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dossier Sous le signe de la démesure et de la pluralité, par Michel Defourny I 85 Le livre de jeunesse en Inde : un bref état des lieux , par Patrice Favaro I 95 La littérature de jeunesse en Inde : ceux qui la font, par Patrice Favaro I 103 Livres d’enfants et art du livre : Tara Publishing, par Ianna Andreadis I 107 Panchatantra, Râmâyana, Mahâbhârata, par Michel Defourny I 113 Figure de l’Inde dans les livres occidentaux : quelle représentation de l’Inde offre-t-on aux jeunes lecteurs français ? par Christine Plu I 121 L’Inde et les livres pour enfants

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dossierSous le signe de la démesure et de la pluralité,

par Michel Defourny I 85

Le livre de jeunesse en Inde : un bref état des lieux , par Patrice Favaro I 95

La littérature de jeunesse en Inde : ceux qui la font, par Patrice Favaro I 103

Livres d’enfants et art du livre : Tara Publishing,par Ianna Andreadis I 107

Panchatantra, Râmâyana, Mahâbhârata,par Michel Defourny I 113

Figure de l’Inde dans les livres occidentaux : quelle représentation de l’Inde offre-t-on aux jeunes lecteurs français ?

par Christine Plu I 121

L’Indeet les livrespour enfants

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L’Inde et les livres pour enfants

C’est l’Inde qui est cette année le pays invité d’honneur du Salon du livre

de Paris : c’est donc à la découverte de cet immense sous-continent

que ce dossier invite à partir, pour en explorer à la fois les aspects

millénaires et les spectaculaires bouleversements actuels.

Le premier article de Michel Defourny rassemble les données

(géographiques, économiques, historiques, culturelles…) qui permettent

de mesurer la diversité de ce (ou plutôt de ces ?) pays que tout place

« sous le signe de la démesure et de la pluralité ».

Il n’est dès lors pas surprenant que Patrice Favaro souligne avant tout

les contrastes et les paradoxes qui caractérisent l’Inde d’aujourd’hui

lorsqu’il dresse un « état des lieux » des livres pour enfants.

Cette approche générale donne le contexte dans lequel s’insèrent

les articles suivants qui permettent la découverte plus précise d’auteurs,

d’illustrateurs ou d’ouvrages : l’aventure éditoriale de Tara publishing

ainsi que la création et la fabrication d’extraordinaires livres pour enfants

par les artistes de la tribu Gond sont présentées par Patrice Favaro

et par Ianna Andréadis ; Michel Defourny rappelle, à travers trois textes

fondamentaux, la tradition de la littérature indienne et sa présence,

y compris pour les enfants, dans la culture d’aujourd’hui en Inde

et en Occident ; Christine Plu questionne la manière dont les auteurs

et illustrateurs occidentaux présentent l’Inde aux jeunes lecteurs.

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Impossible, lorsque l’on s’intéresse à l’Inde, d’ignorer l’immense diversité de ce sous-continent ! C’est ce que rappelle Michel Defourny en présentant successivementtous les aspects – géographiques,économiques, historiques, culturels, sociaux… – où se manifestent la démesure et la pluralité.

* Michel Defourny est maître de conférence à l’universi-té de Liège et chargé de mission auprès du serviceLettres et Livres du ministère de la Culture de laCommunauté française Wallonie Bruxelles.

L’Homme a mille têtes,mille yeux, mille pieds,

après avoir couvert la Terre de toutesparts,

a débordé de dix doigts.

Telle est sa tailleet plus grand encore est l’Homme

Tels sont les premiers vers de l’hymne 90du dixième livre du Rig Veda (Xe siècleavant J.-C.) qui célèbre la création dumonde à partir du démembrement du« Purusha » originel1, sous le signe de ladémesure et de la pluralité, deux termesqui caractérisent l’Inde.

Sa superficie 3.280.663 km2, ce qui en fait le septièmeÉtat du monde, par son étendue. Avecquelque 3000 km d’est en ouest, 3.200 kmdu nord au sud. Avec 7.516 km de côtes.

Sa géographie et ses paysages Vallée du Gange qui s’étire sur quelque2.700 kilomètres, chaîne himalayenne aux

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Sous le signe de la démesure

et de la pluralitépar Michel Defourny*

in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

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pics de plus de 8000 mètres d’altitudedont le Kangchenjunga (8.603 m), vastesplateaux du Deccan ou du Mysore, désert duThar, jungles d’Assam, marais du Kutch…

Ses phénomènes naturels Soumise au régime de la mousson, l’Indeconnaît une longue période de sécheressequi culmine en mai au moment des oragessecs qui précèdent les chutes de pluies.Celles-ci peuvent être torrentielles et des-tructrices, inondant une ville en quelquesdizaines de minutes. La menace est gran-de dans les régions en bordure de fleuveset dans le delta du Gange qui mêle seseaux à celles du Brahmapoutre.Rappelons, d’autre part, que l’un desrecords de pluviosité de la planète, unemoyenne de 11 mètres par an, est détenupar les collines de Tcherrapunji, à proxi-mité de Shillong, en Assam.

Sa démographie galopante Plus d’un milliard d’habitants, un sixièmede la population mondiale, (avec chaqueannée une prévision d’augmentation de19 millions) ; des villes surpeuplées :11 millions d’habitants à Calcutta(Kolkata), entre 13 et 15 millions à NewDelhi, environ 15 millions à Bombay(Mumbai) et probablement 29 millionsen 2020.

Ses langues et dialectes De dix-huit à vingt-deux langues officielles,selon les sources. Hindi, marathi, benga-li, penjabi, sanskrit, urdu… parmi leslangues d’origine indo-européenne ;tamoul, telugu, kannada, malayalamparmi les langues du groupe dravidien.Pour la communication, le hindi et l’an-glais sont privilégiés. Ajoutons que plusde 1650 dialectes ont été officiellementrépertoriés.

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in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

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Son organisation sociale en casteset sous-castes La société hindoue est organisée en castesendogames qui déterminent droits etdevoirs spécifiques et héréditaires (svad-harma) de chacun. Ce qui revient à direque l’appartenance au groupe sociall’emporte sur la notion d’individualité.Les castes sont hiérarchisées en fonctionde leur plus ou moins grand degré depureté. Les traités classiques comme lesLois de Manu distinguent quatre varna :les prêtres ou brahmanes liés au sacré,les guerriers ou kshatriya parmi lesquelsle râja qui protège le royaume et assuresa prospérité, les paysans et commer-çants ou vaishya dont les activités recou-vrent le secteur économique, et enfin lesshudra, serviteurs des trois groupes pré-cédents. Les intouchables ou paria, éga-lement appelés harijan (enfants de dieu)selon la terminologie préconisée parGandhi, constituent un cinquième groupe.Chargés des tâches les plus impures, ilssont rejetés au bas de l’échelle sociale,contraints le plus souvent à une vie mis-érable. En réalité, le terrain est beaucoupplus complexe : à la répartition en castes,se superpose le système des jâti. Difficileà appréhender pour les occidentaux, ilrépartit en quelque sorte la société ensous-castes professionnelles, au nombrede 4.635, d’après un rapport del’Anthropological Survey of India, datantde 1993.

Son histoire et ses expressionsartistiques Elle s’inscrit dans la longue durée etremonte au IIIe millénaire avant J.-C.,avec l’étonnante civilisation urbaine dite deMohenjo Daro qui prospéra pendant plu-sieurs siècles, le long de l’Indus. Elle estmarquée ensuite par une série d’inva-

sions, la constitution de petits royaumes,puis la création de vastes empires qui semaintiennent quelques siècles avant des’écrouler et de se désagréger.

Vers le milieu du IIe millénaire, des tribusnomades d’origine indo-européenne, à larecherche de pâturages pour leursbovins, envahissent la plaine indo-gan-gétique où ils se sont sédentarisés. Leshymnes qu’ils récitent nous ont étéconservés, ce sont les Védas, transmisoralement en sanskrit archaïque, et quede nombreux brahmanes psalmodientencore aujourd’hui. Suivront les Persesde Cyrus et Darius, les Grecs d’Alexandre,qui s’installent en Bactriane fondant desroyaumes indo-grecs, tandis que se cons-titue le premier État proprement indien,avec la dynastie des Maurya, du IVe au IIe

siècle avant J.-C. L’une des figures majeuresen fut Ashoka qui règna de 264 à 226. Ilcontribua, après sa conversion, à diffuser lebouddhisme sur une grande partie du terri-toire. Autour de notre ère, de nouvellesvagues de peuples asiatiques franchissentles Khyber pass, unique voie de passageentre la Haute Asie et la vallée de l’Indus :ce sont les Scythes, puis les Kushânasdont l’empire par ses dimensions rappellecelui d’Ashoka. La victoire des Sassanidessur les Kushânas permet l’éclosion d’unâge d’or hindou sous la conduite desGupta qui règnent sur l’Inde du nord jus-qu’au VIIe siècle. C’est de cette époque,Gupta et post-Gupta, que datentquelques-uns des fleurons des arts hin-dou et bouddhique, les grottes d’Ajantâ,les excavations d’Ellorâ et ce templemonolithique, sculpture géante, qu’est leKailâsa. On pourra prochainement sefaire une idée des qualités de la sculptureGupta en visitant l’exposition « L’Empiredes Gupta » au Grand Palais de Paris2.

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L’Inde du nord subit alors l’assaut de chefsde guerre turco-afghans qui, par leursconquêtes successives et l’islamisationimposée, préparent l’arrivée des Mogols. L’empire mogol est à l’origine d’un nou-vel âge d’or, musulman cette fois, quiculmine sous le règne d’Akbar (1542-1605). Après la conquête de vastes terri-toires, le grand empereur installe unepaix durable qui favorise le développe-ment des arts et des lettres. Tolérant, ilmanifeste de l’intérêt pour les autresreligions, allant jusqu’à accueillir desjésuites portugais à Fatehpur Sikri, laville qu’il avait fondée. C’est l’un de sessuccesseurs, Shâh Jahân, qui fit élever àAgra le Taj Mahal, probablement le mau-solée le plus admiré de la planète.Aurangzeb, son fils, dans la secondemoitié du XVIIe siècle, met fin au rêve…en imposant un islam brutal qui suscitela rébellion.

Parallèlement, différents royaumes sesont constitués dans l’Inde du Sud. Ladynastie des Pallava dont l’apogée sesitue au VIIe et VIIIe siècles rayonne audépart de la ville de Kanchipuram auxtemples majestueux, joyaux de l’archi-tecture dravidienne. C’est à ces souve-rains que l’on doit également les sanc-tuaires de Mahâbalipuram inscrits parl’Unesco sur la liste du patrimoine mon-dial de l’humanité et ce chef-d’œuvre del’art rupestre indien qu’est « la descentedu Gange ». Les Chola prennent ensuitele relais, avec Tanjore pour centre, où leroi Râjarâja fit élever au XIe siècle leBrihadishvara (13 étages, 66 mètres dehaut) surmonté d’un bloc monolithiquede quelque 80 tonnes. Importante égale-ment fut la dynastie des Hoysala quiconstruisit à Belur et Halebid des templeshorizontaux dont les bas-reliefs illustrent

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in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

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Période MogolLes empereurs Akbar et Aurangzeb

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avec une extraordinaire finesse différentsépisodes du Mahâbhârata et duRâmâyana. D’autres dynasties s’illustrè-rent encore dans cette Inde péninsulaireque cherchent à conquérir les musul-mans, avec succès parfois : ainsi en fut-il du royaume florissant de Vijayanagarqui fut défait en 1565, lors de la bataillede Talicota.

Profitant de la faiblesse des derniers sou-verains mogols, les Occidentaux enquête d’or et d’épices qui avaient faitleurs premières incursions lors des « grandes découvertes », multiplient lescomptoirs commerciaux et étendent leurinfluence. Éliminant peu à peu leursrivaux français et portugais, lesBritanniques unifient pour la premièrefois l’ensemble du sous-continentindien. La reine Victoria est proclaméeImpératrice des Indes en 1877.L’économie est bouleversée, la produc-tion du coton intensifiée au détrimentdes cultures vivrières, l’artisanat du tex-tile ruiné au profit des manufactures deManchester. Parallèlement un remar-quable réseau de chemin de fer vivifie lescommunications, les endroits les plusinaccessibles sont reliés entre eux. Parexemple, ce train miniature, prouessed’ingénierie, qui part à l’assaut del’Himalaya, grimpant dans la montagnejusqu’à Darjeeling. Il fit l’admirationd’Henri Michaux, qui, dans Un barbareen Asie, écrivait : « Quand vous arrivez àSiliguri, vous apercevez une paire de railsd’un écartement si mince, si mince, unelocomotive si mignonne, si mignonne, com-ment dirai-je une locomotive poney, qui setrouve attelée à un petit train. Alors vousêtes intrigué. Comment ! Oserait-elle entre-prendre, se promet-elle vraiment d’entre-prendre la montée de l’Himalaya ? ».

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in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

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Les Indiens conquièrent leur indépen-dance en 1947, tandis que le territoireest amputé à l’est et à l’ouest, avec lacréation d’un double État musulman, lePakistan occidental et le Pakistan orientalqui deviendra le Bengladesh en 1971. Lecombat avait été mené par le mouve-ment nationaliste indien fondé en 1885,relayé et amplifié par le MahâtmaGandhi qui développa le concept denon-violence. Commence alors l’histoirede l’Inde contemporaine. Elle opte pourune République démocratique parle-mentaire et constitutionnelle qui garan-tit « l’égalité civile des citoyens sans dis-tinction de sexe, de race, de religion »,de même que « la liberté d’opinion,d’expression et de culte ». La plus gran-de démocratie du monde est née. Sur leplan international, dans les années 50,l’Inde avec d’autres États du Tiers-Monde s’engage dans une politique deneutralité, face à l’antagonisme Est-Ouest. Mais, peu à peu, même si elle estdevenue une puissance atomique, soninfluence s’effrite en raison de sa faibles-se économique, de son incapacité à lutterefficacement contre la pauvreté d’unetrès grande partie de sa population, et deses conflits avec la Chine et le Pakistan.Les années quatre-vingt-dix connaissentdes flambées de violence intercommu-nautaire principalement à Bombay où ladroite nationaliste entretient un climat dehaine à l’égard des musulmans.

Aujourd’hui, à l’aube du XXIe siècle,l’Inde connaît un nouveau tournant de sonhistoire : elle s’engage résolument dans lamodernité, développant des techniques depointe, attirant les investisseurs et chan-geant les orientations de sa politique inter-nationale comme en témoignent lesrécents accords passés avec les États-Unis.

