dittmar, comment les images sont rentrées dans la maison

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1 Comment les images sont rentrées dans la maison ? Pour une anthropologie de l’image domestique Le destin des images pendant la période médiévale ne peut plus être considéré comme un sujet neuf. Depuis une trentaine d’années, les usages sociaux des image s de toutes les images et pas seulement des plus belles d’entre-elles qui avaient le privilège des musées et des historiens de l’art – est devenu un des lieux les plus fertile de l’histoire médiévale. Les travaux de Jacques Le Goff sur le rôle que joue l imaginaire au sein d’une société, suivis de ceux de Jean-Claude Schmitt, qui ont mis en évidence l’apparition d’une véritable culture de l’imago entre les XII e et XIII e siècle ont profondément bouleversé ce champ, et donner un cadre conceptuel rigoureux à l’approche des images par les historiens. Ces enquêtes ont clairement mis en évidence le rôle moteur qu’à joué l’Eglise dans la diffusion de cette culture visuelle, et c’est bien l’image dans l’espace religieux, qui a constitué le point de départ de cette enquête, notamment prolongée par Jérôme Baschet. Mais qu’en est il de la maison, de l’espace domestique? Qui vivait avec des images chez soi, à partir de quand, quelles images? Le sujet a été largement moins travaillé, si ce n’est sous l’angle un peu dés uet de l’évolution des styles décoratifs dans l’espace domestique. A relire l’historiographie traditionnelle, un schéma historiographique s’impose: c’est celui proposé par Georges Duby dans le Temps de des cathédrales. L’ouvrage se divise en trois parties : «Le monastère», «la cathédrale», «le palais», qui correspondent à trois styles, l’art roman, l’art gothique et le gothique flamboyant. Cette succession propose une évolution historique sur la longue durée avec une théorie clairement exprimée : selon elle , l’image se sécularise progressivement au cours du Moyen Age, s’autonomise progressivement du religieux, pour devenir un attribut du palais familial, une extension matérielle de «l’individu» sensé se dégager de plus en plus des contraintes religieuses. Ce mouvement est naturellement sensé à aboutir avec le premier «triomphe de l’esprit laïque» que représente la Renaissance. Un tel progrès linéaire pose de nombreuses difficultés théoriques et se trouve par ailleurs largement remis en cause par les découvertes les plus récentes. Mais prenons la question de plus loin. Il convient tout d’abord d’en situer le cadre général. Il s’agit ici d’une question dont la portée anthropologique est très vaste. On pourrait la résumer sous la formule : comment l'Occident à appris à cohabiter avec les images ? Ou pour le dire autrement : Comment le Moyen Age a domestiqué l’image? L’intérêt d’une telle formulation est la prise de distance qu’elle impose. Un mouvement de recul indispensable pour deux raisons : - D’une part pour penser dans la longue durée la singularité de la figuration . Certes, l’usage de l’image n’est pas l’apanage de l’Occident médiéval. Dans de très nombreuses cultures des images sont employées, soit lors de pratiques magiques ou religieuses, soit en association avec les formes de pouvoir. (image Rangoon) Mais il est beaucoup plus rare que les images s’invitent dans les maisons et vivent au quotidien avec leurs habitants. La présence des images figuratives au quotidien, dans l’espace domestique, implique toute une série de pratiques et de conceptions originales, il s’agit d’un dispositif bien plus rare, d’une caractéristique que quelques de sociétés partagent (que l’on pense aux palais de Théothihuacan au Mexique ou aux salles de réception pour la cérémonie du thé dans les demeures japonaises du Moyen Age image Kyoto) et qui s’impose comme un marqueur fort des sociétés occidentalisées en général, dans lesquelles nous

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Trabalho sobre iconografia medieval

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    Comment les images sont rentres dans la maison ?

