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C R I T I Q U E D E L A M O R A L E S T O C I E N N E ,
C H R T I E N N E E T C A R T S I E N N E D A N S
L T H I Q U E 1 D E B E N O T D E S P I N O Z A
Prsent par Delphine MOREAU sous la direction de M. Patrick LANG
Sminaire de philosophie morale et politique
En licence 2 de philosophie lUniversit de Nantes
Anne 2011-2012
1 DE SPINOZA Benot,thique, traduit du latin par Bernard PAUTRAT, Paris : Seuil, 1988 (red. 2010).
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Que penser de la philosophie morale de celui qui avait pour devise Caute ,
mfie-toi ? Baruch de SPINOZA, (1632-1677) juif dorigine portugaise, est dit
l astre noir du XVIIe sicle, et fut excommuni en 1656 : tant accus davoir
calomni la Loi et Mose, il tait lun des plus savants rudits de lhbreu et de la
Bible, tudie avec un regard critique. Ayant sa conscience pour lui, il accepta cette
dcision, et poursuivit une ducation classique ; cependant il fut oblig de senfuir
plusieurs fois avant de sinstaller dfinitivement la Haye, ne recevant que de trs
rares visites. Aux premiers dtracteurs vinrent sajouter des cartsiens qui ne lui
trouvaient pas assez de respect pour leur matre ; ainsi, SPINOZA fut calomni toute
sa vie par lopinion gnrale, mais aussi apprci par quelques correspondants, qui
louaient son intelligence fine. Cest par un ami que fut publie lthique
immdiatement aprs sa mort ; et ceux qui vivaient autour de lui purent attester que
Spinoza, malgr sa maladie, la tentative dassassinat dirige contre lui, sa modeste
condition / rclusion sociale, rayonnait de joie . On rejoint ainsi le projet central
de lthique, qui consiste montrer aux hommes la voie daccs la batitude, voie
difficile cartant la relation habituelle avec Dieu, qui promet le paradis ceux qui le
croiront en un sens, Spinoza en promet autant. Lthique veut apprendre son
lecteur quune libert humaine est possible ; il peroit comme une libration le fait
de scarter de la morale traditionnelle, dinspiration religieuse. Comment concevoir
la morale sans avoir recours la transcendance divine, mais aux facults de
lhomme ?
I La morale doit-elle prendre pour rfrence le Dieu chrtien ?
1 La justice de Dieu chez les chrtiens
LE JUGEMENT ET LA FOI
Tous, en effet, nous comparatrons au tribunal de Dieu, car il est crit : Par ma
vie, dit le Seigneur, tout genou devant moi flchira, et toute langue rendra gloire
Dieu . Cest donc que chacun de nous rendra compte Dieu pour soi-mme. 1
Laptre Paul sadresse en ces termes aux chrtiens de Rome afin de les exhorter
vivre conformment aux prceptes du Christ, car nul nchappe au jugement de
1 Bible de Jrusalem, Eptre aux Romains, 14, 7-12
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Dieu ; cest cela qui doit guider nos choix1. Nous sommes ns pcheurs par la faute
du premier homme, et tels nous resterons si nous ne suivons pas Sa Loi :
Enfants, coutez-moi, je suis votre pre, faites ce que je vous dis, afin dtre sauvs 2.
Aucun comportement moral nest possible en dehors de toute rfrence Dieu lequel nous accorde cependant sa grce et pardonne nos fautes3, pourvu que nous
nous repentions et agissions comme prescrit, en ayant foi, en lui faisant confiance,
en aimant [notre] prochain comme [nous]-mme[s] 4. Nous accdons alors une
vie nouvelle dans le Christ5 : aprs la mort du corps, nous serons hors datteinte
des pchs et notre me atteindra la batitude en voyant Dieu. (Le Christ est pour
lhumanit principe de justice, laquelle sexerce par la misricorde6.) Il en rsulte
que Dieu est amour , et quil en attend autant des hommes sur Terre. Lidal estde craindre le Seigneur afin quil accorde la sagesse7.
Car la crainte d u Seigneur est sagesse et instru ction, ce quil aim e, cest la
fidlit et la douceur.8
Cela requiert de se discipliner en adoptant la croix du Christ, cest--dire en utilisant
la souffrance comme moyen dennoblir lme en faisant ptir la chair, principe du
pch9 ce qui suggre des pratiques asctiques pour purifier ou chtier le corporel,
tandis que les uvres de lesprit seront glorifies10
.
LOB ISSANCE LA LOI
tre chrtien implique la soumission la Loi de Dieu, par laquelle il rend son
jugement sur les uvres de chacun. Cest par la loi que nous naissons au pch et
la justice11 ; donc en dehors du rgne ternel de Dieu, il nexisterait ni bien ni mal12.
Par consquent, cest travers la Loi que Dieu nous claire sur ces notions (depuis
le pch originel), dpourvues de sens sinon relativement aux hommes13
(dans la
1LEcclsiastique, 7, 362Ibid., 3,13LEcclsiastique, 18, 8-144Eptreaux Romains, 13, 95Ibid., 6, 1-146Eptre aux Ephsiens, 2, 1-107LEcclsiastique, 19, 18-208Ibid., 1, 279 Eptre aux Romains, 8, 1-1310Eptre aux Ephsiens, 5, 1-2011
Eptre aux Romains, 7, 7-1312thique, IV, 68, p.44713LEcclsiastique, 11, 14-15
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mesure o Dieu est provident). Ainsi les hommes qui choisissent de suivre Dieu
optent-ils pour le bien et sont les seuls, tant donn que Dieu est le bien, et que le
monde fut cr par Dieu. Pour persvrer dans ce choix (avec pour alternative
principale la damnation), il faut adopter la Loi de Dieu, qui doit servir ne pas
sgarer hors de ses prescriptions et de sa bont1, en attendant dtre touch par la
foi (do lenseignement du Christ). Obir aux dcrets divins consiste donc
sengager dans une vie morale, en suivant lclairage divin, cest--dire sa
comprhension omnisciente des vnements, plutt que notre vision partielle et
partiale.