Ses religions Hindouisme, bouddhisme, jaïnisme,sikhisme, zoroastrisme, islam, christia-nisme (syriaque, protestantisme, catho-licisme). Quatre-vingts pour cent de la populationpratique l’hindouisme qui, au cours deson histoire, a élaboré différentes voies(voie de la connaissance, du renonce-ment, de l’action, de la dévotion) pouraccéder à la délivrance, c’est-à-dire à lalibération du cycle des renaissances.Après sa mort, chaque être est entraînédans une spirale de vies nouvelles heu-reuse ou malheureuse, conséquence des« fruits » des actes accumulés dans lesexistences antérieures.

Le cadre mythologique de l’hindouismeest complexe, avec une conceptioncyclique du temps et un polythéisme foisonnant à partir duquel émergent, àl’époque classique, trois grandes divini-tés : Brahmâ, Shiva et Vishnu. Parmi lesavatars ou descentes sur terre de ce der-nier en vue de la restauration de l’ordrecosmique menacé par les puissances dumal, Krishna et Râma sont devenus desdivinités de prédilection de nombreuxfidèles. Ceux-ci leur témoignent leur affec-tion par des pratiques dévotionnelles.

Le bouddhisme, véritable religion athée,né au VIe siècle avant J.-C., et qui s’estrépandu dans toute l’Asie, a pratique-ment disparu de l’Inde, ne laissant qued’impressionnantes traces archéolo-giques et artistiques, comme les stûpa deSânchî ou les grottes peintes d’AjantâL’« Éveillé », c’est là le sens du motBouddha, proposait à ses adeptes de sedélivrer par eux-mêmes, en rejetant toutculte, toute forme d’attachement et enrenonçant à toute action. De son côté, le

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jaïnisme, fondé à la même époque et tou-jours vivant dans l’Inde contemporaine,préconise, pour éliminer les fruits dukarma, l’ascétisme, la méditation et lerespect obsessionnel de toute vie.

La religion sikhe à tendance synchré-tique tente, à l’origine, de réconcilierhindous et musulmans. Son fondateurNanak, au XVe siècle de notre ère, ne seconsidère ni comme une incarnationdivine ni comme un prophète. Il est leguru de ses disciples, médiateur entre leshommes et le Dieu unique qui est vérité.Le système des castes est rejeté au profitd’une morale de fraternité. Et la polyga-mie est interdite, de manière à élever lestatut de la femme. Les Sikhs s’abstien-nent de consommer viande porcine etviande bovine de même que toute bois-son alcoolisée. Les hymnes garants de ladoctrine, composés par le guru et quechantent les fidèles, ont été rassemblésen un Livre sacré que l’on vénère auTemple d’or d’Amritsar, la ville sainte.Persécutés par les musulmans, davan-tage encore sous l’empereur mogolAurangzeb, les Sikhs ont transformé leurcommunauté en une « théocratie militaire »(1699).

Infime minorité religieuse, néanmoinsinfluente sur le plan économique, lesParsis originaires de Perse, ont fuit l’isla-misation de leur pays. Ils sont héritiersdu zoroastrisme dont le prophète futZarathoustra. Fixés sur la côte occiden-tale, dans la région de Bombay, ils ren-dent un culte à Ahoura Mazda qui s’op-pose aux forces du désordre et du men-songe qu’incarne Ahriman.

Saint Thomas, qui aurait trouvé la mortsur une colline des environs de Madras,

aurait apporté le christianisme en Inde.Celui-ci se serait toutefois davantagedéveloppé lorsque les Occidentaux ontexporté leur religion et leurs divisions,catholicisme des Français et des Portugais,protestantisme des Britanniques.

La plus importante minorité religieuseest sans conteste celle des musulmans,au nombre de 120 millions. Avecl’Indonésie et le Pakistan, l’Inde est l’undes trois États qui compte le plus demusulmans dans le monde.

Ses littératures La littérature indienne n’a cessé d’êtrecréative au fil des siècles, que ce soit ensanskrit ou en langues vernaculaires.Aujourd’hui, souvent écrite en en anglais,son succès est devenu international.Poésie religieuse des hymnes védiques ;textes spéculatifs des Upanishads ; épo-pées démesurées avec le Mahâbhârataet le Râmâyana ; contes et fables duPanchatantra et des Contes du Vampire :œuvres théâtrales avec Kâlidâsa etShakuntalâ qui fascina Gustave Flaubertet Camille Claudel, Shûdraka et Le Petitchariot de terre cuite qu’adapta ClaudeRoy, ou encore Harsha et le Râtnavalî ;poésie mystique et populaire avecToukârâm et ses Psaumes du pèlerin,avec Soûr Dâs et ses Pastorales ; poésie,chansons, romans, nouvelles, souvenirsavec l’œuvre de Rabindranath Tagore quiobtint le Prix Nobel de littérature en 1913 ;romans, avec le cycle de « Malgudi » deR.K. Narayan qui fut soutenu parGraham Greene ou La Complainte dusentier de Bibhouti Bhousan Banerji quiinspira à Satyajit Ray Pather Panchali,Grand Prix du Film du Festival de Cannesen 1956 ; et, plus près de nous, romansd’auteurs de la diaspora indienne ou

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restés au pays, Vikram Seth (Un garçonconvenable), Arundhati Roy (Le Dieu despetits riens), Anita Nair (Un hommemeilleur, Compartiment pour dames, Lesneuf visages du cœur), Jumpha Lahiri(L’Interprète des maladies), Tarun J. Tejpal(Loin de Chandigarh) ou encore SukhetuMehta (Bombay, maximum city)3.

Sa cuisine Dans La Colère des aubergines, superberecueil de 12 nouvelles pleines d’odeurset de saveurs, Bulbul Sharma souligne lerôle joué par la nourriture et « celles » quila préparent. À ses récits, l’auteur ajoutedes recettes qui mettent en appétit,comme, par exemple, une friture dechampignons et de lentilles germées, oude l’agneau aux épinards qui requiert dela poudre de curcuma, des clous de giro-fle, du gingembre râpé, des gousses decardamome, de la cannelle, des oignonsrâpés, du ghî et des tomates hachées. Caril ne faudrait pas confondre la cuisineindienne avec le curry insipide, tout pré-paré, qui abonde en sachet dans nosgrandes surfaces. Les grands principesde la cuisine indienne sont simples, maisses variations infinies, tant dans lemélange des ingrédients que dans lesmodes de cuisson. La préparation exigepatience et subtilité. Il s’agit de constituerdes plats dans lesquels les différentessaveurs se fondent en une harmonienouvelle où toute trace d’origine auradisparu ; ce qui n’exclut nullement unedominante.

Comme dans les autres grandes cuisinesdu monde, plaisir du goût et plaisir desyeux se répondent, subtilement associésà des métaphores poétiques. La chairrouge du kokum, fruit du sud, est com-parée à la bouche d’une jeune fille ; et

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in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

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que dire du vert des feuilles fraîches de lacoriandre qui décorent le ragoût d’agneauou des jaunes intenses du curcuma quicolorent avec éclat le riz et ornent lefront des femmes.

Certains affirment que l’acte de mangerest sacrifice, d’autres qu’il est prière,d’autres encore qu’il est hymne à la joie.

Ses paradoxes On n’en finirait pas d’évoquer les para-doxes qui caractérisent l’Inde, à nosyeux. Évoquons-en trois ou quatre quinous interpellent.

Alors que les textes canoniques de l’hin-douisme contraignent la femme à la sou-mission, l’Inde fut l’un des premiersÉtats modernes à se choisir une femmecomme Premier Ministre. Peut-être faut-il voir là l’influence d’une résurgencemythologique : l’énergie créatrice oushakti, principe d’action incarné en la « Déesse », est conçue comme féminine,alors que l’univers masculin seraitdavantage tourné vers le non-agir.

Terre de spiritualité, assoiffée d’absolu,terre de renoncement, de chasteté etd’ascétisme, l’Inde soucieuse de l’ac-complissement du dharma, c’est-à-direde l’ordre socio-cosmique, a intégré à sesvaleurs fondamentales le désir amou-reux et le plaisir physique qui lui est lié.Il arrive même que l’accomplissementdu kâma puisse constituer une voied’accès au sacré. Aussi, ne sera-t-on passurpris par la place réservée aux dan-seuses, aux poses langoureuses, quiornent de nombreux temples. À certainesépoques d’ailleurs, la sculpture se faitdavantage érotique comme à Khâjurâho,au moment de l’apogée de la dynastie

des Chandella (XIe), et il en est de mêmepour la poésie, avec, par exemple, laGîtagovinda de Jayadeva (fin XIIe) quichante les amours de Krishna et Râdhâ,et qu’admirait Marguerite Yourcenar.

La plus grande démocratie du monde ainscrit dans sa Constitution l’égalitéentre les citoyens et pourtant elle pra-tique au quotidien une discriminationfondée sur le système des castes.

La modernité technologique la pluspointue voisine, en Inde, avec desméthodes archaïques de culture.

Les bidonvilles qui ceinturent les grandesagglomérations abritent des centaines demilliers d’êtres affamés qui vivent dansdes conditions d’hygiène inhumaines,tandis que de grands industriels, qui ontpris le relais des mahârâjas, se bâtissentdes châteaux d’or. En Inde, observaitPhilippe Gavi que je cite de mémoire, ilest naturel de s’empiffrer devant dessquelettes.

Un futur prometteur Depuis 1947, la République démocra-tique indienne, que d’aucuns croyaientcondamnée, tient bon en dépit de mul-tiples crises. Même si les problèmes aux-quels elle doit faire face sont gigan-tesques, même si la Chine voisine aconnu un étonnant développement quipourrait menacer son économie, mêmesi elle peine à régler ses conflits terri-toriaux avec le Cachemire et lePakistan, même si la misère de sonpeuple reste grande, même si les menta-lités de ses peuples stagnent encore dansl’archaïsme, même si des flambées deviolence ont fait couler le sang à Bombayet dans le Gujrât, la République indienne

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regarde les années futures avec confiance.Elle puise dans sa diversité, dans sadémesure, dans sa sagesse, dans sescapacités de syncrétisme, dans les leçonsde l’histoire de quoi relever les défis dedemain.

Nombreux sont les signes qui montrentqu’elle est décidée à aller de l’avant et àse métamorphoser une fois de plus, touten restant fidèle à elle-même et à sonenracinement millénaire.

1. Traduction Louis Renou.

2. L’Empire des Gupta, L’âge d’or de la civilisation de l’Inde,

4 avril - 25 juin 2007.

3. Tous ces titres sont disponibles en traduction française.

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in : Enfants modèles. Belles images des Indes, Éditions Alternatives

Pour continuer votre lecture retrouvez surnotre site l’article en ligne de MichelDefourny sur l’adaptation du conte Sâvitrîla vaillanterubrique Bibliothèque numérique / La Revue des livres pour enfants :« l’histoire de Sâvitrî, remarques sur l’adaptation des contes », n°177, septembre 1997

www.lajoieparleslivres.comweb

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Patrice Favaro propose un large panorama de la situation du livre pour enfants aujourd’hui en Inde. Évoquant d’abord les paradoxeset les contrastes qui marquentcette situation, il présente ensuite la démarche de quelques éditeurs et artistes,diversement engagés dans des projets de création et de promotion de la lecture des enfants.

* Patrice Favarro est écrivain. L’Inde qu’il connaît bien,

tient une place importante dans nombre de ses livres. Le

dernier en date est un documentaire Aujourd’hui en Inde

chez Gallimard Jeunesse

L e constat est largement partagé partout visiteur : l’Inde est un pays decontrastes. On y cultive même volon-

tiers le paradoxe : un milliard d’habitantsavec une écrasante majorité de ferventspratiquants hindous et un président de larépublique, Abdul Kalam, d’originemusulmane et cartésien pur jus. Paradoxeencore : un développement économiquefulgurant dû aux technologies de l’infor-matique et la persistance d’un système decastes millénaire qui condamne à l’exclu-sion une large part du corps social. On le comprend aisément, tout sujetconcernant l’Inde ne peut se concevoirque dans sa complexité. La littératurejeunesse n’y échappe pas. Analyser sasituation, aller à la rencontre de ceuxqui l’achètent, ceux qui la lisent, ceuxqui la font, n’est pas chose facile. Lepaysage, là aussi, est marqué par uneapparente contradiction : en effet, leslieux où l’on a une chance de trouverde vrais livres pour enfants sont, d’unepart, les librairies des beaux quartiers desvilles à fort développement économique(Delhi, Bombay, Madras, ou Bangalore),

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Le livre de jeunesse en Inde

par Patrice Favaro*

Un bref état des lieuxMon voyage inoubliable, ill. Bhajju Shyam, Syros

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jeunesse présentés chez Crosswordn’ont pas grand-chose de commun avecl’Inde, si ce n’est qu’ils utilisent la languede l’ancienne puissance coloniale. Cette persistance se confirme égalementdu côté des éditeurs : dans son supplé-ment hebdomadaire pour enfants YoungWorld, le quotidien national The Hindudonnait fin 2006 une sélection de dixtitres de romans pour la jeunesse : 2 étaient publiés par Harper and Collins,2 par Bloomsburry, 2 par Puffin… etpour finir un seul par un éditeur centpour cent indien : Rupa ! Les autres librairies de la ville offrant unpaysage à l’identique, il faut se rendredans la bookshop d’un des centres cultu-rels de Bangalore ou bien au rayon livresde l’une des boutiques alternatives etsolidaires que compte la ville pour avoirune chance de trouver de bons ouvragespour enfants, écrits et illustrés par descréateurs indiens. C’est là seulement quel’on pourra feuilleter ce qui se fait demieux en matière de livres jeunesse chezdes éditeurs comme Tara, Tulika,Seagulls, Katha, et quelques autres. Onl’imagine aisément, ces endroits ne sontcependant fréquentés que par une infimepartie de la population : celle qui a euaccès à une éducation supérieure et quiest dotée d’un fort pouvoir d’achat.

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et d’autre part les ONG travaillant avecla population la plus démunie de cesmêmes mégalopoles.

