« L'expert-comptable est le couteau suisse de l'entreprise »Loi Pacte, prélèvement des impôts à la source, transition numérique… Lionel Canesi, le présidentdu Conseil régional des experts-comptables de Marseille Paca, analyse l'actualité économique etévoque ses ambitions pour la profession.
N° 10000vendredi 18 au jeudi 24 mai 2018
Pages 16-223154 mots
FOCUS
LIONEL CANESI-PRÉSIDENT DU
CONSEIL RÉGIO-NAL DES EXPERTS-COMPTABLES DEMARSEILLE PACA
• LNP : Comment appréhendez-
vous la loi Pacte (Plan d'action
pour la croissance et la transfor-
mation des entreprises) ? Va-t-elle
vraiment simplifier la vie des en-
treprises ?
LIONEL CANESI : Déjà, on attend le
texte définitif parce que pour l'ins-
tant, il y a des pistes, des proposi-
tions sur Internet, des motions mais
on n'a toujours pas le texte définitif.
Pour l'heure, c'est un sentiment, j'ai
l'impression que c'est très théorique,
mais que ce n'est pas très pratique.
Au niveau du Croec* Marseille Paca,
j'ai prévu début juin, puisque norma-
lement le texte doit passer en conseil
des ministres le 30 mai, de faire une
grande conférence de presse où on va
analyser l'impact pour les TPE/PME
de cette loi Pacte, en essayant d'être
dans le concret à l'image de ce qu'on
avait fait l'an dernier avec Présiden-
tielle Expert et Législatives Expert.
• Le tissu des entreprises de la ré-
gion est essentiellement constitué
de TPE/PME. Le Prélèvement à la
source (PAS) va reporter une
charge de l'Etat sur les entreprises.
Comment ces petites entreprises
vont pouvoir faire face à un sys-
tème très compliqué ?
L'entretien a eu lieu dans nos locaux,cours Pierre Puget.
Grâce aux experts-comptables ! Ces
petites entreprises sont prêtes à tra-
vers leur expert-comptable. Cela
veut dire que l'ensemble de cette
charge de travail va reposer sur les
experts-comptables. Puisque les diri-
geants nous délèguent aujourd'hui la
gestion administrative de leur entre-
prise, c'est nous qui allons assumer
ça, comme on a assumé le CICE**,
la Déclaration sociale nominative
(DSN), comme on assume à chaque
fois. Un de nos rôles, c'est de sim-
plifier la vie des TPE/PME. Pour le
prélèvement à la source, j'ai fait une
réunion il y quinze jours, il y avait
200 experts-comptables - en pleine
période fiscale, mobiliser 200 ex-
perts-comptables, ça prouve l'intérêt
du sujet - , la Direction des services
fiscaux, et la Directrice des services
fiscaux me dit : « Sans les experts-
comptables, on ne pourra pas le
mettre en place. » Moi j'ai posé
quatre questions au responsable ré-
gional du prélèvement à la source,
quatre colles… Donc on voit bien la
complexité. Les bulletins officiels des
impôts, qui sont en fait les règles du
jeu définitives, ne sont toujours pas
sortis !
• D'où vient cette complexité ?
En fait, il y a deux choses quand on
parle du prélèvement à la source :
2019, la mise en place du prélève-
ment à la source et 2018, l'année
blanche. Or, la problématique de
l'année blanche est aussi compli-
quée, si ce n'est plus, que 2019. Et
c'est aussi notre responsabilité, c'est
que je dis dans mon courrier au mi-
nistre Gérald Darmanin (ministre de
l'Action et des Comptes publics,
NDLR). Si on prend le bâtiment, qui
dans une région comme la nôtre est
un secteur d'activité clé : aujourd'hui,
les bailleurs ne savent pas à quelle
sauce ils vont être mangés fiscale-
ment s'ils font des travaux en 2018.