Je vous exhorte d onc, frres, par la misricorde d e Dieu, vous offrir vous-
mmes en sacrifice vivant, saint, agrable Dieu : cest l le culte spirituel que
vous avez rendre. Et ne vous modelez pas sur le monde prsent, mais que le
renouvellement de votre jugement vous transforme et vous fasse discerner quelle
est la volont de Dieu, ce qui est bon, ce qui est parfait. 2
Nous devons donc tendre la perfection, ce qui est divin, et non pas humain ; cest
pour cela quil ne faut pas chercher discerner ce quil est bon de faire, mais
trouver quelle peut tre la volont de Dieu. Dans ce cas, nul homme nest capable
dun acte vritablement vertueux. Si Dieu est notre guide et pose les repres que
nous devons suivre pour vivre conformment ses desseins , que manque-t-ilpour quil agisse notre place ? Que sommes-nous, avons-nous seulement une
volont propre ? Tout ce que nous faisons est corrompu ; et lunique solution
consiste suivre Dieu qui pourra, de par sa nature, nous pardonner, et sa
rcompense est un don ternel dans la joie 3.
2 La critique spinoziste : un homme sans foi ni loi
QUELLE SAGESSE POUR LHOMME?
Comment comprendre la libert de lhomme, tant donn Dieu, son omniscience
et sa loi ? Pourquoi poser le principe de la morale en Dieu plutt quen lhomme, si
lon veut que ce dernier soit libre, et que sa conduite soit rgle sur la justice ? Le
type mme du sage porte les enjeux du christianisme, qui conoit la source de la
1
Eptre aux Galates, 3, 23-262Eptre aux Romains, 12, 1-23LEcclsiastique, 2, 9
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former une analogie et penser que toutes choses dans le monde tendent un but, et
existent pour quelque raison mystrieuse mais SPINOZA rpudie largument des
voies impntrables du Seigneur comme rduction lignorance1, laquelle fut
cause de la soumission originelle Dieu (cest donc une ide sans fondement) ;
elle nous dtermine, tant donn que nous nagissons pas en toute connaissance de
cause. En fait, nous ne sommes libres quen tant la cause adquate de nos actions,
en connaissant les causes qui les dterminent (le monde tant dtermin, rgi par la
causalit, seul Dieu est rellement libre, car cause de soi (donc cause libre)).
SE LIB RER DE LA RELIGION
Le sage spinoziste cherchera donc la plus grande indpendance possible, en
cultivant une conscience aigu de lui-mme et de ses ides des choses extrieures,
pour les rendre les plus adquates possible. Cest une autre faon de dire quil
voudra connatre toujours plus Dieu (la Nature), de sorte quil puisse matriser ses
affects. Lexpansion de son tre sera la mesure de lacuit de sa vision, jusqu la
batitude, sorte de paradis avant lheure de la mort . De par sa joie perptuelle, guide
quasiment infaillible de ses actions, le sage sera ncessairement vertueux sans
Dieu, qui porte le fidle esprer la mme chose, mais une fois mort, et comme un
don suspendu son verdict . Linversion des doctr ines est complte : chez les
chrtiens, le comportement vertueux (dfini comme obissance Dieu) tend tre
moyen en vue de la rcompense divine, tandis quil est fin en soi pour S PINOZA : ou
plutt, le moyen se confond avec sa fin2. Si les chrtiens attendent la grce de Dieu
(ce qui motive leur vie), en revanche SPINOZA voit lesprance comme un affect
ngatif, rprimant la puissance dagir et, en tant que tel, combattre par un affect de
joie plus puissant. La religion nest donc pas le vecteur direct du bonheur de
lhomme ! SPINOZA nous indique la possibilit dtre vertueux, sans rfrence
Dieu ou la religion ce quil assume explicitement3 sans pour autant nier lide de
divinit (autrement que dans son acception religieuse )4. Il la donne comme
comprhensible indpendamment de la religion (ce qui passe pour hrsie, puisque
la religion se donne comme interprte officielle). Cela introduit un cart entre Dieu
et les textes sacrs, et par extension, avec la morale qui sy dessine. Cette
1th., I, app.2
Ibid., V, 42, p.559-5613Ibid., IV, 45, scolie, p.431-4334Ibid., II, 47, scolie, p.189-191
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distinction entre Dieu et sa parole conduit le dfinir comme substance ; on perd
lidentification avec lhomme taxe danthropomorphisme et lintelligence
cratrice (les dogmes chrtiens fondamentaux), mais il existe toujours, et demeure
parfait, et puissance en acte, en sidentifiant avec la nature qui produit
infiniment et se dploie dans une infinit de dimensions des attributs qui
nous sont inconnus (sauf deux, ltendue et la pense). Cela ne sort pas la doctrine
de lhrsie pour autant, tant donn que celui qui substitue lide de Dieu des
ides et dfinitions est athe. Pourtant, il est un point que SPINOZA concde la
religion : celui de servir lducation morale du plus grand nombre (principalement
par le vecteur du jugement, de la loi, vhicule par les Prophtes).
IILidal de la sagesse chez SPINOZA et les stociens1 Dieu
Quand Paul dit que Jsus est Christ et Messie, il synthtise les influences, dont
certaines stociennes, de la philosophie grecque sur le judasme, puis sur le
christianisme par lintermdiaire de la Bible des juifs dAlexandrie. Le Christ est
prsent comme logos, concept qui chez les stociens prend le sens de rationalit,structure du monde, et (donc) Dieu ; mais les deux religions le transforment, le
personnifient. En fait, le judo-christianisme a t pens dans les schmes
conceptuels de la philosophie grecque, avec un apport stocien sensible, et qui
pourrait expliquer les similitudes entre lcole stocienne et le message biblique du
Nouveau Testament.