« Welcome to India ! »Bangalore, Electronic City, c’est l’Inde dedemain. Nous sommes ici bien loin du cli-ché d’une Inde ancestrale et méditative.Les plus grandes compagnies internatio-nales de l’informatique s’y bousculent,les immeubles poussent comme deschampignons, les centres commerciauxaussi. Crossword est une chaîne delibrairies présente dans tout le pays ; leslocaux n’ont rien à envier à nos Fnac etautres grandes surfaces du livre ; ils sontfréquentés par la nouvelle middle classindienne : jeune et avide de consommer.Dès la porte passée, on s’étonne de pou-voir se croire à Londres, Sydney, ouencore Washington. Sur les rayons, tousles titres sont en anglais, presque tousconvient-il de préciser : reléguées sousun escalier, quelques étagères avec deslivres en hindi, en tamoul ou encore enkannada (la langue parlée dans l’état duKarnataka dont Bangalore est la capitale).Plus des trois-quarts des ouvrages enanglais présentés ici sont des documen-taires, encyclopédies, livres d’activitésou manuels scolaires : en Inde, commedans une grande mesure partout en Asie,on achète avant tout des livres perçuscomme « utiles ». Côté fiction, outre uneabondance de livres brochés bon marchéconsacrés aux contes, au folklore et auxgrandes épopées indiennes, les noms quireviennent le plus souvent sont ceuxd’Enid Blyton, E.B White, WilliamB. Watterson (le père de Calvin etHobbes), Ruskin Bond, ou encore l’iné-vitable J.K. Rowling. À l’exception deRuskin Bond qui a vécu enfant dans leNew Delhi des années 40, les auteurs

L’un des points de vente de la chaîne Crossword à New Dehli

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Publier en anglais : pour le marchémondial ou contre la globalisation ?Pour les éditeurs jeunesse, le plurilin-guisme indien est un véritable casse-tête ; si l’on veut donner à un livre lachance d’être lu partout dans le pays, ilfaut se résoudre à le publier en plusieurslangues. C’est ce que font TulikaPublishers, avec jusqu’à huit différentestraductions d’un même titre (anglais,hindi, gujarâtî, kannada, malayalam,marathi, tamoul, télougou). Si l’on nedispose pas des moyens nécessairespour cela (ils sont avant tout le fait deprogrammes éducatifs gouvernemen-taux ou d’aides d’organismes interna-tionaux), le choix se portera prioritai-rement sur l’anglais, ce qui permettra àl’éditeur d’être présent sur l’ensembledu territoire national. Plus encore,cela lui garantira de toucher la classesociale la plus aisée, celle qui est la plusà même d’acheter des livres : celle oùl’on pratique l’anglais à l’école ou/et àla maison. Une publication en anglaisouvrira de plus l’accès à un marchéinternational anglophone, tout en facili-tant d’autres traductions à partir decette langue. C’est la ligne éditoriale deTara Publishing dont les albums – toustraduits à l’étranger à partir de l’an-glais – se trouvent en France chezSyros (Où est Petit Tigre ? et Crocodile !crocodile ! d’Anushka Ravishankar,tous deux illustrés par Pulak Biswas ;ainsi que Mon voyage inoubliable deBhajju Shayam), au Seuil Jeunesse (LaFaim du lion de Gita Wolf, illustré parIndraprimit Roy), chez GallimardJeunesse (Le Mahabharata raconté parSamhita Arni) et chez Actes Sud Junior(Un, deux, trois… dans l’arbre !, illus-tré par Durga Bai).

Une mosaïque linguistiqueDans une Inde qui possède plus de 3000 dialectes et langues minoritaires, 18 languesofficielles et presque autant d’alphabets différents, l’anglais de l’ex-puissance colonialedemeure la langue commune en politique,dans la presse nationale, les milieux d’affaires.Inversement, c’est le chauvinisme linguistiquequi se manifeste avec force dans les états fédéraux (l’Inde se compose de 35 états etterritoires dotés d’un réel pouvoir politiqueexécutif et législatif ), qui conduit égalementà ce que cela perdure : aucune des différentes

langues de l’Inde n’a jamais pu être acceptéepar l’ensemble de la population pour remplacer l’anglais comme medium au niveaunational, pas même le hindi qui possèdele plus de locuteurs dans le pays (au moins

400 millions).

Où est Petit Tigre ?ill. P. Biswas,

Syros Jeunesse

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À l’opposé, éditer dans une des différenteslangues originaires de l’Inde, c’est sevoir condamner à un rôle de secondordre, être classé en librairie parmi lesouvrages bon marché, les publicationspopulaires commerciales les plus indi-gentes, celles à caractère religieux quimettent en avant un identitarisme pourle moins dangereux. Il existe cependantdes exceptions « paradoxales » (noussommes toujours en Inde !) comme leséditions Katha qui ont choisi d’éditer enanglais parce qu’elles voient dans cettelangue un outil d’émancipation en direc-tion des plus démunis et le plus sûrmoyen de donner aux identités et auxcultures locales une chance de survivreà la globalisation : « Nous avons traduiten anglais les meilleures fictions de plusd’une vingtaine de bhashas (dialectesminoritaires). Le plus urgent en Inde estde traduire de nous-mêmes pour nous-mêmes, ainsi nous pourrons nous com-prendre, mieux nous interconnecter cultu-rellement. Dans un pays de minorités,c’est essentiel, et les livres pour enfantsrendront cela plus facile… grâce au plai-sir qu’ils procurent ! » Éditer en langueanglaise pour lutter contre la globalisa-tion, l’idée a de quoi surprendre. « C’estune langue qui fait maillon en Inde, etnous l’utilisons depuis un bon bout detemps. C’est aussi la langue des faiseursd’opinions, et celle des faiseurs de poli-tique. Et pour finir, c’est celle qui nous arendus… indépendants ! »

Des livres difficiles d’accès… parleur prixPour un majorité d’Indiens, le livre pourenfants est loin d’être une priorité, pasmême une préoccupation. Ce que recher-chent avant tout ceux qui en achètent,c’est l’aspect « utilitaire » du livre

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Le coût du livre en IndeCe qu’on connaît en France du livre jeunesseen Inde, notamment les albums cités plushaut, pourrait gravement induire en erreur.Les publications de Tara se vendent demanière infinitésimale à l’échelle du pays.Elles sont avant tout destinées à la traductionet à la vente à l’étranger, c’est ce marché qui assure la viabilité du catalogue de cetexcellent éditeur. L’album The Very HungryLion (La Faim du Lion), est vendu en Inde auprix de 350 roupies (un peu plus de 6 euros).Le salaire moyen est d’à peine 3500 roupiespar mois (environ 60 euros), on mesure aisément qu’un livre coûtant un dixième du salaire moyen ne trouve pas facilement sa place partout.Du côté des publications subventionnées,les prix oscillent entre 30 et 60 roupies, c’estle cas par exemple pour les albums brochéspubliés par le Children’s National Book Trust(on y retrouve le grand illustrateur PulakBiswas dans les séries Stories from thePanchatantra ou Tales from Indian Classics).C’est dix fois moins cher que The VeryHungry Lion, mais ce n’est malheureusementpas encore suffisant pour rendre le livre jeunesse accessible à bien des familles indiennes.

La Faim du lion, ill. Indrapramit Roy, Seuil Jeunesse

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évoqué plus haut ; un ouvrage destinéaux enfants se doit d’être éducatif,informatif, rentable en termes scolaire,social, en matière de santé, ou de déve-loppement personnel. Il faut bien mesu-rer, pour comprendre cela que, dans uncertain nombre d’états de l’Union fédé-rale indienne, ce n’est pas avoir enviede lire qui pose problème : c’est d’abordde savoir lire ! Un exemple : dans leBihar, état agricole du centre, seule-ment 30% de la population est alpha-bétisée ; là, comme dans bien d’autresétats de l’Inde, un simple abécédairedemeure un rêve inaccessible pourbeaucoup.

Ces données permettent de comprendrepourquoi on ne peut se contenter enInde de la seule loi du marché pourque les enfants puissent disposer delivres de qualité. C’est une nécessitéici de s’appuyer aussi sur des éditionsà vocation éducative, humanitaire etmilitante, comme le sont le Children’sNational Book Trust of India, créé en1993 par le Ministère de l’Éducationindien pour populariser l’édition jeu-nesse, ou l’Association of IndianWriters for Children qui fournit auxenfants des villages les plus reculésdes abécédaires imagés dans les diffé-rentes langues reconnues officielle-ment par la Constitution de l’Unionindienne.

D’autres éditeurs ont choisi des pra-tiques plus inédites. Comment définirKatha ? Une maison d’édition pour lajeunesse avec ses 400 titres publiés ?Une organisation humanitaire avec unensemble d’écoles et de crèches pour descentaines d’enfants pauvres, des centresde formation, des pépinières pour des

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Autorickshaw blues and other colours, ill. R. Siruguri,

Katha

The Blue Jackal,

BPI INDIA PVT LTD

Oui-Oui (Noddy)

édité par Egmont

Imagination (India)

16 roupies

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projets économiques solidaires ? Katha,c’est aussi une association de promotionde la lecture avec, parmi d’autres, unecampagne intitulée « J’adore lire ! » quiest destinée à donner le goût de la lec-ture aux enfants des écoles gouverne-mentales – elles sont fréquentées par lesclasses sociales les plus démunies dansun système éducatif indien hautementprivatisé. Geeta Dhamarajan est auteurepour la jeunesse, elle a fondé plusieursrevues, a longtemps été l’éditrice d’undes meilleurs magazines indiens pouradolescents Target et dirige Khatadepuis 1988. Elle nous en donne la défi-nition suivante : « Je ne crois pas auxONG parce que nous savons comment,en fait, ce sont les gouvernements quiles dirigent. Je ne crois pas non plus auxassociations dites “ à but non lucratif ”,comme si personne ne devait tirer lemoindre profit de notre travail ! Non,nous à Katha, nous pensons être uneOrganisation au Profit de Tous ! »La moitié de la population de NewDelhi vit dans des slums, versionindienne des bidonvilles, où s’entas-sent des centaines de milliers de per-sonnes. C’est là que Katha a établi sabase et choisi d’ancrer son travail : « Une des raisons de l’illettrisme dansnotre pays, c’est que les enfants lesplus pauvres n’ont pas accès à des livresattractifs et beaux. Les enfants ontbesoin de plaisir, de fantaisie, pourplonger dans la lecture. Les deux pro-blèmes majeurs de l’Inde sont l’anal-phabétisme des enfants – et en particu-lier ceux des milieux où le risque dene pas aller ou de ne plus aller à l’écoleest le plus grand – et, bien évidem-ment, la surpopulation. »

Des urgences pour l’enfanceAmartya Sen, prix Nobel d’Économie 1998vient de présenter à Delhi un ouvrageFocus on Children under six1 où il dénonceune situation inacceptable :« Les soins et la nutrition des enfantsdemeurent un handicap « terrible » pour ce pays. Tandis que de substantielsprogrès ont été faits dans certains domaines, des échecs majeurs sont intervenus dans d’autres.Le plus dramatique est l’incapacité denotre pays à offrir des conditions décentesde bien-être et de développement à nosenfants /…/ Un des exemples en est quepersonne ne semble choqué dans ce payspar une mortalité infantile des plusélevées. Il ne peut y avoir de démocratieréelle tant qu’on ne parlera pas du droitdes enfants. »Si l’on ne meurt plus de faim en Indedepuis longtemps, il n’en reste pas moinsqu’un bon tiers au moins de la populationsouffre de grave malnutrition et que 50% vit en dessous du seuil de pauvreté.Une des racines de ce problème est pointée par Sukhedo Thorat,universitaire en charge d’une commissiond’aide aux étudiants, c’est la persistancedes castes malgré leur interdiction par la Constitution Indienne. « Il y a certains états où les repas gratuits de midi que fournissent les pouvoirspublics ne peuvent pas être distribuésdans les établissement scolairesou universitaires à certaines catégories

de la population en raison de discriminations dues aux castes. »

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La forme et le fondLes livres publiés par Katha ont desobjectifs hautement éducatifs et sociaux,comme le démontre par exemple la qua-trième de couverture de The song for ascarecow de Suddasttwa Basu, « un livrequi aide les enfants à comprendre queliberté et responsabilité vont toujours depair ». Ils n’en sont pas moins d’aborddes livres conçus, créés, imaginés,pour répondre au plaisir de lire. Tousles titres n’ont pas la même qualité, enparticulier au niveau des illustrations etd’un rapport texte-image trop classiqueet trop attendu. Quelques albums se dis-tinguent cependant par leurs qualitéscomme One Lonely Unicorn de Meena-kshi Bharadwaj, et plus particulièrementThe Magical Web Bridge où un oiseautisserand et une araignée unissent leurstalents respectifs pour donner vie à unrêve, une utopie : créer un pont au-des-sus de l’océan qui les sépare du reste dumonde. Les illustrations de SonaliBiswas mêlent joliment des décors pro-ches des impressions traditionnelles surtissus et des dessins d’oiseaux et d’in-sectes qui rappellent les planches natu-ralistes, notamment celles très connuesen Inde du Book of Indian Birds deSalim Ali 2.Une première constatation s’impose : lefond est toujours présent, fort, riche,engagé et citoyen dans les livres publiéspar Katha, tout comme dans ceux deTulika Publishers : My friend, the sea,un album sur l’après-tsunami deSandhya Rao, illustré par les photos deKaruna Sesh et Pervez Bhagat ; ou Whyare you afraid to hold my hand ? danslequel Seila Dhir balaye non sans ten-dresse les idées fausses sur le handicap.

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The Book of Indian Birds, Oxford University Presset Bombay Natural History Society

One Lonely Unicorn, ill. Meenakshi Bharadwaj, Katha

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On peut cependant regretter que tous lestitres chez cet éditeur en particulier nesoient aussi réussis sur le plan graphiqueque And land was born de Sandya Rao,un conte sur la naissance du mondemagistralement illustré par UmaKrishnaswamy sur la base de dessinstraditionnels de la tribu Jhabua. Tropd’albums en Inde sont encore des livrespeu convaincants sur le plan graphique,avec des impressions imparfaites, desillustrations souvent désuètes. On nepeut que déplorer ce hiatus entre laforme et le fond, dû en grande partieaux faibles moyens dont disposent lesbons éditeurs pour la jeunesse de cepays. A contrario, la mise en avant dusens qu’ils manifestent si fortementdevrait nous permettre de nous interro-ger utilement sur la production (la sur-production même !) de livres pourenfants en France. Cela nous donne àpenser combien de livres creux etvides, n’apportant rien à l’enfant, sontédités chez nous sous le couvert d’unvisuel attrayant, d’un graphisme à lamode, d’un évident savoir-faire édito-rial, d’une haute technicité d’impres-sion, ou d’une maquette « terriblement »tendance.

Souhaitons que cela incite les éditeursfrançais, comme l’oiseau et l’araignée, àtisser un pont au-dessus de l’océan, et àfavoriser et développer plus encorequ’aujourd’hui les projets de collabora-tion avec une Inde complexe et para-doxale, certes, mais avant tout une Indeen devenir.

1. Gros plan sur les enfants de moins de 6 ans2. Oxford University Press et Bombay Natural HistorySociety

The Magical Web Bridgen, ill. S. Biswas, Katha

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P lus encore que la musique ou ladanse, les arts visuels sont une tradi-tion majeure de l’Inde. Une tradition

toujours vivante, populaire, inventivecomme en témoignent le renouveau dela peinture traditionnelle dans la régiondu Mithila au Bihar, l’emploi des motifsmuraux des tribus Warlis dans l’artisa-nat, l’architecture, l’édition d’art ou lesnouvelles interprétations graphiques deleur mythologie par les artistes de latribu Gond.

