dieu et la science

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Dieu & la science Le nouveau chocLe nouveau chocA plusieurs reprises au cours des sicles, la science a cru quelle savait tout. Quelle avait tout compris de lUnivers, de la matire, de lnergie, de la vie, de lhomme. Et ce quelle savait balayait de faon aussi radicale que spectaculaire le message des grandes religions, les constructions des mythologies, les rcits des traditions ou les croyances sotriques sur les mmes grandes questions. En quelques dcennies, la Terre cessa dtre le centre du monde, lhomme ne fut plus le but ultime de la Cration et Dieu se sentit de plus en plus mal, du moins celui que lhomme avait cr son image. La nature ayant horreur du vide, des idologies, des philosophies, des fantasmagories prirent la place du moribond. Pour viter les ennuis, chacun se retira en son domaine, les sciences dans la comprhension du vivant, les religions dans le secours aux vivants.

Le nouveau choc

A plusieurs reprises au cours des sicles, la science a cru quelle savait tout. Quelle avait tout compris de lUnivers, de la matire, de lnergie, de la vie, de lhomme. Et ce quelle savait balayait de faon aussi radicale que spectaculaire le message des grandes religions, les constructions des mythologies, les rcits des traditions ou les croyances sotriques sur les mmes grandes questions. En quelques dcennies, la Terre cessa dtre le centre du monde, lhomme ne fut plus le but ultime de la Cration et Dieu se sentit de plus en plus mal, du moins celui que lhomme avait cr son image. La nature ayant horreur du vide, des idologies, des philosophies, des fantasmagories prirent la place du moribond. Pour viter les ennuis, chacun se retira en son domaine, les sciences dans la comprhension du vivant, les religions dans le secours aux vivants. Mais en matire de connaissance des choses, des sicles daffrontements, des procs pour hrsie, des condamnations au bcher, des anathmes et des injures se soldaient par le triomphe absolu du raisonnement, du calcul, de la mesure, de lexprience et de la dduction. Dope par ses succs, ivre de son savoir, la science est son tour devenue religion. La religion de lre industrielle, o soudain tout devint cause et effet: de lattraction universelle la propagation des virus, de la marche inluctable de lHistoire au sein des phnomnes marchands la structuration de linconscient comme langage. Et puis le XXe sicle est arriv: la physique nuclaire et ses secrets, la mcanique quantique et ses incertitudes, enfin la relativit et ses ambiguts ont branl leur tour la religion positiviste et le dieu rationalit. La science a commenc douter delle-mme. Les savants se sont partags en deux catgories. Les premiers, la suite dEinstein, smerveillaient que lUnivers soit intelligible, que le hasard sorganise toujours selon une complexit croissante. Certains dentre eux finissaient par croire que du big-bang la thorie du chaos tout indiquait quune puissance inconnue, une ultime ralit, comme le dit le prix Nobel Christian de Duve que nous interrogeons longuement dans ce dossier, puisse constituer la rponse lointaine la question du sens. Lautre catgorie de savants refusait radicalement ce retour tacite du finalisme aristotlicien et le triomphe du grand dterminisme. Elle sopposait toute convergence entre science et foi. Elle rappelait les checs pitoyables des tentatives de preuve de lexistence de Dieu par la complexit des tres vivants ou par lexpansion de lUnivers. Elle voquait limmense champ de dcouvertes restant oprer dans linfiniment grand ou linfiniment petit. Elle voquait lexistence possible de plusieurs univers et la certitude que nos 100 milliards de neurones ntaient pas encore suffisamment nombreux pour comprendre ce qui nous chappe aujourdhui. En attendant, bien plus que les savants, ce sont les citoyens du monde qui sont saisis par le doute. Quelle est cette science capable de nous apporter dimmenses progrs mais aussi Hiroshima, les manipulations gntiques douteuses et les tentatives de clonage humain? Quels sont ces savants saisis par lirrationnel? Le pari sur le progrs qui semble sous-tendre toute recherche nest-il pas dj perdu? Les drives du nouveau sicle, la mondialisation ingalitaire, lindividualisme triomphant, la violence mystico-religieuse, le naufrage des grandes idologies, la sduction du fondamentalisme et langoisse existentielle nouvrent-ils pas un boulevard aux intgristes de tout poil? Ces terroristes de lme sestiment en droit de prner ltablissement par la force de rgimes thocratiques, dexiger lenseignement de la science de la cration et la vracit absolue du rcit biblique de la Gense, de

2proclamer la diabolisation de lavortement et des recherches sur le vivant, ou de dfendre par la violence la desse Nature corrompue par lhomme... Quand se superpose ces prtentions le triomphe dun capitalisme mdiatico-mystico-financier tent de sacheter la recherche pour prouver, par exemple, lexistence de Dieu, le XXIe sicle rappelle furieusement les sicles passs. Cest ce nouveau choc, ranimant souvent de trs vieilles querelles, que notre dossier entend raconter, travers un point des connaissances sur les grandes questions, lhistoire des conflits entre science et religion et lexamen des affrontements contemporains. Michel de Pracontal Olivier Preti Le Big-Bang, une nouvelle Gense

Les inconnues de lUnivers

Maintenant quelle a compris et dmontr quand et comment est n le cosmos, la science se brise-telle sur les interrogations mtaphysiques de lavant et du pourquoi? Une chance pour Dieu? Au commencement, Dieu ne cra rien du tout. Ni cieux ni Ciel, ni Terre ni mers, ni btes ni bestioles. On tait en 1965 aprs Jsus-Christ, et il en avait ras la barbe de se taper tout le boulot depuis le fin fond de la Sainte Eternit. Que ces deux petits malins de Penzias et Wilson se dbrouillent tout seuls!, cria Dieu en colre, avant de se retirer dans son tipi (cest une image). Arno Penzias et Robert Wilson ne se le firent pas dire deux fois. Ils taient peut-tre nuls en cration du monde, mais ctait deux sacrs bons ingnieurs devant lEternel. Aux laboratoires Bell de Holmdel, New Jersey, ils travaillaient sur une antenne de radio destine recevoir les signaux de Telstar, le premier satellite de tlcommunications. Penzias et Wilson voulaient utiliser lantenne pour dtecter une mission venue du halo de notre galaxie. Au lieu du signal prvu, ils captrent un rayonnement inconnu, qui prsentait la proprit insolite dtre identique dans toutes les directions, comme sil venait de partout la fois! Personne navait jamais vu un truc pareil. Penzias et Wilson crurent un parasite produit par les circuits lectroniques. Ils passrent lappareillage au peigne fin, nettoyrent chaque crotte de pigeon et interdirent la moindre souris de pter dans un rayon de 25 kilomtres. Malgr ces prcautions, le satan signal persista. Les deux ingnieurs se creusrent la tte jusqu ce quils apprissent quune quipe de la prestigieuse Universit de Princeton, tout prs de Holmdel, cherchait justement ce quils avaient trouv par hasard: un rayonnement cosmique isotrope, cest--dire dune gale densit dans toutes les directions. Daprs Robert Dicke et James Peebles, les astrophysiciens de Princeton, cette radiation tait le rsidu dun pass lointain o lUnivers avait t une boule de feu primordiale incroyablement chaude! Dicke et Peebles avaient construit une antenne similaire celle de Holmdel pour capter le rayonnement fossile, mais ils staient fait brler la politesse par les ingnieurs de la Bell. Fin 1965, lantenne de Dicke confirma les rsultats de Holmdel. Ctait une immense dcouverte scientifique, qui couronnait un demi-sicle de recherches cosmologiques. Ds 1922, le mathmaticien russe Alexander Friedmann supposait que lUnivers tait en expansion. Puis Edwin Hubble montrait que lespace intersidral tait peupl de milliards de galaxies qui sloignaient les unes des autres. Ce qui confirmait lhypothse de Friedmann et suggrait que lUnivers avait dabord t beaucoup plus petit. En 1927, labb Georges Lematre, un astronome de Louvain, affirmait quen remontant dans le temps on atteindrait un instant initial o le monde entier tiendrait dans un grain de matire fantastiquement concentr, un atome primitif. Aprs Lematre, George Gamow, Ralph Alpher, Robert Herman , etc., laborrent la thorie de cet uf cosmique, dune densit et dune temprature colossales do avait surgi, en une formidable explosion, une gigantesque soupe de particules et de radiations. Galaxies, toiles et plantes ntaient rien dautre que les grumeaux de la soupe cosmique, refroidies depuis 15 milliards dannes. Cette construction impliquait lexistence du rayonnement cosmique fossile, reliquat du bain de lumire brlante do tait issu notre monde. Leur dcouverte, dabord annonce dans le clbre Astrophysical Journal, valut Penzias et Wilson le Nobel de physique en 1978. Malgr ce succs, la Grande Explosion initiale ne fit pas lunanimit. Lexpression mme de big-bang, aujourdhui banale, avait t invente par lastrophysicien britannique Fred Hoyle, partisan dun Univers immuable, pour se moquer du Grand Boum de Lematre et consorts. Et Robert Dicke penchait, lui, pour un univers oscillant, passant par une srie infinie de cycles expansion-contraction. Pour sa part, Dieu navait gure dobjection cette version moderne de la Gense: mme si celle-ci faisait remonter le dbut des oprations 10 ou 15 milliards dannes, nettement plus que la semaine prvue par lAncien Testament, elle restait compatible avec lide que le monde avait t cr. La chose nchappa point au pape Pie XII, qui observait en 1951: Il semble en effet que la science daujourdhui, remontant dun trait des millions de sicles, ait russi se faire le tmoin de ce fiat lux