2 Les affects de lhommeToutefois, linfluence que le stocisme a pu avoir sur le christianisme reste
unilatrale, et le Dieu stocien est loin de sassimiler Jsus. La rencontre entre ces
deux penses sera plus flagrante au sujet, par exemple, des distinctions entre biens,
maux et indiffrents au sujet de la rencontre des affects que le monde produit en
lhomme. Les deux courants identifient la vertu et le bien, le vice et le mal, et
classent enfin toutes les choses matrielles, positives ou ngatives, comme
indiffrents. Pour SPINOZA, un homme heureux existe plus , polarise plus de vie
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que les autres ; il est travers par la joie, donc agit pleinement (et rciproquement).
De ce point de vue, un stocien nexiste pas du tout ; tant comprim par la fatalit
crasante, son thique semble le conduire subir la vie. Pourtant, les stociens
posent quest sage lindividu qui parvient ne pas se laisser affecter. Lidal de la
sagesse est de conserver son tre pur en son for intrieur, sans que les passions
ne viennent simprimer sur lui, le modeler1. Les deux philosophies voient la
puissance dagir, la vie des hommes ; SPINOZA la qualifie , en mesure lintensit,
variable en fonction de la joie aimante par le dsir donc, du jeu dattraction (pour
la joie) et de rpulsion (pour la tristesse) qui sexerce sur le dsir. Les hommes sont
par dfinition soumis vouloir lexpansion de leur tre, et en acceptent la
restriction. Pour les stociens, cest le mouvement inverse : ltre ne peut se
dployer, mais au mieux demeurer tel, cest--dire ne pas subir (en tant affect), et
en particulier ne pas se laisser opprimer par le destin.
3 Le Destin
LA LIBERT HUMAINE FACE AU DESTIN
Ltre ne peut que se maintenir, non pas en sopposant la force du destin, maisen luttant pour demeurer libre, sans se faire envahir, ce qui implique de rsister
constamment et avec force pour se maintenir au-del des passions qui peuvent
soumettre un homme. Cest la raison, mene droitement, qui doit remplir cet office
et prendre le contrle de lhomme ; il est ainsi plac hors datteinte des contingences
terrestres et, en sastreignant une discipline trs rigide, il sera libr de tout ce qui
peut restreindre son tre autrement dit tout ce qui nest pas pleinement rationnel.
Lidal qui se dessine donc est thr, tel un pur intellect ; la discipline, qui semble
touffer la vie dans toute sa diversit, fonctionne comme une ascse, et doit (cest
un idal) expurger de lhomme sa matrialit et ses passions. Cependant, la libert
du sage ne lui permet pas de sopposer lordre des choses dtermin de toute
ternit mais uniquement dagir en conformit avec son destin. Cette pense se
superpose jusquici avec la forme des tragdies grecques, dans laquelle un hros suit
son destin, qui le fait entrer en opposition avec lordre de la communaut. Ce destin
qui reprsente laltrit et met en danger lipsit de la cit est alors touff. Le
1thique, V, prface, p.479
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destin du hros est scell ds le dbut ; il ne peut agir autrement quil ne le fait, et
nanmoins il est chaque instant demeur libre de suivre lordre des choses plutt
que de dclencher le processus tragique. La libert du stocien nest pas diffrente
ce qui ne saurait pourtant faire du hros un sage.
LHOMME DANS LUVRE DU MONDE
Pour tout stocien, se soumettre lordre des choses nest pas un mal ; cest se
soumettre Dieu, ou sincliner devant lui, qui organise toute chose. On rejoint la
finalit luvre de par le monde, qui est beau, ordonn, unifi harmonieusement.
Ds lors, la question de contrevenir lordre des choses ne se pose plus. SPINOZA
reproche cette cole (autant quaux chrtiens) de comprendre le monde travers
leur rationalit (ou foi), ce qui prsuppose une analogie indue entre lintellect
humain et divin. Mais ce modle va encore plus loin : non seulement il suggre que
nous pensons comme Dieu, mais il prtend en outre que Dieu considre lhomme
comme son uvre, le fruit de la cration ce qui signifie que lunivers est organis
en vue de lhomme1 ; cest par l mme postuler lintelligibilit ou lharmonie du
monde2. Cela rejoint peut-tre la science sur laquelle les stociens fondent leur
doctrine. Pour SPINOZA, cela sensuit dune mauvaise conception des premires
causes des choses ; ici , cest comprendre Dieu comme logos, intelligence qui
organise le monde, et non pas comme substance produisant et sidentifiant au
monde.
LA LIBERT DANS LATARAXIE, DANS LA B ATITUDE
Ce concept de Dieu claircit la soumission du stocien au destin qui, si
implacable soit-il, nest pas contre nature. Ce qui doit arriver aux hommes ne
sinscrit pas contre cette cohrence et harmonie densemble. Autrement dit,
lobissance Dieu est raisonne (le stocisme nest pas une religion, qui requiert
ladhsion de la foi !), de sorte que ce que Dieu prvoit pour les hommes est bon
tant donn le tout, mme sils doivent parfois en ptir. Ils participent ainsi lordre
du monde, sans quil y ait de vritable relation daltrit ni dadversit entre
lhomme et le monde, mais une union, une communion. La sagesse des stociens se
confond donc avec leur libert. Acquiescer, ou donner son assentiment de faon
1Epictte et la sagesse stocienne, p.206-207 : note 30.2thique, I, app., p.91-95.
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pleine et entire, cest ne pas se faire submerger par le monde et sa ncessit ; cest
exister, suivre son chemin en accord avec son destin ; laccepter, cest le vivre.