Durga Bai, entre tradition et créa-tionLes grandes villes industrielles indien-nes offrent souvent un paysage désespé-rant : urbanisme anarchique, pollutionincontrôlée, bâtiments sinistres et poussié-reux, circulation apocalyptique… Bhopal,dans l’état du Madhya Pradesh, ne dérogepas à la règle. Pire encore, la ville en est lesymbole le plus dramatique : c’est ici qu’aeu lieu en effet une des plus grandes cata-strophes industrielles du monde.L’explosion d’une usine chimique de lasociété américaine Union Carbide en1984 y a fait entre 16 000 et 30 000morts, le nombre exact de victimes n’ajamais pu être déterminé. Un très bondocumentaire jeunesse Bhopal GasTragedy de Suroopa Mukherjee, avec desphotos de Raghu Rai, édité chez TulikaPublishers, examine les causes tech-niques, humaines, mais avant tout éco-nomiques et politiques de ce drame.Vingt-deux ans plus tard, les survivants

Les Gonds,de l’oralité à l’imageDurga Bai, tout comme Bhajju Shyam,appartiennent à la large communauté desGonds. Ceux-ci sont répartis dans plusieursétats de l’Inde centrale. D. Bai et B. Shyamsont issus plus précisément du sous-groupedes Pardhans ou Rajs.Quand on parle en Inde de « tribus »,le mot peut nous conduire à une mauvaiseinterprétation de ce que représente en véritéun tel groupe humain. Il s’agit le plus souvent de descendants d’anciens royaumesde l’Inde, vaincus par de nouveaux venus,ils ont été repoussés vers les zones forestièresles moins hospitalières où leurs populationsont perduré jusqu'à aujourd’hui. L’exempledes Pardhans en est une parfaite démons-tration, ils étaient des bardes nomades,conteurs, diseurs d’histoires, chanteurs maisaussi messagers des rois de la région.En se sédentarisant et en se convertissant à une vie d’agriculteurs, les Pardhans ont vuleur fonction sociale disparaître, mais pas leurgoût de raconter des histoires. Ils ont continuéà le faire à travers les peintures murales deleurs demeures, peintures réalisées en particulier pour les grandes fêtes religieusescomme Deepavali (la fête des lumières) ouencore pour les mariages et d’autres cérémonies.Il s’agit là d’un étonnant et sans doute assezrare exemple d’une tradition orale qui, pourne pas disparaître, s’est transformée en artvisuel narratif.

La littérature de jeunesse en Inde :

ceux qui la fontpar Patrice Favaro

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Un, deux, trois…dans l’arbre !,ill. D. Bai, Actes Sud Junior

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Gonds, aujourd’hui disparu. Il sera sonmaître et lui apprendra à utiliser des pin-ceaux et des peintures acryliques pourses créations. Il l’incitera également àréinterpréter les histoires et les contes dela mythologie Gond, à leur donner unevie nouvelle. C’est lui qui la poussera àutiliser l’art traditionnel non pour lecopier simplement mais comme unmoyen de décrire le monde tel qu’elle levoit, où plus encore tel qu’elle voudraitpouvoir le contempler.

Artiste et femme Ce que Durga aime par-dessus tout àreprésenter, ce sont les femmes. Sespeintures en sont pleines, on peut lesvoir tout autant s’occuper du bétail etcouper de l’herbe que jouer au footballou piloter un hélicoptère ! Sultana’sdream, chez Tara Publishing est un texteécrit pendant l’ère coloniale par unemusulmane du Bengale, la BegumRokheya Sakhawa Ossain. L’héroïnevisite un pays où ce sont les hommes quirestent enfermés toute la journée à lamaison… Dans cet album, illustré parDurga Bai, la démonstration est faite defaçon tout aussi humoristique quebrillante… que le monde ne pourraitainsi que mieux tourner ! Les guerressont devenues inutiles, tout comme lesprisons, la science est au service dubien-être et non plus de la destruction, legoût du beau se donne à voir partout, eton utilise même l’énergie solaire pourqu’il n’y ait plus dans le ciel d’affreusesfumées noires (le texte a été écrit il y a unsiècle !). La dernière page nous révèleavec regret que tout cela n’est qu’un rêve,oui, mais un rêve qui laisse à penser. « Je suis d’abord une artiste de la tradi-tion tribale et une femme. Je peux voir lemonde comme les femmes le voient, et

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souffrent toujours des séquelles dues augaz toxique, et presque tous attendentencore à ce jour d’être indemnisés. Lesite industriel a été tout autant abandon-né que les hommes, il demeure un envi-ronnement hautement dangereux.C’est dans une hutte modeste de la ban-lieue de cette ville que vit Durga Bai, uneartiste de la communauté Gond. Nousavons découvert en France son travailavec la publication de Un, deux, trois…dans l’arbre !, chez Actes Sud Junior.Contactée par Sirish Rao et AnushkaRavishankar, Durga Bai n’a pas été véri-tablement surprise par la demandeinédite pour elle de réaliser les illustra-tions d’un livre pour enfants où l’on voitun arbre grandir à chaque page afind’héberger un lot toujours plus grand decréatures diverses. Il est vrai que lespeintures traditionnelles de sa commu-nauté sont remplies d’arbres, justement,et d’une foule de créatures : vaches, che-vaux, paons, poules, rats, armées defourmis, araignées et même scorpions :tout le bestiaire qu’offre la campagneindienne.Lorsqu’elle était enfant, Durga Bai aidaitsa mère à décorer les murs de sa hutteavec un mélange de bouse de vache etde terre, les motifs traditionnels sontfiguratifs, vivement colorés, soulignés denoir. Mariée à 12 ans, mère à 15, Durgaaide son mari qui fabrique des jouetspeints en bois. C’est en accompagnantson époux à un stage organisé par uneassociation d’aide aux populations tribales,les Adivasis, qu’elle réalise ce qu’elle avraiment envie de faire dans sa vie. « Jen’ai jamais fait de réel apprentissage, j’aitoujours eu simplement une envie follede peindre ».Plus tard, elle rencontre Jangargh SinghShyam, l’un des meilleurs artistes

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raconter les histoires tout autant commefemme que comme membre de ma com-munauté. », nous confie encore DurgaBai. Pour preuve de cette double appar-tenance, féminine et tribale, elle signeses œuvres d’un symbole inspiré du« nagabandi » le bracelet d’argent queportent les femmes chez les Gonds.

Bhajju Shyam, une autre vision dumondeAutre membre de la communauté àlaquelle appartient Durga Bai, BhajjuShayam en est l’un des plus talentueuxartistes contemporains. Son œuvre estplus fortement marquée par son expé-rience personnelle. Dans l’album TheLondon Jungle Book (Mon voyage inou-bliable chez Syros), Bhajju Shyam nousdonne à lire le surprenant carnet devoyage d’un Gond à travers Londres.Pour une fois, loin de l’ethnocentrismeeuropéen ou américain, c’est un voya-geur oriental qui nous offre sa visiond’une ville occidentale moderne. Unevision tout en finesse, pleine d’humour,marquée par une perception souventanimiste du monde où les autobusanglais sont des chiens fidèles, où BigBen est un coq qui donne l’heure, et lemétro londonien un immense serpenthaut en couleurs. C’est un livre réjouis-sant, coloré, vif, dans lequel BhajjuShyam révèle, outre un talent d’illustra-teur certain, un sens très fin de l’ob-servation : l’homme occidental y estdépeint tout à la fois comme « lemonarque » et « l’esclave » de ses propresdésirs.Au cours d’un entretien, Bhajju Shyamnous a fait partager son expérience depeintre et d’illustrateur.- Est-ce que la peinture est une traditiondans votre propre famille ?

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Sultana’s dream, ill. Durga Bai, Tara Publishing

Mon voyage inoubliable, ill. Bhajju Shyam, Syros

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d’autres personnes, l’auteur et l’éditeurdans le cas d’un livre, m’incite à avoirdes idées nouvelles, et je suis heureux depouvoir les concrétiser de cette façon.- L’image, peinture ou illustration, est-elle pour vous seulement le moyen deraconter une histoire ?- Chez les Gonds, l’art est narratif, etpour moi comme pour d’autres artistes,peindre c’est dire une histoire. Lorsqueje raconte une de mes propres histoirescomme dans The London Jungle Book(Mon voyage inoubliable, chez Syros), jene cherche pas à montrer le monde telqu’il est « réellement », mais le mondetel que je le vois à travers « mes » yeux,je le dépeins comme une métaphore.- Pour terminer, j’aimerais savoir surquels projets vous travaillez actuelle-ment ?- Je viens juste de finir The Night Life ofTrees avec deux autres artistes, DurgaBai et Ram Singh Urveti, et un albumpour enfants avec Sirish Rao, Commentje vois les choses, qui sera publié enFrance par Syros.

Pondichéry, janvier 2007

Merci à Shalini et Gita pour m’avoirtraduit le hindi de Bhajju Shyam

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- Je suis le neveu de Jangahth SinghShyam, un très grand artiste de notrecommunauté. J’ai appris auprès de lui, ilm’était très proche. Dans la communautédes Gonds, il y a au moins un peintredans chaque famille, si ce n’est plus !Beaucoup, dans une même maisonnée,commencent par aider celui qui peint lemieux en réalisant pour lui les détails, leremplissage des couleurs, etc. Par lasuite, ils finissent souvent par se lancerdans leurs propres réalisations. Monplus jeune frère est sculpteur. Commevous le voyez, chez les Gonds, les artsvisuels nous relient les uns aux autresd’une manière ou d’une autre, mêmeéloignée.- La peinture est-elle une activité essen-tiellement masculine dans cette commu-nauté ?- Chez nous, hommes et femmes pei-gnent tout autant, il y a beaucoup defemmes peintres. Durga Bai est l’une desmeilleures.- Quelle est la différence essentielleentre vos peintures et la réalisationd’illustrations destinées à un livre pourenfants ?- Dans mes peintures, les histoires pro-viennent d’une source commune, lamythologie des Gonds. Tous les élé-ments de l’histoire sont contenus dansune seule et même image. Au contraire,dans le processus d’illustration, l’histoireest racontée sur un mode linéaire. Unévénement succède à un autre. Les illustra-tions peuvent aussi être des commandes,donc les histoires qu’elles traduisent nesont pas nécessairement les miennes.- Comment s’effectue alors le rapportentre tradition et création ?- Mon travail tend à être plus traditionneldans mes peintures et plus innovant pourl’illustration. Le fait de travailler avec Mon voyage inoubliable, ill. Bhajju Shyam, Syros

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Artiste elle-même et passionnéede livres d’images,Ianna Andréadis exprime son coup de cœur pour les créations de Tara Publishing, une remarquable maison d’édition indienne.Elle retrace les différentes étapesde ce projet éditorial et explique,à travers la présentation des techniques de fabrication des livres, comment l’artisanat,l’art tribal et la bibliophilie se rejoignent dans ces œuvresoffertes aux enfants.

* Ianna Andréadis est peintre et photographe, auteurde plusieurs livres dont Une année en forêt à paraîtredébut mars aux éditions du Panama

Tara Publishing, maison d’éditionindépendante et innovante, basée àChennai, a été créée par Gita Wolf en

1994. Gita Wolf a étudié l’anglais et la lit-térature comparée en Allemagne.Fascinée depuis longtemps par la littéra-ture enfantine et par l’association du texteet de l’image, elle constate à son retour enInde, le vide dans l’édition indienne dansce domaine. Elle décide alors de créer unemaison d’édition pour réinventer le plai-sir du livre d’enfant. Au fil des ans, les auteurs, Sirish Rao,V. Geetha, Anushka Ravishankar, la desi-gner Rathna Ramanathan, l’imprimeur C. Arumugam, et le scientifique et photo-gaphe Helmut Wolf la rejoignent. Les édi-tions fonctionnent ainsi comme un col-lectif d’auteurs. Leur inspiration puise d’abord dans lesmultiples facettes de l’art populaire et tra-ditionnel indien. Qui serait le mieux placépour parler d’Inde que ses auteurs, avecleurs connaissances pointues, et l’ancrage

Livres d’enfants et art du livre :

Tara Publishingpar Ianna Andréadis*

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permanent aux sources ? Leur point fortconsiste à tirer parti du savoir-faire localet des possibilités d’impression artisanalepour réaliser les livres, qui deviennentainsi de véritables objets de bibliophilieà la portée de tous.

Des idées pertinentes sont aussi nour-ries par des ateliers pour enfants oupour professionnels organisés par Tara,dès le début de sa création. Comme parexemple, les ateliers-rencontres avec desspécialistes de création de marionnetteset de jeux traditionnels, avec des éco-liers de Chennai. Pendant une semaineles enfants ont recréé avec du matérielde récupération des jeux anciens et desmarionnettes et ont appris non seule-ment le recyclage créatif, mais ils ontégalement fait revivre des traditions quise perdent. À la suite de ces ateliers,Tara a édité une série de livres/carnetsen spirales, qui expliquent pas à pas lamanière de faire et qui sont illustrés pardes photos des réalisations des enfantsau cours des ateliers. (Dans cette collec-tion, parmi d’autres titres : Puppets unli-mited with everyday materials, 1998,Toys and tales with everyday’s materials,1999).

L’idée de réaliser un inventaire des ani-maux représentés dans l’art traditionnelindien est l’occasion de rencontrer lesartistes Gonds du centre de l’Inde. Parmieux, Durga Bai, et Bahjju Shyam, quivont collaborer avec plusieurs autresartistes pour le livre Beasts of India(Bestiaire Indien) à paraître chez ActesSud en mars 2007. C’est un somptueuxlivre d’art / livre tous publics par larichesse des images et la finesse del’impression sur des papiers artisanauxde couleurs différentes. L’art traditionnel

Shyam, Bai, Urveti : The Night Life of Trees, 2006disponible chez Les Trois Ourses

Sultana's dream, 2005, Begum Rokheya Sakhawat Hossein, ill. Durga Bai

ill. Durga Bai ill. Ram Singh Urveti

Bestiaire Indien (à paraîtrechez Actes Sud en mars 2007 )ci-contre : Madhuabani folklore,Bhajju Shyamci-dessous : Art Tribal Warli ,Balu Ladkya Domada

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sort de son cadre habituel - la décorationdes maisons des villages - et s’adapte aulivre. Comme dans Mon voyage inou-bliable (Syros) où Bhajju Shyam illustreet raconte ses impressions de Londres etdu monde occidental qu'il découvre, entrouvant des échos à son propre vécu.

