille ne pouvaient mevaincre ; Perpenna le traître me fit mourir :sans lui J’aurais fait voir bien du pays à mesennemis.Mercure.Qui appelles-tu le jeune apprenti et labonne vieille ?Sertorius.Hé ! Ne le savez-vous pas ? C’est Pompée etMétellus. Métellus était mou et appesanti,incertain, trop vieux, et usé ; il perdait lesoccasions décisives par sa lenteur. Pompéeétait au contraire sans expérience. Avec desbarbares ramassés, je me jouois de ces deuxcapitaines et de leurs légions.Mercure.Je ne m’en étonne pas. On dit que tu étaismagicien, que tu avais une biche qui venaitdans ton camp te dire tous les desseins de tesennemis, et tout ce que tu pouvais entreprendrecontre eux.Sertorius.Tandis que j’ai eu besoin de ma biche, jen’en ai découvert le secret à personne : maismaintenant que je ne puis plus m’en servir,J’en dirai tout le mystère.Mercure.Hé bien ! Était-ce quelque enchantement ?Sertorius.Point du tout : C’était une sottise qui m' aplus servi que mon argent, que mes troupes,que le débris du parti de Marius contre Syllaque j' avais recueilli dans un coin des montagnesd' Espagne et de Lusitanie. Une illusion faiteà propos mène loin des peuples crédules.Mercure.

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Mais cette illusion n’était-elle pas biengrossière ?Sertorius.Sans doute : mais les peuples pour qui elleétait préparée étaient encore plus grossiers.Mercure.Quoi ! Ces barbares croyaient tout ce que turacontois de ta biche ?Sertorius.Tout. Il ne tenait qu’à moi d’en dire encoredavantage, ils l’auraient cru. Avais-jedécouvert par des coureurs ou par des espions lamarche des ennemis, C’était la biche qui mel’a vait dit à l’oreille. Avais-je été battu, labiche me parlait pour déclarer que les dieuxallaient relever mon parti. La biche ordonnaitaux habitants du pays de me donnertoutes leurs forces, faute de quoi la peste etla famine doivent les désoler. Ma bicheétait-elle perdue depuis quelques jours et ensuiteretrouvée secrètement, je la faisais tenir biencachée ; et je déclarois par un pressentiment,ou sur quelque présage, qu’elle allait revenir ;après quoi je la faisais rentrer dans le camp,où elle ne manquait pas de me rapporter desnouvelles de vous autres dieux. Enfin mabiche faisait tout ; elle seule réparait mesmalheurs.Mercure.Cet animal t’a bien servi. Mais tu nousservois mal : car de telles impostures décrient lesimmortels, et font grand tort à tous nosmystères. Franchement tu étais un impie.Sertorius.Je ne l’étais pas plus que Numa avec sanymphe égérie, que Lycurgue et Solon avecleur commerce secret des dieux, que Socrateavec son esprit familier, enfin que Scipionavec sa façon mystérieuse d' aller au Capitoleconsulter Jupiter, qui lui inspirait toutes sesentreprises de guerre contre Carthage. Tousces gens-là ont été des imposteurs aussi bienque moi.Mercure.Mais ils ne l’étaient que pour établir debonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse.Sertorius.Et moi pour me défendre contre le partidu tyran Sylla qui avait opprimé Rome, etqui avait envoyé des citoyens changés enesclaves pour me faire périr comme le derniersoutien de la liberté.Mercure.Quoi donc ! La république entière, tu ne laregardes que comme le parti de Sylla ? Debonne foi tu étais demeuré seul contre tousles romains. Mais enfin tu trompois ces

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pauvres barbares par des mystères de religion.Sertorius.Il est vrai : mais comment faire autrementavec les sots ? Il faut bien les amuser par dessottises, et aller à son but. Si on ne leur disaitque des vérités solides, ils ne les croiraientpas. Racontez des fables, flattez, amusez ;grands et petits courent après vous.DIALOGUE 46

Le Jeune Pompée Et Ménas L’Affranchi.Caractère d’un homme qui, n’aimant pas la vertupour elle-même, n’est ni assez bon pour ne vouloirpas profiter d’un crime, ni assez méchant pourvouloir le commettre.Ménas.Voulez-vous que je fasse un beau coup ?Pompée.Quoi donc ? Parle. Te voilà tout troublé ;tu as l’air d’une sibylle dans son antre, quiétouffe, qui écume, qui est forcenée.Ménas.C’est de joie. ô l' heureuse occasion ! SiC’était mon affaire, tout serait déja achevé.Le voulez-vous ? Un mot, oui ou non.Quoi ? Tu ne m’expliques rien ; et tu demandesune réponse ! Dis donc ce que tu veux ;parle clairement.Ménas.Vous avez là Antoine et Octave, couchés àcette table dans votre vaisseau, ils ne songentqu’à faire bonne chère.Crois-tu que je n’aie pas des yeux pour lesvoir ?Ménas.Mais avez-vous des oreilles pour m’entendre ? Lebeau coup de filet !Pompée.Quoi ! Voudrais-tu que je les trahisse ! Moimanquer à la foi donnée à mes ennemis ! Lefils du grand Pompée agir en scélérat ! Ha !Ménas, tu me connais mal.Ménas.Vous m’entendez encore plus mal : ce n’estpas vous qui devez faire ce coup. Voilà lamain qui le prépare. Tenez votre parole engrand homme, et laissez faire Ménas, qui n’arien promis.Pompée.Mais tu veux que je te laisse faire, moi àqui on s’est confié ? Tu veux que je le sache etque je le souffre ? Ah ! Ménas ! Mon pauvreMénas ! Pourquoi me l’as-tu dit ? Il fallait lefaire sans me le dire.Ménas.Mais vous n’en saurez rien. Je couperai lacorde des ancres ; nous irons en pleine mer :

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les deux tyrans de Rome sont dans vos mains.Les mânes de votre père seront vengés desdeux héritiers de César. Rome sera en liberté.Qu’un vain scrupule ne vous arrête pas :Ménas n’est pas Pompée. Pompée sera fidèle à saparole, généreux, tout couvert de gloire ;Ménas l’a ffranchi, Ménas fera le crime ; et levertueux Pompée en profitera.Pompée.Mais Pompée ne peut savoir le crime et lepermettre sans y participer. Ah ! Malheureux !Tu as tout perdu en me parlant. Que je regrettece que tu pouvais faire !Ménas.Si vous le regrettez, pourquoi ne le permettez-vouspas ? Et si vous ne le pouvez permettre, pourquoile regrettez-vous ? Si la chose est bonne, il fautla vouloir hardiment, et n’en point faire defaçon ; si elle est mauvaise, pourquoi vouloirqu’elle fût faite, et ne vouloir pas qu’on lafasse ? Vous êtes contraire à vous-même. Un fantômede vertu vous rend ombrageux, et vous me faitesbien sentir la vérité de ce qu’on dit, qu’il fautune ame forte pour oser faire de grands crimes.Pompée.Il est vrai, Ménas, je ne suis ni assez bonpour ne vouloir pas profiter d’un crime, niassez méchant pour oser le commettre moi-même. Jeme vois dans un entre-deux qui n’estni vertu ni vice. Ce n’est pas le vrai honneur,c’est une mauvaise honte qui me retient. Jene puis autoriser un traître, et je n’auraispoint d’horreur de la trahison si elle était faitepour me rendre maître du monde.DIALOGUE 47

Caligula Et Néron.Danger du pouvoir despotique quand un souveraina la tête foible.Caligula.Je suis ravi de te voir. Tu es une rareté. Ona voulu me donner de la jalousie contre toien m’assurant que tu m’as surpassé en prodiges ;mais je n’en crois rien.Néron.Belle comparaison ! Tu étais un fou. Pourmoi, je me suis joué des hommes, et je leur aifait voir des choses qu’ils n’avaient jamaisvues. J’ai fait périr ma mère, ma femme, mongouverneur, et mon précepteur ; j’ai brûlé mapatrie. Voilà des coups d’un grand couragequi s’élève au-dessus de la foiblesse humaine.Le vulgaire appelle cela cruauté ; moi je l’a ppellemépris de la nature entière, et grandeurd' ame.Caligula.Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme

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moi ton père mourant ? As-tu caressé commemoi ta femme, en lui disant : jolie petite têteque je ferai couper quand je voudrai !Néron.Tout cela n’est que gentillesse ; pour moi,je n’avance rien qui ne soit solide. Hé !Vraiment j’avais oublié un des beaux endroits dema vie : c’est d’avoir fait mourir mon frèreBritannicus.Caligula.C’est quelque chose, je l’avoue. Sans doutetu l’as fait pour imiter la vertu du grandfondateur de Rome, qui, pour le bien public,n' épargna pas même le sang de son frère. Maistu n’étais qu’un musicien.Néron.Pour toi, tu avais des prétentions plushautes ; tu voulais être dieu, et massacrer tousceux qui en auraient douté.Caligula.Pourquoi non ? Pouvait-on mieux employerla vie des hommes que de la sacrifier à madivinité ? C’étaient autant de victimes immoléessur mes autels.Néron.Je ne donnois point dans de telles visions :mais j’étais le plus grand musicien et lecomédien le plus parfait de l' empire ; j’étaismême bon poëte.Caligula.Du moins tu le croyais ; mais les autres n’encroyaient rien : on se moquait de ta voix et detes vers.Néron.On ne s’en moquait pas impunément. Lucain serepentit de m’avoir voulu surpasser.Caligula.Voilà un bel honneur pour un empereurromain, que de monter sur le théâtre commeun bouffon, d’être jaloux des poëtes, et des’attirer la dérision publique !Néron.C’est le voyage que je fis dans la Grèce quim’échauffa la cervelle pour le théâtre et pourtoutes les représentations.Caligula.Tu devais demeurer en Grèce pour y gagnerta vie en comédien, et laisser faire un autreempereur à Rome, qui en soutînt mieux lamajesté.Néron.N’avais-je pas ma maison dorée, qui devaitêtre plus grande que les plus grandes villes ?Oui-dà, je m’entendois en magnificence.Caligula.Si on l’eût achevée, cette maison, il auraitfallu que les romains fussent allés loger hors

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de Rome. Cette maison était proportionnéeau colosse qui te représentait, et non pas àtoi qui n’étais pas plus grand qu’un autrehomme.Néron.C’est que je visois au grand.Caligula.Non : tu visois au gigantesque et au monstrueux.Mais tous ces beaux desseins furentrenversés par Vindex.Néron.Et les tiens par Chéréas, comme tu alloisau théâtre.Caligula.à n’en point mentir, nous fîmes tous deuxune fin assez malheureuse, et dans la fleur denotre jeunesse.Néron.Il faut dire la vérité, peu de gens étaientportés à faire des voeux pour nous, et à noussouhaiter une longue vie. On passe mal sontemps à se croire toujours entre des poignards.Caligula.De la manière que tu en parles, tu feraiscroire que si tu retournois au monde tuchangerais de vie.Néron.Point du tout, je ne pourrois gagner surmoi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvreami, et tu l’as senti aussi bien que moi, c’estune étrange chose que de pouvoir tout quandon a la tête un peu foible ; elle tourne bienvite dans cette puissance sans bornes. Telserait sage dans une condition médiocre, quidevient insensé quand il est le maître dumonde.Caligula.Cette folie serait bien jolie si elle n’avaitrien à craindre ; mais les conjurations, lestroubles, les remords, les embarras d’ungrand empire, gâtent le métier. D' ailleurs lacomédie est courte ; ou plutôt c’est unehorrible tragédie qui finit tout-à-coup. Il fautvenir compter ici avec ces trois vieillardschagrins et sévères, qui n’entendent pointraillerie, et qui punissent comme des scélératsceux qui se faisaient adorer sur la terre. Jevois venir Domitien, Commode, Caracalla,Héliogabale, chargés de chaînes, qui vontpasser leur temps aussi mal que nous.DIALOGUE 48

Antonin Pie Et Marc Aurèle.Il faut aimer sa patrie plus que sa famille.Marc Aurèle.ô mon père, j’ai grand besoin de venir meconsoler avec vous. Je n’eusse jamais cru

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pouvoir sentir une si vive douleur, ayant éténourri dans la vertu insensible des stoïciens,et étant descendu dans ces demeures bienheureusesoù tout est si tranquille.Antonin.Hélas ! Mon pauvre fils, quel malheur tejette dans ce trouble ? Tes larmes sont bienindécentes pour un stoïcien. Qu' y a-t-il donc ?Marc Aurèle.Ah ! C’est mon fils Commode que je viensde voir : il a déshonoré notre nom si aimé dupeuple. C’est une femme débauchée qui l’a fait massacrer pour prévenir ce malheureux,parcequ’il l’a vait mise dans une liste de gensqu’il devait faire mourir.Antonin.J’ai su qu’il a mené une vie infame. Maispourquoi as-tu négligé son éducation ? Tu escause de son malheur ; il a bien plus à seplaindre de ta négligence qui l’a perdu, que tu n’asà te plaindre de ses désordres.Marc Aurèle.Je n’avais pas le loisir de penser à un enfant ;j’étais toujours accablé de la multitude desaffaires d’un si grand empire et des guerresétrangères ; je n’ai pourtant pas laissé d' enprendre quelque soin. Hélas ! Si j’eusse été unsimple particulier, J’aurais moi-même instruitet formé mon fils, je l’aurais laissé honnêtehomme ; mais je lui ai laissé trop de puissancepour lui laisser de la modération et de la vertu.Antonin.Si tu prévoyais que l' empire dût le gâter, ilfallait s' abstenir de le faire empereur, et pourl’amour de l' empire qui avait besoin d’êtrebien gouverné, et pour l’amour de ton fils quieût mieux valu dans une condition médiocre.Marc Aurèle.Je n’ai jamais prévu qu’il se corromprait.Antonin.Mais ne devais-tu pas le prévoir ? N’est-cepoint que la tendresse paternelle t' a aveuglé ?Pour moi, je choisis en ta personne unétranger, foulant aux pieds tous les intérêts de mafamille : si tu en avais fait autant, tu n’auraispas tant de déplaisirs. Mais ton fils te faitautant de honte que tu m’as fait d' honneur.Dis-moi la vérité, ne voyais-tu rien de mauvaisdans ce jeune homme ?Marc Aurèle.J' y voyais d’assez grands défauts, maisj' espérois qu’il se corrigerait.Antonin.C’est-à-dire que tu en voulais fairel’expérience aux dépens de l’empire. Si tu avaissincèrement aimé la patrie plus que ta famille,tu n’aurais pas voulu hasarder le bien public

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pour soutenir la grandeur particulière de tamaison.Marc Aurèle.Pour parler ingénument, je n’ai jamais eud’autre intention que celle de préférerl’empire à mon fils. Mais l’a mitié que j’avais pourmon fils m’a empêché de l’observer d’assezprès. Dans le doute, je me suis flatté, etl’espérance a séduit mon coeur.Antonin.ô quel malheur, que les meilleurs hommessaient si imparfaits, et qu' ayant tant de peineà faire du bien, ils fassent souvent sans levouloir des maux irréparables !Marc Aurèle.Je le voyais bien fait, adroit à tous lesexercicesdu corps, et environné de sages conseillersqui avaient eu ma confiance, et qui pouvaientmodérer sa jeunesse. Il est vrai que sonnaturel était léger, violent, adonné auplaisir.Antonin.Ne connaissois-tu dans Rome aucun hommeplus digne de l’empire du monde ?Marc Aurèle.J’avoue qu’il y en avait plusieurs ; mais jecroyais pouvoir préférer mon fils, pourvu qu’ileût de bonnes qualités.Antonin.Que signifiait donc ce langage de vertu sihéroïque, quand tu écrivois à Faustine que siAvidius Cassius était plus digne de l' empireque toi et ta famille, il fallait consentir qu’ilprévalût et que ta famille pérît avec toi ?Pourquoi ne suivre point ces grandes maximes,lorsqu’il s' agissait de choisir un successeur ?Ne devais-tu pas à la patrie de préférer le plusdigne ?Marc Aurèle.J’avoue ma faute : mais la femme que tum’avais donnée avec l’empire, et dont j’ai souffert les désordres par reconnaissance pourtoi, ne m’a jamais permis de suivre la puretéde ces maximes. En me donnant ta fille avecl’empire, tu fis la première faute, dont lamienne a été la suite. Tu me fis deux présents,dont l’un a gâté l’autre, et m' a empêché d' enfaire un bon usage. J’avais de la peine àm’excuser en te blâmant : mais enfin tu me pressestrop. N’as-tu pas fait pour ta fille ce que tume reproches d’avoir fait pour mon fils ?Antonin.En te reprochant ta faute, je n’ai garde dedésavouer la mienne. Mais je t’avais donnéune femme qui n’avait aucune autorité ; ellen’avait que le nom d’impératrice : tu pouvais

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et tu devais la répudier selon les lois, quandelle eut une mauvaise conduite. Enfin il fallaitau moins t’élever au-dessus des importunitésd’une femme. De plus, elle était morte,et tu étais libre, quand tu laissas l' empire àton fils. Tu as reconnu le naturel léger etemporté de ce fils ; il n’a songé qu’à donner desspectacles, qu’à tirer de l’a rc, qu’à percer lesbêtes farouches, qu’à se rendre aussi farouchequ’elles, qu’à devenir un gladiateur, qu’àégarer son imagination, allant tout nu avec unepeau de lion, comme S’il eût été Hercule, qu’àse plonger dans des vices qui font horreur, etqu’à suivre tous ses soupçons avec une cruautémonstrueuse. ô mon fils, cesse de t' excuser :un homme si insensé et si méchant ne pouvaittromper un homme aussi éclairé que toi,si la tendresse n’avait point affaibli taprudence et ta vertu.DIALOGUE 49

Horace Et Virgile.Caractères de ces deux poëtes.Virgile.Que nous sommes tranquilles et heureuxsur ces gazons toujours fleuris, au bord decette onde si pure, auprès de ce bois odoriférant !Horace.Si vous n’y prenez garde, vous allez faireune églogue. Les ombres n’en doivent pointfaire. Voyez Homère, Hésiode, Théocrite,couronnés de laurier : ils entendent chanter leursvers, mais ils n’en font plus.Virgile.J’apprends avec joie que les vôtres sontencore après tant de siècles les délices des gensde lettres. Vous ne vous trompiez pas quandvous disiez dans vos odes d’un ton si assuré :je ne mourrai pas tout entier.Horace.Mes ouvrages ont résisté au temps, il estvrai ; mais il faut vous aimer autant que je lefais pour n’être point jaloux de votre gloire.On vous place d' abord après Homère.Virgile.Nos muses ne doivent point être jalousesl’une de l’autre : leurs genres sont différents.Ce que vous avez de merveilleux, c’est lavariété. Vos odes sont tendres, gracieuses,souvent véhémentes, rapides, sublimes. Vossatires sont simples, naïves, courtes, pleines desel ; on y trouve une profonde connaissancede l’homme, une philosophie très sérieuse,avec un tour plaisant qui redresse les moeursdes hommes et qui les instruit en se jouant.Votre art poétique montre que vous avieztoute l’étendue des connaissances acquises, et

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toute la force de génie nécessaire pour exécuterles plus grands ouvrages, soit pour lepoëme épique, soit pour la tragédie.Horace.C’est bien à vous à parler de variété, vousqui avez mis dans vos églogues la tendressenaïve de Théocrite ! Vos géorgiques sont pleinesde peintures les plus riantes : vous embellissez etvous passionnez toute la nature. Enfin, dans votreénéide, le bel ordre, la magnificence,la force et la sublimité d' Homère éclatentpar-tout.Virgile.Mais je n’ai fait que le suivre pas à pas.Horace.Vous n’avez point suivi Homère quand vousavez traité les amours de Didon. Ce quatrièmelivre est tout original. On ne peut pas mêmevous ôter la louange d’avoir fait la descented' énée aux enfers plus belle que n’estl’évocation des ames qui est dans l’odyssée.Virgile.Mes derniers livres sont négligés. Je ne prétendoispas les laisser si imparfaits. Vous savezque je voulus les brûler.Horace.Quel dommage, si vous l’eussiez fait ! C’étaitune délicatesse excessive : on voit bien quel’a uteur des géorgiques aurait pu finirl' énéide avec le même soin. Je regarde moinscette dernière exactitude, que l’essor du génie,la conduite de tout l' ouvrage, la force et lahardiesse des peintures. à vous parler ingénument,si quelque chose vous empêche d' égaler Homère, c’estd’être plus poli, plus châtié, plus fini, mais moinssimple, moins fort, moins sublime : car d’un seultrait il met la nature toute nue devant les yeux.Virgile.J’avoue que j’ai dérobé quelque chose à lasimple nature pour m'accommoder au goûtd’un peuple magnifique et délicat sur toutesles choses qui ont rapport à la politesse.Homère semble avoir oublié le lecteur pour nesonger à peindre en tout que la vraie nature.En cela je lui cède.Horace.Vous êtes toujours ce modeste Virgile quieut tant de peine à se produire à la courd’Auguste. Je vous ai dit librement ce que j’ai pensé sur vos ouvrages, dites-moi de même lesdéfauts des miens. Quoi donc ! Me croyez-vousincapable de les reconnoître ?Virgile.Il y a, ce me semble, quelques endroits devos odes qui pourraient être retranchés sansrien ôter au sujet, et qui n’entrent point dansvotre dessein. Je n’ignore point le transport

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que l’ode doit avoir : mais il y a des chosesécartées qu’un beau transport ne va pointchercher. Il y a aussi quelques endroitspassionnés, merveilleux, où vous remarquerezpeut-être que quelque chose manque, ou pourl’harmonie, ou pour la simplicité de la passion.Jamais homme n’a donné un tour plus heureux quevous à la parole, pour lui fairesignifier un beau sens avec brièveté et délicatesse :les mots deviennent tout nouveaux parl' usage que vous en faites. Mais tout n’est paségalement coulant ; il y a des choses que jecroirois un peu trop tournées.Horace.Pour l’harmonie, je ne m’étonne pas quevous soyez si difficile. Rien n’est si doux et sinombreux que vos vers : leur cadence seuleattendrit, et fait couler les larmes des yeux...Virgile.L’ode demande une autre harmonie toutedifférente, que vous avez trouvée presque toujours,et qui est plus variée que la mienne.Horace.Enfin je n’ai fait que de petits ouvrages. J’ai blâmé ce qui est mal ; j’ai montré les règles dece qui est bien : mais je n’ai rien exécuté degrand comme votre poëme héroïque.Virgile.En vérité, mon cher Horace, il y a déjabien long-temps que nous nous donnons deslouanges : pour d’honnêtes gens, J’en ai honte.Finissons.DIALOGUE 50

Parrhasius Et Poussin.Parrhasius.Il y a déja assez long-temps qu’on nousfaisait attendre votre venue : il faut que voussoyez mort assez vieux.Poussin.Oui, et j’ai travaillé jusque dans unevieillesse fort avancée.Parrhasius.On vous a marqué ici une place assez honorableà la tête des peintres françois : si vousaviez été mis parmi les italiens, vous seriezen meilleure compagnie. Mais ces peintres,que Vasari nous vante tous les jours, vousauraient fait bien des querelles. Il y a ces deuxécoles lombarde et florentine, sans parler decelle qui se forma encore à Rome : tous cesgens-là nous rompent sans cesse la tête parleurs jalousies. Ils avaient pris pour juges deleurs différents Apelles, Zeuxis, et moi : maisnous aurions plus d’affaires que Minos, éaqueet Rhadamanthe, si nous les voulions accorder.

