Laboratoire : Textes et Cultures
Doctorat en Etudes littéraires françaises
Doctorat en Etudes Littéraires
KILA Noémi (KERESZTES-KILA Noémi)
Dynamismes et structures de la perception
dans l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz
Thèse dirigée par Prof. Christian MORZEWSKI (Université d’Artois) /
Prof. Árpád VÍGH (Université de Pécs) sous forme de cotutelle
Soutenue le 29 novembre 2013
Jury:
M. Miklós MAGYAR
M. Christian MORZEWSKI
M. Jean-Louis PIERRE
M. Árpád VÍGH
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4
Résumé
Cette thèse a comme but de resituer l’œuvre de l’auteur suisse romand,
Charles Ferdinand Ramuz dans le contexte français où elle a été souvent mal
accueillie, plus particulièrement à l’époque contemporaine à sa création même.
Afin de pouvoir situer les questionnements et les hypothèses, elle dresse un
panorama des différents aspects de la réception de l’œuvre en question
(malentendus, interprétations linguistiques, esthétiques et narratologiques). Ce
travail souhaite s’inscrire dans le renouveau critique qui s’est fait jour dans les
années soixante. Il étudie les stratégies d’expression et les techniques narratives
qui rendraient possible une « langue-image » et une esthétique de la perception
phénoménologico-cinématographique. Il consacre une attention particulière à
l’usage ramuzien du pronom on ainsi qu’à la mise en œuvre des effets
cinématographiques. L’analyse détaillée de ces constantes de l’écriture
ramuzienne permettent non seulement de redéfinir les enjeux d’un regard
détaché, objectif et de redécouvrir le foyer perceptif comme doté de conscience
et de cognition, mais aussi de poser une question qui peut paraître bouleversante
: l’écriture de cet écrivain vaudois, mettrait-elle en œuvre ce que la création
romanesque associée à la mouvance du Nouveau Roman définit et théorise trente
ans plus tard ?
Mots clés
perception, mouvement, cinéma, Nouveau Roman, narration, on, « langue-
image », foyer perceptif, conscience, objectivité, subjectivité, image, vécu,
phénoménologie, point de vue, observateur, Charles Ferdinand Ramuz, Alain Robbe-
Grillet, Jean-Louis Baudry
Intitulé et adresse de l’unité de recherche
Textes et cultures EA 4028 Maison de la Recherche
9 rue du Temple - BP 10665
62030 ARRAS CEDEX
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Abstract
Dynamisms and structures of perception in the work of Charles
Ferdinand Ramuz
The aim of the present thesis is to resituate the work of the Swiss writer
Charles Ferdinand Ramuz in the French context in which it was frequently badly
received, namely in the contemporary age of its creation. In order to situate the
questions and hypotheses, the thesis will provide a panorama of the different
aspects of the work’s reception in question (misunderstandings, linguistic,
aesthetic and narratological interpretations). This study aims to follow in the
lines of the Critical Renewal which appeared in the sixties. It will study the
strategies of expression and the narrative techniques that would allow a
«language-image» and an aesthetics of the phenomenological-cinematographic
perception. It will focus especially on Ramuz’ usage of “on” (we) as well as on
the realization of the cinematographic effects. The detailed analysis of these
constants in Ramuz’ writing make it possible not only to redefine the challenges
of a detached and objective view and to rediscover the perceptive focus as if it
was provided with conscience and cognition but also to raise a seemingly
upsetting question: may it be possible that the writing of this Vaud writer already
accomplishes what the Romanesque creation in association with the movement
of the New Novel (Nouveau Roman) defines and theorises thirty years later?
Keywords
perception, movement, cinema, New Novel (Nouveau Roman), narration, on,
« language-image », perceptual focus, conscience, objectivity, subjectivity,
image, lived, phenomenology, point of view, observator, Charles Ferdinand
Ramuz, Alain Robbe-Grillet, Jean-Louis Baudry
7
À M. Roger Bouillon
qui n’est plus parmi nous
que par la musique et la
littérature
8
Remerciements
J’exprime mes profonds remerciements à mes directeurs de thèse, Prof. Árpád
Vígh et Prof. Christian Morzewski qui – malgré leur emploi du temps très chargé et
leurs nombreuses activités de président de l’université, d’enseignant et de chercheur –
ont toujours su m’apporter des conseils précieux. Outre leur soutien professionnel,
l’encouragement et la disponibilité dans la correction dont ils ont fait preuve tout au
long de mes années d’étudiant et de doctorant resteront gravés dans ma mémoire.
J’adresse de chaleureux remerciements à M. Jean-Louis Pierre qui – en tant que
Président des Amis de Ramuz – a témoigné d’une disponibilité et d’une gentillesse
impressionnantes. Il a toujours été là pour m’encourager et pour m’aider dans mes
recherches bibliographiques, notamment par correspondance ou lors de mes séjours de
recherches au Fonds Ramuz de Tours.
Cette thèse doit beaucoup à toute l’équipe du Chantier Ramuz et du Centre de
Recherches sur les Lettres Romandes, hébergés par l’Université de Lausanne. M. Daniel
Maggetti, M. Rudolf Mahrer, M. Jérôme Meizoz, M. Vincent Verselle et M. Noël
Cordonier se sont montrés prêts à m’accueillir pour des recherches bibliographiques et
m’ont aidée à retrouver ou ont mis à ma disposition des éléments bibliographiques
importants.
Je tiens aussi à remercier M. Martin Bishof qui s’est engagé dans l’organisation
de mon premier séjour à Lausanne, notamment pour assister au cours intitulé Re-Lire
Ramuz, en 2008. Reto Zöllner, l’un de mes jeunes collègues à l’Université de Zürich, et
Tianliang Jiang, une amie chinoise se sont également montrés prêts à vérifier quelques
détails infimes, mais d’autant plus importants pour mon travail dans les bibliothèques
zurichoises et parisiennes : qu’ils soient remerciés ici de leur aide.
9
Je souhaiterais aussi exprimer ma gratitude envers deux collègues de
l’Université de Pécs qui m’ont poussée à oser mes premiers pas : M. Róbert Varga et
Mme Zsuzsa Simonffy. Qu’ils soient remerciés ici pour leur soutien.
Ces remerciements ne seraient pas complets sans une pensée à la France qui
m’a soutenue financièrement pendant mes quinze mois de Boursier du Gouvernement
Français. J’espère mettre mes compétences au profit de celles et ceux qui souhaitent en
profiter en France ou dans un autre pays francophone.
Je tiens à remercier Mme Nathalie Leturque-Carton du Service de la Recherche
et des Etudes Doctorales de l’Université d’Artois ainsi que Mme Judit Horváth de
l’unité correspondante de l’Université de Pécs. Leur accueil toujours souriant et leur
écoute toujours précieuse m’ont permis de passer des moments très agréables, malgré la
quantité de formulaires que l’on rencontre durant une thèse.
Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à toute ma famille dont le
soutien a toujours été naturel et intense. Malgré la distance géographique qui nous avait
souvent séparés et qui nous sépare même aujourd’hui, mes parents et mes grands-
parents se sont toujours montrés motivants et fiers de mon parcours. Cette thèse doit
beaucoup à mes ami(e)s qui ont toujours été là dans les moments heureux et malheureux
de mon parcours. Köszönöm Nektek!
Qu’il me soit permis de citer le nom de mes ami(e)s français(es) angevin(e)s et
arrageois(es) dont l’accueil toujours chaleureux et la disponibilité me sont depuis
toujours très précieux. J’adresse mes plus sincères remerciements à Mme et M. Bouillon
grâce à qui j’ai été séduite par la langue française. Leur engagement pour l’amitié
franco-hongroise servent d’exemple pour les futures collaborations professionnelles et
personnelles entre ces deux pays qui sont aujourd’hui les miens et où j’ai préparé cette
10
thèse, notamment sous forme de cotutelle. Mes vifs remerciements vont aussi vers Mme
Michèle Celerse dont l’amitié précieuse m’a permis de toujours me sentir chez moi dans
le Grand Nord. Sans le soutien et les déplacements de Suzanne Vallin, Alice Sevin et
Marie-Emilie Dat, il serait resté quelques places vides dans ce travail, mais aussi dans
mon cœur.
Je remercie plus particulièrement mon époux, Barna qui, avec son sourire et ses
mots réconfortants, se montre toujours patient et fier de me soutenir dans mon parcours
professionnel.
11
Liste des abréviations
Editions de références
OC RAMUZ, Charles Ferdinand, Œuvres complètes, Genève : Slatkine,
2005 28 volumes, en cours de publication.
OCM RAMUZ, Charles Ferdinand, Œuvres complètes, Lausanne : Mermod,
1940-1954, 23 volumes.
Romans RAMUZ, Charles Ferdinand, Romans, Paris : Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2005, 2 volumes.
Autres références
CFR C. F. Ramuz 1, etc. fascicules de la série C. F. Ramuz de la Revue des
Lettres Modernes, Paris : Minard, 1982
DAR Etudes de lettres (Lausanne), 2003, no 1-2. : Dans l’atelier de Ramuz,
édité par Jérôme Berney et Doris Jakubec.
PCR PEGUY, Marcel, Pour ou contre Ramuz. Dans : Cahiers de la Quinzaine,
1er
cahier de la 17ème
série, Paris : Editions du siècle, 1926, 320 p.
12
13
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION .............................................................................................. 15
I. L’ŒUVRE DE CHARLES FERDINAND RAMUZ AU CRIBLE DES
CRITIQUES ................................................................................................. 26
I.1. Panorama de la réception de l’œuvre ramuzienne – des origines à nos
jours ......................................................................................................... 27
I.1.1. Réception dans l’espace francophone et au-delà… ........................... 28
I.1.2. Régionalisme, attaque contre la langue française ou une nouvelle
esthétique ? ......................................................................................... 51
I.1.2.1. De Ramuz régionaliste ou rustique à une approche multiple ..... 51
I.1.2.2. « Écrivain français !... S’il veut l’être, qu’il apprenne notre
langue ! » ............................................................................................................ 57
I.1.2.3. Approches contemporaines des questions esthétiques ............... 61
II. QUAND C’EST ON QUI PERÇOIT ............................................................. 79
II. 1. On – une instance polyvalente ? ............................................................. 80
II.2. On – une constante problématique de l’écriture ramuzienne .................. 83
II.3. Multiplicité et plasticité référentielle – le on en contexte ....................... 90
II.4. Perspectives textuelles et narratives de on en littérature ....................... 101
II.4.1. Quand c’est on qui perçoit dans les romans de C. F. Ramuz ......... 113
III. PERCEPTIONS ET LIMITES EN MOUVEMENT CHEZ RAMUZ ET
DANS LE NOUVEAU ROMAN .............................................................. 168
III. 1. Une narration au confluent des arts et des perspectives ? ................... 170
III. 2. Effets cinématographiques dans la création romanesque de C. F. Ramuz
et le Nouveau Roman ............................................................................ 185
14
III.2.1. Gros plan – ruptures et création .................................................... 187
II.2.2. Montage alterné, montage-cut, crossing-up, fondu…les mystères de
la transition ....................................................................................... 192
III.2.3. Surimpression, perceptions et projections parallèles vécues ........ 210
III.2.4. Travelling optique ou objectif collectif ? ...................................... 233
III.2.5. Travellings et images rapides ........................................................ 235
III.2.6. Voix-off et fragilités perceptives .................................................. 239
III.2.7. Effets et analogies cinématographiques explicités et emboîtement de
plusieurs effets .................................................................................. 245
III.2.8. Création et effacement des points de vue – une création postiche ou
le dynamisme de l’identité? .............................................................. 266
III.2.9. Points de vue complémentaires – double conscience, cognition,
continuité et perception phénoménologique ..................................... 279
CONCLUSION ................................................................................................. 300
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................ 305
INDEX .............................................................................................................. 330
15
INTRODUCTION
16
Cueilli abondamment, pièce à
pièce, jeté dans le fond du
bateau, brillant et ruisselant
comme de la monnaie neuve,
mais l’autre poisson, celui des
images, celui des idées, celui
des mots, tout remuants aussi
de vie ; quelle richesse de
pêcheur d’idées et de vigneron
de grappes de mots [...].
(RAMUZ, Charles Ferdinand,
Chant de notre Rhône, OCM,
X, 12.)
Dans ce travail, nous envisageons de placer l’œuvre ramuzienne dans une
nouvelle perspective en l’inscrivant dans l’évolution de l’approche esthétique soulignée
par Jérôme Meizoz. Dans sa caractérisation de l’appareil critique de l’œuvre
ramuzienne, il constate que « dès les années soixante, un renouveau critique s’est fait
jour »1. Nous allons baser notre analyse sur l’utilisation de la langue, et sur celle des
techniques narratives mises en œuvre, en nous concentrant plus précisément sur les
romans qui illustrent parfaitement les démarches langagières et esthétiques
ramuziennes. Le triangle d’images, d’idées et de mots évoqué dans l’exergue est
représentatif des principaux aspects à aborder dans le travail qui suit. Ces éléments
1 MEIZOZ, Jérôme, Ramuz – Un passager clandestin des Lettres françaises, Genève : Zoé, 1997, 164.
17
s’entrelacent et se présupposent sans cesse dans l’esthétique exploitée par l’écrivain
suisse.
Quand il s’agit de l’étude des textes de Charles Ferdinand Ramuz, les angles
d’analyse de nature linguistique et narratologique apparaissent particulièrement
révélateurs, puisque les différents aspects liés à la langue et à la narration ramuziennes
sont listés parmi les sources de malentendus et d’incompréhensions qu’elles engendrent.
Doris Jakubec les note dans son introduction aux Romans, parue dans l’édition de la
Pléiade. Vu qu’elle résume parfaitement ces sources de malentendus, sa réflexion, plus
précisément la partie correspondant à notre problématique, mérite d’être citée dans sa
quasi-totalité :
Trois des options esthétiques de Ramuz ont engendré des malentendus sur la
signification de ses romans, ses recherches et ses objectifs. La première est le choix
du paysan comme le type de l’homme aux prises avec l’élémentaire, dans une visée
métaphysique, sans aucune intention sociologique, politique ou morale, et, au plan
esthétique, ni réaliste ni comique. [...] Le deuxième malentendu [...] tourne autour
de la notion de « nature » qui occupe une place clef dans l’esthétique de Ramuz : il
veut que son art exprime de manière précise le monde concret [...]. L’omniprésence
de la nature dans son œuvre a permis à certains critiques de le classer parmi les
écrivains régionalistes [...]. Le troisième facteur d’incompréhension concerne
l’importance accordée au style et à la langue, et qui entraîne la mise en cause du
genre romanesque, alors en pleine crise. La critique, toujours normative, tant
romande que française, part des règles et des principes que le romancier connaît
bien, mais qu’il déplace sans cesse, dans la mesure où il cherche à se dégager de
l’impératif de l’illusion romanesque ; sur le plan narratif, elle discute de la logique
causale, de la place de l’intrigue, de l’absence de distinction entre le parler du
narrateur et celui des personnages ; sur le plan générique, de la porosité des
frontières entre récit et poème en prose, roman et épopée, voire tragédie antique ;
sur le plan stylistique, du manque de la clarté de la langue, des ruptures que
provoquent les tournures orales, de la non-concordance des temps, de la diversité
des registres et des timbres, des archaïsmes et des néologismes, des helvétismes (le
plus souvent supposés) et d’autres provincialismes2.