3initial, de cet instant o surgit du nant avec la matire un ocan de lumire et de radiations, tandis que les particules des lments chimiques se sparaient et sassociaient en millions de galaxies. Ctait tirer la couverture du ct de la religion, mais la physique avait elle-mme ouvert la brche: si la thorie expliquait que le monde tait n dune singularit initiale, elle ne disait rien de ce qui stait pass avant le big-bang. Comme le fit remarquer en 1986 lastrophysicien Hubert Reeves, ce nest pas une question laquelle la science peut rpondre, mais vous voyez en mme temps que cest une question quelle suscite (1). Bien sr, un scientifique srieux objectait que la question tait mal pose: le temps lui-mme commence avec le big-bang; il ny a pas se demander ce quil y avait avant, car il ny a pas davant. Beaucoup desprits ne se satisfaisaient pas de cette rponse. Do lun de ces dbats vertigineux dont notre poque a le secret: primo, la science a pris la place de la religion pour rsoudre les questions ternelles comme celle de lorigine du monde; secondo, elle a chou, car elle est loin de tout expliquer. Do ma question angoisse: que faire, docteur? Dieu savait pertinemment quil sagissait dun faux problme, pour au moins deux raisons. Dabord, beaucoup de religions ne rpondent pas la question de lorigine de toutes choses, et beaucoup de peuples traditionnels sen soucient comme de leur premier tui pnien. Les mythes des Kwaio des les Salomon ne cherchent pas expliquer le dbut de tout, mais parlent dun monde o les humains donnaient de grandes ftes, levaient des cochons, cultivaient le taro et livraient des batailles sanglantes, tout comme aujourdhui (2). De plus, mme dans les cultures proccupes par lorigine du monde, les solutions proposes sont trs varies et diffrent en gnral de celle propose par le monothisme judo-chrtien, savoir le Grand Architecte cosmique de lAncien Testament. Dans la cosmogonie de lInde, le temps est cyclique, lUnivers se cre quand Brahma ouvre les yeux et se dtruit quand il les referme. Chez les Chinois, lUnivers est n dun uf cosmique, comme dans la cosmogonie de la Haute-Egypte. Mais le pays des pharaons propose aux moins deux autres versions: selon celle dHliopolis, dun ocan primordial merge R, le Soleil, qui engendre un couple, Shou (le sec) et Tefnout (lhumide), do naissent le Ciel et la Terre; dans la cosmogonie de Memphis, Ptah, le dmiurge, sort de locan primordial pour crer lhomme. Pour les Grecs, du moins selon Hsiode, tout commence par le Chaos, do surgissent Gaia, la Terre, Eros, le Dsir, Erbe, les Tnbres, et Nyx, la Nuit. Les Aborignes dAustralie parlent de Tjukurpa, un temps du rve pendant lequel des anctres surnaturels tels que le Serpent Arc-en-Ciel et les Hommes-Eclairs crent le monde Bref, la suppose crise mtaphysique provoque par la thorie du big-bang na rien duniversel. Elle rsulte pour lessentiel de la mconnaissance des mdias et du public occidental de leur propre culture religieuse judo-chrtienne. Ce qui nempche pas les mmes mdias de chercher rsoudre le problme quils ont artificiellement cr. Ce qui se traduisit dans les annes 1980 par dimprobables et confuses tentatives de rapprocher Science et Conscience, le second terme tant identifi, sans que lon st pourquoi, la conscience religieuse. Au dbut du troisime millnaire se dveloppa une stratgie mdiatique plus nettement antiscience, consistant tirer boulets rouges sur le big-bang, dcrit comme une thorie bout de souffle, rafistole de toutes parts, et qui nallait pas tarder exploser avec un bruit mat. Au mme moment, des physiciens de lUniversit de Chicago annonaient que lon avait pour la premire fois dtect la polarisation du rayonnement fossile. Ce rsultat, prvu ds 1968, vrifi en 2003 et 2004, tait une confirmation clatante des ides du modle cosmologique standard (Science, 27 septembre et 15 novembre 2002; 8 octobre et 29 octobre 2004). En pratique, il permettait de dcouvrir une image de lUnivers jeune extraordinairement plus prcise que celles dont on disposait jusquici. Ainsi, tandis que les mtaphysiciens du dimanche enterraient le big-bang, et que les foules senrlaient dans de nouvelles Eglises sans Grand Architecte, les scientifiques ramenaient du fin fond du cosmos les photos de lUnivers bb. Dieu songea que sa Cration tait somme toute assez robuste. Et il vit que cela tait bon. (1) Hubert Reeves, in Sciences et Symboles, Albin Michel/France-Culture, Paris, 1986. (2) Roger Keesing cit par Pascal Boyer dans Et lhomme cra les dieux, Robert Laffont, 2001, rdit en Folio Essais. Michel de Pracontal Des particules aux galaxies

Les incertitudes de la matire

Mme si elle a mis en lumire les principes constitutifs de la matire et de lnergie, la science physique demeure cartele entre deux explications du monde, celle de la mcanique quantique et celle de la relativit. Un boulevard pour Dieu? Quand on y pense, ctait tout bte: pour imaginer le concept datome lultime grain constitutif de la matire, rput inscable , les philosophes grecs dil y a environ vingt-cinq sicles (Leucippe, Dmocrite, Epicure) nont eu qu se servir de leur tte et

4faire preuve dun peu de bon sens (1). Pas besoin de microscopes ou dacclrateurs de particules. Il suffisait de sattaquer la clbre aporie de Znon: la division dune quantit quelconque de matire en quantits toujours plus petites, si elle ne connat pas de limite, ne peut mener quau rien. Or la matire, lvidence, ce nest pas rien. Elle est visible, elle est pesante, elle occupe de la place. CQFD: au bout du compte, elle est donc forme de trs minuscules entits incassables, relies entre elles par des crochets plus ou moins rsistants et spares par du vide. Renommons ces crochets de lexpression liaisons chimiques. Ajoutons que, dans le cas des ractions nuclaires, les gros atomes peuvent tre scinds en atomes plus petits. Et encore que chaque particule de matire est en fait de lnergie condense. Alors les vieux atomes de Dmocrite sont parfaitement conformes aux dfinitions et aux expriences probantes de la science daujourdhui. Pourtant, avant de rapparatre timidement avec la physique et la chimie du xixe sicle, ils ont subi une clipse de deux bons millnaires. Ainsi, du xviie la fin du xixe sicle, les ditions successives du Dictionnaire de lAcadmie ont raval latome au rang darchaque supputation de Dmocrite et Epicure, lesquels avaient prtendu que les corps se formaient par la rencontre fortuite des atomes. LAcadmie ne leur concdait quune signification mtaphorique, les atomes tant par exemple ces petites poussires que lon voit voler en lair aux rayons du soleil. On pourrait en conclure que la science a perdu normment de temps, cela pour des raisons qui paraissent aujourdhui bien futiles. Cest que, malgr le factieux Znon, les incontournables Platon et Aristote, pour une fois daccord, refusrent cette ide dune matire discontinue. Pour eux, la matire tait au contraire continue et forme de diffrentes combinaisons des quatre lments leau, lair, la terre et le feu. En Occident, lEglise fit sienne cette conception. Comme la nature, elle avait horreur du vide, mme seulement intercalaire, que supposait lhypothse atomiste: Dieu ayant cr la matire partir du nant, cette matire ne pouvait plus du tout renfermer de nant. Mais lEglise navait pas seulement horreur du vide. Elle avait surtout horreur que lon touche Aristote, son finalisme, son offre commode dune hirarchisation toute faite des tres vivants quil restait juste placer sous la houlette du Crateur. Elle le prenait donc en bloc. Enfin la thorie atomiste se heurtait au dogme de leucharistie: le pain et le vin constitus datomes et de vide Mais alors quid de leur transsubstantiation, lorsquils devenaient le vrai corps et le vrai sang du Christ, sans pour autant changer dapparence? Sur la base de documents indits, Pietro Redondi, historien italien, a rcemment soutenu que le vritable motif de la condamnation de Galile rsidait dans son adhsion dclare la thorie atomiste, et accessoirement dans la rfutation dAristote avec sa thorie de la chute des corps. Or lEglise, face la Rforme, venait de raffirmer avec intransigeance son dogme de la transsubstantiation relle, lune des principales sources de discorde avec les protestants. Ce ntait vraiment pas le moment de venir compliquer les choses avec ces ridicules histoires datomes impies. Ni mme den dbattre en public lors dun procs. Alors on aurait discrdit Galile sous un autre prtexte, avec cette histoire de Terre tournant autour du Soleil, que le prvenu avait dailleurs non pas invente mais emprunte Copernic. Malgr tout la thorie atomique a fini par triompher et pour le meilleur comme pour le pire par administrer de faon tonitruante la preuve de sa ralit. Dsormais dfinitivement rpertoris et classifis, les atomes ne sont pas tous incassables, mais ils constituent avec certitude la totalit de la matire observable. La Terre comme les toiles, la matire inerte comme la matire vivante, et les hosties aussi avant comme aprs leur conscration. Le corps humain lui-mme, et jusqu son cerveau, est intgralement form dassemblages molculaires de ces grains standardiss. Des grains sans me, emprunts le temps dune vie au tableau de Mendeleev. Notre dignit nen souffre gure, au contraire, puisque, comme la expliqu lastrophysicien Hubert Reeves, nous voici promus au rang de poussires dtoiles. Aristote avait tort. Et Dmocrite raison, cela un point quil naurait pas os imaginer: non seulement les atomes sont spars par du vide, mais en plus ils sont eux-mmes essentiellement constitus de vide avec un noyau qui concentre la quasi-totalit de leur masse dans peine la cent millime partie de leur volume. Ils restent donc une source inpuisable dtonnement, mme si on connat leur structure et les lois dassemblage des particules qui les forment.Pourtant, au fond et mme si les religions ne leur mettent plus de btons dans les roues pour retarder leur comprhension , les scientifiques ne savent toujours pas ce quest vraiment la matire, ni quelles particules et sous-particules ultimes la constituent. Ils ignorent de quelle nature peuvent bien tre, et o se situent, les 90% environ de matire noire ou masse cache qui manquent lappel pour expliquer les mouvements observs de la part des toiles et des galaxies. Surtout la physique souffre dtre dchire entre deux descriptions du monde: celle de la mcanique quantique et celle de la relativit einsteinienne la premire fonctionnant admirablement lchelle des atomes et particules, lautre, non moins admirablement, lchelle des astres, mais avec des lois inconciliables qui attendent la fameuse grande unification (voir encadr). Avouons-le, les choses taient quand mme plus simples sans les atomes, au bon vieux temps des quatre lments dAristote.

5(1) La thse de philosophie du trs matrialiste Karl Marx, soutenue en 1841, avait pour titre: Les diffrences dans la philosophie de la nature chez Dmocrite et Epicure. Mais cest une autre histoire...Fabien Gruhier

Dieu, les ds, et le boson de Higgs

Tout le monde connat le clbre jugement dEinstein : Dieu ne joue pas aux ds. Cette citation doit toutefois tre replace dans son contexte: le grand Albert signifiait par l non pas sa croyance en Dieu (encore que) mais, plus exactement, son refus net et dfinitif de la mcanique quantique, alors mme quelle venait dtre formule. La mcanique quantique implique la notion de hasard dans les processus atomiques, et dincertitude probabiliste impntrable quand il sagit dobtenir des informations prcises sur telle particule observe, qui se voit en somme dote dune certaine marge de fantaisie individuelle. Or, nen dplaise Einstein, la mcanique quantique jusquici inconciliable avec la Relativit, cest encore aujourdhui le grand drame de la physique est, avec notamment son temps immuable, tout fait avre, vrifie, oprationnelle lchelle des particules. Tout comme la Relativit lest lchelle du cosmos, avec linverse son temps lastique. Il est certes dsolant de constater, avec le physicien franais Marc Lachize-Rey, quen attendant lhypothtique unification saffrontent ainsi deux visions opposes, dans deux cadres gomtriques incompatibles. Il nempche, Einstein avait tort de disqualifier la mcanique quantique et, au moins dans un certain domaine, Dieu joue bel et bien aux ds Plus rcemment, une autre irruption inattendue de Dieu dans le champ de la physique a concern le boson de Higgs, alias particule d e Dieu selon une expression de lAmricain Leon Lederman, prix Nobel, dcouvreur du neutrino. A la fin des annes 1960, lEcossais Peter Higgs a en effet postul, dune faon thorique, lexistence dune particule matrielle fondamentale jamais observe jusquici. Or ce fameux boson permettrait de raliser le grand rve des physiciens: lunification des quatre forces de la nature, la faible, la forte, la gravitationnelle et llectromagntique. Il expliquerait les brisures de symtrie, apparues dans les conditions extrmes du big-bang, qui ont spar ces forces et donn leurs masses respectives aux diffrentes particules. Et il permettrait de comprendre ce quest la matire noire, masse manquante invisible qui constitue 90% de lUnivers. Bref, ce boson harmonisateur rvolutionnerait notre comprhension de lUnivers, en lui donnant une merveilleuse, une harmonieuse cohrence. Do son essence prsume divine. Pour le trouver, il faut recrer peu ou prou la profusion de ces nergies furieuses qui ont marqu le big-bang. Cest la mission du futur Large Hadron Collider (LHC) en construction au Cern, prs de Genve. Rendez-vous en 2007 avec la particule de Dieu? Fabien Gruhier Gnration spontane, force vitale, briques de vie...