    Pour une anthropologie de limage domestique Le destin des images pendant la priode mdivale ne peut plus tre considr comme un sujet neuf. Depuis une trentaine dannes, les usages sociaux des images de toutes les images et pas seulement des plus belles dentre-elles qui avaient le privilge des muses et des historiens de lart est devenu un des lieux les plus fertile de lhistoire mdivale. Les travaux de Jacques Le Goff sur le rle que joue l imaginaire au sein dune socit, suivis de ceux de Jean-Claude Schmitt, qui ont mis en vidence lapparition dune vritable culture de limago entre les XIIe et XIIIe sicle ont profondment boulevers ce champ, et donner un cadre conceptuel rigoureux lapproche des images par les historiens. Ces enqutes ont clairement mis en vidence le rle moteur qu jou lEglise dans la diffusion de cette culture visuelle, et cest bien limage dans lespace religieux, qui a constitu le point de dpart de cette enqute, notamment prolonge par Jrme Baschet. Mais quen est il de la maison, de lespace domestique? Qui vivait avec des images chez soi, partir de quand, quelles images? Le sujet a t largement moins travaill, si ce nest sous langle un peu dsuet de lvolution des styles dcoratifs dans lespace domestique. A relire lhistoriographie traditionnelle, un schma historiographique simpose: cest celui propos par Georges Duby dans le Temps de des cathdrales. Louvrage se divise en trois parties : Le monastre, la cathdrale, le palais, qui correspondent trois styles, lart roman, lart gothique et le gothique flamboyant. Cette succession propose une volution historique sur la longue dure avec une thorie clairement exprime : selon elle, limage se scularise progressivement au cours du Moyen Age, sautonomise progressivement du religieux, pour devenir un attribut du palais familial, une extension matrielle de lindividu sens se dgager de plus en plus des contraintes religieuses. Ce mouvement est naturellement sens aboutir avec le premier triomphe de lesprit laque que reprsente la Renaissance. Un tel progrs linaire pose de nombreuses difficults thoriques et se trouve par ailleurs largement remis en cause par les dcouvertes les plus rcentes. Mais prenons la question de plus loin. Il convient tout dabord den situer le cadre gnral. Il sagit ici dune question dont la porte anthropologique est trs vaste. On pourrait la rsumer sous la formule : comment l'Occident appris cohabiter avec les images ? Ou pour le dire autrement : Comment le Moyen Age a domestiqu limage? Lintrt dune telle formulation est la prise de distance quelle impose. Un mouvement de recul indispensable pour deux raisons : - Dune part pour penser dans la longue dure la singularit de la figuration. Certes,

    lusage de limage nest pas lapanage de lOccident mdival. Dans de trs nombreuses cultures des images sont employes, soit lors de pratiques magiques ou religieuses, soit en association avec les formes de pouvoir. (image Rangoon) Mais il est beaucoup plus

    rare que les images sinvitent dans les maisons et vivent au quotidien avec leurs habitants. La prsence des images figuratives au quotidien, dans lespace domestique, implique toute une srie de pratiques et de conceptions originales, il sagit dun dispositif bien plus rare, dune caractristique que quelques de socits partagent (que lon pense aux palais de Thothihuacan au Mexique ou aux salles de rception pour la crmonie du th dans les demeures japonaises du Moyen Age image Kyoto) et qui simpose comme un marqueur fort des socits occidentalises en gnral, dans lesquelles nous

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    vivons jusqu aujourdhui.

    - Le recul est important dautre part pour former un tout (Trs riches heures du duc de Berry). L'espace domestique est un cadre qui oblige prendre en compte l'ensemble l'ensemble des images de l'horizon visuel quotidien : les peintures murales et les retables certes, mais aussi les tapisseries et lensemble du dcors mobilier (coffres, table vaisselle, bijoux etc.). Il faut galement ajouter les plafonds peints, un type de

    document qui a vu se multiplier les dcouvertes au cours de ces dernires annes, mettant jours des centaines dimages jusqu prsent inconnues, et qui nous obligent largement r-valuer la prsence de limage au sein des maisons. Ces diffrents thmes de recherche ont normment progress ses dernires annes, mais se sont aussi spcialiss, individualiss, au point que lon a parfois le sentiment de mondes autonomes se croisant rarement. Rassembler et croiser ces diffrents domaines, notamment grce lapport de la documentation textuelle, quil sagisse des testaments, des inventaires aprs dcs ou des correspondances, est plus que jamais une urgence.

