dieu permet tout sauf bouger
DESCRIPTION
THEATRE ET PERCEPTION = 0 CHOIXTRANSCRIPT
Université Paris 8 Saint Denis
U. F. R. Arts, Esthétique et Philosophie
Master II en Études Théâtrales
Dieu permet
toutsauf
bouger.
SaintDenis
2014
main de Constantin Loukos (*)
(*)Note sur la page du titre. L’expression « main de Constantin Loukos» imite de manière grossière la signature de quelques peintres postbyzantins. Par exemple, celleci : ’ΧΕ ΙΡ Δ ’ΟΜΗΝ ΙΚΟΥ [ o ûΘεοτοκ πούλου το Κρητός], main de Dominique [ Théotoko poulos, le Crétois]. Main c’est à dire, quelle main ? La main du peintre qui a fait carrière en Italie, en Espagne, et qui a été connu, finalement, en Europe de l’Ouest, au monde entier, peutêtre, sous le nom du Gréco, c’est à dire, du Grec. Mais pas l’esprit, la main. Pourquoi ? Car tout serait Dieu, selon la logique de cette expression, et tout ne pourrait être venu que de Lui1. Il n’ y aurait jamais eu d’ esprit humain, ni de peintre, ni de kangourou. Ce qui pourrait concerner aussi le lecteur ou la lectrice de ce texte. Car ce lecteur et cette lectrice auraient été le même esprit. Il n’y aurait pas eu plusieurs esprits, mais un seul. La signature du peintre et le nom de l'auteur auraient concerné un seul esprit, pas quarantecinq. Estce que la signature fût la marque d’ un nom, d’un prénom ? Depuis le nom, depuis le prénom, notre historien a commencé un discours historique : « ... puisque sur la plupart des icônes byzantines, il n’y a pas de signature, cela veut dire que nous sommes à une autre époque. Le peintre postbyzantin essaye de se faire une vie, maintenant, à travers le marché, un marché libre, plus ou moins libre, un marché qui a ses lois, des lois humaines, divines, mécaniques. Maintenant : c’est à dire : après la chute de cet Empire Romain, Oriental et Chrétien, qu’on appelle de nos jours Byzantin – qui sait jusqu’à quand vaton l’appeler ainsi. Empire Oriental, pour un Occidental, qui n`a pas été tel par rapport au pôle Nord, ni par rapport au Pôle Sud, mais par rapport à l’Orient. Empire Chrétien, pour qui ? Pour celui qui n’a pas encore vu le visage du Christ. Et qui espère le voir, un jour, ce visage, pour ne pas voir quelque chose de pire. Donc, notre peintre postbyzantin a eu la tentation de signer, et il a signé, pas seulement par fierté artisanale ou intellectuelle, mais aussi pour augmenter les chances qu’il reçoive dans le futur, par rapport au passé du peintre, qui est passé, une commande de la part d`un spectateur riche , encore inconnu qui pourrait être intéressé dans le futur, qui est passé, par un travail personnel. Un travail personnel, mais Dieu ne fait pas de distinction entre personne, et s’i le peintre a signé, en fait, il n’ a pas signé, puisqu’’il est mort. ».L’auteur de ce texte veut dire que le nom et le prénom sont les marques de Tout.
1 Si le mal était venu d’autre part, cela aurait voulu dire que Dieu ne serait pas toutpuissant, et qu’il y aurait d’autres forces que Lui. En plus, cela voudrait dire que le peintre en signant « main de » aurait voulu se vanter, en disant qu’il était l’instrument de Dieu et pas de Satan.
Dominikos Théotokopoulos, Saint Luc peignant la Vierge et l’Enfant (détail). Icône, c. avant 1567. Athènes, musée
Bénaki.
Table des Matières au début, et pas à la fin, selon la suggestion de Mr Alexis Politis, philologue2.
Avantpropos p. 5. Cadre et sujet p. 6. Première partie : Petit historique d’un petit exercice théâtral. 1. Début d’exercice p. 19. 2. Exemple à moitié fictif d’un exercice d’entrée et de sortie p. 20. 3. Abandon progressif du premier intitulé de cette recherche p. 23. 4. Exercices théâtraux ayant eu lieu dans l’université Paris8 p. 24. 5. Premiers essais p. 25. 6. Changement de cadre p. 27. 7. Timidité p. 28. 8. Unité esthétique recherchée sur le mouvement des acteurs sur scène p. 30. 10. Le jeu frontal, vu comme pression p. 31. 11. Plusieurs rythmes contradictoires paraissant sur le jeu de l’acteur frontal p. 33. 12. Formes projetées, formes perçues p. 35. 13. Entrée de l’acteur sur scène ; sortie de l’acteur de scène p. 41. 14. Problèmes de pression p. 43. 15. Un théâtre à l’italienne sans improvisation p. 45. 16. Une certaine possibilité : le bruit des pas de l’acteur p. 50. 16. Distance et proximité p. 51. 17. La question du choix parait liée à celle du mouvement p. 52. 18. Formes corporelles p. 53. Deuxième partie. Un dialogue sur le choix p. 55. Quelques hypothèses en guise de conclusions p. 73. Petit glossaire p. 77. Annexe I Avgérinos et Poulia p. 79. Annexe II Parménide : le Poème ou De la nature p. 83. Liste des œuvres mentionnées p. 87.
2 Voir : Alexis Politis, Υ μ μ ποση ειώσεις και παραπο πές [Annotations et citations]. En grec moderne. Hérakleion, 1998, [Presses Universitaires de Crète].
4
Avantpropos.
ette recherche incomplète, qui n’est pas scientifique, a commencé en printemps 2010, avec quelques idées. En septembre 2010, ces idées ont reçu un encouragement supplémentaire en étant admises
ou pas refusées dans l’université Paris 8 St. Denis ; et en ce Master II en Études Théâtrales, pendant le cours prolongé duquel le texte que voici est encore rédigé. Depuis, ces idées ont changé, et peutêtre que la prolongation excessive, en termes académiques, de ce Master II en Études Théâtrales est en relation avec ces idées. Mais il y a sans doute déjà, de la part du lecteur ou de la lectrice, la question des sujets académiques ou pas qui seront traités à travers le texte qui suit. Pourtant, au lieu de répondre à la question « Quel est le sujet de ce texte », nous dirons que son auteur a tenté plusieurs fois de se convaincre luimême qu’il appartenait au « monde de la perception ». Et qu’il aurait du mal à préciser le sujet de n’importe quel texte, si le « monde de la perception » était vrai. Car, dans ce cas, le seul sujet qu’il pourrait y avoir eu aurait été la dernière pensée, ou impression, ou sensation, ou émotion. Mais s’il n’y a pas de cadre, dans le « monde de la perception », et si le le « monde de la perception » n’est pas encadré, rien ne peut tenir en place. Le « monde de la perception » est son propre sujet. Donc, il n’y a pas de cadre, qui tienne en place. Donc, il n’y a pas de place.
C
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6 Avantpropos
Cadre et sujet.
Le mot « cadre » se réfère à une imagerie optique et géométrique ; comme les mots ligne, rectangle et fauteuil. Et le mot « sujet » se réfère à des réactions spontanées qui se sont regroupées en ensemble approximatif. Ce qui ne va pas. Comment peutil y avoir à la fois trois pommes, et en même temps une pomme, et une pomme, et une pomme ? En d’autres mots, nous discernons souvent un ensemble et un contour, un contour à demi effacé. Quelque chose ne va pas. Comment un ensemble peut avoir été réaction, si
un ensemble et une réaction ont été successifs, et qu’il reste l’impression du vide ? Prenons un exemple plus concret. Disons qu’un tableau d’Eugène Delacroix nous a montré une paire de chevaux, qui sortent de la mer. Le cadre du tableau a été en bois, ou en bois doré, ou le simple contour de la toile. Mais, le sujet ? Il a été les chevaux ; et l’angoisse ; la masculinité, par antithèse à la féminité ; la distinction réelle ou fictive entre les sexes. La mortalité ; l’animalité ; les formes musicales qui sont nées à cause des relations fortes entre les lignes et les couleurs. Donc, le cadre du tableau d’Eugène Delacroix a été ce qui a fait que ce tableau ait été un tableau, pas un yaourt, mais il a été oublié. Le cadre a été oublié, pour avoir été tel. Pourquoi devaitil être apparu ? Autre exemple. Disons qu’un pêcheur est parti à la pêche, avant l’aube, dans sa barque, qui s’appelle « Marie ». Il a eu des réactions. Il est un homme. Il a été sur la mer, enflammée par le jour. Il a senti le sel sur le dessus de sa main. Mais il est retourné au port, à midi. Et il y a là bas quelqu’un, qui lui demande ce qu’il a fait. Il répond, fâché, étonné, même, de répondre, qu’il est allé à la pêche ; comme un ancien soldat, qu’on a fait dire qu’il a combattu. Mais celui qui a entendu la réponse du pêcheur n’est pas la même personne. Le témoin de la réponse du pêcheur est retourné à sa vie
Eugène Delacroix, Chevaux sortant de la mer.
Huile sur toile, 1860. Collection Phillips, Washington.
Avantpropos 7
quotidienne, en Septembre. Il a constaté que la réponse du pêcheur a eu lieu dans un cadre qui s’appelle vacances. Il est en train de parler avec un ami, qui est pêcheur amateur. Il vient de lui ramener l’exemple du pêcheur des vacances comme un exemple de pêche. La réponse du pêcheur des vacance a été introduite, subtilement, dans la conversation, comme si par erreur. Le sujet de la pêche du pêcheur des vacances a entraîné, comme si de loin, comme si par erreur, la vie du pêcheur. Le pêcheur des vacances a été le pêcheur des vacances, pendant que celui qui l’ a entendu répondre ne se croit pas pêcheur. L’identité est un cadre. Elle n’est pas un sujet, quand ’on ne peut pas s’ arrêter dessus. Le sujet a été ce à quoi on s’est arrêté. Le sujet de la pêche du pêcheur des vacances a été un kiosque à journaux, qui se trouve de l’autre côté. Le cadre a été la traversée pour piétons, que nous venons de traverser. La chose, le cadre, le sujet ne sont venus que pour être disparus. Prenons comme troisième exemple les exercices de théâtre, dont il sera cas dans la première partie du texte qui suit.
Ces exercices de théâtre ou de presquethéâtre n’ont pas eu de sujet dramatique, après un moment. Après ce moment, il était demandé aux nouveaux volontaires de chaque exercice d’entrer sur scène. Pour nombre d’entre eux, cette consigne a paru étrange, ou stupide, ou les deux. On peut dire que la consigne d’entrer sur scène a été un sujet, pas un cadre, si elle a été de la pensée ; même si elle n’a pas été un sujet dramatique. La consigne d’entrer sur scène a été un sujet quand les volontaires ne sont pas entrés sur la scène comme l’eau qui coule du robinet. La consigne d’entrer sur scène n'a pas été un sujet quand les mots sont entrés par une des oreilles et sortis de l’autre côté.
Quand les volontaires ont réfléchi au sujet, voilà le sujet ; sinon, quel a été le sujet ? Aucun, sauf, peutêtre, celuici : Qu’estce que je fais ici ? Estce que je vais mourir ? On voit que le sujet peut rester en suspension. On voit que le cadre a cessé d’être cadre, mais il n’y a pas eu les deux en même temps.
Sauf si le sujet a été cadre. Dans ce cas, il y en a eu plusieurs. Dans ce cas, le sujet a été un cadre brisé. Le sujet a été un magma granitique, une
8 Avantpropos
roche liquide, qui a voulu fondre les autres qui se trouvaient sur son chemin vers la surface de la terre3.
Le magma granitique voulait digérer les roches froides qui se trouvaient audessus et les décomposer. Plus il y a eu de cadres brisés, plus la conscience ressemblait à MobyDick, la baleine blanche. Le corps de MobyDick est plein de harpons brisés ou pas, cloués sur sa peau et dans sa graisse4. Le sujet a été le mouvement de la baleine avec les harpons. MobyDick a été un sujet, mais il est un cadre. La pluie des harpons le fait s’oublier et se perdre. Quand il retrouve son corps, il loue Dieu de l’avoir épargné.
Nous venons de tenter de montrer deuxtrois choses. Premièrement, qu’un sujet nécessite un cadre. Secondement, qu’un sujet a été un ensemble de cadres. Troisièmement, que le cadre est apparu comme sujet quand il a été si complexe qu’il ne pouvait pas être oublié. Peutêtre que nous sommes en état de voir ce qu’on va faire avec notre Master.
D’un point de vue étymologique, le mot « Master », qui va devenir le cadre, ou pas, de ce texte, est un mot d’origine latine, qui est devenu à une étape de son histoire linguistique5 un terme éducatif et administratif anglosaxon. Le terme anglosaxon a remplacé le terme « Maîtrise » assez récemment, de point de vue historique6. Si le mot Master peut paraître étrange, ou un peu vide, en langue française, il y a plus que cela.
3 « […] Le granite du Sidobre a pris naissance au milieu des schistes qui à son contact se sont transformés en cornéennes entre 400 et 500 degrés. Ce granite est qualifié de granite intrusif. Il est étranger aux schistes et a pris leur place. » A. Rudel – C.Treilhou, ibid., p. 104.
4 « […] – Et il a un, deux, trois… oh ! beaucoup de fers en dedans de lui, aussi, capitaine ! s’écria Queequeg de façon hachée, tous tortis, tortés, tortus, comme çui, çui… et il bégayait en cherchant ses mots, puis faisant un geste de tourner et tourner comme s’il débouchait une bouteille… comme çui… çui… – Tirebouchon ! s’exclama Achab. Oui, Queequeg, il porte en lui des harpons tout tirebouchonnés et tordus […] ». Herman Melville, MobyDick. Traduction de Henriette GuexRolle, Paris, 1989, éd. GarnierFlammarion,1989, p.1978
5 Depuis le XIIIe siecle, selon l'entrée Degree dans l'encyclopédie Britannica, Volume 3, Micropadia, EtastUnis, 2002, Encyclopaedia Britannica Inc. p.962
6 Voir Code de l'éducation Article D61234 créé par le Décret n’2013756 du 19 août 2013 publié dans le Journal officiel de la République française n°0192 du 20 août 2013, p.14148 texte n° 28 dont la version en ligne « fait foi tout autant que la version papier »..
Avantpropos 9
Si la civilisation de l’Ancien Régime7, la royauté absolue, était encore fleurissante, et qu’il n’était pas question d’argent, mais de raffinement, de science, de sensibilité, le mot « maîtrise » pourrait être difficile à digérer. Le maître y serait apparu, mais il serait apparu avec la maîtrise et sans la maîtrise. Le maître y serait apparu à la surface de la soupe. Comme un arbre. Comme un jardin. Comme une boîte de sardines. Et le maître nous aurait demandé où il était.
Il aurait été difficile de lui répondre. Car la question du maître est apparue, elle aussi, comme le jardin, comme l’arbre, comme la boîte de sardines. Que lui avoir dit, au maître précédent ? Qu’il était apparu quelque part ? Cela aurait pu vouloir dire qu’il était plus petit que ce quelque part. Quand une assiette se trouve dans l’armoire, cela veut dire, d’habitude, que l’ armoire est plus grande que l’assiette. Dans le « monde de la perception », le maître n’a pas été plus petit que le monde. Le monde intérieur du maître n’a pas été menacé par le « monde de la perception » . L’expression « dans le monde de la perception » a été fausse. Le « monde de la perception » n’a pas de limites. Il est les limites. Il n’est pas un domaine. On ne peut pas avoir de domaine, sans du dehors et sans du dedans. Un domaine est marqué par ses propres limites8. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de limites 9. Cela veut dire que les limites ne sont pas des lignes. Pour entrer dedans, on ne peut pas. On ne peut que rester là où on est, et voir les lignes comme elles ont été. C’est à dire, les lignes ne sont plus. Selon le texte qui suit, ces lignes ont été les formes théâtrales.
Ce qui a précédé a été le résumé de la problématique du texte qui suit. Selon la même problématique, le résumé de quelque chose n’a pas été autre chose. On vient de dire que le résumé de quelque chose n’a pas été 7 Lire, à ce point, l’œuvre de Norbert Elias Le procès de la civilisation : t. 1. La civilisation des mœurs, t. 2. La dynamique de l’Occident. Trad. de P. Kamnitzer, Paris, 1973, 1991, éd. CalmannLévy.
8 « […] Dans l’un de ses poèmes, Solon parlait de la « terre noire, dont j’ai ôté les horoi placés en tant d’endroits ; autrefois elle était esclave, maintenant elle est libre » (cité par Aristote, Constitution d’Athènes, 12, 4 ) […] Les horoi étaient des dalles de pierre utilisées pour marquer les limites entre deux propriétés adjacentes. A un certain moment, les Athéniens trouvèrent un autre usage, très différent, pour les horoi, et c’est ce second type de bornes que Solon enleva, les bornes placées sur les fermes pour rendre public le fait que cette propriété particulière était légalement grevée ». Moses Finley, Économie et société en Grèce ancienne. Trad. de Jeannie Carlier. Paris, 1984, Éditions de la Découverte, p.122. Dans cet exemple, les limites sont devenues des poids.
9 Voir : Parménide, De Nature, Annexe II. « [...] Ainsi, égal de tous côtés, [l’être] est néanmoins dans des limites ».
10 Avantpropos
autre chose. On ne vient pas de dire que le résumé de quelque chose n’a pas été la chose.
Dans le « monde de la perception », il n’y a pas de dedans. Il n’y a pas de limites entre le vrai et le faux. Les limites ont été des lignes, mais elles ne le sont pas. Voilà la question du temps.
Donc, il nous reste à voir si la maîtrise, le savoir, qui cherche à trouver une application, peut être hostile aux formes théâtrales.
Car la maîtrise peut avoir quitté le monde depuis longtemps et avoir instauré un domaine. Le domaine de cette maîtrise peut être devenu un domaine mobile, comme la carapace de la tortue. La maîtrise peut être devenue une odeur, un parfum. Et comme l’odorat est une sorte de vue, comme tous les sens, quand une odeur a été sentie, elle a été vue.
Quand on a vu quelque chose, c’est comme si on a pris une aspirine. Une fois qu’on a pris l’aspirine, nous sommes sous l’effet de cette aspirine, sans pouvoir distinguer cet effet des autres effets.
L’huître veut bien se débarrasser du grain de sable qui la fait souffrir. Elle forme une perle autour du grain dans l’espoir de le supporter. Mais on peut l’arracher de sa maison et la massacrer surlechamp dans l’espoir d’obtenir le pansement. La maîtrise peut être devenue un pansement qui risque de provoquer des blessures plus graves que celles qu’il était censé guérir. Donc, au lieu d’arracher le pansement, mieux vaudrait inspecter la perle, ou ne rien faire du tout. Ni voir. Quelle vue ? Même si une certaine dualité entre les êtres humains et les formes a cru avoir été observée pendant le cours de quelques exercices théâtraux dont la description fait le texte qui suit.
On ne sait pas si la dualité optique, acoustique et générale entre la présence des autres et les formes géométriques qui sont apparues sans avoir été choisies est la dualité entre le vieux et le neuf, le confort et la
.
Mazaccio, Expulsion d’Adam et d’ Ève du paradis. Fresque, c. 1425. Florence, Santa Maria del Carmine
Avantpropos 11
démangeaison, l’inquiétude et la certitude, décrite auparavant sous le nom de maîtrise.
On ne sait pas si les formes de la perception, qui n’ont pas été décidées, ont été des symptômes. Nais il ne faut pas imaginer une grande scène de théâtre pour avoir vu des lignes. Le lecteur et l’auditeur de ce texte ont des lignes devant eux. S’ils remarquent des lignes, voilà les formes théâtrales.
Se laisser regarder les gens qui tournent en rond, comme une image en évolution, au lieu de leur dire bonjour, présuppose une certaine distance. Mais la distance ne peut pas être gardée. Tôt ou tard, il y aura un contact. Le contact disperse les lignes, comme le soleil, qui casse les couleurs. Et pourquoi pas ? Sur les murs de la grotte de Lascaux, en Dordogne, on peut remarquer le soin des peintres préhistoriques de montrer les animaux comme ils sont.