2 JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XIII-XV.
18
Le récapitulatif cité ci-dessus reflète bien les principaux « chefs d’accusation »
formulés contre l’esthétique ramuzienne et nous permet également d’esquisser la
problématique du travail qui suit. Selon notre hypothèse, l’écriture qui nous intéresse
relève d’une « surconscience linguistique », caractéristique des « littératures de
l’intranquillité », et représente une sorte d’« esthétique du divers »3. Dans la réflexion
de Lise Gauvin, le rapport à la langue est défini comme l’un des éléments les plus
importants des littératures francophones :
Mais la surconscience linguistique qui affecte l’écrivain francophone [...] l’installe
encore davantage dans l’univers du relatif, de l’a-normatif. [...] La langue, pour lui,
est sans cesse à (re)conquérir. [...] Comment donc se situer entre ces deux extrêmes
que sont l’intégration pure et simple au corpus français et la valorisation excessive
de l’exotisme, c’est-à-dire comment en arriver à cette véritable „esthétique du
divers” revendiquée par Segalen et, à sa suite, par Glissant ainsi que par les
signataires du manifeste Éloge de la créolité?4.
Pour caractériser la situation langagière des littératures francophones, elle
propose la notion de « littératures de l’intranquillité » : « [J]e propose de substituer à
l’expression „littératures mineures” celle [...] de „littératures de l’intranquillité”,
empruntant à Pessoa ce mot aux résonances multiples. Bien que la notion même
d’intranquillité puisse désigner toute forme d’écriture, de littérature, je crois qu’elle
s’applique tout particulièrement à la pratique langagière de l’écrivain francophone, qui
est fondamentalement une pratique du soupçon »5. Cette réflexion nous amène à deux
observations préliminaires. D’une part, elle préfigure un procédé narratif ramuzien
moderne qui, au lieu de nommer, consiste à faire supposer ; d’autre part, elle nous
renvoie à l’idée d’« une modernité tapageuse » qui fera l’objet du dernier chapitre de ce
3 Voir GAUVIN, Lise, « De l’imaginaire à la théorie : quelques concepts élaborés par les écrivains
francophones pour décrire/théoriser leur situation “à la croisée des langues” ». Dans : Francophonie au
pluriel (dir. BISANSWA, Justin K. – TETU, Michel), Québec : CIDEF-AFI, 2003, 111. 4 Id.
5 Id., 112.
19
travail et nous permettra un rapprochement de l’écriture ramuzienne à la mouvance du
Nouveau Roman.
Les « littératures de l’intranquillité » posent un caractère épicène à tout niveau,
une diversité narrative et linguistique, créant des phénomènes de l’entre-deux et
présupposant un travail de composition considérable. Dans la rénovation du roman
français/francophone, la pratique de Ramuz peut aussi lui conférer le titre
d’« “inventeur” [...] de la modernité »6. Pour le prouver, nous retournerons les reproches
formulés par les différentes critiques. Sur le plan narratif, la prétendue « absence de
distinction entre le parler du narrateur et celui des personnages » deviendrait ainsi un
gage de modernité. Par rapport à cette formule, nous souhaiterons d’une part revenir sur
certaines catégories des recherches en narratologie, plus précisément sur la question de
la focalisation et du point de vue. La pratique ramuzienne bouleverserait-elle les
catégories narratives classiques, souvent limitées ?
En ce qui concerne le plan générique, on interprète « la porosité des frontières
entre récit et poème en prose, roman et épopée, voire tragédie antique » comme source
de richesse, de diversité esthétique et d’une modernité devançant son époque. Notre
approche donnera lieu à une analyse approfondie des recherches esthétiques
ramuziennes qui ne se limitent pas à la mise en œuvre des procédés utilisés par la
peinture ou la dramaturgie – comme le veulent par exemple les études de Sylvie
Villelm7 – mais donnent également une large place aux effets cinématographiques.
Dans le volet correspondant, nous tenterons d’élargir le cercle de perspectives
esthétiques ouvertes par les critiques ayant consacré des réflexions à cet aspect de
l’œuvre de C. F. Ramuz. Nos questionnements concernant le rapprochement du récit
ramuzien avec le cinéma s’inscrivent dans le même ordre d’idées que celles de Philippe
Renaud et de Rudolf Mahrer. Notre étude espère élucider cette problématique d’une part
avec l’analyse détaillée des effets cinématographiques présents dans les textes traités,
d’autre part, elle se propose comme une tentative de rapprochement de la narration et de
6 JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XXVIII.
7 VILLELM, Sylvie, La dramaturgie implicite dans les romans de Charles Ferdinand Ramuz (1926-
1937). Thèse de doctorat : Lettres et Arts : Aix-Marseille I : 2001, 497 p.
20
la langue ramuziennes avec celles des nouveaux-romanciers. Les caractéristiques
examinées nous permettront ainsi d’avancer l’hypothèse selon laquelle la poétique
ramuzienne préfigure les techniques narratives et langagières exploitées par les
nouveaux-romanciers ainsi que les problématiques posées et formulées par eux.
L’esthétique ramuzienne, mettrait-elle en œuvre ce que la création romanesque associée
à la mouvance du Nouveau Roman définit et théorise plus tard ? On présume que la
« subjectivité totale » soulignée plus tard par Alain Robbe-Grillet était déjà présente
dans les démarches esthétiques ramuziennes, sous forme de subjectivités
pluridimensionnelles complexes.
Il faut tout de même préciser que l’écriture ramuzienne se présente ouverte par
rapport à celle des nouveaux-romanciers puisque – outre l’exploitation des effets
cinématographiques et des particularités linguistiques –, elle comprend également un
élément spécifique, lié au jeu des points de vue qui est formulé par Hector de Saint-
Denys Garneau de la manière suivante :
Il y a là deux points de vue. Le point de vue du spectateur pur et si l’on peut dire
absolu. […] Par rapport à ce regard libre, complétement détaché, tout est bien […].
Nous sentons que nous entrons sans cesse dans un enchaînement nécessaire, et que
nous sommes sans cesse emmêlés à un enchevêtrement de lois […]. Mode :
rejoindre la loi par la simple description, la SUPPOSER : dialectique des faits.
D’où mystère, d’où plus de force, d’emprise de la « fatalité ». […] Donc chez
Ramuz regard non purement spectateur mais essentiellement attentif, prévoyant de
l’au-delà. […] Second point de vue : point de vue tragique […]8.
Au lieu de nous aventurer dans l’étude des éléments métaphysiques liés au
mystère, nous nous concentrerons sur les traits inexploités du « point de vue du
spectateur pur » qui s’imbrique dans l’acte de supposer. Par contre, nous verrons par la
suite que le caractère détaché de ce point de vue mérite une attention particulière et doit
même être remis en question. Pour résumer l’essentiel de l’écriture ramuzienne, Saint-
Denys Garneau insiste sur les phénomènes suivants :
8 SAINT-DENYS GARNEAU, Hector, Journal, Montréal : Bibliothèque Québecoise, 1996, 215.
21
On dirait que plane[nt] sur cette œuvre une grande foi et une grande espérance, une
grande miséricorde pour cette aventure qui finit ici, finit là, mais continue dans sa
généralité, […] dans une succession qui n’a pas en elle-même de valeur absolue
mais qui fait signe sans cesse, qui cache et suppose sans cesse quelque chose,
quelqu’un9.
Cette réflexion demande d’être nuancée dans la mesure où elle ne précise pas les
objets cachés et supposés. Nous considérons que la technique ramuzienne consiste
d’une part à cacher la subjectivité derrière l’objectivité, d’autre part, au lieu de les
nommer, aussi de supposer les différents postes d’observation et/ou points de vue. Le
double jeu se manifeste sous forme de phénomènes d’entre-deux, comme par exemple
la position à cheval du narrateur ou l’entre-deux esthétique créé par l’enchâssement du
récit cinématographique dans le texte littéraire, mais aussi par la juxtaposition des
différents plans. En ce qui concerne la narration, on suppose que les textes du Vaudois
ne représentent un certain type de narrateur que pour le remplacer, compléter ou le
remettre en question, souvent même à l’intérieur de la même phrase. Pour le montrer, on
s’appuiera sur la réflexion de Dominique Maingueneau relative aux instances frontières
et l’angélisme narratif10
. Le récit ramuzien – outre d’être basé sur la perception – met en
œuvre un jeu de l’entre-deux, de phénomènes-limites ou encore de rôles inversés. Pour
représenter, mais en même temps contrebalancer le caractère aléatoire et ambigu de la
perception, différentes techniques sont priviligiées, telles : la structuration, la répétition
et l’explicitation en rapport à la perception, la tendance à subjectiviser ou à intervertir la
perception, la polyphonie des perceptions et des points de vue, la présence d’une
apparente objectivité, etc. Lors de l’analyse de ces phénomènes, on se trouve proche de
l’idée suivante de Jérôme Meizoz : « Ramuz s’en est (encore) expliqué dans une lettre à
9 Id., 216.
10 MAINGUENEAU, Dominique, « Instances frontières et angélisme narratif ». Dans : Langue française,
no 128, 2000, 74-95. [en ligne] [réf. du 6 décembre 2010] Disponible sur :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_2000_num_128_1_1009
22
Paul Claudel du 22 avril 1925, où les couples axiologiques évoqués précédemment
(illettrés/lettrés, élite/masse, expérience scolaire/expérience vécue) s’inversent »11
. En
ce qui concerne les textes mêmes, il s’agit plutôt des couples suivants :
subjectif/objectif, personnel/impersonnel, intérieur/extérieur, expérience
vécue/expérience imaginée, etc. Les phénomènes-limites et les effets de transition qui
caractérisent l’écriture ramuzienne surgissent essentiellement de la coprésence de ces
catégories et ne font que renforcer l’idée de l’insuffisance des catégories narratives
limitées.
Du point de vue stylistique, « le manque de clarté de la langue », les « ruptures
que provoquent des tournures orales » deviennent des éléments linguistiques constitutifs
d’une narration originale. Le travail entrepris suppose une analyse linguistique
méticuleuse, partant des théories de la linguistique moderne et d’une tentative de
redéfinition des stratégies énonciatives appliquées, notamment par l’étude des
réalisations langagières de la description. Afin d’étayer notre hypothèse, nous
examinerons plus particulièrement l’usage des pronoms et des verbes de perception, en
nous basant essentiellement sur les approches linguistiques proposées par les théoriciens
de la ScaPoLine et d’Anje Müller Gjesdal12
. A propos de la visée narratologique de
l’œuvre ramuzienne, intimement liée à l’omniprésence de on, Michel Dentan conclut
que « pour que, dans l’univers ramuzien, les choses existent, il faut qu’elles soient liées
à un acte, celui de voir ou celui d’entendre [...]. Et [...] pour que les choses de l’univers
ramuzien existent, il faut que le narrateur les nomme. [...] [L]es choses ne sont pas
seulement décrites et nommées, mais [...] l’acte par lequel leur existence est reconnue
est, lui aussi, très souvent, nommé. »13
. Nous considérons que – afin de pouvoir rendre
compte des bases de la narration ramuzienne – il est nécessaire de reconsidérer la
question traditionnelle genettienne « Qui parle ? ». Pris en compte le on, censé
impliquer tous les foyers perceptifs possibles, il faudrait la modifier comme telle : « Qui
11
MEIZOZ, Jérôme, « Les enjeux sociaux du style – La réception de Ramuz en France et la question du
style oralisé (1918-1932) ». Dans : CFR, 6, 179. 12
Ces théories se trouveront présentées infra. 13
DENTAN, Michel, C.F. Ramuz : l’espace de la création, Neuchâtel : À La Baconnière, 1974, 38.
23
perçoit (voire qui perçoivent !) et d’où perçoit-on14
? ». Ces questions s’annoncent
révélatrices à trois niveaux. D’une part au niveau des protagonistes, car leur monde se
base essentiellement sur leurs expériences visuelles et auditives. D’autre part, la
perception s’avère importante lors de l’étude du statut du narrateur qui se trouve – dans
la plupart des cas – incarné par le pronom on, dit impersonnel ou indéfini, auquel on
consacre un sous-chapitre. Enfin, l’étude des expériences perceptives devient un point
cardinal de l’analyse des techniques narratives exploitées par les romans ramuziens et
rappelant des techniques cinématographiques et nous amènera à reconsidérer l’idée de
la porosité des frontières qui n’apparaît non seulement au niveau générique, comme le
veut la critique, mais aussi dans la construction des points de vue.
***
Avant d’entrer dans les détails, nous allons procéder à la délimitation de notre
corpus. Pour cette étude, nous avons choisi de nous concentrer sur les romans de
Ramuz. Vu la productivité de l’auteur dans ce domaine, il nous a semblé nécessaire de
réduire notre corpus à quelques romans représentatifs. Dans chaque décennie de la
création romanesque ramuzienne, nous avons choisi deux ou trois textes à étudier15
.
Chaque choix sera argumenté au cours de l’énumération. En ce qui concerne la première
décennie de la création romanesque de Ramuz (1901-1910), nous avons opté pour Aline
(1905), puisqu’il s’agit de son premier roman et la capacité d’observation ramuzienne y
occupe une place prépondérante16
. Ensuite le choix du roman intitulé Les Circonstances
de la vie (1907) s’est imposé à cause de son rapprochement avec le style de Flaubert et
l’idée de la figure d’un Ramuz peintre qui s’est développée à la suite de son édition17
.
14
Le on impliquant tous les foyers perceptifs possibles, même des foyers perceptifs complexes. 15
Pour des raisons d’économie, nous n’entrons pas dans le débat concernant la périodisation des romans. 16
Voir : VERSELLE, Vincent, « Artisan novateur, tâcheron laborieux… ou peut-être écrivain? La
réception critique des romans de C. F. Ramuz ». Dans : DAR, 142. 17
Id., 143.
24
Dans la deuxième décennie (1911-1920), le choix de La Guérison des maladies (1917)
nous semble pertinent pour plusieurs raisons. Outre qu’il s’avère intéressant d’étudier
un roman contre lequel on a formulé de nombreux reproches, c’est la langue qui occupe
la première place parmi les achoppements principaux18
. Les Signes parmi nous (1919)
semble intéressant d’une part à cause de l’entrée de Ramuz dans une nouvelle phase de
la critique. Il s’agit d’une part d’un déplacement de la critique de la langue et du style
sur le terrain de l’expressivité, en rapport avec la juxtaposition et la fragmentation19
.
D’autre part, ce choix est justifié par le sous-titre du roman : « Tableau ». Considérant
le nombre élevé des romans produits entre 1921 et 1930, nous avons opté pour trois
romans, notamment les suivants : Présence de la mort (1922), L’Amour du monde
(1925) et La Grande Peur dans la montagne (1926). Le premier s’inscrit dans notre
logique pour au moins deux raisons. D’une part puisqu’il n’a été sujet que de dix-huit
études critiques, dont 22% étaient négatives (on note le nombre le plus réduit des études
et le nombre le plus élevé de celles qui sont négatives)20
. D’autre part, il s’agit du
premier roman de Ramuz à propos duquel la critique commence à parler des
caractéristiques suivantes : la plasticité de la langue, l’absence de thèse, ainsi que
l’éventuelle appréhension de l’art ramuzien « au moyen de catégories non pas littéraires
mais cinématographiques »21
. L’Amour du monde a sa place parmi les romans analysés
aussi pour différentes raisons. D’une part par sa thématique (l’histoire de l’arrivée du
cinéma dans un village), d’autre part parce que – comme le remarque Vincent Verselle
en parlant de sa réception – « [l]a comparaison avec le cinéma, bien sûr, se justifie
complètement, et la structure de l’œuvre, tout en successions brusques sans transitions,
est diversement appréciée »22
. Pour ce qui est de La Grande Peur dans la montagne, son
analyse nous semble importante dans la mesure où il est souvent considéré (en France
en particulier) comme le sommet de l’œuvre ramuzienne. D’autre part, on lui reconnaît
de façon quasi unanime la puissance descriptive de Ramuz, ses dons d’évocation, qui se
18
Id., 147-148. 19
Id., 149. 20
Id., 152. 21
Id., 153. 22
Id., 155. Nous reviendrons sur l’idée de la transition en détail dans le chapitre consacré aux effets
cinématographiques, car elle est l’un des principaux enjeux de leur mise en œuvre.