    Cette question de la domestication de limage est une question fondamentalement anthropologique. Parce quelle s'intresse des usages et dispositifs, des ensembles dimages qui interagissent entre elles et possdent une certaine efficacit. Lhistoire de lart traditionnelle sest concentr sur la question des formes et des styles, avec une priodisation base par exemple la diffusion du gothique international ou du dcor renaissance; liconologie la Panofsky quand elle, a favoris la signification des reprsentations et les ventuels prcdents textuels auxquelles elles taient relies. Une anthropologie historique du dcor domestique cherche se demander comment on pratiquait ces images, comment vivait on avec, quels effets ses images avaient sur les hommes qui les ont produit, et sur ceux avec qui elles cohabitaient. Elle cherche comprendre en somme, non seulement comment et pourquoi des hommes ont fait ces images mais aussi comment ces images participaient matriellement la construction de la socit dont elles sont issues1. Pour loccident mdival, la question pourrait se rsumer comme suit : LOccident connait une premire diffusion dampleur de limage dans lespace domestique au sein du monde greco romain, avec un systme qui valorise le sol (les mosaques) et les murs. On assiste ensuite un indniable reflux de cette habitude au cours du haut Moyen Age, qui ne semble pas seulement li la raret de la documentation. Entre le XIe et le XIIe sicle limage figuration se diffuse de faon indite au sein de lespace ecclsial, (Mozat, Brioude) alors que les maisons sont trs peu dcores, et toujours avec des motifs abstraits (Cluny). Ce nest quau XIIIe-XIVe que les reprsentations figuratives semblent rentrer dans les demeures aristocratiques2, des grands seigneurs (comme le pape en Avignon), ou des plus petits (pernes). Du XVe au XVIe sicle limage ne cesse ensuite de se diffuser dans les intrieurs, dans des espaces et des supports toujours plus varis au point darriver une sorte de saturation de lespace par limage peu gale (Duc de berry) dans le temps, si ce nest dans les chambres dadolescent du XXe sicle (mettre image).

    Ce grand rcit de la domestication de limage, dont je viens de donner les lignes trs gnrales, est encore largement a crire. Le matriel est l, les comptences historiennes sont l, mais nous devons constater quil manque encore une grande synthse sur cette

    1 B. Latour, La clf de Berlin

    2 Dire, il y a des images au XIIe mais non figuratives (cf. Les maisons de cluny)

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    question3. Une synthse donnerait ne serait-ce que des lments de chronologie sur laccs aux images, et de son appropriation par diffrents milieux sociaux: ce titre la multiplication spectaculaire de limage chez les marchants et autres nouveaux riches de la fin XVe sicle est un fait marquant dans lhistoire des plafonds peints. Mais il faudrait aussi voquer limage dans les milieux les moins favoriss4, notamment ruraux et paysans ; o il semble aussi que les rares images prsentes dans les intrieurs soient accompagnes de textes. On pense ces imprims sur des feuilles volantes et punaisses au mur que lon devine chez Peter Bruguel, puis chez son petit fils jan un demi-sicle plus tard. Un phnomne considrer dans la longue dure, depuis les plaques gothiques du XVe sicle jusque dans les loubki, feuilles imprimes qui dcorent les maisons paysannes russes jusquau XXe et qui contiennent de nombreuses images tires des exempla du XIIIe sicle occidental. La commande et lappropriation Dans ce processus dappropriation de limage, la dimension conomique joue un rle de premier plan. Notamment la place relative quoccupe la commande auprs d'artisans et celle du march libre. On cite frquemment la comme date de naissance de dernier ltablissement, partir de 1482, dune foire aux images, tous les ans sur le march de Gand, o lon peut notamment acheter des copies doeuvres clbres. Sans nier limportance de cette date, il convient de garder lesprit que la vente au dtail dimages, notamment sur les lieux de plerinage est un phnomne qui traverse tout le moyen age et doit se penser dans la continuit avec des traditions antiques (Cantigas en 1300) La place respective de la commande et de la vente au dtail est dailleurs particulirement cruciale, dans la mesure o elle implique deux degrs dappropriation trs diffrents de limage. Une commande, plus encore quand il sagit dimages solidaires des structures de lhabitat, a le privilge dtre ralise sur mesure, en fonction des dsirs spcifique dun individu (ou dun groupe dindividu) et des contraintes spcifiques au lieu ou il habite (brignac; Millas). Le rapport de domination et dappropriation vis--vis de limage est ici particulirement fort. Si toute image commande est une forme dimage de soi, cest moins le cas des images achetes dj ralises, qui laissent peut tre une plus grande initiative aux artistes mais imposent lacheteur de conformer son gout des modles pr-tablis. La question qui accueille les images chez soi et quand ?, mriterait dtre accompagne dune enqute pointant laccs une image domestique personnalise, prsentant un degr dappropriation suprieur. Rpartition spatiale On naffiche pas les mmes images sur son frigo et sur la chemine du salon, et lespace domestique est loin dtre homogne, aujourdhui comme au Moyen Age. Une telle synthse devrait donc tenir compte de la migration des images dans les diffrents lieux de lunivers domestique, une rpartition qui volue fortement avec la spcialisation croissante des espaces au cours du Moyen Age. On commence mesurer limportance que prend la chemin dans les salles de rception (jacques Coeur), qui structure largement le dcor