Il y a souvent un soin, discerné de la part de celui qui ne dessine pas, sur l’activité de faire en sorte que les dessins ne soient pas que des lignes. C’est ce qu’on appelle «sens artistique» 10. Mais le professeur Otte11, de
10 « […] Quiconque a jamais arrangé une gerbe de fleurs pour la présenter sous son meilleur jour sait ce que c’est […] d’équilibrer des formes et des couleurs ». Ernest Gombrich, Histoire de l’art. Trad. De J.Combe et C.Lauriol, Paris, 1990, Flammarion. p. 14
11 « [...] Cette opposition [entre Néandertaliens et CroMagnons] a suscité la nécessité de marquer le territoire. Soit de le marquer en matérialisant les mythes par l’image mobilière (la statuette), soit en décorant les parois des cavernes dans lesquelles on se déplaçait. Ainsi, la nécessité de matérialiser les conceptions métaphysiques est à l’origine de l’art. Les images qui, jusquelà, étaient symboliques sont alors devenues plastiques, statuettes, puis peintures et gravures pariétales, c’est àdire des images de
Grotte de Lascaux, Salle des Taureaux. Photographie : Laboratoire des Recherches de Monuments Historiques.
12 Avantpropos
l’université de Liège, spécialiste de l’époque paléolithique, croit remarquer sur les peintures les marques d’une certaine inquiétude. Selon le professeur Otte, les peintures de cette époque appartiennent à un art figuratif ; c’est à dire, à un art qui tente de recréer la réalité optique sur une surface ou dans un volume. Voilà pourquoi les peintures sont
inquiétantes : c’est que l’art auquel elles aspirent met en opposition le monde du dessin et celui de la vie. La Vénus de Willendorf est une sculpture religieuse, mais elle est une pornographie ; c’est à dire, une femme que l’homme ne peut pas toucher. Comment la toucher ? Voilà le choc, matérialisé dans toute son ampleur. Les dessins de la grotte de Lascaux ressemblent aux fresques d’une église12. Elles mettent l’homme devant la mortalité, en la montrant comme un monde différent. La conception d’un monde différent peut nous jeter à la mort, comme une drogue. Et l’on peut discerner la même tendance dans un théâtre.
Si le lecteur ou l’auditeur de ce texte se trouvent dans un théâtre, après avoir quitté la grotte, ils peuvent sentir que l’on attend quelque chose de leur part ; qu’on leur dit que le lieu est plus grand qu’euxmêmes. Qu’ils doivent le quitter. Le mot théâtre veut dire lieu, édifice, qui sert à voir13. Donc, qui sert à quelque chose.
plus en plus abstraites par rapport à la réalité. Il s’agit d’un phénomène typiquement extrêmeoccidental. En effet, il n’y a pas d’art pariétal en Europe centrale et orientale alors que les hommes modernes y vivaient aussi dans des cavernes : c’est un effet de marges ». Marcel Otte, Néandertal, Cro Magnon, le choc culturel. Entretien avec JeanLuc Terradillos. Dans : L’Actualité Poitou-Charent e no 50, Poitiers, octobre 2000, p.44 etc.
12 Consulter, à ce sujet, le livre de Norbert Aujoulat Lascaux : l’espace, le geste et le temps. Paris, 2004, éditions du Seuil.
13 θέατρον, Ion. θέητρον, , ( μ )τό θεάο αι place for seeing, esp.for dramatic representation, theatre, Hdt.6.67, IG22.1176, al.; as a place of assembly, Th.8.93, Lys.13.32, SIG976.4(Samos, ii B.C.), Posidon.36 J., Act.Ap.19.20, etc.; . , of the Romanθ κυνηγετικόν amphitheatre, D.C. 43.22; εἰς τὸ
. θ εἰσφέρειν to bring upon the stage, Isoc.12.122; . a good place inτὸ καλὸν τοῦ θ the theatre, Ael.VH2.13, cf. Alciphr.3.20.2. collective for ,οἱ θεαταί the spectators, 'the house', Hdt.6.21, Ar.Eq.233,al., Pl.Smp.194b, Com.Adesp.3D.:metaph., ἐκάθηντο θέατρον αὐτῷ Lib.Ep.722.4.3. = μθέα α, spectacle, . μ μθ ἐγενήθη εν τῷ κόσ ῳ 1 Ep.Cor.4.9.4. metaph., of life, .τουτὶ τὸ θ
μὑπεκρίθη εν Porph.Marc.2.Henry George Liddell & Robert Scott. A GreekEnglish Lexicon, Oxford. 1940 Clarendon Press. En anglais.
Statuette de femme dite La Vénus de Willendorf.. 24e20e
millénaire av. J.C.Vienne, Musée de l’Histoire Naturelle.
Avantpropos 13
La division est présente dans le mot. Voir n’est pas une action. Il y a l’opticien, qui nous aide à voir mieux, quand on voit mal. Mais il ne le fait pas gratuitement. Parce qu’il ne voit pas, il regarde. Il demande être payé pour le fait qu’il est aveugle. Et quand les enfants ne veulent pas aller chez le médecin, ce n’est pas parce qu’ils ont peur de la piqûre. C’est parce qu’ils savent bien qu’on va les massacrer par le pur déplacement. Avoir vu les animaux sur le mur de la grotte a peutêtre été moins barbare que les avoir vus à travers la cage. Le jardin zoologique a été pour la grotte de Lascaux ce qu’a été le combat des gladiateurs pour le théâtre. L’animal dessiné sur le mur de la grotte n’est pas encore blessé, et il court dans un monde où l’homme et l’animal ne sont pas des ennemis déclarés. La peinture montre les animaux qui courent dans les champs et qui ne veulent pas forcément le mal de l’homme avant lui.
Mais il reste une inquiétude. Car le lecteur ou l’auditeur de ce texte ne peuvent pas rejoindre les animaux dans les champs et courir avec eux, pour leur demander s’ils peuvent devenir leurs amis. La grotte, l’arène, la cage, le théâtre se ressemblent. Ce sont des lieux, et le lieu est toujours le plus fort ; comme un cimetière, qui a des cyprès. Un menhir dressé sur la falaise de la côte atlantique est toujours la marque d’une tombe, ou un géant pétrifié ; et peutêtre que vraiment les menhirs étaient les marques de tombes14 ; et peutêtre que les paysans des époques postérieures les considéraient comme des tombes de géants, qui pourraient prendre vie, un jour ou une nuit.
14 Mario Alinei et Francesco Benozzo, Megalithism As A Manifestation Of An Atlantic Celtic Primacy In MesoNeolithic Europe [ Le mégalithisme interprété comme manifestation d’une suprématie celtique atlantique en Europe Néolithique ]. En anglais. Revue Studi celtici, no 6, Alessandria, 2008, Edizzioni dell’Orso, p. 46.
Menhir dressé en Irlande du Sud, Country Cork.
14 Avantpropos
Les animaux de la grotte sont des animaux libres ; tandis que les animaux enfermés dans la cage du jardin zoologique ne sont que les victimes d’une torture longue et agonisante. Le festival des grands Dionysies, dans lequel sont apparues pour la première fois les tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide commençait par une grande procession qui ramenait la statue du dieu Dionysos au milieu du théâtre, à la côte de l’Acropole ; et, avec elle, les animaux qui allaient être les victimes du festival15. Si les animaux n’allaient pas être égorgés sur l’autel qui se trouvait dans l’orchestre, le centre de l’action de la tragédie, ils allaient être égorgés quand même, sur un autre autel ; et l’on garderait des victimes pour chaque matin. Les premières victimes allaient être rôties et consommées dans un grand festin, ouvert à tous, qui rappelle les fêtes
15 Voir : Octave Navarre, Dionysos : étude sur l'organisation matérielle du théâtre athénien. Paris, 1895 éd. C. Klincksieck. p.9.
Scène de sacrifice animal. Tablette de Pitsa, VIe siècle av. J.C., région de Corinthe. Nous pourrions noter l’usage du aulos à côté de la lyre. Vu que le son du aulos serait plus fort, la lyre avait probablement un rôle accompagnateur, comme elle faisait pendant la récitation des poèmes homériques. Mais le aulos était peutêtre employé également pour couvrir les cris de l’animal qui meurt.
Avantpropos 15
des villages, les repas homériques 16 et les banquets médiévaux17. Les Grecs anciens, comme les juifs et les musulmans, gardaient toujours un souvenir du fait que le meurtre d’un animal est un meurtre ; c’est pourquoi ils ne consommaient pas les animaux qui n’étaient pas sacrifiés18.
16« [...] Il parla ainsi en priant, et Phoibos Apollôn l'exauça. Et, après avoir prié et répandu les orges salées, renversant en arrière le cou des victimes, ils les égorgèrent et les écorchèrent. On coupa les cuisses, on les couvrit de graisse des deux côtés, et on posa sur elles les entrailles crues.Et le vieillard les brûlait sur du bois sec et les arrosait d'une libation de vin rouge. Les jeunes hommes, auprès de lui, tenaient en mains des broches à cinq pointes. Et, les cuisses étant consumées, ils goûtèrent les entrailles ; et, séparant le reste en plusieurs morceaux, ils les transfixèrent de leurs broches et les firent cuire avec soin, et le tout fut retiré du feu. Après avoir achevé ce travail, ils préparèrent le repas ; et tous furent conviés, et nul ne se plaignit, dans son âme, de l'inégalité des parts. Ayant assouvi la faim et la soif, les jeunes hommes couronnèrent de vin les kratères et les répartirent entre tous à pleines coupes. Et, durant tout le jour, les jeunes Akhaiens apaisèrent le Dieu par leurs hymnes, chantant le joyeux Paian et célébrant l'Archer Apollôn qui se réjouissait dans son coeur de les entendre. [...] » Homère, Iliade, chant I, vers.. Trad.de Leconte de Lisle. Paris,1866. éd. A. Lemerre.
17 Voir, à ce point ; Norbert Elias, La civilisation des mœurs. Trad. De P. Kamnitzer, Paris, 193, CalmannLévy, p..253.
18 « [...] Toute la mise en scène rituelle,depuis la procession où l'animal,en grande pompe,est conduit librement, sans lien, jusqu'à la dissimulation du coutelas dans la corbeille et le frisson par lequel la victime, aspergée ,est censée donner son accord à l'immolation, tout vise à effacer les traces de la violence et du meurtre pour mettre au premier plan l'aspect de solennité pacifique et d'heureuse fête. JeanPierre Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne.Paris, 199, Éditions du Seuil, p.75
Sacrifice d’une chèvre en Inde. Photo: Pallabjyoti Kalita.
16 Avantpropos
Ils les tuaient euxmêmes, en plein air, sous le ciel des dieux. Quelque chose de pareil pourrait arriver sur la scène du théâtre, quand l’acteur y serait entré, devant le lecteur ou l’auditeur, et qu’il se serait laissé aller, sans savoir ce qu’il allait faire.
La sortie de scène de cet acteur déjà entré sur scène aurait signifié qu’il aurait abandonné son public, à la fin, sans remords de sa part. Peutêtre, sans remords de la part du public. Le texte qui suit tente de recréer artificiellement le parcours imaginaire qui a abouti à cette forme de théâtre. Mais quel était ce remords, réel ou imaginaire, qui est apparu sur la scène, quand l’acteur et l’actrice y sont entrés, en étant observés ? Avant l’exercice en question, il n’y a pas eu de sacrifice, ni animal, ni végétal. Ou ainsi atil paru. Sur la scène, qui était un couloir, ou une salle d’école, il n’y a pas eu d’autel. Pourquoi ces remords ? Ces remords ont été ressentis maintes fois, en présence des acteurs euxmêmes ; mais estce que c’était une sorte de projection de la part de l’auteur de ces lignes ? Car cette forme de théâtre, apparue dans un cadre pas officiel entièrement, contenait un élément officiel : la distance corporelle et psychologique entre les acteurs et les spectateurs.
Voici le remords. Tant que la distance corporelle et psychologique entre les acteurs et les spectateurs avait été respectée, de l’entrée du premier acteur sur scène à la sortie du dernier acteur de scène, on pouvait attendre que notre lecteur et notre auditeur ne soient pas devenus des ennemis déclarés avec les acteurs. La scène était restée scène ; la salle était restée salle ; jusqu’à la sortie du dernier acteur de scène. Mais il y a eu lieu quelque chose d’étrange. Pendant le parcours des acteurs sur la scène, notre lecteur et notre auditeur qui étaient dans la salle n’ont pas suivi TOUT ce qui a eu lieu sur la scène.
Ils n’ont pas suivi TOUS les détails des peintures sur les murs de la grotte de Lascaux. Notre lecteur et notre auditeur ont été incapables, nous pouvons supposer, de diriger leur attention. Où estce qu’elle se trouve, maintenant, l’attention de notre lecteur, de notre auditeur ? La question est stupide, n’estce pas ? Parce qu’il n’y a pas plusieurs attentions. Il n’y en a qu’une. L’auteur de ce texte se rappelle avoir cru que les professeurs et le personnel du département des Études Théâtrales de l’université Paris 8 St. Denis ont été au courant de cela. Les professeurs Philippe Tancelin et Stéphanette Vendeville ont présenté la question des arts comme une
Avantpropos 17
question humaine. Mme Geneviève Schwoebel a mis en avant l’importance des sens. Mr JeanFrançois Dusigne a présenté l’acteur comme un metteur en scène. Mme Michelle Kokosowski a montré l’absurdité du mensonge. Mr Philippe Henry a montré l’impuissance de la discipline. Mme Claude Buchvald a montré la relation biologique entre le théâtre et l’adolescence. Les professeurs et le personnel du département des Études Théâtrales de l’Université Paris 8 – St. Denis ont été une présence égale et plus égale que les précédents. Et il a paru quelque chose de traditionnel. Des traditions qui concernent la relation entre les choses et les gens. Ces traditions n’ont pas été traditions. Les professeurs et le personnel de l’université Paris 8 – St. Denis ne sont les héritiers de personne.
Première partie
Petit historique d’un petit exercice théâtral
Exercice qui a eu lieu dans un couloir de l’université Paris 8. Entrée du premier acteur sur scène.
1. Début d’exercice.
ous aurons bientôt devant nous un de ces petits exercices, qui sera fait entre amateurs et ignorants. Celui qui a pris l’initiative de mettre en place l’exercice en question est l’auteur de ce texte,
qu’il existe, ou pas. Il a conduit les volontaires qui ont été intéressés par son exercice jusqu’à l’endroit où cet exercice aura lieu. Il y a déjà làbas, ou il fait en sorte qu’il y ait une sorte de scène, c’estàdire, un espace tridimensionnel sur lequel les acteurs volontaires puissent paraître comme acteurs. Et d’où ils puissent sortir, et cesser de paraître comme tels. C’est le principe de la scène à l’italienne.
N
Selon ce principe, toute personne sur une scène de théâtre est considérée comme un acteur, tout objet scénique est considéré comme un objet dramatique ; sauf s’il a été impossible de les considérer comme tels.Celui qui n’est pas sur une scène ne peut pas être un acteur de théâtre à l’italienne.
19
20 Première partie
Mais la scène du théâtre à l’italienne est une scène à cause de lui. Un endroit prévu pour ce spectateur de la sorte est une série de chaises, que l’on a mises sur place. Il a la scène, il a la salle, c’estàdire, la série des chaises, et le monde qui se trouve derrière elle. Et nous lui ajoutons les coulisses : c’estàdire, les endroits où les acteurs pourront ne pas être acteurs, sans que notre spectateurs ne cesse de voir. Dans le théâtre grec ancien, le mot scène, skéné, signifiait tente ou cabane19 : c’estàdire, un lieu couvert dans lequel les acteurs pouvaient changer de costume et de masque. Mais notre exercice n'a pas de chœur, pour le moment, c’est à dire, des gens qui chantent et qui dansent, ni d’orchestre, de piste, sur laquelle ils auraient chanté ou dansé. Dans notre exemple, les coulisses sont les trois couloirs adjacents à la grande salle qui est déjà divisée en scène et salle. Ces couloirs pourront peutêtre remplacer la scène dans son ancienne signification.
Le lecteur et la lectrice de ce texte ont été déjà ou seront des spectateurs – metteurs en scène potentiels (SMS ). Car notre lecteur et notre lectrice ont le droit biologique d’intervenir à tout moment à ce qui se passe devant eux. À côté d’eux, l’auteur de ces lignes est en train de demander à un des acteurs volontaires d’entrer dans les coulisses et d’en faire son entrée sur scène. L’acteur disparaît de la vue de tout le monde.
2. Exemple à moitié fictif d’un exercice d’entrée et de sortie.
A (L’acteur entre sur scène. Il se tourne vers le SMS et les autres spectateurs.) Je voudrais me présenter devant vous.
SMS – Non non non.
A – Je suis obligé de vous dire que...
19 Voir Henry George Liddell & Robert Scott. A GreekEnglish Lexicon, Oxford. 1940 Clarendon Press..σκηνή 1I.a covered place, a tent, Hdt., Soph., etc.: —in pl. a camp, Lat. castra, Aesch., Xen. 2.generally, a dwellingplace, house, temple, Eur. II.a wooden stage for actors, Plat.:—in the regular theatre, the σκηνή was a wall at the back of the stage, with doors for entrance and exit; the stage (in our sense) was προσκήνιον or λογε ονῖ , the sides or wings παρασκήνια, and the wall under the stage, fronting the orchestra, ποσκήνιαὑ .2.οἱ ποὸἀ σκην ςῆ , the actors, players, Dem. 3.τοὸ πιὸἐ σκην ςῆ μέρος that which is actually represented on the stage, Arist.; ταὸ ποὸἀ τ ςῆ σκην ςῆ (sc. σματαᾁ ), odes sung on the stage,id=Arist.4.metaph. stageeffect, unreality, σκηνηὸ π ςᾶ ὁ βίος "all the world's a stage, " Anth. III.the tented cover, tilt of a wagon, Aesch., Xen.: also a bedtester, Dem.IV.an entertainment given in tents, a banquet, Xen.
Exemple d’exercice 21
SMS (en se levant) – Non non non. S’il te plaît, non, pas ça. (L’acteur se tourne de côté. Il a gardé une partie de l’élan qu’il avait acquis.
Il fait demicercle. Il traverse la scène en diagonale, jusqu’au coin du fond, côté cour20. Il se dirige vers l’autre coin du fond, côté jardin. Une fois là, il se tourne en face et se dirige en diagonale vers le milieu de
l’avantscène, vers les spectateurs. Il a commencé à incarner une attitude de désespoir avec les mains, en se tenant la tête.)
SMS Non non non, non, pas ça. Non. Aucune imitation. Non ! (L’acteur se retourne, repoussé, vers le fond de la scène, en ralentissant. Il a gardé une partie de la vitesse qu’il avait acquise de par son entrée. Il
s’est arrêté presque au coin du fond, côté cour, dos au public.
Un temps.
Il se remet à marcher, plus lentement, vers l’autre côté du fond, côté jardin. Une fois arrivé là bas, il s’est arrêté. Il se retourne et se dirige
verticalement vers le bout de l’avantscène, côté jardin.
Quand il est arrivé au coin de l'avantscène, côté jardin, il s’est retourné, et traverse la scène horizontalement, en passant devant le SMS et les
autres spectateurs.
Le SMS commence à découvrir que l’acteur qui bouge devant lui ne ressemble pas à ce qu’il savait de lui.
Un parcours scénique concret a commencé à être indiqué maigrement par ce mouvement. Chaque pas de l’acteur commence à paraître indiquer
son prochain. Pendant ce temps, l’acteur est arrivé lentement à l’autre bout de l’avant scène, côté cour, et il s’est retourné vers le fond de scène. En remontant, il est arrivé près du couloir qui se trouvait au fond de la
scène, côté cour, et qui sert de coulisses. De là, le SMS discerne sur lui la tendance de sortir).