Les mystres de la Vie

Non seulement on ne sait toujours pas comment de la matire inanime est sortie la Vie, mais les scientifiques nont toujours pas russi fabriquer une seule cellule capable de se reproduire. Do lide que seul Dieu peut y parvenir? Comment la Vie est-elle venue la matire? Par quel miracle (?) que les scientifiques ne sont jusqu prsent, et il sen faut de beaucoup, jamais parvenus reproduire les atomes inanims ont-ils donn naissance la premire cellule capable de se reproduire? Et si, sur la Terre primitive, les hasards de la chimie prbiotique ont de nombreuses reprises initi des mcanismes organiques ayant le plus souvent dbouch sur un cul-de-sac, alors quoi pouvait bien ressembler Luca, la cellule primordiale dite last universal common ancestor, dont descendent absolument tous les tres vivants connus? Cette fantastique question passionne aujourdhui de nombreux chercheurs qui sefforcent de contribuer la rsolution de la grande nigme, mme si cest souvent avec fort peu de moyens matriels: les crdits ne pleuvent pas, compte tenu du fait quon ne voie pas trs bien quelles applications pratiques lucratives pourraient sortir de pareils travaux, qui relvent vraiment de la recherche fondamentale. Curieusement, les grands philosophes et les grandes religions se sont de tout temps relativement peu intresss la question. Durant des sicles, voire des millnaires, on la mme considre comme rsolue. Ou comme ne mritant qu peine dtre pose: partir du moment o il tait admis que lhomme et les animaux suprieurs avaient t crs par Dieu dun coup de baguette magique, on navait aucune raison srieuse de sintresser lorigine des moisissures, des ponges, des vers de terre ou des divers animalcules microscopiques, encore moins des bactries dont on ignorait dailleurs lexistence. Pour toutes ces formes de vie rputes infrieures, on avait de toute faon une rponse peu prs universellement admise: ctait la fameuse thorie de la gnration spontane.

6Jusquau milieu du xviiie sicle, la suite dAristote, puis de Descartes, Newton et Bacon, le grand naturaliste Buffon croyait encore que la vie lmentaire apparaissait automatiquement partout, ds lors quon lui fournissait un berceau suffisamment rpugnant, fait de dtritus et de rsidus divers. Vers 1650, Jan Baptist Van Helmont, un mdecin belge, avait mme donn une recette pour fabriquer rapidement des rongeurs: Prenez une chemise sale, enfermez-la dans un rcipient hermtiquement clos avec des graines et un vieux morceau de fromage. Au bout dune semaine, vous trouverez une souris. Il fallut attendre les expriences de labb italien Lazzaro Spallanzani, au xviiie sicle lequel nettoyait et obturait correctement ses fioles aprs les avoir de surcrot purifies par la chaleur, les pasteurisant sans le savoir pour constater quaucune forme de vie napparaissait si ses germes ntaient pas prexistants. Chez beaucoup de savants, le doute subsista pendant un bon sicle, avant que Pasteur, par une srie dexpriences restes clbres, ne mette fin au mythe de la gnration spontane. En somme, tous les efforts de la science ont donc longtemps consist (et russi) dmontrer que la Vie ne pouvait pas apparatre partir de la matire inanime. Aujourdhui, dune certaine faon, elle sefforce de dmontrer linverse au moins dans les conditions qui prvalaient sur la Terre primitive dil y a environ 4 milliards dannes , et elle a de nouveau bien du mal. Longtemps, mme une fois enterre la gnration spontane, les scientifiques les plus respectables ont invoqu une mystrieuse force vitale: exclusivit absolue des organismes vivants, considre comme indispensable la synthse des molcules organiques, elle tait cense rendre impossible la reproduction en laboratoire des substances caractristiques des organismes vivants. Ce nouveau mythe fut trs branl par lAllemand Friedrich Whler, qui, en 1827, fabriqua in vitro de lure, molcule incontestablement organique. Il fut dfinitivement ananti en 1953 par la clbre exprience de lAmricain Stanley Miller: ce jeune thsard (il avait 23 ans) runit dans un appareillage complexe un mlange dammoniac, de mthane, de vapeur deau et dhydrogne cens reprsenter la composition de latmosphre terrestre il y a 4 milliards dannes. Puis il soumit lensemble des dcharges lectriques reprsentant la fois les orages, la foudre, ainsi que le rayonnement solaire. Et il laissa reposer le tout une petite semaine (comme Dieu aprs la cration du monde). Rsultat des analyses: dans la soupe de Miller on retrouva des acides carboxyliques, ainsi quau moins sept acides amins diffrents. Ainsi, partir de rien ou presque, lhomme avait pu synthtiser des briques de vie, en laissant le hasard faire la plus grande partie du travail. Lanne 1953 fut dcidment extraordinaire, dit Marie-Christine Maurel (1), professeur luniversit Paris-VI et spcialiste de la biochimie des origines de la vie. Cest la date de la dcouverte de la structure en double hlice de lADN, du squenage de linsuline, et de la mort de Staline Avec lexprience de Miller en plus, quel millsime! Pourtant, de ces briques de vie cres par Miller leur assemblage (avec beaucoup dautres lments indispensables), qui donnerait une cellule vivante trs primitive obtenue ex nihilo, par gnration spontane donc, il reste une distance incommensurable Une distance que, plus de cinquante ans aprs lexprience de Miller, on na toujours pas franchie. De plus, cette fabrication de briques de vie la Miller, maintes fois ritre, ne reproduit pas seulement tous les acides amins caractristiques de la Vie, elle en fabrique aussi plein dautres, dont la Vie na jamais song se servir. Ce qui en relativise lintrt. Nempche, la fameuse exprience conserve un vaste retentissement. Elle avait dailleurs, comme on pouvait sy attendre, valu Miller et son patron de thse Harold Urey (prix Nobel en 1934) une violente animosit de la part de tous ceux qui considraient comme sacrilge une pareille prtention se prendre pour Dieu. Aujourdhui encore, en ce dbut de nouveau millnaire, Marie-Christine Maurel le constate: Les chercheurs engags dans des travaux de ce genre se heurtent un vieux fond diffus de scepticisme connotation mtaphysique. Ce qui, joint la parcimonie des crdits, contribue faire de la recherche en chimie prbiotique un petit monde assez particulier. Il existe, il est vrai, une faon diffrente de procder, en prenant le problme par lautre bout: le biologiste amricain Craig Venter, clbre pour sa participation au dcryptage du gnome humain, travaille depuis quelques annes la cration dune cellule minimale, artificielle, en dpouillant peu peu une bactrie vivante naturelle de tout ce qui nest pas strictement indispensable sa survie, comme un enfant qui dmonte un rveille-matin pour en ter toutes les pices juges superflues. Craig Venter espre ainsi dboucher sur la forme vivante la plus rustique possible, qui pourrait par exemple ressembler lhypothtique Luca, avec le strict minimum de gnes requis pour rester en vie, se nourrir, se diviser et donner naissance une colonie dorganismes identiques. Ensuite, le pre de cette cellule minimale propose de lui ajouter volont des gnes utiles pour une tche dtermine, comme la fabrication dhydrogne, ou la destruction du gaz carbonique responsable de leffet de serre, ce qui constitue une habile faon dattirer les crdits de recherche. Mais il sagit bien sr dun projet encore trs futuriste, mme pour sa toute premire tape. Aprs la synthse des briques de cellules dans lespoir de les assembler, puis le dmontage dune bactrie pour voir comment elle fonctionne, la troisime faon daborder le problme de lorigine de la

7vie, cest de se demander partir de quelle lointaine poque et o, sous quelle forme elle est pour la premire fois apparue sur la Terre. Et l, on a des rponses plutt satisfaisantes. La plante sest forme il y a 4,6 milliards dannes (on dit giga-annes, symbole Ga). Or, explique Marie-Christine Maurel, les plus anciennes roches sdimentaires contenant du carbone dorigine biologique (que lon distingue par sa composition isotopique lgrement diffrente) ont t dcouvertes rcemment sur lle dAkilia, au sud-ouest du Groenland. Ce carbone affiche lge de 3,85 Ga. Des organismes vivants, probablement trs rustiques et videmment microscopiques, sont donc apparus trs vite, sur une plante alors plutt infernale, bombarde dultraviolets pour nous mortels, et dpourvue doxygne. Par ailleurs, 3,85 Ga, cest probablement aussi lge impressionnant des plus vieux microfossiles organiques, les traces minralises dans des formations calcaires dites stromatolithes. Enchsss dans de la silice, affectant vaguement la forme de branches de choux-fleurs, ces empilements minraux sont dus laction de micro-organismes. Les bactries ont contribu la prcipitation des fines couches successives de carbonate de calcium qui les ont ensuite emprisonnes. Le phnomne se droule encore de nos jours, par exemple sur certaines plages australiennes. On peut donc lobserver en temps rel, mme si les bactries qui poursuivent ce trs ancien travail de minralisation ne sont plus vraiment les mmes quaux poques prcambriennes. La Vie, sous sa forme premire, est donc une histoire trs ancienne, cest sr. Bien plus tard, et progressivement, les cellules primitives devaient se perfectionner, sadapter des environnements trs diffrents, y compris aux milieux les moins hospitaliers. Puis sassembler en organismes pluricellulaires de plus en plus complexes, en commenant par les ponges et les mduses, avant dentamer la vaste aventure de lvolution. Mais do venait le germe initial? La question reste entire. Aprs des tentatives naturelles multiples et varies, le prsum Luca a pu apparatre dans les ocans en douceur entre deux eaux, ou au contraire au fond des abysses, grce lnergie brlante des sources hydrothermales. Ou bien natre la surface de certaines roches, par exemple grce une catalyse favorise par des argiles une hypothse tudie notamment par Frances Westall et Andr Brack au Centre de Biophysique molculaire dOrlans. Ou encore rsulter dun assemblage dlments prbiotiques (voire de semences toutes faites) provenant de lespace cest la vieille thorie de la panspermie. On a donc le choix, et les thories ne manquent pas. Seule certitude: aujourdhui, on ignore toujours ce quest la nature profonde de la Vie. Nous arrivons comprendre la matire, et nous savons de plus en plus de choses sur ce quest une cellule vivante, dit MarieChristine Maurel. Mais nous sommes extrmement loin de savoir en synthtiser une. Il nous manque quelque chose de crucial sur le plan conceptuel. FABIEN GRUHIER Au dbut tait... la gnration spontane. Il semble qu travers tous les ges et tous les lieux la croyance en lapparition automatique de la Vie partir de la matire inanime ait t la rgle. On retrouve les traces dune telle croyance dans les crits les plus anciens de la Chine, de lInde ou de lEgypte ancienne, constate le professeur Pierre-Henri Bourque (universit Laval, Qubec). Des bambous donnent naissance aux pucerons, en autant que leurs jeunes pousses soient repiques par temps chaud et humide. Les mouches et les parasites naissent partir dordures et de sueur. Les boues laisses par les inondations du Nil engendrent des grenouilles, des crapauds, des serpents, des souris, et mme des crocodiles. Les Babyloniens pensaient que les vers taient engendrs par la boue des canaux. Mme son de cloche chez le grand Aristote, qui a synthtis toutes les ides accumules sur le sujet jusqu son poque, mais laisse toutefois une place la reproduction normale: Les plantes, les insectes, les animaux peuvent natre de systmes vivants qui leur ressemblent, mais aussi de matire en dcomposition active par la chaleur du soleil. Lorsquil crit, en 1643: Les odeurs qui slvent du fond des marais produisent des grenouilles, des limaces, des sangsues, des herbes et bien dautres choses encore, le mdecin alchimiste flamand Jan Baptist Van Helmont (inventeur du mot gaz daprs le latin chaos) se montre donc fidle la doctrine aristotlicienne. LEglise ny trouvait rien redire, dans la mesure o lon ne niait pas lintercession indispensable dune certaine force vitale dorigine divine: Dieu tant partout prsent, son esprit souffle aussi dans les miasmes des marais. Les choses vont un peu changer partir de 1668, avec le mdecin toscan Francisco Redi, lequel dmontra exprimentalement quaucun asticot ne naissait sur la viande avarie si lon avait empch les mouches dy pondre. Ensuite, il faudra des dcennies, voire plus de deux sicles, pour que la science rgle son compte la gnration spontane. Mais ce ntait pas pour assister une victoire dfinitive sur lobscurantisme. Car le concept de la force vitale, dessence plus ou moins divine, a longtemps persist dans les esprits, mme scientifiques, intimidant inconsciemment jusqu nos jours certains des chercheurs qui travaillent sur lorigine de la Vie. Fabien Gruhier