25
réalisent à travers une « “nouveauté” de l’expression ou l’emploi du détail »23
. A force
de vouloir nous limiter à un nombre restreint de romans que l’on soumettait à une
analyse méticuleuse, nous avons été amenés à considérer La Beauté sur la terre (1927)
et La Séparation des races (1922) aussi. Cet élargissement du corpus à travers ces deux
romans des années vingt confirme le statut particulier de cette étape de la création
romanesque ramuzienne dans la définition des tendances esthétiques et narratives.
Dans la troisième décennie de la création romanesque ramuzienne, nous avons
opté pour Derborence (1934) et pour Si le soleil ne revenait pas (1937). Derborence est
désigné par Ramuz-même comme un récit et Vincent Verselle raison de souligner que
« [l]’action y est trop discontinue, les ruptures y sont trop nombreuses pour un
roman »24
. Étant donné que les phénomènes-limites comme par exemple les limites du
romanesque entrent dans notre sujet, Derborence nous permettra de développer certains
aspects du récit ramuzien, comme par exemple la problématique des limites de la
perception visuelle et auditive, ainsi que celle du statut et du caractère spécial du
narrateur. Le roman intitulé Si le soleil ne revenait pas nous intéresse puisque « Ramuz
semblait s’être rapproché du genre romanesque avec ses derniers textes en prose, il
donne à nouveau dans la suite des tableaux, sans nouer de véritable intrigue, et les
qualités de Si le soleil ne revenait pas tiendraient donc avant tout au pittoresque »25
. En
plus, ce roman semble révéler plusieurs aspects originaux de la perception ramuzienne :
le renversement de l’ordre perceptif habituel, la méfiance à l’égard de la perception,
l’importance de la perception auditive, ainsi que les effets cinématographiques.
23
VERSELLE, Vincent, id., 157. 24
Id., 160. 25
Id., 163.
26
I. L’ŒUVRE DE CHARLES FERDINAND
RAMUZ AU CRIBLE DES CRITIQUES
27
I.1. Panorama de la réception de l’œuvre ramuzienne – des origines à
nos jours
Avant de proposer une nouvelle grille de lecture, il n’est pas inutile de passer en
revue les différentes interprétations dont la création ramuzienne a été l’objet. Comme le
rappelle Jean-Louis Pierre, « [u]ne étude comparée et historique de la réception de
Ramuz en France et en Suisse reste à écrire »26
. Sans exhaustivité, cette partie de notre
travail souhaite apporter une contribution à ce niveau des études ramuziennes. Pour une
image plus ou moins nuancée de cette question, on va considérer ses différents aspects
en Suisse, ensuite les formes qu’elle revêt en France dans le but de rendre compte de
leurs contrastes et de leurs points communs. L’évocation de quelques critiques non-
francophones, notamment hongroises, se justifie par le fait que ce travail s’inscrit dans
le cadre d’une cotutelle franco-hongroise. Il sera notamment intéressant de voir dans
quelle mesure ces considérations de l’Europe de l’Est s’incrivent dans la lignée de la
critique française.
Après le passage en revue des différentes facettes de la réception de l’œuvre
ramuzienne, nous poursuivrons le travail avec l’évaluation des malentendus et des
étiquettes liés aux textes examinés, ainsi que des interprétations déjà existantes. Pour ce
faire, nous allons procéder en formant trois catégories. La première sera consacrée aux
études qui – en apparence – ne considèrent que la thématique des textes ramuziens et
semblent avoir tendance à attribuer des étiquettes suivantes à l’auteur : écrivain
régional, écrivain rustique ou encore écrivain de la montagne. Dans la deuxième
catégorie, on place les interprétations centrées sur le langage ramuzien : il s’agit d’une
26
PIERRE, Jean-Louis, Identité de Ramuz. Thèse de doctorat : Littérature française et comparée : Paris
IV, 2007, 392. (bas de page no 6).
28
part des approches nées en France qui critiquent souvent la langue romanesque du
Vaudois, d’autre part des conceptions qui y voient plutôt de l’originalité. Cette question
comporte également des composants sociologiques. La troisième catégorie sera basée
sur les interprétations qui souhaitent rendre compte du fonctionnement du récit
ramuzien en partant d’une approche linguistique, narrative et/ou esthétique. Les études
les plus récentes, parues dans la réédition des œuvres de Ramuz dans la Pléiade ou dans
celle de chez Slatkine seront considérées durant l’analyse des textes.
I.1.1. Réception dans l’espace francophone et au-delà…
Le choix de présenter les différentes positions critiques nous permet de dresser une
image plus ou moins nuancée des analogies et des différences qui se dessinent entre les
approches françaises, suisses et européennes non-francophones. Vu que l’étude de la
réception de l’œuvre ramuzienne ne forme qu’un volet du chapitre introductif de notre
propos et que les articles et études parus à ce sujet sont innombrables (rien que « le
corpus d’articles (parus entre 1905 et 1946) se monte à plus de deux mille unités»27
),
notre but n’est pas de rendre compte de l’ensemble des critiques, mais d’en donner un
panorama. Il semble révélateur de voir le déploiement des différentes approches
françaises et francophones (surtout suisses romandes et québécoises). Pour le montrer,
nous aurons recours plus particulièrement aux articles de Vincent Verselle et de Jérôme
Meizoz. Nous renvoyons également aux témoignages de l’ouvrage intitulé Pour ou
contre Ramuz et aux différents articles et études précieusement conservés au Centre de
Recherches sur les Lettres Romandes à Lausanne.
Pour montrer les apparentes différences ainsi que les éventuelles coïncidences entre
la réception de l’œuvre ramuzienne en Suisse et en France, nous analysons d’abord les
27
VERSELLE, Vincent, id., 135.
29
réactions des critiques suisses. Charles Ferdinand Ramuz est souvent considéré comme
le plus grand auteur de la Suisse romande, on s’attendrait donc à des positions critiques
essentiellement positives, à des éloges. Or, la gamme des critiques se montre beaucoup
plus composite. Jérôme Meizoz note que dans les années 1910-1920, les réactions à
l’égard du style ramuzien en Suisse étaient souvent négatives. Pour illustrer ce
phénomène, il prend l’exemple de la protestation des lecteurs de la Gazette de Lausanne
en septembre 192028
. Charly Guyot constate que « [l]ongtemps les Suisses français eux-
mêmes ont méconnu l’importance de Ramuz. Longtemps, il se heurta à
l’incompréhension ; il dut subir le dédain des gens en place et les effets d’un absurde
conformisme »29
. Sous l’angle de l’incompréhension et du conformisme, la critique
suisse correspond à la critique française dont on verra les différentes variantes plus loin.
Voici une approche négative de l’œuvre ramuzienne ayant vu le jour en Suisse, celle
de Virgile Rossel qui conclut en 1911 que le langage ramuzien est loin d’être du
français : « Ceci […] n’est pas français : ‘Il y avait un reste de vin rouge dans une
bouteille ; il était acide et âpre à la fois ; il en but trois à quatre verres’. Ces trois ‘il’ qui
se courent après, font-ils donc plaisir à M. Ramuz? »30
. Notons que cette critique
éclaircit l’un des points cardinaux de notre questionnement, notamment celui de
l’utilisation des pronoms personnels et de leur éventuelle catégorisation comme source
d’incompréhension ou d’originalité. Il faut ajouter que l’exemple proposé par Virgile
Rossel n’est pas représentatif de son affirmation « Ceci […] n’est pas français »,
puisque la phrase définie en tant que non-française est compréhensible dans son
ensemble grâce à la facilité d’attribution de référents aux différentes occurences de il.
C’est donc à juste titre que Doris Jakubec remarque que « [l]es tensions autour des
romans de Ramuz sont les mêmes en Suisse romande, où les critiques peinent à lui
reconnaître le droit à un usage personnel de la langue et au mélange des genres,
28
MEIZOZ, Jérôme, id., 177. 29
GUYOT, Charly, « Sur la langue et le style de Ramuz ». Dans : Europe, 45ème
année, no
459-460,
juillet-août 1967, 85. 30
ROSSEL, Virgile, « C.-F. Ramuz ». Dans : L’Abeille. Supplément du National suisse (La Chaux-de
Fonds), no 68, 4 Juin 1911, 1.
30
marqués qu’ils sont par le français scolaire, langue apprise, et par une insécurité
linguistique toute provinciale, dont Ramuz se démarque depuis toujours […] »31
.
Pour une image plus nuancée de la réception, voici maintenant quelques approches
suisses positives. Paul Seippel, par exemple, se montre prêt à défendre le style
ramuzien :
Ce style, auquel tant de lecteurs sont réfractaires, prend […] toute sa valeur en passant par
le gueuloir […]. Donc, en passant par le gueuloir, le style de M. Ramuz devient aisé et
naturel. Ses répétitions insistantes, ses longueurs, ses gaucheries voulues ne choquent plus.
Elles ont l’allure libre, encore un peu lente, du discours entre gens de chez nous. L’épreuve
du gueuloir sera toujours favorable aux écrivains artistes qui, par un sûr instinct, puisent non
à la citerne de la langue littéraire, mais à la source jaillissante de la langue populaire32
.
Cette réflexion convertit l’indignité assignée au « populaire » en valeur littéraire33
.
En cela, sa conception s’oppose à l’idée du « binôme naturel vs artifice » évoquée par
certaines critiques34
et considère la surabondance de l’oralité, de la langue populaire
dans le récit ramuzien comme une source d’originalité, une source de valeur35
.
Baillod fait un éloge à Ramuz : « Une question se pose, quand on parle de Ramuz :
c’est son style. Tous s’accordent à dire qu’il est spécial, en bien ou en mal, selon les
juges. […] Un fait est clair, c’est que ceux qui ont pris la peine de lire Ramuz à haute
voix sont seuls à avoir découvert cette langue si personnelle »36
. Cette critique souligne
elle aussi que c’est uniquement en passant par l’épreuve de l’oralité que l’on pénètre le
fonctionnement du style ramuzien.
L’approche de Jean Starobinski, quoique plus récente, converge avec celles citées
précédemment. Il affirme qu’il faut convertir l’écart par rapport aux normes
académiques en plus-value artistique : « Sans doute y a-t-il à l’origine une certaine
31
JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XVI-XVII. 32
Cité par MEIZOZ, Jérôme, id., 177. 33
Ibidem. 34
Voir dans VERSELLE, Vincent, id., 147. 35
On reviendra sur ces rapports dans le chapitre consacré au pronom on. 36
BAILLOD, « La terre de Ramuz ». Dans : Le Christianisme Social, 43ème
année, janvier-juin 1930, 95.
[en ligne] [réf. du 25 janvier 2012] Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5428449m/f105.image
31
défiance envers le langage. Mais cette défiance, cette gêne, qui sont imposées à tant
d’hommes de l’extrême périphérie du domaine linguistique français, il faudra savoir
leur faire jouer un rôle salutaire »37
. Dans le sous-chapitre consacré à l’évaluation des
approches linguistiques, nous allons consacrer plus d’attention à ce point de vue.
Remarquons pour le moment que Jean Starobinski – en parlant de la périphérie du
domaine linguistique français – place l’œuvre en question aussi dans un contexte socio-
géographique (pareillement aux critiques de Paul Seippel et de Baillod qui insistent
aussi sur l’insertion des textes ramuziens dans le contexte sociolectal).
Il nous semble particulièrement intéressant de présenter quelques approches
concernant le style, la langue et l’esthétique ramuziens parues à l’époque. Alfred Wild
remarque que « Ramuz est un admirable matérialiste, dans le bon sens du terme, un
admirable naturaliste, si l’on préfère. C’est dans la description immédiate et concrète
qu’il est étrange, mystérieux et même hallucinant »38
. Ce critique incite à considérer les
textes de Ramuz comme basés sur la représentation du réel et la description. Nous
continuons avec d’autres réflexions faisant preuve d’impartialité, dont la première
plaide aussi pour un Ramuz réaliste. Jean Choux tente notamment de définir la position
de Ramuz dans l’histoire du roman français, en lui attribuant l’étiquette de romancier
réaliste et en affirmant qu’« [i]l n’y a pas d’art réaliste sans impersonnalité »39
. Cette
tentative de positionnement fait preuve d’une motivation socio-politique et rappelle
également le style de Flaubert. Opter pour un Ramuz réaliste permettrait-il de mieux
situer son œuvre dans l’histoire littéraire de la France ? En ce qui concerne
l’impersonnalité telle qu’elle se présente dans les récits ramuziens, il faut tout de même
souligner qu’elle est souvent plus apparente que réelle. La narration laisse souvent des
places apparemment « vides », notamment des foyers perceptifs, des points de vue dont
l’identité est hypothétique, provisoire ou – pour rendre compte du perçu – demande la
présence d’un autre point de vue. Cette question sera considérée en détail dans le
37
Cité par MEIZOZ, Jérôme, « Le droit de “mal écrire” – Trois cas helvétiques (XVIIIe-XX
e siècle) ».
Dans : Actes de la recherche en sciences sociales, no 111-112, mars 1996, 92.
38 WILD, Alfred, « Ramuz ». Dans : Revue de Suisse, 1
ère année, n
o 1, 20 octobre 1951, 83.
39 Voir CHOUX, Jean, « Un Romancier réaliste – C.F. Ramuz ». Dans : Mercure de France, 25
ème année,
no 407, 1
er juin 1914, 450. [en ligne] [réf. du 4 avril 2013]. Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2017487/f19.image.langEN
32
chapitre consacré à l’utilisation ramuzienne du pronom on et aux effets
cinématographiques.
Robert de Traz note les caractéristiques suivantes du style ramuzien : « M. Ramuz
se retourne vers les choses visibles. Il trouve dans l’univers matériel de quoi se
distraire : voilà, à mon sens, l’explication et la valeur de son réalisme »40
. Dans cette
approche Ramuz est considéré comme essentiellement réaliste, mais un autre trait de sa
poétique, expliqué plus tard par Michel Dentan, est également souligné : il s’agit
notamment de la « pulsion de voir ».
Il faut également noter quelques germes de réflexion qui devraient trouver leur
prolongement dans cette étude. Il s’agit de différentes approches suisses qui parlent de
plans, de tableaux ou de représentation cinématographique.
Pierre Kohler constate à propos de Présence de la mort qu’« [i]l est loisible
d’admettre […] que notre romancier rustique, évidemment préoccupé par les problèmes
et innovations de la culture contemporaine qu’il a évoqués en de puissants raccourcis
dans Présence de la mort, emprunte au cinématographe ce système de tableaux
entrecoupés. La page littéraire peut-elle s’accommoder de ces procédés nécessaires à
l’écran ? Je n’en suis pas convaincu. Une plus longue expérience nous répondra.
Remarquons du reste que M. Ramuz, s’il reprend à son compte une conception
technique du cinéma, se garde d’en imiter la rapidité trépidante »41
. Vu la différence
entre la nature du texte et celle du film, la réponse à la question posée par Pierre Kohler
est évidemment négative. Nous considérons que ce n’est pas exclusivement dans la
rapidité qu’il faut chercher l’essence de la reproduction des tableaux entrecoupés du
cinématographe, mais dans les procédés d’écriture qui la rendent possible.