    de ces espaces5, tout comme le font les dessus de lits et les dais dans le dcor de la chambre. Dans ce domaine les traces archologiques sont particulirement maigres : pour la france des XIVe et XVe sicle, cest presque uniquement les salles de rception qui ont fait lobjet dune dcoration sur les murs et les plafonds, les images prsentes dans les

    3 Limportante histoire de la vie prive publie en 1988 mriterait dtre reprise et de

    donner toute sa place la figuration 4 (pour reprendre le titre de louvrage de sophie Duhem)

    5 jacqueline leclrec marx

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    autres pices, notamment les chambres, sont presque toujours mobiles et possdent un statut diffrent (jy reviendrais)6. Quelques trs rares cas, comme la maison Datini Prato, qui conjuguent un incroyable fond darchives et des restes archologiques in situ, font office de cls, et permettent de se faire une ide des diffrents espaces de ces maisons mdivales. La reprsentation de soi chez soi Une question revient avec insistance propos de limage domestique. Limage chez soi est elle une image de soi? Car il est vrai que les marques didentifications sont particulirement nombreuses dans cet espace, quil sagisse dhraldique, de marque de marchants, de devises, plus rarement portraits , du moins de reprsentations de visage reprsentant soit un individu particulier, soit plus frquemment la personnification du milieu social du commanditaire. La question de la reprsentation de soi dans lespace domestique peut tre aborde par deux approches qui doivent tre distingues. Il sagit dune part des signes didentification dans les intrieurs effectifs, ou un individu se met en scne ex. Brignac. Cest le cas des exemples que nous venons de citer. Mais il sagit aussi des images, quils sagissent denluminures ou de retables dans lesquelles un individu se fait reprsenter au sein de son cadre domestique. (Memling)

    Ces deux niveaux peuvent trs bien se recouper, puisque de nombreuses reprsentations dindividus dans des espaces domestiques laissent apparatre en arrire plan des signes didentification (Par exemple chez Memling, le futur maire de bruges avec saint Martin, le saint patron de propritaire, Ou encore chez le maitre de maitre de 1499 dans ce retable domestique dun abb cisctercien.) Lusage de ces reprsentations dintrieurs comme documents pour enrichir la connaissance des espaces domestiques effectifs oblige une certaine prudence. En effet, on connait des centaines de plafonds peints conservs dans des maisons du Moyen Age, et pour linstant pas un seul tableau, pas une seule enluminure, pour reprsenter ces images (exemples).7 Cette absence du dcor dans les sources artistiques donne une

    importance cruciale aux dcouvertes archologiques de ces dernires annes, car ces nouvelles images de plafonds peints fournissent un accs des aspects du Moyen Age que lon ne pouvait imaginer avec dautres documents. Elles obligent se poser des questions nouvelles : quelle image voulaient donner deux mme larchevque de Narbonne et le cur de Lagrasse avec les images sexuelles et scatologiques qui dcors les salles de rception de leur maison CAPESTANG/ LAGRASSE8 Privatisation du sacr, sacralisation du domestique Pour reprendre la question classique voque en introduction, on peut se demander en quoi limage de soi participe-t-elle dun processus de scularisation (et par l

    6 Dans cette enqute sur la spatialisation de limage au sein de lespace domestique, il conviendrait de

    donner toute sa place lmergence du studiolo comme lieu spcifiquement ddi la contemplation dobjets. 7 De mme lvocation des images prsentes sur les plafonds napparait presque jamais

    dans les oeuvres littraires. (sauf perceval) 8 Ce dcalage entre les images lintrieurs (qui sont souvent drole, scatologique etc.) et les images

    dintrieurs que lon trouve sur les retables, sexplique notamment par la vocation religieuse que ces derniers assument, tant frquement raliss pour des espaces cultuels.