En ce sens, il serait impossible de penser la libert spinoziste, en posant le
monde comme dtermin, et les hommes soumis aux affects, sil ny avait danslthique un autre type dunion avec la nature, qui ne renie pas la totalit des
affects, mais seulement ceux qui sont ngatifs. Ainsi, si lidal stocien vise
lataraxie (absence de souffrance, immobilit de lme), le spinoziste tend la
batitude1 (ce qui le distingue du stocisme, cest lpicurisme qui y est prsent) ; et
il sera dautant plus joyeux quil sera dans le vrai (grce Dieu ), ce qui conduira
lesprit stendre ; et comprendre est le seul vritable bien pour lhomme 2. Cet
esprit, plus savant, accrotra son emprise sur les choses, et sassimilera de plus enplus Dieu (sans pouvoir concider avec lui), tant donn que toutes les ides, en
tant quelles se rapportent Dieu, sont vraies 3. Il ny a donc pas de schisme entre
la raison et les affects, ce qui du reste suit de la dfinition de lhomme comme
dsir4, car cest lui donner le pouvoir dagir sur le monde (et ptir), quand le
stocien cherche senfuir... Pourtant, nier les affects ne suffit pas en supprimer
lexistence, ce qui est par ailleurs impossible pour des tres de chair. Mais cela
nest-il que pure ngativit ? SPINOZA donne corps lpanouissement de la vie
humaine ; notre puissance dagir ne peut tre un indiffrent , car tre, cest agir5.
Le comportement de lhomme dans le monde sensible se rpercute donc sur son
esprit, et vice versa. (Pour avoir une ide adquate6 de lesprit humain, il faut
commencer par comprendre le corps7). De plus, affronter les affects tmoigne en un
sens dune plus grande force spirituelle, car cela implique de les matriser, les
rendre cohrents ; en revanche, chercher fuir laisse peut-tre plus vulnrable le
stocien quun affect rattraperait. Selon SPINOZA, il est impossible que le fait quune
chose aime soit dtruite ou conserve nous laisse indiffrents (comme les stociens
le voudraient), car par dfinition lhomme est port prouver les affects, et lesprit
sefforce de concevoir ce qui peut augmenter sa puissance dagir, et dtruire ce qui y
fait obstacle. Imaginer une chose aime ou hae influe sur lesprit, donc sur la
1thique, V, 36, scolie, p.5492Ibid., IV, app., chap. 32, p.4953Ibid., II, 32, p.1634Ibid., III, 9, scolie, p.2315
Ibid., IV, 24, p.393-3956Ibid., II, df. 4, p.997Ibid., II, 13 (et scolie), p.121-125
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puissance dagir, ce quon ne peut empcher1. quoi bon sefforcer de pratiquer le
dtachement ? Nest-ce pas cet exercice qui, en fin de compte, est contre nature ?
Nest-t-il pas insens de vouloir ne plus rien ressentir, sous prtexte de gagner en
libert ? Cette thse sinscrit dans la pense stocienne, et pourtant, comment voir
comme soumission les relations humaines dans lexistence, et ne pas rejoindre
SPINOZA, qui nous rconcilie avec les affects positifs ?
4 Le bonheur stocienNous lavons vu : les stociens se librent par la vertu de la ncessit du monde,
en suivant Dieu. La vertu est la chose la plus haute pour lhomme 2, cest pourquoi le
sage la recherche. Il accomplira des actes parfaits (cest--dire sans hsitation)en runissant deux conditions : la connaissance du rel, et lemprise sur ses passions
(la matrise de soi). La sagesse se caractrise par ces deux conditions, dont la
possession quilibre lme dans une harmonie intrieure qui est donc rgle
sur lharmonie postule du monde3. Cet apport thorique ainsi que la croyance en
lordre du monde apportent un meilleur clairage et orientent les actions humaines.
La philosophie morale est fonde sur la physique (la nature ltude de lhomme) et
repose en dernire instance sur Dieu (lordre du monde). Il faut comprendre par laraison et voir les choses avec dtachement, cest--dire selon le regard de Dieu, et
non pas par la sensibilit particulire. En effet, en raisonnant, nous quittons notre
tat humain natif et nous dcouvrons les vraies valeurs, savoir le prix du temps, le
sens de la mort, lamiti, la richesse et la pauvret. Elles doivent rgler notre
comportement et consistent prendre conscience de la nature des vritables biens,
qui sont inalinables ; cest la premire tape sur le chemin de la sagesse. Nous
pourrons ainsi dpossder le sage de tous ses biens matriels sans qui l perde sa
richesse4. Lthique stocienne prne la recherche de la vertu parce quelle est le
seul bien qui ne soit pas soumis la Fortune, ce qui permet au sage dtre libre 5.