20 Cour, jardin : droite et gauche, respectivement, pour us spectateur qui a devant lui une scène à l’italienne.
Oui, oui, oui .. c’est ça. (L’acteur entend et se retourne). Nnnnnnnnon... Niiiiiiiiiiiiii... Nonnnnn...Ah... oui. (L’acteur a recommencé à marcher en se dirigeant vers l’autre bout du fond de scène, côté jardin). Pardon. (Le
metteur en scène sent qu’il s’est dépêché. Il ne faut pas intervenir. L’acteur s’est éloigné de la sortie manquée et il a recommencé son
parcours, en direction de l’avantscène côté jardin.
Le SMS s’est oublié et il regarde ailleurs. Un temps. Soudainement, le mouvement de l’acteur trace une ligne. Il a disparu d’un coup hors de la salle dans le couloir adjacent à l’avantscène qui se trouvait côté cour. Le
SMS saute de sa chaise sans savoir pourquoi . Oui ! C’est çà ! Oui ! Bravo ! Oui ! OUI ! Tu as compris !
3. Abandon progressif du premier intitulé de cette recherche.
À l’arrivée du prétendu auteur de ce texte à l’université Paris 8, l’ambition de tenter d’organiser une sorte de spectacle ou de petit essai scénique dans le cadre de ce Master II en Études Théâtrales avait été déclarée comme sujet de recherche. Le premier intitulé de cette recherche était à peu près celui ci : Tentative de mise en scène appuyée sur le conte populaire grec « Avgérinos et Poulia 21». Ce conte populaire grec a servi de source de matériel théâtral pour nombre d’exercices qui ont eu lieu dans l’enceinte de l’université Paris 8, avant que ces exercices ne prennent la forme décrite auparavant. La recherche n’avait pas abandonné à l’époque tout espoir de référence à un sujet dramatique qui eût précédé l’entrée des acteurs sur scène. La raison principale pour cet abandon progressif de sujet dramatique est très simple.
Le problème esthétique de l’apparition des acteurs devant le public ne paraissait pas pouvoir cohabiter avec celui de la dramatisation d’un mythe, d’un texte, ou d’un sujet dramatique. Le côté esthétique paraissait le seul problème à résoudre, après celui du contact humain entre le chercheur et les volontaires.
La première entrée du premier acteur sur scène était forcément le premier sujet esthétique qui apparaissait sur scène, avant le masque, le costume, le rôle, avant le simple geste expressif ou imitatif, avant la simple parole.
21 Voir Annexe I, p.
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24 Première partie
Toujours, la première entrée du premier acteur sur la scène à l’italienne semblait contenir une forte tendance esthétique, qui ne paraissait pas conduire à quelque chose de connu. Le cours que prenait chaque chaque début de chaque unité de chaque exercice dans l’espoir d’obtenir une clarification esthétique de cette entrée déjà faite prenait du temps.
Mais ces exercices ont eu lieu irrégulièrement, avec de nouveaux volontaires, souvent, et ce sont toujours des volontaires qui y ont assisté, avec ou sans expérience théâtrale précédente. Ils y ont tous participé sans engagement, pas pour longtemps chacun, sauf exception. Si ces exercices avaient pu aboutir à une sorte de spectacle, cela aurait voulu dire que ces volontaires auraient trouvé la volonté et la possibilité d’y arriver.
Mais cela n’a pas eu lieu. Ce qui a eu lieu, pendant cinq années et plus passées autour de ce Master II en Études Théâtrales ne fût pas plus qu’une évolution constamment interrompue de ces exercices d’entrée, et, finalement, de sortie. Il y a eu souvent des changements de rôle entre le chercheur, les spectateurs qui étaient présents, les acteurs. Mais personne ne peut garantir, jusqu’au jour où ces lignes sont écrites, une présentation scénique quelconque en tant que produit final de cette évolution.
Nous allons voir par la suite que ce manque de garantie est lié à la fois aux circonstances et à la nature du genre théâtral qui a paru émerger de ces exercices.
4. Exercices théâtraux ayant eu lieu dans l’université Paris 8.
En tout cas, ces exercices théâtraux ont eu lieu entre l’automne 2010 et le début 2014, à côté de la rédaction de ce texte. Ils ont eu lieu dans la Fondation Hellénique de la Cité Universitaire de Paris, dans les salles Préfa I, II, III, IV et Amphi II de l’Université Paris 8 St. Denis, dans l’amphithéâtre no. IV du département des Études Théâtrales et dans un grand couloir de cette même université. Un de ces exercices théâtraux, qui a eu lieu dans ce dernier endroit, pas forcément le plus représentatif, et certainement un des moins réussis, a été filmé et publié en partie sur l’internet aux adresses électroniques <http:ééwww.youtube.coméwatchv=e3uSPqX3U3Q> et <http:ééwww.yo utube.coméwatchv=PmCa9_31lLQ>.
À ces exercices ont participé, entre autres, à Paris : Mlle Glykéria Patramani, Mlle Elsa Kiourtsoglou, Mr Ali Ibrahim, Mr JeanPierre Battini, Mr. Nikos Papadopoulos, Mlle Nikoletta Charatzoglou et Mr Christos Doropoulos, étudiants à l’Université Paris 8 ; Mr Nikolas Giannikas, de l’Université Paris V; Mlle Anusha Thangavelu de l’ I.NA.L.C.O ; Mlle Georgia Nikolaou, étudiante Érasmus à Paris 8 en printemps 2011 ; Mr P. Vasuhan, peintre ; Mr Jacques Rousselin et Mme Aline Schapira, du Pôle Emploi ; et Ariadni. Le chercheur ne peut que les remercier de leur confiance.
5. Premiers essais.
En fait, cette série d’exercices d’entrée sur scène avait commencé à Athènes, la ville natale du chercheur, avant le début de ce Master II en Études Théâtrales, pendant le cours duquel ce texte est encore rédigé. À l’époque, les choses étaient moins claires, sans pouvoir dire qu’elles le sont beaucoup plus pendant la rédaction de ce texte. À l’époque, une petite action dramatique était censée être le but déclaré de chaque entrée sur scène des acteurs.
Au contraire de l’exemple que l’on a donné il y a quelques pages, le SMS donnait une indication à l’acteur avant l’entrée de celuici sur scène. Il lui disait de sortir de scène, pour créer les conditions d’un spectacle, et d’entrer sur scène pour y faire quelque chose. Pendant un des essais qui ont initié cette recherche, le SMS avait dit, par exemple, à une volontaire sans presque aucune expérience théâtrale :
SMS – Disons que tu étais dans une manifestation. Qu’estce qu’il te viendrait de faire ? (Un temps. ) Tu ne sais pas. Eh ben, voyons voir. Disons que tu y es, maintenant. Qu’estce qu’il te vient de faire ? (Un temps.) N’aie pas peur. Laissetoi . (Un temps. L’actrice manifeste des
tendances agressives). Ah ! Regardemoi ça ! Elle veut lancer une bouteille. Bon, d’accord. Soit ! Faisle. (Un temps). Ah, non, pas comme
ça. C’est trop imitatif. Faisle en vrai, d’un coup. (Un temps). Bon ; ça ne marche pas, mais ce n’est pas de ta faute. C’est qu’il n’y a pas assez de
place, ici. Mais il faut que cela soit complet ; ton action doit être complète, du début à la fin. Donc, qu’ estce qu’on fait ? Je propose ceci ; imagine que l’ennemi est là, derrière moi. Donc, la bouteille, tu la lances
audelà du public, vers le fond, audessus de moi.
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26 Première partie
Le public te voit en face. Le public, c’est moi. Une action, une : toi, tu entres et tu lances la bouteille ; moi, je te regarde. Pas : tu entres
d’abord, et après, tu jettes. Non. Pas deux coups. Un coup. Tu jettes la bouteille tout court ; tu entres et tu jettes en même temps.
A Ok. (L’actrice sort. Un temps. Depuis le couloir) J’entre maintenant ? (Un temps. Elle sort sa tête du couloir.)
SMS – Mmmmmmm !
A Hein ? (Un temps.) Ah. Oui. D’accord. Ok. (Elle rentre sa tête. Un temps. Elle entre. Un temps.)
Bonjour.
SMS Bonjour. (Un temps).
SMS – Heu…
A Qu’estce que je fais ?
SMS Heu…sors, et refais ce qu’on a dit.
Andrea Mantegna, Saint Sébastien. Détrempe sur toile, c. 1490. Paris, musée du Louvre.
6. Changement de cadre
Pendant ces premiers essais, où le but de chaque entrée de chaque acteur sur scène était l’incarnation scénique d’une action dramatique désignée d’avance, il a cru être constaté que, quand, enfin, un des passages consécutifs de l’acteur ou des acteurs devant le chercheur avait été jugé satisfaisant, et presque toujours après coup, il s’était passé quelque chose. Retenons l’ expression « après coup ». Car nous allons voir que cette expression va nous conduire à la sortie de scène. Mais quelle a été cette chose ? Il s’agissait d’une sorte de révélation, aux yeux et aux sens, d’une image fraîche et inattendue. Cette image fraîche et inattendue était apparue pendant le dernier mouvement du dernier acteur sur scène, pendant l’effort de ce dernier de faire apparaître une action dramatique sur scène ; mais personne ne s’ était attendu à cette révélation, ni l’auteur de ces lignes, ni l’acteur qui l’avait provoquée.
Cette apparition inattendue était en même temps des images, des sentiments, des pensées et, avant tout, une sensation de fraîcheur. Essayons de décrire approximativement cette sensation. Disons que nous marchons dans le musée du Louvre ; et que nous passons d’une peinture de Sandro Botticelli à une peinture de Andrea Mantegna.
Nous avons vu deux peintures différentes, dans le même couloir, pendant la même promenade dans le même musée. Mais, disons que nous sommes restés un peu plus devant la peinture de Mantegna : celle, par exemple, de Saint Sébastien, qui se trouve dans le pavillon Sully. Et que nous avons repris notre chemin, sur le couloir du musée. Le musée a changé. Le changement est peutêtre en relation avec les sentiments que le tableau nous a provoqués. Mais cela n’est pas sûr. Car ce changement a eu lieu après coup. On pourrait dire, un changement de perception. Mais on ne sait pas pourquoi nous avons eu cette impression. Si on le savait, il n’y aurait pas eu de changement. Car les pensées que nous avons eues ont été le changement.
Peutêtre que le but de chaque nouvel exercice était l’apparition de ce phénomène étrange, profond et presque agréable. Mais un phénomène ne peut pas être provoqué. Un phénomène est forcément un champ mental et sentimental où il n’a pas de relations de cause et d’effet. Voilà pourquoi on ne pouvait pas dire ce qui a fait quoi. Le phénomène a été un état où il n’y a pas de résultat.
27
7. Timidité.
On pourrait faire la supposition fausse et vraie en même temps que ce changement de cadre de perception était lié, de distance, à un dépassement délicat, très très fin, de la timidité de l’acteur devant nous. En d’autres mots, à une confiance inattendue de la part de l’acteur à la confiance de son spectateur. Ce n’était pas exactement une cause ; c’était plutôt comme un voile qui s’était ôté.
Une sorte d’ouverture, de découverte spontanée nonviolente du monde intérieur de l’acteur a peutêtre, peutêtre été une sorte de déclencheur indirect de cette apparition. C’était une sorte de communication ; il y a eu une sorte de beauté ; mais on ne peut pas le dire. L’acteur a montré « quelque chose de soi ». De même le tableau de Mantegna a été peint par un être vivant. Il est mort, maintenant, mais le tableau contient quelque chose de son âme, ou un instant ! L’âme de qui ? Mais,une petite action dramatique avait toujours été en ce stadelà, le but de chaque nouveau passage de chaque acteur devant le spectateur. Le spectateur n’avait jamais dit à l’acteur :
« Monte sur scène, et découvretoi ».
Non. Mais il lui avait dit :
« Entre sur scène, mets un pot de fleurs sur la table ; et sors ».
28
Antoine Watteau, L’indifférent.
Huile sur toile, 17816.
Paris, musée du Louvre.
Timidité 29
Ou : « Tu es une femme : entre sur scène ; sers à boire ; et sors. »
Ou : « Tu es un homme : bois ; prends le fusil ; et sors ».
Ou : « Tu es chat. Entre sur scène ; renifle la nourriture sur la table ; et sors ».
Ces sujets dramatiques corporels étaient apparentés au conte populaire qui se trouve à l’annexe I (voir p...). Mais dans ces cas, l’action imaginaire, si elle a eu, finalement, un effet sur scène, pareil à celui que l’on vient de décrire, elle est sortie de son cadre imaginaire. L’action sur scène a fait apparaître, grâce à l’ouverture émotionnelle de l’acteur, un monde du présent, pas un monde du passé. Elle a eu un effet musical 22 : comme les cercles qui se forment quand on jette une pierre dans un lac.
Qu’estce qui est plus important, l’image de l’eau qui bouge, ou le bloum! ? La pierre théâtrale qui est apparue n’a pas eu un effet narratif : elle a eu un effet musical.23« Donc », pensait l’auteur de ce texte, « le noyau de ce théâtre esthétique et sentimental n’est pas une technique. Le noyau de ce théâtre est une opération psychologique : une communication indirecte, peutêtre, nonverbale, nonforcée, entre l’acteur et le spectateur ». Cette opération est involontaire.
22 Voir Friedrich Nietsche, .La naissance de la tragédie. La thèse de Nietzsche est que la tragédie est une union de l’esprit apollinien, qui est l’univers psychologique des arts plastiques, et de l’esprit dionysiaque, qui est l’univers de la musique (L’Origine de la Tragédie dans la musique ou Hellénisme et Pessimisme. Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.Mercure de France, 1906 [quatrième
édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1). Effectivement, nous avons découvert à travers nos exercices que le théâtre est un art différent de la peinture et la musique (voir les chapitres suivants), et que l’univers propre à lui peut surgir entre une scène à l’italienne et la salle, entre l’acteur et le spectateur, quand il y a en même temps distance et proximité entre les deux, grâce au parcours de l’acteur vers la sortie des son entrée sur scène. Mais Nietzsche ne parvient pas, selon nous, dans son livre à détacher sa conception de la musique d’un certain esprit illustratif. La musique est comme le soleil qui casse les couleurs. Ce que nous venons de décrire n’est qu’un préliminaire ; tout art tend à la musique. Ce que Nietzsche dit pour la musique médiévale et baroque, qu’elle ne pouvait pas se débarrasser d’un aspect visuel, qui n’est pas dans la nature de la musique, est applicable aussi pour la musique wagnérienne, qui a toujours un aspect théâtral. Cet aspect théâtral est explicable d’un point de vue sociologique. Celui qui a pour métier la musique ne peut que s’accrocher à son espérance d’y trouver une gratification personnelle. Cet espoir déforme la musique. Tolstoi a essayé d’expliquer cela dans son essai Qu’estce que l’art ? (trad. De Téodor de Wyzewa, Paris 1918 , éd. Pernin) sans doute parce qu’il a découvert cette déformation sur luimême. En partie, Tolstoi dit que seul l’art populaire est le vrai art. Nous sommes entièrement d’accord avec lui.23
30 Première partie
8. Unité esthétique recherchée sur le mouvement des acteurs sur scène.
Il paraissait y avoir eu quelque chose. Cette autre chose avait été un phénomène purement esthétique. Et, précisément : le fait qu’une certaine unité de mouvement a été discernée sur le dernier mouvement de l’acteur. Des fois, pour ne pas dire toujours, l’événement esthétique et l’apparition soudaine ont paru se faire en même temps. Pendant le cours de la solution d’un puzzle, on peut avoir commencé à discerner l’image complète avant que le puzzle ne soit achevé. Mais l’expérience théâtrale que l’on tente de décrire ici consiste en ce que l’image du puzzle complété soit inconnue et embrouillée jusqu’au dernier moment
L’image musicale ne s’est révélée qu’à la dernière pièce qu’on a mise ; l’idée précédente qu’on avait de ce qu’on allait voir a été démentie24.
Le changement est venu de là où l’on ne l’attendait pas. Comme quelqu’un qui attend quelque chose, et quelque chose d’autre apparaît. Plus les pièces d’un puzzle sont différentes et dispersées, plus un rattachement soudain a un effet considérable.
Quel est le puzzle, dans notre exercice, qui doit être complété ? On ne sait pas. Mais on sait que le contour de ce puzzle ne peut pas apparaître. Les corrections consécutives du chercheur ce sont orientées vers la manie de faire quelque chose, dans chaque nouvel exercice, de sorte à ce que l’acteur ou les acteurs puissent avoir présenté sur scène un mouvement scénique complet, sans faute, qui ait commencé et qui se soit terminé. Le SMS essayait de revenir à ce phénomène d’apparition soudaine de l’image musicale en commençant par l’inverse : pas en donnant des indications psychologiques, mais en incitant l’acteur ou l’actrice de rester sur scène, au lieu de la quitter.
Avant que la consigne d’incarner un sujet sur scène n’ait été abandonnée, l’acteur essayait de jouer une petite action pendant son parcours sur scène. Le SMS interrompait plusieurs fois cet acteur tandis que celuici avait commencé. Mais, pourquoi ?
24 Hans Keller, Lecture sur le Op.130 de Beethoven , émission du BBC par le Leeds University, 1973 (en anglais), bibliothèque de l’Université deCambridge, collection Hans Keller Archive concert programmes. Box BBC/FX/3a: Festivals 1958 1962 .
Une fois que l’acteur ou l’actrice était en mouvement, ce mouvement ne pouvait pas être interrompu sans que tout ne soit pas détruit. Mais, quand même, le SMS modifiait plusieurs fois le sujet de la petite action dramatique qui devrait être incarnée, pendant le passage prochain, parce que maintenir le sujet dramatique était moins important pour lui que faire naître une unité esthétique.
La recherche de l’unité esthétique et l’évolution du contact humain entre l’acteur et le SMS appartenaient à la même démarche. Plusieurs fois, pendant l’observation des acteurs en mouvement, le SMS remarquait à un certain moment que le trajet d ’un acteur, là où celuici avait pris une certaine direction, semblait confus.
C’est à ce point qu’il intervenait. Il avait ressenti à ce point que jamais il ne pourrait y avoir de phénomène théâtral, s’il n’interrompait pas l’acteur. Comme nous allons voir, il avait tort. Voyons pourquoi l’auteur de ce texte intervenait tellement sur la scène à l’italienne, et pourquoi il empêchait l’acteur de continuer ce qu’il avait commencé.
10. Le jeu frontal, vu comme pression.
Chaque acteur faisait quelque chose du sujet dramatique, quand il entrait sur scène. Une des premières volontaires dans ces exercices, à Athènes, qui était en même temps apprentie comédienne, jouait en commençant et en terminant un monologue d’un coup. La notion de ce coup unique serait difficile à transmettre à quelqu’un qui n’a pas un sens établi de ce que peut être une apparition scénique dynamique.
Dans le jeu de cette jeune actrice, il y avait une accélération de rythme et une élévation de volume de la voix. Les morceaux qu’elle avait préparés pour un concours d’entrée au conservatoire dramatique avaient déjà un peu ce caractère, étant soit comiques, soit larmoyants. L’exercice a commencé à se bâtir autour de ces morceaux, en essayant de les incorporer dans ses règles. En d’autres mots, le chercheur commençait par dire à l’actrice « entre sur scène , et joue devant moi le rôle que tu as préparé pour les autres ». Quand elle jouait, cette jeune actrice, le SMS avait le sentiment qu’elle ne s’adressait pas à lui, mais à un public; et qu’elle se mettait endehors d’ellemême pour jouer. Comme si elle jouait
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32 Première partie
George Grosz, Acrobates. Encre et aquarelle sur papier. c.1914
dans un grand théâtre, même quand elle jouait dans une cuisine. D’une manière, elle jouait à la grecque sur une scène à l’italienne. Pendant l’exercice, elle n’était pas dans un espace ouvert ; ni dans un théâtre antique ; ni sur une grande scène d’opéra, qui est un compromis entre le théâtre à la grecque et la scène à l’italienne.