Durga Bai, illustre Sultana’s dream, unefable féministe du début du siècle, écritepar Begum Rokeya Sakhawat Hossain,qui reste toujours d’actualité, et Un,deux, trois… dans l’arbre ! (Actes Sud,2006) qui annonce The Night Life ofTrees…

Mangoes and bananas, un conte indo-nésien adapté par Nathan Kumar Scottest illustré par Theertham Balaji, artistede tradition kalamkari. Il perpétue cettetradition de peinture sur tissu, en des-sinant avec une brindille taillée et brû-lée sur des tissus de coton teints avecdes teintures végétales, technique quidate du XVIIe siècle, et qui était utiliséepour illustrer les épopées indiennes.Une approche vraiment inédite, et judi-cieuse pour l’illustration d’un livre.

0ù est Petit Tigre ? de AnushkaRavishankar et de Pulak Biswas est lepremier livre de Tara publié en France,par Syros en 1999. La force du dessinqui va à l’essentiel, le traitement ennoir et rouge accompagné par un texteconcis et surprenant, une typo quirépond et joue avec l’image contri-buent à confirmer la reconnaissanceinternationale rencontrée lors de lapublication de La Faim du lion.Il a d'ailleurs été couronné par plu-sieurs prix internationaux, et traduiten plusieurs langues.

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Sudarshan Khanna, Gita Wolf, Anushka Ravishankar : Toys and tales with everyday

materials, Tara Publishing and National Institute of Design, 1999

Nathan Kummar Scott, T. Balaji : Mangoes and bananas,

Tara Publishing, 2006

Sirish Rao : Babu the Waiter, Tara Publishing, 2000

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The Night Life of Trees, 2006, de BhajjuShyam, de Durga Bai et de Ram SinghUrveti, rassemble une série de peinturesd’arbres de ces artistes traditionnelsGonds. Le livre est imprimé en sérigra-phie, chaque page est une œuvre origi-nale, et une plongée dans l’univers de latradition des Gonds, tribu de l’Inde cen-trale. Des textes très courts, en regard dechaque planche, racontent l’histoire dechaque arbre mythique. Gita Wolf, éditeur et auteur de Tara, ademandé aux artistes de créer une séried’œuvres sur le thème de l’arbre, pointcentral de leur univers. Chacun avec sonstyle propre a traduit la fusion du règnevégétal et animal inspirée par leurscroyances. Nous avons entre les mains un livreémouvant tant par la force de cet art ori-ginal, que par la qualité de son impres-sion. Selon moi, ce livre publié en 2006est un des chefs-d’œuvre du cataloguede Tara où art du livre, livre d’art et livretous publics se rejoignent.

Tara Publishing, petite structure libre et« légère » poursuit un programme éclec-tique et très créatif, qui ne cesse de sur-prendre, sans faire aucune concessionau marché.Des collaborations étroites avec desauteurs indiens mais aussi étrangers,apportent un savoir-faire singulier et ledialogue des cultures. En 12 annéesd’existence, avec une cinquantaine delivres parus (dont 10 ont été publiés enFrance) dans les domaines du livred’enfant, arts visuels, fiction et essais,Tara Publishing s’est imposée dans lemonde de l’édition internationalecomme l’expression authentique d’uneidentité culturelle dont la portée estuniverselle.

Titres de Tara publishing publiés en France :

- Anushka Ravishankar, ill. Pulak Biswas : Où

est Petit Tigre ?, Syros Jeunesse, 1999

- Anushka Ravishankar, ill. Pulak Biswas, trad.

de l’anglais par Fenn Troller : Au croco ! au

croco !, Syros, 2002

- Sirish Rao, V. Geetha, Gita Wolf : Enfants modèles :

belles images des Indes, Éditions Alternatives,

2002

- Adapt. Gita Wolf, ill. Sirish Rao, Indrapramit

Roy, trad. de l’anglais par Emmanuelle Pingault :

Antigone, d’après Sophocle, Milan Jeunesse,

2003

- Adapt. Gita Wolf, ill. Indrapramit Roy : La Faim

du lion, Seuil Jeunesse, 2003

- Samitha Arni, trad. Anne Krief : Le Mahabha-

rata, Gallimard Jeunesse, 2003 (2 volumes)

- Gita Wolf, Sirish Rao, ill. Rathna Ramanathan :

Dans le noir, Tourbillon, 2004

- Bhajju Shyam, avec la collaboration de Sirish

Rao et Gita Wolf, trad. de l’anglais par Fenn

Troller : Mon voyage inoubliable, Syros Jeunesse,

2006

- Anushka Ravishankar, Sirish Rao, ill. Durga

Bai : Un, deux, trois… dans l’arbre, Actes Sud

Junior, 2006

À paraître courant 2007 :

- Bhajju Shyam, Sirish Rao : That's How I See

Things, Syros

- Beasts of India (Bestiaire indien), Actes Sud

- Anushka Ravishankar, Christiane Pieper :

Elephants Never Forget, Tourbillon

À consulter le site de Tara Publishing :

www.tarabooks.com

À consulter sur le site de Citrouille l’interview

de Gita Wolf par Patrice Favaro

http://lsj.hautetfort.com/

Dossier Inde

in Citrouille, n°30, décembre 2001

L’exposition « The Night Life of Trees » présen-

tée chez les Trois Ourses (2 passage Rauch,

75011 Paris) en décembre 2006, circulera

dans les bibliothèques parisiennes en com-

mençant par la bibliothèque Faidherbe (18-20,

rue Faidherbe, 75011 Paris) en mars.

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« C hez Tara Publishing nousexplorons et réinventons lecontenu et la forme du livre.

Une des manières pour réaliser cela, estde créer des livres fabriqués à la main, enInde, et de les rendre accessibles ainsi auxamateurs du livre du monde entier. »

En découvrant un livre de Tara impriméen sérigraphie, nous sentons la fraîcheuret l’éclat des couleurs, l’odeur même del’encre, le toucher du papier artisanal. Nous avons un livre d’art original, d’unequalité d’impression unique, Pour cela,dès la conception du livre, les artistestiennent compte du processus de lafabrication, car chaque couleur estimprimée séparément à la main et doitdonc être conçue à part, comme uneestampe originale.

Gita Wolf a rencontré l’imprimeur C. Arumugam en 1994, dès la création deTara avec l’idée d’expérimenter l’impres-sion d’un livre pour enfant en sérigraphie.Un défi pour Arumugam, qui réalisaitauparavant des cartes de visite, et quis’est lancé avec enthousiasme dans lepremier projet artisanal de Tara, TheVery Hungry Lion illustré parIndrapramit Roy. Maitrisant les tech-niques d’impression, I. Roy a réalisé lesillustrations couleur par couleur, sur descalques. D’après les calques, les écransde sérigraphie ont été réalisés par inso-lation pour chaque couleur. Chaquedouble page a été imprimée à la main,donc trois fois, (un passage pour chaque

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Séparation des couleurs à l’écran

Préparation des films

Repérage des couleurs

Encrage de l’écran

Tara Publishingla fabrication d’un livre

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couleur) et recto verso, sur papier artisa-nal fabriqué à Pondichéry à partir d’unmélange de chutes de tissus en cotonavec des écorces d’arbres et cosses deriz. Une fois, les planches séchées, ellesont été assemblées par cahiers et cou-sues. Enfin le façonnage de la couvertureest aussi réalisé à la main.Ce premier livre a eu vite un immensesuccès. Les droits ont été vendus à unéditeur canadien, avec un tirage de 8000exemplaires, il a obtenu le prix « AlciunCitation for Excellence in Book Design »Il été publié en France par le Seuil jeu-nesse, en Hollande, au Japon et enCorée, toujours imprimé dans l’atelierindien. C’était le début d’une grandeaventure, et la création d’un atelier desérigraphie qui tourne maintenant aveconze jeunes artisans, venus des villagesenvironnants, qui ont été formés surplace.

À part la sérigraphie, l’atelier est aussiéquipé d’une presse typographique quipermet l’impression semi-automatiquede textes composés à la main aux carac-tères de plomb et de dessins réalisés enclichés typo.Depuis 1994, seize titres ont été réalisésen sérigraphie et/ou typo. Plusieurs ontété primés et traduits à l’étranger. Parmices livres, la série des tragédies grecques,commandée par le Getty museum de LosAngeles, Antigone, (Milan) Bacchae,Oedipus the King, Hippolytos, adaptées(magnifiquement!) par Gita Wolf etSirish Rao, et illustrées (génialement!)par Indrapramit Roy, qui s’est inspiré despoteries antiques. Les moyens de la bibliophilie occidentaletraditionnelle sont ainsi revisités par TaraPublishing pour rendre accessible à tous,y compris les enfants, la saveur du livreartisanal.

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Encrage

Assemblage

Couture / Reliure

L’équipe d’imprimeurs

photos extraites du film « TARA BOOKCRAFT Bringing the senses back to the book » © TARA publishing

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Rappelant le nombreet l’ampleur des récits qui nourrissent la tradition de la littérature indienne, Michel Defourny décrit les caractéristiques des trois textes fondamentauxque sont le Panchatantra, le Râmâyana et le Mahâbhârata.Il rend compte de leur postérité,de leur diffusion en Occident,mais aussi de l’importance qu’ils continuent à avoir aujourd’hui dans la cultureindienne, y compris pour lesenfants.

* Michel Defourny est maître de conférence à l’universi-té de Liège et chargé de mission auprès du serviceLettres et Livres du ministère de la Culture de laCommunauté française Wallonie Bruxelles.

R écits mythiques, paraboles, fables,contes, épopées, anecdotes,romans… les histoires foisonnent

en Inde. Elles s’entrecroisent ou s’em-boîtent. Elles se répètent en versioncourte, en version longue. Et pour êtrelongues, elles le sont souvent, si longuesqu’il faut parfois, pour les raconter, desjours, des jours, et des nuits. Et quandon les recueille pour constituer unensemble, elles forment un vaste océancomme cet Océan des rivières de contesde Somadeva, composé au cours du pre-mier tiers du XIe siècle, et qui faitquelque onze cent pages dans la traduc-tion française qu’en a donnée la Biblio-thèque de la Pléiade.

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Panchatantra,Râmâyana,

Mahâbhâratapar Michel Defourny*

ill. S. Arni in : Le Mahâbhârata raconté par Samhita Arni,

Gallimard Jeunesse

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On a cru, à l’époque romantique, quel’Inde était mère de toutes nos littératures.Nous savons qu’il n’en est rien aujour-d’hui. Toutefois, certains textes commeles fables, en raison de leur brièveté etde leur lisibilité, de l’universalité de leurmessage, ont voyagé avec facilité. Biensûr, la route les a transformées, les ren-dant parfois méconnaissables ; elles sesont maquillées et ont revêtu les appa-rences des cultures des pays d’accueil.En revanche, les textes longs, commeles épopées, qui avaient gagné « naturel-lement » les pays du sud-est asiatique oùl’Inde a rayonné plusieurs siècles durant,n’ont été découverts par l’Occident qu’àune date récente. Lorsque Peter Brook aprésenté le Mahâbhârata au Festivald’Avignon durant l’été 1985, le quotidienLibération avait pris la peine de consacrerun article entier à la prononciation de cemot : « Ne dites pas Maratata, Mama-bharata, ou dans une poussée de franci-sation désespérée, Monhabharata, ditesMahâ-Bhârata. » C’est dire si l’œuvreétait familière au public de langue fran-çaise !Cet immense patrimoine indien est mispartiellement aujourd’hui à la portée desenfants. Différentes éditions ont permisaux jeunes lecteurs de découvrirquelques sources de La Fontaine et des’initier aux récits épiques que sont leMahâbhârata et le Râmâyana.

Le Panchatantra et la fable indienneBien que mise tardivement en la formeque nous lui connaissons, la fableindienne semble aussi ancienne que lafable ésopique fixée à une date anté-rieure. Sans aborder le problème desrapports entre les deux traditions, ondoit reconnaître avec Louis Renou que legenre était mieux adapté à l’Inde, si l’on

considère les traits généraux que sont lemélange d’édification et de divertisse-ment, l’alternance entre vers et prose, etl’idée même de mettre en scène des ani-maux dotés de sentiments humains.L’Inde n’a jamais connu la distinctionque nous faisons entre l’homme et l’ani-mal, la croyance en la transmigrationinstaurant un va-et-vient incessant entrel’un et l’autre règne 1.Les fables indiennes les plus anciennesapparaissent dans le Mahâbhârata parmiles multiples récits intercalaires que celui-ci contient. Il ne s’agit ni d’embryons nid’ébauches comme on l’a écrit parfois : lafable y est bel et bien constituée. « LeChat au Gange » qui couvre ses méfaitsd’un masque de piété préfigure l’hypo-crite Raminagrobis. Et, à Yuddhisthira quise demande quel comportement devraitadopter un souverain faible et sans res-sources, c’est presque l’histoire du chêneet du roseau qui est racontée :« Les arbres se tiennent fermement à leurplace, n’occupant que celle-là, et ils la per-dent à cause de leur résistance imprudente.Le roseau, lui, voyant venir le flot, secourbe, à la différence des autres, et, le flotayant passé, il demeure au même endroit.Au contraire de l’arbre, le roseau connaîtles vertus du temps et celles de l’opportu-nité ; il est toujours docile et s’incline :c’est pour cela que modeste, il n’est pasemporté (…). Ainsi lorsqu’un hommeavisé prend en considération un rivalpuissant, il adopte la conduite du roseau ;c’est signe de sagesse 2. »

Le Panchatantra est sans doute l’un desrecueils d’apologues les plus fameux,tant en son pays d’origine qu’à l’étran-ger. Mis par écrit à une date mal définie,entre le Ier et le VIe siècle après J.-C., lelivre devait initier de jeunes princes à

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l’exercice du pouvoir. L’introductionraconte qu’un roi avait trois fils très sotset paresseux, rebelles à l’étude. Devantson désarroi, un conseiller lui recom-manda de s’adresser à un vieux brah-mane expérimenté. Ce dernier,Vishnusharman, en acceptant la mis-sion que lui confiait le souverain, affir-ma qu’en six mois, jour pour jour, lesprinces seraient devenus « des hommessans pareils pour la science de la poli-tique ». Il composa à leur intention lePanchatantra dont la méthode se révélaefficace : instruire en amusant. Commeson titre l’indique, l’ouvrage se répartiten cinq livres3. Edouard Lancereau quiles a traduits les résume ainsi. « Le pre-mier livre est le plus étendu ; il a pourtitre « La Désunion des Amis ». L’objetde ce livre est de faire connaître au roicombien il est dangereux de prêter l’o-reille aux insinuations perfides de ceuxqui cherchent à semer la division entreun prince et ses amis les plus fidèles. Ledeuxième livre intitulé « L’acquisitiondes Amis » a pour but de démontrercombien il est avantageux de s’unir lesuns aux autres et de s’entraider. Le troi-sième livre, « La Guerre des Corbeaux etdes Hiboux » fait voir les dangers de sefier à des inconnus ou des ennemis. Lequatrième, « La Perte du bien acquis »prouve que l’on perd souvent parimprudence un bien acquis avec peine.Le cinquième et dernier livre, « Laconduite inconsidérée », montre le dan-ger de la précipitation4. » Si les récitssont enchevêtrés les uns dans les autres,chaque apologue peut se lire indépen-damment. Voilà qui a contribué à leursuccès et facilité leur circulation. Où quenaisse la fable, il semble qu’elle se metteau service d’une sagesse pratique. Lapensée indienne qui nous avait habitués

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Le Meunier son fils et l’âne, illustration dans le style mogol,

par Imam Bakhsh, peintre à la cour de Lahore (vers 1835)

in Le Songe d'un habitant du Mogol, Réunion des Musées

Nationaux/Imprimerie nationale.