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    dmancipation de lindividu contre lglise?). On fera plutt lhypothse dune diffusion gnralise des images qui intervient dans le cadre dun rapprochement structurel entre lglise et la maison et qui affecte ces deux lieux. Car en effet, on a dun cot : - lglise qui devient de plus en plus la maison-dieu (je me base ici sur les travaux de Dominique Iognat-Prat). On se rappelle que les premiers lieux de culte chrtien se distinguaient par la sobrit de leurs dcors, notamment dans une prise de position stratgique vis vis du faste des temples paens. Si linstitution ecclesiale se montre au dbut souponneuse vis vis du dcors (notamment des images) dans les lieux de culte, elle change progressivement son point de vue, faisant de lglise, non plus le simple lieu de rassemblement de la communaut, mais la maison de dieu dont le dcor permet lefficacit sacramentelle, et la spiritualisation du monde matriel. Cette volution explique en partie la sacralisation croissante du lieu glise, et la profusion croissante des images dans le dcor intrieur des lieux de cultes. Une volution sur la longue dure qui sappuie notamment sur une exgse du Psaume 103 : jai aim la beaut de ta maison dcore9. A la fin du Moyen Age ce processus se radicalise avec une fragmentation des lieux de culte et une certaine privatisation des espaces dans les glises, qui va de pair avec la multiplication des autels et des chapelles prives, rserves des familles, des groupes sociaux, au sein des lieux de culte. Dans ces chapelles, des individus, des familles se font de plus en plus reprsenter chez eux. (Cf. La vierge au chancellier Rollin: les images domestiques les plus clbres se trouvent dans des lieux de culte.)

    -Dans le mme temps, les palais, les demeures princires ou de riches marchants comme celles de Jacques coeur, intgrent de plus en plus des chapelles des lieux de culte au sein de mme leur lieu dhabitation. De faon plus gnrale, on remarque que la constitution de lglise comme maison-dieu, se rpercute structurellement la conception de la maison. prive. Celle-ci jouit dun prestige nouveau devant largement au dveloppement de la devotio moderna qui favorise un rapport plus intime et plus direct Dieu, en dehors des lieux de culte publics, en favorisant la lecture et la prire silencieuse et individuelle. Car la maison est de plus en plus limage du corps qui lhabite, comme en tmoigne le mot faciata (qui apparait en italien au XIIIe s.), pour dsigner la faade, qui est un driv de facia, la face, le visage. Si lhabitat dun homme est son habit, lintrieur dune maison est de plus en plus en pens comme le lieu dune intriorit 10. Dans ce cadre, on comprend mieux que le thme de l'Annonciation connait un succs formidable au XVe sicle, la fois dans les images et dans le dveloppement du plerinage Lorette Partir des annes 145011. Par ce thme, il sagit certes de mettre en avant lincarnation, voire limmacule conception. Mais dans ce thme iconographique, la reprsentions de la maison est aussi importante que celle de la Vierge. Il sagit galement de montrer un processus de lgitimation de lespace domestique et de son dcor: une maison en train de devenir sainte. La maison de la vierge, dcrite comme une domucula trs modeste dans les sources textuelles, est de plus en plus reprsent comme un palais, au luxe affich. (CRIVELLI, 1486)

    9 cf. La maison Dieu, Thophile, de diversis artibus

    10 Lintrieur devient un peu plus limage de lintriorit et ce titre on noubliera pas que

    les art de la mmoire, CAD les procds techniques de mmorisation prennent comme support un palais et ses diffrentes pices. Comme ici dans un manuscrit vnitien du XIVe. Ou oublier quelque chose est reprsent comme le recouvrement dune image par une autre. 11