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Ils sont même jaloux des anciens, et osentse comparer à nous. Leur vanité est insupportable.Poussin.Il ne faut point faire de comparaison, carvos ouvrages ne restent point pour en juger :et je crois que vous n’en faites plus sur le borddu Styx ; il y fait un peu trop obscur pour yexceller dans le coloris, dans la perspective,et dans la dégradation de lumière. Un tableaufait ici-bas ne pourrait être qu’une nuit, touty serait ombre. Pour revenir à vous autresanciens, je conviens que le préjugé général esten votre faveur. Il y a sujet de croire que votreart, qui est du même goût que la sculpture,avait été poussé jusqu’à la même perfection,et que vos tableaux égalaient les statues dePraxitèle, de Scopas et de Phidias : mais enfinil ne nous reste rien de vous, et la comparaisonn’est plus possible ; par là vous êtes hors detoute atteinte, et vous nous tenez en respect.Ce qui est vrai, c’est que, nous autres peintresmodernes, nous devons nos meilleurs ouvragesaux modèles antiques que nous avons étudiésdans les bas-reliefs. Ces bas-reliefs,quoiqu’ils appartiennent à la sculpture, fontassez entendre avec quel goût on devait peindredans ce temps-là. C’est une demi-peinture.p290

Parrhasius.Je suis ravi de trouver un peintre modernesi équitable et si modeste. Vous comprenezbien que, quand Zeuxis fit des raisins quitrompaient les petits oiseaux, il fallait que lanature fût bien imitée pour tromper la naturemême. Quand je fis ensuite un rideau quitrompa les yeux si habiles du grand Zeuxis, ilse confessa vaincu. Voyez jusqu' où nous avionspoussé cette belle erreur. Non, non, ce n’estpas pour rien que tous les siècles nous ontvantés. Mais dites-moi quelque chose de vosouvrages. On a rapporté ici à Phocion quevous aviez fait de beaux tableaux où il estreprésenté. Cette nouvelle l’a réjoui. Est-ellevéritable ?Poussin.Sans doute, j’ai représenté son corps quedeux esclaves emportent hors de la villed' Athènes. Ils paroissent tous deux affligés, et cesdeux douleurs ne se ressemblent en rien. Lepremier de ces esclaves est vieux, il estenveloppé dans une draperie négligée : le nu desbras et des jambes montre un homme fort etnerveux ; c’est une carnation qui marque uncorps durci au travail. L’autre est jeune,couvert d’une tunique qui fait des plis assezgracieux. Les deux attitudes sont différentes dans

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la même action ; et les deux airs des têtes sontfort variés, quoiqu’ils saient tous deuxserviles.Parrhasius.Bon ! L’art n' imite bien la nature qu’autantqu’il attrape cette variété infinie dans sesouvrages. Mais le mort...Poussin.Le mort est caché sous une draperie confusequi l' enveloppe. Cette draperie est négligée etpauvre. Dans ce convoi tout est capabled' exciter la pitié et la douleur.Parrhasius.On ne voit donc point le mort ?Poussin.On ne laisse pas de remarquer sous cettedraperie confuse la forme de la tête et de toutle corps. Pour les jambes, elles sont découvertes :on y peut remarquer, non seulement la couleurflétrie de la chair morte, mais encore la roideuret la pesanteur des membres affaissés. Cesdeux esclaves qui emportent ce corps le longd’un grand chemin trouvent à côté duchemin de grandes pierres taillées encarré, dont quelques unes sont élevées enordre au-dessus des autres ; en sorte qu’on croitvoir les ruines de quelque majestueux édifice.Le chemin paroît sablonneux et battu.p292

Parrhasius.Qu' avez-vous mis aux deux côtés de ce tableaupour accompagner vos figures principales ?Poussin.Au côté droit sont deux ou trois arbres dontle tronc est d’une écorce âpre et noueuse. Ilsont peu de branches, dont le vert, qui est unpeu foible, se perd insensiblement dans lesombre azur du ciel. Derrière ces longues tigesd' arbres, on voit la ville d' Athènes.Parrhasius.Il faut un contraste bien marqué dans lecôté gauche.Poussin.Le voici. C’est un terrain raboteux : on yvoit des creux qui sont dans une ombre trèsforte, et des pointes de rochers fort éclairées.Là se présentent aussi quelques buissonssauvages. Il y a un peu au-dessus un chemin quimène à un bocage sombre et épais : un cielextrêmement clair donne encore plus de forceà cette verdure sombre.Parrhasius.Bon ; voilà qui est bien. Je vois que vous

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savez le grand art des couleurs, qui est defortifier l’une par son opposition avec l’autre.p293

Poussin.Au-delà de ce terrain rude se présente ungazon frais et tendre. On y voit un bergerappuyé sur sa houlette et occupé à regarderses moutons blancs comme la neige, qui errenten paissant dans une prairie. Le chien duberger est couché et dort derrière lui. Danscette campagne, on voit un autre chemin oùpasse un chariot traîné par des boeufs. Vousremarquez d' abord la force et la pesanteur deces animaux, dont le cou est penché vers laterre, et qui marchent à pas lents. Un hommed’un air rustique est devant le chariot : unefemme marche derrière, et elle paroît la fidèlecompagne de ce simple villageois. Deux autresfemmes voilées sont sur le chariot.Parrhasius.Rien ne fait un plus sensible plaisir que cespeintures champêtres. Nous les devons auxpoëtes. Ils ont commencé à chanter dans leursvers les graces naïves de la nature simple etsans art : nous les avons suivis. Les ornementsd’une campagne où la nature est belle fontune image plus riante que toutes les magnificencesque l’art a pu inventer.Poussin.On voit, au côté droit, dans ce chemin,p294

un cheval alezan, un cavalier enveloppé dansun manteau rouge. Le cavalier et le chevalsont penchés en avant : ils semblent s' élancerpour courir avec plus de vitesse. Les crins ducheval, les cheveux de l’homme, son manteau,tout est flottant et repoussé par le vent enarrière.Parrhasius.Ceux qui ne savent que représenter des figuresgracieuses n’ont atteint que le genremédiocre. Il faut peindre l’a ction et lemouvement, animer les figures, et exprimer lespassions de l’a me. Je vois que vous êtes bienentré dans le goût de l’a ntique.Poussin.Plus avant on trouve un gazon sous lequelparoît un terrain de sable. Trois figureshumaines sont sur cette herbe : il y en a unedebout, couverte d’une robe blanche à grandsplis flottants ; les deux autres sont assisesauprès d' elle sur le bord de l' eau, et il y en aune qui joue de la lyre. Au bout de ce terraincouvert de gazon, on voit un bâtiment carré,orné de bas-reliefs et de festons, d’un bon goût

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d' architecture simple et noble. C’est sans douteun tombeau de quelque citoyen qui était mortpeut-être avec moins de vertu, mais plus defortune que Phocion.p295

Parrhasius.Je n' oublie pas que vous m’avez parlé dubord de l' eau. Est-ce la rivière d' Athènesnommée Ilissus ?Poussin.Oui, elle paroît en deux endroits aux côtésde ce tombeau. Cette eau est pure et claire :le ciel serein qui est peint dans cette eau sertà la rendre encore plus belle. Elle est bordéede saules naissants et d’autres arbrisseauxtendres dont la fraîcheur réjouit la vue.Parrhasius.Jusque-là il ne me reste rien à souhaiter.Mais vous avez encore un grand et difficileobjet à me représenter : c’est là que je vousattends.Poussin.Quoi ?Parrhasius.C’est la ville. C’est là qu’il faut montrer quevous savez l' histoire, le costume, l’a rchitecture.Poussin.J’ai peint cette grande ville d' Athènes surla pente d’un coteau, pour la mieux faire voir.Les bâtiments y sont par degrés dans unamphithéâtre naturel. Cette ville ne paroît pointgrande du premier coup d' oeil : on n’en voitprès de soi qu’un morceau assez médiocre ;p296

mais le derrière qui s’enfuit découvre unegrande étendue d' édifices.Parrhasius.Y avez-vous évité la confusion ?Poussin.J’ai évité la confusion et la symétrie. J’ai fait beaucoup de bâtiments irréguliers ; maisils ne laissent pas de faire un assemblagegracieux, où chaque chose a sa place la plusnaturelle. Tout se démêle et se distingue sanspeine, tout s' unit et fait corps : ainsi il y a uneconfusion apparente, et un ordre véritablequand on l' observe de près.Parrhasius.N’avez-vous pas mis sur le devant quelqueprincipal édifice ?Poussin.J' y ai mis deux temples. Chacun a unegrande enceinte comme il la doit avoir, oùl' on distingue le corps du temple, des autresbâtiments qui l’a ccompagnent. Le temple qui

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est à la droite a un portail orné de quatregrandes colonnes de l’ordre corinthien, avecun fronton et des statues. Autour de ce templeon voit des festons pendants : c’est une fêteque j’ai voulu représenter suivant la vérité del' histoire. Pendant qu’on emporte Phocionhors de la ville vers le bûcher, tout le peuplep297

en joie et en pompe fait une grande solennitéautour du temple dont je vous parle. Quoiquece peuple paroisse assez loin, on ne laisse pasde remarquer sans peine une action de joiepour honorer les dieux. Derrière ce templeparoît une grosse tour très haute, au sommetde laquelle est une statue de quelque divinité.Cette tour est comme une grosse colonne.Parrhasius.Où est-ce que vous en avez pris l' idée ?Poussin.Je ne m’en souviens plus : mais elle estsûrement prise dans l’a ntique ; car jamais je n’aipris la liberté de rien donner à l’a ntiquité quine fût tiré de ses monuments. On voit aussiauprès de cette tour un obélisque.Parrhasius.Et l’autre temple, n’en direz-vous rien ?Poussin.Cet autre temple est un édifice rond,soutenu de colonnes ; l’a rchitecture en paroîtmajestueuse et singulière. Dans l' enceinte onremarque divers grands bâtiments avec desfrontons. Quelques arbres en dérobent unepartie à la vue. J’ai voulu marquer un boissacré.Parrhasius.Mais venons au corps de la ville.p298

Poussin.J’ai cru y devoir marquer les divers tempsde la république d' Athènes, sa premièresimplicité, à remonter jusque vers les tempshéroïques, et sa magnificence dans les sièclessuivants où les arts y ont fleuri. Ainsi j’ai fait beaucoup d' édifices ou ronds ou carrés,avec une architecture régulière, et beaucoupd’autres qui sentent cette antiquité rustiqueet guerrière. Tout y est d’une figure bizarre :on ne voit que tours, que créneaux, que hautesmurailles, que petits bâtiments inégaux etsimples. Une chose rend cette ville agréable,c’est que tout y est mêlé de grands édifices etde bocages. J’ai cru qu’il fallait mettre de laverdure par-tout, pour représenter les boissacrés des temples, et les arbres qui étaient soitdans les gymnases ou dans les autres édifices

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publics. Par-tout j’ai tâché d' éviter de fairedes bâtiments qui eussent rapport à ceux demon temps et de mon pays, pour donner àl’a ntiquité un caractère facile à reconnoître.Parrhasius.Tout cela est observé judicieusement. Maisje ne vois point l’a cropolis. L’a vez-vous oublié ?Ce serait dommage.Poussin.Je n’avais garde. Il est derrière toute la villep299

sur le sommet de la montagne, laquelle dominetout le coteau en pente. On voit à sespieds de grands bâtiments fortifiés par destours. La montagne est couverte d’une agréableverdure. Pour la citadelle, il paroît uneassez grande enceinte avec une vieille tour quis' élève jusque dans la nue. Vous remarquerezque la ville, qui va toujours en baissant versle côté gauche, s' éloigne insensiblement et seperd entre un bocage fort sombre dont je vousai parlé, et un petit bouquet d’autres arbresd’un vert brun et foncé, qui est sur le bordde l' eau.Parrhasius.Je ne suis pas encore content. Qu' avez-vousmis derrière toute cette ville ?Poussin.C’est un lointain où l' on voit des montagnesescarpées et assez sauvages. Il y en a unederrière ces beaux temples et cette pompe siriante dont je vous ai parlé, qui est un roctout nu et affreux. Il m' a paru que je devaisfaire le tour de la ville cultivé et gracieuxcomme celui des grandes villes l’est toujours :mais j’ai donné une certaine beauté sauvageau lointain, pour me conformer à l' histoire,qui parle de l’a ttique comme d’un pays rudeet stérile.p300

Parrhasius.J’avoue que ma curiosité est bien satisfaite,et je serais jaloux pour la gloire de l’a ntiquité,si on pouvait l’être d’un homme qui l’a imitéesi modestement.Poussin.Souvenez-vous au moins que si je vous ailong-temps entretenu de mon ouvrage, je l’aifait pour ne vous rien refuser et pour mesoumettre à votre jugement.Parrhasius.Après tant de siècles vous avez fait plusd' honneur à Phocion, que sa patrie n’auraitpu lui en faire le jour de sa mort par desomptueuses funérailles. Mais allons dans ce bocage

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ici près, où il est avec Timoléon et Aristide,pour lui apprendre de si agréables nouvelles.DIALOGUE 51

Léonard De Vinci Et Poussin.Léonard.Votre conversation avec Parrhasius fait beaucoupde bruit en ce bas monde ; on assure qu’ilest prévenu en votre faveur, et qu’il vous metp301

au-dessus de tous les peintres italiens. Maisnous ne le souffrirons jamais.Poussin.Le croyez-vous si facile à prévenir ? Vouslui faites tort, vous vous faites tort àvous-même, et vous me faites trop d' honneur.Léonard.Mais il m' a dit qu’il ne connaissait rien desi beau que le tableau que vous lui aviezreprésenté. à quel propos offenser tant de grandshommes, pour en louer un seul qui...Poussin.Mais pourquoi croyez-vous qu’on vous offenseen louant les autres ? Parrhasius n’apoint fait de comparaison. De quoi vous fâchez-vous ?Léonard.Oui vraiment, un petit peintre françois quifut contraint de quitter sa patrie pour allergagner sa vie à Rome !Poussin.Ho ! Puisque vous le prenez par là, vousn’aurez pas le dernier mot. Hé bien ! Je quittaila France, il est vrai, pour aller vivre à Rome,où j' avais étudié les modèles antiques, et où lapeinture était plus en honneur qu’enmonpays : mais enfin, quoique étranger, j’étaisadmiré dans Rome. Et vous, qui étiez italien,p302

ne fûtes-vous pas obligé d' abandonner votrepays, quoique la peinture y fût honorée, pouraller mourir à la cour de François Ier ?Léonard.Je voudrais bien examiner un peu quelqu’unde vos tableaux sur les règles de peintureque j’ai expliquées dans mes livres. Onverrait autant de fautes que de coups de pinceau.Poussin.J' y consens. Je veux croire que je ne suispas aussi grand peintre que vous, mais je suismoins jaloux de mes ouvrages. Je vais vousmettre devant les yeux toute l’ordonnanced’un de mes tableaux : si vous y remarquezdes défauts, je les avouerai franchement ; sivous approuvez ce que j’ai fait, je vous contraindraià m' estimer un peu plus que vous ne faites.

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Léonard.Hé bien ! Voyons donc. Mais je suis un sévèrecritique, souvenez-vous-en.Poussin.Tant mieux. Représentez-vous un rocherqui est dans le côté gauche du tableau. De cerocher tombe une source d' eau pure et claire,qui, après avoir fait quelques petits bouillonsdans sa chute, s’enfuit au travers de lacampagne.p303

Un homme qui était venu puiser decette eau est saisi par un serpent monstrueux :le serpent se lie autour de son corps,et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurstours, le serre, l' empoisonne de son venin, etl' étouffe. Cet homme est déja mort ; il estétendu ; on voit la pesanteur et la roideur detous ses membres ; sa chair est déja livide ; sonvisage affreux représente une mort cruelle.Léonard.Si vous ne nous représentez point d’autreobjet, voilà un tableau bien triste.Poussin.Vous allez voir quelque chose qui augmenteencore cette tristesse. C’est un autre hommequi s' avance vers la fontaine : il aperçoit leserpent autour de l’homme mort, il s' arrêtesoudainement : un de ses pieds demeuresuspendu ; il lève un bras en haut, l’autre tombeen bas ; mais les deux mains s' ouvrent, ellesmarquent la surprise et l' horreur.Léonard.Ce second objet, quoique triste, ne laissepas d' animer le tableau, et de faire un certainplaisir semblable à ceux que goûtaient lesspectateurs de ces anciennes tragédies, où toutinspirait la terreur et la pitié ; mais nousverrons bientôt si vous avez...p304

Poussin.Ah ! Ah ! Vous commencez à vous humaniserun peu : mais attendez la suite, S’il vous plaît ;vous jugerez selon vos règles quand J’aurai toutdit. Là auprès est un grand chemin, sur le bordduquel paroît une femme qui voit l’hommeeffrayé, mais qui ne saurait voir l’hommemort, parcequ’elle est dans un enfoncementet que le terrain fait une espèce de rideauentre elle et la fontaine. La vue de cet hommeeffrayé fait en elle un contre-coup de terreur.Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce queles douleurs doivent être : les grandes setaisent, les petites se plaignent. La frayeur decet homme le rend immobile : celle de cette

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femme, qui est moindre, est plus marquéepar la grimace de son visage ; on voit en elleune peur de femme, qui ne peut rien retenir,qui exprime toute son alarme, qui se laissealler à ce qu’elle sent ; elle tombe assise, ellelaisse tomber ce qu’elle porte, elle tend lesbras et semble crier. N’est-il pas vrai que cesairs divers de crainte et de surprise font uneespèce de jeu qui touche et plaît ?Léonard.J’en conviens. Mais qu' est-ce que ce dessein ?Est-ce une histoire ? Je ne la connais pas. C’estplutôt un caprice.p305

Poussin.C’est un caprice. Ce genre d' ouvrage noussied fort bien, pourvu que le caprice soitréglé, et qu’il ne s' écarte en rien de la vraienature. On voit au côté gauche quelques grandsarbres qui paroissent vieux, et tels que cesantiques chênes qui ont passé autrefois pourles divinités d’un pays. Leurs tiges vénérablesont une écorce dure et âpre, qui fait fuir unbocage tendre et naissant, placé derrière. Cebocage a une fraîcheur délicieuse : on voudraity être. On s' imagine un été brûlant, quirespecte ce bois sacré. Il est planté le longd’une eau claire, et semble se mirer dedans.On voit d’un côté un vert foncé, de l’autreune eau pure où l' on découvre le sombre azurd’un ciel serein. Dans cette eau se présententdivers objets qui amusent la vue, pour ladélasser de tout ce qu’elle a vu d' affreux. Sur ledevant du tableau, les figures sont toutestragiques. Mais dans le fond tout est paisible,doux, et riant : ici on voit de jeunes gens quise baignent et qui se jouent en nageant ; là,des pêcheurs dans un bateau : les uns se penchenten avant et semblent près de tomber, c’est qu’ilstirent un filet ; deux autres, penchés en arrière,rament avec effort. D’autres sont sur le bord del' eau, et jouent à lap306

mourre : il paroît dans les visages que l’unpense à un nombre pour surprendre soncompagnon, qui paroît être attentif de peur d’êtresurpris. D’autres se promènent au-delà decette eau sur un gazon frais et tendre. En lesvoyant dans un si beau lieu, peu s’en fautqu’on n’envie leur bonheur. On voit assez loinune femme qui va sur un âne à la ville voisine,et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt ons' imagine voir ces bonnes gens qui, dans leursimplicité rustique, vont porter aux villesl’a bondance des champs qu’ils ont cultivés.