« Kalila et Dimna »

miniature extraite d’un manuscrit persan datant de 1429

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à la spéculation philosophique et auxélans mystiques se mue souvent ici enleçons d’efficacité qui ne dédaignent nila ruse ni l’hypocrisie.Certaines fables indiennes sont arrivéesjusqu’à nous, dès l’époque médiévale,après avoir parcouru un long chemin. Del’Inde, le Panchatantra a gagné la Perseoù, au VIe siècle, un souverain sassanidel’a fait traduire en pehlevi en lui faisantadjoindre d’autres fables extraites duMahâbhârata. Cette version, aujourd’huiperdue, a servi de base à la traductionarabe d’Ibn al-Muqaffa. Au début durecueil indien, un rôle important échoit àdeux chacals, Karakala et Damanaka.Leurs noms, devenus en arabe Kalila etDimna, ont été donnés comme titre à uneœuvre qui diffère déjà fortement dumodèle hindou. Le recueil d’Ibn al-Muqaffa fut traduit plusieurs fois,notamment en syriaque et en grec. Entre1263 et 1273, Jean de Capoue en propo-sa une version latine le Liber Kalilae etDimnae ou Directorium vitae humanaequi connut des adaptations allemande,espagnole et française. Parallèlement,l’œuvre arabe traduite en persan devintLe Livre des lumières qui parvint enFrance sous le titre de Fables de Pilpay,ce qui nous conduit tout droit à LaFontaine. Ce dernier d’ailleurs n’hésitapas à reconnaître sa dette à l’égard deson prédécesseur indien : « Seulement jedirai par reconnaissance que j’en dois laplus grande partie à Pilpay, sage indien »,écrivit-il dans l’avertissement à son sep-tième livre de fables.

On ajoutera que d’autres recueils defables ont connu un certain succès. Ainsien fut-il de l’Hitopadesha ou l’Instruc-tion utile qui trouve sa source dans lePanchatantra. Plus populaires, moins

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Le Brahmane et le pot defarine« Celui qui fait des projets irréalisables seretrouve tout blanc dans son lit comme lepère de Somasharman.Il y avait quelque part un brahmane du nomde Svabhâvakripana. Comme de la farinereçue en aumône lui restait de son repas, ilen remplit un pot. Le pot fut suspendu à uncrochet et, de son lit placé en dessous, lebrahmane le regarda toute la nuit n’ayant deregard que pour lui. Il pensait : « Ce pot estdonc plein de farine. Qu’advienne une famineet j’en tirerai cent pièces. Alors, avec ça,j’achèterai deux chèvres. Et comme elles

mettent bas de six mois en six mois, il y auratout un troupeau de chèvres. Alors, avec meschèvres… des vaches. Quand les vachesauront vêlé, je ferai commerce de leursveaux. Alors, avec ces vaches… des buffles.Avec ces buffles… des juments. Quand cel-les-ci auront mis bas, j’en aurai de nombreuxchevaux. Leur vente ferra beaucoup d’or.Avec l’or, j’acquerrai une maison de quatrepièces. Alors quelqu’un venu dans ma maisonm’offrira une fille très belle et bien dotée.D’elle me naîtra un fils. Je lui donnerai lenom de Somasharman. Une fois qu’il seracapable de sauter sur les genoux, je prendraiun livre pour étudier, assis derrière l’écurie.À ce moment-là, Somasharman, me voyant

aura envie de sauter sur mes genoux et,venant des bras de sa mère, il passera trèsprès des chevaux. Moi, de colère, je dirai à mabrahmane, : « Enfin, prends donc le petit ! »Mais elle, occupée au ménage, n’entendrapas. Moi, je me lèverai et la frapperai d’uncoup de pied. » Emporté par sa pensée, illança un tel coup de pied que le pot fut briséet que la farine qui s’y trouvait le fit toutblanc 5. »

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riches linguistiquement, les récits sontréduits au minimum. Cette rapidité dansla narration tranche singulièrement surle reste d’une littérature qui a souventtendance à s’étirer et s’orner d’un super-flu aux allures parfois précieuses. Afin de mesurer écart et proximité entrefable indienne du Panchatantra et fablede La Fontaine, rien de tel qu’une com-paraison. Souvenons-nous de « Perrette etle pot au lait » en lisant « Le Brahmane etle pot de farine » (encadré ci-contre).

Coup d’œil sur les épopéesLe Mahâbhârata et le Râmâyana sontdes œuvres-clés pour qui veut pénétrerle monde brahmanique. Depuis plus de2000 ans, ces récits épiques nourris auxsources les plus anciennes n’ont cesséd’être vivants : sur les frises des tem-ples… à Ellorâ… à Halebid…, dans laminiature des XVIIe et XVIIIe siècles, dansle répertoire du théâtre Kathâkali, dansl’art populaire du XXe siècle, dans la BDd’aujourd’hui, dans des adaptationsrécentes comme celle de Samhita Arni.

Les spécialistes discutent de la date derédaction de ces monuments qui s’impo-sent par leur ampleur, quelque 20.000vers pour le Râmâyana et plus de 200.000pour le Mahâbhârata. Selon MadeleineBiardeau, ce dernier pourrait remonteraux environs de 200 avant J.-C. ; leRâmâyana viendrait ensuite, de toutesfaçons antérieurement au premier siècleavant notre ère. Madeleine Biardeauvoit dans ces textes « une riposte au défiposé par l’avènement du bouddhismeimpérial, riposte en forme de récit apo-calyptique, qui assure le triomphe desvaleurs brahmaniques, en fait le départd’un nouveau cycle cosmique. 6 »

La tradition indienne attribue la paterni-té de chacun de ces textes à un auteurprécis, Vâlmîki, pour l’histoire de Râma,et Vyâsa, pour le récit de la guerre fratri-cide qui oppose les Pândava à leurs cou-sins, les Kaurava. Les héros majeurs ensont de part et d’autres une figure avata-rique, c’est-à-dire une descente du dieuVishnu sur terre pour restaurer l’ordre

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Bashma sur son lit de flèches. Temple de Halebid (Karnataka).

Photo Bernadette Defourny, in : Dictionnaire des mythologies, sous la direction de Yves Bonnefoy, Flammarion

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socio-cosmique menacé : d’un côté, c’estune figure de roi parfait, Râma, et del’autre c’est Krishna, cocher d’Arjuna,son héros complémentaire, auquel ilrévèlera sa divinité. Sur le plan idéologique, les épopées pro-posent de nouvelles voies de salut pouratteindre la délivrance. La guerre y estconçue comme un immense sacrificedans lequel le guerrier s’offre en victimeoblatoire. Et dans la mesure où il n’agitavec aucun désir de fruits pour lui-même, mais seulement en vue du biendes mondes, il échappe au cycle desrenaissances et atteint la délivrance.D’autre part, un lien d’affection, trèsfort, unit désormais le souverain et ledieu descendu sur terre. Cette voie del’affection servira de modèle aux autrescouches de la société et notamment àtous les exclus du salut qui trouverontrefuge en leur divinité d’élection. Ellesera à l’origine des pratiques dévotion-nelles, encore d’actualité aujourd’hui.Hare Krishna, Hare Râma…

Par-delà leur enracinement hindou, cesgrands textes qui se sont transmis ora-lement de génération en génération,interpellent le lecteur d’aujourd’hui. LeMahâbhârata a fasciné Peter Brook etJean-Claude Carrière, de même que lesmilliers de spectateurs qui ont pu assis-ter, stupéfiés, aux représentations del’adaptation théâtrale de l’œuvre. « Jepense sincèrement que, de tous lessujets qui existent – y compris la tota-lité de l’œuvre de Shakespeare –, lemythe le plus riche, le plus dense et leplus complet, c’est le Mahâbhârata. EnInde, on dit : “ Tout ce qui n’est pasdans le Mahâbhârata ne se trouve nullepart.” Je suis d’accord », déclarait PeterBrook.

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dessin de Jean-Claude Carrière in À la recherche du Mahâbhârata. Carnets de voyages en Inde

avec Peter Brook 1982-1985 © Kwok On

Pour continuer votre lecture retrouvez surnotre site rubrique Bibliothèque numérique / La Revue des livres pour enfants :l’article de Jean-Claude Carrière« Le Mahâbhârata », n°187, hiver 1999

www.lajoieparleslivres.comweb

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Amour, passion, rivalité, haine, traîtrise,fidélité, renoncement, orgueil, sainteté,héroïsme, patience, témérité, outrance,générosité dominent ces épopées où leshommes, en leur sagesse et leur folie, sontconfrontés à leur destin et au devenir dumonde. La vraisemblance n’est pas demise ici. Les dieux et les démons semêlent aux mortels, ils engendrent des filsaux pouvoirs surhumains ; ils protègentleurs dévots et les initient au maniementd’armes terrifiantes capables d’anéantirl’univers en un instant. Le merveilleux semêle au quotidien. Un brahmane se méta-morphose en gazelle pour satisfaire sesdésirs, un singe se transforme en moineerrant pour mener une enquête. Lesarbres deviennent des gourdins dans lamain des héros dont les exploits sontdignes des effets spéciaux du cinémacontemporain. D’un bond, Hanumânsaute par-dessus l’océan. Il était en Inde,et voilà le roi des singes qui frôle le soleilqui ne le brûla point, et qui atteint Lankâsur l’autre rive.

Le Mahâbhârata réécrit par unenfantSi le Râmâyana a été à plusieurs reprisesadapté en français en direction du jeunepublic, version de Charles Lebrun, illus-trée remarquablement par ChristineLesueur, chez Ipomée, en 1985, version deJosé Féron Romano, illustrée par PhilippeCaron, chez Hatier en 1989, version dePascal Fauliot, illustrée par PhilippeMunch, chez Casterman, en 1990, leMahâbhârata, compte tenu de la foule deses personnages, de la quantité des récitssecondaires qui lui sont adjoints, de sesdéveloppements didactiques, n’avaitjamais connu d’édition pour enfants. Dèslors, ce fut une surprise lorsque Gallimardpublia en deux volumes (2003 et 2004) la

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Le Râmâyana, Ill. C. Lesueur, Ipomée

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traduction du Mahâbhârata raconté parSamhita Arni, une fillette de 11 ans.Passionnée de récits mythologiques, elleavait grandi avec l’épopée7. La gamineenchaîne en brefs chapitres les épisodesles plus significatifs, resserrant la tramenarrative et privilégiant le récit cadre. Aufil des pages, le merveilleux, l’invraisem-blable voire l’inacceptable s’imposent aulecteur comme des évidences. Tout paraîtaller de soi : odieux complots, descentedes dieux, naissances miraculeuses, ven-geances cruelles, tricherie démoniaque.Même si la fillette tente de respecter la tra-dition, elle ne peut s’empêcher d’afficherses sympathies d’enfant moderne sensibleà la justice et conscient des imperfectionsde tout être. L’édition est illustrée par desdessins de Samhita Arni, elle-même. Sansdoute les a-t-elle réalisés entre 7 et 11 ans ;

certains sont naïfs et maladroits, tandis qued’autres constituent de véritables mises enscène du récit, mais tous sont éminem-ment expressifs. Ils ont été particulièrementappréciés en Thaïlande et au Japon.

1. Louis Renou, dans l’Introduction au Pancatantra, tra-

duit par Edouard Lancereau, coll. Connaissance de

l’Orient, série indienne, Gallimard, 1965.

2. Traduction Jean Kellens et Michel Defourny (1970).

3. Pancatantra. Dans la graphie sanskrite. « Panca » signi-

fie cinq, c'est le même « panc » que l'on retrouve sonorisé en

finale dans Penj-âb, (Panca+ Âp, la région des 5 eaux ou 5

rivières, l'Indus et ses affluents). Tantra signfie étymologique-

ment ce qui est tissé d'où « texte » d'où communément « livre ».

4. Edouard Lancereau, dans l’avant-propos à sa traduction.

5. Traduction Jean Kellens et Michel Defourny (1970).

6. Madeleine Biardeau, dans l’Introduction à la traduction

française du Râmâyana (pp.xxvii et xxviii), parue dans La

Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1999.

7. L’édition originale est parue chez Tara Publishing, The

Mahabharata, A Child View, Chennai, 1996.

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ill. S. Arni in : Le Mahâbhârata raconté par Samhita Arni, Gallimard Jeunesse

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Christine Plu, au fil d’un parcoursà travers quelques albums et romans parus ces dernièresannées en France, dégage les principales caractéristiques de ce que proposent les auteurset les illustrateurs occidentauxcomme représentation imaginairede l’Inde dans les fictions qu’ils destinent aux jeunes lecteurs.

* Christine Plu est professeur de français à l’IUFM deVersailles et auteur d’une thèse de doctorat d’université(Rennes II) sur l’illustration littéraire de GeorgesLemoine.

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C ette réflexion qui n’est ni le proposd’une spécialiste de l’Inde ni mêmecelui d’une voyageuse aguerrie,

prend sa source dans la lecture d’unalbum de Fred Bernard et François Roca,Uma la petite déesse, qui semble joueravec un ensemble de stéréotypes desrécits sur l’Inde. À partir de cette hypo-thèse, j’interroge ici un ensemble d’ou-vrages – albums et romans – en cherchantà mettre en évidence ce qui construit uneimage de l’Inde dans les ouvrages à dispo-sition des jeunes lecteurs français.