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Est-ce que je les déduis, est-ce que
je ne les déduis pas ? Donc face à
tous ces comportements un peu an-
xiogènes, notre rôle est de les rassu-
rer, de leur expliquer pour ne pas blo-
quer le système économique. Est-ce
qu'on fait les travaux en 2018, est-ce
qu'on les fait en 2019 ? Est-ce qu'il
faut, comme j'entends certains
dirent, reporter les travaux en 2020
? Est-ce que le secteur du bâtiment
va pouvoir attendre, en termes de
chiffre d'affaires et d'économie,
qu'on reporte les travaux ? Donc le
rôle des experts-comptables, c'est
aussi d'expliquer à ces chefs d'entre-
prise et aux propriétaires ce qui se
passe. Mais déjà, moi, je m'attends
en janvier 2019 à une vague de ques-
tions phénoménale de la part des sa-
lariés qui vont aller voir leur chef
d'entreprise en disant « mais pour-
quoi mon salaire a baissé ? ». En dé-
cembre, je n'ai pas le prélèvement à
la source, en janvier, j'ai le prélève-
ment à la source.
• Et même si l'administration as-
sure que les entreprises ne gére-
ront pas le taux de prélèvement,
dans les faits, les salariés se plain-
dront d'abord à leur chef du per-
sonnel avant d'appeler les im-
pôts…
Tout à fait ! Et puis, on est dans de
l'utopie car aujourd'hui, il y a trois
taux potentiels : le taux moyen, le
taux neutre, le taux individualisé. Le
taux neutre a été créé pour que l'em-
ployeur ne connaisse pas le taux
d'imposition et les revenus du
conjoint du salarié. Dans une TPE/
PME, tout se sait. Sur Marseille, j'ai
30 salariés : ils connaissent mieux
leur salaire que moi. Donc ça parle,
ça discute, on n'est pas dans une
multinationale de 2 000 personnes.
Donc l'histoire du taux neutre, c'est
une horreur. Reste les deux taux, le
taux moyen et le taux individualisé.
Moi, j'ai tendance à conseiller le taux
individualisé à ceux qui ne veulent
pas le taux moyen car le taux neutre,
tous les mois, il faut aller faire une
déclaration aux impôts pour payer le
solde ! Donc les gens vont y penser le
premier mois, le deuxième puis ter-
miné ! Et puis après, il y a des cas…
En fait, le salarié va choisir son taux,
ça va rentrer dans le circuit informa-
tique et nous, on va le recevoir via la
DSN. On embauche un salarié qui n'a
jamais travaillé : il est inconnu, il va
falloir le générer. Une entreprise em-
bauche un salarié qui était dans une
autre entreprise : on ne va pas avoir
son taux avant deux mois. Donc met-
tons qu'il paye 100 d'impôts en jan-
vier-février-mars, il change d'entre-
prise, avril-mai, il va payer 70, juin-
juillet, il va repayer 100. Et on parle
d'un salaire net : donc le salarié va se
dire « mais combien je gagne ? C'est
quoi ce problème ? Vous m'aviez dit
tant, je n'ai pas tant. Pourquoi je n'ai
pas tant ? » Voilà ce qui va se passer
dans la réalité.
• Malgré ces difficultés à venir,
vous continuez à avoir un avis po-
sitif sur cette réforme. Pourquoi ?
Je pense qu'il y a deux avantages à
cette réforme. La première, c'est de
lier l'impôt au revenu : je touche mon
salaire, je paye mon impôt immédia-
tement. C'est-à-dire que le salaire
que j'ai, il est net d'impôt donc je
peux soit le consommer, soit l'épar-
gner, mais je n'ai pas le côté angois-
sant de me dire « je vais payer mes
impôts dans un an », donc « je mets
de côté, je ne mets pas de côté, etc.
». Et après, je suis persuadé, j'espère
que j'ai raison, que c'est la première
étape de l'impôt pour tous. Au-
jourd'hui, 40 % des foyers fiscaux
payent l'impôt sur le revenu, et 10
% des 40 % payent 80 % de l'impôt.
Si demain par ce système-là, 100 %
des Français peuvent payer, même de
manière symbolique, de l'impôt, ça
sera intéressant pour les finances de
l'Etat et pour le côté symbolique dans
une société. Du moment que je par-
ticipe aux dépenses, je me sens aussi
dans la société. Quand je ne paye ja-
mais rien et que je n'ai que des re-
tours, c'est un peu compliqué !