Cependant, une hirarchie existe entre les biens matriels, regroups sous
lappellation d indiffrents (car lusage peut en tre bon comme mauvais). Mme
1thique, III, 19, p.2472 SNQUE,De la vie heureuse, XVI, 1, p.393
Ibid., VIII, 4-5, p.214Ibid., XXI, 4, p.515 SNQUE,La constance du sage , V, 4, p.319
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si des prfrences demeurent1 (par exemple tre en bonne sant ou riche), le sage
doit savoir en faire abstraction, et supporter son sort ; son bonheur sera dans la
vertu, indpendant (et labri) de la Fortune2 les biens ne sont pas lis la vertu,
mais en dcoulent3. Cest dire aussi quil nappartient qu nous dtre heureux, en
tant vertueux. Or, on ne dchoit pas de ltat de sagesse ; donc, une fois la flicit
obtenue, elle sera inbranlable, et le sage, invulnrable (indpendant des coups du
sort, mais pas compltement insensible). Les stociens doivent en partie cette
thique la conscience que nous ne sommes assurs de rien, que la vie ne garantit
rien et que la Fortune peut tout reprendre ; cest pourquoi il faut nous tenir
perptuellement sur nos gardes (parce que savoir tout ce qui peut arriver, et avoir
conscience de sa place dans le monde vite les dconvenues4) et considrer comme
indiffrent lensemble des choses qui ne dpendent pas de nous (tout ce qui est
extrieur notre me, ainsi que notre me... seul ce que nous faisons delle dpend
de nous). Snque maintient que, pour tre difficile, cela nest pas impossible ; il
conseille aux novices de prendre exemple sur un modle, ce qui permet de ne pas
considrer lidal stocien comme une pure abstraction, un rve. Le sage se distingue
en fait du reste du monde par son effort pour tendre vers lidal5, vers la libert6 et
la sagesse (il est en effet impossible, tant humain, dtre totalement libre et
pleinement sage7) ; cet effort pour maintenir lquilibre intrieur passe par un
contrle indirect du monde, en se dtachant de celui-ci. Pourtant, cela ne saurait
suffire : il faut aussi apprendre dominer les motions qui surgissent spontanment
en nous, et qui sont en dernire analyse des composs dopinion de biens ou de
maux prsents ou futurs. Incontrles, elles sont des passions, des maladies de
lme . Il sagit de la seconde tape dans le cheminement vers la sagesse, qui
consiste plus prcisment comprendre les mcanismes psychologiques et
passionnels de lhomme. Lempire sur les passions sobtient par la volont, qui lesstabilise et protge lhomme en simmisant entre lui et les passions. De cette faon,
dsir, crainte et plaisir se transforment positivement sous leffet de la raison en
volont stable, prcaution et joie sereine. Ce jugement rationnel discipline le
1Ibid., XVI, 2, p.3312Ibid., VIII, 3, p3233De la vie heureuse, XV, 2, p. 354 SNQUE,La tranquillit de lme, XI, 6-75
De la vie heureuse, XX, 2, p.476Ibid., XVI, 3, p.397Ibid., XVIII, 1, p. 43
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comportement du sage en faisant des motions des affections (qui sont
indispensables la vie intrieure). Au terme de cette tape, nous pourrons dduire
les attitudes pratiques qui conviennent ; ce troisime niveau de lthique stocienne
relve de la parntique, domaine de moindre importance (parce que cette tude
examine le comportement du sage dans son quotidien). Lhomme qui tend la
sagesse se dtache de son tat natif par le biais du jugement de lme (cl de vote
de toute de la vie morale) qui dtermine son autonomie ou sa soumission aux choses
extrieures et son autonomie si lme parvient la plnitude humaine, en
dpassant le stade instinctif de la conservation de soi. Au terme de cette longue et
lente transfiguration de lme, il faut esprer atteindre ltat de sapiens, o lhomme
mne une vie dont la valeur est pleinement spirituelle (et non pas matrielle) car
lexcellence de la raison est la vertu suprme (le but de la philosophie, la sagesse,
consiste en cette perfecta ratio). La sagesse nous dlivre de ce qui est trop
particularisant et dgage en lhomme ltre universel, cest--dire ltre de raison.
Mais si le sage lui-mme svertue poursuivre son idal de sagesse, sans jamais
parvenir le raliser, le stocisme peut-il tre pens autrement que comme une
illusion ? Si le stocien se distingue principalement par ses efforts qui visent
modifier directement son rapport avec le monde, comment penser que cela engage le
monde, plutt que lui seul ? Cest dans ce sens que S PINOZA critique le dtachement
des stociens comme impossible, et ce pour deux raisons. Tout dabord, notre
rapport au monde transite par les sens ce que les stociens ne contestent pas, la
vrit provenant ul timement des sens ; en revanche, si les motions sont
spontanes, elles doivent tre transformes par la raison avant daffecter le stocien.
Nest-ce pas contradictoire de penser le fait de consentir prouver une motion
pour la ressentir effectivement ? La volont ne saurait tre pose comme instance de
contrle des motions du sage, sans contrler aussi ce qui est extrieur au sage (en
le filtrant et en le maintenant distance), dans la mesure o nous sommes dans une
relation directe avec le monde. Cest pourquoi nous devons ncessairement tre
affects par les motions, sans que la volont sinterpose entre lme et le monde.
De cette faon, la notion dindiffrents est impossible : chercher la libert vis--vis
de la tyrannie des passions, en adoptant le regard de Dieu au dtriment du sien pour
esprer une comprhension presque omnisciente du monde ne peut nous empcher
dtre humains et de vivre comme tels, au contact du monde sensible. Les affects
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seront donc inexorablement ressentis comme bons ou mauvais, relativement nous,
et cette ide entre en contradiction avec la prtention stocienne de ne rien ressentir
de bon ou mauvais dans le domaine sensible (malgr les prfrences). Dans quel
monde vivra ensuite le sage, si lattitude quil prne consiste ne sattacher et ne
dpendre de rien, si son idal est de vivre en faisant presque abstraction du monde ?
Dans cette optique, comment penser la doctrine stocienne autrement que comme
illusoire1 ? Le travail du sage sur lui-mme qui doit le guider vers la sagesse (en
librant la dimension divine originaire de lme du chtiment que reprsentent pour
elle le corps ainsi que les passions pures (cest--dire tout ce qui le particularise,
lindividue)) nest-il pas un endoctrinement ? Autrement dit, le sage ne saveugle-t-
il pas en fermant les yeux sur lobstacle de la condition humaine pour accder la
vrit ? Pour tre sage, faut-il ne plus tre homme ? Pour S PINOZA, tel nest pas le
prix de la sagesse : il semble plus sr de fonder son thique sur la condition
humaine, pour permettre lhomme de devenir sage et la batitude quil nous
promet est-elle moins ambitieuse, pour tre en droit ralisable ?
IIIquilibre du comportement humain chez DESCARTES
1 Le pouvoir de Dieu
SON RGNE
SPINOZA insiste sur la nature de Dieu dont dcoule son rgne 2. Le monde nest
donc pas contingent, puisque cela supposerait de comprendre que la perfection peut
tre diffrente de ce qu'elle est, ce qui revient attribuer une autre essence Dieu,
l'tre ncessaire ; ce serait le seul moyen pour qu'un autre monde ( la place decelui-ci) soit possible. Mais Dieu est cause de soi, donc il ne peut y avoir qu'une
seule acception de la perfection de sa nature, qui l'amne produire le monde, sans
aucune mdiation3. C'est dans cette mesure que seul le vulgaire pourrait
confondre la nature du pouvoir de Dieu avec celui des Rois, limit.