Elle était dans un espace clos, un très petit théâtre, où le spectateur contrôle une grande partie de ce qui se passe devant lui, de par sa perception. Dans ce lieu, l’acteur et l’actrice ne peuvent pas projeter leur voix et leurs gestes comme ils le font devant un paysage ; sauf s’ils imaginent que tout ce public existe quelque part ailleurs, audelà des spectateurs présents, audelà des murs de l’appartement ; et que les spectateurs qu’il y a dans cet endroit clos assistent à un autre spectacle. Bref, comme si l’acteur et l’actrice jouent à l’acteur et l’actrice qu’ils veulent être dans le futur.
Si, par contre, cet espace clos et restreint est pris au sérieux ; si l’acteur et l’actrice considèrent les spectateurs comme de vrais spectateurs : l’acteur et l’actrice ne peuvent pas entrer dans le champ marqué par la
Rythmes contradictoires 33
présence et la perception des autres avec la facilité qu’ils le feraient s’ils ne sentaient pas cette proximité.
Le paysage humain, le paysage que forme la vie des autres, est un grand paysage, même si ce paysage est enfermé dans une cage. Le philosophe Protagore avait dit : L’homme est la mesure de toute chose25.Quand le mouvement de l’acteur et de l’actrice a commencé, dans cet exercice, à être un mouvement qui se laisse influencer par le regard des autres, l’acteur et l’actrice ne savent pas comment ils vont terminer.
Il en est de même avec la jeune actrice de notre exemple. Son apparition ne semble pas avoir de fin en ellemême. Elle projette son rôle vers un public imaginaire, audelà du public, du SMS qui la voit en face. Comment le jeu de cette jeune actrice se terminera til ?
On ne sait pas. Avec une inclinaison ? Si elle la fait, estce que ce sera elle, alors qui aura mis fin au spectacle, en marquant la fin par cette inclinaison ? Mais si le public est déjà mécontent, que feratelle ? Il y a déjà une tension entre l’acteur et l’actrice frontale et son public.
11. Plusieurs rythmes contradictoires paraissant sur le jeu de l’acteur frontal.
Ne sachant pas comment sortir ; n’ayant pas laissé le temps, une fois sur scène, de se rendre compte de son propre mouvement devant les autres, l’actrice frontale se trouvait en conflit entre deux tendances contradictoires. D’une part, la tendance de représenter l’action dramatique avec laquelle elle avait commencé 26 ; d’autre part, une autre tendance, qui est apparue à côté de la première : la tendance de s’exprimer envers le public. Commençons par la tendance naturelle de l’actrice de s’exprimer envers le public.
25 Mentionné entre autres dans le dialogue de Platon Théetete dans Ouvres de Platon, trad. de Victor Cousin, t. 2. Paris, 1824, éd. Bossange Frères, p. 64. Platon complète la phrase comme ceci : la mesure des choses qui existent et de celles qui n’existent pas. Comparer avec le poème de Parménide, Annexe II : Selon Parménide, il n’y a pas de verbe exister, car ce verbe déjà implique le nonêtre.
26 Comme nous allons voir par la suite, il ne paraît pas y avoir de jeu frontal sans sujet.
34 Première partie
Il ne s’agit pas d’expression, mais de réaction27. Quand on fait entrer un petit enfant dans un salon, avec des grands, il devient timide ; il rougit, et, d’un coup, il va se cacher sous la jupe de sa maman.
D’autres enfants commencent à rire, artificiellement, ou à danser, afin de dépasser leur timidité ; c’est ce que fait l’actrice frontale de notre exemple. D’autres enfants attendent qu’on s’adresse à eux, afin de répondre aux questions qu’on va leur poser, quelles leçons il préfèrent à l’école, s’il aiment mieux maman que papa.
Les grands ont les mêmes réactions. Ils ont peur que le contact avec les autres ne les montre différents de ce qu’ils imaginent. Ils se grattent le corps ou le nez ; ils ne savent pas où mettre les mains ; ils découvrent une imperfection sur leurs vêtements, dont ils voudraient bien qu’elle soit absente. Ces moments de doute devant les autres peuvent devenir des tragédies. On sent un grand danger qui nous menaçait, dont nous avions négligé la présence, qui a resurgi ; que les autres le voient bien, et ils sont les témoins de notre exécution. Nous nous sentons dans un vide ; nous nous sentons regardés par tout le monde, mais il est difficile de préciser par qui. Nous sentons que ce regard veut notre mort. Nous
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Plusieurs tendances corporelles pourraient être discernées sur cette peinture de l’acteur du XVIIIe siècle David Garrick dans le rôle de Macbeth. Montrer au public son rôle en mouvement ; communiquer avec son partenaire sur scène ; adresser le texte directement au public ; et, enfin, pourrait on ajouter, la seule présence involontaire de soimême. Johann Zoffany, David Garrick and Mrs. Pritchard in « Macbeth », huile sur toile, 1768. Londres, Garrick club.
cherchons un repère ; un endroit stable, où l’on puisse conduire les choses, afin de sortir de notre embarras ; nous nous trouvons chercher à nous accrocher quelque part ; trouver une issue de secours ; obtenir la compassion d’un regard solidaire ; et quand nous ne pouvons pas en trouver, l’embarras se perpétue. C’est une tragédie sans rôle. Voici le théâtre que l’on cherche.
12. Formes projetées , formes perçues.
Nous venons de décrire l’embarras de notre acteur frontal, quand il prend le regard des autres au sérieux. La présence des autres provoque chez tout le monde des réactions instinctives. Jetons un acteur en plein milieu d’une scène, sous tous les regards. N’atil pas des réactions ? Et s’il n’a pas de réponse favorable dès le début, de la part de son public, qui puisse l’encourager dans son effort, et qu’il puisse continuer, que peutil faire, afin de sortir de cet embarras ? Voilà en entier le problème esthétique du mouvement de l’acteur sur scène.
Il y a une tendance involontaire sur le mouvement corporel de l’acteur, qu’il le veuille, ou pas : cette tendance n’appartient pas à sa volonté, mais au corps humain qui agit de luimême. Suivant la progression du mouvement du corps de l’acteur sur une scène à l’italienne, à cette réaction s’ajoute la réaction corporelle à l’impression que fait la prise en conscience du fait d’avoir été observé.
A l’impression d’être observé consciemment se sont ajoutées, une par une, les impressions que l’acteur a eu en un clin de seconde des nouvelles réactions de ses spectateurs, une par une, qui ont été et qui seront influencés à leur tour par ce qu’ils auront vu de ses réactions, des réactions de l’acteur, moment par moment, seconde par seconde, et ainsi de suite, comme une réaction en chaîne. Cette réaction en chaîne est le théâtre à l’italienne.
Quand n’y a pas seulement ce phénomène compliqué, cette réaction en chaîne ; mais qu’il y a, en plus de tout cela – et c’est déjà assez ! un sujet dramatique, un texte, un rôle, un personnage que l’acteur a la besogne, le devoir d’incarner, voilà le conflit esthétique et psychologique en même temps. Voilà ce qui n’était pas clair dans le mouvement de l’actrice
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frontale. Le mouvement de l’actrice frontale sur une scène à l’italienne a deux buts contradictoires : voir et montrer.D’une part, le corps de l’actrice frontale veut s’adapter à son rôle ; d’autre part, le même corps corps réagit à ce qu’elle avait vu. Or, son jeu frontal devrait pouvoir sacrifier le rythme corporel naturel, instinctif et involontaire qui est présent avec le contact avec les autres, en faveur du sujet dramatique. Pourquoi faire ce sacrifice ? En faveur d’une idée du théâtre, selon laquelle, une fois sur scène, on doit montrer quelque chose.Si elle essaye de renforcer le sujet dramatique aux dépens du rythme de son corps, il s’agit là d’une accélération forcée par ellemême sur le rythme du corps : car on ne peut pas se faire retarder. Voilà pourquoi l’acteur frontal traditionnel commence fort, souvent, comme les premières notes impressionnantes d’une symphonie. Il fait ainsi afin que le rythme du sujet soit plus rapide que luimême. L’acteur frontal se sent souvent devoir aller audevant de ses spectateurs .
Le public doit souvent être pris par surprise. Si l’acteur frontal ne dépasse pas son public dès le début, son corps risque d’oublier le sujet dramatique. Son corps commencera à réagir au regard des spectateurs de par luimême, hors volonté ; le rôle sera perdu. C’est ce qu’on appelle trac. Un public barbare pourrait le massacrer. Il est comme un musicien qui est venu jouer de la trompette, et qui a oublié la trompette chez lui. Il sera dévoré. En cas de trac, l’acteur du jeu frontal essaye de le dépasser.
Il essaye d’oublier l’influence du regard des autres, la vaincre, se relancer dans son sujet et parvenir à traverser le ravin de la scène, à l’aide de son cheval : comme un chevalier qui est tombé par terre, mais qui parvient à se lever, prendre sa monture par les reins, monter sur selle et faire le cheval bondir de l’autre côté du ravin.
Il doit éviter le piège que lui tend la présence du public, qui est une foule de fantassins munis de piques. Il s’agît d’un effort. Le chevalier risque d’ être percé par les piques avant de parvenir à se relever. Notre acteur frontal connaît ce risque, il a pris ses mesures. Voilà la nouvelle tentative de transmettre au public le sujet dramatique : le jeu « psychologique ».
Cette foisci, il ne vas pas montrer, projeter, lancer le rôle sur le public, audelà du ravin qui le sépare de lui ; non. Au lieu de projeter le rôle vers le public, il va arriver à l’incarnation du rôle sur scène, du sujet dramatique, d’une pièce entière. Le jeu psychologique est un
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ralentissement, mais ce ralentissement est une accélération. Ce jeu peut paraître plus sophistiqué que le jeu frontal.
Le jeu « psychologique » demande à l’acteur d’entrer sur scène en étant déjà dans le monde intérieur du personnage qu’il doit incarner, en restant indifférent, en apparence, aux tendances extroverties que provoque sur lui la présence du public. Comme un ermite qui passe à travers une foule de femmes nues. L’ennemi n’est pas le public. Ce sont les réactions de soi que provoque sur le corps et l’esprit de chacun l’encontre avec les autres. L’acteur psychologique restera fortifié dans son rôle, comme dans une conserve, et fera semblant que le public n’existe pas. Comme cela, il pourra emmener le public vers le rôle au lieu de lancer la conserve vers le public. Le public lui lance des pierres, des flèches, des javelots, une énorme roche ; l’énorme conserve fait dingdong, bamclang ! Mais elle résiste. L’acteur psychologique est comme quelqu’un qui s’arrête en plein milieu de la rue ; il reste immobile, en regardant le ciel. Les passagers s’arrêtent un par un. D’abord, ils le passent pour un fou ; mais, comme, lui, il ne change pas de posture, ils commencent à regarder eux aussi, là haut, pour voir ce qu’il voit. D’autres spectateurs s’arrêtent pour comprendre ce qui se passe. Finalement, ils deviennent de plus en plus nombreux à regarder le ciel. S’ils ne voient rien ils restent quand même le cou tordu vers le ciel. Chacun pense : « Moi, je ne vois rien. Mais je vais rester à regarder en faisant semblant de voir. Il y en aura un autrequi va me rejoindre. »
L’acteur psychologique est comme un moine qui a traversé lentement le champ du massacre, en tenant la croix devant lui ; les guerriers ont jeté leurs armes par terre, et ils suivent maintenant le mouvement de la croix, hypnotisés.
Ces deux approches guerrières, le jeu frontal et le jeu psychologique, ne semblent pas donner de réponse à une question vitale. Comment le jeu va se terminer ? Quand estce que l’acteur psychologique va laisser la croix ? À un certain moment, il sera fatigué. Quand estce que le jeu de l’acteur frontal va se terminer ? Comme il a commencé, en se jetant vers le public, il a les options suivantes.
1) Recevoir des tomates et autres légumes en face.2) Recevoir des applaudissements.3) Continuer jusqu’à l’épuisement total de sa personne.
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4) Continuer jusqu’à l’épuisement total de son public.5) Continuer jusqu’à l’épuisement total de son sujet – mais, attention !Le sujet a été épuisé. L’acteur a dit ses dernières lignes. Mais le contact entre lui et son public n’est pas épuisé.
*Afin de comprendre pourquoi le jeu frontal et le jeu psychologique (que l’on peut considérer comme un jeu frontal inversé) ont du mal à se terminer, on peut revenir en arrière et voir comment ils ont commencé.
D’une manière, le jeu de l’acteur frontal ou psychologique a toujours, mais
toujours commencé quand le régisseur a lancé la lumière. Le rythme de l’acteur a toujours été indiqué par quelque chose d’extérieur au rôle, indépendamment de la technique favorisée, indépendamment de sujet : le rythme a toujours été indiqué par les circonstances. C’est la guerre, qui fait le guerrier, ce n’est pas le guerrier qui fait la guerre. Le public a fait partie des circonstances. Toujours il se passe comme le dit la chanson de Bizet : « C’est ton tour, maintenant. Allons ; prends garde ; allons ; allons ; aaaaaaaH ! »28
Notre actrice frontale veut montrer quelque chose au public; mais, d’autre part, l’actrice ressent et observe des choses révélées à ellemême, en plein milieu de son jeu ; et cela a été discerné par ses spectateurs. Elle est devenue comme quelqu’un qui veut approfondir dans le Capital de Karl Marx en faisant de la gymnastique suédoise. Mais c’est toujours l’expérience de la musique qui en fait de la musique ; et pas le concert en soi. C’est l’expérience de la peinture, qui en fait de la peinture ; et pas le
28 Carmen, acte II, scène 2.
L’orchestre philharmonique de Berlin sous la direction de Herbert von Karajan en juin 1939, dans le théâtre de Hérode l’Attique, à Athènes. Bundesarchiv, Bild 183S49781
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tableau en soi. Donc, à quoi bon de peindre, de danser, de chanter, si on ne prend pas plaisir à ce qu’on fait ?
L’idéal, pour une expérience musicale, ce serait la possibilité, tant pour le musicien, que pour le public, d’arriver à un point commun, où ils puissent entendre tous les deux la musique qui est jouée. Mais l’acteur frontal et l’acteur psychologique veulent montrer quelque chose, pas voir29, et cela ne peut pas arriver. Oui, mais – un instant. On voit toujours quelque chose : qu’on le montre, ou pas ! On ne peut pas montrer quelque chose, en fait. Car on ne peut que voir, même si on tente de montrer.
Voilà donc le problème. Disons que l’acteur sur scène ne montre rien. Qu’il voit, seulement. Comment, et pourquoi, notre acteur pourratil voir la même chose que le public ? Voyons voir comment le jeu frontal aborde cette question.
Le jeu frontal commence avec un sujet et il espère que le public rejoindra à un certain moment l’acteur qui s’est détaché de la scène. C’est donc le sujet du jeu de l’acteur frontal qui lui sert de véhicule, afin qu’il puisse traverser le ravin qui le sépare du public et voir la même chose que le public ; et cette tentative d’arriver au même point de vue peut réussir ; dans ce cas, nous aurons un bon spectacle ; ou ne pas réussir : cas où nous aurons une horreur. Regardons ou entendons la même chose en musique. Disons que l’orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction de Herbert von Karajan, donne en tournée d’été un concert dans l’ancien théâtre, ouvert, maintenant, d’Hérode l’Attique, à Athènes : et qu’il commence par les premières notes impressionnantes de la Cinquième symphonie de Beethoven : Ta ta taa taaa... Ta ta tataaaa....
M. Karajan n’attend pas l’opinion des spectateurs avant de passer à la prochaine phrase : Taratatata, taratata, taratata ! Taratatata, taratata, taratata ! etc. Le public devra rejoindre la musique, qui sera jouée en entier, jusqu’au bout du programme, même quand la pluie commencera à tomber. Il ne faut pas sousestimer Mr. Karajan, car il continuera son programme jusqu’au bout, même si les seuls qui seront restés sur les gradins ne seront que les ambassadeurs de l’Autriche et de l’Allemagne, trempés comme de la soupe. L’acteur frontal devra faire la même chose
29 En réalité, quand on montre quelque chose à quelqu’un d’autre en essayant de lui tirer l’attention vers cette autre chose, on essaye nousmême de voir quelque chose qu’on a déjà vue.
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que M. von Karajan. Il devra se détacher de son contour, corps et voix, et suivre son sujet en décollant de la scène. Si le public ne suit pas, tant pis ! Sauf que dans le cas de l’orchestre, ce qui se détache, c’est le son ; l’acteur frontal doit se détacher luimême.Le jeu frontal peut être adapté au corps du comédien et être en accord avec ses impulsions instinctives. Le jeu frontal est peutêtre le théâtre par excellence. Nous nous rappelons de l’enfant qui s’exprime en dansant, en donnant vie à ses cinq doigts, en chevauchant son cheval imaginaire30. C’est ce style de jeu, le jeu frontal, que les enfants préfèrent en tant que spectateurs. Ils sont ennuyés assez facilement quand les acteurs ne sont pas expressifs et que l’action n’est pas extérieure, colorée, évidente. Quel problème yatil, avec le jeu frontal ? Que l’acteur frontal n’est pas un enfant. Quand les petits enfants sont sur scène, devant le défi d’un spectacle scolaire, ils sont timides et sérieux. Ils ne croient pas à euxmêmes et aux autres. Ils ne sont pas en jeu, comme ils l’étaient avec leurs camarades – et le jeu est quelque chose de très sérieux, Maintenant, ils sont devant la société ; c’est des autres dont il est question. Ici se trouve peutêtre une des raisons pour lesquelles les adolescents, pour lesquels les questions de présence devant la société deviennent de plus en plus impératifs, sont souvent fascinés par les acteurs en tant que tels et moins avec les personnages comme les plus petits. Ils voient les grands acteurs faire quelque chose qu’ils voudraient bien pouvoir faire euxmêmes : être acceptés par la société en restant enfants. Ils seraient enfants et adultes en même temps. Voilà peutêtre pourquoi tant d’adolescents pensent devenir comédiens. Mais comment estce que l’acteur frontal aborde son public ?
Quoi qu’il fasse, le jeu frontal présuppose un sujet. Il est impossible de jouer de manière frontale sans avoir un rôle, un sujet, quelque chose. Parce que l’on doit faire apparaître quelque chose sur scène et dans le cerveau du public. On pourrait donc se demander si l’acteur frontal doit faire confiance à son sujet, afin de le jouer. Faire confiance c’estàdire : pas forcément croire que Hamlet existe vraiment ; mais croire que le sujet peut servir à quelque chose. Estce que l’on peut faire confiance à quoi que ce soit ? La réponse est, non. Soit on a vu quelque chose, soit on espère. On ne croit pas. La croyance n’existe pas. Y atil une manière de jouer sans ne croire en rien ?Comment peuton commencer le jeu, si l’on n’a pas de sujet ? Ou si l’on doute assez, quand même du sujet ? Comment peuton jouer sans croire à quoi que ce soit ? La seule manière
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de le faire serait d’avoir un jeu où nous puissions ne pas quitter la scène sans être sûrs que toutes les possibilités, y compris notre déception, ne soient épuisées. Mais, si cela est possible, le mouvement que nous commencerons devra être de durée indéfinie ; en d’autres mots, on ne pourra pas savoir d’avance quand notre mouvement sera terminé. Donc, notre jeu doit durer jusqu’à ce que tout ce que nous puissions faire soit fait. Voici notre exercice d’entrée et de sortie.
13. Entrée de l’acteur sur scène ; sortie de l’acteur de scène.
L’exercice dont il est question a commencé à tendre vers un modèle qui ne comprenait pas d’action dramatique. L’acteur ou les acteurs entrent sur scène de leur propre gré, en marchant, ou en bougeant, ne seraitce que lentement, en se trouvant euxmêmes devant les spectateurs, comme il leur vient. Ils se laissent parvenir à une sortie. Pendant ce parcours, le SMS, celui qui a organisé en théorie cet événement, ne peut intervenir que quand il ne peut pas faire autrement ; exactement comme les acteurs.