Aldo Dami – dans son article consacré à Ramuz et à Claudel – note que
« Ramuz […] se borne à dépeindre ce qu’il voit et ce qu’il sent, par le moyen de la pure
déformation subjective […]. Ramuz […] est „strawinskinien”, c’est-à-dire artiste du pur
métier, objectif, réaliste dans le vrai sens du mot, qui est la représentation des choses
40
TRAZ, Robert de, La Voile latine, Genève, novembre-décembre, 1908, 210. 41
KOHLER, Pierre, « La littérature d’aujourd’hui dans la Suisse romande » - troisième et dernière partie.
Dans : Bibliothèque universelle et Revue Suisse, Lausanne, tome CXII, no 334, octobre 1923, 54.
33
sensibles »42
. Plusieurs questions se posent : dans quel sens doit-on comprendre
l’expression « pure déformation subjective » ? Altération, déviation, difformité ou
subjectivité complexe ? Comment est-il possible de caractériser Ramuz par la mise en
œuvre de la « pure déformation subjective » et le désigner en tant qu’« artiste du pur
métier, objectif, réaliste dans le vrai sens du mot » ? Nous allons tenter de démontrer –
au lieu de caractériser l’écrivain-même et avec une analyse de nature linguistique – dans
quelle mesure on peut parler d’une nouvelle forme de subjectivité. Aldo Dami note
aussi la succession des tableaux statiques comme un élément servant à traduire le
mouvement :
Ramuz ne distingue, en somme, que des plans, qu’il brosse à larges pans, à
couleurs fortes et unies. […] [A]u lieu de noter le mouvement comme tout le
monde (la jeune fille tourna, passa l’angle de mur, disparut), il ne note que des
plans statiques, il peint de petits tableaux qui se succèdent : 1 « elle a été là » ; 2°
« elle n’a plus été là »43
.
Les récits ramuziens se basent effectivement souvent sur le brossage de tableaux
successifs. Mais qu’il s’agisse exclusivement de plans statiques, il est peut-être permis
d’en douter. Nous consacrons plus d’attention à l’étude des plans dans le chapitre dédié
aux effets cinématographiques. Le même auteur décrit le procédé ramuzien comme
rappellant l’artificiel, le mécanique comme preuve de la modernité de l’écriture en
question :
Ramuz procède précisément par simplification, par abstraction, par schème ; il
peint à gros traits, stylisés et denses, et ses tableaux, et même ses récits, sont une
manière de gravure sur bois. Preuve en soit, dans l’Histoire du Soldat, la
collaboration de Ramuz avec le génie analogue en plus d’un point, mais plus rude,
et peut-être plus immédiat encore, plus réaliste, plus « photographique » de
Strawinsky, et avec le peintre Auberjonois ; tous deux apportèrent à l’œuvre
42
DAMI, Aldo, « C. F. Ramuz et Paul Claudel ». Dans : La Semaine littéraire, 32e
année, n° 1586,
samedi 24 mai 1924, 242. 43
Id., 243.
34
commune l’artificiel d’un art dur, carré et comme mécanique. Car l’artificiel qui
domine toute la vie moderne, est aussi l’essence de l’art moderne44
.
La question de l’immédiateté de la perception, ainsi que celle du mécanique et
de l’artificiel comme traits de modernité se posent non seulement à propos de cette
collaboration, mais bien évidemment aussi au niveau de la matérialisation langagière de
ces phénomènes.
On retrouve une autre réflexion de nature esthétique, parue le 15 novembre 1924
dans la Revue Hebdomadaire : « L’art de Ramuz consiste à donner de la vie (sic !) ce
que M. Bergson appellerait une représentation cinématographique, où la mobile nuance
du temps se trouve remplacée par une “succession d’immobilités” qui en donne
l’illusion »45
. Aldo Dami remarque plus loin que « [l]a simultanéité crée des épisodes
cinématographiques, où fonctionne la “projection” […] ; des épisodes intercalés au sein
d’une même phrase, rendue souvent confuse par les changements précipités de l’action
et du sujet »46
. Il attire l’attention sur deux aspects cardinaux du récit ramuzien : d’une
part sur son rapport avec la cinématographie associée à une « succession
d’immobilités », d’autre part sur des épisodes intercalés au sein des phrases pouvant
produire une porosité des frontières identitaires. Comme nous l’avons évoqué plus haut,
les rapports entre les récits ramuziens et les effets cinématographiques ne se limitent pas
aux plans statiques, mais font également surgir des images mobiles, notamment grâce
aux déplacements des points de vue, mais aussi à la mise en œuvre d’effets
cinématographiques impliquant la mobilité, la vitesse comme les images rapides.
Florian Delhorbe constate à propos de Salutation paysanne qu’« [i]l y a un
mouvement de va et vient dans tous les sens, du passé vers l’avenir (puis un retour vers
le passé), de haut en bas vers la terre et de bas en haut vers le ciel, avant et après se
confondent, de même que dedans et dehors, ici et là-bas ne font qu’un ; à chaque pas la
44
DAMI, Aldo, « C. F. Ramuz et Paul Claudel ». Dans : La Semaine littéraire, 32e
année, n° 1587,
samedi 31 mai 1924, 256. (la suite de l’article cité précédemment) 45
DAMI, Aldo, « L’œuvre de C.-F Ramuz ». Dans : La Revue Hebdomadaire, année 44, no 33, 15
novembre 1924, 312. [en ligne] [réf. du 25 janvier 2012] Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4060887/f334.image.r=revue%20hebdomadaire.langFR 46
Id., 314.
35
partie apporte sa contribution au tout et le récit avance tournant autour d’un point
central, en spirale »47
. Cette critique affirme à juste titre que le mouvement de va-et-
vient est un élément constitutif du récit ramuzien. Par contre, il ne démontre pas le
fonctionnement du brouillage des temps verbaux et des espaces. La confusion du dedans
et du dehors se manifeste aussi au niveau de la représentation des points de vue et la
notion du mouvement semble apte à rendre compte de plusieurs procédés récurrents
dans l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz.
Daniel Maggetti rappelle que les années 1950 représentent un tournant
dans la réception de l’œuvre qui nous intéresse :
Il n’en demeure pas moins vrai que les années 1950 ont été, en Suisse romande,
celles au cours desquelles la figure et la production littéraire de Ramuz ont été
investies d’une charge symbolique nouvelle. Charge symbolique qui a coïncidé
avec un changement dans l’appréhension de l’œuvre et de l’auteur : entre les mots
de Rigassi […] et ceux de Cherpillod […] se dessine un mouvement qui transforme
l’artiste difficile d’accès en une valeur patrimoniale48
.
Après avoir considéré les approches suisses, nous procédons à la présentation
des différentes prises de position françaises. En ce qui concerne la réception de
l’époque, nous pouvons rejoindre le questionnement de Jérôme Meizoz qui cherche à
savoir « [e]n quoi Ramuz heurtait-il la conception traditionnelle du style
romanesque ? »49
. Il constate aussi que « Ramuz ne pouvait ignorer, en effet, que ses
recherches stylistiques transgressaient les codes littéraires »50
. Ces réflexions – surtout
celles qui sont accentuées par les verbes « heurter » et « transgresser » – reflètent bien
l’ambiance dans laquelle ont vu le jour de nombreuses critiques de l’époque consacrées
à l’œuvre de Ramuz. Le même auteur note que « [t]outes les disputes au sujet du style
47
DELHORBE, Florien, « Suisse (Sur les œuvres de C. F. Ramuz) ». Dans : La Revue de Genève, 1er
janvier 1924, 90. 48
MAGGETTI, Daniel, « Le Ramuz romand ». Dans : Deux littératures francophones en dialogue : du
Québec et de la Suisse romande. Actes du colloque de Lausanne, 25-27 avril 2002 / dir. DORÉ, Martin –
JAKUBEC, Doris, Québec : Les Presses de l’Université de Laval, 2004, 328. 49
MEIZOZ, Jérôme, « Les enjeux sociaux du style – La réception de Ramuz en France et la question du
style oralisé (1918-1932) », art.cit., 163. 50
Id., 179.
36
de Ramuz, grosso modo entre 1915 et 1932, se jouent dans la tension que la critique
relevait entre la langue littéraire et la forme de narration oralisée forgée par
l’écrivain »51
. Nous allons voir que – bien que le style ramuzien trouve ses origines et
même quelques-unes de ses sources d’originalité dans l’oralité – il dépasse largement la
problématique posée par la narration liée à l’oral et rattachée au parler local, au style
paysan, traits stylistiques souvent reprochés à l’écrivain. Avant de citer les approches
françaises, il est important de noter pourquoi la question du langage populaire en
littérature peut servir de pivot pour d’autres problématiques. Jérôme Meizoz insiste
notamment sur l’idée de décrire cette question comme un problème d’énonciation : « il
s’agit d’établir qui parle et d’où l’on parle. […] Autrement dit : qui possède les
instruments de sa propre expression ? Qui est voué, au contraire, à être exprimé par
d’autres ? »52
. Nous constatons qu’il y a une double problématique qui se dessine autour
des questions « Qui parle ? » et « Qui perçoit ? ». Il s’agit d’une part de la difficulté de
distribution des rôles énonciatifs et perceptifs. Cette question de l’attribution des
référents se pose surtout, mais pas exclusivement au niveau de l’utilisation ramuzienne
des pronoms. D’autre part, la question relative à la perception s’y trouve intimement
liée puisqu’elle est censée remplacer la question « Qui parle ? ». Il serait plus pertinent
de poser les questions suivantes : « D’où perçoit-on ? » et « Qui est on ? ».
Comme le rappelle le même critique, l’un des premiers articles consacrés au
problème du style ramuzien paru en France est celui d’Edmond Jaloux, le conseiller
littéraire de la maison d’édition Bernard Grasset (année de parution : 1923). Bien que ce
conseiller reconnaisse le talent du grand écrivain vaudois, il déplore ses choix
stylistiques :
Mais il y a un hic ; c’est le style. […] M. Ramuz raconte ses récits comme un
paysan vaudois ou valaisan les raconterait, avec l’optique, les tours de phrases, les
expressions de ce paysan. Artifice qui paraît d’abord naïf et qui est finalement très
littéraire et même roublard. […] Ce n’est pas un défaut en soi, mais c’est un défaut
51
Id., 164. 52
Id., 166.
37
quand, pour obtenir ce style, on accumule les fautes de syntaxe, les impropriétés de
terme, les locutions vicieuses. Et chaque nouveau livre de M. Ramuz est écrit plus
barbarement que le précédent53
.
Cette critique – considérée comme la première ou au moins l’une des premières
– souligne trois traits essentiels du style ramuzien : premièrement, la mise en œuvre des
tournures et des expressions relevant du parler local, deuxièmement la « roublardise »
de cette technique et troisièmement les fautes volontaires au niveau de la syntaxe, les
impropriétés de terme et les locutions vicieuses. Le premier et le troisième reproches ne
surprennent pas : ils sont essentiellement les fruits de la conception puriste de
l’Académie française. En revanche, le deuxième trait fait ressurgir un aspect recurrent
de l’esthétique ramuzienne, celui de l’incorrection apparente. La « roublardise »
ramuzienne peut être comprise de la manière suivante : faire semblant d’incorrection
tout en respectant la nature des phénomènes linguistiques. Ce type de « roublardise »
émane d’un travail de composition et de réflexion considérable dont on verra les
différentes manifestations plus loin.
Les critiques classées par Jérôme Meizoz sous l’étiquette d’orthodoxes, « ceux
dont les dispositions grammairiennes à l’égard de la langue correspondent à un système
socialement constitué de dispositions […] globalement conservatrices, déplorent tous
chez Ramuz la contamination de la voix narrative par les tournures populaires »54
. En ce
qui concerne les positions qui condamnent le langage, on retiendra celle d’Auguste
Bailly et celle de Kemp. Bailly reproche à Ramuz de bêtifier et de balbutier à plaisir, de
répéter les mêmes expressions et les mêmes verbes :
Il semble que, pour réaliser son idéal de candeur, Ramuz balbutie à des enfants le
langage d’un enfant. J’ai souvent l’impression qu’il bêtifie à plaisir, comme ces
nourrices qui veulent se faire comprendre de leurs nouveau-nés. Il en résulte un
appauvrissement déconcertant du vocabulaire, une répétition constante des mêmes
mots et des mêmes tours, une déplorable et lassante uniformité. […] Quelques
53
Cité par MEIZOZ, id., 178. 54
Id., 181.
38
expressions […] servent à tous usages. Le verbe avoir et le verbe venir sont
accommodés à toutes les sauces55
.
Cette critique basée plutôt sur un jugement personnel que sur l’analyse textuelle
ne peut pas réellement rendre compte des caractéristiques du langage ramuzien qu’elle
est censée commenter. La répétition de certaines tournures sert justement à garder
l’illusion d’une continuité perceptive.
Parmi les reproches publiés par Kemp dans la Revue Contemporaine, on note les
suivants : « Langage fort fatigant […], à force d’afféterie et de truquage. Mépris absolu
de la syntaxe, absence complète de concordance des temps, oubli volontaire des verbes,
emploi des vocables du pur patois vaudois que le contexte ne justifie en aucune façon,
ellipse difficilement intelligible, abus constant de la conjonction qui donne une allure de
bible protestante à ses phrases »56
. Nous retenons que cette position omet l’effort
d’attribuer un rôle aux fautes apparentes. Nous signalons également que – pour ne
commenter qu’un exemple de l’article cité – l’« oubli volontaire des verbes » se
transforme – après une analyse plus approfondie – en style nominal au service d’une
esthétique scénarique et devient l’un des signes annonciateurs de l’esthétique du
Nouveau Roman.
Afin de mieux nuancer la diversité des critiques françaises, on cite également
l’approche de Souday qui donne une autre interprétation de la langue ramuzienne : « La
langue, d’aspect légèrement archaïque, s’assaisonne pourtant, çà et là, de tournures
modernistes […] »57
. Dans sa caractérisation de la langue ramuzienne, cette critique
parle déjà de tournures modernistes, sans malheureusement nous dévoiler de quelles
tournures exactement il s’agirait.
Après ces approches essentiellement linguistiques, nous procédons à la
présentation des approches esthétiques. Une critique anonyme parue dans
55
Cité dans PCR, 239. 56
Id., 256. 57
Cité par id., 228.
39
l’Intermédiaire des éditeurs en 1927 rappelle que dans Aline, on assiste à une
« accumulation désordonnée de tableaux et de faits »58
. Cette critique va de pair avec
celles qui constatent la présence des phrases confuses et attire notre attention sur la
nécessité de l’analyse textuelle, sans laquelle il reste difficile de rendre compte de la
complexité des scènes et des tableaux successifs. Charly Guyot a raison de mettre en
avant les propos de Claudel qui résument parfaitement les bases de la modernité de
l’écriture ramuzienne, la langue et l’image :
[L]a renommée de Ramuz en France n’a cessé de demeurer […] assez précaire.
[…] Preuve en soient tant de jugements répandus dans la presse française au cours
de ces quarante dernières années, et particulièrement au moment de la mort de
l’écrivain. […] Je retiens ces deux déclarations de Claudel : « J’ai été un des
premiers, je crois, à rendre justice à Ramuz et à saluer en lui un des meilleurs
ouvriers de notre langue, où il a apporté tant de nouveauté, vocabulaire, syntaxe,
tant d’inventions dans les tours, les dessins... »59
.
Il est également nécessaire de considérer les critiques qui décrivent Ramuz
comme un peintre et proposent des arguments de nature diverse pour justifier leur parti
pris. E. L. Wagner parle de pointillisme littéraire : « Parfois, la description est purement
analytique ; elle procède par petites touches placées vite l’une à côté de l’autre, une
sorte de pointillisme littéraire »60
. L’auteur de l’article évoque un procédé de description
basé sur la fragmentation analytique des tableaux et leur décomposition en petites
touches.