1
La constance du sage, III, 3, p. 3172Ethique, II, 3, scolie, p.103-1053Ibid., I, 33, p.73-75
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SON OMNIPOTENCE
Mais l'argument ne s'arrte pas l. Pour que Dieu ait un pouvoir infini, il faut
que sa puissance soit toujours en acte ; or il est ternel, donc, sa puissance doit
toujours tre manifeste cest--dire quil ne doit jamais sarrter de crer. Pourtant,
DESCARTES conoit le pouvoir de Dieu en acte seulement lors de la Cration ; et en
quelque sorte en puissance sinon ce que SPINOZA rsume ironiquement : pour
tre omnipotent, Dieu ne doit pas crer tout ce que contient son entendement, afin de
ne pas puiser son pouvoir absolu1.
SA VOLONT
Le pouvoir de Dieu selon DESCARTES est absolu, mais cet absolu ne peut tre en
acte ; la cration et le pouvoir tout entier de Dieu sont soumis sa libre volont, de
sorte que le monde nest pas dtermin, dans la mesure o des ruptures dans la
causalit sont possibles. Cette libert instaure aussi un cart entre les dcrets de
Dieu et sa volont, si bien quil peut dans labsolu prendre une dcision allant
lencontre de sa sagesse. Mais cette libert est essentiellement thorique ; sinon il
serait concevable que Dieu fasse le mal, proposition qui enveloppe contradiction
et, comme SPINOZA le souligne, Dieu serait un tyran2.
ANALOGIE HUMAIN/DIVIN
La Terre nest pas lempire de Dieu, et il ne doit pas prendre la posture dun
empereur pour gouverner ne serait-ce que parce que le monde est dtermin, Dieu
nest pas libre . DESCARTES ritre son tour lanalogie entre le divin et
lhumain, et pense le pouvoir de Dieu sur le modle du pouvoir de lhomme.
Partageant la mme forme d'entendement que le divin ( un moindre degr), nouspossdons en droit la mme libert que lui, thoriquement absolue. Mais comment
les hommes sauraient-ils tre matres de leurs actions ?
1Ibid., I, 17, scolie, p.49-532thique, I, 33, scolie 2, p.75-81
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2 L'homme agit-il librement ?
LA LIBERT DE LA VOLONT
DESCARTES voit la libert dans labsolu de la volont, laquelle se distingue de
lintellect en tant quelle stend plus loin. La volont est illimite car nous pouvons
tout valuer, tandis que lintellect doit au pralable connatre la chose en question,
ce qui en fait une facult limite. La doctrine de la volont est selon S PINOZA
connatre absolument, car ncessaire tant la spculation qu la sage institution
de la vie 1. Ce dernier la dfinit comme facult daffirmer ou de nier la vracit (ou
fausset) dune ide ; elle ne dsigne pas lattraction ou laversion pour une chose
(qui est le dsir), mais sidentifie en cela lintellect. (Une ide est un concept de la
pense et une volition est affirmation ou ngation dune ide.) Il ne peut y avoir
dans lesprit humain nulle facult absolue : vouloir, dsirer, comprendre, etc., sont
des fictions de lesprit. Celui-ci en effet nest pas cause libre de ses actions 2, ce qui
signifie quil ne peut avoir la facult absolue de vouloir et de ne pas vouloir , car
il est toujours dtermin vouloir par une autre cause, et ainsi linfini3. De mme,
si la facult de vouloir est prtendument infinie, il semble que la facult de
percevoir, qui sen distingue, soit plus tendue : en effet, comment affirmer quoi que
ce soit dune chose que nous ne percevons pas ? Enfin, si la volition nest ni infinie,
ni une facult, alors il est impossible daffirmer, de nier, ou de suspendre son
jugement librement , cest--dire dans labsolu cela semble ronger la libert de
lhomme.
DE LA LIBERT DE LHOMME
La libert cartsienne est inconcevable pour SPINOZA4, cest pourquoi il en a
ruin les fondations et en propose sa conception, cl de vote dans son systme
dtermin, ce qui peut paratre paradoxal ; la libert relle est suspendue une
opinion humaine qui veut que les hommes se croient libres pour la raison quils
ont conscience de leurs volitions et de leur apptit, et que, parce quils ignorent les
1Ibid., II, 49, scolie du corollaire, p.199-2052
thique, II, 48, p.1913Ibid., II, 48 (et scolie), 49 (et scolie), p.191-2054Ibid., III, prface, p.209-211
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causes qui les disposent appter et vouloir, ils ny pensent mme pas en rve. 1
On comprend ds lors mieux que ce qui compte le plus, cest de comprendre, et que
cest ce que ralisera le mieux lhomme sage, qui de ce fait chappera la servitude
humaine (sans concider pourtant avec la libert)2.
3 Place et contenus de la morale dans la philosophie cartsienne
LE FRUIT DE L'ARBRE DE LA CONNAISSANCE
La morale que nous propose DESCARTES parachve larbre de la connaissance ;
fruit de tous les savoirs, elle constitue la sagesse. Cependant luvre de DESCARTES
demeure cet gard inacheve ; est-ce la mort qui a interrompu ce projet, ou bienconsidre-t-il la morale comme inatteignable ? L'arbre de la connaissance cartsien
n'est pas sans rappeler l'arbre du pch originel dans la Bible ; celui-ci, cr par
Dieu, nous a donn (dans le contexte biblique) une connaissance du bien et du mal ;
cependant cette connaissance est loin dtre claire et distincte, ce qui laisse place
deux doctrines morales majeures : lune purement thorique, lautre qui propose une
sagesse pratique que DESCARTES veut unir, en alliant certitude et maximes
pratiques (il reprochait SNQUE dtre imprcis au sujet des applicationsconcrtes de sa pense) pour mener lhomme la batitude. Mme si ce nest autre
chose quavoir lesprit parfaitement content et satisfait 3 et que le contentement est
la plnitude et laccomplissement [des] dsirs rgls selon la raison 4, ce projet
soppose toute la tradition scolastique.