Plus ce modèle d’exercice est établi, moins le chercheur corrige, moins il est question de texte et de sujet. De petit à petit, cet exercice prend la forme d’unités qui commencent chacune par l’entrée du premier acteur sur scène et qui se terminent par la sortie du dernier acteur de scène. Une fois l’exercice commencé, il semble y avoir deux types de sortie. L’une, que l’on peut nommer sortie naturelle, est le fait que l’acteur a abandonné la scène. L’autre sortie, qu’on peut nommer sortie dramatique, a été un mouvement d’abandon de la scène qui a été le résultat du contact indirect entre l’acteur et le spectateur.
Quand la sortie a été naturelle, le parcours de l’acteur sur scène a cessé d’être théâtral avant la sortie. Quand la sortie a été dramatique, le parcours de l’acteur n’a pas changé de direction jusqu’à la sortie de l’acteur de scène. Mais attention ! la direction a été indiquée, découverte, uniquement par la sortie finale. Ce paradoxe fait le dynamisme de la sortie dramatique. La sortie dramatique a été un aboutissement de la forme générale qu’a été le mouvement de l’acteur entre l’entrée et la sortie, en ayant été, en même temps, constitutive de cette forme générale. Bref : seule la sortie dramatique provoque l’unité du mouvement
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scénique antérieur. La sortie dramatique a deux effets. Premièrement, elle donne l’impression que c’était ce qu’il fallait qu’il se passe ; secondement, elle lance, ou génere, une forte tension vitale dans le corps du spectateur, qui peut le faire bondir de sa chaise, la scène étant restée vide.
Déjà, sur ce vase antique de la Magna Grecia (Sicile et Italie du sud) qui dépeint un phlyax, une sorte de commedia dell’arte de l’époque, on pourrait discerner que le mouvement de l’entrée à la sortie de scène de chaque acteur créent une sorte de coordination collective autour d’un centre qui bouge tout le temps, et qui coïncide sur cette scène plus ou moins à la couronne de fleurs en haut à droite et donc ce mouvement fait la base du spectacle.
14. Problèmes de pression.
Nous venons de parler de sortie naturelle et de sortie dramatique. Nous avons dit que la sortie dramatique sur une scène à l’italienne est celle qui donne une forme théâtrale à ce qui l’a précédée. Nous venons de découvrir que le jeu frontal empêche la sortie sur une scène à l’italienne, car il ne prévient pas de sortie dramatique. Nous avons indiqué que la sortie dramatique et, donc, la forme théâtrale générale, est un mouvement de l’acteur nonfrontal qui s’est laissé influencer par la présence de ses spectateurs.
Il nous reste à voir ceci : pourquoi l’auteur de ces lignes, pendant ces exercices, interrompait l’acteur tout le temps ? Disons,que le but auquel il voulait arriver, avant tout, était que l’acteur devant lui fasse une sortie dramatique. Et qu’il était intervenu chaque fois que cette possibilité avait été menacée.
Donc, quand l’acteur avait commencé de jouer de manière frontale, déjà le chercheur avait vu que l’acteur sur scène avait commencé à jouer sans avoir l’intention de jouer. Il bondissait de sa chaise, et il lui disait de ne pas jouer comme cela, mais jouer en faisant un mouvement pas vers lui, mais loin de lui.
Pour plusieurs acteurs, qui avaient l’habitude de jouer de manière frontale, cela était difficile à expliquer. Il était plus facile de dire à un volontaire qui n’avait pas d’habitudes de jeu, d’entrer sur scène, et se laisser aller.
Mais là encore, il y avait plusieurs fois où le chercheur est intervenu. Que s’étaitil passé ? C’est que l’acteur est resté sur scène, qu’il a commencé à bouger, et que son mouvement a donné naissance à un espoir esthétique. Jusqu’ici, tout va bien. Le mouvement de l’acteur est déjà un parcours scénique. Le chemin qu’il a pris conduit quelque part. Il est absorbé par sa propre présence sur scène et soudainement ! Là où il était sur un chemin, on a l’impression que quelque chose est arrivée, et nos espoirs ont été démentis. Nous sommes comme un homme privé de nourriture qui a devant lui une femme qui fait du striptease juste pour lui – et – d’un coup, elle fait semblant de ne pas le connaître. Ce point, où la forme dessinée en partie, mais clairement par le mouvement et la présence de l’acteur sur scène s’est effacée abruptement, coïncidait en général avec
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Le monsieur de la photo traverse la scène avent que l’exercice théâtral ne commence. Il est parfaitement théatral par accident. Cela vient de deux faits : premièrement, qu’il traverse la scène qui est scène à cause des spectateurs, y compris le lecteur de ce texte et spectateur de cette image. Deuxièmement,que son mouvement se dirige vers la sortie. L’action théatrale de ceux qui sont venus, apres lui, sur la scene pour être vus, cest devenir progressivement comme lui. Les acteurs differentsdu monsieur dans le sens où ils sont entrés sur scene pour être vus, non seulement parce que la scene était sur leur chemin. Ils ne pourront sortir de scene que quand la scene sera devenue un chemin, exactement comme il est passé pour le monsieur. Et il en aura été de même pour leur public. A la différence du monsieur, les acteurs qui sont entrés sur scene ne peuvent être devenus à la fin que les compagnons de route de leurs spectateurs. S’ils refusent cela exprès, ils ne peuvent pas sortir.
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Le monsieur de la photo traverse la scène avent que l’exercice théâtral ne commence. Il est parfaitement théatral par accident. Cela vient de deux faits : premièrement, qu’il traverse la scène qui est scène à cause des spectateurs, y compris le lecteur de ce texte et spectateur de cette image. Deuxièmement,que son mouvement se dirige vers la sortie. L’action théatrale de ceux qui sont venus, apres lui, sur la scene pour être vus, cest devenir progressivement comme lui. Les acteurs differents du monsieur dans le sens où ils sont entrés sur scene pour être vus, non seulement parce que la scene était sur leur chemin. Ils ne pourront sortir de scene que quand la scene sera devenue un chemin, exactement comme il est passé pour le monsieur. Et il en aura été de même pour leur public. A la différence du monsieur, les acteurs qui sont entrés sur scene ne peuvent être devenus à la fin que les compagnons de route de leurs spectateurs. S’ils refusent cela exprès, ils ne peuvent pas sortir.
cette impression, de la part du SMS : qu’à ce point, l’acteur avait commencé à se rendre compte qu’une image de luimême, une pensée qu’il avait oubliée, avait commencé à pénétrer sa conscience ; et que l’acteur avait abandonné cette image ou, plutôt, il n’avait pas voulu la voir.
Le spectateur avait reçu l’indication d’un mouvement, qui l’avait déjà emmené vers une certaine direction . Soudainement, il a été abandonné avec son impression. Quand quelqu’un nous offre un signe d’amitié et nous laisse tomber abruptement, on peut en être déçus. C’est ce qui s’était passé. L’acteur qui bouge devant le regard du spectateur ne peut
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pas se rendre compte de sa propre pensée s’il ne court pas le risque qu’elle soit discernée par les autres. La plupart des acteurs admettaient
que, vraiment, quelque chose leur avait passé par l’esprit à peu près à cet endroit ; et qu’ils ne l’avaient pas laissé apparaître sur scène. Plusieurs fois, le SMS avait interrompu le jeu et il avait indiqué l’endroit scénique où il avait discerné ce refoulement. L’acteur ressortait et recommençait. Venons à la place du spectateur. Et supposons qu’il n’avait pas vu ce qu’il avait voulu sur le mouvement de l’acteur devant lui. Et pourquoi ne l’avaitil pas vu ?
Mystère. Il pourrait y avoir des milliers de raisons. Il pourrait être préoccupé par quelque chose ; il pourrait avoir mal dormi, être fatigué, distrait, avoir oublié ses lunettes chez lui. Voilà ce qui nous nous explique les interventions et les corrections du chercheur.Toutes ces corrections, toutes ces interventions, étaient faites dans l’effort de l’auteur de ce texte de faire l’acteur se rapprocher de lui. Donc, le refoulement de la part de l’acteur, quand il n’a pas continué quelque chose d’à moitié révélé, a été un refus de sa part de trop se rapprocher du chercheur en tant que spectateur.
Une femme ne veut pas trop s’exposer devant un homme qui la regarde. Le refoulement, et, de point de vue formel, le changement de direction, était un manque de confiance de la part de l’acteur envers l’auteur de ce texte. Mais si la femme ne fait pas confiance à l’homme, pourquoi elle ne s’en va pas ? Parce que elle ne sait pas où aller. Sinon, elle serait partie. Mais ce départ serait ce qu’on a appelle sortie naturelle. Cette sortie aurait été le résultat de sa rencontre avec le spectateur. Donc la sortie aurait été dramatique. Qu’estce que la sortie naturelle ? La sortie naturelle de l’acteur sur une scène à l’italienne est la sortie dramatique. L’acteur avait emmené le spectateur sur scène pour qu’il l’aide à sortir.
15. Un théâtre à l’italienne31 sans improvisation.
Quand les acteurs se dirigent vers la sortie de scène dès leur entrée sur scène, leur passage lent, rapide, ou varié devant les spectateurs semble provoquer une distance psychologique entre les deux ; même s’il y avait intimité, auparavant. Cela provient sans doute du fait que le regard du spectateur est devenu celui d’un spectateur anonyme d’un nouveau spectacle, et qu’il est lourd ; car, en état d’observation, de graves pensées peuvent resurgir. Cette distance entre les acteurs et les spectateurs est la
31 On pourrait qualifier le théâtre à l’italienne improvisé de jeu frontal corporel.
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Pendant que les acteurs bougent sur scène, le spectateur commence à se rendre compte que tout ce qui se passe devant lui n’a pu qu’avoir eu lieu.
seule condition nécessaire pour la naissance des formes théâtrales et la seule qui puisse conduire à la sortie dramatique.
Ce n’est pas une différence de niveau, ou un décor, ou un costume, ou un masque qui provoque la distance entre le monde de la scène et celui de la salle ; cette distance est garantie par le mouvement des acteurs vers la sortie. Ce mouvement peut être très lent. Les acteurs de cet exercice sont euxmêmes les créateurs de la scène, qui est formée par leur mouvement jusqu’à la sortie de scène. Plus il s’efforcent de bouger, moins le mouvement est continu. Plus ils se laissent aller, au risque de s’endormir, plus le mouvement scénique est uniforme et plus il paraît théâtral.
Nous avons une définition assez précise de la théâtralité dans notre exercice. Dans cet exercice, la théâtralité est la continuité du mouvement des acteurs sur scène vers la sortie du dernier acteur de scène. Ni beauté physique, ni talent théâtral, ni rien de tout cela ne joue aucun rôle. Comme dans un théâtre à l’italienne traditionnel, la ligne de démarcation entre l’espace des acteurs et celui des spectateurs est claire et rigide ; le metteur en scène se met à la place des spectateurs et n’est théoriquement qu’un spectateur en plus. L’acteur est considéré comme acteur dès qu’il rentre sur scène ; il doit la quitter, pour qu’il ne soit plus considéré comme tel. Donc, c’est l’émergence de l’espace scénique qui fait que
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quelqu’un soit considéré comme acteur, et quelque chose comme théâtral,et pas sa performance, ni la qualité de la performance. La théâtralité ne vient pas du jeu de l’acteur, elle vient du regard du spectateur, quand l’acteur ne joue pas pour montrer. En d’autres mots, le jeu frontal détruit cette forme de théâtre, car dans le jeu frontal la sortie de scène n’est pas prévue des le début. Le corps de l’acteur, de par son mouvement, est le premier producteur des formes dont cette forme de théâtre est faite, mais à condition que son corps soit corps. Dès l’entrée de cet acteur sur scène, nous avons plusieurs niveaux de théâtralité. Le premier vient du fait que l’acteur de notre exercice est observé. Le deuxième vient du fait que l’acteur se rend compte qu’il est observé. Le troisième vient du fait qu’il s’observe réagir au fait qu’il est observé... et ainsi de suite. La sortie finale est la seule contrainte. Le jeu peut être muet, ou parlé, à condition que les paroles naissent pendant le mouvement vers la sortie.
L’action n’est pas basée sur un texte ou un scénario préétabli, et, avant l’entrée sur la scène, il n’y a pas de rôle. L’action de l’acteur consiste à sortir. Le mouvement de l’acteur commence par étant un mouvement nonjoué, nonthéâtral, et reste tel ; les formes théâtrales sont produites par ce mouvement naturel, devant le spectateur, jusqu’à la sortie de scène, pendant que le mouvement est influencé par le contact entre acteur et spectateur. Il en est de même quand il y a plusieurs acteurs et plusieurs spectateurs. Il n’y a aucune improvisation. Quand les volontaires essayent d’inventer une action sur la scène, ils comprennent que cela ne marche pas. La raison en est simple : la pensée prend du temps.
Pendant les exercices où les volontaires essayaient d’inventer quelque chose sur scène, leur mouvement qui avait commencé vers la sortie de scène se cassait ou stagnait. La pensée prend du temps ; mais ce qui provoquait une certaine confusion et une grande stagnation sur le mouvement de l’acteur, vu de dehors, ce n’était pas la pensée ; mais, beaucoup plus, le refoulement d’une pensée. L’acteur pensait sur scène à ce qu’il allait montrer, au lieu de penser tout court. Si l’acteur abandonnait la manie de vouloir montrer quelque chose, le jeu scénique devenait bientôt extrêmement délicat et devenait en même temps un théâtre d’ensemble. Un effet habituel, après un exercice, était une sensation d’aiguisement des sens. On pourrait dire que cette sorte de
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théâtre, si elle avait un but, ce ne serait pas provoquer quelque chose sur scène, mais hors de celleci. Provoquer quoi ?
En tout cas, au contraire de la commedia dell’arte, le théâtre à l’italienne par excellence, cette forme de théâtre ne semble pas pouvoir être commercialisée. Elle n’est pas bâtie sur la notion d’un résultat anticipé ; ou peutêtre qu’elle essaye de la dépasser, ce qui serait un piège. Car il est impossible de dépasser le dépassement. La commercialisation semble par contre être liée à la notion de résultat ; parce que l’on paye pour quelque chose. Ou ainsi croiton 32.
32 Non seulement la commedia dell’arte ; mais aussi le théâtre de cour du XVIIe et du XVIIIe siècle, pourrait être vu, d’un point de vue social, comme le produit d’un environnement marqué par l’argent. Cela ne veut pas dire que la notion de résultat ne peut pas exister sans argent ; bien au contraire. Mais, en ce qui concerne le théâtre, qui est un art du temps, il est intéressant de noter que le théâtre à l’italienne semble coïncider historiquement tant avec le début du capitalisme européen, en Italie par exemple, qu’avec l’époque de la royauté absolue. La capacité de pouvoir transformer un processus temporel (par exemple, la musique, le théâtre, le travail,) en un objet encadré (une marchandise) semble constitutive de la notion d’espace et de temps encadré du théâtre à l’italienne ; mais aussi de la plupart des institutions, et surtout du travail, dans la société occidentale que nous connaissons. Constitutif, notamment,de la relation entre le temps et le payement.
Que la cour de l’Ancien régime, et pas seulement la ville, est liée étroitement à la circulation monétaire, le commerce, et, du fait, n’appartient pas à un monde aristocratique et chevaleresque, mais fait partie de la répartition générale du temps social, est une des thèses principales de l’analyse de Norbert Elias (La dynamique de l’Occident, trad. P. Kamnitzer, Paris, 1991, CalmannLévy, p.36 etc.) qui soutient que c’est exactement le commerce, et la taxation de celuici par le monarque, qui a permis au roi absolu de s’imposer aux seigneurs féodaux, et former ainsi la Monarchie Absolue. Pour le dire autrement, ce régime royal est fondé sur l’argent. Même si les plaisirs donnés à Versailles appartiennent à un effort de la société de cour de se donner un temps à soi, on peut bien douter qu’elle l’ait réussi. A Versailles il était donné tout le temps une abondance de spectacles et de plaisirs. Or, cette abondance semble
présupposer un état d’esprit qui va tout le temps d’une chose à autre chose : un esprit consommateur. Molière, qui n’était pas aristocrate, était partagé entre la ville et la cour ; mais il semble que, outre la particularité de ses spectacles à Versailles, la structure même de son travail tait définie par une activité commerciale. Sa troupe était une entreprise. On peut se rappeler de la mort de Molière ; et aussi, de l’anxiété et de la précarité, qui accompagnent si souvent la profession des acteurs (voir Voltaire, Vie de Molière. Lausanne, 1772, Grasset et Cie.)
Les tragédies athéniennes, comme les mystères du moyenâge, étaient représentées pendant des festivals. C’estàdire, ils semblent tenir d’un pied, au moins, dans le temps cyclique des sociétés agricoles ; un temps beaucoup plus indéfini, moins exact que celui qui est indiqué par l’horloge. Mais déjà, cela donne un autre cadre d’activité, différent de celui de Molière, qui doit faire arriver du public dans son théâtre tous les soirs, et poursuivre la protection des grands hommes, afin de survivre jusqu’à mourir inévitablement : le spectacle, en général, dans le cas de la tragédie athénienne, n’est pas joué pour être répété plusieurs fois ; il a peutêtre beaucoup plus de temps en sa disposition afin de bien se préparer ; et, donc, ce qui nous paraît impossible aujourd’hui, c’estàdire, le degré de profondeur et d’originalité des textes, mais aussi la présence d’autres aspects du spectacle, aujourd’hui perdus, comme la musique, la danse du chœur de la tragédie, la grande étendue des tétralogies etc. pourrait, beaucoup plus simplement qu’une explication idéaliste le ferait, marquer l’abondance de temps disponible pour le poète, les acteurs et le chœur : et donc, la possibilité d’ouverture psychologique aux nouvelles impressions de la vie.
Il semble impossible de faire ceci pendant une activité spirituelle ou corporelle qui est toujours fouettée par le besoin de produire, et de présenter le produit, cette obligation ne laissant pas d’espace à d’autres pensées.Le temps dans les sociétés agricoles, peu basées sur le commerce, est en général vécu, paraîtil, comme beaucoup plus fluide, unifié, incassable, et répétitif, sans grande hâte; d’autant plus que l’agriculture ne peut qu’être soumise au temps de la nature; le paysan ne peut pas ordonner entre autres, le rythme des saisons, ou provoquer la pluie dont il a besoin pour arroser son champ. Mais il ne faut pas tomber dans un rousseauisme agricole et dire que les agriculteurs vivent dans une sorte de Nirvana : leur travail a toujours été dur et pénible ; les relations entre les membres d’une communauté agricole peuvent être très tendues ; notre conte populaire qui se trouve à l’annexe I semble bien l’indiquer, vu les troubles psychiques qu’il semble contenir. Il en est autant pour cet extrait littéraire, qui dépeint la vie d’une famille agricole en Asie Mineure, au début du XXe siècle : « Chez nous, nous prenions tous en compte deux autorités : celle de Dieu, et celle du père ; car notre existence en était inséparable. Notre mère, nous la voyions comme un soleil couvert par les nuages, dont tu pourrais peutêtre deviner la présence, mais dont les rayons ne peuvent pas arriver jusqu’à toi et te réchauffer. Elle n’avait jamais le temps de nous caresser, de nous prendre sur ses genoux et nous raconter une histoire. Toute l’année, elle se réveillait à l’aube ; elle allumait le feu et elle mettait la casserole sur le poêle, pour arriver à faire à manger pour tant de bouches ; il y avait d’ailleurs toujours un môme qui criait dans le berceau. Elle devait s’occuper des bêtes ; mettre le pétrin, et pétrir ; laver le linge, nettoyer, ranger, coudre ; tout le village parlait de sa propreté et de la bonne tenue de sa maison." (Dido Sotiriou, Terre de sang, Athènes, 1963, éd. Kedros, p.13.). Le père était endetté et il a passé la dette à ses enfants.