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Dans le même coin gauche paroît au-dessusdu bocage une montagne assez escarpée, surlaquelle est un château.Léonard.Le côté gauche de votre tableau me donnela curiosité de voir le côté droit.Poussin.C’est un petit coteau qui vient en penteinsensible jusqu' au bord de la rivière. Sur cettepente on voit en confusion des arbrisseaux etdes buissons sur un terrain inculte. Au-devantde ce coteau sont plantés de grands arbres,p307

entre lesquels on aperçoit la campagne, l' eauet le ciel.Léonard.Mais ce ciel, comment l’a vez-vous fait ?Poussin.Il est d’un bel azur, mêlé de nuages clairsqui semblent être d’or et d' argent.Léonard.Vous l’avez fait ainsi, sans doute, pour avoirla liberté de disposer à votre gré de la lumière,et pour la répandre sur chaque objet selon vosdesseins.Poussin.Je l’avoue : mais vous devez avouer aussiqu’il paroît par là que je n' ignore point vosrègles que vous vantez tant.Léonard.Qu' y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delàde cette rivière ?Poussin.Une ville dont j’ai déja parlé. Elle est dansun enfoncement où elle se perd ; un coteauplein de verdure en dérobe une partie. Onvoit de vieilles tours, des créneaux, de grandsédifices, et une confusion de maisons dansune ombre très forte ; ce qui relève certainsendroits éclairés par une certaine lumièredouce et vive qui vient d' en haut. Au-dessusp308

de cette ville paroît ce que l' on voit presquetoujours au-dessus des villes dans un beautemps : c’est une fumée qui s' élève, et qui faitfuir les montagnes qui font le lointain. Cesmontagnes, de figure bizarre, varient l' horizon,en sorte que les yeux sont contents.Léonard.Ce tableau, sur ce que vous m’en dites, meparoît moins savant que celui de Phocion.Poussin.Il y a moins de science d' architecture, il estvrai ; d' ailleurs on n’y voit aucune connaissancede l’a ntiquité. Mais en revanche la science

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d' exprimer les passions y est assezgrande : de plus, tout ce paysage a des graceset une tendresse que l’autre n' égale point.Léonard.Vous seriez donc, à tout prendre, pour cedernier tableau ?Poussin.Sans hésiter, je le préfère ; mais vous, qu' enpensez-vous sur ma relation ?Léonard.Je ne connais pas assez le tableau de Phocionpour le comparer. Je vois que vous avezassez étudié les bons modèles du siècle passéet mes livres ; mais vous louez trop vosouvrages.p309

Poussin.C’est vous qui m’avez contraint d' en parler :mais sachez que ce n’est ni dans vos livres nidans les tableaux du siècle passé que je mesuis instruit ; c’est dans les bas-reliefs antiques,où vous avez étudié aussi bien que moi. Si jepouvais un jour retourner parmi les vivants,je peindrois bien la jalousie ; car vous m’endonnez ici d' excellents modèles. Pour moi, jene prétends vous rien ôter de votre science nide votre gloire ; mais je vous cèderais avec plusde plaisir, si vous étiez moins entêté de votrerang. Allons trouver Parrhasius : vous lui ferezvotre critique, il décidera, S’il vous plaît ; carje ne vous cède à vous autres messieurs lesmodernes qu’à condition que vous cèderezaux anciens. Après que Parrhasius aura prononcé,je serai prêt à retourner sur la terre pourcorriger mon tableau.DIALOGUE 52

p310

Léger Et ébroin.La vie solitaire et simple n’a point de charmes pourun ambitieux.ébroin.Ma consolation dans mes malheurs est devous trouver dans cette solitude.Léger.Et moi, je suis fâché de vous y voir ; car ony est sans fruit, quand on y est malgré soi.ébroin.Pourquoi désespérez-vous donc de ma conversion ?Peut-être que vos conseils et vos exemples merendront meilleur que vous ne pensez. Vous quiêtes si charitable, vous devriez bien dansce loisir prendre un peu soin de moi.Léger.On ne m' a mis ici qu' afin que je ne me mêle

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de rien : je suis assez chargé d’avoir à mecorriger moi-même.ébroin.Quoi ! En entrant dans la solitude on renonceà la charité ?Léger.Point du tout. Je prierai Dieu pour vous.ébroin.Ho ! Je le vois bien, c’est que vous m' abandonnez,comme un homme indigne de vos instructions. Mais vousne me faites pas justice : J’avoue que j’ai étéfâché de venir ici ; mais maintenant je suis assezcontent d’y être. Voici le plus beau désert qu’onpuisse voir. N’admirez-vous pas ces ruisseaux quitombent des montagnes, ces rochers escarpés et enpartie couverts de mousse, ces vieux arbres quiparoissent aussi anciens que la terre où ils sontplantés ? La nature a ici je ne sais quoi de brutet d' affreux qui plaît, et qui fait rêveragréablement.Léger.Toutes ces choses sont bien fades à qui a legoût de l’ambition, et qui n’est point désabusédes choses vaines. Il faut avoir le coeurinnocent et paisible pour être sensible à cesbeautés champêtres.ébroin.Mais j’étais las du monde et de ses embarras, quandon m' a mis ici.Léger.Il paroît que vous en étiez fort las, puisquevous en êtes sorti par force.p312

ébroin.Je n’aurais pas eu le courage d' en sortir ;mais J’en étais pourtant fort dégoûté.Léger.Dégoûté comme un homme qui y retourneraitencore avec joie, et qui ne cherche qu’uneporte pour y rentrer. Je vous connais ;vous avez beau dissimuler : avouez votreinquiétude, soyez au moins de bonne foi.ébroin.Mais, saint prélat, si nous rentrions vouset moi dans les affaires, nous y ferions desbiens infinis. Nous nous soutiendrions l’unl’autre pour protéger la vertu ; nous abattrionsde concert tout ce qui s' opposerait à nous.Léger.Confiez-vous à vous-même tant qu’il vousplaira sur vos expériences passées ; cherchezdes prétextes pour flatter vos passions : pourmoi, qui suis ici depuis plus de temps quevous, j' y ai eu le loisir d' apprendre à medéfier de moi et du monde. Il m' a trompé unefois ce monde ingrat : il ne me trompera plus.

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J’ai tâché de lui faire du bien, il ne m' a faitque du mal. J’ai voulu aider une reine bienintentionnée, on l’a décréditée et réduite à seretirer. On m' a rendu ma liberté en croyantp313

me mettre en prison : trop heureux de n’avoirplus d’autre affaire que de mourir en paixdans ce désert.ébroin.Mais vous n’y songez pas ; si nous voulonsencore nous réunir, nous pouvons être lesmaîtres absolus.Léger.Les maîtres de quoi ? De la mer, des vents,et des flots ? Non, je ne me rembarque plusaprès avoir fait naufrage. Allez chercher lafortune, tourmentez-vous, soyez malheureuxdès cette vie, hasardez tout, périssez à la fleurde votre âge, damnez-vous pour troubler lemonde et pour faire parler de vous ; vous leméritez bien, puisque vous ne pouvez demeureren repos.ébroin.Mais quoi ! Est-il bien vrai que vous nedesirez plus la fortune ? L’ambition est-elle bienéteinte dans les derniers replis de votre coeur ?Léger.Me croiriez-vous si je vous le disais ?ébroin.En vérité J’en doute fort. J’aurais bien dela peine : car enfin...Léger.Je ne vous le dirai donc pas : il est inutilep314

de vous parler non plus qu' aux sourds. Ni lespeines infinies de la prospérité, ni lesadversités affreuses qui l’ont suivie, n’ont pu vouscorriger. Allez, retournez à la cour, gouvernez,faites le malheur du monde, et trouvez-yle vôtre.DIALOGUE 53

Le Prince De Galles Et Richard Son Fils.Caractère d’un prince foible.Le P. De Galles.Hélas ! Mon cher fils, je te revois avecdouleur ; j' espérois pour toi une vie plus longue,et un règne plus heureux. Qu' est-ce qui arendu ta mort si prompte ? N’as-tu point faitla même faute que moi, en ruinant ta santépar un excès de travail dans la guerre contrela France ?Richard.Non, mon père : ma santé n’a point manqué ;d’autres malheurs ont fini ma vie.

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Le P. De Galles.Quoi donc ? Quelque traître a-t-il trempép315

ses mains dans ton sang ? Si cela est, l’a ngleterre,qui ne m' a pas oublié, vengera ta mort.Richard.Hélas ! Mon père, toute l’a ngleterre a étéde concert pour me déshonorer, pour me dégrader,pour me faire périr.Le P. De Galles.ô ciel ! Qui l’a urait pu croire ? à qui se fierdésormais ? Mais qu' as-tu donc fait, mon fils ?N’as-tu point de tort ? Dis la vérité à ton père.Richard.Ah ! Mon père ! Ils disent que vous ne l' êtespas, et que je suis fils d’un chanoine deBordeaux.Le P. De Galles.C’est de quoi personne ne peut répondre ;mais je ne saurais le croire. Ce n’est pas laconduite de ta mère qui leur donne cettepensée ; mais n’est-ce point la tienne qui leur faittenir ce discours ?Richard.Ils disent que je prie Dieu comme un chanoine,que je ne sais ni conserver l’autorité surles peuples, ni exercer la justice, ni fairela guerre.Le P. De Galles.ô mon enfant ! Tout cela est-il vrai ? Il auraitmieux valu pour toi passer ta vie, moine àp316

Westminster, que d’être sur le trône avec tantde mépris.Richard.J’ai eu de bonnes intentions, j’ai donné debons exemples, j’ai eu même quelquefois assezde vigueur. Par exemple, je fis enlever et exécuterle Duc De Glocester mon oncle, qui ralliaittous les mécontents contre moi, et quim’aurait détrôné si je ne l' eusse prévenu.Le P. De Galles.Ce coup était hardi et peut-être nécessaire ;car je connaissois bien mon frère, qui étaitdissimulé, artificieux, entreprenant, ennemide l’autorité légitime, propre à rallier unecabale dangereuse. Mais, mon fils, ne luiavais-tu donné aucune prise sur toi ? D' ailleurs,ce coup était-il assez mesuré ? L’as-tubien soutenu ?Richard.Le Duc De Glocester m' accusait d’être tropuni avec les françois ennemis de notre nation :mon mariage avec la fille de Charles Vi roide France servit au duc à éloigner de moi les

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coeurs des anglois.Le P. De Galles.Quoi ! Mon fils, tu t' es rendu suspect auxtiens par une alliance avec les ennemisirréconciliables de l’a ngleterre ! Et que t' ont-ilsp317

donné par ce mariage ? As-tu joint lePoitou et la Touraine à la Guienne, pourunir tous nos états de France jusqu’à laNormandie ?Richard.Nullement : mais j’ai cru qu’il était bond’avoir hors de l’a ngleterre un appui contreles anglois factieux.Le P. De Galles.ô malheur de l' état ! ô déshonneur de lamaison royale ! Tu vas mendier le secours detes ennemis, qui auront toujours un intérêtcapital de rabaisser ta puissance ! Tu veuxaffermir ton règne en prenant des intérêtscontraires à la grandeur de ta propre nation ! Tune te contentes pas d’être aimé de tes sujets,tu veux être craint comme leur ennemi quis’entend avec les étrangers pour les opprimer !Hélas ! Que sont devenus ces beaux jours oùje mis en fuite le roi de France dans les plainesde Creci, inondées du sang de trente millefrançois, et où je pris un autre roi de cettenation aux portes de Poitiers ? Oh ! Que lestemps sont changés ! Non, je ne m' étonne plusqu’on t' ait pris pour le fils d’un chanoine. Maisqui est-ce qui t' a détrôné ?Richard.Le Comte D' Erby.p318

Le P. De Galles.Comment ? A-t-il assemblé une armée ? A-t-ilgagné une bataille ?Richard.Rien de tout cela. Il était en France à caused’une querelle avec le grand maréchal, pourlaquelle je l’avais chassé : l’a rchevêque deCantorbery y passa secrètement, pour l' inviter àentrer dans une conspiration. Il passa par laBretagne, arriva à Londres pendant que jen’y étais pas, trouva le peuple prêt à sesoulever. La plupart des mutins prirent les armes ;leurs troupes montèrent jusqu’à soixante millehommes ; tout m' abandonna ; le comte vintme trouver dans un château où je me renfermai. Ileut l’a udace d’y entrer presque seul.Je pouvais alors le faire périr.Le P. De Galles.Pourquoi ne le fis-tu pas, malheureux ?Richard.

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Les peuples que je voyais de toutes partsarmés dans la campagne m' auraient massacré.Le P. De Galles.Et ne valait-il pas mieux mourir en hommede courage ?Richard.Il y eut d' ailleurs un présage qui me découragea.p319

Le P. De Galles.Qu' était-ce ?Richard.Ma chienne, qui n’avait jamais voulu caresserque moi seul, me quitta d' abord pour allercaresser le comte : je vis bien ce que celasignifiait, et je le dis au comte même.Le P. De Galles.Voilà une belle naïveté ! Un chien a doncdécidé de ton autorité, de ton honneur, de tavie, et du sort de toute l’a ngleterre ! Alorsque fis-tu ?Richard.Je priai le comte de me mettre en sûretécontre la fureur de ce peuple.Le P. De Galles.Hélas ! Il ne te manquait plus que de demanderlâchement la vie à l' usurpateur. Te ladonna-t-il au moins ?Richard.Oui, d' abord. Il me renferma dans la tour,où J’aurais vécu assez doucement : mais mesamis me firent plus de mal que mes ennemis ;ils voulurent se rallier pour me tirer decaptivité et pour renverser l' usurpateur. Alors ilse défit de moi malgré lui ; car il n’avait pasenvie de se rendre coupable de ma mort.p320

Le P. De Galles.Voilà un malheur complet. Mon fils estfoible et inégal : sa vertu mal soutenue le rendméprisable ; il s' allie avec ses ennemis, etsoulève ses sujets ; il ne prévait point l’orage ; ilse décourage dès qu’il est attaqué ; il perd lesoccasions de punir l' usurpateur ; il demandelâchement la vie, et ne l' obtient pas. ô ciel,vous vous jouez de la gloire des princes et dela prospérité des états ! Voilà le petit-filsd' édouard qui a vaincu Philippe et ravagé sonroyaume ! Voilà mon fils, de moi qui ai prisle roi Jean, et fait trembler la France etl' Espagne !DIALOGUE 54

Charles Vii Et Jean Duc De Bourgogne.La cruauté et la perfidie augmentent les périls, loinde les diminuer.

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Le Duc De Bourgogne.Maintenant que toutes nos affaires sontfinies, et que nous n’avons plus d' intérêt parmiles vivants, parlons, je vous prie, sans passion :pourquoi me faire assassiner ? Un dauphinp321

faire cette trahison à son propre sang,et à son cousin, qui...Charles Vii.à son cousin qui voulait tout brouiller, etqui pensa ruiner la France. Vous prétendiezme gouverner comme vous aviez gouverné lesdeux dauphins mes frères qui étaient avantmoi.Le D. De Bourgogne.Mais quoi ! Assassiner ! Cela est infame.Charles Vii.Assassiner est le plus sûr.Le D. De Bourgogne.Quoi ! Dans un lieu où vous m' aviez attirépar les promesses les plus solennelles ! J’entredans la barrière (il me semble que j' y suisencore) avec Noailles frère du captal de Buch :ce perfide Tanneguy Du Châtel me massacreinhumainement avec ce pauvre Noailles.Charles Vii.Vous déclamerez tant qu’il vous plaira,mon cousin ; je m’en tiens à ma premièremaxime : quand on a affaire à un hommeaussi violent et aussi brouillon que vousl' étiez, assassiner est le plus sûr.Le D. De Bourgogne.Le plus sûr ! Vous n’y songez pas.p322

Charles Vii.J' y songe ; c’est le plus sûr, vous dis-je.Le D. De Bourgogne.Est-ce le plus sûr de se jeter dans tous lespérils où vous vous êtes précipité en me faisantpérir ? Vous vous êtes fait plus de mal enme faisant assassiner, que je n’aurais pu vousen faire.Charles Vii.Il y a bien à dire. Si vous ne fussiez mort,j’étais perdu, et la France avec moi.Le D. De Bourgogne.Avais-je intérêt de ruiner la France ? Jevoulais la gouverner, et point la détruire nil’a battre : il aurait mieux valu souffrir quelquechose de ma jalousie et de mon ambition. Aprèstout j’étais de votre sang. Assez près desuccéder à la couronne, j' avais un très grandintérêt d' en conserver la grandeur. Jamais jen’aurais pu me résoudre à me liguer contrela France avec les anglois ses ennemis : mais

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votre trahison et mon massacre mirent monfils, quoiqu’il fût bon homme, dans une espècede nécessité de venger ma mort, et de s' uniraux anglois. Voilà le fruit de votre perfidie :C’était de former une ligue de la maison deBourgogne avec la reine votre mère et avecles anglois pour renverser la monarchie françoise.p323

La cruauté et la perfidie, bien loin dediminuer les périls, les augmentent sans mesure.Jugez-en par votre propre expérience : ma mort,en vous délivrant d’un ennemi, vous en fit de bienplus terribles, et mit la France dans un étatcent fois plus déplorable ; toutes les provincesfurent en feu, toute la campagne était au pillage ;et il a fallu des miracles pour vous tirer del’a byme où cet exécrable assassinat vous avait jeté.Après cela, venez encore me dire d’un ton décisif :assassiner est le plus sûr.Charles Vii.J’avoue que vous m' embarrassez par leraisonnement, et je vois que vous êtes bien subtilet politique : mais J’aurai ma revanche par lesfaits. Pourquoi croyez-vous qu’il n’est pas bond' assassiner ? N’avez-vous pas fait assassinermon oncle le Duc D’orléans ? Alors vous pensiezsans doute comme moi, et vous n' étiez pas encore siphilosophe.Le D. De Bourgogne.Il est vrai, et je m’en suis mal trouvé,comme vous voyez. Une bonne preuve quel’assassinat est un mauvais expédient est devoir combien il m' a réussi mal. Si j’eusselaissé vivre le Duc D’orléans, vous n’auriezjamais songé à m' ôter la vie, et je m’en seraisp324

fort bien trouvé : celui qui commence de tellesaffaires doit prévoir qu’elles finiront par lui ;dès qu’il entreprend sur la vie des autres, lasienne n’a plus un quart d' heure d' assuré.Charles Vii.Hé bien ! Mon cousin, nous avons tousdeux tort. Je n’ai pas été assassiné à mon tourcomme vous, mais j’ai souffert d' étrangesmalheurs.DIALOGUE 55

Louis Xi Et Le Cardinal Bessarion.Un savant n’est pas propre pour gouverner ; mais ilvaut encore mieux qu’un bel esprit qui ne peutsouffrir ni la justice ni la bonne foi.Louis Xi.Bonjour, monsieur le cardinal. Je vous recevraiaujourd' hui plus civilement que quandvous vîntes me voir de la part du pape. Le

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cérémonial ne peut plus nous brouiller, toutesles ombres sont ici pêle-mêle et incognito , lesrangs sont confondus.Le C. Bessarion.J’avoue que je n’ai pas encore oublié votrep325

injustice, quand vous me prîtes par la barbe,dès le commencement de ma harangue.Louis Xi.Cette barbe grecque me surprit, et je voulaiscouper court pour la harangue, qui eût étélongue et superflue.Le C. Bessarion.Pourquoi cela ? Ma harangue était des plusbelles : je l’avais composée sur le modèled' Isocrate, de Lysias, d' Hypéride, et de Périclès.Je ne connais point tous ces messieurs-là.Vous aviez été voir le Duc De Bourgogne monvassal, avant que de venir chez moi ; il auraitbien mieux valu ne lire pas tant vos vieuxauteurs, et savoir mieux les règles du siècleprésent : vous vous conduisîtes comme un pédantqui n’a aucune connaissance du monde.Le C. Bessarion.J' avais pourtant étudié à fond les lois deDracon, celles de Lycurgue et de Solon, leslois et la république de Platon, tout ce quinous reste des anciens orateurs qui ont gouvernéle peuple ; enfin les meilleurs scoliastesd' Homère, qui ont parlé de la police d’unerépublique.Louis Xi.Et moi je n’ai jamais rien lu de tout cela ;p326

mais je sais qu’il ne fallait pas qu’un cardinalenvoyé par le pape pour faire rentrer le DucDe Bourgogne dans mes bonnes graces allâtle voir avant que de venir chez moi.Le C. Bessarion.J' avais cru pouvoir suivre l' Usteron Proteron des grecs ; je savais même par la philosophieque ce qui est le premier quant à l' intention estle dernier quant à l' exécution .Louis Xi.Oh ! Laissons là votre philosophie : venonsau fait.Le C. Bessarion.Je vois en vous toute la barbarie des latins,chez qui la Grèce désolée, après la prise deConstantinople, essaie en vain de défricherl' esprit et les lettres.Louis Xi.L' esprit ne consiste que dans le bon sens,et point dans le grec ; la raison est dans toutesles langues. Il fallait garder l’ordre, et mettre