Henry Poulaille – grand défenseur de Ramuz – propose deux types d’interprétation
des récits ramuziens dans une lettre inédite :
58
Cité par VERSELLE, Vincent, id., 143. 59
GUYOT, Charly, id., 85. 60
Voir WAGNER, E.-L., « Les romans de M. C.-F. Ramuz ». Dans : Bibliothèque Universelle, tome 85,
février 1917, 323.
40
1. La caractéristique du génie de Ramuz apparaît nettement dans son style. Ramuz
est surtout un peintre. Rien donc d’extraordinaire de le voir procéder d’une
esthétique picturale et d’en accepter les risques les plus dangereux, puisque encore
le cubisme n’en est qu’à sa période d’errements. 2. Chez Morand, chez Giraudoux,
adroits piqueurs d’images, il y a déformation dans la perception. Leur écriture est
en fonction de cette déformation. Chez Ramuz, nous ne verrons jamais cette
déformation, mais, au contraire, le seul souci de l’exactitude. S’il décompose, c’est
pour mieux cristalliser son impression. Et son art, de notations accumulées,
simplicité des images, méthode sévère dans leur classement, atteint à des effets de
cinématique – si l’on peut dire. Il décèle une sûreté du regard peu commune […]61
.
Cette approche s’avère comme l’une des plus pertinentes : le souci de
l’exactitude dont il parle se laisse notamment observer au niveau de la mise en œuvre de
tout acte perceptif, notamment avec une tendance à rendre une perception aussi
complexe que possible qui rend souvent même compte de ce qui ne peut normalement
pas être vu.
Marcel Coulon fait le rapprochement entre les récits ramuziens et le cubisme :
« Ramuz […] dérive d’un système qui veut être géométrique, qui ne connaît pas des
sentiments, des impressions … mais des représentations matérielles, plans, surface,
volume, ligne. Fruit de cérébralisme pictural qui s’appelle cubisme »62
. Notons que
l’exigence géométrique et la multiplication des points de vue, éléments si chers au
cubisme, trouvent leur place dans les œuvres ramuziennes et leur suite dans celle des
nouveaux-romanciers63
. Selon notre concept, les risques évoqués par Henry Poulaille,
ainsi que les caractéristiques soulignées par la critique figurant dans Pour ou contre
Ramuz trouvent leur origine surtout dans l’appareil langagier mis en place pour
l’expression des procédés esthétiques. En ce qui concerne la deuxième affirmation du
défenseur de Ramuz, il est clair que l’art ramuzien intègre les dispositions offertes par le
61
POULAILLE, Henry, « Un écrivain méprisé, C. F. Ramuz ». Le libertaire : quotidien anarchiste, no
118, 13 avril 1924. 62
Cité dans PCR, 253. 63
Pour plus de détails sur ces éléments dans le Nouveau Roman voir : YOTOVA, Rennie, L’espace
géométrique dans le nouveau roman. Thèse de doctorat : Lettres : Université de Paris Nanterre-Université
de Sofia, St. Kliment Ohridski : 2001, 384 p. Voir également son ouvrage suivant : Jeux de
constructions : poétique de la géométrie dans le Nouveau Roman, Paris : L’Harmattan, 2006, 261 p.
41
cinéma. La question est la suivante : comment arrive-t-on, dans ce type de création
littéraire, à produire l’illusion cinématographique ? Quels procédés d’écriture, quels
jeux de perspective permettent de faire surgir des effets cinématographiques dans les
textes de Ramuz ?
Selon Marcel Caster, « Ramuz, qui comme artiste est essentiellement visuel, est
aussi un voyant »64
. Plus loin il remarque également qu’« [i]l lui [Ramuz] arrive même
de noter une sensation, un fait, sans verbe, ou de l’introduire par un vague “Il y a ... On
a vu...” »65
. Remarquons que Ramuz ne se contente pas du transfert du visuel, il focalise
aussi sur l’auditif. En ce qui concerne les phrases sans verbe, l’importance du style
nominal dans ses récits s’associe à des effets particuliers qu’on examinera lors de notre
tentative de comparaison des récits ramuziens et du Nouveau Roman. Pisanello
remarque que les ressources de la technique de Ramuz limitent son regard66
. Cette
approche datant de l’année 1920 fait référence à une question essentielle : celle de la
délimitation du regard, élément de base des différents points de vue, dont les rapports
constituent un point cardinal de l’analyse des textes ramuziens et qui n’apparaissent pas
comme limités.
En parlant de La Grande Peur dans la montagne, Etienne Thibon constate que
ce roman révèle « comment le style objectif et impersonnel peut toucher jusqu’à la
grandeur »67
. Plus loin, il ajoute : « La montagne a été „croquée”, comme disent les
photographes amateurs, sous toutes ses faces, sous tous ses points, sous toutes ces (sic!)
lumières »68
. L’auteur remarque à juste titre que dans le cas de ce roman, il s’agit d’une
sorte d’objectivité, d’impersonnalité, du moins apparente, mais son constat manque
64
CASTER, Marcel, « Aline ; La Beauté sur la terre, par C. F. Ramuz (Grasset) ; Sept morceaux, illustrés
par Auberjonois (Le Verseau, à Lausanne) ». Dans : La Nouvelle Revue Française, tome XXXI, juillet-
décembre 1928, 288. 65
Id., 291. 66
PISANELLO, « Médailles – C. F. Ramuz ». Dans : Belles lettres – Art et critique, juillet 1920, 640. 67
THIBON, Etienne, « L’Actualité littéraire – C. F. Ramuz ». Dans : La Voix du Midi, 1er
avril 1932, 181. 68
Ibid.
42
d’explication et limite l’idée du rapprochement des romans ramuziens avec les photos
aux images « prises » de la montagne69
.
On note aussi le prolongement de l’interprétation précédente : il s’agit de la
critique d’André Thérive datant de 1931 qui projette déjà un rapprochement éventuel
des romans ramuziens et du scénario, mais n’en propose qu’une idée et manque
d’analyse :
La Beauté sur la terre ferait un film admirable […]. Le scénario y est intéressant,
mais à bien considérer, le découpage y est déjà fait avec une adresse et un goût
extraordinaires : il faut lire ce livre comme si chaque phrase passait sur l’écran, ou
plutôt faisait passer, dans un rythme savant, des images lentes et rapides, animées
ou mortes, des gestes des hommes, des immobilités de choses, des inflexions de
visage, des frissons de feuilles ou d’eau70
.
Cette critique s’aventure à une énumération des éléments décrits. Le découpage
mérite évidemment d’être exploité à fond, afin de pouvoir démontrer quels procédés
d’écriture et quels phénomènes linguistiques et narratifs le rendent possible.
« Ouvrez un livre de Ramuz : les choses “viennent”, le monde “vient” (à nous),
le ciel, le lac et les montagnes “viennent” : et on les voit venir ainsi à la rencontre d’un
regard qui les invente et les dénombre et les connaît dans leur sens primitif, dans le sens
de la création qui toute entière advient à l’homme »71
. Dans cette critique, Denis de
Rougemont éclaire deux aspects importants de l’écriture ramuzienne. Il s’agit d’une part
de l’image rapide comme élément faisant partie intégrante des récits en question (qui
69
Ibid. Les constats d’Etienne Thibon relatifs à la représentation ramuzienne de la montagne trouvent leur
écho dans la position de Sylvie Villelm qui souligne l’importance de la représentation de la montagne et
des espaces clos au même propos. Voir plus particulièrement : VILLELM, Sylvie, La dramaturgie
implicite dans les romans de Charles-Ferdinand Ramuz (1926-1937). Thèse doctorat : Lettres et Arts :
Aix-Marseille I : 2001, 379-385. 70
THÉRIVE, André, « C.F. Ramuz ». Dans : Galerie de ce temps, Paris : Nouvelle Revue Critique, juillet
1931, 194. 71
DE ROUGEMONT, Denis, « Vues sur C.F. Ramuz ». Dans : Esprit, 4ème
année, no 44, 1
er mai 1936,
156. [en ligne] [réf. du 19 juin 2013] Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30040t/f20.image.langFR
43
représente notamment l’un des effets cinématographiques à examiner dans le chapitre
correspondant) et d’autre part du regard créateur lié – entre autres – au pronom on.
« Les Signes parmi nous, est un livre d’apocalypse. […] Toujours objectif, très
objectif, trop objectif […], le tableau aurait besoin d’être expliqué bien souvent. Ainsi
par exemple, dans les scènes de la verrerie, est-il question d’une grève ? »72
. En passant
par la thématique du roman en question, ce critique en arrive à constater que – dans le
cas de Les Signes parmi nous – il s’agit essentiellement des tableaux objectifs. On se
demande pourtant si ces tableaux, éléments constituants du récit, seraient
essentiellement objectifs, ou s’agit-il d’une objectivité plutôt apparente ? En ce qui
concerne le manque d’explication ressenti par le critique, on rappelle que Ramuz a pris
plus d’une fois ses distances avec le roman explicatif. Par contre, nous rencontrons
paradoxalement des passages qui explicitent la perception ou la présence d’une
perspective. Ces explications apparemment superflues ont un rôle particulier dans
l’esthétique ramuzienne.
« Le miracle de l’œuvre de Ramuz […], c’est que, tout en conservant comme au
premier jour ses moyens personnels, voire ses tics de langage, cet écrivain ait su
maintenir à ses livres le même caractère de justesse saisissante, et nous communiquer à
travers eux la même sensation d’immédiateté. Il se répète sans doute, mais jamais
l’expression ne contrarie ou n’atténue la spontanéité des suggestions intérieures »73
,
affirme Maurice Betz en 1945. Son approche souligne l’idée selon laquelle l’intérieur
vient compléter l’extérieur, le dedans et le dehors se compensent. L’immédiateté de la
perception s’avère effectivement comme l’un des éléments les plus significatifs de la
narration ramuzienne.
72
THIBON, Etienne, op.cit., 179. 73
BETZ, Maurice, « Ramuz romancier ». Dans : Quadrige, juin 1945, 24.
44
Avant de proposer quelques approches européennes non-francophones qui sont
censées clore cette partie de notre étude, nous allons nous concentrer sur les points de
convergence et de divergence entre les critiques de la France et celles de la Suisse
romande. Étant donné que l’ampleur de cette étude ne nous permet pas de dresser une
image complète des critiques en question, nous ne pourrons que résumer les grandes
lignes qui se dessinent à partir des exemples cités précédemment.
En ce qui concerne les critiques qui ont vu le jour en Suisse, on observe
la forte présence des approches basées sur la langue. Cette tendance dure jusqu’aux
années trente et est accompagnée d’une tentative de positionnement de Ramuz dans
l’histoire littéraire française. C’est à partir des années vingt, que la critique commence à
s’aventurer dans des interprétations esthétiques, notamment celles qui touchent l’étude
de l’objectivité et de la subjectivité, du dehors et du dedans, ainsi que le rapprochement
du récit ramuzien avec le cinéma.
Concernant les critiques françaises, on note trois grandes lignes.
Premièrement, celle qui se déploie entre les années dix et trente et reproche à Ramuz un
langage incorrect. Deuxièmement, celle qui s’évolue parallèlement à la précédente et
plaide pour un Ramuz peintre. C’est le rapprochement de l’écriture ramuzienne avec le
pointillisme et le cubisme qui détermine cette période de la réception. Troisièmement,
on remarque – à partir des années vingt jusqu’à la fin des années trente – un penchant de
la critique vers les approches esthétiques basées sur l’étude du regard, souvent considéré
comme objectif.
Parmi les points de convergence entre les critiques suisses et les critiques
françaises, on note le développement quasi parallèle des critiques relatives à la langue
ramuzienne et de celles qui proposent une approche esthétique. Dès les années vingt, on
rencontre surtout des approches esthétiques qui parlent de l’importance, des limites et
des dispositions offertes par le regard, d’un rapprochement éventuel entre les techniques
du roman ramuzien et celles de la cinématographie, ainsi que de l’interprétation des
textes de Ramuz comme des tableaux successifs ou entrecoupés. Aussi bien en Suisse
que dans l’Hexagone, les critiques posent la question de la place et du rôle de
45
l’objectivité dans les récits ramuziens. Vu qu’il s’agit dans la majorité des cas de brefs
articles, ils ne développent malheureusement pas en détail leurs idées souvent très
succinctes.
En ce qui concerne les points de divergence, on note que la critique
française se tourne aussi vers un rapprochement entre les récits de Ramuz et la peinture.
Elle souligne également l’importance de la géométrie, élément de base du récit
ramuzien. Il faut aussi noter que les questions esthétiques posées par les critiques
suisses sont beaucoup plus complexes et nuancées que celles des critiques françaises. Le
deuxième point de divergence concerne la langue : bien que l’on trouve des reproches
concernant le langage ramuzien en Suisse aussi, la plupart des critiques parle de
l’importance de l’oralité et de la place que la langue populaire occupe dans les récits
ramuziens. Il s’agit aussi de situer la figure et l’œuvre de Ramuz dans l’histoire littéraire
française. Ce souhait reflète bien le caractère sociologique des critiques suisses qui vont
trouver leur suite dans plusieurs études de Jérôme Meizoz. En revanche, la critique
française attaque souvent la langue des récits ramuziens et la considère fatiguante,
balbutiante et pleine de fautes.
L’étude de la réception de l’œuvre ramuzienne en Hongrie s’impose à
cause de la nature de cette thèse qui s’inscrit dans le cadre d’une cotutelle franco-
hongroise. D’autant plus qu’il est intéressant de voir dans quelle mesure l’attitude des
critiques hongrois suit plutôt celle observée en France. Avant tout, il importe de noter
que Miklós Magyar consacre un livre entier à la présentation du monde ramuzien en
197874
. A notre connaissance, il s’agit du seul ouvrage entièrement dédié à l’œuvre
ramuzienne, paru en Hongrie.
La réception hongroise s’intensifie à partir des années quatre-vingts. Elle tourne
essentiellement autour des notions liées à différents aspects qu’on peut considérer
comme (stéréo)typiques de la culture hongroise : régionalisme, littérature populiste,
nature, oralité, paysannerie, pessimisme, terroir, mysticisme, particulier, universel,
74
MAGYAR, Miklós, Ramuz világa, Európa Kiadó : Budapest, 1978, 149 p.
46
barbare vs civilisé, rustique vs raffiné75
. Seraient-ce des notions qui la rapprochent de la
littérature hongroise ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une approche qui se contente de citer
différents aspects thématiques et biographiques de l’œuvre de Ramuz ? Louis Örvös
évoque que « le nom de Ramuz apparaît en Hongrie pour la première fois dans […] une
revue intitulée Revue de Debrecen »
76. Cette première apparition du nom de Ramuz en
Hongrie est en relation avec son accueil en France, remarque le même critique77
. Il
indique également que ce n’est qu’en 1940 qu’un roman ramuzien soit traduit en
hongrois : il s’agit de Jean-Luc persécuté78
. Louis Örvös ne manque non plus d’évoquer
des traductions postérieures des textes de Ramuz : il s’agit de Berthollet, nouvelle
traduite par Albert Gyergyai et parue en 194179
; du roman intitulé La Grande Peur
dans la montagne, traduit par László Gombos et paru en 194780
; et de La grande guerre
du Sondrebond, traduit par Louis Örvös, paru en 196081
. Ce dernier fait deux remarques
intéressantes à propos de l’actualité de Ramuz : l’une concerne le classement de Ramuz
comme « précurseur de la prose moderne », l’autre a pour but de définir l’actualité de
Ramuz en Hongrie :
Cette expérience parisienne n’est-elle pas à l’origine de ses audaces de langage
qu’il emploiera dans ses romans, de la fréquence du temps présent notamment, qui
permet d’accentuer le contraste avec d’autres temps verbaux d’un état ou d’une
action et d’insister par là sur le présent du personnage ? Et si c’est pour rapprocher
la langue parlée de la langue écrite, n’est-ce pas un procédé qui élève Ramuz au
rang des précurseurs de l’écriture de la prose moderne ?82
75
Voir les articles suivants : ÖRVÖS, Louis, « Ramuz, aussi celui des Hongrois ». Dans : Revue de
Hongrie, no 1, 1988, 116-121. (Pour la version hongroise du même article, voir : ÖRVÖS, Lajos,
« Ramuz Magyarországon ». Dans : Új Írás – irodalmi, művészeti és kritikai folyóirat, année XXVIII, no
7, juillet 1988, 102-105.). MAGYAR, Miklós, « Un visage familier – Ramuz en Hongrie ». Dans : CFR,
6, 221-229. MARTONYI, Éva, « A propos de Ramuz – La littérature populiste en Hongrie ». Dans :
CFR, 6, 231-240. 76
ÖRVÖS, Louis, id., 116. 77
Ibid. 78
Id., 117. 79
Id., 119. 80
Ibid. 81
Id., 120. 82
Id., 121.