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52 Première partie
16. Une certaine possibilité : le bruit des pas de l’acteur.
Andrea Mantegna, La Prière au jardin des oliviers (détail). Détrempe sur bois, c.14531454. Londres, Galerie Nationale. La queue des personnages guidés par Judas suit un rythme de composition picturale, en harmonie avec le reste du tableau. Mais ce rythme est aussi le fait qu’ils bougent tous ensemble vers une direction, chacun gardant son individualité, en suivant un destin commun qui leur est inconnu mais qui est évident pour celui qui les voit de dehors.
Selon des observations tirées à partir de ces exercices, tout un jeu scénique pouvait démarrer par le seul bruit des pas des acteurs, quand ils seraient entrés sur scène, et qu’ils auraient commencé à marcher. Les acteurs pouvaient avoir commencé à entendre le bruit de leurs propres pas ; ou, alternativement, entrer en contact avec la sensation de leurs pieds, qui touchaient le sol. Quand les acteurs se seraient laissés être guidés par ce bruit ou par cette sensation, cette écoute ou cette sensation aurait réussi à donner un rythme à la fois précis et inattendu à leur mouvement. Chaque acteur n’aurait pu voir la rive opposée de la rivière qu’il traversait qu’après le dernier bond, à partir de la dernière pierre où il aurait mis le pied. Le son de chaque pas indiquerait le prochain ; ou le prochain ensemble de pas. Mais, pendant ce temps, un
Il est impossible de tenir des affirmations générales sans se trouver contrarié par un exemple différent. Toutefois, le conflit entre, d’une part, le temps psychologique indéterminé, imprévu, de la contemplation, et d’autre part, du temps accéléré par la pression de la besogne spéciale, ou par celui
chemin, un parcours scénique, une ligne ou un ensemble de lignes tracées par le mouvement de l’acteur ou des acteurs se dessinerait sur scène et progresserait avec lui, ou, plutôt, avant lui. Les lignes imprévues que formerait ce parcours pourraient être comparées au trajet d’une mouche ou de plusieurs mouches qui sont piégées dans un appartement, et qui en cherchent la sortie, avec hâte, ou sans hâte.
Ce phénomène a eu lieu plusieurs fois pendant la série d’exercices en question. Mais là où il ne s’y attendait pas, le spectateur trouvait l’acteur ou les acteurs jouer devant lui un jeu beaucoup plus vivant, moins formel qu’avant, plus réaliste, plus en chair et en os. Il voyait soudainement l’acteur ou les acteurs jouer en tant qu’acteurs, et, en fait, pas en tant qu’acteurs, pas du tout, mais en tant qu’êtres humains. Ce passage d’un jeu formel à un jeu nonformel a été fait d’un coup, sans que le parcours du début qui était les pas sur scène n’ait été interrompu. Que s’étaitil passé ?
17. Distance et proximité entre les acteurs et les spectateurs.
Voilà ce qui s’était passé. Un premier résultat de cette promenade scénique qui avait commencé par le bruit ou la sensation des pas, a bientôt été l’apparition de phénomènes théâtraux nonverbaux : de phénomènes qui accompagnaient le mouvement des acteurs sur scène. Selon le degré où l’acteur ou les acteurs se laissaient marcher, bouger et se comporter comme il leur vient devant leur publics sans montrer, sans essayer de convaincre, le résultat scénique commence à être vu comme un mouvement d’ensemble, sans que les acteurs aient voulu se coordonner d’avance ; et peutêtre, pour cette raison exactement. Quand, par contre, les volontaires ont essayé de mettre en œuvre leurs propres idées de coordination scénique, et qu’ils essayent de jouer ensemble, le résultat parait disproportionné. La nature est forme, pas formation. Dans le cas où il s’agit d’un seul acteur, son parcours solitaire sur scène paraissait se tracer de luimême et provoquer des impressions nonverbales de plus en plus fortes, en mesure qu’il se laissait aller.
Le simple parcours de l’acteur ou des acteurs sur scène commence à produire des images ; des images théâtrales, d’autant plus que son mouvement est involontaire. Ces images théâtrales ne paraissent pas êtred’une idéologie exigeante, est une question reliée avec notre hypothèse : que, pendant un spectacle, et comme toujours, il n’y a pas le temps du spectacle ; mais le temps.
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54 Première partie
de simples images, comme celles que l’on peut voir dans un film, mais des sensations indéfinies, qui paraissaient liées à la proximité physique entre les acteurs et les spectateurs. Alors, il se passe souvent quelque chose. Le spectateur voit soudainement que, miraculeusement, les actions des acteurs commencent à répondre à ses expectations esthétiques, comme si par télépathie : de manière qu’on ne sache pas discerner ce qui vient des uns et ce qui vient des autres ; et qu’il parait comme s’il y a une transmission nonverbale de certaines sensations, images et pensées entre les acteurs et les spectateurs qui se trouvent au même lieu.
La distance établie par le fait que les uns bougent et que les autres les regardent bouger semble être la seconde source de ces impressions, à côté de la proximité. La proximité liée à la distance, le vaetvient entre les deux, peut être considérée la caractéristique la plus essentielle de ce genre de théâtre.
Quand un acteur passe près des spectateurs, allant de gauche à droite, ou, en termes de théâtre, de jardin à cour, les spectateurs peuvent avoir la sensation étrange mais visuelle que l’acteur marche sur une sorte de couloir, qui dépasse de beaucoup en longueur la largeur de la salle. La même sensation peut être obtenue en se fermant les yeux et en écoutant les pas disparaître au loin. Autre exemple : quand l’acteur se dirige, dos au public, de l’avantscène au fond de scène, on peut avoir l’impression que la distance qu’il couvre est beaucoup plus grande que la profondeur réelle de la scène ; comme si un grand espace s’ouvre au fond, un peu comme l’horizon sur une peinture.
18. La question du choix parait liée à celle du mouvement.
Nous avons compris quel est devenu, le sujet de cet exercice théâtral, qu’on ne pouvait pas définir jusqu’à là ; pourquoi le sujet de l’action dramatique a été abandonné ; et pourquoi la correction y a commencé de jouer de moins en moins de rôle. Le sujet principal de cet exercice est devenu la question de l’inévitabilité : de l’absence de choix. Ce que nous voyons pendant et après cet exercice, devient de plus en plus, une sorte d’automatisation du mouvement. Quand nous nous levons de la chaise du spectateur, après une sortie qui a été ce qu’on a appelé : sortie dramatique, nous sentons notre corps bouger de luimême. Le fait que
l’acteur s’est laissé bouger par son propre corps, sans le contrôler, nous a été transmis.
21. Formes corporelles.
Donc, au lieu de nous occuper seulement du corps de l’acteur sur scène, nous avons commencé, grâce à l’acteur, de nous occuper de notre corps en même temps. L’action n’est pas seulement sur la scène. Ce genre de théâtre laisse le spectateur ne pas s’occuper du spectacle. Des que la seule contrainte à établir a été celle du mouvement de l’acteur sur scène, et que son corps a commencé à bouger vers une sortie dramatique, alors, il est apparu encore une fois sur notre corps à nous, une sorte de dessin : une certaine présence, comme si faite de lignes ; une petite silhouette, que l’on trouve à côté de plusieurs expériences quotidiennes.
Quand nous mangeons une nourriture ; quand nous sentons une odeur ; ou quand nous ressentons une partie de notre propre corps, nos expériences corporelles sont accompagnées d’une image mentale provisoire; d’une sorte de dessin.
Cette image corporelle est d’une durée courte et imprévue. Cette présence semipicturale, qui n’apparaît pas à nos yeux, mais qui semble être vécue par une sorte de vue interne, qui est comme l’écran de notre système nerveux, est constitutive de nos expériences sensorielles. Si le lecteur se touche le dos de la main gauche avec l’index droit, une sorte de petit point rond est apparu au point du contact.
Ces images corporelles peuvent être parues comme quelque chose de subjectif, par le lecteur ou par tout le monde ; parce qu’il est impossible de les communiquer à quelqu’un d’autre. Quand on parle, notre langage est une nouvelle sensation qui a effacé la première. La parole est une forme. La pensée est une forme elle aussi. On peut montrer un immeuble à quelqu’un. L’immeuble est quelque chose que deux ou plusieurs personnes peuvent voir presque en même temps. Mais, la sensation que nous avons de notre pied est une forme que les autres ne voient pas. C’est pourquoi il y a des malentendus entre deux ou plusieurs personnes, quand l’un ne comprend pas le résultat que ses actions provoquent sur le système nerveux de l’autre. Mais chacune de ces formes corporelles a été quelque chose de parfaitement objectif.
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56 Première partie
Quand nous avons seuls une impression cela fût un fait aussi objectif que la tour Eiffel. L’objectivité de cette vérité des formes corporelles n’est peutêtre pas facilement communicable ; nous en sommes les seuls témoins. Mais ces sortes de dessins, ces formes corporelles, acquièrent une indépendance.
Il existe des genres de théâtre où le rythme est donné par la musique ou par le texte. Mais si nous considérons notre corps comme quelque chose qui ne nous appartient pas, nous avons un nouveau repère théâtral. Le rythme de la succession des formes corporelles n’est pas associable de manière volontaire à une source extérieure. Pendant ce temps devant nous se déroule un spectacle que nous n’avions pas prévu. Nous sommes étonnées, voire angoissés, de ne pas savoir où se termine notre corps et où commence l’environnement.
Deuxième partie
Honoré Daumier, Théâtre français. Huile sur toile, ...Les inquiétudes des spectateurs ne paraissent pas pouvoir être effacées par le spectacle.
Un dialogue sur le choix.
Tu connais l’histoire, n’estce pas ? Œdipe, après être parti de l’oracle de Delphes, d’où le dieu Apollon l’avait chassé, en lui disant qu’il tuerait son
père, qu’il épouserait sa mère, et qu’il était maudit, se trouva soudainement devant une fourche. A droite, la route tournait vers la ville
de Corinthe, qui était sa patrie comme il croyait, le pauvre ; et à gauche, vers la ville de Thèbes. Alors, il se dit : « Il ne faut pas que
j’aille à Corinthe. Je vais tuer mon père et épouser ma mère ; c’est cela que le dieu m’a dit. Je prendrai l’autre chemin , et qu’il me mène où il
voudra ! » Il a pris la route de Thèbes.
Oui, je sais.
Estce qu’ il a fait un choix ?
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58 Deuxième partie
Oui, Socrate. Il a pesé les choses ; et il a choisi l’une des deux routes.
Et quand estce qu’il a fait le choix ? Estce que c’était pendant qu’il marchait ?
Non, Socrate. C’est quand il s’est arrêté, pour réfléchir.
Donc, si j’ai bien compris, d’abord, il a réfléchi, ensuite il a choisi .
Parfaitement.
Il ne pouvait pas avoir choisi sans avoir réfléchi.
Eh non, Socrate. Ce serait impossible.
Mais estce que c’est la même chose, réfléchir et choisir ?
Non, Socrate. C’est différent. On vient de le dire.
Parce qu’on pourrait réfléchir, sans choisir.
Oui, Socrate.
Donc, on peut réfléchir sans choisir.
Oui, Socrate.
Et estce que l’on peut choisir sans réfléchir?
Comment cela pourraitil arriver?
N’y atil pas des cas où l’on fait un choix sans avoir réfléchi ? Par exemple : si Œdipe ne s’ est pas arrêté pas à la fourche, et qu’il a continué
?
Non, Socrate. Il faut qu’il s’arrête, afin qu’il choisisse.
Mais s’il savait, avant d’y arriver, qu’il y aurait une bifurcation devant lui, et qu’il avait pris la décision d’aller vers la ville de Thèbes, alors,
n’auraitil pas fait de choix ?
Un dialogue sur le choix 59
Si, Socrate. Mais, dans ce cas, il aurait choisi d’avance.
Mais, s’il n’avait pas choisi d’avance ; ni après ; il aurait traversé la fourche, sans choisir, n’estce pas ?
Oui, Socrate.
Mais la route se divisait en deux. Donc, estce qu’il ne devait pas aller soit à droite, soit à gauche ?
Ce serait impossible de faire autrement.
Donc, ne devaitil pas choisir, obligatoirement, et prendre l’une des deux routes ?
Oui, Socrate. D’accord.
Sauf s’il dormait debout, pendant qu’il marchait ; comme les les mules; ou qu’il s’était cogné la tête sur la pancarte.
Oui, Socrate.
Mais, une fois qu’il se serait rendu compte qu’il y avait deux chemins, il devrait choisir, non ? Estce que je me trompe, quelque part ?
Non Socrate. C’est comme tu le dis.
Estce qu’il avait le choix de ne pas choisir ?
Non, Socrate. Il fallait qu’il prenne une décision.
Bien. Disons que nous sommes au moment où il se rend compte que la route se divise en deux. Alors, s’il ne veut pas passer la nuit làbas , il
doit prendre l’une des deux routes. N’estce pas ?
Oui, Socrate.
60 Deuxième partie
S’il n’y a pas de fourche, il n’y a pas de problème, n’estce pas ? Pas de fourche, pas de problème. Parce qu’on ne peut choisir qu’entre deux
choses, ou plusieurs. Estce que j’ai tort ?
Non, Socrate. Tu as raison.
Estce que l’on peut choisir entre une pomme et la même pomme ?
Non, Socrate. C'est impossible.
Donc, s’il n’y a qu’un chemin devant nous, pas deux, il n’est pas question de choix.
Non, Socrate.
Bien ! Mais voilà, maintenant qu’il y en a deux…. Il est forcé de choisir. Il ne peut pas nous échapper. Il doit choisir, précisément, entre la route
de Thèbes, à gauche, et celle de Corinthe, à droite. Estce qu’il peut aller à Corinthe, au lieu d’aller vers Thèbes ?
Non, Socrate. Parce qu’il a peur de tuer ses parents. C’est ce que l’oracle lui avait dit.
Et à l’époque, il ne pouvait pas s’imaginer que ses parents n’étaient pas ses parents. He hé.
Non. Il ne le pouvait pas.
Ni pouvaitil s’imaginer que c’était Thèbes, sa ville natale ; pas Corinthe.
Exactement.
Donc, la seule option qui lui reste, c’est le chemin de Thèbes.
Parfaitement.
Mais un instant. Nous avions dit que, afin que l’on puisse choisir, il doit y avoir deux options. Estce qu’il n’y en avait qu’une ?
Non, Socrate ! Il y avait bien deux options. Et il a choisi l’une des deux..
Un dialogue sur le choix 61
Sauf que c’était la pire. Mais dismoi, s’il te plaît : quand on choisit entre deux ou plusieurs choses, estce que l’on ne cherche pas à trouver la
meilleure?
Bien sûr, ô Socrate.
Ou, au moins, la moins mauvaise ?
Oui, Socrate ; c’est comme cela.
Par exemple : quand une femme va aux Halles33 d’Athènes, pour y acheter des poissons, estce qu’elle ne cherche pas à trouver les poissons
les plus frais et les moins endommagés, au lieu d’en prendre les plus pourris et les plus harcelés ?
Oui, Socrate.
Quand elle n’a pas beaucoup d’argent, estce qu’elle ne cherche pas à trouver ceux qui sont vendus au meilleur prix, au lieu d’en prendre ceux
qui coûtent une fortune ?
Oui, Socrate.
Donc, chaque fois que l’on fait un choix, estce qu’ on ne cherche pas à faire le meilleur ?
Assurément.
Ou le moins mauvais ?
Exactement.
Mais estce qu’il y a des fois où l’on se rend compte qu’on avait choisi le pire ?
33 Historiquement, ce sont les hommes et non pas les femmes qui allaient au marché faire les courses comme on peut le voir sur le vase antique de la photographie qui se trouve sur la page suivante et qui dépeint peutêtre une scène de comédie. Mais il y avait des exceptions. VoirRobert Flacelière, La Grèce au siècle de Péricles : Ve siècle avant J.C, Paris, 1996, éd. Hachette, p.91
62 Deuxième partie
Oui, Socrate ; malheureusement.
Cette femme, par exemple : disons qu’elle a à aider une voisine, ensuite, à accoucher ; et qu’elle en est pressée. Estce qu’il est possible qu’elle
achète non pas les meilleurs poissons, mais les pires ?
Oui, Socrate ; c’est possible.
Mais, dans ce cas, estce qu’elle a fait un choix ?
Peutêtre qu’elle n’a pas eu le temps d’en faire le meilleur.
Donc, bien choisir peut prendre du temps.
Oui, Socrate.
Mais estce que plus lente la décision, plus il y a de chances de faire le meilleur choix ?
Peutêtre, Socrate. Pourquoi pas ?
Autre exemple. Disons qu’un général, en tête d’un régiment, trouve une armée barbare devant lui, beaucoup plus nombreuse que ses hommes ne le sont. N’atil pas à décider entre livrer bataille et battre en retraite ?
Cratère provenant des îles Lipari, c. 380 av. J.C. Musée Archéologique de Cefalù, Sicile.
Un dialogue sur le choix 63
Oui, Socrate.
Estce qu’il doit prendre son temps, peser les choses, calmement, ne pas se presser, donner l’ordre très lentement, doucement, afin qu’il y ait
le maximum de chances que la meilleure décision soit prise ?
Non, Socrate. Les barbares tomberont sur eux les premiers ; et ils les tailleront en pièces.
Donc, plus rapide la décision, mieux c’est.
Oui, Socrate ; c’est comme cela.
Disons que tu étais , toi même, général, et que la Cité t’avait confié la direction d’une armée. Ne préféreraistu pas être le meilleur général ,
que d’être le pire ?
Oui, Socrate.
Quoi, donc ! Une fois général, voudraistu prendre les meilleures décisions, ou les pires ?
Les pires, Socrate. Non, pardon – les meilleures.
Donc, s’il t’arrive quelque chose de pareil, tu préfères décider rapidement ou lentement ?
Rapidement, Socrate. Je leur dis d’attaquer !
Mais, un instant ; décider, et faire un choix, estce c’est la même chose ?
Oui, Socrate.
Choisir rapidement, choisir lentement, toi, entre les deux, tu choisis de choisir rapidement , ou lentement ?
Rapidement.
Mais estce que tu peux choisir comment choisir ?
64 Deuxième partie
Je ne sais pas, ô Socrate.
Si l’on choisit comment choisir, estce qu’on choisit ?
Oui, Socrate. Tu as raison.
Estce qu’on a deux choix ?
C’estàdire ?
C’estàdire, le choix de choisir comment choisir, et après choisir.
Non, Socrate. C’est impossible.
Ah bon ? Et pourquoi ?
Parce qu’on ne peut pas choisir entre plusieurs choses.
Et pourquoi pas ?
Parce que, Socrate, quand on choisit comment choisir, ce n’est pas la même chose que quand on choisit entre cette chose, et cette chose.
Je n’ai pas compris. Estce que tu veux dire qu’on ne peut choisir qu’entre des choses qui appartiennent à la même catégorie ?
Peutêtre, ô Socrate. Je ne sais pas.
Ce serait un peu plus philosophique. Par exemple : tu veux dire que la femme de l’Agora qui choisit entre ce poisson ci et ce poissonlà, cela, c’est autre chose, que si elle choisit entre choisir vite et lentement ?
Pfffffff....
Oh ! Sois sérieux ! Bon, d’accord. Disons que quelqu’un prend la décision de choisir vite, pendant toute sa vie: estce que cela est possible ?
Non, Socrate.
Un dialogue sur le choix 65
Par exemple quelqu’un dit, une fois pour toutes : « Jamais je ne vais perdre mon temps, devant un choix ! Toujours choisirai je d’un seul coup,
quoi qu’il m’arrive ! » Estce qu’il ne peut pas le faire ?
Non, Socrate.
Et pourquoi, donc ?
Parce que s’il choisit, cela ne veut pas dire qu’il choisit la première chose.