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le seigneur avant le vassal. Les grecs, que vousvantez tant, n’étaient que des sots, S’ils nesavaient pas ce que savent les hommes les plusgrossiers. Mais je ne puis m' empêcher de rirequand je me souviens comment vous voulûtesnégocier : dès que je ne convenois pas de vosmaximes, vous ne me donniez pour toute raisonp327

que des passages de Sophocle, de Lycophron, et dePindare. Je ne sais comment j’ai retenu ces noms,dont je n’avais jamais ouï parler qu’à vous : maisje les ai retenus à force d’être choqué de voscitations. Il était question des places de laSomme, et vous me citiez un vers de Ménandre ou deCallimaque. Je voulais demeurer uni aux suisses etau Duc De Lorraine contre le Duc DeBourgogne, et vous me prouviez par Gorgias etPlaton que ce n’était pas mon véritable intérêt. Ils' agissait de savoir si le roi d' Angleterre seraitpour ou contre moi, vous m' alléguiez l' exempled' épaminondas. Enfin vous me consolâtes de n’avoirjamais guère étudié. Je disais en moi-même :heureux celui qui ne sait point tout ce queles autres ont dit, et qui sait un peu ce qu’ilfaut dire !Le C. Bessarion.Vous m' étonnez par votre mauvais goût. Jecroyais que vous aviez assez bien étudié : onm’avait dit que le roi votre père vous avaitdonné un assez bon précepteur, et qu' ensuitevous aviez pris plaisir en Flandre, chez le DucDe Bourgogne, à faire raisonner tous les joursde la philosophie.Louis Xi.J’étais encore bien jeune quand je quittaip328

le roi mon père, et mon précepteur : je passaià la cour de Bourgogne, où l' inquiétude etl' ennui me réduisirent à écouter un peu quelquessavants. Mais J’en fus bientôt dégoûté ; ilsétaient pédants, imbéciles, comme vous ;ils n’entendaient point les affaires ; ils neconnaissaient point les différents caractères deshommes ; ils ne savaient ni dissimuler, ni setaire, ni s' insinuer, ni entrer dans les passionsd’autrui, ni trouver des ressources dans lesdifficultés, ni deviner les desseins des autres ;ils étaient vains, indiscrets, disputeurs,toujours occupés de mots et de faits inutiles,pleins de subtilités qui ne persuadentpersonne, incapables d' apprendre à vivre et dese contraindre. Je ne peux souffrir de telsanimaux.Le C. Bessarion.Il est vrai que les savants ne sont pas d’ordinaire

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trop propres à l’a ction, parcequ’ils aiment lerepos des muses ; il est vrai aussi qu’ilsne savent guère se contraindre ni dissimuler,parcequ’ils sont au-dessus des passions grossièresdes hommes, et de la flatterie que les tyransdemandent.Louis Xi.Allez, grande barbe, pédant hérissé de grec ;vous perdez le respect qui m' est dû.p329

Le C. Bessarion.Je ne vous en dois point. Le sage, suivantles stoïciens et toute la secte du portique, estplus roi que vous ne l’avez jamais été par lerang et par la puissance ; vous ne le fûtes jamais,comme le sage, par un véritable empire sur vospassions. D' ailleurs vous n’avez plus qu’une ombrede royauté ; d' ombre à ombre, je ne vous cède point.Louis Xi.Voyez l' insolence de ce vieux pédant !Le C. Bessarion.J’aime encore mieux être pédant que fourbeet tyran du genre humain. Je n’ai pas faitmourir mon frère ; je n’ai pas tenu en prisonmon fils ; je n’ai employé ni le poison nil’assassinat pour me défaire de mes ennemis ; jen’ai point eu une vieillesse affreuse, semblableà celle des tyrans que la Grèce a tant détestés.Mais il faut vous excuser : avec beaucoup definesse et de vivacité, vous aviez beaucoup dechoses d’une tête un peu démontée. Ce n’étaitpas pour rien que vous étiez fils d’un hommequi s' était laissé mourir de faim, et petit-filsd’un autre qui avait été renfermé tantd' années. Votre fils même n’a la cervelle guèreassurée ; et ce sera un grand bonheur pour lap330

France, si la couronne passe après lui dansune branche plus sensée.Louis Xi.J’avoue que ma tête n’était pas tout-à-faitbien réglée ; j' avais des foiblesses, des visionsnoires, des emportements furieux : mais j' avaisde la pénétration, du courage, de la ressourcedans l' esprit, des talents pour gagner leshommes, et pour accroître mon autorité ; je savaisfort bien laisser à l' écart un pédant inutile àtout, et découvrir les qualités utiles dans lessujets les plus obscurs. Dans les langueursmêmes de ma dernière maladie, je conservaiencore assez de fermeté d' esprit pour travaillerà faire une paix avec Maximilien. Il attendaitma mort, et ne cherchait qu’à éluder laconclusion : par mes émissaires secrets, je soulevailes gantois contre lui ; je le réduisis à faire

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malgré lui un traité de paix avec moi, où ilme donnait, pour mon fils, Marguerite sa filleavec trois provinces. Voilà mon chef-d' oeuvrede politique dans ces derniers jours où l' onme croyait fou. Allez, vieux pédant, allezchercher vos grecs, qui n’ont jamais su autantde politique que moi : allez chercher vossavants, qui ne savent que lire et parler de leurslivres, qui ne savent ni agir ni vivre avec leshommes.p331

Le C. Bessarion.J’aime encore mieux un savant qui n’est paspropre aux affaires, et qui ne sait que ce qu’ila lu, qu’un esprit inquiet, artificieux etentreprenant, qui ne peut souffrir ni la justiceni la bonne foi, et qui renverse tout le genrehumain.DIALOGUE 56

Louis Xi Et Le Cardinal De La Balue.Un méchant prince rend ses sujets traîtres etinfidèles.Louis Xi.Comment osez-vous, scélérat, vous présenterdevant moi après toutes vos trahisons ?Le C. De La Balue.Où voulez-vous donc que je m' aille cacher ?Ne suis-je pas assez caché dans la foule desombres ? Nous sommes tous égaux ici-bas.Louis Xi.C’est bien à vous à parler ainsi, vous quin' étiez que le fils d’un meunier de Verdun !Le C. De La Balue.Hé ! C’était un mérite auprès de vous qued’être de basse condition : votre compère lep332

prévôt Tristan, votre médecin Coctier, votrebarbier Olivier Le Diable, étaient vos favoriset vos ministres. Janfredy, avant moi, avaitobtenu la pourpre par votre faveur. Ma naissancevalait à peu près celle de ces gens-là.Louis Xi.Aucun d’eux n’a fait des trahisons aussinoires que toi.Le C. De La Balue.Je n’en crois rien. S’ils n’avaient pas été demalhonnêtes gens, vous ne les auriez ni bientraités ni employés.Louis Xi.Pourquoi voulez-vous que je ne les aie paschoisis pour leur mérite ?Le C. De La Balue.Parceque le mérite vous était toujours suspectet odieux ; parceque la vertu vous faisait

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peur, et que vous n’en saviez faire aucunusage ; parceque vous ne vouliez vous servirque d' ames basses et prêtes à entrer dans vosintrigues, dans vos tromperies, dans voscruautés. Un honnête homme qui aurait euhorreur de tromper et de faire du mal nevous aurait été bon à rien, à vous qui nevouliez que tromper et nuire pour contenter votreambition sans bornes. Puisqu’il faut parlerfranchement dans le pays de vérité, j' avouep333

que j’ai été un malhonnête homme : maisC’était par là que vous m' aviez préféré àd’autres. Ne vous ai-je pas bien servi avec adressepour jouer les grands et les peuples ? Avez-voustrouvé un fourbe plus souple que moi pour tousles personnages ?Louis Xi.Il est vrai : mais en trompant les autres pourm' obéir, il ne fallait pas me tromper moi-même :vous étiez d' intelligence avec le pape pour mefaire abolir la pragmatique, sans consulter sicela s' accordait avec les véritables intérêts de laFrance.Le C. De La Balue.Hé ! Vous étiez-vous jamais soucié ni de laFrance, ni de ses véritables intérêts ? Vousn’avez jamais regardé que les vôtres ; vousvouliez tirer parti du pape. Je n’ai fait que vousservir à votre mode.Louis Xi.Mais c’est vous qui me portiez à ne compterpour rien tout ce qui n’était pas mon intérêtprésent, sans m' embarrasser de celui de macouronne même, à laquelle était attachée mavéritable grandeur.Le C. De La Balue.Point : je voulais que vous vendissiez chèrementcette pancarte crasseuse à la cour dep334

Rome. Mais allons plus loin. Quand même jevous aurais trompé, qu' auriez-vous à me dire ?Louis Xi.Comment ! à vous dire ? Je vous trouve bienplaisant. Si nous étions encore vivants, je vousremettrois bien en cage.Le C. De La Balue.Ho ! J' y ai assez demeuré. Si vous me fâchez,je ne dirai plus mot. Savez-vous que je necrains guère les mauvaises humeurs d’uneombre de roi ? Quoi donc ! Vous croyez êtreencore au Plessis-Lès-Tours avec vos assassins !Louis Xi.Non, je sais que je n’y suis pas, et bien vousen vaut. Mais enfin je veux bien vous entendre

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pour la rareté du fait. çà, prouvez-moi parvives raisons que vous avez dû trahir votremaître.Le C. De La Balue.Ce paradoxe vous surprend : mais je m’envais vous le vérifier à la lettre.Louis Xi.Voyons ce qu’il va dire.Le C. De La Balue.N’est-il pas vrai qu’un pauvre fils de meunier,qui n’a jamais eu d’autre éducation que lacour d’un grand roi, a dû suivre les maximesqui passaient pour les plus utiles et pourp335

les meilleures d’un commun consentement ?Louis Xi.Ce que vous dites a quelque vraisemblance.Mais répondez oui ou non sans vous fâcher.Louis Xi.Je n' ose nier une chose qui paroît si bienfondée, ni avouer ce qui peut m' embarrasserpar ses conséquences.Le C. De La Balue.Je vois bien qu’il faut que je prenne votresilence pour un aveu forcé. La maxime fondamentalede tous vos conseils, que vous avezrépandue dans toute votre cour, était de fairetout pour vous seul. Vous ne comptiez pourrien les princes de votre sang, ni la reine, quevous teniez captive et éloignée, ni le dauphin,que vous éleviez dans l' ignorance et en prison,ni le royaume, que vous désoliez par votrepolitique dure et cruelle, aux intérêts duquelvous préfériez sans cesse la jalousie pourl’autorité tyrannique ; vous ne comptiez mêmepour rien les favoris et les ministres les plusaffidés, dont vous vous serviez pour tromperles autres. Vous n’en avez jamais aimé aucun,et ne vous êtes jamais confié à aucun d’euxque pour le besoin : vous cherchiez à les tromperà leur tour, comme le reste des hommes ;p336

vous étiez prêt à les sacrifier sur le moindreombrage, ou pour la moindre utilité. On n’avaitjamais un seul moment d' assuré avec vous : vousvous jouiez de la vie des hommes. Vous n’aimiezpersonne : qui vouliez-vous qui vous aimât ? Vousvouliez tromper tout le monde : qui vouliez-vous quise livrât à vous de bonne foi, de bonne amitié, etsans intérêt ? Cette fidélité désintéressée, oùl’a urions-nous apprise ? La méritiez-vous ?L' espériez-vous ? La pouvait-on pratiquer auprès devous et dans votre cour ? Aurait-on pu durer huitjours chez vous avec un coeur droit et sincère ?N’était-on pas forcé d’être un fripon dès qu’on

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vous approchait ? N’était-on pas déclaré scélératdès qu’on parvenait à votre faveur, puisqu’on n’yparvenait jamais que par la scélératesse ? Nedeviez-vous pas le tenir pour dit ? Si onavait voulu conserver quelque honneur etquelque conscience, on se serait bien gardéd’être connu de vous : on serait allé au boutdu monde plutôt que de vivre à votre service.Dès qu’on est fripon, on l’est pour tout lemonde. Voudriez-vous qu’une ame que vousavez gangrenée, et à qui vous n’avez inspiréque la scélératesse pour tout le genre humain,n’ait jamais que vertu pure et sans tache, quefidélité désintéressée et héroïque pour vousp337

seul ? étiez-vous assez dupe pour le penser ?Ne comptiez-vous pas que tous les hommesseraient pour vous comme vous pour eux ?Quand même on aurait été bon et sincère pourtous les autres hommes, on aurait été forcé dedevenir faux et méchant à votre égard en voustrahissant. Je n’ai donc fait que suivre vosleçons, que marcher sur vos traces, que vousrendre ce que vous donniez tous les jours, quefaire ce que vous attendiez de moi, que prendrepour le principe de ma conduite le principe que vousregardiez comme le seul qui doit animer tous leshommes. Vous auriez méprisé un homme qui auraitconnu d’autre intérêt que le sien propre. Je n’ai pasvoulu mériter votre mépris ; et j’ai mieux aimé voustromper, que d’être un sot selon vos principes.Louis Xi.J’avoue que votre raisonnement me presseet m' incommode. Mais pourquoi vous entendreavec mon frère le Duc De Guienne, etavec le Duc De Bourgogne, mon plus cruelennemi ?Le C. De La Balue.C’est parcequ’ils étaient vos plus dangereuxennemis que je me liai avec eux, pour avoirune ressource contre vous, si votre jalousieombrageuse vous portait à me perdre. Je savaisp338

que vous compteriez sur mes trahisons,et que vous pourriez les croire sans fondement :j’ai mois mieux vous trahir pour me sauver devos mains, que périr dans vos mains sur dessoupçons sans vous avoir trahi. Enfin j’étaisbien aise, selon vos maximes, de me faire valoirdans les deux partis, et de tirer de vousdans l' embarras des affaires la récompense demes services, que vous ne m' auriez jamaisaccordée de bonne grace dans un temps de paix.Voilà ce que doit attendre de ses ministres unprince ingrat, défiant, trompeur, qui n’aime

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que lui.Louis Xi.Mais voici tout de même ce que doit attendreun traître qui vend son roi : on ne le faitpas mourir quand il est cardinal ; mais on letient onze ans en prison, on le dépouille deses trésors.Le C. De La Balue.J’avoue que mon unique faute fut de nevous tromper pas avec assez de précaution, etde laisser intercepter mes lettres. Remettez-moiencore dans l' occasion, je vous tromperaiencore selon vos mérites : mais je voustromperai plus subtilement, de peur d’êtredécouvert.DIALOGUE 57

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Louis Xi Et Philippe De Commines.Les foiblesses et les crimes des rois ne sauraientêtre cachés.Louis Xi.L' on dit que vous avez écrit mon histoire.Ph. De Commines.Il est vrai, sire ; et j’ai parlé en bondomestique.Louis Xi.Mais on assure que vous avez raconté biendes choses dont je me serais passé volontiers.Ph. De Commines.Cela peut être ; mais en gros j’ai fait de vousun portrait fort avantageux. Voudriez-vousque j’eusse été un flatteur perpétuel, au lieud’être un historien ?Louis Xi.Vous deviez parler de moi comme un sujetcomblé des graces de son maître.Ph. De Commines.C’est le moyen de n’être cru de personne.La reconnaissance n’est pas ce qu’on cherchep340

dans une histoire : au contraire, c’est ce quila rend suspecte.Louis Xi.Pourquoi faut-il qu’il y ait des gens quiaient la démangeaison d' écrire ! Il faut laisserles morts en paix, et ne flétrir point leur mémoire.Ph. De Commines.La vôtre était étrangement noircie : j’ai tâchéd' adoucir les impressions déja faites ; j’ai relevé toutes vos bonnes qualités ; je vous aidéchargé de toutes les choses odieuses. Quepouvais-je faire de mieux ?Louis Xi.Ou vous taire, ou me défendre en tout. On

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dit que vous avez représenté toutes mesgrimaces, toutes mes contorsions, lorsque jeparlois tout seul, toutes mes intrigues avec depetites gens. On dit que vous avez parlé ducrédit de mon prévôt, de mon médecin, demon barbier, et de mon tailleur ; vous avezétalé mes vieux habits. On dit que vous n’avezpas oublié mes petites dévotions, sur-tout àla fin de mes jours ; mon empressement à ramasserdes reliques, à me faire frotter depuis la têtejusqu' aux pieds de l' huile de la sainteampoule, et à faire des pélerinages, par où jeprétendois toujours avoir été guéri. Vous avezp341

fait mention de ma petite Notre-Dame deplomb que je baisois dès que je voulais faireun mauvais coup ; enfin de la croix de SaintLo, par laquelle je n' osois jurer sans vouloirgarder mon serment, parceque J’aurais crumourir dans l’a nnée, si j' y avais manqué. Toutcela est fort ridicule.Ph. De Commines.Tout cela n’est-il pas vrai ? Pouvais-je letaire ?Louis Xi.Vous pouviez n’en rien dire.Ph. De Commines.Vous pouviez n’en rien faire.Louis Xi.Mais cela était fait, et il ne fallait pas ledire.Ph. De Commines.Mais cela était fait, et je ne pouvais pas lecacher à la postérité.Louis Xi.Quoi ! Ne peut-on pas cacher certaineschoses ?Ph. De Commines.Et croyez-vous qu’un roi puisse être cachéaprès sa mort, comme vous cachiez certainesintrigues pendant votre vie ? Je n’aurais riensauvé par mon silence, et je me serais déshonoré.p342

Contentez-vous que je pouvais dire bienpis et être cru, et je ne l’ai pas voulu faire.Louis Xi.Quoi ! L' histoire ne doit-elle pas respecterles rois ?Ph. De Commines.Les rois ne doivent-ils pas respecter l' histoireet la postérité, à la censure de laquelle ils nepeuvent échapper ? Ceux qui veulent qu’on neparle pas mal d’eux n’ont qu’une seule ressource,qui est de bien faire.DIALOGUE 58

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Louis Xi Et Charles Duc De Bourgogne.Les méchants qui ne connaissent point la vraie vertu,à force de tromper, et de se défier des autres, sonttrompés eux-mêmes.Louis Xi.Je suis fâché, mon cousin, des malheursqui vous sont arrivés.Charles De Bourgogne.C’est vous qui en êtes cause ; vous m’aveztrompé.Louis Xi.C’est votre orgueil et votre emportementp343

qui vous trompaient. Avez-vous oublié que jevous avertis qu’un homme m’avait offert devous faire périr ?Je ne pus le croire ; je m' imaginai que si lachose eût été vraie vous n’auriez pas eu assezde probité pour m’en avertir, et que vousl’a viez inventée pour me faire peur, en merendant suspects tous ceux dont je me servois :cette fourberie était assez de votre caractère, etje n’avais pas grand tort de vous l’a ttribuer. Quin’eût pas été trompé comme moi dans une occasion oùvous étiez bon et sincère ?Louis Xi.Je conviens qu’il n’était pas à propos de sefier souvent à ma sincérité ; mais encorevalait-il mieux se fier à moi qu' au traîtreCampobache, qui te vendit six mille écus.Charles De Bourgogne.Voulez-vous que je parle ici franchement,puisqu’il ne s’agit plus de politique chez Pluton ?Nous étions tous deux dans d' étranges maximes ; nousne connaissions, ni vous ni moi, aucune vertu. Encet état, à force de se défier, on persécute souventles gens de bien ; puis on se livre par une espèce denécessité au premier venu, et ce premier venu estd’ordinairep344

un scélérat qui s' insinue par sa flatterie.Mais, dans le fond, mon naturel était meilleurque le vôtre : j’étais prompt, et d’unehumeur un peu farouche ; mais je n’étais nitrompeur ni cruel comme vous. Avez-vousoublié qu’à la conférence de Conflans vousm' avouâtes que j’étais un vrai gentilhomme,et que je vous avais bien donné la parole quej' avais donnée à l’a rchevêque de Narbonne ?Louis Xi.Bon ! C' étaient des paroles flatteuses que jevous dis alors pour vous amuser, et pour vousdétacher des autres chefs de la ligue du bien

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public. Je savais bien qu’envous louant jevous prendrois pour dupe.DIALOGUE 59

Louis Xi Et Louis Xii.La générosité et la bonne foi sont de plus sûresmaximes de la politique que la cruauté et lafinesse.Louis Xi.Voilà, si je ne me trompe, un de mes successeurs.Quoique les ombres n’aient plus ici-bas aucunemajesté, il me semble que celle-ci pourrait bienêtre quelque roi de France ; carp345

je vois que ces autres ombres la respectent etlui parlent françois. Qui es-tu ? Dis-le-moi, jete prie.Louis Xii.Je suis le Duc D’orléans, devenu roi sous lenom de Louis Xii.Louis Xi.Comment as-tu gouverné mon royaume ?Louis Xii.Tout autrement que toi. Tu te faisais craindre ;je me suis fait aimer. Tu as commencé par chargerles peuples ; je les ai soulagés, et j’ai préféréleur repos à la gloire de vaincre mes ennemis.Louis Xi.Tu savais donc bien mal l’art de régner.C’est moi qui ai mis mes successeurs dans uneautorité sans bornes ; c’est moi qui ai dissipéles ligues des princes et des seigneurs ; c’estmoi qui ai levé des sommes immenses. J’ai découvert les secrets des autres ; j’ai su cacherles miens. La finesse, la hauteur, et la sévérité,sont les vraies maximes du gouvernement. Tu aurastout gâté, J’en ai grand' peur, et ta mollesse auradétruit tout mon ouvrage.Louis Xii.J’ai montré, par le succès de mes maximes,que les tiennes étaient fausses et pernicieuses.p346

Je me suis fait aimer : j’ai vécu en paix sansmanquer de parole, sans répandre de sang,sans ruiner mon peuple. Ta mémoire estodieuse ; la mienne est respectée. Pendant mavie on m' a été fidèle ; après ma mort on mepleure, et on craint de ne retrouver jamaisun aussi bon roi. Quand on se trouve si biende la générosité et de la bonne foi, on doitbien mépriser la cruauté et la finesse.Louis Xi.Voilà une belle philosophie, que tu aurassans doute apprise dans cette longue prison oùl' on m' a dit que tu as langui avant de monter

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sur le trône.Louis Xii.Cette prison a été moins honteuse que latienne de Péronne. Voilà à quoi servent lafinesse et la tromperie ; on se fait prendre parson ennemi. La bonne foi n' exposerait pas àde si grands périls.Louis Xi.Mais j’ai su par adresse me tirer des mainsdu Duc De Bourgogne.Louis Xii.Oui, à force d' argent, dont tu corrompisses domestiques, et en le suivant honteusementà la ruine de tes alliés les liégeois, qu’ilte fallut aller voir périr.p347