La mouche, son oeuf et lasticot

8Homo Sapiens et ses 150 000 ans

Les nigmes de lhomme

La palontologie comme la gntique ont expliqu comment lespce humaine est apparue. Sans trouver jusqu maintenant la moindre trace de lindispensable anctre commun au chimpanz et lhomme. Un espoir pour Dieu?

Cent quarante-cinq ans aprs lOrigine des espces, Charles Darwin sent encore le soufre. Il suffit de surfer sur certains forums catholiques pour le constater. Mme si Jean-Paul II a convenu en 1996 devant lAcadmie pontificale des Sciences que la thorie de lvolution est plus quune hypothse, il sest empress dajouter que lvolution concerne sans doute lensemble du rgne animal condition den exclure lhomme! Entre le rgne animal et lespce humaine, expliquait Jean-Paul II, il existe un saut fondamental que les processus volutifs ne peuvent totalement dcrire... Que lexplication ne soit pas complte, tous les scientifiques en conviennent. Comme le dit le palontologue Pascal Picq, matre de confrences au Collge de France: Nous avons peu de donnes et beaucoup dhypothses... (1). Ds quon va fouiller dans le pass de notre espce, les indices deviennent rares. Nous navons pas six squelettes complets de plus de 500000 ans, remarque de son ct le gnticien Andr Langaney, directeur du laboratoire danthropologie gntique du Musum national dHistoire naturelle (2). Alors, faute de preuves, on nage dans lincertitude. Prenons lexemple de notre plus vieil anctre connu, ce premier grand primate juch sur ses pattes de derrire qui se soit loign un peu de lanctre commun que nous partagions encore il y a environ 7 millions dannes, toutes les tudes dADN le prouvent, avec le chimpanz. Nous avons deux prtendants, vieux denviron 7 millions dannes et donc presque contemporains de cette sparation davec nos proches cousins. Lun sappelle Orrorin. Il a t trouv en 2000 au Kenya. Son fmur a sduit les palontologues: cet tre-l tait bien bipde, mme si dautres indices montrent quil passait encore pas mal de temps dans les arbres. Mais son crne est dcevant, diablement archaque. Deux ans plus tard, on trouve Touma, au Tchad, un endroit o, si la vieille thorie de lEast Side Story chre Yves Coppens pour expliquer lapparition de lhomme tait vraie, il naurait jamais d se trouver. Touma a le mme ge quOrrorin, une face un peu plus humaine, mme si larrire du crne rappelle fortement celui des grands singes. Qui est lanctre?, sinterroge Pascal Picq. Le bipde Orrorin ou la face plus avenante de Touma? On nen sait rien, rpond-il. Et on ne le saura pas tant quon naura pas retrouv les ossements de ce fameux anctre commun au chimpanz et lhomme. Or pour linstant cest le grand trou noir. Entre 7 et 15 millions dannes, nous navons rien, pas un indice... Quant la brave Lucy, la petite australopithque dcouverte il y a trente ans, elle na plus la cote aujourdhui en tant quaeule prsume. Elle faisait simplement partie de ce foisonnement daustralopithques - cinq espces au moins - qui se sont ctoys sur le sol africain pendant quelques millions dannes. Il faut bien dire quen dehors de cette Rift Valley do lon a exhum Lucy et quelques autres, on na pas trouv grand-chose de trs ancien. Tout simplement parce que les couches susceptibles dabriter des hominids vieux de 4 ou 5 millions dannes sont gnralement enfouies quelques milliers de mtres. Dans la Rift Valley, au contraire, tout tait simple: cest une faille qui a mis au jour les couches anciennes. Les palontologues sy sont prcipits. Ce qui a fauss lchantillon, explique Andr Langaney. Et a donn naissance des thories de la veine East Side Story. Cest un peu comme lhistoire du type qui a perdu ses cls la nuit, poursuit le gnticien, et qui les cherche sous un lampadaire. Etes-vous sr que cest l que vous les avez perdues? demande un passant. Non, rpond lhomme, mais l au moins, il y a de la lumire La science est aussi faite de ces petites contingences. Pour autant, le saut fondamental cher Jean-Paul II existe-t-il? On a quand mme appris beaucoup de choses sur nos origines, ces dernires annes. Et dabord que tout ce quon croyait tre le propre de lhomme la bipdie, loutil, la culture, la chasse, lart de la politique ou mme la sexualit pour le plaisir, mais oui est largement partag par les chimpanzs et les bonobos! Au point que les spcialistes de lADN sinterrogent: lesquels sont nos plus proches cousins? Sans parvenir se dcider. En tout cas, lhypothse signe Coppens de lhomme issu de la savane est de plus en plus conteste par tous ceux qui constatent que ce propre de lhomme nest que la traduction de pratiques trs ancres chez les singes de la fort Quelques milliers de sicles plus tard commencera lpope de lhomme moderne, dHomo sapiens apparu il y a peut-tre 150000 ans... Ce qui le distingue de ses prdcesseurs, selon Andr Langaney? La grammaire! Ou si vous prfrez, non pas la reconnaissance des mots, mais lart de les combiner. Quant la date de lapparition de la conscience et de la pense? Mystre! Mme la naissance de ce sapiens reste incertaine. Les plus vieux restes quon ait retrouvs et dats lont t

9en Palestine, et ils ont 100000 ans. On a bien prtendu que les restes dcouverts au Maroc taient plus anciens - 134000 ans -, mais aucune datation relle na t faite et depuis, les bulldozers sont passs sur le site. Sapiens retrouvera lhomme de Neandertal en Europe et partagera avec lui pendant quelques dizaines de milliers dannes une mme culture et une mme civilisation: tombes semblables, outils identiques, etc. Et il investit aussi le reste du monde. Quelques petits groupes trs peu nombreux par-ci par-l. Le capital gntique de lhumanit est si homogne, estime Langaney, quil ne peut provenir que dune population extrmement peu nombreuse. Cinq dix mille reproducteurs, ce qui signifie une trentaine de milliers de personnes, lquivalent de la population dArcueil, assure-t-il. Il aurait donc suffi dun rien pour que nous ne soyons pas l aujourdhui pour en parler, un virus de type Ebola, un sida quelconque. Ce nest pas arriv: ces 30000 personnes et leurs descendants ont conquis la Terre. Et la population humaine a fait un bond dfinitif il y a dix mille ans seulement, lors de la rvolution du nolithique, avec linvention de lagriculture et de la vie sdentaire Faisons plaisir tous ceux qui prennent la rvlation des textes sacrs la lettre: le mythe de Babel semble bel et bien confirm. En tudiant toutes les langues de la plante, les linguistes ont retrouv des structures communes dans chacune delles. Lun deux, lAmricain Merrit Ruhlen, a mme dmontr lexistence de racines identiques. Il sagit de mots fossiles dune langue mre quauraient parle les quelques dizaines de milliers dhommes prsents sur Terre entre 50000 et 20000 ans. Puis, nos anctres se sont disperss et ils ont fini par ne plus se comprendre... (1) Dernier ouvrage paru: les Origines de la culture, par P. Picq et Hlne Roche, Le Pommier, 2004. (2) Lire la Plus Belle Histoire de lhomme, par Andr Langaney, Jean Clottes, Jean Guilaine et Dominique Simonnet, Seuil, Points. Lhomme n de Dieu Toutes les traditions des peuples de la Terre supposent lintervention dune divinit dans la naissance de lhomme Jacques Usher, qui fut vque anglican au XVIIe sicle, avait fait de savants calculs dans ses Annales veteris et Novi Testamenti et abouti une date qui lui semblait irrfutable: Dieu avait cr lhomme et la femme le 23 octobre 4004 avant Jsus-Christ, 9 heures du soir. Aprs quoi, il stait repos. Jacques Usher a toujours des disciples de nos jours, mme si les crationnistes modernes, ceux qui croient que la Terre et les hommes ont t crs exactement comme il est crit dans le Livre 1 de la Gense, ont lgrement recul nos origines: ils les font dsormais remonter 6000 ans. On peut comprendre le refus farouche quopposent les crationnistes protestants toutes les preuves scientifiques qui vont lencontre de leur croyance. Ces histoires de Gense, de cration du monde puis de lhomme, sont profondment ancres dans toutes les traditions des peuples de la Terre. Et quelques nuances prs tout luvre dun homme comme Mircea Eliade est l pour en tmoigner , cest toujours la mme histoire quelles racontent. Celle des rapports de lhomme et dun dieu. Et toujours les mmes ingrdients: il y a luf primitif do va sortir la vie. Son closion va donner naissance lUnivers: cest le cas dans les mythes chinois, celtes, indiens ou maliens. Dans la Bible aussi, o larche de No est une belle image de cet uf dont vont sortir toutes les espces vivantes. On retrouve dailleurs ce thme du dluge qui va permettre une renaissance aussi bien chez les Grecs que chez les fidles de Vishnou. Et puis, il y a le chaos qui prcde lUnivers organis que nous connaissons. Chaos prsent aussi bien dans les mythologies scandinaves que dans celles du monde grec. Quelquefois, ce chaos nest que le rve dun dieu comme chez les Indiens Winnebago du Wisconsin. Le dieu Wakonda avait rv les hommes et alors les esprits descendirent et devinrent chair et sang... Est-ce trs diffrent de ce temps du rve que clbrent toujours aujourdhui, un autre bout du monde, les Aborignes australiens? Frquente encore, un peu partout sur la plante, lhistoire du dieu qui se sacrifie, accepte de mourir volontairement pour que naisse le monde. On retrouve ici la tradition chrtienne. Grard Petitjean