Tu veux dire que celui qui choisit ne peut pas choisir facilement.
Oui, Socrate.
Ah ! Selon toi, celui qui est rapide, celui qui fait le premier choix, ce n’est pas bien.
Non, Socrate.
Mais, avant de choisir, estce qu’on sait que la chose que l’on prend est la bonne et pas la mauvaise ?
Non, Socrate.
Estce que tantôt l’une nous semble la bonne, tantôt l’autre ?
Oui, Socrate.
Dans ce cas, comment peuton savoir quel est le bon choix, avant de le faire ?
Je ne sais pas, ô Socrate.
Estce qu’il est préférable que l’on ne choisisse rien ? Vu que toujours on risque soit de prendre la mauvaise décision, soit de ne pas la prendre ?
Je ne sais pas, ô Socrate.
Estce qu’on ne pourrait pas choisir de ne pas choisir ?
66 Deuxième partie
Non, Socrate. Peutêtre qu'on pourrait choisir de laisser les choses aller ; mais dans ce cas, on risque.
Comme, par exemple un capitaine, sur un navire. Disons qu'il voit bien qu’une tempête va bientôt se déclencher.
Exactement.
Disons que c’est toi le capitaine ; et que tu vois, toi, des signes qu’une tempête approche. Ne faistu pas aussitôt ramasser les voiles, pour
qu’elles ne se déchirent pas ; et prévenir ton équipage de s’abriter dans la cale ? Ou, ne cherche stu pas un port à proximité, pour y conduire ton
navire ?
Je le ferais, oui.
Mais la situation serait plus que critique.
Oui.
Et moins de temps tu perdrais à faire tout cela, mieux ce serait pour toi, et pour tout le monde.
Oui, Socrate..
Toi, sur le navire, moins tu ne restes à réfléchir quoi faire, mieux ne seraitce pour toi et les gens qui tiennent de toi ?
Oui. C’est vrai.
Et leurs familles, qui les attendent .
Oui, Socrate.
Mais, bien choisir ne prend pas du temps ?
Oui, Socrate.
Ne seraitil pas mieux que tu fasses les choses que tu as à faire d’un seul coup, sans choisir du tout ?
Un dialogue sur le choix 67
Non, Socrate. Je ne crois pas.
Mais, tu avais dit toimême, auparavant, qu’Œdipe doit s’arrêter un peu, devant la fourche, s’il veut choisir l’une des deux routes ; sinon, tu avais
dit, il ne choisit pas.
Oui.
Mais toi, combien de temps estce que tu vas rester à réfléchir que faire ?
Je ne sais pas, ô Socrate. J’espère, pas longtemps.
Estce qu’il n’est pas préférable que tu ne restes pas à réfléchir, mais que tu prennes les mesures nécessaires d’un coup ?
Oui, Socrate ; mais là, je ne sais pas ; il y a quelque chose qui ne va pas.
Qu’estce qui ne va pas ?
Ce qui ne va pas, c’est que je ne peux pas savoir d’avance, ce que je dois faire: j’ai besoin d’ un peu de temps, afin que je puisse examiner la chose, et voir ce qu’il y a à faire de mieux. Sinon, c’est comme si je n’existe pas.
Mais ton problème, devant une tempête, c’est d’exister ? Ou diriger le navire ?
C’est les deux, je crois. Je ne peux pas le conduire si je suis mort.
Mais estce que tu as choisi de mourir ?
Non.
Et pourquoi estce que tu dois mourir, pour ne pas choisir ?
Oui ; mais, si je ne choisis pas bien ; si je choisis mal, je risque de faire couler tout le monde ; et moimême avec.
Mais, exactement . Pourquoi choisir ? Ne peuxtu pas faire ce que tu as à faire sans le choisir ?
68 Deuxième partie
Je ne saurais pas quoi faire, avant de le choisir !
Et pourquoi donc ? Estce que faire et choisir, c’est la même chose ?
Oui, Socrate. Oui, dans ce cas, oui !
Donc, si j’ai bien compris : d’une part, tu veux bien faire les choses qu’il faut.
Oui.
Les faire à temps, avant qu’il ne soit trop tard.
Oui.
Mais d’autre part, tu ne peux pas les faire comme cela, d’un coup, comme sans réfléchir.
Exactement.
Donc, si j’ai bien compris, il faut réfléchir,pour choisir,.
Oui.
Et d’autre part, tu dois prendre toutes les mesures nécessaires.
Oui.
Sans quoi tu risques de ne pas réfléchir.
Oui, Socrate.
Et estce que l’un empêche l’autre?
Je voudrais que non. Si j’étais capitaine, je voudrais réfléchir.
Je suis fier de toi. Mais estce que tu peux être en même temps philosophe et capitaine ?
Un dialogue sur le choix 69
Ce n’est pas facile.
Être bon capitaine, et être philosophe, estce que c’est la même chose ?
Non.
Et quelle est la différence ?
Que l’on peut vouloir bien être bon capitaine, mais ne pas le pouvoir.
Et comment peuton savoir d'avance quand on peut et quand on ne peut pas? Estce que tu peux dire, toi, que quelqu’un sait marcher, avant de le
voir marcher ?
S’il marche, cela veut dire qu’il sait marcher.
Mais qu’est ce qui vient avant, et qu’estce qui vient après ?
Cela Socrate. c’est la question si la poule a fait l’œuf ou si l’œuf a fait la poule.
A ton avis, celui qui est bon capitaine, estce que c’est celui qui met le plus d’effort à naviguer ? Ou celui qui en met le moins?
C’est celui qui met peu d’effort, mais qui est prêt à en mettre beaucoup, quand cela est nécessaire.
Et quand il vient des situations difficiles : estce que le bon capitaine sait déjà comment les résoudre ?
Non, Socrate. Il doit inventer des solutions surlechamp.
Estce qu’il est possible de trouver un capitaine dont on sache qu’il ne ferai jamais aucune faute ?
C’est impossible, Socrate. Parce que nous sommes des humains.
Et pourquoi voudraiton que quelqu’un ne commette pas de fautes,puisque la faute est humaine ?
70 Deuxième partie
Parce qu’il y a un travail a faire, ô Socrate ; et il doit se faire bien.
Mais à ton avis, estce qu’il est bien de faire un travail mauvais, ou estce qu’il est mieux de ne pas le faire?
Si, on a très faim, il est mieux de préparer une nourriture qui ne soit pas si bonne que cela, que de ne rien se mettre dans l’estomac.
Mais dans ce cas, estce qu’il y a faute ? Notre problème c’est comment trouver quelque chose à manger ; et pas manger quelque chose de bon.
N’estce pas?
Oui.
Donc, s’il y a faute, mais il n’y a pas de problème, estce qu’il y a faute ? La faute qui nous pose problème, c’est ça la faute, n’estce pas ?
D’accord, Socrate.
Donc, estce que le bon capitaine peut être bon? Par exemple, quand Ulysse s’est endormi sur le quai de son navire, estce qu’il savait que ses
matelots iraient lui voler le sac d’Éole ?
Non.
Et quand Œdipe s’est dirigé vers Thèbes, estce qu’il savait que c’était Thèbes sa ville natale, et pas Corinthe, comme il croyait?
Non.
Mais estce que les deux on fait une faute?
Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr.
Estce que le problème consiste en ce que tu n’es pas sûr ?
Exactement, ô Socrate!
Et pourquoi donc n’estu pas sûr?
Un dialogue sur le choix 71
Parce que je ne sais pas comment les choses vont se passer.
Voilà donc. Mais estu si sûr de ne pas être sûr ?
Je crois que oui.
Moi aussi : je ne connais qu’une chose : que je ne connais rien.
On le sait, Socrate ; tu nous l’as dit mille fois.
Mais estce que, quand même, tu dois choisir, en faisant comme si tu étais sûr?
Mais Socrate, je ne sais pas ce que ça veut dire, être sûr.
Mais n’estu donc sûr de rien?
Je peux être sûr de certaines choses ; mais pas de tout.
Et qu’estce que ce tout, dont tu n’es pas sûr?
Je ne sais pas … tout ce qui se passe.
Et qu’estce qui est sûr, dans ce caslà?
Qu’estce qui est sûr... je ne sais pas.
Tu ne sais pas. Au moins, estce que tu es sûr d’avoir dit « je ne sais pas »?
Oui.
Quand tu le disais, estce que tu étais sûr de le dire, pendant que tu le disais ?
Non.
Et pourquoi donc ?
72 Deuxième partie
Parce que je n’y pensais pas. Et maintenant, je dis ce que je dis ; mais je ne pense pas si je suis sûr, ou pas sûr.
Mais estce que tu penses à quelque chose ?
Pardon ?
Regarde. Cet oiseau, là haut, cette cigogne : tu la vois ?
Oui.
Elle vient de passer par ta vue. Mais estce que tu es sûr de l’avoir vue ?
Bien sûr que non.
Et étaistu sûr de la voir pendant que tu le voyais ?
Non.
Et pourquoi donc?
Parce que je n’y pensais pas. Je pensais à autre chose. Et je pense à autre chose maintenant.
Estce que cela veut dire, qu`’on ne peut pas choisir que penser?
Oui ; c’est sûr.
Donc, là tu es sûr.
Oui. Socrate , arrête, s’il te plaît.
Mais estce que l’on peut choisir, en général ?
Oui.
Quand même, après tout cela ?
Oui.
Un dialogue sur le choix 73
Et pourquoi donc ?
Parce que quand on pense, on pense ; et quand on choisit, on choisit.
Donc, finalement, réfléchir et choisir sont deux choses différentes.
Oui.
Quand on réfléchit on ne choisit pas.
Exactement.
Quand on choisit, on ne pense pas.
Absolument.
Non ; mais on change de sujet.
Quand on change de sujet, estce qu’on a choisi de changer de sujet ?
Non. Quand on choisit, on choisit entre deux choses .
On choisit entre deux choses, mais pas entre deux pensées.
Exactement.
Et estce qu’on peut choisir, tout court ?
Oui !
Et quand estce qu’on choisit ?
Maintenant.
Quelques hypothèses en guise de conclusions.
[ Qu’estce qui est le plus difficile?Ce qui te parait le moins :
Voir de tes yeuxCe qui se trouve devant toi. ]
Goethe et Schiller34.
Ce que l’on a essayé d’indiquer dans ce texte en tant que théâtre de formes théâtrales paraît être lié, s’il existe ou qu’il peut exister, avec une certaine disposition d’esprit. Dans la musique vivante, les formes sont les sons, et les sons sont les formes. Les formes théâtrales du théâtre nonverbal sont instantanées et irrévocables, comme les sons. Dans le cas de la peinture, les formes dessinées sur le canevas sont comme si fixées sur un support, quand le spectateur les regarde et les devine, malgré le fait qu’elles ont fait naître déjà certainement d’autres formes à l’encontre de la vue du spectateur et surtout dans l’esprit de celuici. Mais dans la musique, comme dans tous les arts performatifs, une forme apparue a déjà été remplacée par sa prochaine. Une forme apparue sur le jeu d’un acteur sur scène eu un effet dans l’imagination de l’auditeur ou du spectateur, et déjà n’estelle pas sur scène. Le temps de la réception est le même que celui de l’émission, si l'on considère les choses en acceptant la nondivision entre émetteur et récepteur. Mais si l’on ne considère pas les choses ainsi, et que l’on accepte de les séparer en émetteur et en récepteur c’estàdire, qu’on n’accepte pas qu’il y a une conscience, mais plusieurs, les formes musicales et les formes théâtrales peuvent paraître objectives, instantanées et irrévocables. Dans la forme de théâtre que nous avons essayé d’effleurer avec les exercices qui ont été mis en place, l’équivalent d’une phrase musicale a paru pouvoir être le parcours de l’acteur ou des acteurs de l’entrée de scène jusqu’à la sortie sur scène. En effet, plusieurs fois, non seulement la sortie finale semblait avoir mis la touche finale à la forme commencée par le mouvement commencé, mais ni l’acteur, ni personne ne semblait être en état de savoir, dans ce type d’exercice, la validité esthétique de la dernière apparition.
Validité esthétique, c’estàdire, tout simplement, si cette dernière apparition de l’acteur ou des acteurs sur scène avait constitué ou n’avait pas constitué pas une forme théâtrale. Toutefois, là il y a une chose qui rend les choses compliquées. On ne peut pas comprendre
34Johann Wolfgang von Goethe, Gedenkausgabe der Werke, Briefe und Gespräche : 2. Gedichte aus dem Nachlass [Poèmes posthumes]. En allemand. Zürich, 1962, Artemis Verlags.
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76 Quelques hypothèses....
comment quelqu’un peut avoir vu autre chose que nous. C’est nous qui avons vu les acteurs, si nous étions spectateurs, et c’est nous qui sommes sortis de scène à un certain moment, si nous étions les acteurs. Si on avait reçu un coup de poêle sur la tête, le monde serait perdu. À notre réveil, le monde n’existerait que parce que nous nous serions réveillés.
Le monde n’existe pas hors de la conscience. L’acteur, de sa part, dans ces exercices d’entrée et de sortie ne sait pas ce qu’il y a dans la tête de ses spectateurs pendant qu’il est sur scène. Il peut deviner un effet de sa propre présence sur celle des autres; mais il ne peut pas voir ou ressentir tout.
Le dialogue de Platon Ion 35 est un exemple concret d’un artiste performatif. Dans ce dialogue, le succès de l’artiste sur scène y est expliqué par le fait que, pendant la performance, il est attiré par un sujet passivement, comme un anneau de fer qui est attiré par un aimant. L’anneau de fer magnétisé peut attirer à son tour d’autres anneaux de fer : ces autres morceaux de fer, ce sont les spectateurs. L’aimant, c’est la Muse : une déesse. En musique, on peut voir, ou entendre, plutôt, la même chose. On commence à bien jouer quand il nous vient d’entendre les sons que produit notre corps, comme si notre corps ne nous appartient pas. Notre public a commencé à être attiré par la Muse de la musique, à travers notre jeu : un jeu qui n’est pas le nôtre. Dans le dialogue, l’aimant reste le même aimant. Il a attiré Homère en lui faisant improviser les vers : « Chante, moi, ô Muse, la colère d’Achille.... »36. Ion, le rhapsode, remâche les vers. Le public les entend et en est ému. L’influence de la Muse a eu une certaine direction ; elle est partie d’un centre, la Muse, et elle y est revenue. La Muse a été comme un oignon qui s’ épluche sans rétrécir, mais qui reste toujours à sa place, sur le mont Parnasse. Mais, dans le cas de la musique vivante, l’influence réciproque entre artiste, public et formes musicales est chaotique. Les formes musicales sont influencées elles aussi par le public et l’ont influencé à leur tour. Le musicien peut ressentir les réactions de ses auditeurs pendant le jeu, mais ces réactions ont contribué à la formation des formes musicales antérieures, pendant que la pensée continue. Donc, la Muse changera tout le temps non seulement de visage, mais de sexe et de corps, en se multipliant et en se mutilant. On ne sait pas si ce sera l’aimant qui attirera le fer, ou si ce sera le fer qui attirera l’aimant. Les formes
35 Manque ref36 Manque reference
..en guise de conclusions77
théâtrales à travers lesquelles une communication nonverbale a eu lieu entre les acteurs sur scène et les spectateurs qui les avaient vu jouer seraient l’équivalent des formes musicales influençables, que l’on vient de décrire.
Les formes théâtrales ne seraient pas concentrées sur un seul corps, sur un seul personnage, sur un seul héros, sur un seul texte; puisque leur nature comprendrait un déplacement quasi constant ou quasi immobile.
Ces formes théâtrales seraient apparues dans le champ commun qui sépare les musiciens de leurs auditeurs, les acteurs de leurs spectateurs, pas seulement pendant le spectacle mais avant et après celuici. À l’inverse de la musique, qui peut exister hors concert, c’est le spectacle, qui fait le théâtre, et pas le théâtre qui fait le spectacle. Mais on ne peut pas dire où se trouve le champ dans lequel les formes théâtrales apparaissent.
La raison est que ce champ coïncide avec le centre mobile et immobile de l’attention : un centre qui bouge tout le temps, et qui reste le même. Si, dans la musique vivante, ce qui la constitue, ce sont les changements de hauteur, de rythme et de volume, dans le théâtre, ce n’est pas la voix, ni le corps de l’acteur qui fait la forme : mais tous les sens et toutes les pensées. Comment peuton résumer cela ? Peutêtre, avec ce qu’on pourrait appeler : conscience.
Nous avons un art théâtral qui n’est pas un art, puisqu’il est impossible d’exercer sa propre attention ou former sa propre conscience. Et ce fait est liée au mouvement de soi. Or, il paraît y avoir deux types de mouvement, et cela pas en relation avec l’acteur dans notre exercice, mais en ce qui nous concerne. Il y a un mouvement qui se voit comme mouvement ; et c’est celui que la plupart de nous connaissent. Le plan de l’action quotidienne ressemble, quand nous planifions de la sorte, à une carte où divers points de repère y sont marqués : notre travail, nos proches, la chose qu’il y a à faire maintenant. Le mouvement consiste à unir deux ou plusieurs points qui se trouvent sur la carte. Nous pourrions nous demander s’il pouvait exister un mouvement qui serait différent : nous ne bougerions pas vers un endroit, mais nous nous laisserions contempler sans bouger. Que se passetil alors ? Peutêtre ce qu’avaient indiqué Goethe et Schiller par leur épigramme, qui n’a pas été publié,
78 Quelques hypothèses....
paraitil, de leur vivant : « voir avec ses yeux ce qui se passe devant soi ». Peutêtre pourraiton y ajouter qu’on ne peut voir que ce que l’on voit. Cette pensée pourrait peutêtre justifier le titre de ce texte.
Petit glossaire.
Cour. Dans le jargon du théâtre français, la droite, du point de vue du spectateur.
Formes. Toutes les lignes.
Formes corporelles. Lignes discernées sur le corps.
Jardin. Dans le jargon du théâtre français, la gauche, du point de vue du spectateur.
Jeu frontal. Effort d’un acteur de montrer quelque chose.
Perception. Tout
Rôle. Espoir de quelqu’un qu’il sera vu comme il l’imagine.
SMS. SpectateurMetteur en Scène.
Théâtre. Lieu de rencontre future entre des gens partiellement ou totalement inconnus, pendant laquelle certains d’eux resteront sans changer de place et que les autres passeront devant eux en sachant
d’avance qu’ils seront sentis pendant ce passage comme êtres différents de celui qui les sentira.
79
Annexe IAvgérinos et Poulia37
( traduction de l’auteur38)
Il était une fois une femme qui avait deux enfants : un fils qui s’appelait Avgérinos et une fille qui s’appelait Poulia. Un jour, son mari est allé à la chasse. Il lui a apporté un pigeon, et il le lui a donné à préparer. Elle a pris le pigeon, elle l’a passé au crochet, et elle est sortie bavarder avec les voisines. Alors, le chat est venu. Il a vu le pigeon sur le crochet, il a bondi, il l’a attrapé et il l’a mangé. Vers midi, quand les femmes avaient fini de parler, elle est allée prendre le pigeon , et elle ne pouvait pas le trouver. Elle a compris que le chat l’avait mangé, et elle a eu peur que son mari ne la gronde. Elle coupe son sein, et elle le cuisine. Son mari arrive d’en dehors. Il lui dit « Eh ! Femme ! Tu as préparé quelque chose à manger ? » Elle dit « Oui, oui ; bien sûr. » Elle prépare la table et lui apporte le repas. « Assiedstoi, femme, qu’on mange » dit le mari. Elle dit « J’ai déjà mangé, il y a peu ; car tu étais en retard. » Quand il en a mangé un peu, il a dit « Quelle bonne viande ! J’en ai jamais mangé d’aussi bonne ! » À la fin, la femme lui dit « Il m’est arrivé ça et ça. J’avais accroché le pigeon au crochet ; je suis sorti couper du bois ; je suisrevenue, et je ne l’ai pas retrouvé ; le chat l’avait pris. Qu’est ce que je pouvais faire ? J’ai coupé mon sein, et je l’ai cuisiné ; et si tu ne me crois pas, voilà croché le pigeon au crochet ; je suis allée couper du bois ; je suis ! » et elle le lui montre. L’homme dit « Eh, femme ! Quelle bonne viande, que la chair humaine ! Tu sais ce qu’il faut faire ? On va tuer nos enfants, et les manger. Demain matin, on va à l’église ; et toi, pars avant la fin, viens ici, tueles, cuisineles, et ensuite je viendrai , qu’on mange ».