Louis Xi.As-tu étendu le royaume comme je l’ai fait ?J’ai réuni à la couronne le duché de Bourgogne, lecomté de Provence, et la Guienne même.Louis Xii.Je t' entends : tu savais l’art de te défaired’un frère pour avoir son partage ; tu asprofité du malheur du Duc De Bourgogne, quicourut à sa perte ; tu gagnas le conseiller duComte De Provence pour attraper sa succession.Pour moi, je me suis contenté d’avoir laBretagne par une alliance légitime avec l' héritièrede cette maison, que j’ai mois, et que j' épousaiaprès la mort de ton fils. D' ailleurs j’ai moinssongé à avoir de nouveaux sujets, qu’à rendrefidèles et heureux ceux que j' avais déja. J’ai éprouvé même, par les guerres de Naples etde Milan, combien les conquêtes éloignéesnuisent à un état.Louis Xi.Je vois bien que tu manquois d' ambition etde génie.Louis Xii.Je manquois de ce génie faux et trompeurqui t' avait tant décrié, et de cette ambitionqui met l' honneur à compter pour rien lasincérité et la justice.p348

Louis Xi.Tu parles trop.Louis Xii.C’est toi qui as souvent trop parlé. As-tuoublié le marchand de Bordeaux établi enAngleterre, et le roi édouard que tu convias àvenir à Paris ? Adieu.DIALOGUE 60

Le Connétable De Bourbon Et Bayard.Il n’est jamais permis de prendre les armes contre sa

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patrie.Le Connétable.N’est-ce point le pauvre Bayard que je vois,au pied de cet arbre, étendu sur l' herbe, etpercé d’un grand coup ? Oui, c’est lui-même.Hélas ! Je le plains. En voilà deux qui périssentaujourd' hui par nos armes, Vandenesse et lui.Ces deux françois étaient deux ornements deleur nation par leur courage. Je sens que moncoeur est encore touché pour sa patrie. Maisavançons pour lui parler. Ah ! Mon pauvreBayard, c’est avec douleur que je te vois en cetétat.p349

Bayard.C’est avec douleur que je vous vois aussi.Le Connétable.Je comprends bien que tu es fâché de tevoir dans mes mains par le sort de la guerre.Mais je ne veux point te traiter en prisonnier ;je te veux garder comme un bon ami, et prendresoin de ta guérison comme si tu étais monpropre frère : ainsi tu ne dois point être fâchéde me voir.Bayard.Hé ! Croyez-vous que je ne sois point fâchéd’avoir obligation au plus grand ennemi dela France ? Ce n’est point de ma captivité nide ma blessure que je suis en peine. Je meursdans un moment ; la mort va me délivrer devos mains.Le Connétable.Non, mon cher Bayard, j' espère que nossoins réussiront à te guérir.Bayard.Ce n’est point là ce que je cherche, et jesuis content de mourir.Le Connétable.Qu' as-tu donc ? Est-ce que tu ne saurais teconsoler d’avoir été vaincu et fait prisonnierdans la retraite de Bonnivet ? Ce n’est pas tafaute ; c’est la sienne : les armes sont journalières.p350

Ta gloire est assez bien établie par tantde belles actions. Les impériaux ne pourrontjamais oublier cette vigoureuse défense deMézières contre eux.Bayard.Pour moi, je ne puis jamais oublier que vousêtes ce grand connétable, ce prince du plusnoble sang qu’il y ait dans le monde, et quitravaille à déchirer de ses propres mains sapatrie et le royaume de ses ancêtres.Le Connétable.Quoi ! Bayard, je te loue, et tu me condamnes ! Je

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te plains, et tu m' insultes !Bayard.Si vous me plaignez, je vous plains aussi ; etje vous trouve bien plus à plaindre que moi :je sors de la vie sans tache. J’ai sacrifié lamienne à mon devoir ; je meurs pour monpays, pour mon roi, estimé des ennemis dela France, et regretté de tous les bons françois.Mon état est digne d' envie.Le Connétable.Et moi, je suis victorieux d’un ennemi quim' a outragé ; je me venge de lui ; je le chassedu Milanois ; je fais sentir à toute la Francecombien elle est malheureuse de m’avoir perduen me poussant à bout : appelles-tu celaêtre à plaindre ?p351

Bayard.Oui, on est toujours à plaindre quand onagit contre son devoir ; il vaut mieux périr encombattant pour la patrie, que de la vaincreet de triompher d' elle. Ah ! Quelle horriblegloire que celle de détruire son propre pays !Le Connétable.Mais ma patrie a été ingrate après tant deservices que je lui avais rendus. Madame m' afait traiter indignement, par un dépit d' amour.Le roi, par foiblesse pour elle, m' a faitune injustice énorme. En me dépouillant demon bien, on a détaché de moi jusqu’à mesdomestiques, Matignon et D' Argouges. J’ai étécontraint, pour sauver ma vie, de m’enfuirpresque seul : que voulais-tu que je fisse ?Bayard.Que vous souffrissiez toutes sortes de maux,plutôt que de manquer à la France et à lagrandeur de votre maison. Si la persécutionétait trop violente, vous pouviez vous retirer ;mais il valait mieux être pauvre, obscur,inutile à tout, que de prendre les armes contrenous. Votre gloire eût été au comble dans lapauvreté et dans le plus misérable exil.Le Connétable.Mais ne vois-tu pas que la vengeance s’estjointe à l’ambition pour me jeter dans cettep352

extrémité ? J’ai voulu que le roi se repentît dem’avoir traité si mal.Bayard.Il fallait l' en faire repentir par une patienceà toute épreuve, qui n’est pas moins la vertud’un héros que le courage.Le Connétable.Mais le roi, étant si injuste et si aveuglé parsa mère, méritait-il que j’eusse de si grands

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égards pour lui ?Bayard.Si le roi ne le méritait pas, la France entièrele méritait. La dignité même de la couronne,dont vous êtes un des héritiers, le méritait.Vous vous deviez à vous-même d' épargner laFrance, dont vous pouvez être un jour roi.Le Connétable.Hé bien ! J’ai tort, je l’avoue ; mais nesais-tu pas combien les meilleurs coeurs ont depeine à résister à leur ressentiment ?Bayard.Je le sais bien : mais le vrai courage consisteà résister. Si vous connaissez votre faute,hâtez-vous de la réparer. Pour moi, je meurs ; etje vous trouve plus à plaindre dans vosprospérités, que moi dans mes souffrances. Quandl' empereur ne vous tromperait pas, quandmême il vous donnerait sa soeur en mariage,p353

et qu’il partagerait la France avec vous, iln' effacerait point la tache qui déshonore votrevie. Le connétable De Bourbon rebelle ! Ah !Quelle honte ! écoutez Bayard mourantcomme il a vécu, et ne cessant de dire la vérité.DIALOGUE 61

Henri Vii Et Henri Viii D' Angleterre.Henri Vii.Hé bien ! Mon fils, comment avez-vous régné aprèsmoi ?Henri Viii.Heureusement et avec gloire pendant trente-huitans.Henri Vii.Cela est beau ! Mais encore, les autres ont-ilsété aussi contents de vous que vous le paroissezde vous-même ?Henri Viii.Je ne dis que la vérité. Il est vrai que c’estvous qui êtes monté sur le trône par votrecourage et par votre adresse ; vous me l’a vezlaissé paisible : mais aussi que n’ai-je pointfait ! J’ai tenu l' équilibre entre les deux plusp354

grandes puissances de l' Europe, François I etCharles-Quint. Voilà mon ouvrage au-dehors.Pour le dedans, j’ai délivré l’a ngleterre de latyrannie papale, et j’ai changé la religion,sans que personne ait osé résister. Après avoirfait un tel renversement, mourir en paix dansson lit, c’est une belle et glorieuse fin.Henri Vii.Mais j' avais ouï dire que le pape vous avaitdonné le titre de défenseur de l' église, à cause

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d’un livre que vous aviez fait contre lessentiments de Luther. D’où vient que vous avezensuite changé ?Henri Viii.J’ai reconnu combien l' église romaine étaitinjuste et superstitieuse.Henri Vii.Vous a-t-elle traversé dans quelque dessein ?Henri Viii.Oui. Je voulais me démarier. Cette aragonoise medéplaisait : je voulais épouser Anne De Boulen. Lepape Clément Vii commit le cardinal Campegge pourcette affaire. Mais de peur de fâcher l' empereur,neveu de Catherine, il ne voulait que m' amuser :Campegge demeura près d’un an à aller d' Italie enFrance.p355

Henri Vii.Hé bien ! Que fîtes-vous ?Henri Viii.Je rompis avec Rome, je me moquai de sescensures, j' épousai Anne De Boulen, et je mefis chef de l' église anglicane.Henri Vii.Je ne m' étonne plus si j’ai vu tant de gensqui étaient sortis du monde fort mécontentsde vous.Henri Viii.On ne peut faire de si grands changementssans quelque rigueur.Henri Vii.J’entends dire de tout côté que vous avezété léger, inconstant, lascif, cruel, et sanguinaire.Henri Viii.Ce sont les papistes qui m' ont décrié.Henri Vii.Laissons là les papistes ; mais venons au fait.N’avez-vous pas eu six femmes, dont vousavez répudié la première sans fondement, faitmourir la seconde, fait ouvrir le ventre à latroisième pour sauver son enfant, fait mourirla quatrième, répudié la cinquième, et choisisi mal la dernière, qu’elle se remaria avecl’a miral peu de jours après votre mort.p356

Henri Viii.Tout cela est vrai ; mais si vous saviez quellesétaient ces femmes, vous me plaindriez au lieude me condamner : l’a ragonoise était laide, etennuyeuse dans sa vertu ; Anne De Boulenétait une coquette scandaleuse ; Jeanne Seymour nevalait guère mieux ; N. Howard étaittrès corrompue ; la princesse De Clèves étaitune statue sans agrément ; la dernière m’avaitparu sage, mais elle a montré après ma mort

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que je m' étais trompé. J’avoue que j’ai été ladupe de ces femmes.Henri Vii.Si vous aviez gardé la vôtre, tous ces malheurs nevous seraient jamais arrivés : il est visible queDieu vous a puni. Mais combien de sang avez-vousrépandu ! On parle de plusieurs milliers depersonnes que vous avez fait mourir pour la religion,parmi lesquelles on compte beaucoup de noblesprélats et de religieux.Henri Viii.Il l’a bien fallu, pour secouer le joug de Rome.Henri Vii.Quoi ! Pour soutenir la gageure, pour maintenirvotre mariage avec cette Anne De Boulen, que vousavez jugée vous-même digne du supplice !p357

Henri Viii.Mais j' avais pris le bien des églises, que jene pouvais rendre.Henri Vii.Bon ! Vous voilà bien justifié de votre schismepar vos mariages ridicules et par le pillage deséglises !Henri Viii.Puisque vous me pressez tant, je vous diraitout. J’étais passionné pour les femmes ; et,volage dans mes amours, j’étais aussi promptà me dégoûter qu’à prendre une inclination.D' ailleurs j’étais né jaloux, soupçonneux,inconstant, âpre sur l' intérêt. Je trouvai que leschefs de l' église anglicane flattaient mespassions et autorisaient ce que je voulais faire :le cardinal Wolsey, archevêque d’yorck,m’encouragea à répudier Catherine D' Aragon ;Cranmer, archevêque de Cantorbery, me fitfaire tout ce que j’ai fait pour Anne De Boulenet contre l' église romaine. Mettez-vous enla place d’un pauvre prince violemment tentépar les passions et flatté par les prélats.Henri Vii.Hé bien ! Ne savez-vous pas qu’il n’y a riende si lâche ni de si prostitué que les prélatsambitieux qui s' attachent à la cour ? Il fallaitles renvoyer dans leurs diocèses, et consulterp358

des gens de bien. Les laïques sages et bonspolitiques ne vous auraient jamais conseillé,pour la sûreté même de votre royaume, dechanger L’Ancienne religion, et de diviser vossujets en plusieurs communions opposées.N’est-il pas ridicule que vous vous plaigniezde la tyrannie du pape, et que vous vous fassiezpape en sa place ; que vous vouliez réformerl' église anglicane, et que cette réforme

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aboutisse à autoriser tous vos mariages monstrueux,et à piller tous les biens consacrés ?Vous n’avez achevé cet horrible ouvrage qu' entrempant vos mains dans le sang des personnesles plus vertueuses. Vous avez rendu votremémoire à jamais odieuse, et vous avez laissédans l' état une source de division éternelle.Voilà ce que c’est que d' écouter ses passions etde méchants prêtres. Je ne dis point ceci pardévotion ; vous savez que ce n’est pas là moncaractère : je ne parle qu’enpolitique, commesi la religion était à compter pour rien. Mais,à ce que je vois, vous n’avez jamais fait que dumal.Henri Viii.Je n’ai pu éviter d' en faire. Le cardinal RenaudDe La Poule fit contre moi avec lesp359

papistes une conspiration. Il fallut bien punirles conjurés pour la sûreté de ma vie.Henri Vii.Hé ! Voilà le malheur qu’il y a à entreprendredes choses injustes. Quand on les a commencées,on les veut soutenir. On passe pour tyran, on estexposé aux conjurations. On soupçonne desinnocents qu’on fait périr. On trouve descoupables, et on les a faits tels ; car leprince qui gouverne mal met ses sujetsen tentation de lui manquer de fidélité. Encet état un roi est malheureux et digne del’être ; il a tout à craindre ; il n’a pas unmoment de libre ni d' assuré : il faut qu’il répandedu sang ; plus il en répand, plus il est odieuxet exposé aux conjurations. Mais enfin, voyonsce que vous avez fait de louable.Henri Viii.J’ai tenu la balance égale entre François Iet Charles-Quint.Henri Vii.Chose bien difficile ! Encore n’avez-vouspas su faire ce personnage. Wolsey vous jouaitpour plaire à Charles-Quint, dont il était ladupe, et qui lui promettait de le faire pape.Vous avez entrepris de faire des descentes enFrance, et n’avez eu aucune application poury réussir. Vous n’avez suivi aucune négociation.p360

Vous n’avez su faire ni la paix ni la guerre. Il netenait qu’à vous d’être l’a rbitre de l' Europe, et devous faire donner des places des deux côtés ; maisvous n' étiez capable ni de fatigue, ni de patience,ni de modération, ni de fermeté. Il ne vous fallaitque vos maîtresses, des favoris, des divertissements ;vous n’avez montré de vigueur que contre lareligion, et en exerçant votre cruauté pour

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contenter vos passions honteuses. Hélas ! Mon fils,vous êtes une étrange leçon pour tous les rois quiviendront après vous.DIALOGUE 62

Louis Xii Et François Ier.Il vaut mieux être père de la patrie en gouvernantson royaume en paix, que d’être grand conquérant.Louis Xii.Mon cher cousin, dites-moi des nouvellesde la France. J’ai toujours aimé mes sujetscomme mes enfants. J’avoue que J’en suis enpeine. Vous étiez bien jeune en toute manière,quand je vous laissai la couronne. Commentavez-vous gouverné mon pauvre royaume ?p361

François I.J’ai eu quelques malheurs ; mais si vousvoulez que je vous parle franchement, monrègne a donné à la France bien plus d' éclatque le vôtre.Louis Xii.ô mon dieu ! C’est cet éclat que j’ai toujourscraint. Je vous ai connu dès votre enfance d’unnaturel à ruiner les finances, à hasarder toutpour la guerre, à ne rien soutenir avecpatience, à renverser le bon ordre au-dedans del' état, et à tout gâter pour faire parler de vous.François I.C’est ainsi que les vieilles gens sont toujourspréoccupés contre ceux qui doivent être leurssuccesseurs. Mais voici le fait. J’ai soutenuune horrible guerre contre Charles-Quint,empereur, et roi d' Espagne. J’ai gagné en Italieles fameuses batailles de Marignan contre lessuisses, et de Cerisoles contre les impériaux.J’ai vu le roi d' Angleterre ligué avecl' empereur contre la France ; et j’ai rendu leursefforts inutiles. J’ai cultivé les sciences. J’ai mérité d’être immortalisé par les gens de lettres.J’ai fait revivre le siècle d’Auguste aumilieu de ma cour. J' y ai mis la magnificence,la politesse, l' érudition et la galanterie : avantmoi, tout était grossier, pauvre, ignorant,gaulois. Enfin je me suis fait nommer le pèredes lettres.Louis Xii.Cela est beau, et je ne veux point en diminuerla gloire : mais j’aimerais mieux encoreque vous eussiez été le père du peuple, que lepère des lettres. Avez-vous laissé les françoisdans la paix et dans l’a bondance ?François I.Non ; mais mon fils, qui est jeune, soutiendrala guerre, et ce sera à lui à soulager enfinles peuples épuisés. Vous les ménagiez plus

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que moi : mais aussi vous faisiez foiblement laguerre.Louis Xii.Vous l’avez donc faite sans doute avec degrands succès. Quelles sont vos conquêtes ?Avez-vous pris le royaume de Naples ?François I.Non, j’ai eu d’autres expéditions à faire.Louis Xii.Du moins vous avez conservé le milanois !François I.Il m' est arrivé bien des accidents imprévus.Louis Xii.Quoi donc ? Charles-Quint vous l’a enlevé !Avez-vous perdu quelque bataille ? Parlez :vous n' osez tout dire.p363

François I.J' y fus pris dans une bataille à Pavie.Louis Xii.Comment ! Pris ? Hélas ! En quel abyme s’est-iljeté par de mauvais conseils ! C’est doncainsi que vous m’avez surpassé à la guerre !Vous avez replongé la France dans les malheursqu’elle souffrit sous le roi Jean. ô pauvreFrance, que je te plains ! Je l’avais bienprévu. Hé bien ! Je vous entends ; il a fallurendre des provinces entières, et payer dessommes immenses. Voilà à quoi aboutirent cefaste, cette hauteur, cette témérité, cetteambition. Et la justice... comment va-t-elle ?François I.Elle m' a donné de grandes ressources. J’ai vendu les charges de magistrature.Louis Xii.Et les juges qui les ont achetées ne vendront-ilspas à leur tour la justice ? Mais tant desommes levées sur le peuple ont-elles été bienemployées pour lever et faire subsister lesarmées avec économie ?François I.Il en a fallu une partie pour la magnificence de macour.Louis Xii.Je parie que vos maîtresses y ont eu unep364

plus grande part que les meilleurs officiersd' armée : si bien donc que le peuple est ruiné,la guerre encore allumée, la justice vénale, lacour livrée à toutes les folies des femmesgalantes, tout l' état en souffrance. Voilà ce règnesi brillant qui a effacé le mien. Un peu demodération vous aurait fait bien plus d' honneur.François I.Mais j’ai fait plusieurs grandes choses qui

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m' ont fait louer comme un héros. On m' appelle legrand roi François.Louis Xii.C’est-à-dire que vous avez été flatté pourvotre argent, et que vous vouliez être hérosaux dépens de l' état, dont la seule prospéritédevait faire toute votre gloire.François I.Non, les louanges qu’on m' a données étaientsincères.Louis Xii.Hé ! Y a-t-il quelque roi si foible et sicorrompu à qui on n’ait pas donné autant delouanges que vous en avez reçu ? Donnez-moile plus indigne de tous les princes, on luidonnera tous les éloges qu’on vous a donnés.Après cela achetez des louanges par tant desang, et par tant de sommes qui ruinent unroyaume !p365

François I.Du moins j’ai eu la gloire de me souteniravec constance dans mes malheurs.Louis Xii.Vous auriez mieux fait de ne vous mettrejamais dans le besoin de faire éclater cetteconstance : le peuple n’avait que faire de cethéroïsme. Le héros ne s’est-il point ennuyé enprison ?François I.Oui, sans doute, et j' achetai la liberté bienchèrement.DIALOGUE 63

Charles-Quint Et Un Jeune MoineDe Saint-Just.On cherche souvent la solitude par inquiétude ; etceux qui sont accoutumés au fracas du monde nesauraient s' accoutumer à la retraite.Charles-Quint.Allons, mon frère, il est temps de se lever ;vous dormez trop pour un jeune novice quidoit être fervent.Le Moine.Quand voulez-vous que je dorme, sinonp366

pendant que je suis jeune ? Le sommeil n’estpoint incompatible avec la ferveur.Charles-Quint.Quand on aime l' office, on est bientôt éveillé.Le Moine.Oui, quand on est à l’âge de votre majesté ;mais au mien on dort tout debout.Charles-Quint.Hé bien ! Mon frère, c’est aux gens de mon

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âge à éveiller la jeunesse trop endormie.Le Moine.Est-ce que vous n’avez plus rien de meilleurà faire ? Après avoir si long-temps troublé lerepos du monde entier, ne sauriez-vous melaisser le mien ?Charles-Quint.Je trouve qu’ense levant ici de bon matin,on est encore bien en repos dans cette profondesolitude.Le Moine.Je vous entends, sacrée majesté : quand vousvous êtes levé ici de bon matin, vous ytrouvez la journée bien longue : vous êtesaccoutumé à un plus grand mouvement. Avouez-lesans façon : vous vous ennuyez de n’avoir iciqu’à prier Dieu, qu’à monter vos horloges, etqu’à éveiller de pauvres novices qui ne sontpas coupables de votre ennui.p367