    Arrasse, 1499

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    Il serait cependant trs excessif daffirmer que la maison dans son ensemble se trouve sacralise. Ce a quoi on assiste est plutt une lgitimation de son dcor et la cration de certains lieux spcifiquement consacrs la dvotion et porteurs dimages. (Crivelli, Maitre 1499) Cet espace de la prire et de lintimit, cest la chambre, dont la fonction soppose la salle de rception, qui fonctionne comme un lieu plus spcifiquement mondain. La dcoration de la chambre se caractrise par limportance du dcor mobile, souvent ralis sur des objets dots de systme douverture. Quil sagisse de diptyques, ou dautels privatifs, ou de livre dheures, ces objets que lon ouvre et que lon ferme crent des lieux mais aussi des temps dintimit ddis notamment la prire individuelle12. Ce temps de la dvotion domestique est organis par des livres, qui sont sans doute des porteurs dimages privilgis dans lespace domestique : cest avant tout par le biais de ces objets, que se cre lespace et le temps de la prire dans la chambre. Lespace domestique nest pas lespace dun individu On sait depuis Jean-Claude Schmitt, quel point on doit se mfier de la notion dindividu applique au Moyen Age. Dailleurs, ce nest jamais un individu mais toujours un collectif qui cohabite avec ces images. Cest naturellement le cas dans les monastres, les salles de garde, les collges, les bguinages, mais aussi dans les palais ou les plus simples maisons paysannes: la vie domestique est toujours communautaire. Dans tous les cas lespace domestique nest jamais un espace priv. Il ne sagit pas non plus dun espace public, puisque son accs est conditionn13. Il faut plutt considr que lon est face une srie despace de reprsentation, semi-public, dans lesquels on choisi dadmettre et de se montrer un certain nombre de personnes autoriss. Pour prendre une mtaphore contemporaine, limage de soi vhicule dans une maison mdivale, ne correspond pas celle que lon crit dans un carnet intime; ce nest pas un blog ouvert tous, mais plus une page sur un rseau social comme Facebook, o lon partage son image avec un public que lon a choisit. Limage de soi passe, hier comme aujourdhui, non seulement par des formes didentification (le portrait), mais surtout par le partage dun ensemble de valeurs auxquelles on adhre, de chose qui nous font rire, de figures que lon rejette ainsi que des modles qui lon sidentifie. Pour saisir la complexit des identits collectives, observons cette image du collge de Huban, sorte de rglement intrieur dun collge parisien des annes debut XIVe. Que nous montre ce document ? droite de chaque registre deux saints ou saintes, gauche des enfants en train de prier. Le texte qui accompagne ces images permet de mieux les comprendre. Il sagit en somme de la reprsentation dun dortoir, avec au dessus de chaque lit, un saint auquel le jeune lve est invit sidentifier. Car il ne sagit pas ici dune simple dvotion, ces images ont un effet concret sur lapparence physique des priants puisque lors de rituels, les enfants sont amens jouer, se dguiser, changeant leur apparence, pour prendre le temps dun instant, celle de limage quils prient tous les soirs. Au collge de Huban, limage est centrale dans la catchse domestique, ce nest pas en tant bible des illettrs ou support pdagogique, mais plutt en tant support didentification. Cest galement le cas dans les conseils de Giovanni Dominici, plus dun sicle plus tard :

    12

    On retrouve les mme systmes douverture sur des objets ddis aux plaisirs du couple (comme dans les cassone, devant favoriser la fertilit) 13

    Sur lusage de la notion despace public au Moyen Age, cf. Boucheron.

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    Dresse chez toi un ou deux petits autels sous le vocable du Sauveur, qui est ft chaque dimanche,

    dote-les de trois ou quatre petits devants dautel diffrents et fais de tes fils des sacristains. [...] Laisse-les se parer daubes comme des acolytes, chanter comme ils peuvent, se prparer dire la messe.