47
Le même critique essaie de définir en quoi l’œuvre ramuzienne serait d’actualité
en Hongrie : « C’est principalement l’optique de Ramuz peignant la nature et la nature
humaine en ce qu’elles ont de permanent en elles, qui, dans ce tourbillon d’esprit où le
monde cherche sa voie, garantit, en Hongrie également, son actualité »83
.
Éva Martonyi dans son article intitulé « A propos de Ramuz – La
littérature populiste en Hongrie » évoque l’auteur vaudois pour mieux illustrer
l’évolution du « mythe de la littérature populaire »84
. Elle mentionne Ramuz en
comparaison avec un écrivain hongrois, László Németh pour les rapprocher en termes
esthétiques et sociographiques. En parlant des « hommes de lettres attachés […] à la
littérature populiste », elle affirme :
Du point de vue esthétique, ce n’est pas uniquement le problème du langage qui les
tracasse, mais aussi le dilemme de l’invention et de l’imitation. László Németh
(1901-1975) résoudra ce problème de la façon suivante : d’une part, ses romans
réalisent un compromis heureux de ces deux aspects, d’autre part, ses essais
brossent des tableaux sociographiques dans lesquels il adopte un point de vue pas
trop éloigné des populistes. Cela le rapproche de l’œuvre de Ramuz, qui parle aussi
de ce dilemme85
.
Cette critique conclut comme suit :
Il ressort de notre recherche que l’histoire du populisme en Hongrie devait être
influencée entre autres par les idées de Ramuz, même si elles ne sont pas toujours
explicitées. Il suffit de renvoyer à certains éléments thématiques, comme le
sentiment de l’exiguïté du pays, la « neutralisation » de l’Histoire, le retour au
terroir, l’exaltation de la race paysanne et même un certain mysticisme. Les études
autour de l’expression se désignent par l’opposition barbare vs civilisé, rustique vs
raffiné. Alors que Ramuz suivra plus tard d’autres orientations, ces options
83
Ibid. 84
MARTONYI, Éva, op.cit., 231. 85
Id., 236.
48
continueront à exister pendant longtemps dans la géographie intellectuelle de
Hongrie86
.
Les notions évoquées par Éva Martonyi renvoient surtout à des éléments
relevant de la biographie de Ramuz et de la thématique de son œuvre, ainsi qu’à des
aspects repérés par les critiques puristes (voir les oppositions concernant l’expression
ramuzienne). Miklós Magyar dans son étude intitulée « Un visage familier – Ramuz en
Hongrie »87
souligne aussi un élément biographique. Il renvoie notamment à la
rencontre de Ramuz avec Jenő Krammer, enseignant de hongrois dans un lycée
hongrois de Slovaquie : « Krammer […] formait déjà le projet d’écrire une thèse sur le
grand écrivain suisse dont la situation lui semblait proche de celle de la minorité
nationale à laquelle il appartenait. […] Mais cette entreprise a été entravée par les
avatars de la guerre et par le tournant qu’a pris la vie de Jenő Krammer »88
. A part les
intentions de Krammer, Miklós Magyar évoque – pareillement à Louis Örvös – les
traductions des textes de Ramuz en hongrois. Il rappelle notamment que « les lecteurs
hongrois peuvent lire la première fois la traduction de Jean-Luc persécuté, dans
l’adaptation magistrale d’Albert Gyergyai »89
. Il mentionne également la traduction
d’un autre roman de Ramuz (Adam et Eve) et précise la raison pour laquelle ce choix de
traducteur est méritoire : « Le choix d’Albert Gyergyai s’avère une nouvelle fois
excellent, car, dans cette œuvre, on retrouve en quelque sorte la clé de la vision
pessimiste du monde qui est celle de Ramuz »90
. Miklós Magyar répertorie aussi la
traduction de La Grande Peur dans la montagne, réalisée par László Gombos91
. A
propos de cette traduction, Louis Örvös affirme : « En 1947, paraît à Budapest La
grande peur dans la montagne, traduit par László Gombos, mais cette traduction ne
86
Id., 239. 87
MAGYAR, Miklós, id., 221-229. 88
Id., 221. 89
Id., 224. Les références bibliographiques de la traduction de Jean-Luc persécuté sont les suivantes :
RAMUZ, Charles Ferdinand, Üldözött vad (trad. Albert Gyergyai), Budapest : Révai, 1940, 243 p. 90
Id., 225. Les références bibliographiques de la traduction de Adam et Eve sont les suivantes : RAMUZ,
Charles Ferdinand, Ádám és Éva (trad. Albert Gyergyai), Budapest : Révai, 1945, 206 p. 91
Id., 227. Les références bibliographiques de la traduction de La Grande Peur dans la montagne sont les
suivantes : RAMUZ, Charles Ferdinand, Rémület a hegyek között (trad. László Gombos), Budapest :
Atheneum, 1948.
49
peut, hélas, rendre la beauté du langage de l’auteur, talent dans lequel excellait
Gyergyai »92
. Nous attirons l’attention sur la pertinence de ces constats
puisqu’effectivement, la complexité perceptive qui règne dans ce roman n’est pas du
tout présente dans la traduction hongroise.
En parlant de la traduction de Aline93
et de La grande guerre du Sondrebond94
,
Miklós Magyar a recours au pessimisme ramuzien (associé au protestantisme), ainsi
qu’à la neutralité suisse : « Quant au pessimisme de Ramuz, ce n’est pas la compassion
ibsenienne, ni la mystique strindbergienne, mais une résignation issue des traditions
protestantes qui domine » – précise-t-il à propos d’Aline95
. En ce qui concerne La
grande guerre du Sondrebond, il évoque une analogie entre le personnage de Jean-
Daniel, comme « vrai soutien de la nation » et Toldi, figure emblématique de l’œuvre de
János Arany, poète hongrois : « Ce simple paysan, qui n’est pas encore corrompu par la
civilisation des temps modernes […] reste jusqu’à la fin le héros idéalisé de Ramuz, est
aussi une sorte de cousin suisse pour le vieux Toldi du poète hongrois János Arany »96
.
Les dernières traductions hongroises évoquées sont celles de quelques nouvelles
ramuziennes97
que Miklós Magyar caractérise ainsi :
Ce choix complète de façon heureuse l’image que le lecteur hongrois peut se faire
de cet écrivain : l’image de celui qui a su éviter à la fois les dangers du
cosmopolitisme et ceux du régionalisme ; image d’un séjour parisien où l’on
apprend à se garder d’un Paris dévorant ; image d’un homme qui ne pouvait malgré
tout se limiter à sa patrie vaudoise et qui à réussi à atteindre l’universel tout en
gardant le particulier. Et c’est en cela que Ramuz garde son importance aujourd’hui
pour nous autres Hongrois98
.
92
ÖRVÖS, Louis, id., 119. 93
Les références bibliographiques de la traduction d’Aline sont les suivantes : RAMUZ, Charles
Ferdinand, Aline (trad. György Gera), Budapest : Európa, 1957, 82 p. 94
Les références bibliographiques de la traduction de La grande guerre du Sondrebond sont les
suivantes : RAMUZ, Charles Ferdinand, A nagy-nagy sondrebondi háború (trad. Lajos Örvös),
Budapest : Magyar Helikon, 1960, 141 p. 95
MAGYAR, Miklós, id., 228. 96
Ibid. 97
Ibid. Les références bibliographiques de la traduction des nouvelles sont les suivantes : RAMUZ,
Charles Ferdinand, Az elbocsátott szolgálólány. Párizs. Egy vaudi fiatalember jegyzetei. (trad. Lajos
Örvös), Budapest : Európa, 1971, 293 p. 98
MAGYAR, Miklós, id., 228-229.
50
Cette position reflète en premier lieu l’importance que pouvait avoir la
figure de Ramuz dans les années 1980 en Hongrie. Miklós Magyar prête aussi attention
à l’insuffisance de la traduction hongroise des œuvres de Ramuz et remarque que « leur
nombre est si peu élevé qu’il est loin de donner une idée juste de l’importance de cet
auteur dans l’histoire littéraire »99
. Il complète cette remarque avec sa position critique
relative aux traductions : « J’estime que les traductions font surtout défaut dans le cas
des merveilleux romans consacrés au lac, comme par exemple Les Circonstances de la
vie, Aimé Pache, peintre vaudois, Vie de Samuel Belet, Les Signes parmi nous, Chant de
notre Rhône, Passage du poète... Il serait particulièrement important de traduire le
roman d’inspiration autobiographique qu’est Aimé Pache, ainsi que Passage du
poète »100
.
Les principaux aspects de la réception de Ramuz en Hongrie s’articulent
principalement autour des expériences historiques ou stéréotypiques des Hongrois : la
question de la nature, de la littérature populaire et celle des minorités, ainsi que celle du
pessimisme. A part ces positions critiques restrictives, on note également le fait que
l’appareil critique hongrois insiste très souvent sur l’expérience vécue par Ramuz à
Paris.
99
Id., 227. Pour une traduction récente de deux nouvelles ramuziennes (notamment celle de « La folle en
costume de folie » et de « La fille sauvage ») voir respectivement mes travaux :
RAMUZ, Charles Ferdinand, Bolondlány bohócruhában (trad. Noémi KILA). Dans : Híd (revue de
littérature, d’arts et de sciences sociales), année LXXIV, no 11, novembre 2010, 114-121. et RAMUZ,
Charles Ferdinand, A vadóc (trad. Noémi KILA). Dans : Híd (revue de littérature, d’arts et de sciences
sociales), année LXXIV, no 11, novembre 2010, 121-124.
100 MAGYAR, Miklós, ibid.
51
I.1.2. Régionalisme, attaque contre la langue française ou une nouvelle
esthétique ?
Cette partie de l’introduction nous permettra de présenter les différents
malentendus (souvent apparents) déployés autour de l’œuvre ramuzienne, ainsi que
d’analyser la variété des interprétations esthétiques et narratologiques. Nous procédons
en formant trois catégories. La première est celle des études qui parlent de Ramuz en
tant que « écrivain régionaliste », « écrivain rustique », ou le nomment « écrivain de la
montagne ». Ces étiquettes relèvent à la fois des contextes politiques et littéraires. Il faut
souligner que leur attribution ne vise pas toujours la minimisation de l’œuvre
ramuzienne. Au lieu de faire preuve d’un caractère réducteur, quelques critiques leur
attribuent un sens plutôt positif. La deuxième catégorie sera celle des approches
centrées sur la langue ramuzienne qui nous guident déjà vers différentes études
contemporaines et nous permettent également de justifier la nécessité d’un travail
approfondi à lui consacrer. En ce qui concerne la troisième catégorie, elle fait date dans
l’appareil critique consacré aux œuvres de Ramuz en privilégiant les angles d’étude
esthétiques et narratologiques.
I.1.2.1. De Ramuz régionaliste ou rustique à une approche multiple
« Aborder Ramuz et son œuvre par le biais du régionalisme, c’est marcher sur
un terrain miné », constate Daniel Maggetti ; son but étant de « saisir les enjeux liés à
52
l’emploi de cette étiquette »101
. Il remarque avec acuité que « [l]e projet ramuzien se
doit d’être d’abord esthétique, concentrant son effort dans le travail sur la langue à la
poursuite d’un style profondément individuel et décanté : les canons régionalistes sont
bannis »102
. Jean Steinmann remarque déjà en 1946 qu’« [i]l serait […] ridicule de
classer Ramuz dans la littérature régionaliste, comme le font certains critiques. Ramuz
n’est pas plus régionaliste que Cézanne. Il n’a rien d’une sorte de Mistral de la Suisse
romande, amateur de folklore et de bibeloterie archaïsante. Le pittoresque des costumes,
du patois et des modes particulières ne l’intéresse pas »103
.
Daniel Maggetti souligne également l’attitude paradoxale de Ramuz à l’égard de
la mouvance régionaliste. Il s’agit d’une part du fait que « [l]a mode régionaliste a
rendu plus aisé l’accès de Ramuz au monde éditorial »104
, d’autre part qu’il « va tout
mettre en œuvre pour s’en détacher »105
. Dans cette attitude, la volonté de Ramuz de se
faire remarquer par son œuvre au lieu de son rattachement à quelque courant que ce
soit, se dessine clairement. Par contre, il s’affirme en tant que « régionaliste » dans
l’acception suivante du terme : « Mais, d’autre part, je suis régionaliste et profondément
régionaliste, en ce sens que je n’ai jamais cherché à tirer de leçons que des choses
mêmes, et que tout naturellement je me suis adressé à celles qui m’entouraient déjà à
l’heure de ma naissance »106
. Ce type de « régionalisme » va déterminer l’esthétique
ramuzienne dans la mesure où le rapport aux choses devient un élément constitutif de la
primauté du point de vue.
Victor Barbeau revient en 1926 sur la même question 107
à propos de L’Amour
du monde et souligne l’importance de la « qualité de vision » apte à faire « une œuvre
régionaliste valable » :
101
MAGGETTI, Daniel, « Ramuz et le régionalisme ». Dans : CFR, 6, 77. 102
Id., 88. 103
STEINMANN, Jean, « Situation de Ramuz ». Dans : Etudes, Paris, 79ème
année, tome 249, avril-mai-
juin 1946, 187. [en ligne] [réf. du 19 juin 2013] Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5703452q/f184.image 104
MAGGETTI, Daniel, id., 83. 105
Id., 84. 106
Cité par id., 81. 107
Au sujet du régionalisme québecois et son rapport avec Ramuz, voir l’article suivant : PILOTTE,
Gaston, « Victor Barbeau et la querelle du régionalisme ». Dans : Etudes françaises, vol. 7., no 1, 1971,
24-48. [en ligne] [réf. du 11 novembre 2010] Disponible sur : http://id.erudit.org/iderudit/036476ar
53
L’écriture de Ramuz, par sa gaucherie volontaire, ses hésitations répétées, en
exprime la grande part d’insaisissable et d’énigmatique qu’elle renferme. On a la
sensation de fixer son regard sur des phrases qui épousent jusqu’aux contours des
choses qu’on voudrait voir, qu’on a cru sentir, mais qu’on chercherait en vain car
elles n’existent que dans notre imagination108
.
Dans ce sens, les termes liés au régionalisme acquièrent une acception différente
de celle d’origine qui considère la littérature régionaliste comme « le domaine du
chauvinisme et de l’étroitesse »109
.