Charles-Quint.J’ai ici douze domestiques que je me suisréservés.Le Moine.C’est une triste conversation pour un hommequi était en commerce avec toutes les nationsconnues.Charles-Quint.J’ai un petit cheval pour me promener dansce beau vallon orné d’orangers, de myrtes, degrenadiers, de lauriers et de mille fleurs, aupied de ces belles montagnes de l’estramadure,couvertes de troupeaux innombrables.Le Moine.Tout cela est beau ; mais tout cela ne parlepoint. Vous voudriez un peu de bruit et defracas.Charles-Quint.J’ai cent mille écus de pension.Le Moine.Assez mal payés. Le roi votre fils n’en aguère de soin.Charles-Quint.Il est vrai qu’on oublie bientôt les gens quise sont dépouillés et dégradés.Le Moine.Ne comptiez-vous pas là-dessus quand vousavez quitté vos couronnes ?p368

Charles-Quint.Je vois bien que cela devait être ainsi.Le Moine.Si vous avez compté là-dessus, pourquoivous étonnez-vous de le voir arriver ?Tenez-vous-en à votre premier projet : renoncez à

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tout ; oubliez tout ; ne desirez plus rien ;reposez-vous, et laissez reposer les autres.Charles-Quint.Mais je vois que mon fils, après la bataillede Saint-Quentin, n’a pas su profiter de lavictoire ; il devrait être déja à Paris. Le ComteD' Egmont lui a gagné une autre bataille àGravelines ; et il laisse tout perdre. VoilàCalais repris par le Duc De Guise sur lesanglois. Voilà ce même duc qui a pris Thionvillepour couvrir Metz. Mon fils gouverne mal : il nesuit aucun de mes conseils ; il ne me paie point mapension ; il méprise ma conduite et les plus fidèlesserviteurs dont je me suis servi. Tout cela mechagrine et m' inquiète.Le Moine.Quoi ! N' étiez-vous venu chercher le repos dans cetteretraite qu’à condition que le roi votre fils feraitdes conquêtes, croirait tous vos conseils, etachèverait d' exécuter tous vos projets ?p369

Charles-Quint.Non, mais je croyais qu’il ferait mieux.Le Moine.Puisque vous avez tout quitté pour être enrepos, demeurez-y, quoi qu’il arrive ; laissezfaire le roi votre fils comme il voudra. Nefaites point dépendre votre tranquillité desguerres qui agitent le monde : vous n’en êtessorti que pour n’en plus entendre parler. Maisdites la vérité, vous ne connaissiez guère lasolitude quand vous l’avez cherchée. C’est parinquiétude que vous avez desiré le repos.Charles-Quint.Hélas ! Mon pauvre enfant, tu ne dis quetrop vrai ; et Dieu veuille que tu ne te sois pasmécompté comme moi en quittant le mondedans ce noviciat !DIALOGUE 64

Charles-Quint Et François Ier.La justice et le bonheur ne se trouvent que dans labonne foi, la droiture, et le courage.Charles-Quint.Maintenant que toutes nos affaires sont finies,p370

nous ne ferions pas mal de nous éclaircir sur lesdéplaisirs que nous nous sommes donnés l’un àl’autre.François I.Vous m’avez fait beaucoup d' injustices etde tromperies ; je ne vous ai jamais fait demal que par les lois de la guerre : mais vousm’avez arraché, pendant que j’étais en prison,l' hommage du comté de Flandre ; le vassal

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s’est prévalu de la force pour donner la loi àson souverain.Charles-Quint.Vous étiez libre de ne renoncer pas.François I.Est-on libre en prison ?Charles-Quint.Les hommes foibles n’y sont pas libres :mais quand on a un vrai courage, on est librepar-tout. Si je vous eusse demandé votrecouronne, l' ennui de votre prison vous aurait-ilréduit à me la céder ?François I.Non, sans doute ; J’aurais mieux aimé mourirque de faire cette lâcheté : mais pour lamouvance du comté de Flandre, je vous l’a bandonnaipar ennui, par crainte d’être empoisonné, par le desirde retourner dans mon royaume, où tout avait besoinde ma présence,p371

enfin par l' état de langueur qui memenaçait d’une mort prochaine. Et en effet,je crois que je serais mort sans l’a rrivée de masoeur.Charles-Quint.Non seulement un grand roi, mais un vraichevalier, aime mieux mourir que de donnerune parole, à moins qu’il ne soit résolu de latenir à quelque prix que ce puisse être. Rienn’est si honteux que de dire qu’on a manquéde courage pour souffrir, et qu’on s’est délivréen manquant de bonne foi. Si vous étiez persuadéqu’il ne vous était pas permis de sacrifierla grandeur de votre état à la liberté devotre personne, il fallait savoir mourir enprison, mander à vos sujets de ne plus comptersur vous et de couronner votre fils : vousm' auriez bien embarrassé. Un prisonnier quia ce courage se met en liberté dans sa prison ;il échappe à ceux qui le tiennent.François I.Ces maximes sont vraies. J’avoue que l' ennuiet l' impatience m' ont fait promettre cequi était contre l' intérêt de mon état, et queje ne pouvais exécuter ni éluder avec honneur.Mais est-ce à vous à me faire un tel reproche ?Toute votre vie n’est-elle pas un continuelmanquement de parole ? D' ailleurs ma foiblessep372

ne vous excuse point. Un homme intrépide, il estvrai, se laisse égorger plutôt que de promettre cequ’il ne peut pas tenir : mais un homme justen’abuse point de la foiblesse d’un autre homme pourlui arracher, dans sa captivité, une promesse qu’ilne peut ni ne doit exécuter. Qu' auriez-vous fait, si

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je vous eusse retenu en France, quand vous y passâtes,quelque temps après ma prison, pour allerdans les Pays-Bas ? J’aurais pu vousdemander la cession des Pays-Bas, et dumilanois que vous m' aviez usurpé.Charles-Quint.Je passois librement en France sur votreparole ; vous n' étiez pas venu librement enEspagne sur la mienne.François I.Il est vrai ; je conviens de cette différence :mais comme vous m' aviez fait une injusticedans ma prison en m' arrachant un traitédésavantageux, J’aurais pu réparer ce tort envous arrachant à mon tour un autre traitéplus équitable ; d' ailleurs je pouvais vousarrêter chez moi, jusqu’à ce que vous m' eussiezrestitué mon bien, qui était le milanois.Charles-Quint.Attendez ; vous joignez plusieurs choses qu’ilfaut que je démêle. Je ne vous ai jamais manquép373

de parole à Madrid ; et vous m’en auriezmanqué à Paris, si vous m' eussiez arrêté sousaucun prétexte de restitution, quelque justequ’elle pût être. C’était à vous à ne mepermettre le passage qu’enme demandant lepréliminaire de la restitution : mais comme vousne l’avez pas demandé, vous ne pouviez l' exigeren France sans violer votre promesse. D' ailleurs,croyez-vous qu’il soit permis de repousser la fraudepar la fraude ? Dès qu’une tromperie en attire uneautre, il n’y a plus rien d' assuré parmi leshommes, et les suites funestes de cet engagementvont à l' infini. Le plus sûr pour vous-même est de nevous venger du trompeur qu’enrepoussant toutes sesruses sans le tromper.François I.Voilà une sublime philosophie ; voilà Platontout pur. Mais je vois bien que vous avezfait vos affaires avec plus de subtilité que moi :mon tort est de m' être fié à vous. Le connétable deMontmorenci aida à me tromper : il me persuadaqu’il fallait vous piquer d' honneur, en vouslaissant passer sans condition. Vous aviez déjapromis de donner l' investiture du duché de Milan auplus jeune de mes trois fils : après votre passage enFrance, vous retirâtes votre promesse. Si jen' eusse pas cru lep374

connétable, je vous aurais fait rendre le milanoisavant de vous laisser passer dans les Pays-Bas.Jamais je n’ai pu pardonner ce mauvais conseil de monfavori : je le chassai de ma cour.Charles-Quint.

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Plutôt que de rendre le milanois, J’auraistraversé la mer.François I.Votre santé, la saison, et les périls de lanavigation, vous ôtaient cette ressource. Maisenfin, pourquoi me jouer si indignement à laface de toute l' Europe, et abuser de l' hospitalitéla plus généreuse ?Charles-Quint.Je voulais bien donner le duché de Milan à votretroisième fils : un Duc De Milan de lamaison de France ne m’aurait guère plus embarrasséque les autres princes d' Italie. Mais votre secondfils, pour lequel vous demandiez cette investiture,était trop près de succéder à la couronne ; il n’yavait entre vous et lui que le dauphin, qui mourut.Si j' avais donné l' investiture au second, il seserait bientôt trouvé tout ensemble roi de France etDuc De Milan ; par là toute l’Italie aurait été àjamais dans la servitude. C’est ce que j’ai prévu, etc’est ce que j’ai dû éviter.p375

François I.Servitude pour servitude, ne valait-il pasmieux rendre le milanois à son maître, quiétait moi, que de le retenir dans vos mains,sans aucune apparence de droit ? Les françois,qui n’avaient plus un pouce de terre en Italie,étaient moins à craindre dans le milanois pourla liberté publique, que la maison d' Autricherevêtue du royaume de Naples et des droits del' empire sur tous les fiefs qui relèvent de luien ce pays-là. Pour moi, je dirai franchement,toute subtilité à part, la différence de nosdeux procès : vous aviez toujours assezd' adresse pour mettre les formes de votre côté,et pour me tromper dans le fond ; moi, parfoiblesse, par impatience ou par légèreté, jene prenois pas assez de précautions, et lesformes étaient contre moi. Ainsi je n’étaistrompeur qu’enapparence, et vous l' étiezdans l' essentiel. Pour moi, j’ai été assez punide mes fautes dans le temps où je les ai faites.Pour vous, j' espère que la fausse politique devotre fils me vengera assez de votre injusteambition. Il vous a contraint de vous dépouillerpendant votre vie. Vous êtes mort dégradé etmalheureux, vous qui avez prétendu mettre toutel' Europe dans les fers. Ce fils achèvera sonouvrage : sa jalousie et sa défiancep376

abattront toute ambition et toute vertuchez les espagnols ; le mérite, devenu suspectet odieux, n' osera paroître ; l' Espagne n’auraplus ni grand capitaine, ni génie élevé dans

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les négociations, ni discipline militaire, nibonne police dans les peuples. Ce roi toujourscaché et toujours impraticable, comme lesrois de l’orient, abattra le dedans de l' Espagne,et soulèvera les nations éloignées qui dépendent decette monarchie. Ce grand corps tombera de lui-même,et ne servira plus que d' exemple de la vanité destrop grandes fortunes. Un état réuni et médiocre,quand il est bien peuplé, bien policé et bien cultivépour les arts et pour les sciences utiles, quandil est d' ailleurs gouverné selon les lois avecmodération par un prince qui rend lui-mêmela justice et qui va lui-même à la guerre,promet quelque chose de plus heureux quevotre monarchie, qui n’a plus de tête pourréunir le gouvernement. Si vous ne voulez pasm’en croire, attendez un peu ; nos arrière-neveuxvous en diront des nouvelles.Charles-Quint.Hélas ! Je ne prévois que trop la vérité devos prédictions. La prévoyance de ces malheurs quirenverseront tous mes ouvrages m' a découragé et m' afait quitter l' empire.p377

Cette inquiétude troublait mon repos dansma solitude de Saint-Just.DIALOGUE 65

Henri Iii Et La Duchesse De Montpensier.Ménager les différents partis et les différentsesprits d’un royaume, ce n’est pas être hypocrite etfourbe.Henri Iii.Bonjour, ma cousine. Ne sommes-nous pasraccommodés au moins après notre mort ?La D. De Montpensier.Moins que jamais. Je ne saurais vous pardonnertous vos massacres, et sur-tout le sangde ma famille cruellement répandu.Henri Iii.Vous m’avez fait plus de mal dans Parisavec votre ligue, que je ne vous en ai fait parles choses que vous me reprochez. Faisonscompensation, et soyons bons amis.La D. De Montpensier.Non, je ne serai jamais amie d’un hommequi a conseillé l' horrible massacre de Blois.p378

Henri Iii.Mais le Duc De Guise m’avait poussé à bout.Avez-vous oublié la journée des barricades,où il vint faire le roi de Paris et me chasserdu Louvre ? Je fus contraint de me sauver parles Tuileries et par les feuillants.La D. De Montpensier.

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Mais il s' était réconcilié avec vous par lamédiation de la reine-mère. On dit que vousaviez communié avec lui, en rompant tousune même hostie, et que vous aviez juré saconservation.Henri Iii.Mes ennemis ont dit bien des choses sanspreuve, pour donner plus de crédit à la ligue.Mais enfin je ne pouvais plus être roi, si votrefrère n’eût été abattu.La D. De Montpensier.Quoi ! Vous ne pouviez plus être roi, sanstromper et sans faire assassiner ! Quels moyensde maintenir votre autorité ! Pourquoi signerl’union ? Pourquoi la faire signer à tout lemonde aux états de Blois ? Il fallait résistercourageusement ; C’était la vraie manière d’êtreroi. La royauté bien entendue consiste à demeurerferme dans la raison, et à se faire obéir.Henri Iii.Mais je ne pouvais m' empêcher de suppléerp379

à la force par l’a dresse et par la politique.La D. De Montpensier.Vous vouliez ménager les huguenots et lescatholiques, et vous vous rendiez méprisableaux uns et aux autres.Henri Iii.Non, je ne ménageois point les huguenots.La D. De Montpensier.Les conférences de la reine avec eux, et lessoins que vous preniez de les flatter toutes lesfois que vous vouliez contrebalancer le partide l’union, vous rendaient suspect à tous lescatholiques.Henri Iii.Mais d' ailleurs ne faisais-je pas tout ce quidépendait de moi pour témoigner mon zèlesur la religion ?La D. De Montpensier.Oui, mille grimaces ridicules, et qui étaientdémenties par d’autres actions scandaleuses.Aller en masque le mardi-gras, et le jour descendres à la procession en sac de pénitent avecun grand fouet ; porter à votre ceinture ungrand chapelet long d’une aune avec desgrains qui étaient de petites têtes de mort,et porter en même temps à votre cou unpanier pendu à un ruban, qui était plein depetits épagneuls, dont vous faisiez tous les ansp380

une dépense de cent mille écus ; d’un côtéfaire des confréries, des voeux, des pélerinages, desoratoires, vivre avec des feuillants, desminimes, des hiéronymitains, qu’on fait

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venir d' Espagne, et de l’autre passer sa vieavec ses infames mignons ; découper, collerdes images, et se jeter en même temps dansles curiosités de la magie, dans l' impiété, etdans la politique de Machiavel ; enfin courirla bague en femme, faire des repas avec vosmignons, où vous étiez servi par des femmesnues et déchevelées, puis faire le dévot, etchercher par-tout des ermitages : quelledisproportion ! Aussi dit-on que votre médecinMiron assurait que cette humeur noire quicausait tant de bizarreries, ou vous feraitmourir bientôt, ou vous ferait tomber dansla folie.Henri Iii.Tout cela était nécessaire pour ménager lesesprits : je donnois des plaisirs aux gensdébauchés, et de la dévotion aux dévots, pourles tenir tous.La D. De Montpensier.Vous les avez fort bien tenus. C’est ce qui afait dire que vous n' étiez bon qu’à tondre età faire moine.p381

Henri Iii.Je n’ai point oublié ces ciseaux que vousmontriez à tout le monde, disant que vous lesportiez pour me tondre.La D. De Montpensier.Vous m' aviez assez outragée pour méritercette insulte.Henri Iii.Mais enfin que pouvais-je faire ? Il fallaitménager tous les partis.La D. De Montpensier.Ce n’est point les ménager, que de montrerde la foiblesse, de la dissimulation, et del' hypocrisie de tous les côtés.Henri Iii.Chacun parle bien à son aise : mais on abesoin de bien des gens, quand on trouve tantde gens prêts à se révolter.La D. De Montpensier.Voyez le roi de Navarre votre cousin. Vousavez trouvé tout votre royaume soumis, etvous l’avez laissé tout en feu par une cruelleguerre civile : lui, sans dissimulation, sansmassacre ni hypocrisie, a acquis le royaumeentier qui refusait de le reconnoître ; il a tenudans ses intérêts les huguenots en quittantleur religion ; il a attiré tous les catholiques,et dissipé la ligue si puissante. Ne cherchezp382

point à vous excuser ; les choses ne valent quece qu’on les fait valoir.

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DIALOGUE 66

Henri Iii Et Henri Iv.Différence entre un roi qui se fait craindre et haïrpar la cruauté et la finesse, et un roi qui se faitaimer par sa sincérité et son désintéressement.Henri Iii.Hé ! Mon pauvre cousin, vous voilà tombédans le même malheur que moi.Henri Iv.Ma mort a été violente comme la vôtre. Maispersonne ne vous a regretté que vos mignons, à causedes biens immenses que vous répandiez sur eux avecprofusion : pour moi, toute la France m' a pleurécomme le père de toutes les familles. On me proposeradans la suite des siècles comme le modèle d’un bon etsage roi. Je commençois à mettre le royaumedans le calme, dans l’a bondance, et dans lebon ordre.Henri Iii.Quand je fus tué à Saint-Cloud, j' avais déjap383

abattu la ligue ; Paris était prêt à se rendre :J’aurais bientôt rétabli mon autorité.Henri Iv.Mais quel moyen de rétablir votre réputationsi noircie ? Vous passiez pour un fourbe,un hypocrite, un impie, un homme efféminé etdissolu. Quand on a une fois perdu la réputation deprobité et de bonne foi, on n’a jamais une autoritétranquille et assurée. Vous vous étiez défait desdeux Guises à Blois ; mais vous ne pouviez jamaisvous défaire de tous ceux qui avaient horreur de vosfourberies.Henri Iii.Hé ! Ne savez-vous pas que l’art de dissimulerest l’art de régner ?Henri Iv.Voilà les belles maximes que Duguast etquelques autres vous avaient inspirées. L’a bbéd' Elbène et les autres italiens vous avaientmis dans la tête la politique de Machiavel.La reine votre mère vous avait nourri dansces sentiments. Mais elle eut bien sujet de s’enrepentir ; elle eut ce qu’elle méritait : elle vousavait appris à être dénaturé ; vous le fûtescontre elle.Henri Iii.Mais quel moyen d' agir sincèrement, et dep384

se confier aux hommes ? Ils sont tous déguiséset corrompus.Henri Iv.Vous le croyez, parceque vous n’avez jamaisvu d' honnêtes gens, et vous ne croyez pas qu’il

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y en puisse avoir au monde. Mais vous n’encherchiez pas : au contraire, vous les fuyiez, etils vous fuyaient ; ils vous étaient suspects etincommodes. Il vous fallait des scélérats quivous inventassent de nouveaux plaisirs, quifussent capables des crimes les plus noirs, etdevant lesquels rien ne vous fît souvenir ni dela religion ni de la pudeur violées. Avec detelles moeurs, on n’a garde de trouver des gensde bien. Pour moi, J’en ai trouvé ; j’ai su m’enservir dans mon conseil, dans les négociationsétrangères, dans plusieurs charges ; par exemple,Sully, Jeannin, D' Ossat, etc.Henri Iii.à vous entendre parler, on vous prendraitpour un Caton ; votre jeunesse a été aussidéréglée que la mienne.Henri Iv.Il est vrai, j’ai été inexcusable dans ma passionhonteuse pour les femmes : mais, dans mes désordres,je n’ai jamais été ni trompeur, ni méchant, niimpie ; je n’ai été que foible. Le malheur m' abeaucoup servi ; car j’étaisp385

naturellement paresseux et trop adonné auxplaisirs. Si je fusse né roi, je me seraispeut-être déshonoré : mais la mauvaise fortune àvaincre, et mon royaume à conquérir, m' ontmis dans la nécessité de m' élever au-dessus demoi-même.Henri Iii.Combien avez-vous perdu de belles occasions devaincre vos ennemis, pendant que vous vousamusiez sur le bord de la Garonne à soupirerpour la Comtesse De Guiche ! Vousétiez comme Hercule filant auprès d' Omphale.Henri Iv.Je ne puis le désavouer : mais Coutras,Ivri, Arques, Fontaine-Françoise, réparentun peu...Henri Iii.N’ai-je pas gagné les batailles de Jarnac etde Moncontour ?Henri Iv.Oui ; mais le roi Henri Iii soutint mal lesespérances qu’on avait conçues du Duc D' Anjou.Henri Iv, au contraire, a mieux valu quele roi de Navarre.Henri Iii.Vous croyez donc que je n’ai point ouï parler de laDuchesse De Beaufort, de la Marquisep386

De Verneuil, de la... ? Mais je ne puis lescompter toutes, tant il y en a eu.Henri Iv.