10Cest le mobile le plus puissant de la recherche scientifique

La religiosit cosmique ignore les dogmes

Dans cette interview imaginaire*, linventeur de la thorie de la relativit explique en quel sens il se considre comme un esprit profondment religieux Le Nouvel Observateur. Albert Einstein, croyez-vous en Dieu? Albert Einstein(sourire). Je narrive pas me reprsenter un Dieu qui rcompense et punisse Ses cratures, et qui possde une volont analogue celle que nous nous connaissons nous-mme. Je ne peux davantage ni ne veux imaginer un individu qui survive sa mort corporelle; je laisse aux mes faibles de telles penses, dont elles se bercent par crainte ou par un gosme ridicule N. O. Enfant ou adolescent, avez-vous travers une crise mystique? A. Einstein. De nature assez prcoce, je pris vivement conscience dans ma jeunesse de la vanit des esprances et des aspirations qui poussent la plupart des hommes dans le tourbillon dune vie effrne. [] Cest ainsi que, bien qulev par des parents (juifs) ne se souciant gure de religion, je fus anim dune profonde pit, qui cessa toutefois brusquement ds lge de 12 ans. N. O. Pourquoi? A. Einstein. En lisant des ouvrages de vulgarisation scientifique, je fus bientt convaincu quune bonne part des rcits de la Bible ne pouvait pas tre vraie. Il sensuivit une pousse presque fanatique de libre pense, associe limpression que lEtat trompe sciemment la jeunesse impression accablante. Cette exprience fit natre en moi un sentiment de mfiance lgard de toute forme dautorit et une attitude de scepticisme lencontre des convictions rpandues dans les diffrents milieux sociaux. N. O. On vous attribue cette formule: La science sans la religion est boiteuse, la religion sans la science est aveugle A. Einstein. Il est ais de comprendre que les Eglises aient depuis toujours combattu la science et poursuivi ses adeptes. Mais jaffirme, dautre part, que la religiosit cosmique est le mobile le plus efficace et le plus fort de la recherche scientifique. [] Quelle foi profonde dans le caractre raisonnable de la construction du monde et quel dsir de comprendre, ne serait-ce quun minime reflet de la raison rvle dans ce monde, devaient tre luvre chez Kepler et Newton pour quils puissent claircir, par un long travail solitaire, le mcanisme de la mcanique cleste. N. O. Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par religiosit cosmique? A. Einstein. Chez les primitifs, cest en premier lieu la peur qui fait natre les reprsentations religieuses: la peur de la faim, des animaux sauvages, de la maladie, de la mort. [] Une deuxime source, qui explique la cration des religions, est dans les sentiments sociaux. [] Cest le Dieu de la Providence, qui protge, dcrte, rcompense et punit. [] Il existe galement un troisime niveau dexprience religieuse, mme sil apparat rarement ltat pur, que je qualifierais de religiosit cosmique. [] Les gnies religieux de tous les temps ont t distingus par cette religiosit cosmique, qui ne connat ni dogmes ni Dieu pens limage de lhomme. Il ne peut donc y avoir dEglise qui fonderait son enseignement sur la religiosit cosmique. Cest ainsi que lon trouve, prcisment parmi les hrtiques de tous les temps, des hommes qui ont t remplis de cette religiosit suprme et que leurs contemporains ont souvent pris pour des athes, mais parfois aussi pour des saints. Vus sous cet angle, des hommes comme Dmocrite, saint Franois dAssise et Spinoza sont trs proches les uns des autres. N. O. Quy a-t-il de commun entre le savant et le mystique? A. Einstein. La plus belle exprience que nous puissions faire, cest celle du mystre de la vie. Cest le sentiment originel dans lequel tout art et toute science vritables plongent leurs racines. Quand on ne le connat pas, quand on ne sait plus stonner, tre merveill, cest comme si lon tait mort, le regard teint. Lexprience du mystrieux mme mle de crainte a galement donn naissance la religion. Ce que nous savons de lexistence dune ralit impntrable, des manifestations de la raison la plus profonde et de la beaut la plus clatante, qui ne sont accessibles la raison humaine que dans leurs formes les plus primitives, ce savoir et cette intuition nourrissent le vrai sentiment religieux; en ce sens, et seulement en ce sens, je puis me considrer comme un esprit profondment religieux. N. O. Vous tes un militant pacifiste de la premire heure et, paradoxalement, le crateur de la thorie sur laquelle repose le principe de la bombe dHiroshima. Comment viter que la science conduise lhumanit sa perte? A. Einstein. La science est un outil puissant; lusage quon en fait, soit pour le salut de lhomme, soit pour sa maldiction, dpend de lhomme, pas de loutil; avec un couteau, on peut tuer ou servir la vie. Ce nest donc pas de la science que nous devons attendre le salut, mais de lhomme. Propos runis par MICHEL DE PRACONTAL(*) Les citations dEinstein ici rassembles sont tires du recueil Albert Einstein, uvres choisies, tome 5, science, thique, philosophie, par Jacques Merleau-Ponty et Franoise Balibar, Seuil-CNRS, Paris, 1991.

11Dieu & la science

2 - Lhistoire : Des sicles daffrontement

Au Moyen Age, linvention des lunettes est taxe de sorcellerie. Au xviie sicle, Galile est accus dhrsie. Au xixe sicle, Darwin est conspu pour atteinte la dignit humaine. Comment les sciences, dabord encourages au sein de lEglise, ont-elles pu se construire contre ses dogmes? Pourquoi les civilisations chinoise et musulmane ont-elles chapp ce conflit? Enqutes et entretiens avec Pierre-Gilles de Gennes et Marcel Gauchet Entre luniversit et le bcher

Cest larrive de la science arabe au xiie sicle puis la redcouverte des auteurs grecs qui vont provoquer les premires grandes divergences au sein dune Eglise jusque-l protectrice des savants Au Moyen Age, Dieu est partout. Il est le fondement de la socit, de la politique et des ides. Sil est une notion qui rassemble en elle toute la conception du monde des hommes au Moyen Age, cest bien celle de Dieu, crit Jean-Claude Schmitt dans le "Dictionnaire raisonn de lOccident mdival", quil a dirig avec Jacques Le Goff. Dieu embrasse, ou, pour mieux dire, dborde tout le champ concevable de lexprience, tout ce qui est observable dans la nature et parmi les hommes, tout ce qui est pensable, commencer par lide mme de Dieu. Omniprsent, ternel et toutpuissant, le divin simmisce bien videmment dans la science. Encore faut-il sentendre sur ce terme qui a peu de chose voir avec ce que nous y mettons aujourdhui. Au xiiie sicle, Thomas dAquin affirme que la thologie est une science, la science de Dieu, et la place au fate de la pyramide des savoirs. Ceux que Jacques Le Goff qualifie dintellectuels, en prenant bien soin de les diffrencier de notre dfinition contemporaine, vont donc exercer leur activit dans le respect de la religion, en conciliant selon le mot dordre de Thomas dAquin foi et raison. Il sagit pour eux de dmontrer logiquement, non dexprimenter. Les scientifiques, le plus souvent des hommes dEglise, accompagneront naturellement cette vague religieuse sans volont de scarter du chemin balis par les Ecritures. Compte tenu de ces contraintes, on pourrait croire que le Moyen Age est une priode obscurantiste. Paradoxalement, il nen est rien. Sur prs de mille ans, elle donne naissance des hommes remarquables et tmoigne dune ouverture de lOccident dautres cultures. Sur une telle dure, les volutions sont importantes. A partir du ive sicle, aprs une mfiance lgard du savoir paen des Grecs, on rencontre chez les Pres de lEglise une attitude plus rceptive sinon la science du moins la technique. Lpoque carolingienne se montre sensible lartisanat, et lon invente tour de bras le collier dpaule pour les chevaux ou le moulin eau par exemple pour amliorer la production agricole. La Renaissance carolingienne, crit Jacques le Goff, a aussi, pour la premire fois depuis lAntiquit, donn un statut scientifique aux activits artisanales. Le dveloppement des techniques au Moyen Age a ainsi contribu reconsidrer la place de lhomme dans la nature, ainsi que le remarquait lhistorien de la thologie Marie-Dominique Chenu. Lessor des techniques est le signe et le moyen dune vraie dcouverte, dune dcouverte active de la nature, en mme temps que lhomme se rvle en quelque sorte lui-mme. La vraie rupture se fait au xiie sicle, ainsi que le rappelle Guy Beaujouan, un des pionniers en France de lhistoire des sciences au Moyen Age. Au dbut du XIIe sicle, larrive massive de la science arabe a chang de fond en comble les connaissances de lOccident latin. Il y eut un essor conomique et dmographique de sorte que les techniques en particulier les techniques de captation de lnergie ont pris une importance considrable. Lors de cette premire phase, les gens de la chrtient ont reu les techniques et la science arabes avec un complexe dinfriorit. En effet, ils navaient opposer aucun nom dinventeur contemporain ayant perfectionn, par exemple, le moulin vent, le moulin eau ou une technique de tissage. Ce choc va tre bnfique. Thomas dAquin, Albert le Grand et Roger Bacon, du haut de leur thologie, incitent lOccident redresser la tte. Cela se traduit par un retour aux sources grecques et par une ouverture la science arabe indpendante du pouvoir spirituel. Les moines dOccident voient ainsi dbarquer Aristote, Ptolme, Galien, Avicenne, Averros avec des constructions intellectuelles qui expliquent beaucoup de choses sans faire appel la rvlation. Lambition consiste donc faire entrer toutes ces philosophies exotiques dans le moule du christianisme. Cette aptitude innover se traduit dans lOccident chrtien par la fondation des universits au xiiie sicle, o lon enseigne la logique dAristote, la philosophie naturelle et le fameux quadrivium compos darithmtique, de gomtrie, dastronomie et de thorie musicale. De mme que les mythologies antiques nont pas empch lmergence de la science grecque au viie sicle avant Jsus-Christ, le christianisme ne fait pas obstacle lmergence dune pense