Alors que l’Occident découvre le kitschdu cinéma bollywoodien et valorise tou-jours plus les pratiques spirituellesorientales, les éditions françaises pour lajeunesse font paraître assez peu de livresde fiction touchant l’Inde de près ou deloin. Si on se réfère à la vogue asiatique(Japon, Chine etc.) qui s’empare de lalittérature de jeunesse française, l’Inde a

Figure de l’Indedans les livresoccidentaux

quelle représentation de l’Inde offre-t-on aux jeunes lecteurs français ?par Christine Plu*

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les deux dimensions de l’image et com-muniquent souvent un statisme évo-quant sans doute miniatures, fresquespeintes, peintures monochromes oupochoirs à la façon des tentures impri-mées. Certains albums illustrent les récitsavec une certaine économie produisantdes images monochromes qui laissentune grande part au blanc. C’est le casdes planches de Françoise Malaval aveccollages et pochoirs, pour Ma mamanest un toit ou Éléphant et compagnie,des vignettes de Rémi Saillard qui optepour une sobriété de composition à lafaçon de gravures sur bois pour Contes devampire et accompagne ces contes d’uneatmosphère folklorique au bon sens duterme. Certains illustrateurs ou éditeursfrançais optent pour des pastiches d‘ico-nographie indienne. C’est le cas, parexemple, d’Anne Buguet qui illustre LesPerles de la tigresse en composant desplanches chargées de frises et motifsvégétaux qui présentent des personnagesaux postures et aux costumes calquéssur ceux des fresques hindoues.En général, dans ce type d’album, lesimages donnent à voir des scènes assezchargées en détails tant sur les architec-tures, les personnages animaliers ou lesparures de costumes traditionnels.L’album de Béatrice Tanaka sur le récitlégendaire de Savitri la vaillante et lessuperbes aquarelles de ChristineLesueur pour Le Râmâyana chez Ipoméeavaient déjà fait la preuve qu’une imita-tion n’exclut pas une belle réussiteesthétique.D’autres illustrateurs conservent leurstyle personnel et l’adaptent modéré-ment pour représenter l’Inde. Ils accom-pagnent les scènes des récits en accen-tuant uniquement la référence à l’Indepar les costumes et les décors sans for-

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peu inspiré les auteurs dans le cadre dela création de fictions. Les récits deRudyard Kipling sont réédités, mais lescréations qui pourraient nourrir l’imagi-naire des lecteurs à l’aide de scénarios etde motifs indiens restent rares. On distingue trois axes dans l’approchede l’Inde par les livres de jeunesse, lepremier touche au bestiaire mythiqueindien, mettant à profit l’héritage deRudyard Kipling dans les nouvelles etles tomes du Livre de la jungle, ledeuxième développe des fictions quiproduisent des variations sur les motifsspirituels religieux inspirés du boud-dhisme et de l’hindouisme et le derniertraite d’une certaine réalité de l’enfanceen Inde avec la description de paysagesurbains ou ruraux malmenés par séche-resse et mousson. Mais avant de récapi-tuler les thématiques que privilégientces livres, certaines caractéristiques nar-ratives et esthétiques peuvent être souli-gnées.

Une iconographie identifiableLes illustrations qui se donnent pourobjectif de représenter l’Inde, réunissentquelques spécificités sur le plan des cou-leurs et sur le plan des techniques. Il estpossible de distinguer deux tendances :tantôt les représentations imagées évo-quent les arts indiens ou copient l’icono-graphie indienne, tantôt les illustrateursgardent leur style propre – « occidental » –et jouent alors sur les couleurs et lesréférences.Au-delà des motifs, les techniques utili-sées dans plusieurs albums renvoient àdes formes traditionnelles de l’art indien ens’inspirant des images de gravures ou d’im-pressions au pochoir assez naïves conno-tant par cela la référence à une imagerie « authentique ». Ces techniques accentuent

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cer l’exotisme : c’est le cas de FredMarcellino dans Le Grand courage depetit Babadji, et de Satomi Ichikawadans Shyam et Shankar. Différemment,dans Uma la petite déesse, l’illustrationjoue sur les deux modalités, car le sym-bolisme hyperréaliste de François Rocas’appuie sur des références iconogra-phiques indiennes picturales et cinéma-tographiques. En effet, l’album est ponc-tué d’illustrations qui composent unesérie de tableaux arrêtés sur les étapesdu récit : ces scènes semblent hésiterentre une Inde en technicolor et desmotifs empruntés à la tradition indienne. Dans la majorité des albums, l’universindien est induit par une atmosphèrecolorée très particulière : les illustrationsplongent le lecteur au cœur d’une palettede tons chauds et vifs qui se marienttous dans un chatoiement évoquantsaris et épices. Le doré domine, celui desparures en or ou en cuivre, celui de l’ocrede la terre et du pelage du tigre qui enva-hit les images de François Roca… puisl’omniprésence du rouge indien estremarquable, ce carmin si opaque et sidense que Nathalie Novi associe pour sapart à une infinité de roses et d’orangés,le rouge du bétel et du feu omniprésentdans les récits… Il est possible de repérer,en contraste, le brun des bois et despeaux mates que Christophe Merlin faitdominer dans Jaï, mais aussi le vertluxuriant de la jungle et des jardins depalais, l’indigo du ciel et des eaux…L’Inde, pour certains illustrateurs, nepeut se représenter que dans un arc-en-ciel de couleurs acidulées et dans desharmonies en demi-teintes. NathalieNovi dans Sous le grand banian déclineson art de la couleur pour immerger lelecteur au cœur des visions chaleureuseset gaies des deux jeunes héroïnes.

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Shyam et Shankar, ill. S. Ishikawa, L’École des loisirs

Uma, la petite déesse, ill. F. Roca, Albin Michel Jeunesse

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Des récits empreints d’oralité et demerveilleuxSi on s’intéresse aux caractéristiquesdes textes, la majorité des récits quis’inspirent de l’Inde est construite à lamanière de contes de sagesse et celamême dans les romans. Quand il s’agitd’adaptation de contes spirituels indiens,comme dans La Fille du Rajah ou LesPerles de la tigresse, ces formes narrativessemblent évidemment liées à la naturedes sources. Mais c’est également le caspour les autres récits qui se situent pour-tant dans une période historique définie,ou dans une référence bien plus contem-poraine. Dans Siam, comme dans la plu-part des textes, la référence à l’Inde millé-naire semble incontournable : « Depuistrès longtemps, bien avant Siam, bienavant ses ancêtres, il y avait en Inde uneville mystérieuse et très ancienne. »Tous ces récits mettent en place une formeinitiatique, avec les multiples épreuvesdes héros et l’aboutissement de leurs des-tins sur une métamorphose, une salvationou une réalisation : c’est le cas des albumset également des romans comme L’Inde deNaita, L’Étoile de l’Himalaya et Le Feu deShiva. L’intervention du merveilleux sem-ble également être une nécessité, laissantpenser au lecteur qu’en Inde la frontièreentre le réel et le spirituel - ou l’onirique -est plus réduite qu’ailleurs.

Cette proximité avec les contes et lesfables tient à un autre aspect significatif :l’écriture. En effet, la langue parfois scan-dée ou répétitive, est jalonnée de formules« poétiques » et de métaphores. Elleévoque parfois la parole d’un conteur, oud’un récitant, et les discours des person-nages peuvent souvent prendre une formeemphatique comme s’ils étaient emprun-tés aux fables ou aux récits religieux.

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Les Perles de la tigresse, ill. A. Buguet, Seuil Jeunesse

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L’insertion dans le texte des romans determes non traduits ou plus simplementdes noms des personnages participe égale-ment à l’authenticité de l’univers danslequel s’immerge le lecteur et les auteurscommuniquent ainsi une certaine musi-calité au récit. Patrice Favaro dans sesromans pour adolescents comme dans sondocumentaire narratif Aujourd’hui en Inde,Mandita Pondichéry, prend soin d’appor-ter au lecteur un ensemble de référencesrécurrentes à la vie indienne qui s’ap-puient sur un lexique hindi. Des chants,des poèmes, des formules parsèmentaussi l’ensemble de ces récits. « Les rouessur les rails faisaient Ta ti ké na… Mohanse laissa glisser dans le sommeil : Dhin nagué na… un ciel poudré d’étoiles. Dhin nagué na… un chapelet lumineux qui courtentre les masses sombres du relief monta-gneux, Dha ti gué na… le reflet d’argentd’une rivière sous un rayon de lune, Ta ti kéna… Dhin na gué na… Dhin na gué na…Dha ti gué na…, sur la rivière il y a un pontet sur le pont, cortège de fenêtres éclairées,c’est l’étoile de l’Himalaya qui passe. »1

Dans les albums pour les plus jeunescomme dans les romans, les formes tradi-tionnelles du chant hindou semblent appa-raître en filigrane : Ma maman me fait untoit est structuré par la forme poétiqued’un texte qui s’élabore d’image en imageet s’allonge d’une ligne de page en page.

Un bestiaire de la sagesseSuivant la voie ouverte par RudyardKipling, les récits du corpus s’appuientsystématiquement sur la présence defigures animales.En outre, certains récits prennent la formespécifique d’une biographie : Siam, deDaniel Conrod, Rajah le tigre, d’HoracioQuiroga, Hong-Mo l’éléphant, de RenéGuillot.

L’éléphant et le tigre se disputent laplace d’honneur de ce bestiaire mer-veilleux : ces deux animaux présententdes propriétés qui les opposent dans leurrelation aux hommes tout en les réunis-sant comme figures nobles, puissantes,majestueuses et donc royales.

L’éléphant souvent associé à son cornac,est représenté dans les récits (il sembledifficile de raconter une histoire indiennesans qu’apparaisse cet animal !) tour àtour comme animal domestiqué avec seschaînes, comme monture princière, har-naché ou « décoré » pour la chasse ou lesparades festives mais il paraît égalementen figure divine.Dans Le 397e éléphant blanc de RenéGuillot, l’animal est présenté sous sesdifférentes formes symboliques : appari-tion magique, figure lunaire et guide « fidèle et loyal » des troupeaux royaux.Il n’a pas été capturé mais il est apparutelle une statue de marbre ou de nacreen face de son maître. « Les génies pourse montrer aux hommes, prennent sou-vent la forme d’une bête. Le grand élé-phant blanc arrivait d’on ne sait où.C’était un extraordinaire cadeau de lajungle. (...) La bête si c’en était une, étaitvenue librement de son bon vouloir. »Les attributs merveilleux de l’éléphantsont essentiellement sa longévité et sapuissance tranquille qui prend forme,chez Kipling, dans la figure autoritairedu sage Hathi, le chef du troupeau d’élé-phants mais aussi chez Siam au destin siextraordinaire raconté par DanielConrod. Même si la vie de cet éléphant d’Asie sepasse en Europe, la tonalité mythiqueliée à cette figure animale couvre l’en-semble de l’album « Un seigneur, oui,c’était un seigneur ! »

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Dans Uma la petite déesse, l’héroïnecroise « Nilotpal l’éléphant sacré » qui luiest dévolu et qui la promène sur son doset qui est aussi la figure loyale du sacri-fice : « L’éléphant sacré trouva encore laforce d’atteindre le fleuve afin de sauverla déesse. Il s’effondra sur la berge. ». Aussi dangereux que bienveillant, ilentretient des relations particulières avecles hommes : le père de Parvati dans LeFeu de Shiva est un cornac réputé qui seranéanmoins tué par ses éléphants au coursd’une tempête de mousson mais l’élé-phant peut également être celui qui bénit àl’entrée du temple hindou comme la vieilleéléphante dans L’Étoile de l’Himalaya.

À l’opposé de la figure bénéfique de l’élé-phant, les récits entretiennent la légendedu tigre mangeur d’hommes auquelKipling avait initié le lecteur dans le Livrede la jungle avec le personnage du cruelShere Khan. Le tigre est présent, dans lesrécits « indiens » soit en chasseur soit enproie des chasses coloniales ou royales. Sion se réfère aux contes recueillis et tra-duits par Ré et Philippe Soupault,comme dans « L’Ingratitude et la recon-naissance », les contes indiens semblentfaire osciller cette figure animale entrecruauté et sagesse. Dans Rikiki-Riquiquiqui a peur de tout, il apparaît comme « unmonstre aussi imprévisible qu’invisible,aussi dangereux que cruel ».Par contre, dans deux albums pour lesplus jeunes la figure de prédateur estdétournée et inversée. Dans la fable deHelen Bannerman, Le Grand courage dePetit Babaji, le jeune héros sauve sa vie ennégociant avec une ribambelle de tigresvaniteux et ridicules dans leur désir deressembler aux hommes. Ce trait decaractère fut déjà attribué au tigre parKipling dans Le Livre de la jungle quand

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Maman me fait un toit, ill. F. Malaval, Syros Jeunesse

Rikiki-Riquiqui qui a peur de tout, ill. C. Oubrerie, Albin Michel Jeunesse

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il démontrait que la volonté de victoire etde pouvoir de l’animal entraînait sa des-truction. Dans Le Dévoreur d’hommes d’HoracioQuiroga, le tigre en proie à son instinctde prédateur est présenté comme un êtrenoble capable de sentiments de gratitude,de patience mais aussi d’esprit de ven-geance. Malgré sa férocité sauvage etimplacable, il n’apparaît pas ici aussidangereux que certains hommes quituent et torturent par plaisir. La rencontre avec le tigre, qu’elle soitfantasmée ou vécue par les personnagesdes récits, est souvent traitée comme uneépreuve magique. Ce fauve mythiquepeut ainsi être présenté ponctuellementcomme un animal de bonne compagnie :Uma chevauche un tigre repu et se faitescorter par une trentaine de fauves aucours de sa fuite. Le tigre a donc souventune symbolique ambiguë car il susciteautant terreur qu’admiration. C’est égale-ment ce qui est véhiculé par la figure dutigre que Patrice Favaro fait apparaître enrêve halucinatoire à la jeune adolescentedans L’Inde de Naita : un vieux fauveefflanqué l’observe, bondit vers elle et lasuit derrière une grille d’autoroute…

Sans parcourir la totalité du bestiaireindien, il est intéressant de noter égale-ment que le singe et le serpent adoptentdes rôles assez ambivalents qui associentdes aspects bénéfiques et maléfiques.L’apparition hypnotique du cobra et laconfrontation des héros aux serpentssemble être une épreuve ultime. À ce titre,la nouvelle « Rikki-Tikki-Tavi la mangouste »de Kipling reste un exemple fabuleux deparabole du combat contre le mal. DansLe Feu de Shiva, une première épreuve deconfrontation à un cobra révèle à l’héroïnecomme à son entourage ses pouvoirs

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Le Dévoreur d’homme, ill. F. Roca, Seuil/Métaillié

Mahakapi, le singe roi, ill. M. Kerba, Albin Michel Jeunesse

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à des parcours analogues à ceux deleurs dieux : les récits leur prêtent fré-quemment des révélations quasi-reli-gieuses, apparentant ainsi les héros defictions aux divinités du panthéon hin-dou et bouddhiste. La présence des motifs religieux apparaîtici comme un véritable trait spécifiquedes histoires sur l’Inde. À quelques raresexceptions près, les auteurs mentionnentquasiment tous le divin, les dieux et seréférent à des rituels religieux comme lepuja (rituel hindou), les kholams tracésdevant les maisons ou la crémation desmorts. Même dans l’album Sous le grandbanian de Jean-Claude Mourlevat quipourrait sembler bien loin de ce thème,la connotation religieuse est présenteavec l’onirisme du récit. En effet, lesdeux sœurs aveugles partagent des his-toires, prémonitions ou rêveries, sous unarbre, un banian, dont la protection peutrappeler celle de l’arbre de la révélationde Siddhârta.Les propos des protagonistes mention-nent régulièrement la galerie des divini-tés hindoues, le Bouddha et les pratiquesreligieuses. Dans le roman de RuskinBond, Sita et la rivière, la jeune héroïnese souvient : « Grand-mère, assise à sonchevet, lui posait doucement des com-presses sur le front et racontait de belleshistoires sur les dieux… le jeune Krishnaqui aimait les animaux et jouait des toursaux autres dieux, Indra, maître du ton-nerre et des éclairs, et Vishnou et Ganeshle dieu à la tête d’éléphant…le princeRama sur son grand oiseau blanc… » Le thème de l’enfant sacré, cher auboudhisme et à l’hindouisme, est reprisdans de nombreux récits. Parvati, dansLe Feu de Shiva, née au cœur d’unouragan qui tue son père, est donc pla-cée dès sa naissance au cœur de signes

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surnaturels. Les contes Serpents et mer-veilles, de Béatrice Tanaka, démontrentla richesse symbolique de cette figureanimale.