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Je n’en désavoue aucune, et je passe condamnation :mais je me suis fait aimer et craindre ; j’ai détestécette politique cruelle et trompeuse dont vous étiezsi empoisonné, et qui a causé tous vos malheurs ;j’ai fait la guerre avec vigueur ; j’ai concluau-dehors une solide paix ; au-dedans j’ai policél' état, et je l’ai rendu florissant ; j’ai rangé lesgrands à leur devoir, et même les plus insolentsfavoris : tout cela sans tromper, sans assassiner,sans faire d' injustice, me fiant aux gens de bien,et mettant toute ma gloire à soulager les peuples.DIALOGUE 67

Henri Iv Et Le Duc De Mayenne.Les malheurs font les grands héros et les bons rois.Henri Iv.Mon cousin, j’ai oublié tout le passé, et jesuis bien aise de vous voir.p387

Le Duc De Mayenne.Vous êtes trop bon, sire, d' oublier mes fautes ; iln’y a rien que je ne voulusse faire pouren effacer le souvenir.Henri Iv.Promenons-nous dans cette allée entre cesdeux canaux ; et, en nous promenant, nousparlerons d' affaires.Le Duc De Mayenne.Je suivrai avec joie votre majesté.Henri Iv.Hé bien ! Mon cousin, je ne suis plus cepauvre béarnois qu’on voulait chasser duroyaume. Vous souvenez-vous du temps quenous étions à Arques, et que vous mandiez àParis que vous m' aviez acculé au bord de lamer, et qu’il faudrait que je me précipitassededans pour pouvoir me sauver ?Le Duc De Mayenne.Il est vrai : mais il est vrai aussi que vousfûtes sur le point de céder à la mauvaisefortune, et que vous auriez pris le parti de vousretirer en Angleterre, si Biron ne vous eûtreprésenté les suites d’un tel parti.Henri Iv.Vous parlez franchement, mon cousin, et jene le trouve point mauvais. Allez, ne craignezp388

rien, et dites tout ce que vous avez sur le coeur.Le Duc De Mayenne.Mais je n’en ai peut-être déja que trop dit ;les rois ne veulent point qu’on nomme leschoses par leurs noms. Ils sont accoutumés àla flatterie ; ils en font une partie de leurgrandeur. L' honnête liberté avec laquelle on parleaux autres hommes les blesse ; ils ne veulent

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point qu’on ouvre la bouche que pour les loueret les admirer. Il ne faut pas les traiter enhommes ; il faut dire qu’ils sont toujours etpar-tout des héros.Henri Iv.Vous en parlez si savamment, qu’il paroîtbien que vous en avez l' expérience. C’est ainsique vous étiez flatté et encensé pendant quevous étiez le roi de Paris.Le Duc De Mayenne.Il est vrai qu’on m' a amusé par beaucoupde vaines flatteries, qui m' ont donné de faussesespérances, et fait faire de grandes fautes.Henri Iv.Pour moi, j’ai été instruit par mon malheur.De telles leçons sont rudes, mais elles sontbonnes ; et il m’en restera toute ma vied' écouter plus volontiers qu’un autre mes vérités.Dites-les-moi donc, mon cher cousin, si vousm' aimez.p389

Le Duc De Mayenne.Tous nos mécomptes sont venus de l' idéeque nous avions conçue de vous dans votrejeunesse. Nous savions que les femmes vousamusaient par-tout ; que la Comtesse De Guichevous avait fait perdre tous les avantagesde la bataille de Coutras ; que vous aviez étéjaloux de votre cousin le Prince De Condé,qui paroissait plus ferme, plus sérieux, etplus appliqué que vous aux grandes affaires,et qui avait un bon esprit, une grande vertu.Nous vous regardions comme un homme mouet efféminé, que la reine mère avait trompépar mille intrigues d' amourettes, qui avaitfait tout ce qu’on avait voulu dans le tempsde la Saint-Barthélemi pour changer de religion,qui s' était encore soumis après la conjuration de laMôle à tout ce que la cour desirait. Enfin nousespérions avoir bon marché de vous. Mais en vérité,sire, je n’en puis plus ; me voilà tout en sueur ethors d' haleine. Votre majesté est aussi maigre etaussi légère que je suis gros et pesant. Je ne puisplus la suivre.Henri Iv.Il est vrai, mon cousin, que j’ai pris plaisirà vous lasser ; mais c’est aussi le seul mal queje vous ferai de ma vie. Achevez ce que vousavez commencé.p390

Le Duc De Mayenne.Vous nous avez bien surpris, quand nousvous avons vu, à cheval nuit et jour, faire desactions d’une vigueur et d’une diligence incroyableà Cahors, à Lause en Gascogne, à Arques en

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Normandie, à Ivri, devant Paris, à Arnai-Le-Duc,et à Fontaine-Françoise. Vous avez su gagner laconfiance des catholiques sans perdre les huguenots ;vous avez choisi des gens capables et dignes de votreconfiance pour les affaires ; vous les avez consultéssans jalousie, et avez su profiter de leurs bons avissans vous laisser gouverner ; vous nous avezprévenus par-tout ; vous êtes devenu un autrehomme, ferme, vigilant, laborieux, tout à vosdevoirs.Henri Iv.Je vois bien que ces vérités si hardies quevous me deviez dire se tournent en louanges ;mais il faut revenir à ce que je vous ai ditd' abord, qui est que je dois tout ce que je suisà ma mauvaise fortune. Si je me fusse trouvéd' abord sur le trône, environné de pompe,de délices, et de flatteries, je me seraisendormi dans les plaisirs ; mon naturel penchaità la mollesse : mais j’ai senti la contradictiondes hommes, et le tort que mes défauts mepouvaient faire ; il a fallu m’en corriger,m' assujettir,p391

me contraindre, suivre de bons conseils, profiter demes fautes, entrer dans toutes les affaires ; voilàce qui redresse et forme les hommes.DIALOGUE 68

Henri Iv Et Sixte-Quint.Les grands hommes s’estiment malgré l' oppositionde leurs intérêts.Sixte-Quint.Il y a long-temps que j’étais curieux de vousvoir. Pendant que nous étions tous deux enbonne santé, cela n’était guère possible : lamode des conférences entre les papes et lesrois était déja passée en notre temps. Cela étaitbon pour Léon X et François I, qui se virentà Bologne, et pour Clément Vii, avec le mêmeroi à Marseille, pour le mariage de Catherine DeMédicis. J’aurais été ravi d’avoir de mêmeavec vous une conférence ; mais je n’étais paslibre, et votre religion ne me le permettaitpas.Henri Iv.Vous voilà bien radouci : la mort, je le voisp392

bien, vous a mis à la raison. Dites la vérité, vousn' étiez pas de même du temps que je n’étais encoreque ce pauvre béarnois excommunié.Sixte-Quint.Voulez-vous que je vous parle sans déguisement ?D' abord je crus qu’il n’y avait qu’à vous pousser àtoute extrémité. J' avais par là bien embarrassé votre

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prédécesseur ; aussi le fis-je bien repentir d’avoirosé faire massacrer un cardinal de la sainte église.S’il n’eût fait tuer que le Duc De Guise, il eneût eu meilleur marché : mais attaquer la sacréepourpre, C’était un crime irrémissible ; je n’avaisgarde de tolérer un attentat d’une si dangereuseconséquence. Il me parut capital, après lamort de votre cousin, d' user contre vous derigueur comme contre lui, d' animer la ligue,et de ne laisser point monter sur le trône deFrance un hérétique : mais bientôt j' aperçusque vous prévaudriez sur la ligue, et votrecourage me donna bonne opinion de vous. Ily avait deux personnes dont je ne pouvais avecaucune bienséance être ami, et que j’ai moisnaturellement.Henri Iv.Qui étaient donc ces deux personnes quiavaient su vous plaire ?p393

Sixte-Quint.C’était vous et la reine élisabeth D' Angleterre.Henri Iv.Pour elle, je ne m' étonne pas qu’elle fûtselon votre goût. Premièrement elle étaitpape, aussi bien que vous, étant chef del' église anglicane : et C’était un pape aussi fierque vous ; elle savait se faire craindre et fairevoler les têtes. Voilà sans doute ce qui lui amérité l' honneur de vos bonnes graces.Sixte-Quint.Cela n’y a pas nui ; j’aime les gens vigoureux, etqui savent se rendre maîtres des autres. Le mériteque j’ai reconnu en vous et qui m' a gagné le coeur,c’est que vous avez battu la ligue, ménagé lanoblesse, tenu la balance entre les catholiques etles huguenots. Un homme qui sait faire tout cela estun homme, et je ne le méprise point comme sonprédécesseur, qui perdait tout par sa mollesse, et quine se relevait que par des tromperies. Si j’eussevécu, je vous aurais reçu à l’a bjuration sansvous faire languir. Vous en auriez été quittepour quelques petits coups de baguette, etpour déclarer que vous receviez la couronnede roi très chrétien de la libéralité du saint-siège.p394

Henri Iv.C’est ce que je n' eusse jamais accepté ; J’auraisplutôt recommencé la guerre.Sixte-Quint.J’aime à vous voir cette fierté. Mais, fauted’être assez appuyé de mes successeurs, vousavez été exposé à tant de conjurations, qu' enfinon vous a fait périr.Henri Iv.

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Il est vrai : mais vous, avez-vous été épargné ? Lacabale espagnole ne vous a pas mieux traité que moi ;le fer ou le poison, cela est bien égal. Mais allonsvoir cette bonne reine que vous aimez tant ; elle asu régner tranquillement, et plus long-temps que vouset moi.DIALOGUE 69

Le Cardinal De Richelieu Et Le CardinalXiménès.La vertu vaut mieux que la naissance.Le C. Ximénès.Maintenant que nous sommes ensemble, jevous conjure de me dire S’il est vrai que vousavez songé à m' imiter.p395

Le C. De Richelieu.Point. J’étais trop jaloux de la bonne gloire,pour vouloir être la copie d’un autre. J’ai toujours montré un caractère hardi et original.Le C. Ximénès.J' avais ouï dire que vous aviez pris la Rochelle,comme moi Oran ; abattu les huguenots, comme jerenversai les maures de Grenade pour les convertir ;protégé les lettres, abaissé l’orgueil des grands,relevé l’autorité royale, établi la Sorbonne commemon université D' Alcala De Hénarès, et mêmeprofité de la faveur de la reine Marie De Médicis,comme je fus élevé par celle d' Isabelle DeCastille.Le C. De Richelieu.Il est vrai qu’il y a entre nous certainesressemblances que le hasard a faites : mais je n’aienvisagé aucun modèle ; je me suis contentéde faire les choses que le temps et les affairesm' ont offertes pour la gloire de la France.D' ailleurs nos conditions étaient bien différentes.J’étais né à la cour ; j' y avais été nourridès ma plus grande jeunesse ; j’étais évêquede Luçon et secrétaire d' état, attaché à la reineet au maréchal D' Ancre. Tout cela n’a rien decommun avec un moine obscur et sans appui,p396

qui n’entre dans le monde et dans les affairesqu’à soixante ans.Le C. Ximénès.Rien ne me fait plus d' honneur que d’y êtreentré si tard. Je n’ai jamais eu de vuesd' ambition, ni d' empressement : je comptoisachever dans le cloître ma vie déja bien avancée.Le cardinal De Mendozza, archevêque de Tolède, mefit confesseur de la reine ; et la reine, prévenuepour moi, me fit successeur de ce cardinal pourl’a rchevêché de Tolède, contre le desir du roi, quivoulait y mettre son bâtard ; ensuite je devins le

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principal conseil de la reine dans ses peines àl' égard du roi. J’entrepris la conversion de Grenadeaprès que Ferdinand en eut fait la conquête. La reinemourut. Je me trouvai entre Ferdinand et songendre Philippe D' Autriche. Je rendis degrands services à Ferdinand après la mort dePhilippe. Je procurai l’autorité au beau-père.J' administrai les affaires, malgré les grands,avec vigueur. Je fis ma conquête d’oran, oùj’étais en personne, conduisant tout, et n’ayantpoint là de roi qui eût part à cette action,comme vous à la Rochelle et au pas de Suse.Après la mort de Ferdinand, je fus régentdans l’a bsence du jeune prince Charles ; c’estmoi qui empêchai les communautés d' Espagnep397

de commencer la révolte, qui arriva aprèsma mort : je fis changer le gouverneur et lesofficiers du second infant Ferdinand, quivoulaient le faire roi au préjudice de son frèreaîné. Enfin je mourus tranquille, ayant perdutoute autorité par l’artifice des flamands quiavaient prévenu le roi Charles contre moi. En toutcela je n’ai jamais fait aucun pas vers lafortune ; les affaires me sont venues trouver, et jen’y ai regardé que le bien public. Cela est plushonorable que d’être né à la cour, fils d’ungrand-prévôt, chevalier de l’ordre.Le C. De Richelieu.La naissance ne diminue jamais le méritedes grandes actions.Le C. Ximénès.Non ; mais puisque vous me poussez, je vousdirai que le désintéressement et la modérationvalent mieux qu’un peu de naissance.Le C. De Richelieu.Prétendez-vous comparer votre gouvernementau mien ? Avez-vous changé le systèmedu gouvernement de toute l' Europe ? J’ai abattu cette maison d' Autriche que vous avezservie, mis dans le coeur de l’a llemagne unroi de Suède victorieux, révolté la Catalogne,relevé le royaume de Portugal usurpé par lesp398

espagnols, rempli la chrétienté de mes négociations.Le C. Ximénès.J’avoue que je ne dois point comparer mesnégociations aux vôtres : mais j’ai soutenutoutes les affaires les plus difficiles de Castilleavec fermeté, sans intérêt, sans ambition,sans vanité, sans foiblesse. Dites-en autant, sivous le pouvez.DIALOGUE 70

La Reine Marie De Médicis

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Et Le Cardinal De Richelieu.Le C. De Richelieu.Ne puis-je pas espérer, madame, de vousapaiser en me justifiant au moins après mamort ?La Reine.ôtez-vous de devant moi, ingrat, perfide,scélérat, qui m’avez brouillée avec mon fils,et qui m’avez fait finir une vie misérable horsdu royaume. Jamais domestique n’a dû tantde bienfaits à sa maîtresse, et ne l’a traitée siindignement.p399

Le C. De Richelieu.Je n’aurais jamais perdu votre confiance,si vous n’aviez pas écouté des brouillons. Bérulle,la Du Fargis, les Marillac, ont commencé. Ensuitevous vous êtes livrée au père Chanteloube, àSaint-Germain de Mourgues, et à Fabroni, quiétaient des têtes mal faites et dangereuses. Avec detelles gens, vous n’aviez pas moins de peine à bienvivre avec monsieur à Bruxelles, qu' avec le roi àParis. Vous ne pouviez plus supporter ces beauxconseillers, et vous n’aviez pas le courage de vousen défaire.La Reine.Je les aurais chassés pour me raccommoderavec le roi mon fils. Mais il fallait faire desbassesses, revenir sans autorité, et subir votrejoug tyrannique : j’ai mois mieux mourir.Le C. De Richelieu.Ce qui était le plus bas et le moins dignede vous, C’était de vous unir à la maison d' Autriche,dans des négociations publiques, contre l' intérêt dela France. Il aurait mieux valu vous soumettre auroi votre fils : mais Fabroni vous en détournaittoujours par des prédictions.La Reine.Il est vrai qu’il m' assurait toujours que lavie du roi ne serait pas longue.p400

Le C. De Richelieu.C’était une prédiction bien facile à faire : lasanté du roi était très mauvaise, et il lagouvernait très mal. Mais votre astrologue auraitdû vous prédire que vous vivriez encore moinsque le roi. Les astrologues ne disent jamaistout, et leurs prédictions ne font jamais prendre desmesures justes.La Reine.Vous vous moquez de Fabroni, comme unhomme qui n’aurait jamais été crédule surl’astrologie judiciaire. N’aviez-vous pas devotre côté le P. Campanelle qui vous flattaitpar ses horoscopes ?

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Le C. De Richelieu.Au moins le P. Campanelle disait la vérité :car il me promettait que monsieur ne règneraitjamais, et que le roi aurait un fils qui luisuccèderait. Le fait est arrivé, et Fabroni vousa trompée.La Reine.Vous justifiez par ce discours l’astrologiejudiciaire et ceux qui y ajoutent foi : car vousreconnaissez la vérité des prédictions du P.Campanelle. Si un homme instruit commevous, et qui se piquait d’être un si fort génie,a été si crédule sur les horoscopes, faut-ils' étonner qu’une femme l’ait été aussi ? Cep401

qu’il y a de vrai et de plaisant, c’est que,dans l’a ffaire la plus sérieuse et la plusimportante de toute l' Europe, nous nous déterminionsde part et d’autre, non sur les vraies raisons del’a ffaire, mais sur les promesses de nosastrologues. Je ne voulais point revenir,parcequ’on me faisait toujours attendre lamort du roi ; et vous, de votre côté, vous necraigniez point de tomber dans mes mains oudans celles de monsieur à la mort du roi,parceque vous comptiez sur l' horoscope quivous répondait de la naissance d’un dauphin.Quand on veut faire le grand homme, onaffecte de mépriser l’astrologie : mais quoiqu’onfasse en public l' esprit fort, on est curieux etcrédule en secret.Le C. De Richelieu.C’est une foiblesse indigne d’une bonnetête. L’astrologie est la cause de tous vosmalheurs, et a empêché votre réconciliation avecle roi. Elle a fait autant de mal à la Francequ’à vous ; c’est une peste dans toutes les cours.Les biens qu’elle promet ne servent qu’à enivrer leshommes, et qu’à les endormir par de vainesespérances : les maux dont elle menace ne peuventpoint être évités par la prédiction, et rendent paravance une personne malheureuse.p402

Il vaut donc mieux ignorer l’a venir, quand même onpourrait en découvrir quelque chose par l’astrologie.La Reine.J’étais née italienne et au milieu des horoscopes.J' avais vu en France des prédictions véritables de lamort du roi mon mari.Le C. De Richelieu.Il est aisé d' en faire. Les restes d’un dangereuxparti songeaient à le faire périr. Plusieursparricides avaient déja manqué leur coup. Le danger dela vie du roi était manifeste. Peut-être que les gensqui abusaient de votre confiance n’en savaient que

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trop de nouvelles. D' ailleurs, les prédictionsviennent après coup, et on n’en examine guère ladate. Chacun est ravi de favoriser ce qui estextraordinaire.La Reine.J' aperçois, en passant, que votre ingratitudes' étend jusque sur le pauvre maréchal D' Ancre, quivous avait élevé à la cour. Mais venons au fait. Vouscroyez donc que l’astrologie n’a point defondement ? Le P. Campanelle n’a-t-il pas dit lavérité ? Ne l’a -t-il pas dite contre lavraisemblance ? Quelle apparence que le roi eût unfils après vingt-un ans de mariage sans en avoir ?Répondez.p403

Le C. De Richelieu.Je réponds que le roi et la reine étaientencore jeunes, et que les médecins, plus dignesd’être crus que les astrologues, comptaient qu’ilspourraient avoir des enfants. De plus, examinez lescirconstances. Fabroni, pour vous flatter, assuraitque le roi mourrait bientôt sans enfants. Il avaitd' abord bien pris ses avantages : il prédisait ce quiétait le plus vraisemblable. Que restait-il à fairepour le P. Campanelle ? Il fallait qu’il me donnâtde son côté de grandes espérances ; sans cela iln’y a pas de l' eau à boire dans ce métier. C’était àlui à dire le contraire de Fabroni, et à soutenir lagageure. Pour moi, je voulais être sa dupe ; et, dansl' incertitude de l' évènement, l' opinion populaire quifaisait espérer un dauphin contre la cabale demonsieur n’était pas inutile pour soutenir monautorité. Enfin il n’est pas étonnant que, parmi tantde prédictions frivoles dont on ne remarque pointla fausseté, il s’en trouve une dans tout unsiècle qui réussisse par un jeu du hasard. Maisremarquez le bonheur de l’astrologie : il fallaitque Fabroni ou Campanelle fût confondu ; dumoins il aurait fallu donner d' étrangescontorsions à leurs horoscopes pour lesconcilier, quoique le public soit si indulgent pourp404

se payer des plus grossières équivoques surl’a ccomplissement des prédictions. Mais enfinen quelque péril que fût la réputation desdeux astrologues, la gloire de l’astrologie étaiten pleine sûreté : il fallait que l’un des deuxeût raison ; C’était une nécessité que le roi eûtdes enfants ou qu’il n’en eût pas. Lequel desdeux qui pût arriver, l’astrologie triomphait.Vous voyez par là qu’elle triomphe à bon marché. On nemanque pas de dire maintenant que les principes sontcertains, mais que Campanelle avait mieux pris lemoment de la nativité du roi que Fabroni.La Reine.