Moyen Age : le temps de lambigut

12scientifique mdivale. La diffrence avec le monde antique se manifeste dans la lenteur et la difficult franchir les obstacles. Ce sera donc aux clercs eux-mmes de faire sauter les verrous religieux. Ainsi non seulement lavance scientifique reste lie la foi, mais elle est pousse par elle. Lastronomie connat, par exemple, un dveloppement significatif parce quil faut organiser le temps religieux, celui des prires pour les moines, mais aussi calculer la date de Pques et amliorer le calendrier pour tous les fidles. Cest comme cela quapparaissent les premires horloges mcaniques. Cest la grande entre du temps au Moyen Age qui va bouleverser les mentalits et instiller lide dune amlioration dans la comprhension du monde, mme sil est encore trop tt pour parler de progrs. Bien sr, tout nest pas aussi simple dans les relations entre la doctrine chrtienne et les avances scientifiques. Si les mathmatiques sont reines, cest parce quelles ne remettent pas en cause dans leur investigation la suprmatie de Dieu. En revanche, la lunette optique, invente par le moine franciscain Roger Bacon au xiiie sicle, est conteste parce quelle dforme la ralit du monde cr par Dieu. De mme en cartographie, la mappemonde mdivale se doit de reprsenter le paradis terrestre pour tre en parfait accord avec la Gense. Avec la Bible (lHomme au centre de la Cration), Ptolme (tout tourne autour de la Terre) et Aristote (rien ne circule dans le corps humain), lEglise impose durant tout le Moyen Age sa conception de lUnivers; et malheur ceux qui scartent de la doctrine officielle! En 1209, dix disciples dAmaury de Bne, ancien matre de la facult des arts, sont condamns pour hrsie et conduits au bcher. Le pouvoir piscopal ordonne galement que soient brles les traductions latines de la Mtaphysique dAristote, o il est dit que toute connaissance doit partir de lexprience sensible. En 1277, lvque de Paris condamne les enseignements des dominicains et des franciscains luniversit, visant plus particulirement des textes de Thomas dAquin et dAverros. Dans sa condamnation, il reproche aux textes de ces thologiens de dire que des choses sont vraies selon la philosophie, mais non selon la foi catholique, comme sil existait deux vrits contraires. A la lumire de ces quelques exemples, on saisit mieux la difficult quil y a embrasser la complexit du monde mdival, surtout si on lui applique des critres contemporains. Danielle Jacquart, directeur dtudes lEcole pratique des Hautes Etudes et spcialiste de lhistoire des sciences au Moyen Age, a plusieurs fois soulign lambigut des rapports entre savoir et religion. Les rapports entre science et religion font souvent lobjet de contresens et de simplifications. Les tensions ou les soumissions de lune lautre taient le prix payer pour une intgration des connaissances scientifiques au sein dune culture et dune socit. Durant cette longue priode mdivale, le christianisme prit peu peu conscience du rle de la science dans ldification dune socit nouvelle. A lorigine, il ne sen souciait gure. Il faut dire que, la diffrence du monde grec, lEmpire romain au sein duquel le christianisme a pu se dvelopper ne sen souciait gure plus, en privilgiant lart militaire, larchitecture et la littrature, mais srement pas la science. En sparant radicalement les sciences profanes des sciences religieuses, le monde islamique, lui, na jamais eu la mme poque ce conflit entre la science et la foi. Il fut mme profondment attir par le savoir grec, quil contribua enrichir en astronomie et en mathmatiques, plus particulirement dans le domaine de lalgbre. Pendant six sicles, il apporta une contribution dterminante la connaissance humaine avant dtre stopp de manire radicale et inexplicable; mme si certains avancent la consquence dune prise de pouvoir politique par les ultrareligieux. Cest partir de ce moment, la fin du Moyen Age, que le christianisme entame de son ct un affrontement durable avec la science qui trouvera son accomplissement sous la Renaissance. Et lhomme qui prpare ce passage nest autre quun moine polonais du nom de Copernic, qui crit en 1543 De revolutionibus orbium coelestium, annonant Galile, sa condamnation par lEglise, et les vritables dbuts de la science moderne.LAURENT LEMIRE Des Lumires Heidegger

Quand la science se fait religion

Au XVIIIe sicle, et surtout au xixe, la science estime avoir dcouvert lensemble des lois de lUnivers, de la matire et de la nature, qui invalident tout ce quenseignait lEglise jusque-l Le Nouvel Observateur. La science galilenne nat au dbut du xviie sicle, et cela va poser immdiatement de srieux problmes religieux A lpoque des Lumires, o en est-on de cet affrontement entre science et religion ? Marcel Gauchet. Les Lumires sont beaucoup plus politiques que scientifiques. Au xviiie sicle, ce nest pas tant la science qui est mise en avant pour sopposer aux prtentions de la religion que, bien plus dcisivement, la recherche dun fondement indpendant pour lordre politique. Attention, a ne

13veut pas dire que les Lumires ne feront pas de la science lemblme des pouvoirs de la raison humaine ! Mais leur vrai problme nest pas l. Non, cest vraiment la toute fin du xixe que le conflit devient frontal entre lhomme de science et les curs. N. O. Que se passe-t-il ? Pourquoi cette cohabitation devient-elle alors impossible ? M. Gauchet. Les parages de 1848 marquent un vrai tournant. En dix ans, on va avoir toute une srie de perces scientifiques majeures. La thermodynamique, en 1847. Ou encore la thorie de lvolution, avec en 1859 la publication de lOrigine des espces de Darwin. A ce moment-l se construit lide que lexplication matrialiste de la nature est capable de prendre entirement la place de la religion. Lambition de la science est alors de proposer une thorie gnrale des phnomnes naturels. Une explication la fois complte, unifie et ultime des secrets de la nature. Alors que pour Descartes ou Leibniz la physique appelle encore une mtaphysique, au xixe sicle la science prtend chasser la mtaphysique. N. O. Peut-on parler ds lors dun empire total de la science sur lexplication du monde ? M. Gauchet. Cela en donne limpression, du moins pendant cinquante ans. Imaginez le choc qua reprsent la seule thorie de lvolution des espces ! Avec la physique galilenne, on nosait mme pas sinterroger sur lorigine de lhomme. Darwin, lui, vient directement contredire le rcit biblique de la Gense. La thorie de lvolution, cest le contraire exact de la thorie de la cration. La science franchit un cap supplmentaire. Elle croit vraiment tre en mesure de donner les lois ultimes du fonctionnement de lensemble. Un des auteurs les plus tonnants cet gard est lAllemand Eckel, linventeur du mot cologie , qui va crer une religion de la Science. Dans la mesure o lon a rsolu les nigmes de lUnivers, on est capable de dduire une morale de la science, de dfinir scientifiquement les rgles de la conduite humaine partir de lorganisation de lUnivers. Son Eglise de la Science attirera beaucoup dadeptes en Allemagne, de la fin du xixe au dbut du xxe sicle. N. O. Nest-ce pas dj ce quessayait de faire Auguste Comte en France ? M. Gauchet. Cest assez diffrent. La religion dAuguste Comte nest pas une religion de la Science, mais une religion de lHumanit. Auguste Comte reste tributaire dun tat de la science antrieur ces perces extraordinaires de la physique et de la biologie. La grande expression thorique de cette seconde moiti du xixe sicle, on la doit plutt Herbert Spencer, un auteur assez oubli aujourdhui, dont on nimagine pas limpact. Sa philosophie, extrmement populaire, sappelait philosophie synthtique , parce que justement elle allait de lmergence de la matire et des toiles jusqu la sociologie. Cest le moment extraordinaire de la science. N. O. Oui, mais aussi puissante que soit alors la science, est-elle vraiment la seule responsable de lagonie de lide de Dieu ? Et par quels canaux ces ides rserves une lite vont-elles progressivement entamer les croyances religieuses populaires ? M. Gauchet. Vous avez raison, la mise en question de lide de Dieu ne procde pas que de la science. Lmancipation vis--vis de la religion vient aussi de lide de droits de lhomme, qui conteste dcisivement les droits de Dieu. Le pouvoir ne vient plus den haut, mais dune lgitimit qui appartient aux individus. Lautre grand phnomne qui, en dehors de la science, confirme cette mancipation au xixe sicle, cest lhistoire : lide que les hommes crent eux-mmes leur monde. Ils nobissent pas une loi transcendante, ils travaillent, ils produisent, ils difient une civilisation qui est leur uvre. Nul besoin de Dieu pour cela. Et puis, tout de mme, par la scolarisation de masse, lindustrialisation et la mdecine, la science descend pour de bon dans la vie des gens. La Rpublique clbre dailleurs ses scientifiques. Pasteur, Marcelin Berthelot En 1878, Claude Bernard aura mme droit des funrailles nationales. Cette hgmonie se poursuit jusquaux annes 1880, o le modle de la science va commencer seffriter. On se met alors parler clairement dune crise de la science. N. O. Quest-ce qui va provoquer cette mise en question du pouvoir de la science la fin du xixe ? M. Gauchet. Le mathmaticien Poincar est alors le meilleur observateur de cette crise. Il y a en fait un foss entre la pense et le rel, souligne-t-il dans la Science et lHypothse . Les modles scientifiques ne fournissent quune approche du rel. Et contrairement ce que lon pensait, les grandes conqutes de la science ne convergent pas vers un modle homogne et unifi. On saperoit par exemple que le psychique nest pas rductible au physiologique, quil y a un abme entre les deux. Cest a, la vraie dcouverte de Freud travers la psychanalyse. A partir de l, lide que la science peut proposer une morale scroule majestueusement. Cest comme cela que la mtaphysique revient peu peu, et que Dieu retrouve quelques couleurs. N. O. La science du xixe aura donc rat son crime contre Dieu M. Gauchet. Il ny a pas de mort de Dieu, il est increvable, il est immortel ! En tout cas dans la tte des individus. Et les contradictions innombrables quon a voulu lui opposer nont jamais t

14dterminantes. Ce qui fait quon a plutt un dclin, un dprissement quune disparition. Et on le comprend un peu partir de cette crise de la science. Aujourdhui encore cette crise est lirrversible de notre monde. On nattend plus de la science quelle nous dise le dernier mot sur les choses. La science ne dmontre ni lexistence ni linexistence de Dieu, ce nest tout simplement pas son rayon. N. O. Quelle va tre la traduction religieuse ou philosophique de cette crise de confiance dans la science ? M. Gauchet. A partir de cette crise se construit un vritable projet philosophique de battre la science sur son propre terrain, pas forcment directement dans une perspective religieuse, mais au moins dans un sens spiritualiste. Le premier faire a, cest Bergson. La science ne connat que la surface des choses, avance-t-il. Seule une connaissance dun autre type intuitive, directe nous donne les moyens daller lintrieur des choses : la connaissance de la dure, qui nous amne au centre de llan vital, lesprit du cosmos. Le deuxime sera Husserl. Son ide est que, sous la science, on trouve la Philosophie comme science rigoureuse, science des sciences . Celle-ci donne ainsi accs un ordre de ralit que la science ne peut atteindre. Et le dernier, qui est aussi le plus grand, Heidegger. Sa pense est une tentative pour dire que la science ne connat que lEtant, cest--dire rien, et quelle ignore la seule vraie question : la question de lEtre. LEtre, ce nest pas Dieu, daccord, mais aucun thologien na eu de peine traduire a dans son langage ! Heidegger est en fait le plus grand thologien laque du xxe sicle. Et cest surtout lhomme qui a donn le discours permettant de rfuter les prtentions de la science. La science connat tout, sauf ce qui est important. N. O. La puissance de la science cohabite aujourdhui avec un fort regain dintrt pour tout ce qui touche de prs ou de loin au domaine du sacr... Comment linterprtez-vous ? M. Gauchet. Lhgmonie de la science est devenue abusive et inquitante. Elle tait trs sympathique tout le temps o elle a servi combattre les curs. Dsormais, elle fait peur. La science nest plus mancipatrice, comme elle ltait aux sicles prcdents, face aux tnbres de lobscurantisme . Elle est oppressive. Cest mme lunique pouvoir intellectuel. Tous les autres ne sont que des farceurs ct delle. Dans ce contexte de mfiance, beaucoup sont donc tents par une explication occulte, mtaphysique et ventuellement religieuse des choses. Ce qui est dfinitivement mort en Europe, cest le christianisme sociologique. Mais le religieux, lui, bouge encore . Propos recueillis par Aude Lancelin et Marie Lemonnier Philosophe et historien, Marcel Gauchet, de la revue le Dbat (Gallimard), enseigne lEHESS. Il est lauteur du Dsenchantement du monde (1985), de la Dmocratie contre elle-mme (2002). Dernier ouvrage paru : le Religieux aprs la religion , avec Luc Ferry. III Dieu & la science Il a renvers lhomme de son pidestal