La sagesse sattache au seul dveloppement de la connaissance vraie 5 et non
pas des objets prcis ; elle ne se limitera donc pas la contemplation de Dieu
(donc Dieu nest pas source (immdiate) de la sagesse de lhomme). DESCARTES
bouleverse ainsi lordre des connaissances : nous apprhendons notre environnement
immdiat avant ce qui est loign de nous ; cest pour cela quil faut se connatre et
sestimer sa juste valeur. SPINOZA conteste cette ide6, qui mne une
consquence inacceptable : ce nest pas Dieu qui appartient aux choses singulires,
1Ibid., I, app., p.832Ibid., III, 51, scolie, p.297-2993Correspondance avec Elisabeth, Lettre du 4 aot 1645, p.1104
Ibid., Lettre du 4 aot, p.1115Descartes ou la flicit volontaire, p.616thique, II, 10, scolie du corollaire, p.117
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mais bien linverse ; donc, la cause suprme doit appartenir lessence de la chose
qui sans elle ne peut exister. noter quil ne nie pas lego cartsien comme
premire source de la connaissance, et de la sagesse1.
LUNION DE LME ET DU CORPS, OU LE MOTEUR DES ACTIONS HUMAINES
Pour comprendre le mcanisme des actions humaines, aprs avoir vu la marge de
libert qui y tait contenue, il faut examiner les fonctions de lme, particulirement
concentres
nullement [dans ] le cur [] mais seu lement [dans] la plu s interieure de ses
pa rt ies, qu i es t une ce rtaine glande fo rt pe ti te , si tue dans le mi lieu de sa subs tance,
& tellement suspendu au dessus du conduit, par lequel les esprits de ses cavitez
anterieures ont communication avec ceux de la posterieure, que les moindres
mouvemens qui sont en elle, peuvent beaucoup pour changer le cours de ces esprits,
& reciproquement que les moindres changemens qui arrivent au cours des esprits,
peuven t beauco up pour ch anger les mouv emens de ce tte glande 2.
Mais avant dexpliquer ce que lunion du corps et de lme implique dinfluences
rciproques en termes physiques, penchons-nous sur la nature de lme, qui nest
compose daucune partie mme si nous pouvons dans son unit distinguer ce qui
est sensitif et passif (dit infrieur) et ce qui est raisonnable et actif (dit suprieur).Tous les apptits de lme sont des volonts (mais les apptits naturels sont des
motions, et les volonts renvoient la raison). Lme est en droit divisible en
actions (les volonts) et en passions, qui sont des perceptions (ou motions) propres
lme. Les passions sont en fait des perceptions de lme, inexplicables par la
cause prochaine (car lenvironnement immdiat ne montre pas la cause dont elles
proviennent) . Ces perceptions sont causes, entretenues et fortifies par quelque
mouvement des esprits 3, ce qui les rend passives et les distingue des volonts, dont
lme est la cause4. Les passions ont pour effet de porter lme vouloir ce quoi
elles prparent le corps qui est aussi compris comme une unit (car ses parties
concourent la formation du tout, et sont donc ncessaires), ce qui permet de
comprendre que lme est vritablement jointe tout le corps 5. La glande
pinale, cette portion de matire au centre du cerveau, est ainsi le lieu de lme, do
1Ibid., II, 40, scolie 2, p.175-1772Les passions de lme, I, 31, p.893
Ibid., I, 27, p. 864Ibid., I, 29, p. 87-885Ibid., I, 28, p. 86-87
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elle (lme) contrle le corps par un mouvement subtil de cette glande qui anime des
esprits (contenus dans des cavits du cerveau) de telle manire quils se diffusent
dans le corps et provoquent la raction physique recherche, par le jeu des nerfs et
des muscles. noter cependant que tous les cerveaux ne sont pas constitus de la
mme manire, ce qui explique quun mme mouvement de la glande pinale
engendre diverses motions1. Mais linfluence de lme sur les esprits et donc sur le
corps a aussi sa rciproque, ce qui permet en fait lme de percevoir la ralit
extrieure ; cela implique aussi que lme nest pas lorigine de toutes les passions
qui naissent dans le corps (les esprits porteurs des informations sensorielles crant
les perceptions ou impressions de lme par un mouvement exerc sur la glande
pinale).
Comment employer ce phnomne dinfluences rciproques pour contrler les
passions ? DESCARTES nous avertit que cela nest possible quindirectement, car la
volont ne peut agir positivement sur les passions tant que celles-ci sont lies des
motions prsentes dans le corps. La glande pinale subit des impulsions contraires
en tant pousse tant par lme que par les esprits, qui causent parfois les passions et
nuisent ainsi la volont. La plus forte de ces impulsions empchera leffet de
lautre. Les volonts sont gnralement au pouvoir de lme, bien quelles puissent
tre indirectement changes par le corps, tandis que les perceptions dpendent des
actions qui les produisent et ne peuvent tre quindirectement modifies par lme
(sauf lorsquelle en est la cause). Ainsi, le combat qui sengage pour le contrle des
passions fait-il intervenir lhabitude, pour contrebalancer les passions initiales, de
considrer des arguments allant leur encontre, ce qui peut galement passer par
lexaltation de passions contraires celle que nous voulons radiquer. Mais pour
avoir un pouvoir absolu sur elles ce dont toutes les mes, mmes les plus faibles,
sont capables en droit il faut apprendre bien conduire son me2, cest--dire
faire reposer sa volont (instrument ncessaire mais non suffisant pour combattre les
passions) sur des jugements stables et dtermins qui soient fonds sur la
connaissance du vrai3 (et non pas sur des opinions, qui peuvent tre la trace dune
passion non vaincue).