« L’épanouissement du roman rustique mystique – C. F. Ramuz » : voici le titre
de l’un des chapitres de l’ouvrage de Paul Vernois, intitulé Le roman rustique de
George Sand à Ramuz – Ses tendances et son évolution (1860-1925)110
. L’auteur
constate tout au début de sa réflexion que « le roman champêtre culmine avec les
œuvres mystiques de Ramuz »111
. Ensuite, il ajoute « [q]ue le roman paysan trouve une
manière d’achèvement avec l’œuvre de Ramuz qui ressort non seulement de la
publication des œuvres critiques où l’auteur, comme Pourrat, tente chaque fois de
s’expliquer [...], mais aussi du cheminement [...] qui conduit l’étudiant parisien à
l’accomplissement d’une vocation poétique et champêtre »112
. Plus loin, il précise
également que « l’ensemble des romans de Ramuz se développe comme une symphonie
rustique »113
. Il établit deux catégories romanesques : « les romans de village pseudo-
rustiques »114
et le « roman montagnard mystique »115
. Dans le sous-chapitre intitulé
« Le paysan-poète », on lit : « Chez Ramuz, le paysan est un poète inconscient et le
108
Cité par id., 38. 109
MAGGETTI, Daniel, id., 77. 110
VERNOIS, Paul, Le roman rustique de George Sand à Ramuz – Ses tendances et son évolution (1860-
1925), Paris : Librairie Nizet, 1962, 407-428. 111
Id., 407. 112
Id., 408. 113
Id., 409. 114
Id., 410-416. 115
Id., 421-426.
54
poète est un paysan conscient »116
. Les constats de Paul Vernois s’alimentent
essentiellement de la thématique des romans ramuziens, des études critiques (comme
celle de Pourrat), ainsi que de la biographie de Ramuz (l’étudiant se vouant à la carrière
de l’écrivain et le sentiment d’incompatibilité du milieu paysan et du métier d’écrivain).
Nous pouvons également constater que son approche se limite à la production
romanesque ramuzienne jusqu’en 1926, l’année de parution de La Grande Peur dans la
montagne qu’il considère comme l’épanouissement du roman rustique dans l’évolution
signalée par le titre de l’ouvrage117
. D’autre part, son étude se résume à l’énumération
des sujets des romans ramuziens étudiés et aux allusions biographiques.
L’expression « écrivain de la montagne » apparaît dans un sens large dans le
volume des Rencontres d’Aubrac intitulé Écrivains découvreurs de montagne, consacré
à l’œuvre de Jean Giono, Charles Ferdinand Ramuz et Henri Pourrat. Il s’agit
notamment d’exploiter les dispositions offertes par la montagne, aussi bien au niveau
symbolique, qu’esthétique. Ainsi, c’est l’adjectif « découvreur » qui est mis au premier
plan. Parmi les nombreux articles consacrés à l’œuvre des trois auteurs ciblés, on note
celui de Jean-Louis Pierre et de Martin Rizek118
. Jean-Louis Pierre propose l’étude du
parcours de l’auteur menant de la découverte personnelle de la montagne à son
intégration dans une esthétique et symbolique particulières. Il faut absolument souligner
ses propos concernant les possibilités offertes par la montagne qui se trouvent
réintégrées dans l’esthétique :
Si l’imagination ramuzienne a été si profondément troublée, fécondée par la
montagne et sa rencontre, c’est sans doute parce qu’elle répondait à sa sensibilité et
à sa volonté créatrice. [...] Rien ne correspond mieux, également, à la vision
ramuzienne des « étages » que la pente montagnarde avec ses différents niveaux
naturels et humains [...]. Ramuz prétend en tirer des leçons esthétiques, évoquant
116
Id., 419. 117
Id., 425. 118
PIERRE, Jean-Louis, « Ramuz et la montagne ». Dans : Ecrivains découvreurs de montagne 3.,
Giono, Ramuz, Pourrat / Rencontres d’Aubrac, Rodez : Association « A la rencontre d’écrivains »,
Rouergue, 1998, 85-99. RIZEK, Martin, « Réflexions et inflexions de C.F. Ramuz ». Id., 69-83.
55
ses « possibilités plastiques » non utilisées, et comme souvent aussi veut y chercher
une leçon langagière ou plutôt une justification de son écriture. À la démarche du
montagnard correspondrait « une démarche qui est des images et du style » [...].
Mais la grande leçon de la montagne, plus originale et riche de réalisations, c’est
celle de la « substitution de la verticale à l’horizontale » d’où un « simultanéisme
dans l’espace qui est dans le temps aussi »119
.
En ce qui concerne les jeux liés à la substitution et au simultanéisme relevés par
Jean-Louis Pierre, à part leur fonction créatrice d’une esthétique de la montagne, ils
deviennent aussi des éléments de base d’une esthétique de points de vue qui se réalise
par les différentes compositions d’images ramuziennes. La même étude souligne
l’importance d’une « forte impression de vécu » à propos de Si le soleil ne revenait pas,
susceptible d’être inspiré du vécu personnel de l’auteur : « Le texte n’a pas de visée
naturalise ou réaliste ; il est cependant prenant et donne une forte impression de vécu
[...] »120
. L’impression de vécu se traduit non seulement par la présence ou la reprise du
vécu personnel de Ramuz, mais également par la mise en avant du vécu dans un sens
plus large dont nous proposons une remise en valeur dans les chapitres suivants.
Dans son étude stylistique, Martin Rizek souligne l’opposition de la « langue-
signe » et de la « langue-geste », ainsi que le rapport entre être, voir et exister. L’auteur
saisit également l’un des points essentiels de l’esthétique ramuzienne, notamment la
forte présence de l’image (cinématographique) et de la vue, l’« hypertrophie de
l’imagination », ainsi que la mobilité des temps et des pronoms. Il constate à propos de
La Grande Peur dans la montagne que Ramuz crée une opposition d’intensité entre voir
et regarder : « De même le regarder superficiel qui semble glisser sur le monde
s’oppose au pénétrant voir. [...] Être vu égale en fait chez Ramuz à être tout court, à la
nuance près que, être vu implique un sujet qui voit »121
. Selon notre hypothèse, le regard
119
PIERRE, Jean-Louis, id., 88-89. Voir au sujet des « étages » au niveau symbolique et esthétique
l’ouvrage suivant aussi : RENAUD, Philippe, Ramuz ou l’intensité d’en bas, Lausanne : Editions de
l’Aire, 1986, 203 p. 120
PIERRE, Jean-Louis, id., 98. 121
RIZEK, Martin, id., 71-72.
56
et l’acte de regarder chez Ramuz ne correspondent pas toujours à un acte superficiel,
mais peuvent s’imbriquer avec le voir pénétrant. En ce qui concerne l’implication du
sujet qui voit, la question nous semble plus complexe et digne d’être développée en
détail. Il s’agit surtout de constructions avec on et de constructions passives qui sont
susceptibles de déplacer l’attention du sujet au point de vue exprimé. Martin Rizek – à
l’exemple de la « langue-geste » – introduit l’expression « regard-geste » :
« L’importance du regard-geste est soulignée par la mise en scène quasi permanente
d’un regard spectateur, scrutateur, individuel ou collectif. [...] Souvent l’ultime regard
susceptible de garantir l’existence des choses et des personnages est celui du narrateur-
écrivain »122
. Sans associer le narrateur à l’écrivain-même, les techniques de la mise en
scène de ce regard et de ses différents référents nous intéresseront particulièrement.
Martin Rizek définit l’hypertrophie de l’imagination comme suit : « Ramuz [...] a du
mal à la dominer, à la concentrer dans un acte, un geste créateur »123
. En ce qui
concerne l’usage des temps et des pronoms, le même critique insiste sur l’absorption par
les images, susceptible d’expliquer différents aspects du style ramuzien : « Cette
propension à se laisser absorber par des images [...] me semble expliquer plus d’un
aspect du style ramuzien, à commencer par les inflexions subites de son récit, que ce
soit au niveau des temps des verbes, du point de vue ou encore de l’instance narrative,
les deux derniers points se manifestant notamment par un usage extraordinairement
libre des pronoms »124
. L’auteur de cette étude souligne plus particulièrement « le
passage impromptu au présent », ainsi que celui « d’un ils distant à un nous
collectif »125
. Martin Rizek place son analyse dans l’idée de l’inflexion qu’il caractérise
comme « chargée d’émotion » et la définit comme le « dénominateur commun des
particularités stylistiques »126
ramuziennes. L’usage du présent et des différentes
occurrences des pronoms sera également examiné en détail dans cette étude.
122
Id., 74. 123
Id., 75. 124
Id., 76. 125
Id., 77. 126
Id., 80.
57
Ce sous-chapitre nous permet de constater que derrière les différentes étiquettes
régionalistes, rustiques ou montagnardes associées au nom et à l’œuvre de Charles
Ferdinand Ramuz, on découvre souvent des réflexions qui dépassent largement les
questions de catégorisation et proposent une optique esthétique multiple. Avant de nous
engager à la découverte des approches esthétiques et narratologiques, nous nous
arrêtons sur la question de la langue qui figure souvent parmi les reproches formulés
contre Ramuz, mais se présente également en tant que source de richesse esthétique.
I.1.2.2. « Écrivain français !... S’il veut l’être, qu’il apprenne notre langue ! »
Je voyais que la correction n’y est pour rien, ni la pureté au sens académique : je
voyais [...] que toutes les règles justement pouvaient être observées, [...] qu’on
pouvait donc écrire le français le plus correct, le plus « classique » et que
cependant ils ne vivaient pas, ces personnages, ni les choses ; que la beauté n’est
donc pas ou pas seulement dans une langue châtiée, comme ils disent, car
l’observation des règles est une chose qui peut s’apprendre, mais le sentiment de la
vie et de la grandeur de la vie est une autre chose qui ne s’apprend pas. Qu’on peut
donc critiquer, analyser, retourner un à un tous les chapitres, toutes les phrases d’un
livre, et le tenir, conformément à un certain canon, comme sans existance valable ;
et que, pourtant il vit, ce livre [...]. (RAMUZ, Charles Ferdinand, Paris, notes d’un
Vaudois, OCM, 20, 321.)
Cette réflexion ramuzienne relative à la beauté de la langue – à l’opposé des
critiques indignés – montre le contraste entre le purisme et la « langue-image ».
La question de la langue, voire du langage s’avère plus problématique et soulève
plusieurs questions. D’une part celle du statut de la langue et du rapport de cette langue
« qui vit » à celle de l’institution littéraire française (question traditionnellement
58
problématique), d’autre part, le langage utilisé par la narration ramuzienne inscrit son
œuvre dans la « fabrique de la langue », décrite par Lise Gauvin127
. L’étrangeté dans la
langue française produit dans notre cas non seulement de l’irrégularité, mais elle
s’accompagne souvent d’une portée esthétique.
« Écrivain français ! ... S’il veut l’être, qu’il apprenne notre langue ! Et s’il ne
veut pas l’apprendre, qu’il en emploie une autre !128
» – s’indigne Auguste Bailly à
propos du langage ramuzien. Tisserand déclare à propos d’Adam et Eve que « [d]e tous
les gens qui écrivent en patois, M. Ramuz est certainement celui qui écrit le plus mal.
Cela tient à ce que son patois se rapproche trop du français. Il s’en rapproche tellement
qu’à certains moments il fait illusion, on ne sait pas très bien ce qu’on lit, c’est presque
la langue, d’ailleurs incorrecte, que chacun parle ... et puis quelle chute en noir
charabia ! »129
. Nous renvoyons également aux reproches formulés contre un usage trop
lié à l’oralité, ainsi qu’à ceux qui touchent au caractère divergent du langage ramuzien,
représentant un français maladroit, incorrect, hors norme qui ont été cités plus haut.
L’ambiance critique de l’époque est caractérisée par Rudolf Mahrer comme suit : « les
“récits” ramuziens sont dignes d’être dits “littéraires” ; mais ils ne se parent pas du style
qui convient. Et le seul qui convienne – aux yeux de la critique de l’époque
majoritairement acquise à la cause “puriste” – c’est le style pur, c’est-à-dire à
l’imitation des classiques »130
. Ramuz défend sa langue romanesque à plusieurs
reprises : « J’ai essayé de me servir d’une langue-geste qui continuât à être celle dont on
se servait autour de moi, non de la langue-signe qui était dans les livres. [...] Mais [...] je
vois aussi que cette langue-geste (c’est un autre encouragement), que cette langue-suite-
de-gestes, où la logique cède le pas au rythme même des images, n’est pas très loin de
127
Voir au sujet de Ramuz : GAUVIN, Lise, La fabrique de la langue – De François Rabelais à Réjean
Ducharme, Paris : Seuil, 2004, 260-262. 128
Cité par PEGUY, Marcel, id., 241. (L’original de cette citation se trouve dans : BAILLY, Auguste,
« Chronique des livres : C. F. Ramuz, L’Amour du monde ». Candide, 10 septembre 1925.) 129
LES TREIZE, Rubrique « Les lettres – Curiosités ». Dans : L’Intransigeant, Paris, 18 janvier 1934, 6.
[en ligne] [réf. du 25 janvier 2012] Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7942671/f6.r=L%E2%80%99Intransigeant.langFR 130
MAHRER, Rudolf, « Un français de plein air : la langue romanesque de C. F. Ramuz ». Dans : Le
français moderne, année LXXIV, no 2, 2006, 220.
59
ce que cherche à réaliser avec ses moyens à lui le cinéma » – précise Ramuz dans sa
Lettre à Bernard Grasset131
.
Ces deux idées semblent résumer l’essentiel de la démarche esthétique : créer un
langage à la fois local et original, mais aussi permettant de mettre en œuvre une
esthétique proche de celle de l’image cinématographique.
De façon surprenante, c’est un lecteur insurgé contre l’article de Tisserand qui
paraît résumer l’essentiel de la discussion autour du langage ramuzien :
Qu’on discute, tant qu’on voudra, du style et de la syntaxe de M. Ramuz. Ce sont là
problèmes de langue et problèmes littéraires, propres à passionner tout esprit
cultivé. Mais ce sont des problèmes délicats, où il faut apporter avec beaucoup
d’esprit critique, de la finesse et de la sensibilité. L’injure est un procédé plus
facile. Reprocher à M. Ramuz, comme le fait le journaliste que vous citez, d’écrire
un patois impossible, c’est n’avoir rien compris à l’effort volontaire et obstiné d’un
auteur qui, ayant écrit des chefs-d’œuvre dans la langue de tout le monde [...],
cherche aujourd’hui, par d’autres procédés, à exprimer sa vision originale des
choses. Ces procédés sont sans doute contestables : raison de plus de les discuter,
de chercher leur raison d’être, d’examiner si peut-être le résultat justifie132
.
C’est le nombre élevé des critiques parues à propos du langage ramuzien et leur
vigueur qui ont poussé les portes des recherches contemporaines. Tel est le cas des
travaux de Rudolf Mahrer et de Lise Gauvin. Il faut attendre l’année 2006, pour que
Rudolf Mahrer examine plusieurs aspects essentiels de la langue romanesque
ramuzienne133
. Il invite à plusieurs reprises à une étude exhaustive de cette langue
spécifique qui fait notamment ressurgir plusieurs traits essentiels de l’esthétique et de la
poétique ramuzienne. Les théories élaborées par Lise Gauvin ne font que souligner la
nécessité du travail sur la langue romanesque des auteurs francophones, dont celle de
Ramuz. Lise Gauvin – à l’aide de la notion de surconscience linguistique – explique le
131
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Lettre à Bernard Grasset ». Dans : OCM, 11, 34-35. 132
NICOLLIER, Jean, « A propos du style de M. C.-F. Ramuz ». Dans : Gazette de Lausanne, 137ème
année, no 27, 28 janvier 1934, 2. [en ligne] [réf.du 25 mai 2012] Disponible sur :
http://www.letempsarchives.ch (sans lien direct) 133
Voir son article à ce sujet, MAHRER, Rudolf, id., 219-235.