Il y avait là bas un petit chien, et il a entendu ce qu’ils disaient. Il est allé là où les enfants dormaient, et il s’est mis à aboyer « Hhaw ! Haw ! » et on entendait une voix qui disait « Levezvous ! Levezvous ! Votre mère va venir vous tuer ! » « Chut ! Chut ! » disaientils. Le chien ne s’arrêtait pas d’aboyer. Quand ils ont bien entendu, ils se sont levés, et ils voulaient partir. « Qu’estce qu’on va prendre avec nous, Poulia ? » dit le garçon. « Je ne sais pas, Avgérinos » dit la fille. « Prends un couteau, un peigne et une poignée de sel ». Ils les ont pris, et ils sont partis.37 Conte de la région d’Épire, paru dans le recueil de Jean Pio Contes populaires grecs, Copenhague, 1879, Høst & fils. Il appartient au type no. 450 (« Frérot et Sœurette ») de la classification universelle des contes par Atti Aarne et Stilt Thompson.
38 Afin de tenter de conserver le rythme oral du grec populaire de l’époque, cette traduction s’est permise des hellénismes.
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82 Annexe I
Ils ont fait le chemin jusqu’à un certain endroit. Ils avaient pris le petit chien avec eux. Là où ils marchaient, ils ont aperçu de loin leur mère qui les chassait. Avgérinos se tourne, et il dit : « Poulia, c’est notre mère, qui nous chasse ! Elle va nous attraper ! » « Marche, mon cœur » lui dit la fille, « elle ne nous rattrapera pas. » « Elle nous a rattrapés, Poulia, ya ! » Elle dit : « Jette le couteau derrière toi ! » ; et il est devenu un champ qui n’avait pas de bout. La mère les a rattrapés à cause de sa vitesse. « On nous a rattrapés ! » dit le garçon. « Marche, on ne nous nous rattrapera pas. » « On nous a rattrapés ! » dit le garçon. « Vite! Jette le peigne ». Il a jeté le peigne, et il est devenu une forêt épaisse. Encore, la mère l’a traversée, et, la troisième fois, ils ont jeté le sel, et il est devenu une mer. Cellelà elle ne pouvait pas la traverser. Alors, la fille s’est arrêtée, et elle regardait de l’autre côté. Sa mère lui dit : « Reviens, mon cœur ; je ne vous fais pas de mal ». Eux, ils ne voulaient pas l’entendre. Elle les menaçait ; elle se frappait la poitrine de colère ; eux, ils n’ont pas voulu l’entendre et ils sont partis. Quand ils sont arrivés à un endroit lointain, Avgérinos dit « Poulia, j’ai soif ! » Elle lui dit « Marche. Plus loin, il y a la fontaine du roi ; tu vas boire làbas.» Encore, quand ils avaient assez avancé, le garçon dit « J’ai soif, je vais crever ! » Là, ils ont trouvé une empreinte de loup qui avait un peu d’eau dedans. Il dit « Je vais boire ici. » « Non, ne bois pas ; tu vas devenir loup, et tu vas me manger. » Il dit « Si c’est comme ça, j’bois pas » et ils se sont remis à marcher. Ils marchent, ils marchent, ils trouvent une empreinte d’agneau avec de l’eau dedans. Le garçon dit « Je vais boire par là. J’en peux plus, je suis crevé. » « Ne bois pas » lui dit Poulia, « tu vas devenir agneau, et on va t’égorger. » « Moi, je vais boire, et s’ils veulent, qu’ils m’égorgent. » Alors, il a bu, et il est devenu agneau ; et il allait derrière Poulia, et il bêlait « Beeh, Poulia ! Beeh, Poulia ! » « Viens avec moi » lui dit Poulia. Ils ont marché, ils ont marché, et ils ont trouvé la fontaine du roi, et ils y ont bu de l’eau. Alors, Poulia dit à l’agneau « Reste ici, mon cœur, avec le chien » et elle va sous un grand, grand cyprès et elle prie Dieu : « Mon Dieu, donnemoi la force de monter sur le sommet de ce cyprès. » Aussitôt qu’elle avait achevé sa prière, force divine la fit monter sur le cyprès. Là où elle s’est assise, il est devenu un siège en or. L’agneau est resté sous le cyprès avec le chien, et il broutait. Un peu plus tard, les serviteurs du roi sont venus arroser les chevaux. Quand ils se sont approchés du cyprès, les chevaux ont eu peur. Ils ont brisé leurs reins, et ils ont fui les rayons de Poulia, qui était très belle et elle brillait d’en haut du cyprès. « Descends » lui disent les serviteurs, « les chevaux ont peur de boire. ».« J’descends pas » elle leur
Avgérinos et Poulia 83
dit. « Qu’ils boivent. Moi, je ne vous fais pas de mal ». « Descends », disentils, eux, encore et encore. « Non, je ne descends pas. » Alors, ils vont chez le prince, et ils disent « Ça et ça. Près de la fontaine, sur un cyprès, il y a une fille assise, qui brille de sa beauté ; et ses rayons font peur aux chevaux, et ils ne veulent pas boire. Nous, nous lui avons dit de descendre, mais elle, elle veut pas. » Quand le prince a entendu tout cela, il s’est levé et il est allé luimême lui dire de descendre ; mais elle, elle ne voulait pas. Il lui dit une deuxième, une troisième fois « Descends ! Si tu ne descends pas, nous allons couper le cyprès. » « Coupele, coupele. Moi, j’descends pas ». Ils ont fait donc venir des gens, pour faire couper le cyprès. Là où ils le coupaient, l’agneau y allait, et il le léchait, et il devenait le double de ce qu’il était avant. Ils ont essayé plusieurs fois de le couper, mais ils ne pouvaient pas. « Allezvousen ! » dit le prince, furieux ; et tout le monde s’en va. De par son chagrin, il va chez une vieille. Il lui dit « Si tu me fais descendre cette fille du cyprès, je te remplis le bonnet de sous. » « Eh! Que je te descende. » lui dit la vieille. Elle prend un pétrin, elle prend un tamis, elle prend de la farine, et elle va sous le cyprès. Elle met le tamis à l’envers, elle met le pétrin à l’envers, et elle commence le tamisage. La fille la voit d’en dessus du cyprès. Elle lui crie « De l’autre côté, grandmère ! De l’autre côté le tamis ! De l’autre côté le tamisage ! » La vieille faisait semblant de ne pas entendre. « Oh ! Mon cœur ! Où estu ? Je n’entends rien ». « De l’autre côté, le tamis ! De l’autre côté le tamisage ! » criaitelle, encore et encore. La vielle lui disait : « Je n’entends pas, mon chou. Où estu ? Viens ici me montrer ; allez, viens, viens, que tu aies la grâce de Dieu. »Et ainsi, petit à petit, la fille est descendue ; et quand elle est allée lui montrer, le prince a bondi hors de sa cachette, il l’a attrapée, et il s’est enfui avec elle. L’agneau et le chien les ont suivis par derrière. Et quand ils sont arrivés au palais royal, il a fait faire une fête, et il l’a prise en mariage. Le roi a beaucoup aimé sa bellefille, mais la reine en était jalouse. Un jour, le prince est sorti ; et la reine a appelé ses servantes. Elle dit de prendre l’épouse, et la jeter dans le puits. Les servantes ont fait ce que la reine leur a ordonné, et elles l’ont jetée dans le puits. Plus tard, quand le prince est rentré, il ne pouvait pas trouver l’épouse. Il va chez sa mère et lui demande « Mère, où estce qu’elle est, la mariée ? » « Elle est allée se promener », lui ditelle, « et tant mieux. Maintenant, qu’on égorge l’agneau ! » « Ah, oui ! » disent les autres. L’agneau entend tout cela. Il court au bord du puits et il dit à Poulia : « Beeh, Poulia ! On va m’égorger ! » « Taistoi, mon cœur. Personne ne va t’égorger. » « Comment ça ? Ils aiguisent les couteaux ; ils m’ont attrapé ;
84 Annexe I
ils vont me tuer .» « Qu’estce que je peux faire, moi, mon cœur ? Tu me vois, où je suis. » Alors les servantes ont pris l’agneau, et elles allaient l’égorger. Là ou on lui mettait le couteau sur la gorge, Poulia prie Dieu : « Mon Dieu, on est en train de tuer mon frère, et moi, je suis dans le puits ! » D’un coup, elle fût jetée hors du puits. Elle va trouver l’agneau ; on lui avait coupé la gorge. Elle crie, elle hurle, qu’on le laisse. Elles l’avaient tué. « Mon agneau » ditelle « mon agneau, mon agneau ! » Le roi vient et lui dit « Qu’estce qu’il y a, mon trésor ? Dismoi, qu’est ce que tu veux ? Je te le donnerai, moi, je te le donnerai. » « J’veux rien » ditelle, « mon agneau, mon agneau ! » « Maintenant, ce qui est fait est fait. Taistoi, s’il te plaît ». Quand ils l’avaient cuisiné, ils ont mis la table. Ils lui disent « Viens manger ». Elle leur dit « J’ai déjà mangé ; j’en veux plus ». « Viens, chérie, viens ». « Mangez, vous autres, mangez ; moi, j’ai déjà mangé ». Quand les autres ont fini de manger, elle est allée et elle a ramassé tous les os. Elle les a mis dans une cruche et elle les a enterrés dans le jardin. Là où elle les a enterrés, il a poussé un grand pommier, et il a fait une pomme en or. Beaucoup de gens sont allés la couper, et ils ne pouvaient pas. Car, plus ils s’approchaient, plus le pommier grandissait. Seulement quand Poulia s’y approchait, alors, il rabaissait. Alors, Poulia va chez le roi. « Tout le monde y est allé, et ils ne peuvent pas cueillir la pomme ; je veux y aller aussi ; je crois que je vais réussir. » « Tant de gens de bien y sont allés, et ils n’ont pas pu l’atteindre. Et toi, tu pourras ? » « Je veux y aller aussi ; faismoi la faveur ! » « Eh ben, vasy », lui dit le roi. Dès qu’elle s’est approchée du pommier, il s’est rabaissé et Poulia a atteint la pomme. La pomme lui dit : « Tiremoi doucement, tiremoi doucement, pour ne pas me tuer .» Elle l’a prise, et elle l’a mise dans sa poche. Et elle crie : « Adieu, mon beaupère ; et cette chienne de bellemère, qu’elle ne voit plus jamais le sommeil ». Et elle est partie ; et elle n’est jamais revenue. Et Dieu a eu pitié d’eux. Et ainsi, Poulia est devenue la Pléiade, et Avgérinos, l’étoile du Berger.
Annexe IIParménide : le Poème ou De la nature
Traduction de Paul Tannery dans : Pour l’histoire de la science Hellène. Collection historique des
grands philosophes. Paris, 1887, éditions Félix Alcan, pp. 243246.
es cavales qui m’emportent au gré de mes désirs se sont élancées sur la route fameuse de la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit. C’est la route que je suis ; c’est là, que les cavales
exercées entraînent le char qui me porte. Guides de mon voyage, les vierges filles du Soleil ont laissé les demeures de la nuit et, dans la lumière, écartent les voiles qui couvraient leurs fronts. Dans les moyeux, l’essieu chauffe et jette son cri strident sous le double effort des roues qui tournoient de chaque côté, cédant à l’élan de la course impétueuse.
L
Voici la porte des chemins du jour et de la nuit, avec son linteau, son seuil de pierre et, fermés sur l’éther, ses larges battants, dont la Justice vengeresse tient les clefs pour ouvrir et fermer. Les nymphes la supplient avec de douces paroles et savent obtenir que la barre ferrée soit enlevée sans retard. Alors des battants elles déploient la vaste ouverture et font tourner en arrière les gonds garnis d’airain ajustés à clous et à agrafes ; enfin, par la porte elles font entrer tout droit les cavales et le char.
La Déesse me reçoit avec bienveillance, prend de sa main ma main droite et m’adresse ces paroles :« Enfant, qu’accompagnent d’immortelles conductrices, que tes cavales ont amené dans ma demeure, sois le bienvenu. Ce n’est a as une mauvaise destinée qui t’a conduit sur cette route éloignée du sentier des hommes ; c’est la loi et la justice. Il faut que tu prennes toutes choses, et le cœur fidèle de la vérité qui s’impose, et les opinions humaines qui sont en dehors de le vraie certitude. Quelles qu’elles soient, tu dois les connaître également, et tout ce dont on juge. Il faut que tu puisses en juger, passant toutes choses en revue. Allons ; je vais te dire et tu vas entendre quelles sont les seules voies de recherche ouvertes à l’intelligence. L’une, que l’être est, que le nonêtre n’est pas : chemin de la certitude, qui accompagne la vérité. L’autre, que l’être n’est pas, et que le nonêtre est forcément : route où je te le dis, tu ne dois aucunement te laisser séduire.Tu ne peux avoir connaissance de ce qui n’est pas ; tu ne peux le saisir ni l’exprimer ; car le pensé et l’être sont une même chose.Il m’est indifférent de commencer d’un coté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes pas.
85
86 Annexe II
Il faut penser et dire que ce qui est ; car il y a être, il n’y a pas de nonêtre ; voilà ce que je t’ordonne de proclamer. Je te détourne de cette voie de recherche où les mortels qui ne savent rien s’égarent incertains ; l’impuissance de leur pensée y conduit leur esprit errant. Ils vont sourds et aveugles, stupides et sans jugement ; ils croient qu’être et ne pas être est la même chose et n’est pas la même chose ; et toujours leur chemin les ramène au même point.
Jamais tu ne feras que ce qui n’est pas soit ; détourne donc ta pensée de cette voie de recherche ; que l’habitude n’entraîne pas sur ce chemin battu ton œil sans but, ton oreille assourdie, ta langue ; juge par la raison de l’irréfutable condamnation que je prononce. Il n’est plus qu’une voie pour le discours : c’est que l’être soit.
Par là sont des preuves nombreuses qu’il est inengendré et impérissable, | universel, unique, immobile et sans fin. Il n’a pas été et ne sera pas ; il est maintenant tout entier, un, continu. Car quelle origine lui chercherastu ? D’où et dans quel sens auraitil grandi ? De ce qui n’est pas ? Je ne te permets ni de dire ni de le penser ; car c’est inexprimable et inintelligible que ce qui est ne soit pas. Quelle nécessité l’eût obligé plus tôt ou plus tard à naître en commençant de rien ? Il faut qu’il soit tout à fait, ou ne soit pas. Et la force de la raison ne te laissera pas non plus, de ce qui est, faire naître quelque autre chose.
Ainsi ni la genèse ni la destruction ne lui sont permises par la Justice ; elle ne relâchera pas les liens où elle le tient. Làdessus le jugement réside en ceci : il est ou n’est pas ; mais il a été décidé qu’il fallait abandonner l’une des routes, incompréhensible et sans nom, comme sans vérité, prendre l’autre, que l’être est véritablement.
Mais comment ce qui est pourraitil être plus tard ? Comment auraitil pu devenir ? S’il est devenu, il n’est pas, pas plus que s’il doit être un jour. Ainsi disparaissent la genèse et la mort inexplicables.
Il n’est pas non plus divisé, car il est partout semblable ; nulle part rien ne fait obstacle à sa continuité, soit plus, soit moins ; tout est plein de l’être, tout est donc continu, et ce qui est touche à ce qui est. Mais il est immobile dans les bornes de liens inéluctables, sans commencement, sans fin, puisque la genèse et la destruction ont été, bannies au loin, chassées par la certitude de la vérité. Il est le même, restant en même état et subsistant par luimême. Tel il reste invariablement ; la puissante
Le poème de Parménide 87
nécessité le retient et l’enserre dans les bornes de ses liens. Il faut donc que ce qui est ne soit pas illimité ; | car rien ne lui manque et alors tout lui manquerait.
Ce qui n’est pas devant tes yeux, contemplele pourtant comme sûrement présent à ton esprit. Ce qui est ne peut être séparé de ce qui est ; il ne se dispersera pas en tous lieux dans le monde, il ne se réunira pas.....
C’est une même chose, le penser et ce dont est la pensée ; car, en dehors de l’être, en quoi il est énoncé, tu ne trouveras pas le penser ; rien n’est ni ne sera d’autre outre ce qui est ; la destinée l’a enchaîné pour être universel et immobile ; son nom est Tout, tout ce que les mortels croient être en vérité et qu’ils font naître et périr, être et ne pas être, changer de lieu, muer de couleur.
Mais, puisqu’il est parfait sous une limite extrême, il ressemble à la masse d’une sphère arrondie de tous côtés, également distante de son centre en tous points. Ni plus ni moins ne peut être ici ou là ; car il n’y a point de nonêtre qui empêche l’être d’arriver à l’égalité ; il n’y a point non plus d’être qui lui donne plus ou moins d’être ici ou là, puisqu’il est tout, sans exception. Ainsi, égal de tous côtés, il est néanmoins dans des limites.
J’arrête ici le discours certain, ce qui se pense | selon la vérité ; apprends maintenant les opinions humaines ; | écoute le décevant arrangement de mes vers.
On a constitué pour la connaissance deux formes sous deux noms ; c’est une de trop, et c’est en cela que consiste l’erreur.On a séparé et opposé les corps, posé les limites qui les bornent réciproquement ; d’une part, le feu éthérien, la flamme bienfaisante, subtile, légère, partout identique à ellemême, mais différente de la seconde forme ; d’autre part, celleci, opposée à la première, nuit obscure, corps dense et lourd.
Je vais t’en exposer tout l’arrangement selon la vraisemblance, en sorte que rien ne t’échappe de ce que connaissent les mortels. Mais puisque tout a été nommé lumière ou nuit et que, suivant leurs puissances, tout se rapporte à l’une ou à l’autre, l’univers est à la fois rempli par la lumière et par la nuit obscure ; elles sont égales et rien n’est en dehors d’elles. Les plus étroites (couronnes) sont remplies de feu sans mélange ; les suivantes le sont de nuit ; puis revient le tour de la flamme. Au milieu de toutes est
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la Divinité qui gouverne toutes choses ; elle préside en tous lieux à l’union des sexes et au douloureux enfantement. C’est elle qui pousse la femelle vers le mâle et tout aussi bien le mâle vers la femelle. Elle a conçu l’Amour, le premier de tous les dieux. Tu sauras la nature de l’éther, et dans l’éther tous les signes et du soleil arrondi la pure lumière, ses effets cachés et d’où ils proviennent ; tu apprendras les œuvres vagabondes de la lune circulaire, sa nature ; tu connaîtras enfin le ciel étendu tout autour, tu sauras d’où il s’est formé et comment la nécessité qui le mène l’a enchaîné pour servir de borne aux astres. Comment la terre, le soleil et la lune, l’éther commun le lait du ciel, l’Olympe le plus reculé et les astres brûlants ont commencé à se former. Brillant pendant la nuit, elle roule autour de la terre sa lueur étrangère, regardant toujours vers la splendeur du soleil. Tel est, soit d’une façon, soit de l’autre, le mélange qui forme le corps et les membres, | telle se présente la pensée chez les hommes ; c’est une même chose que l’intelligence et que la nature du corps des hommes en tout et pour tous ; ce qui prédomine fait la pensée. À droite les garçons, à gauche les filles. C’est ainsi que, selon l’opinion, ces choses se sont formées et qu’elles sont maintenant et que plus tard elles cesseront, n’étant plus entretenues. À chacune d’elles les hommes ont imposé le nom qui la distingue.
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