La rvolution de Charles Darwin

En osant attribuer le tableau grandiose de la vie la seule action de lois abstraites, il fut lun des penseurs les plus audacieux de lre moderne Est-ce par votre grand-pre ou par votre grand-mre que vous descendez du singe? Je prfre avoir pour aeul un singe quun ignorant! Cet change acerbe entre lvque dOxford, Samuel Wilberforce, et le naturaliste Thomas Henry Huxley, ardent dfenseur de lvolution, illustre le climat de passion qui entoura la parution de De lorigine des espces par voie de slection naturelle, en novembre 1859. Si le livre de Darwin fut un succs immdiat, il se heurta aussi une violente opposition. Wilberforce ntait pas seul dans le camp des ignares! Le clerg fulmina contre une conception qui assignait lhomme une ascendance animale dtail sur lequel Darwin ne stait pas attard, mais qui nchappa personne. Face un Huxley ou au gologue Charles Lyell, le matre de Darwin, on comptait des adversaires comme le naturaliste amricain Louis Agassiz ou le physiologiste franais Pierre Flourens, lve de Cuvier. Adversaires et avocats du darwinisme ont souvent partag la mme outrance allie la mconnaissance du contenu rel de la thorie. On opposa Darwin le rcit de larche de No, ce qui tait pour le moins hors sujet et anticipait les attaques des crationnistes, adeptes dune lecture littrale de la Gense. De lautre ct, les partisans intemprants de la doctrine, tels que le naturaliste allemand Haeckel, dans la ferveur de leur enthousiasme, allrent jusqu dclarer quelle tait mieux tablie que celle de la gravitation universelle et quil ne restait plus qu lenseigner dans les coles primaires en guise de catchisme, aprs la lecture et lcriture, crit Daniel Berthelot, historien des sciences, dans larticle Darwin de la Grande Encyclopdie (1885-1902). Ces excs traduisent lextraordinaire choc sur les mentalits provoqu par la pense du naturaliste britannique. Non seulement Darwin renversait lhomme du pidestal sur lequel il stait juch en se considrant comme une espce part, mais il proposait, pour expliquer la cration, le mcanisme froid et aveugle de lhrdit et de la slection naturelle! Ce ntait pas tant lide dvolution qui choquait. Elle avait t propose bien avant, commencer par le propre grand-pre de Charles, Erasmus Darwin, et

15surtout par le Franais Lamarck. Mais Lamarck invoquait une force organisatrice, sorte de concept laque du Dieu crateur, pour expliquer la complexit des formes vivantes. Seul Darwin a os attribuer le tableau grandiose de la vie la seule action de lois abstraites, sans plan ni dessein densemble. Ce saut dans le vide, cette rupture avec le finalisme qui a domin la philosophie occidentale pendant deux mille ans fait de Charles Darwin lun des penseurs les plus rvolutionnaires de lhistoire moderne. Il na dailleurs pas franchi le Rubicon aisment. De retour Londres en 1837, au bout dun voyage de cinq annes autour du monde bord du Beagle, il attendra vingt-deux ans pour publier sa thorie. Comme le montre le palontologue Stephen Jay Gould (1), Darwin tait encore crationniste lorsquil contemplait les pinsons des Galapagos, aujourdhui un cas dcole de formation des espces par slection. Ce nest quaprs son retour quil ralisera limportance des pinsons du point de vue volutionniste. Darwin fut aussi frein par la crainte de choquer son pouse, Emma, femme fort pieuse avec qui il a jou au trictrac tous les soirs pendant trente ans. En fait, il ne se dcida publier lOrigine des espces que parce quen 1858 un de ses compatriotes, Alfred Russel Wallace, qui avait tudi larchipel de la Sonde, lui envoya un mmoire qui contenait une thorie trs voisine de celle de Darwin. Celui-ci changea alors ses projets et, au lieu du monument en quatre volumes quil avait en tte, crivit un rsum: ce fut De lorigine des espces. Il est intressant de contempler un rivage luxuriant, tapiss de nombreuses plantes appartenant de nombreuses espces, abritant des oiseaux qui chantent dans les buissons, des insectes varis qui voltigent et l, des vers qui rampent dans la terre humide, si lon songe que ces formes si admirablement construites, si diffremment conformes, et dpendantes les unes des autres dune manire si complexe, ont toutes t produites par des lois qui agissent autour de nous, crit Darwin en conclusion de lOrigine des espces. Et, tandis quil explique comment un fil ininterrompu relie toutes les formes de vie, des plus simples aux plus perfectionnes, depuis lapparition des premiers organismes, il interroge: Ny a-t-il pas une vritable grandeur dans cette vision de la vie, avec ses puissances diverses attribues primitivement par le Crateur un petit nombre de formes, ou mme une seule? (1) Voir Stephen Jay Gould, les Pierres truques de Marrakech, Seuil, Paris, 2002. Michel de Pracontal Du naturel au surnaturel

Le grand malentendu

Pour le philosophe et sociologue Bruno Latour, lopposition entre Foi et Science rsulte dune mconnaissance de leurs rles respectifs* Cest lhistoire dun malentendu: la Foi offrirait la croyance en un au-del surnaturel alors que la Science serait la connaissance dun ici-bas naturel. Si lon veut connatre la nature, il faut suivre le mouvement des sciences; si lon veut y ajouter, en plus, de la religion, alors il faut bondir par-del la nature, changer de mthode denqute, abandonner le raisonnement usuel et se mettre croire en des choses quon ne peut pas prouver directement mais dont on peut seulement tmoigner. [] Avec un tel partage des tches, bien videmment, Dieu disparat, le Dieu des grandes religions de salut aussi bien que les divinits des religions antiques. En effet, devant cette division, il ny a que deux attitudes possibles: lathe dira quil ne faut rien ajouter au naturel, que le surnaturel lui-mme nest quune illusion de nos sens, de notre cerveau, de notre culture; le croyant affirmera, en tremblant quelque peu, que, sait-on jamais, audel, au loin, il y a peut-tre, bien quil ne puisse le prouver, en plus, quelque chose dont il sent confusment quelle existe. [] Essayons de comprendre par quel trange mprise les positions respectives du proche et du lointain ont pu se trouver si totalement inverses. Car, enfin, il nest pas besoin davoir une grande culture scientifique pour saisir quel point ce sont les sciences qui nous permettent daccder au lointain, linaccessible, linvisible, au cach. Personne navait jamais vu un corps se dplacer dans le vide en ligne droite selon le principe dinertie: il fallait quun puissant outil mathmatique aidt le penser. [] Imaginez la quantit dinstruments, de modles, de thormes, de procdures, de machines quil faut emboter les uns dans les autres pour tracer la distribution des galaxies dans lUnivers, la succession des gnes sur le chromosome dune souris ou le schma dune centrale nuclaire. [] Oui, bien sr, les sciences sont pleines de trous, traverses dnigmes, ronges par des paradoxes insurmontables, agites par des querelles, mais le seul moyen dy porter remde, cest de prolonger leur emprise et non pas dabandonner le mouvement ordinaire de la raison en changeant brutalement de vhicule. L o les lumires de la connaissance chouent provisoirement, quoi servirait le secours venu des obscurits de la croyance? Heureusement, le malentendu est double sens. Si les sciences offrent le seul accs assur pour saisir le lointain, il se trouve aussi que la Foi permet de saisir linaccessible proche. Il ny a l aucun paradoxe: le proche ne tombe pas davantage sous le

16sens que le lointain. Sil faut des instruments pour atteindre linfiniment grand, linfiniment petit, linfiniment cach, linfiniment nombreux, il faut galement des procdures, des mdiations, des assemblages, pour accder au proche, au prsent, la prsence. [] Si tous les tudiants en science savent que, sans instruments, aucune science nest possible, tous les amoureux, les amis, les amants savent avec quelle vertigineuse rapidit se perd le sentiment de proximit. [] Dans les deux cas, la chose est sre, quil sagisse du lointain ou du proche, il faut un travail supplmentaire pour les saisir. [] Science et Foi ne font pas appel deux facults diffrentes et ne portent pas non plus sur deux mondes diffrents [Il nest pas comprhensible] que lon continue mouliner des dbats sur Science et Raison comme si le problme tait de savoir qui devait gagner, en fin de compte, du naturel ou du surnaturel. (*) Texte extrait de Science et Raison, une comdie des erreurs, la Recherche hors-srie, janvier 2004 (www.ensmp.fr). On ne croit plus que la science puisse tout rsoudre

XXe sicle: le temps du doute

Il nest plus possible de dfendre un systme religieux qui affirme que lhomme est lobjectif de la cration. Alors quand la recherche devient suspecte, on se met adorer la nature... Le Nouvel Observateur. Succs du crationnisme, attaques contre les recherches sur les cellules souches: en ce tout dbut du xxie sicle, la coexistence pacifique entre science et religion est-elle remise en cause? Pierre-Gilles de Gennes. Jusquaux conflits rcents, les deux domaines taient spars. Je crois que cela reste une bonne rgle sociale. Il faut laisser science et religion travailler chacune de son ct. Il y a aussi un imprialisme scientifique, il ne vient pas seulement des fondamentalistes qui prtendent que la Terre a t cre il y a trois mille ans. Il arrive que les chercheurs aillent au-del de ce quils savent rellement, par exemple en affirmant que lhomme est dtermin et que le libre arbitre nexiste pas ce qui a des implications religieuses. Il est dangereux de prendre des prjugs pour des vrits dmontres. N. O. Lhebdomadaire Time a consacr une couverture aux recherches sur un suppos gne de Dieu et sur la biologie de la foi. Ne sagit-il pas prcisment dun cas o la recherche repose sur une pure croyance? P.-G. de Gennes. Ce type dapproche est la mode, mais pose aussi des questions relles. Do viennent les religions? Comment ont-elles commenc? Les hommes sont-ils passs par un stade de polythisme spontan, o chaque phnomne inhabituel tait attribu un tre anthropomorphe dot de capacits surhumaines? Un tel polythisme spontan aurait-il fourni une aide face aux situations angoissantes? On peut penser quil y a eu des promoteurs de systmes mtaphysiques trs tt dans lhistoire de lhumanit. Ces systmes se seraient sophistiqus progressivement, jusqu la perce conceptuelle que reprsente lide du Dieu unique, qui fournit une synthse densemble, une signification globale du monde. Cette volution, qui concerne toutes les socits humaines, pose des questions sur le cerveau et son fonctionnement. Nos connaissances ne nous permettent plus de dfendre un systme religieux dans lequel lhomme jouerait un rle totalement part. Le langage, les capacits cognitives des singes prsentent des diffrences qualitatives avec les ntres, mais pas suffisantes pour affirmer que lobjectif de la cration tait lhomme. Il y a une continuit entre nos anctres primates et nous. Le discours anthropocentrique qui met notre espce sur un pidestal ne tient plus, vis--vis du pass comme du futur. Cest borner lhorizon que de vouloir arrter lvolution lhomme que nous sommes. Aussi les attitudes religieuses ncessitent-elles plus de rflexion quautrefois, car nous sommes davantage conscients de la navet dun systme dont le but ultime serait lhomme.