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Mais j’ai toujours ouï dire qu’il y a desrègles infaillibles pour connoître l’a venir parles astres.Le C. De Richelieu.Vous l’avez ouï dire comme une infinitéd’autres choses que la vanité de l' esprit humaina autorisées. Mais il est certain que cetart n’a rien que de faux et de ridicule.La Reine.Quoi ! Vous doutez que le cours des astreset leurs influences ne fassent les biens et lesmaux des hommes ?Le C. De Richelieu.Non, je ne doute point : car je suis convaincup405

que l' influence des astres n’est qu’unechimère. Le soleil influe sur nous par la chaleur deses rayons ; mais tous les autres astres, par leurdistance, ne sont à notre égard que comme uneétincelle de feu. Une bougie, bien allumée, a bienplus de vertu, d’un bout de la chambre à l’autre, pouragir sur nos corps, que Jupiter et Saturne n’enont pour agir sur le globe de la terre. Les étoilesfixes, qui sont infiniment plus éloignées que lesplanètes, sont encore bien plus hors de portée denous faire du bien ou du mal. D' ailleurs lesprincipaux évènements de la vie roulent sur nosvolontés libres ; les astres ne pourraient agir parleurs influences que sur nos corps, et indirectementsur nos ames, qui seraient toujours libres derésister à leurs impressions, et de rendre lesprédictions fausses.La Reine.Je ne suis pas assez savante, et je ne sais sivous l' êtes assez vous-même pour décider cettequestion de philosophie : car on a toujours ditque vous étiez plus politique que savant. Maisje voudrais que vous eussiez entendu parlerFabroni sur les rapports qu’il y a entre lesnoms des astres et leurs propriétés.Le C. De Richelieu.C’est précisément le foible de l’astrologie.p406

Les noms des astres et des constellations leuront été donnés sur les métamorphoses et surles fables les plus puériles des poëtes. Pour lesconstellations, elles ne ressemblent par leurfigure à aucune des choses dont on leur a imposéle nom. Par exemple, la balance ne ressemble pas plusà une balance qu’à un moulin à vent. Le belier, lescorpion, le sagittaire, les deux ourses, n’ontaucun rapport raisonnable à ces noms. Les astrologuesont raisonné vainement sur les noms imposés au hasardpar rapport aux fables des poëtes. Jugez S’iln’est pas ridicule de prétendre sérieusement

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fonder toute une science de l’a venir sur desnoms expliqués au hasard, sans aucun rapportnaturel à ces fables, dont on ne peut qu' endormir lesenfants. Voilà le fond de l’astrologie.La Reine.Il faut ou que vous soyez devenu bien plussage que vous ne l' étiez, ou que vous soyezencore un grand fourbe de parler ainsi contrevos sentiments : car personne n’a jamais étéplus passionné que vous pour les prédictions.Vous en cherchiez par-tout, pour flatter votreambition sans bornes. Peut-être que vous avezchangé d' avis depuis que vous n’avez plus rienà espérer du côté de ces astres. Mais enfin vousp407

avez un grand désavantage pour me persuader, quiest d’avoir en cela, comme en tout le reste,toujours démenti vos paroles par votre conduite.Le C. De Richelieu.Je vois bien, madame, que vous avez oublié messervices d' Angoulême et de Tours, pour ne voussouvenir que de la journée des dupes et du voyage deCompiègne. Pour moi, je ne veux point oublier lerespect que je vous dois, et je me retire. Aussi bienai-je aperçu l' ombre pâle et bilieuse de M.D' épernon, qui s' approche avec toute sa fiertégasconne. Je serais mal entre vous deux, et je vaischercher son fils le cardinal, qui est mon bon ami.DIALOGUE 71

Le Cardinal De RichelieuEt Le Chancelier D' Oxenstiern.Différence entre un ministre qui agit par vanité etpar hauteur, et un autre qui agit pour l’amour de lapatrie.Le C. De Richelieu.Depuis ma mort on n’a point vu de ministre enEurope qui m' ait ressemblé.p408

Le Ch. D' Oxenstiern.Non, aucun n’a eu tant d' autorité.Le C. De Richelieu.Ce n’est pas ce que je dis : je parle du géniepour le gouvernement ; et je puis sans vanitédire de moi, comme je dirois d’un autre quiserait en ma place, que je n’ai rien laissé quiait pu m' égaler.Le Ch. D' Oxenstiern.Quand vous parlez ainsi, songez-vous queje n’étais ni marchand, ni laboureur, et queje me suis mêlé de politique autant qu’unautre ?Le C. De Richelieu.Vous ! Il est vrai que vous avez donné quelquesconseils à votre roi : mais il n’a rien entrepris que

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sur les traités qu’il a faits avec la France,c’est-à-dire avec moi.Le Ch. D' Oxenstiern.Il est vrai : mais c’est moi qui l’ai engagé àfaire ces traités.Le C. De Richelieu.J’ai été instruit des faits par le P. Joseph ;puis j’ai pris mes mesures sur les choses queCharnacé avait vues de près.Le Ch. D' Oxenstiern.Votre P. Joseph était un moine visionnaire. PourCharnacé, il était bon négociateur :p409

mais sans moi on n’eût jamais rien fait. Legrand Gustave, qui manquait de tout, eutdans les commencements, il est vrai, besoinde l’argent de la France : mais dans la suite ilbattit les bavarois et les impériaux ; il relevale parti protestant dans toute l’a llemagne.S’il eût vécu après la victoire de Lutzen, ilaurait bien embarrassé la France même, alarmée deses progrès, et aurait été la principale puissance del' Europe. Vous vous repentiez déja, mais trop tard,de l’avoir aidé : on vous soupçonna même d’êtrecoupable de sa mort.Le C. De Richelieu.J’en suis aussi innocent que vous.Le Ch. D' Oxenstiern.Je le veux croire : mais il est bien fâcheuxpour vous que personne ne mourût à propospour vos intérêts, qu' aussitôt on ne crût quevous étiez auteur de sa mort. Ce soupçon nevient que de l' idée que vous aviez donnée devous par le fond de votre conduite, dans laquellevous avez sacrifié sans scrupule la viedes hommes à votre propre grandeur.Le C. De Richelieu.Cette politique est nécessaire en certains cas.Le Ch. D' Oxenstiern.C’est de quoi les honnêtes gens douteronttoujours.p410

Le C. De Richelieu.C’est de quoi vous n’avez jamais douté nonplus que moi. Mais enfin qu' avez-vous tantfait dans l' Europe, vous qui vous vantezjusqu’à comparer votre ministère au mien ? Vousavez été le conseiller d’un petit roi barbare,d’un goth chef de bandits, et aux gages duroi de France, dont j’étais ministre.Le Ch. D' Oxenstiern.Mon roi n’avait point une couronne égaleà celle de votre maître : mais c’est ce qui faitla gloire de Gustave et la mienne. Nous sommessortis d’un pays sauvage et stérile, sans

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troupes, sans artillerie, sans argent : nousavons discipliné nos soldats, formé des officiers,vaincu les armées triomphantes des impériaux, changéla face de l' Europe, et laissé des généraux qui ontappris la guerre après nous à tout ce qu’il y a eu degrands hommes.Le C. De Richelieu.Il y a quelque chose de vrai à tout ce quevous dites : mais, à vous entendre, on croiraitque vous étiez aussi grand capitaine que Gustave.Le Ch. D' Oxenstiern.Je ne l' étais pas autant que lui : mais J’entendoisla guerre, et je l’ai fait assez voir aprèsla mort de mon maître.Le C. De Richelieu.N’aviez-vous pas Tortenson, Bannier, et leDuc De Weimar, sur qui tout roulait ?Le Ch. D' Oxenstiern.Je n’étais pas seulement occupé des négociations pourmaintenir la ligue, J’entrois encore dans tous lesconseils de guerre ; et ces grands hommes vous dirontque j’ai eu la principale part à toutes ces bellescampagnes.Le C. De Richelieu.Apparemment vous étiez du conseil, quandon perdit la bataille de Nordlingue, qui abattitla ligue.Le Ch. D' Oxenstiern.J’étais dans les conseils : mais c’est au DucDe Weimar à vous répondre sur cette bataillequ’il perdit. Quand elle fut perdue, je soutinsle parti découragé. L’a rmée suédoise demeuraétrangère dans un pays où elle subsistait parmes ressources. C’est moi qui ai fait par messoins un petit état conquis, que le Duc DeWeimar aurait conservé S’il eût vécu, et quevous avez usurpé indignement après sa mort.Vous m’avez vu en France chercher du secourspour ma nation, sans me mettre en peine devotre hauteur, qui aurait nui aux intérêts devotre maître, si je n' eusse été plus modéré etplus zélé pour ma patrie que vous pour lap412

vôtre. Vous vous êtes rendu odieux à votrenation ; j’ai fait les délices et la gloire de lamienne. Je suis retourné dans les rochers sauvagesd’où j’étais sorti, j' y suis mort en paix ;et toute l' Europe est pleine de mon nom aussibien que du vôtre. Je n’ai eu ni vos dignités,ni vos richesses, ni votre autorité, ni vospoëtes ni vos orateurs pour me flatter. Je n’aipour moi que la bonne opinion des suédois,et celle de tous les habiles gens qui lisent leshistoires et les négociations. J’ai agi suivantma religion contre les impériaux catholiques,qui, depuis la bataille de Prague, tyrannisaient

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toute l’a llemagne : vous avez, en mauvaisprêtre, relevé par nous les protestants et abattules catholiques en Allemagne. Il est aisé dejuger entre vous et moi.Le C. De Richelieu.Je ne pouvais éviter cet inconvénient sanslaisser l' Europe entière dans les fers de lamaison d' Autriche, qui visait à la monarchieuniverselle. Mais enfin je ne puis m' empêcher derire de voir un chancelier qui se donne pourun grand capitaine.Le Ch. D' Oxenstiern.Je ne me donne pas pour un grand capitaine, maispour un homme qui a servi utilement les générauxdans les conseils de guerre.p413

Je vous laisse la gloire d’avoir paru à chevalavec des armes et un habit de cavalier au pasde Suse. On dit même que vous vous êtes faitpeindre à Richelieu à cheval avec un buffle,une écharpe, et un bâton de commandant.Le C. De Richelieu.Je ne puis plus souffrir vos reproches. Adieu.DIALOGUE 72

Le Cardinal De Richelieu Et Le CardinalMazarin.Caractères de ces deux ministres. Différence entre lavraie et la fausse politique.Le C. De Richelieu.Hé ! Vous voilà, seigneur Jules ! On dit quevous avez gouverné la France après moi. Commentavez-vous fait ? Avez-vous achevé de réunirtoute l' Europe contre la maison d' Autriche ?Avez-vous renversé le parti huguenot, que j' avaisaffaibli ? Enfin avez-vous achevé d' abaisserles grands ?Le C. Mazarin.Vous aviez commencé tout cela : mais j’ai p414

eu bien d’autres choses à démêler ; il m' a fallusoutenir une régence orageuse.Le C. De Richelieu.Un roi inappliqué, et jaloux du ministremême qui le sert, donne bien plus d' embarrasdans le cabinet, que la foiblesse et la confusiond’une régence. Vous aviez une reine assezferme, et sous laquelle on pouvait plus facilementmener les affaires, que sous un roi épineux quiétait toujours aigri contre moi par quelque favorinaissant. Un tel prince ne gouverne ni ne laissegouverner. Il faut le servir malgré lui ; et on ne lefait qu’ens' exposant chaque jour à périr. Ma vie aété malheureuse par celui de qui je tenois toute monautorité. Vous savez que de tous les rois qui

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traversèrent le siège de La Rochelle, le roimon maître fut celui qui me donna le plusde peine. Je n’ai pas laissé de donner le coupmortel au parti huguenot, qui avait tant deplaces de sûreté et tant de chefs redoutables.J’ai porté la guerre jusque dans le sein de lamaison d' Autriche. On n' oubliera jamais larévolte de la Catalogne ; le secret impénétrableavec lequel le Portugal s’est préparé à secouerle joug injuste des espagnols ; la Hollandesoutenue par notre alliance dans une longueguerre contre la même puissance ; tous lesp415

alliés du nord, de l' empire, et de l’Italie,attachés à moi personnellement, comme à unhomme incapable de leur manquer ; enfin au-dedansde l' état les grands rangés à leur devoir. Je lesavais trouvés intraitables, se faisant honneur decabaler sans cesse contre tous ceux à qui le roiconfiait son autorité, et ne croyant devoir obéirau roi même, qu’autant qu’il les y engageait enflattant leur ambition et en leur donnant dans leursgouvernements un pouvoir sans bornes.Le C. Mazarin.Pour moi, j’étais un étranger ; tout étaitcontre moi ; je n’avais de ressource que dansmon industrie. J’ai commencé par m' insinuerdans l' esprit de la reine ; j’ai su écarter les gensqui avaient sa confiance ; je me suis défenducontre les cabales des courtisans, contre leparlement déchaîné, contre la fronde, partianimé par un cardinal audacieux et jalouxde ma fortune, enfin contre un prince qui secouvrait tous les ans de nouveaux lauriers, etqui n' employait la réputation de ses victoiresqu’à me perdre avec plus d' autorité : j’ai dissipétant d' ennemis. Deux fois chassé du royaume, j' ysuis rentré deux fois triomphant. Pendant monabsence même, C’était moi qui gouvernois l' état. J’ai poussé jusqu’à Rome lep416

Cardinal De Retz ; j’ai réduit le Prince DeCondé à se sauver en Flandre ; enfin j’ai conclu une paix glorieuse, et j’ai laissé enmourant un jeune roi en état de donner la loi àtoute l' Europe. Tout cela s’est fait par mongénie fertile en expédients, par la souplessede mes négociations, et par l’art que j' avaisde tenir toujours les hommes dans quelquenouvelle espérance. Remarquez que je n’ai pasrépandu une seule goutte de sang.Le C. De Richelieu.Vous n’aviez garde d' en répandre : vous étieztrop foible et trop timide.Le C. Mazarin.

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Timide ! Hé ! N’ai-je pas fait mettre les troisprinces à Vincennes ? M. Le prince eut tout letemps de s’ennuyer dans sa prison.Le C. De Richelieu.Je parie que vous n' osiez ni le retenir enprison ni le délivrer, et que votre embarrasfut la vraie cause de la longueur de sa prison.Mais venons au fait. Pour moi, j’ai répandudu sang ; il l’a fallu pour abaisser l’orgueil desgrands toujours prêts à se soulever. Il n’estpas étonnant qu’un homme qui a laissé tousles courtisans et tous les officiers d' arméereprendre leur ancienne hauteur n’ait fait mourirpersonne dans un gouvernement si foible.p417

Le C. Mazarin.Un gouvernement n’est point foible, quandil mène les affaires au but par souplesse, sanscruauté. Il vaut mieux être renard que lionou tigre.Le C. De Richelieu.Ce n’est point cruauté que de punir descoupables dont les mauvais exemples en produiraientd’autres : l' impunité attirant sans cesse desguerres civiles, elle eût anéanti l’autorité du roi,eût ruiné l' état, et eût coûté le sang de je ne saiscombien de milliers d’hommes ; au lieu que j’ai établi la paix et l’autorité en sacrifiant un petitnombre de têtes coupables : d' ailleurs je n’ai jamaiseu d’autres ennemis que ceux de l' état.Le C. Mazarin.Mais vous pensiez être l' état en personne.Vous supposiez qu’on ne pouvait être bonfrançois sans être à vos gages.Le C. De Richelieu.Avez-vous épargné le premier prince dusang, quand vous l’avez cru contraire à vosintérêts ? Pour être bien à la cour, ne fallait-ilpas être Mazarin ? Je n’ai jamais poussé plusloin que vous les soupçons et la défiance. Nousservions tous deux l' état ; en le servant, nousvoulions l’un et l’autre tout gouverner. Vousp418

tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse etpar un lâche artifice : pour moi, j’ai abattu lesmiens à force ouverte, et j’ai cru de bonne foiqu’ils ne cherchaient à me perdre, que pourjeter encore une fois la France dans les calamitéset dans la confusion d’où je venois de latirer avec tant de peines. Mais enfin j’ai tenuma parole ; j’ai été ami et ennemi de bonnefoi ; j’ai soutenu l’autorité de mon maître aveccourage et dignité. Il n’a tenu qu’à ceux quej’ai poussés à bout d’être comblés de graces ;j’ai fait toutes sortes d' avances vers eux ; j’ai

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aimé, j’ai cherché le mérite dès que je l’aireconnu : je voulais seulement qu’ils ne traversassentpas mon gouvernement, que je croyais nécessaire ausalut de la France. S’ils eussent voulu servir leroi selon leurs talents, sur mes ordres, ils eussentété mes amis.Le C. Mazarin.Dites plutôt qu’ils eussent été vos valets :des valets bien payés à la vérité ; mais il fallaits' accommoder d’un maître jaloux, impérieux,implacable sur tout ce qui blessait sa jalousie.Le C. De Richelieu.Hé bien ! Quand J’aurais été trop jaloux ettrop impérieux, c’est un grand défaut, il estvrai : mais combien avais-je de qualités quimarquent un génie étendu et une ame élevée !p419

Pour vous, seigneur Jules, vous n’avez montréque de la finesse et de l’a varice. Vous avez bienfait pis aux françois que de répandre leursang : vous avez corrompu le fond de leursmoeurs ; vous avez rendu la probité gauloiseet ridicule. Je n’avais que réprimé l' insolencedes grands ; vous avez abattu leur courage,dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions,rendu toutes les graces vénales. Vous craigniez lemérite ; on ne s' insinuait auprès de vous qu’envousmontrant un caractère d' esprit bas, souple, etcapable de mauvaises intrigues. Vous n’avez mêmejamais eu la vraie connaissance des hommes ; vous nepouviez rien croire que le mal, et tout le resten’était pour vous qu’une belle fable : il ne vousfallait que des esprits fourbes, qui trompassentceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou destrafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussivotre nom demeure avili et odieux : au contraire, onm' assure que le mien croît tous les jours en gloiredans la nation françoise.Le C. Mazarin.Vous aviez les inclinations plus nobles quemoi, un peu plus de hauteur et de fierté :mais vous aviez je ne sais quoi de vain et defaux. Pour moi, j’ai évité cette grandeur dep420

travers, comme une vanité ridicule : toujoursdes poëtes, des orateurs, des comédiens ! Vousétiez vous-même poëte, orateur, rival de Corneille ;vous faisiez des livres de dévotion sans êtredévot : vous vouliez être de tous les métiers, fairele galant, exceller en tout genre. Vous avaliezl' encens de tous les auteurs. Y a-t-il en Sorbonneune porte, ou un panneau de vitre, où vous n’ayezfait mettre vos armes ?Le C. De Richelieu.Votre satire est assez piquante, mais elle

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n’est pas sans fondement. Je vois bien que labonne gloire devrait faire fuir certains honneursque la grossière vanité cherche, et qu’onse déshonore à force de vouloir trop êtrehonoré. Mais enfin j’ai mois les lettres ; j’ai excité l' émulation pour les rétablir. Pour vous, vousn’avez jamais eu aucune attention, ni à l' église,ni aux lettres, ni aux arts, ni à la vertu.Faut-il s' étonner qu’une conduite si odieuseait soulevé tous les grands de l' état et tous leshonnêtes gens contre un étranger ?Le C. Mazarin.Vous ne parlez que de votre magnanimitéchimérique : mais pour bien gouverner unétat, il n’est question ni de générosité, ni debonne foi, ni de bonté de coeur ; il est questiond’un esprit fécond en expédients, qui soitimpénétrablep421

dans ses desseins, qui ne donne rien à ses passions,mais tout à l' intérêt, qui ne s' épuise jamais enressources pour vaincre les difficultés.Le C. De Richelieu.La vraie habileté consiste à n’avoir jamaisbesoin de tromper, et à réussir toujours pardes moyens honnêtes. Ce n’est que par foiblesse, etfaute de connoître le droit chemin, qu’on prend dessentiers détournés et qu’on a recours à la ruse. Lavraie habileté consiste à ne s' occuper point de tantd' expédients, mais à choisir d' abord par une vuenette et précise celui qui est le meilleur en lecomparant aux autres. Cette fertilité d' expédientsvient moins d' étendue et de force de génie, que dedéfaut de force et de justesse pour savoir choisir.La vraie habileté consiste à comprendre qu’à lalongue la plus grande de toutes les ressources dansles affaires est la réputation universelle deprobité. Vous êtes toujours en danger, quand vous nepouvez mettre dans vos intérêts que des dupes ou desfripons : mais quand on compte sur votre probité, lesbons et les méchants mêmes se fient à vous ; vosennemis vous craignent bien, et vos amisvous aiment de même. Pour vous, avec tousvos personnages de Protée, vous n’avez sup422

vous faire ni aimer, ni estimer, ni craindre.J’avoue que vous étiez un grand comédien,mais non pas un grand homme.Le C. Mazarin.Vous parlez de moi comme si j' avais été unhomme sans coeur ; j’ai montré en Espagne,pendant que j' y portois les armes, que je necraignois point la mort. On l’a encore vu dansles périls où j’ai été exposé pendant les guerresciviles de France. Pour vous, on sait que vous

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aviez peur de votre ombre, et que vous pensieztoujours voir sous votre lit quelque assassin prêt àvous poignarder. Mais il faut croire que vousn’aviez ces terreurs paniques que dans certainesheures.Le C. De Richelieu.Tournez-moi en ridicule tant qu’il vousplaira : pour moi, je vous ferai toujours justicesur vos bonnes qualités. Vous ne manquiezpas de valeur à la guerre : mais vous manquiez decourage, de fermeté, et de grandeur d' ame, dans lesaffaires. Vous n' étiez souple que par foiblesse, etfaute d’avoir dans l' esprit des principes fixes. Vousn' osiez résiter en face : c’est ce qui vous faisaitpromettre trop facilement, et éluder ensuite toutesvos paroles par cent défaites captieuses. Cesdéfaites étaient pourtant grossières et inutiles :ellesp423

ne vous mettaient à couvert qu’à cause quevous aviez l’autorité ; et un honnête homme auraitmieux aimé que vous lui eussiez dit nettement, j’ai eu tort de vous promettre, et je me vois dansl' impuissance d' exécuter ce que je vous ai promis,que d' ajouter au manquement de parole despantalonnades pour vous jouer des malheureux. C’estpeu que d’être brave dans un combat, si on estfoible dans une contradiction. Beaucoup de princescapables de mourir avec gloire se sont déshonoréscomme les derniers des hommes par leur mollesse dansles affaires journalières.Le C. Mazarin.Il est bien aisé de parler ainsi : mais quandon a tant de gens à contenter, on les amusecomme on peut. On n’a pas assez de gracespour en donner à tous ; chacun d’eux est bienloin de se faire justice. N’ayant pas autre choseà leur donner, il faut bien au moins leurlaisser de vaines espérances.Le C. De Richelieu.Je conviens qu’il faut laisser espérer à beaucoup degens. Ce n’est pas les tromper ; car chacun en sonrang peut trouver sa récompense, et s' avancer même encertaines occasions au-delà de ce qu’on aurait cru.Pour les espérances disproportionnées et ridicules,S’ilsp424

les prennent tant pis pour eux. Ce n’est pasvous qui les trompez, ils se trompent eux-mêmes, etne peuvent s’en prendre qu’à leur propre folie. Maisleur donner dans la chambre des paroles dont vousriez dans le cabinet, c’est ce qui est indigne d’unhonnête homme, et pernicieux à la réputation desaffaires. Pour moi, j’ai soutenu et agrandil’autorité du roi, sans recourir à de si misérables

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moyens. Le fait est convaincant ; et vous disputezcontre un homme qui est un exemple décisif contrevos maximes.

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