• Relèvement des seuils pour la
profession « sœur » des commis-
saires aux comptes, petite phrase
de Gérald Darmanin à l'encontre
des experts-comptables… Avez-
vous le sentiment que le gouver-
nement a dans le viseur les profes-
sions du conseil, de l'audit et du
chiffre ?
2
Il y a quelques propos malheureux
pour l'instant. Après, il ne faut pas
non plus dramatiser. C'est pour cette
raison que j'ai voulu marquer le coup
en écrivant ce courrier envoyé le 4
mai. Lorsqu'une profession comme la
nôtre est vraiment utile aux entre-
prises, il faut se faire respecter. On
a peut-être affaire à un ministre qui
n'a jamais mis les pieds dans une en-
treprise et qui a surement été mal
conseillé. L'idée de lui envoyer le
courrier est de rappeler les choses. Je
lui dis que l'on est une profession ré-
glementée, mais nous n'avons ni nu-
merus clausus, ni blocage à l'instal-
lation, ni tarif réglementé. Nous
sommes véritablement une profes-
sion libre, avec de vraies relations et
services proposés aux entreprises. Si
nous avons une utilité, il n'y a pas
de raison que l'on ne facture pas…
Il faut que le gouvernement garde à
l'esprit que nous sommes indispen-
sables dans le suivi et la mise en
place des réformes. Sans les experts-
comptables, il serait difficile de faire
appliquer toutes les lois votées qui
concernent les PME. Après, que le
gouvernement ait une volonté réfor-
matrice du pays, je pense que l'on est
tous d'accord. Mais il faut aussi que
cela se fasse en concertation avec les
acteurs de terrain.
• Pouvez-vous nous rappeler quel
est le rôle de l'expert-comptable
aujourd'hui ? Un expert-comptable,
c'est un chef d'entreprise au service
des chefs d'entreprise. C'est comme
ça que je me définis. Et je vais aller
plus loin : je suis un coach d'entre-
prise. Je gère une société et j'apporte
à mes clients mon expérience de diri-
geant de société. C'est ça un expert-
comptable.
• Comment voyez-vous l'évolution
de votre profession ?
Je vois l'expert-comptable comme le
couteau suisse de l'entreprise : aussi
utile qu'indispensable. C'est-à-dire
que l'expert-comptable peut aller
dans tous les domaines dont l'entre-
prise a besoin : la comptabilité, la
gestion, le conseil, le social, le droit,
etc. C'est-à-dire être capable d'ap-
porter un service complet au chef
d'entreprise. C'est ça un expert-
comptable aujourd'hui. C'est aussi un
psychologue qui accompagne le chef
d'entreprise.
• Vous répondez à la solitude du
chef de PME-TPE ?
J'ai des clients qui m'appellent doc-
teur. J'arrive, ils me disent qu'ils sont
au fond du gouffre… Ils se de-
mandent : « comment je vais faire ?
». Quand on touche à l'économie de
l'entreprise, on touche à l'essentiel.
Si le chef d'entreprise ne s'en sort
pas, si son entreprise ne va pas bien,
cela a des conséquences directes sur
les revenus de la famille. Il y a une
vraie angoisse du chef d'entreprise à
prendre en compte. Sans oublier que
ce dernier est aussi responsable de
ses salariés. Vous le voyez, l'expert-
comptable a aussi un rôle de coach.
Il est là aussi pour rebooster les chefs
d'entreprise. D'ailleurs, souvent,
nous devons faire beaucoup plus de
psychologie qu'autre chose. Cela fait
aussi partie de notre métier.
• Les relations avec les commis-
saires aux comptes doivent-elle
aussi évoluer ?
J'attends de voir comment se passent
les choses pour les commissaires aux
comptes. Il va falloir aussi que l'on
redéfinisse les relations entre nos
deux professions pour les dix ans à
venir. Par exemple, je suis aussi com-
missaire aux comptes. Je serai aussi
concerné par le relèvement des
seuils. Si je suis touché par une baisse
de chiffre d'affaires d'une de mes
deux activités, je perds mon chiffre
d'affaires. Il y a beaucoup de monde
qui oppose les deux professions. Mais
on est 95 % à avoir la double activité.