N. O. Vous vous intressez aux recherches sur le cerveau. Eclairent-elles les questions religieuses? P.-G. de Gennes. On commence se faire une ide de ce que sont les objets de mmoire. Si jai mmoris une odeur de rose, trente ans plus tard, en humant cette odeur, je peux voquer la couleur de la fleur, sa forme une facette suffit pour retrouver le tout. Comment notre cerveau fabrique-t-il de tels concepts? Sagit-il doprations volontaires, ou est-ce du bruit, de lala? On ne peut pas trancher aujourdhui, et on ne peut donc pas rsoudre le problme du libre arbitre. Cest important, parce que pour construire un systme religieux solide il faut avoir une ide ferme sur le libre arbitre.

17N. O. Nest-ce pas une question plus philosophique que scientifique? P.-G. de Gennes. Je me mfie des modes philosophiques, et de leur effet strilisant sur les dbats mtaphysiques. Prenez la question de linn et de lacquis: jusqu la fin du xixe sicle, on pensait que linn tait dominant, puis a a bascul au xxe sicle, il y a eu lexistentialisme, Sartre, etc. Dans les deux cas, lopinion reposait sur des prjugs plus que sur des faits. Piaget a fait une construction thorique selon laquelle tout est acquis. Les recherches plus rcentes ont montr que ctait faux. On sait aujourdhui quun bb de quelques jours sait compter jusqu trois, possde de multiples comptences, ce nest pas une cire molle. Il existe une vieille tradition philosophique consistant ignorer les donnes de la science, mme chez de grands philosophes. Descartes, Leibniz et Kant ont cart sans vritables arguments lide que la matire tait constitue datomes. Plus rcemment, la priori en faveur de la psychanalyse a frein lessor des ides des neurosciences. Freud tait formidable, mais un sicle plus tard, sen tenir lui pour essayer de soigner la schizophrnie, cest criminel! N. O. Ne sagit-il pas dun phnomne assez franais? P.-G. de Gennes. Il est vrai que la France est un pays trs dogmatique. Les pays protestants, qui le sont moins, ont eu un dveloppement scientifique plus rapide. La France a fait la Rvolution de 1789, avec ses grands principes universalistes et sa ralit pas forcment aussi parfaite. Les Britanniques ont fait la rvolution industrielle. Le dogmatisme franais se manifeste dans lenseignement des lyces. On ne confronte pas les axiomes lexprience courante. Les conomistes franais ont toujours travaill au Plan mais ont rarement gr une entreprise. Lorsquon nomme un comit pour diriger un organisme, il commence par passer un an se runir pour dfinir ses propres rgles de travail! Un comit britannique sattaquera un problme prcis, et rvaluera son action ensuite. Les Franais mettent plus laccent sur les principes que sur laction. Les Britanniques ont une dmarche plus pragmatique, plus de lordre de la jurisprudence que des grandes lois. N. O. Lhistoire religieuse explique-t-elle ces diffrences? P.-G. de Gennes. La rvocation de ldit de Nantes, en 1685, nous a cot trs cher. Elle a amput la France dun dualisme bnfique. La Grande-Bretagne, elle, a connu un dualisme de fait. Au dpart, pour des raisons anecdotiques: Henri VIII se brouille avec le pape parce quil a trop de femmes. Rsultat, sa fille Elisabeth Ire institue une nouvelle religion dEtat, langlicanisme. Elle nomme archevque de Canterbury Matthew Parker, grand rudit, trs au fait du luthrianisme et du calvinisme, qui rassemble une bibliothque fabuleuse que lon peut encore admirer au Collge Corpus Christi de Cambridge. Cela dit, lesprit de systme franais ne se limite pas la religion N. O. Comment voyez-vous le tournant du xxe sicle? Marque-t-il lcroulement des certitudes? P.-G. de Gennes. Je naime pas le mot certitude, je prfre la formule du physicien Richard Feynman : Theory is the best guess (La thorie est la meilleure conjecture) En physique, le dbut du XXe sicle est marqu par une rvolution, avec la thorie de la relativit et celle des quanta. Pourtant, cela na pas chang limage globale de la science et de ses objectifs. De Pasteur Curie, Langevin ou Perrin, il y a une filire de savants qui croient que la science va rsoudre tous les problmes et conduire un quilibre social. Cette croyance ne sest effondre que rcemment. La relativit et les quanta, cest une charnire du point de vue de la connaissance, pas une rupture dans la vision scientifique. Hiroshima, oui, mais surtout du point de vue du public, pour les scientifiques il est clair qu toute poque la science a amorc des changements dramatiques: le feu, larc, les inventions de Nobel La guerre de 1914 est tout autant un moment de rupture quHiroshima. Lhistorien Jules Isaac, auteur de clbres manuels scolaires, parlait en 1925 de science criminelle en pensant aux gaz de combat. Lambigut de la science, lie ses possibles usages destructeurs, a exist de tout temps. Aujourdhui, un mouvement anti-science sappuie sur Hiroshima et sur des catastrophes industrielles rcentes comme Bhopal. Mais les gaz de combat et lartillerie ont fait plus de morts. N. O. Pourquoi cette impression que nous vivons un temps dangoisses et de doutes? P.-G. de Gennes. Notre socit est la fois plus protge quautrefois et plus craintive. Et le dveloppement des mdias est associ une monte de langoisse. Celle-ci me parat naturelle au dpart, mais elle aboutit des situations de panique inconsidre. On refuse les OGM dans lalimentation, bien quils naient aucune toxicit dmontre. On refuse les vaccins parce que certains sont lis des risques faibles, mais on accepte le risque beaucoup plus important de ne pas se vacciner! On rejette la pilule tout en tolrant un nombre davortements lev. Je pense que ces contradictions et incohrences relvent dune attitude religieuse. La religion occidentale en vogue est la religion de la nature... N. O. Comment expliquez-vous la rsurgence de tels modes de pense? P.-G. de Gennes. La religion actuelle de la nature est comparable la croyance nave en la science

18caractristique du sicle des Lumires. Jaurais tendance dire que lesprit humain recherche un systme simple, qui rponde aux questions par oui ou par non et qui donne une rponse apparente tout. Propos recueillis par MICHEL DE PRACONTALPierre-Gilles de Gennes, physicien, professeur au Collge de France, a obtenu le prix Nobel de physique en 1991. Limprimerie y est apparue ds le VIIIe sicle...

La Chine sans Dieu ni science Pourquoi le pays qui a tout invent des sicles avant

lOccident sans jamais subir loppression dune religion dominante na-t-il pas accouch de la science moderne? Cest une crmonie dont le modle sest tabli au cours du ive sicle avant notre re: un officiant coiff du chapeau de gaze se penche sur une superbe plaque de bronze carre, grave de caractres et de symboles. Sur le cercle central poli comme un miroir, il pose une cuillre trs galbe en fait, un morceau de magntite taill limage de la Grande Ourse. La cuillre pivote instantanment, pointant son manche vers le sud. Il ne reste plus qu appliquer les rgles du feng shui, la gomancie chinoise, pour dterminer quelle est lorientation la plus faste pour le nouveau btiment maison, tombe ou palais. Linvention de la boussole par les Fils du Ciel ne doit rien au dsir dexplorer des contres lointaines. Elle a t conue par les devins taostes et les matres de magie cosmique afin dinscrire harmonieusement les constructions humaines au sein dune nature conue comme vivante, anime de courants et de souffles telluriques. Quinze sicles plus tard, la boussole passe des jonques aux boutres arabes et aux caravelles portugaises. Avec dautres innovations chinoises comme le gouvernail et les voiles multiples, elle ouvrira aux capitaines du xve sicle la voie des traverses aventureuses vers les Indes orientales et lAmrique. Cette vritable bombe retardement, qui fait exploser les cadres de la socit mdivale, nest pas le seul legs de la Chine la modernit. Trois dcouvertes ont chang la face du monde, crit en 1620 le philosophe anglais Francis Bacon, limprimerie, la poudre, la boussole. Aucun empire, aucune religion, aucune toile ne semble avoir autant influenc les affaires humaines. Le grand penseur de lexprimentatioscientifique nignorait pas que ces trois innovations venaient dOrient. Algbre, astronomie, anatomie, gographie...

Les Arabes ont invent les principales disciplines qui ont permis la science moderne de natre... ailleurs Quand les armes du Prophte conquirent, aux viie et viiie sicles, des territoires stendant de lEspagne la Perse, ils annexrent galement les uvres de Platon, Aristote, Pythagore, Archimde, Hippocrate La rencontre intellectuelle entre lArabie et la Grce a eu des consquences normes pour lislam et pour le monde, affirme A. I. Sabra (1), historien des sciences Harvard. Cest Tolde, vers 1150, que les textes antiques commencent tre traduits de larabe vers le latin. Trois sicles de labeur effrn finissent par transfrer galement le corpus scientifique arabe. Cest ainsi, explique le mdiviste Alain de Li-bra (2), que lOccident a acquis une grande partie des savoirs qui ont permis ensuite luniversit mdivale dexister: psychologie, physique, mtaphysique, sciences naturelles, optique Nombre de ces disciplines sont fondes par les gants de la pense arabe sur une dmarche authentiquement scientifique la fois formule en termes mathmatiques et mise lpreuve de lexprimentation. De Paris Padoue, cest Avicenne, un philosophe et mdecin n Boukhara, qui incarnera pendant cinq sicles lexigence dune pense rationnelle. Et on pense que les thories dveloppes par le mathmaticien Al-Tusi (xiiie sicle) afin de corriger les dfauts du systme de Ptolme ont exerc une influence dcisive sur la rflexion de Copernic. Pourtant lhistoire de la science musulmane est un champ quasi vierge, dclare Sabra. Selon lui, des milliers de manuscrits conservs dans les bibliothques du monde nont jamais t lus par les chercheurs modernes. Il faut en finir avec lide que lislam serait incompatible avec lesprit scientifique. Ce serait mme le contraire, affirme lhistorien britannique David King (3). Devant naviguer dans les dserts, les Arabes taient depuis toujours familiariss avec les toil