1
Ibid., I, 39, p.95-962Ibid., I, 50, p.105-1063Ibid., I, 49, p.104
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SPINOZA sinsurge contre le ridicule de la glande pinale et avoue explicitement
quil et aim que DESCARTES recoure son concept de cause prochaine1 : quel
concept clair et distinct a-t-il [] de la pense trs troitement unie certaine petite
portion de quantit ? 2 Pour SPINOZA, la rponse est claire : le corps ne peut avoir
dinfluence sur lesprit3 ; les ides des affections de notre corps sont conues par
lesprit dans le mme ordre que les vnements du monde (lexplication se situera
donc de nouveau sur le plan causal4). La volont ne pourra donc jouer aucun rle
pour contenir les passions il ny a donc aucun sens parler de volont absolue,
comme si au prix dun effort intense, elle pouvait avoir la moindre influence, par
lhabitude ou les raisonnements, sur les passions ; nous aurons plutt recours la
notion dide adquate pour expliquer la libert que lhomme peut atteindre, qui se
situe dans laction. En effet, les hommes subissent tous leurs dsirs (qui sont alors
mauvais) qui ne suivent pas immdiatement de leur nature, autrement dit ceux qui ne
sont pas conus adquatement par la raison indiquent toujours [] notre
impuissance et notre connaissance mutile. 5 La puissance dagir de lhomme sera
maintenue si le dsir ne contrevient pas cette puissance par lignorance, cest--
dire si nous avons une ide adquate du dsir, qui peut tre bon et ne pas nous
empcher dagir6.
IVConclusionLes consquences sur la sage institution de la vie 7 que SPINOZA dveloppe
peuvent sinterprter comme un vritable pied de nez ses perscuteurs. En effet,
tre libre et vertueux en Dieu, implique dtre sage ; ce qui est peut-tre aussi un
moyen daffirmer sa libert par rapport ltat, et sa vertu, en soi et dans son
rapport autrui. Mettre laccent sur ces points signifie notamment que la rciproque
nest pas valide. SPINOZA se positionne donc en creux comme un tre
insaisissable, irrprochable, libre et heureux, quand eux, esclaves de leurs
gouvernants, ne sont par consquent ni libres ni sages, et donc ni vertueux, ni
heureux. Au-del de ses perscuteurs, il dnonce sans doute la biensance, fonde
1thique, V, prface, p.5012Ibid., V, prface, p.5013Ibid., I, dfinition 2, p.154Ibid., II, 7, p.107-1095
Ibid., IV, app., chap. 2, p.4776thique, III, df. 2, p. 2137 Ibid., II, 49, scolie, p.197
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sur une croyance en Dieu hypocrite et biaise. Il reprend ainsi son compte la vertu
quil leur dnie1, et la pense morale chrtienne, quil dracine de ses fondations
religieuses (Dieu ne doit pas fonder la morale), en substituant la foi la droite
conduite de la raison, et en plaant la sagesse dans la recherche de la
comprhension 2 ; ainsi lhomme sera libre : le centre de lthique est lhomme, et
non plus Dieu ; nous parlons donc dun bonheur porte de lhomme, ce qui rend
cette thique existentielle3. Tel est le message fondamental de lthique, dont la
dmarche, qui vient de prendre sens ici, est de convaincre (par la rigueur
mathmatique), et non de persuader.
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1
Ibid. IV, app., chap. 13, p.4832Ibid., IV, app., chap. 4, p.4793Ibid., V, 42, scolie, p.561
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Descartes :
BEYSSADE Jean-Marie & Michelle, Descartes, correspondance avec Elisabethet autres lettres, Paris, Flammarion, 1989.
DESCARTES, , Les passions de lme, (d. Genevive RODIS-LEWIS), Paris :Vrin, 1994 (rd. 1999).
RENAULT Laurence, Descartes ou la flicit volontaire , Paris : PUF, 2000. RODIS-LEWIS Genevive, La morale de Descartes, Paris : PUF, 1957 (red.
1998).
Table des matires
I LA MORALE DOIT-ELLE PRENDRE POUR RFRENCE LE D IEU CHRTIEN ? ...............21 LA JUSTICE DEDIEU CHEZ LES CHRTIENS...............................................................................2LE JUGEMENT ET LA FOI............................................................................................................................2LOB ISSANCE LA LOI............................................................................................................................32 CRITIQUE SPINOZISTE : UN HOMME SANS FOI NI LOI .......................................................4QUELLESAGESSE POUR LHOMME? .........................................................................................................4LHOMME MESURE DE LA JUSTICE.............................................................................................................5SE LIB RER DE LA RELIGION......................................................................................................................6II LIDAL DE LA SAGESSE CHEZ SPINOZA ET LES STOCIENS ..........................................71 DIEU.................................................................................................................................................72 LES AFFECTS DE LHOMME...........................................................................................................73 LEDESTI N........................................................................................................................................8LA LIBE RT HUMA IN E FA CE AU DE STIN ...............................................................................................8LHOMME DANS LUVRE DU MONDE.......................................................................................................9LA LIBERT DANS LATARAXIE, DANS LA B ATITUDE.................................................................................94 LE BONHEUR STOCIEN................................................................................................................11III QUILIBRE DU COMPORTEMENT HUMAIN CHEZ DESCARTES .....................................141 LE POUVOIR DEDIEU..................................................................................................................14SON RGNE.............................................................................................................................................14
SON OMNIPOTENCE.................................................................................................................................15SA VOLONT............................................................................................................................................15ANALOGIE HUMAIN/DIVIN......................................................................................................................152 L'HOMME AGIT-ILLIBREMENT ? ................................................................................................16LA LIBERT DE LA VOLONT....................................................................................................................16DE LA LIBERT DE LHOMME...................................................................................................................163 PLA CE ET CONTENUS DE LA MORALE DANS LA PHILOSOPHIE CARTSIENNE......................17LE FRUIT DE L'ARBRE DE LA CONNAISSANCE............................................................................................17LUNION DE LME ET DU CORPS, OU LE MOTEUR DES ACTIONS HUMAINES.............................................18IV CONCLUSION .............................................................................................................................20V B IBLIOGRAPHIE .........................................................................................................................21
V I TABLE DES MATIRES ............................................................................................................22