Quant au singe, toujours moqueur etironique, quand il est présenté collective-ment – le peuple des bandar-logs duLivre de la jungle ou le groupe des singesgourmands de Mahakapi le singe roi – lepersonnage est négatif, concentrant denombreux défauts depuis une gour-mandise effrénée jusqu’à une véritablefolie de groupe. Mais quand il est pré-senté seul dans une rencontre avec unhumain, la symbolique s’inverse : laconnaissance des arbres et des fruits,en fait son rapport magique avec levégétal, est alors placée au service duhéros à l’exemple d’Uma, qui rencontreun singe sauveur, Ramesh. Le singedevient alors figure loyale et ingénieuse,compagnon idéal de la jeune fille et sonesprit devient sagesse. C’est égalementle cas dans Les Perles de la tigresse etdans la rencontre de Shyam, jeunemusicien des rues, avec un singevoleur, Shankar, qui propose une para-bole simple sur les valeurs de l’amitié.

Une omniprésence de la spiritualitéUne autre thématique qui domine lesrécits sur l’Inde est celle du destin à tra-vers les aventures des jeunes héros cal-quées sur des paraboles divines ou certai-nes approches de la spiritualité indienne.Dans tous les textes, des noms de per-sonnages évoquent les grands nomsdes dieux hindous et de leurs avatars :Lakshmi, Parvati, Uma Rama et Sita,Krishna, etc. Le récit fait partager parfoisleur naissance, toujours leurs apprentis-sages et leurs épreuves, fréquemmentleurs visions, ils sont souvent confrontés

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qui la désignent comme particulière.Sous la protection de la statue de Shiva,le dieu danseur dont les pas rythmentles cycles de la vie et de la mort, elle vase révéler dotée de pouvoirs exception-nels, ceux nécessaires à la danse sacréemais aussi celui de pouvoir communi-quer avec les animaux. Le récit nous faitparcourir son enfance et une partie deson adolescence jusqu’à sa révélationcomme danseuse de Bathara Nathyam.Uma le personnage de Fred Bernard etFrançois Roca décline les grands motifsdu périple d’un héros divin mais, à l’in-verse des récits traditionnels, l’enfantdivinisée en début de récit est finale-ment ramenée à son statut d’humaineaprès un périple héroïque : d’elle-même,Uma préfère finalement retrouver saplace de fillette au sein de sa famille.Dans L’Étoile de l’Himalaya, Moshanrencontre un cornac très singulier, appa-rition énigmatique au cœur de la ville,qui lui semble doté de connaissancesspirituelles et de pouvoirs. Cette rencon-tre se révèle riche d’enseignement pourle jeune héros sur les grands conceptsreligieux : « C’est le sort qui l’a voulu, jedois avoir un mauvais kharma… » « Lesort, s’écria Akosha, ton kharma ? Sais-tu au moins ce que ce mot veut dire ? Ilvient d’une très vieille langue, celledans laquelle sont écrits les textessacrés. Ouvre grand tes oreilles etapprends qu’il signifie : ACTION ! » Deplus le collier du cornac a pour motifune roue solaire qui apparaît égalementsur le bus d’une association de protec-tion de l’enfance : cette roue évoquesans ambiguïté le motif bouddhiste de ladestinée humaine. Cette rencontre,comme celle de la jeune Parvati, sauvele jeune garçon perdu dans la jungle deNew Delhi.

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Des destins d’enfants d’aujourd’huiau cœur du paradoxe indienQuelques questions contemporainesémergent avec difficulté de ces tableauxstéréotypés d’une Inde majoritairementreprésentée comme religieuse et ances-trale. Et cela donne à lire souvent desrécits paradoxaux. Dans La Danse deShiva, l’auteur fait cheminer le lecteurd’un conte spirituel qui s’ancre dans lavie rurale d’une région reculée de l’Indevers le récit de la vie scolaire et urbainede la jeune Parvati. Dans le cas de l’al-bum Jaï, c’est l’inverse, Paul Thiès com-mence par raconter l’esclavage de Jaïpetit ouvrier dans un atelier de fabrica-tion de tapis avant qu’une envoléemagique oppose à la dure réalité dudébut de récit une issue merveilleusebien improbable.Quelques aspects semblent néanmoinsremarquablement absents : la conditionde la femme indienne, la question descastes et les conflits religieux. Alors quele chemin de fer, l’avion et la land-rovervoisinent dans les récits avec les ricks-haws, les vaches sacrées et les éléphants,il est difficile de ne pas remarquer lesilence sur certaines questions qui oppo-sent réalité contemporaine et valeurs tra-ditionnelles.Si l’aventure de Parvati enchante le lec-teur par son issue idéale, le sort des fillesen Inde est étrangement absent des pro-blématiques de ces romans. Le motif dumariage est présent, par exemple dansles albums Sous le grand banian et LesPerles de la tigresse, mais les questionsde dot et les conséquences de ce systèmen’apparaissent pas. La féminité et la dif-ficulté à naître fille en Inde sont peu trai-tées, que ce soit sur le mode métapho-rique ou réaliste. Par contre, dans Uma, lajeune fille divinisée accepte son destin

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humain – donc sa féminité – en foulantle sol et laissant symboliquement coulerson sang. L’image des retrouvailles fina-les lui accorde une place centrale dans lecercle familial.

Si le lecteur est séduit par l’esthétiquecolorée et les motifs exotiques de ces livres, si une identité hindoue semble bienêtre communiquée et certaines valeursuniverselles bien transmises par les récitsqui se réclament d’une influence oud’une origine « indienne », on ne peutcependant qu’être frappé par la perma-nence des représentations dans la fictionéditée en France : une perpétuelle célé-bration d’une Inde éternelle, une Inde decouleurs et de fêtes, avec ses mythes reli-gieux, comme une carte postale datée ouune publicité pour un voyage exotique…

L’émergence – encore très rare mais trèsidentifiable – de quelques probléma-tiques contemporaines dans ces récits seperçoit surtout dans les livres dûs à desauteurs ou illustrateurs indiens, ouinstallés en Inde.Dans les albums d’Anuska Ravishankartraduits de l’hindi, Au croco ! Au croco ! etOù es-tu Petit tigre ?, ce sont les préjugésqui sont combattus et le respect de la vieanimale qui est valorisé. La transmissionde valeurs de solidarité et de respect de lavie semble un de leurs principaux atouts.Dans les romans pour adolescents duFrançais Patrice Favaro, les personnagessont plongés dans un pays paradoxal etcomplexe qui mêle la réalité sociale laplus difficile aux merveilles de la spiri-tualité, de la solidarité et des sentiments.Ils posent aussi la question des différenceséconomiques entre les régions de l’Indetout en rendant compte de valeurs com-munes : derrière la fragilité des repères

Uma la petite déesse, ill. F. Roca, Albin Michel Jeunesse

Jaï, ill. C. Merlin, Syros Jeunesse

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sociaux et familiaux apparaissent les cer-titudes de la foi dans le destin humain,la capacité de survie et une spiritualitédu quotidien. Ainsi dans L’Étoile de l’Himalaya ouL’Inde de Naïta, c’est essentiellement del’Inde qu’il s’agit : « Rien ici ne ressem-blait à quoi que ce soit de connu, d’iden-tifiable, de compréhensible. Les odeurs,elles aussi étaient déroutantes. Dans larue, senteurs d’épices et relents infects selivraient une bataille dont l’issue demeu-rait indécise. Partout le suave et le fétide,le beau et le repoussant, le rutilant et lepitoyable se côtoyaient le plus naturelle-ment du monde, comme s’ils s’alimen-taient l’un l’autre. » Ces romans combi-nent les motifs religieux et les propossocio-politiques démontrant ainsi la com-plexité de la réalité indienne et les liensétroits entre la vie spirituelle et le quoti-dien des Indiens.

Ce bref parcours laisse apparaître l’é-troitesse de la fenêtre que nousouvrons parfois sur les autres cultures.Mais il incite à dépasser le constatd’un excès d’exotisme et surtout àguetter les combinaisons de motifs etles thématiques qui proposent au lecteur d’autres visions de l’Inde : « Ceque Naita voyait autour d’elle partici-pait d’un autre univers, d’une réalitébrutale et crue, palpitante, en perpé-tuel mouvement, loin des clichés habi-tuels d’une Inde méditative, apaisée etsomnolente. » On peut espérer que les auteurs s’autori-sent des scénarios qui soient capables decommuniquer au lecteur non seulementles valeurs d’humanité et de joie de vivrede la spiritualité hindoue et bouddhistemais également des variations multiplespour mieux découvrir la complexité del’Inde.

Au croco ! au croco !, ill. Pulak Biswas, Syros Jeunesse

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Bibliographie des titres cités

Albums- Le Râmâyana, adapt. Charles Le Brun ; ill. Christine Lesueur, Ipomée, 1987 (Jardins secrets)- Le Grand courage de Petit Babaji, Helen Bannerman ; ill. Fred Marcellino, Bayard jeunesse, 1998 - Le 397e éléphant blanc, René Guillot ; ill. Fabienne Julien, Nathan, 1989 (Arc-en-poche)- Rikki-Tikki-Tavi la mangouste, Rudyard Kipling ; illustrations de Danuta Mayer, Gründ, 1997 (Trésors)- Où est Petit Tigre ? Anushka Ravishankar ; ill. Pulak Biswas, Syros jeunesse, 1999- Les Perles de la tigresse, Isabelle Gobert ; ill. Anne Buguet, Seuil jeunesse, 1999- Shyam et Shankar, Satomi Ichikawa, L’École des loisirs, 2000 - Maman me fait un toit, Patrice Favaro ; ill. Françoise Malaval, Syros jeunesse, 2001- Jaï, Paul Thiès, Christophe Merlin, Syros jeunesse, 2001- Au croco ! Au croco !, Anushka Ravishankar ; ill. Pulak Biswas, Syros jeunesse, 2002- Eléphant et compagnie, Françoise Malaval, le Sablier, 2002- Siam, la grande histoire de Siam, éléphant d’Asie, François Place, Rue du monde, 2002 - Rikiki-Riquiqui qui a peur de tout, Pierre Coré ; ill. Clément Oubrerie, Albin Michel jeunesse, 2003(collection Zéphyr)- Le Dévoreur d’hommes, Horacio Quiroga ; ill. François Roca, Seuil/Métailié, 2003 - Sous le grand banian, Jean- Claude Mourlevat ; ill. Nathalie Novi, Rue du monde, 2005 - La Fille du Rajah, France Alessi, Marie Diaz, Bilboquet, 2005- Un, deux, trois… dans l’arbre ! Anushka Ravishankar ; ill. Sirish Bao, Durga Bai, Actes Sud junior, 2006 - Uma la petite déesse, Fred Bernard ; ill. François Roca, Albin Michel Jeunesse, 2006

Contes- Savitrî la vaillante, Béatrice Tanaka, Messidor-La Farandole, 1984 (Parolimages)- Histoires merveilleuses des cinq continents, Ré et Philippe Soupault, Seghers, 1990- Mahakapi, le singe roi, Patrice Favaro ; ill. Muriel Kerba, Albin Michel jeunesse, 2001 (Contes de sagesse)- Serpents et merveilles, Béatrice Tanaka, Syros jeunesse, 2002 (ill. d’après les dessins de Harji Lal Bhopa)- Sagesses et malices de Birbal, le Radjah, Patrice Favaro ; ill. Arnal Ballester, Albin Michel, 2002 - Contes du Vampire, contes de l’Inde, Catherine Zarcate ; ill. Rémi Saillard, Syros jeunesse, 2005 (Paroles deconteurs)

Romans- Le Livre de la jungle, Rudyard Kipling ; ill. Philippe Mignon, Gallimard Jeunesse, 1987 (Folio junior ; Édition spéciale)- Le Second livre de la jungle, Rudyard Kipling ; ill. Philippe Devaine, Gallimard Jeunesse, 1987 (Folio junior)- L’Étoile de l’Himalaya, Patrice Favaro, éditions Thierry Magnier, 1998- L’Inde de Naita, Patrice Favaro, Thierry Magnier, 1999- Sita et la rivière, Ruskin Bond, Hatier, La Courte échelle, 2000 [ Rageot 1991] - Deux aventures de Felouda, Satyajit Ray ; trad. Marc Albert ; ill. Miles Hyman, Seuil/Métaillié2001. - Le Feu de Shiva, Suzanne Fisher Staples ; trad. Isabelle de Couliboeuf, Gallimard Jeunesse, 2003 (Scripto)

Semi-documentaires- Aujourd’hui en Inde, Mandita Pondichéry, Patrice Favaro, C. Gastaut et F. Silloray, Gallimard jeunesse, Gallimard,2005 (Journal d’un enfant)

Consultés : Contes et légendes de l’Inde, textes bilingues (tamoul), Fleuve et flamme, 1989

Pour compléter votre lecture, consultezsur notre site la bibliographie « L’Inde dans la littérature de jeunesse »rubrique : bibliothèque numérique /outils documentaires

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