Il va falloir redéfinir, à travers ce que
veulent nos clients, comment nous
faisions évoluer les professions. Mais
c'est encore trop tôt pour en parler.
• L'année prochaine, vous serez
candidat à la présidence de l'Ordre
national des experts-comptables.
Quels projets comptez-vous porter
?
Il y a deux projets qui me tiennent
à cœur et c'est pour ça que je suis
candidat à la présidence nationale. Je
pense que l'on est à un tournant dans
notre profession. Pour que la profes-
sion prenne le bon tournant, il faut
vraiment qu'elle prenne en main le
numérique. Elle le fait déjà en grande
partie. Mon rôle sera de faire en sorte
que toute la profession prenne le
train du numérique et qu'il n'y en ait
pas un qui reste en gare. Une profes-
sion ne peut avancer que si elle ne
laisse personne sur le bord. S'il n'y
a que les grosses structures qui
avancent et les plus petites non, la
profession est en danger.
• Beaucoup de petits cabinets
n'ont pas forcément les moyens ou
le temps de préparer ce virage.
Quelle solution pouvez-vous leur
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ENCADRÉS DE L'ARTICLE
Loi Pacte,
Loi Pacte, prélèvement des impôts à la source, transition numérique…
« Normalement le texte doit passer en conseil des ministres le 30 mai. »
« Aujourd'hui, 40 % des foyers fiscaux payent l'impôt sur le revenu, et 10 % des 40 % payent 80 % de l'impôt. »
Bio
Président du Conseil régional des experts-comptables Marseille Paca Ancien président d'Experts-comptables et
commissaires aux comptes de France (ECF)
2 000
2 000 2 000 experts comptables sont membres du Croec Marseille-Paca, soit 12 000 collaborateurs.
apporter ?
La solution, c'est que le Conseil su-
périeur des experts-comptables soit
le « mutualisateur » des outils de la
profession. C'est son rôle. Les très
grands cabinets n'ont pas besoin du
Conseil supérieur. Ils ont les moyens
de faire ce qu'ils veulent. Par contre,
les petits cabinets ont besoin de
quelqu'un qui mutualise les outils
pour tout le monde. Il faut que l'on
définisse notre métier pour les dix
prochaines années et que l'on mette
en place les outils dont nous avons
besoin pour y arriver.
• Dans les outils à développer,
vous mettez également la forma-
tion des futurs experts-comp-
tables ?
Nous sommes une entreprise de ser-
vice. Nous avons besoin d'employés
qualifiés. C'est bien beau de dire on
veut faire du conseil, mais si on n'a
pas les équipes pour… Mon idée est
de se mettre autour de la table et de
définir les profils dont nous avons
besoin. On met en place les cursus
et on passe des partenariats avec nos
instituts de formation et des écoles,
on sort alors de l'Education natio-
nale. Mais l'Ordre national dira :
cette formation est diplômante et
certifiante et derrière vous trouverez
du boulot dans nos cabinets, parce
que derrière on embauche et dans les
prochaines années, nous aurons be-
soin de nouveaux profils. Nous
sommes une profession qui ne
connaît pas le chômage. ■
par Karen Latour, Serge Payrau et
Frédéric Delmonte
* Conseil régio-
nal de l'ordre des experts-comp-
tables. ** Crédit d'im-
pôt pour la compétitivité et l'em-
ploi.
« 2019, la mise en place du prélèvement à la source et 2018, l'année blanche. Or, la problématique de l'année
lanche est aussi compliquée, si ce n'est plus, que 2019. Et c'est aussi notre responsabilité (...)».“ « Je pense qu'il y a deux avantages à cette réforme. La première, c'est de lier l'impôt au revenu (...) Et après, j'es-
père que j'ai raison, que c'est la première étape de l'impôt pour tous. ».“ « Nous sommes véritablement une profession libre, avec de vraies relations et services proposés aux entreprises. Si
nous avons une utilité, il n'y a pas de raison que l'on ne facture pas… ».“
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