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    De ces exemples je veux retenir que, pour le contexte qui nous intresse, limage ne peut tre analyse comme une simple reprsentation, mais comme une prsence toujours susceptible de sinscrire dans une interaction avec les hommes avec qui elle cohabite. A ce titre, il nest pas possible de considrer le phnomne de la domestication de limage comme un affaiblissement de son pouvoir, comme une volution qui ferait que les images dsormais domestiques, maitrises, seraient dpourvues de la facult dagir et de la puissance quelles avaient dans lespace de lglise. Au contraire, dans bien des cas, cest les prcisment les pouvoirs attribus limage qui expliquent leur prsence sur les murs ou les plafonds. De nombreux textes tmoignent des effets mdicaux ou psychologique de limage domestique. Cest par exemple le cas chez Alberti, De re aedificatoria, XI, 4, (1452) "Il fait grand bien aux fievreux de voir des peintures reprsentant fontaines, rivires et cascades. Si quelqu'un, la nuit, ne peut trouver le sommeil, qu'i se mette contempler des sources et le sommeil viendra" En tmoigne aussi la prsence dans les intrieurs dimages dont les vertues fertilisantes ou protectrices sont connues. Il peut sagir dimage sinscrivant dans la tradition paenne comme les phallus (carcassone, montpellier15), mais aussi dimages religieuses comme le monogramme du christ (IHS), de Saint Christophe, que la fonction de passeur prdestine aux limites de lespace, chemins ou portes (Pernes, Memling, Datini). Ces images ne sont pas quun dcor, elle ne font pas que donner limage du propritaire, elle mais agissent matriellement sur les corps de ceux qui vivent avec elles. Conclusion Pourquoi s'intresser aujourdhui la domestication de limage au Moyen Age ? Parce que cette question fait cho un problme minemment contemporain. Si notre gnration est particulirement capable de penser le bouleversement du rapport limage qu connu la fin du moyen age (notamment dans les annes 1450-1550), cest parce quelle est en train de vivre un phnomne en partie comparable. Dans les deux priodes, on assiste une rvolution la fois quantitative et qualitative, avec une multiplication spectaculaire de limage de soi dans des milieux sociaux qui en tait dpourvu auparavant. A la fin du Moyen Age, cest des groupes sociaux entiers qui sapproprient les nouveaux modes de reprsentation de soi (comme le portrait individualis) et peuvent dsormais jouir du privilge de produire une image deux-mme. Un privilge qui avait longtemps t rserv lEglise et une lite nobiliaire trs restreinte. Ce type de bouleversement quantitatif nous le vivons depuis dix ans, o la multiplication des images sur internet, sur nos tlphones, nos tablettes constitue une rupture au moins aussi importante. Nimporte quel tudiant en master dj vu plus dimages que Panofsky au court de toute sa vie. Depuis 10 ans nous avons recommenc toucher les images avec les doigts, ce que lon faisait pratiquement plus depuis des sicles. De mme, un pan entier de la population, accde depuis quelques annes la production dimages en masse, il sagit des adolescents. E Enfin, ce bouleversement est galement qualitatif, puisquon assiste la production de nouvelles formes de prsentation de soi, avec lapparition de nouveaux types dimages, comme les selfies (un terme qui est entr au

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    Yan Dahoui 15

    Delcorno

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    mois dAout dans loxford Dictionnary), un terme qui dsigne les images de soi faites par soi, dans un cadre quotidien. On considre que le premier selfie dune adolescente est pris en 1914 par une fille du tsar Nicolas II, pour lenvoyer une amie. La jeune fille se photographie dans son espace domestique, dans un miroir. Dans la lettre qui laccompagne sa photographie, elle prcise quelle a eu du mal prendre la photo tant ces mains tremblaient, signe du caractre inhabituel de cet acte. Ce qui tait en 1914 une nouveaut rserve une lite privilgie est aujourdhui partag par nimporte quel adolescent. Les sociologues montrent comment au cours des dernires annes la construction de limage de soi par les adolescents vit une vritable rvolution. Les images dans lespace domestique, en l'occurrence la chambre avec ces posters de star tait la fin du XXe sicle le lieu de la construction de soi, un construction qui passait largement par ladhsion des modles pr-tablis, chanteur de rock, de hip-hop, ou star de cinma. Si ce modle perdure, il est de plus en plus second par une identit numrique, dont les adolescents sont les producteurs. Quel est lespace de lintimit aujourdhui? une chambre dans laquelle les parents risquent dentrer tout moment ou une page Facebook dont ils maitrisent les visiteurs et la confidentialit? En bref lespace de lintimit et de limage de soi est en train de se dtacher de lespace domestique, mais cest dautres historiens dcrire cette histoire.

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