60
potentiel créatif de la langue romanesque des auteurs francophones comme suit :
« Surconscience, c’est-à-dire conscience de la langue comme lieu d’inconfort et de
doute, mais aussi comme lieu privilégié d’invention et de création »134
. Elle prend
l’exemple de Miron et de Ramuz dont les œuvres sont représentatives des tensions liées
à la langue et au statut spécifique de leur production littéraire. Les deux auteurs
représentent parfaitement la situation des écrivains francophones que Lise Gauvin
caractérise ainsi :
[L]a situation des écrivains francophones a ceci de particulier que la langue est
pour eux un objet de réflexion et de négociation constantes. L’écrivain francophone
reçoit en partage une sensibiltié plus aiguë à la problématique des langues,
sensibilité qui s’exprime par de nombreux témoignages attestant à quel point
l’écriture est, pour chacun, synonyme d’inconfort et de doute. La notion de
surconscience renvoie à ce que cette situation d’inconfort dans la langue peut avoir
d’exacerbé et de fécond135
.
Dans cette réflexion, doute et création se superposent et se présupposent
mutuellement. Tel est le cas du langage utilisé dans les textes de Ramuz également.
Henri de Jouvenel (ancien ministre de l’Instruction publique) définit la Suisse en tant
que le « pays qui a trois langues littéraires, sans compter celle de M. Ramuz »136
. Il
semble que ce ne soit non seulement la langue, mais aussi les procédés narratifs
engendrant une esthétique moderne qui sont en jeu et pas seulement au niveau des
approches critiques. Avant de les analyser en détail, voici un panorama des
considérations esthétiques modernes relatives à l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz.
134
GAUVIN, Lise, « Ramuz – Miron : l’étrangeté d’une langue ». Dans : Deux littératures francophones
en dialogue : du Québec et de la Suisse romande. Actes du colloque de Lausanne, 25-27 avril 2002 / dir.
DORÉ, Martin – JAKUBEC, Doris, Québec : Les Presses de l’Université Laval, 2004, 165. Notons que la
position critique de Lise Gauvin converge dans une large mesure avec celle de Jean Starobinski, invitant
les écrivains considérés comme périphériques à convertir leur écart en plus-value artistique. Pour
connaître la position de Jean Starobinski en détail voir : MEIZOZ, Jérôme, « Le droit de “mal écrire” –
Trois cas helvétiques (XVIIIe-XX
e siècle) », art.cit., 92.
135 GAUVIN, Lise, id., 177.
136 « Du côté de chez Ramuz ». (auteur anonyme). Le nouveau cri, 11 avril 1936.
61
I.1.2.3. Approches contemporaines des questions esthétiques
La critique – représentée par des études plus exhaustives que les articles de
journaux parus à l’époque contemporaine du vivant de Ramuz – s’est intéressée aux
questions esthétiques et narratologiques posées par l’œuvre ramuzienne beaucoup plus
tôt qu’on ne croirait, notamment à partir de l’année 1943 environ. Le clivage qui se fait
dans la critique à partir de cette date nous permet de constater que le « renouveau
critique », dont le début est situé par Jérôme Meizoz aux années soixante, a déjà ses
germes dans les années quarante. Les approches qui nous intéressent dans ce sous-
chapitre se laissent répartir en deux périodes : la première est représentée par les études
parues entre 1943 et 1999 (de Jean-Marie Dunoyer137
à Sylvie Villelm138
) et la
deuxième par celles ayant vu le jour à partir de l’année 2000 (date de parution du
fameux article de Gérald Froidevaux intitulé « Ramuz et l’esthétique de la
modernité »139
).
Sous l’étiquette de « classique parfait », forgée par Jean-Marie Dunoyer, nous
retrouvons déjà en 1943 quelques caractéristiques esthétiques de l’œuvre ramuzienne
qui l’élèvent au rang des modernes. On peut citer quelques constats renvoyant au terme
« classique » : « Ce classicisme “cézannien” est la constante de l’œuvre entière de
Ramuz, et principalement de ses romans »140
. Et plus loin : « En définitive, c’est le
classicisme transcendant qui donne une résonnance universelle à des œuvres d’où tout
pittoresque non-transposé est rigoureusement banni »141
. A part les réflexions sur le
137
DUNOYER, Jean-Marie, « C. F. Ramuz ou le classique parfait ». Dans : Confluences, no 21-24, juillet-
août 1943, 131-140. 138
VILLELM, Sylvie, La forme ramuzienne – une écriture de l’implicite. Mémoire de DEA : Lettres et
Arts : Aix-Marseille I, 1995, 109 p. 139
FROIDEVAUX, Gérald, « Ramuz ou l’esthétique de la modernité ». Dans : Europe, 78e année, n
o 853,
mai 2000, 54-63. 140
DUNOYER, Jean-Marie, id., 133. 141
Id., 136.
62
« classicisme » ramuzien, l’étude de Jean-Marie Dunoyer s’occupe surtout du
positionnement d’Aimé Pache dans l’œuvre de Ramuz pour faire aussi l’éloge de son
originalité visuelle. Il s’agirait d’un « art visuel poussé à une perfection, telle que, tout
le temps qu’on le lit, c’est comme si on tournait les pages d’un livre d’images »142
.
L’écrivain-journaliste saisit l’essentiel de l’écriture ramuzienne comme suit : « Les
images jaillissent, sans cesse renouvelées, changent d’une phrase à l’autre. Rien ne vous
échappe, pas le moindre détail si le tableau l’exige [...]. Les scènes bougent, se
superposent, se substituent sans transition, si elles sont simultanées dans le temps sans
l’être dans l’espace, selon un procédé analogue au découpage cinématographique »143
.
Nous admettons également que les textes de Ramuz poussent souvent à l’extrême la
perfection visuelle. Par contre, nous verrons plus loin que la narration ramuzienne a
aussi tendance à assurer la transition entre les images ou les perceptions.
Quoique Maxime Chastaing intitule son étude « Notes sur Ramuz et la technique
du roman »144
et annonce expliciter la portée de certains procédés cinématographiques,
il abandonne l’idée du modernisme ramuzien en faveur d’une conception comparative
(dans le but de « déterminer la place de Ramuz parmi les romanciers “champêtres”145
»,
avec des clins d’œil à Giono, Balzac, Claudel, Conrad etc.). L’esthétique ramuzienne
semble être réduite à une conception dans laquelle tout se ramènerait au paysan. Malgré
cette optique un peu réductrice, on doit noter quelques idées de cette même critique,
notamment celles qui éclairent des points essentiels de la démarche ramuzienne :
l’« esthétique du phénomène », l’idée du rapport qui s’instaure entre le caractère
perspectif et rustique de l’œuvre de Ramuz, ainsi que l’absence d’entremetteurs et la
réduction méthodique. L’auteur du même article définit l’« esthétique du phénomène »
comme suit :
142
Id., 133. 143
Id., 136. 144
CHASTAING, Maxime, « Notes sur Ramuz et la technique du roman ». Dans : La Vie intellectuelle,
Editions du Cerf, 14ème
année, no 11, novembre 1946, 108-130.
145 Id., 109.
63
Ramuz ou l’esthétique du phénomène. Fonctions toujours de quelque observateur,
décor et personnages sont donc perspectifs. Si le roman ne contient pas de lois, il
dépend de la loi de perspective. La virtuosité cinématographique de l’auteur n’est
qu’une manifestation de cette loi essentielle. De même que Conrad […] « filme »
le rivage qui paraît courir devant ses yeux, de même Ramuz […] par un
« travelling » de conscience, inscrit dans son récit l’apparition du paysage […]146
.
Selon le même concept, les deux corollaires de la loi de perspective seraient les
suivants : « perspective est toujours perspective de personnage ; personnage est
toujours campagnard »147
. Plus loin, le critique ajoute que le roman « est perspectif
parce que fonction de ce que perçoivent les personnages ; il est rustique parce que les
personnages demeurent dans ces paysages champêtres qu’ils perçoivent »148
. Maxime
Chastaing observe bien que le phénomène et la perspective occupent une place
prépondérante dans l’œuvre ramuzienne. Mais l’idée selon laquelle la perspective serait
limitée à la conscience des personnages campagnards doit être nuancée. Une autre
forme de réduction semble, contrairement à l’idée de la restriction de la perspective,
enrichir la narration ramuzienne. Il s’agit notamment de la possibilité de l’absence
d’entremetteurs, marquée entre autres par la dominance des présentatifs « c’est » et « il
y a »149
et de la « “réduction” méthodique » concernant le dépouillement des gros
plans : « Ramuz met entre parenthèses tout vocabulaire d’âme afin de traduire de purs
mouvement corporels »150
. Négliger le vocabulaire d’âme, pour faire de la place à un
« travelling » de conscience : tel semble être le noyau de la réflexion de Maxime
Chastaing qui doit être reconsidérée dans son rapport à l’expression de l’absence
d’entremetteurs et à celle de la conscience-même.
En ce qui concerne les critiques parues entre 1960 et 1980, elles se caractérisent
essentiellement par une volonté de prouver la richesse esthétique ramuzienne. Il s’agit
surtout d’une richesse technique, due à la présence d’emprunts à différents arts.
146
Id., 110. 147
Id., 111. 148
Id., 113. 149
Id., 117. 150
Id., 120.
64
Clarence Reuber Parsons s’intéresse plus particulièrement aux différentes possibilités
offertes par la peinture que Ramuz exploitera dans ses romans. Son étude s’appuie
essentiellement sur les différents extraits du Journal, ainsi que sur les rapports avec les
peintres (tels Cézanne et Auberjonois). Elle note que « Ramuz s’est inspiré en
particulier des impressionnistes, de Cézanne et des cubistes »151
et soulève également la
question de la langue. Une importance particulière est accordée au vocabulaire lié à la
peinture (par exemple les couleurs et les verbes dérivés de « peindre »), à l’abondance
de quelques verbes, ainsi qu’à la forte présence des termes géométriques : « Une autre
catégorie de mots très importants chez Ramuz est celle qui groupe des termes
géométriques : point, ligne, triangle, carré, rectangle, losange, cube, etc. ; car ces termes
vont permettre l’analyse purement concrète du sujet »152
. On reviendra sur la question
du sujet, voire des identités perceptives, dans notre tentative de rapprochement de
l’esthétique ramuzienne et de la production romanesque des Nouveaux Romanciers.
Il faut également mentionner le dossier pédagogique de la Section des Langues
Romanes de l’Université d’Afrique du Sud qui dresse le portrait de Ramuz et de son
œuvre sur une trentaine de pages153
. L’avantage de ce document est de situer l’œuvre en
question au cœur de la problématique du réalisme et d’évoquer à ce sujet la production
littéraire de Balzac et de Flaubert. On souligne plus particulièrement les sous-titres du
chapitre « Aperçus sur les problèmes de la narration romanesque », « Le roman comme
“aventure” », « Régionalisme et universel », « Réalisme et vision » et « Objectivité et
compassion ». Ils ont pour but d’attirer notre attention sur le fait que l’œuvre de l’auteur
suisse romand ne rentre pas dans des catégories toutes faites, mais en embrasse
plusieurs. L’auteur du document conlut que « [l]e refus de l’interprétation, la volonté
d’objectivité ont favorisé par un étrange retour des choses, ce qui leur semble opposé :
la participation, l’identification au personnage. L’art de l’ellipse, de la suggestion, si
propre à Ramuz s’en tient au fait, comme un peintre au seul détail visuel, comme un
151
PARSONS, Clarence Reuben, Vision plastique de C. F. Ramuz, Québec : Les Presses de l’Université
Laval, 1964, avertissement. 152
Id., 20. 153
[BEVAN, David Gordon] (auteur supposé), « Ramuz » Dans : Avis aux étudiants, Université
d’Afrique du Sud, Section des Langues Romanes, Fr. III., 5/1970, p. 17-49.
65
cinéaste au seul mouvement des personnages dans leur environnement. De la sorte, il
nous force à coller à ce fait, à ce détail visuel, plastique »154
.
Michel Dentan examine l’expérience dynamique liée à la perception visuelle, au
rapport sujet-objet-création et à la (re)construction de l’espace. Il souligne plus
particulièrement la chosification de la vie psychologique, la dynamique du gestuel et du
visuel, pour ensuite décrire les différentes manifestations de l’exercice de la puissance.
On retiendra pour notre propos l’importance du sujet, l’objectivisation et le dynamisme
de la vision, ainsi que la liberté des points de vue. Michel Dentan constate notamment
que « [l]a répétition insistante des verbes “voir” et “entendre” souligne cette importance
du sujet par rapport à l’objet, la nécessaire activité du sujet pour que les objets
existent »155
. Selon notre hypothèse, c’est souvent un jeu où la complémentarité,
l’association des points de vue rend possible la dynamique perceptive. L’auteur de
L’Espace de la création souligne également que le « “on” ramuzien si fréquent, et qui
implique plus ou moins confusément et le personnage, et le narrateur, et parfois toute
une collectivité, et insidieusement le lecteur lui-même, ce “on” a pour effet d’objectiver
la vision du personnage particulier […] »156
. Ensuite, il complète sa réflexion en
affirmant que « le “on” du narrateur déborde largement la vision subjective et impose
une vision objective préalable : entendons par là que, dans certaines phrases au moins,
les choses semblent posées devant un regard “désinteréssé”, devant un “pur” regard. Les
guillemets sont nécessaires pour rappeler le caractère relatif de cette pureté et du
désintéressement de ce regard ; […] il vise uniquement à distinguer des couleurs et des
formes […] ; et cela suffit sans doute à créer une solide illusion d’objectivité »157
.
Michel Dentan souligne également l’alternance de la « vision avec » (ce qui correspond
chez Genette à la focalisation interne) et du point de vue d’un témoin, ainsi que les
154
Id., 49. 155
DENTAN, Michel, op.cit., 35. 156
Id., 36. 157
Id., 37. Notons l’analogie entre la terminologie de Michel Dentan et de Hector de Saint-Denys
Garneau.
66
exemples du regard plongeant et créateur158
. À propos de la liberté des points de vue, il
met en relief la nécessité d’un travail sur le statut du narrateur ramuzien qui « mériterait
toute une étude, roman après roman, pour en apprécier les diverses modalités »159
. Une
partie de cette étude sera consacrée aux modalités du narrateur, liées aux jeux de points
de vue qui nous permettra de nuancer le comportement de ce « pur regard ».
Philippe Carrard consacre un article novateur à La Grande Peur dans la
montagne en 1980 qui, malgré sa pertinence, est peu cité dans les études ramuziennes
ultérieures160
. Il traite la problématique de la narration et tente de définir le statut de
l’instance narrative. Outre des questions de l’énonciation, du personnage et de la
collectivité, Philippe Carrard relève plusieurs points cardinaux de la narration
ramuzienne :
Tout d’abord, l’extrême soudaineté des changements de position : on peut passer
d’un type de narration à un autre dans le même chapitre, le même paragraphe, voire
dans la même phrase, et cela sans que la modulation soit préparée ou motivée par le
texte. En second lieu, le caractère irréductible des ambiguïtés […] : la narration,
dans La grande peur, reste suspendue entre ses virtualités, elle ne se réduit jamais à
l’une d’entre elles. […] En fait, tout se passe comme si Ramuz voulait mettre en
scène l’arbitraire mobilité du narrateur traditionnel, actualiser, en rendant très
visible le passage de l’une à l’autre, diverses positions narratives ; autrement dit,
comme s’il voulait manifester les possibilités, ou les péripéties de la narration161
.
Ces constats relatifs à la narration sont à considérer, d’autant plus qu’ils
semblent illustrer d’autres phénomènes aussi, tels la création des points de vue et de
subjectivités postiches ou provisoires. Nous pouvons également rajouter à ces constats
que la volonté de manifester les possibilités narratives va de pair avec celle de
l’exploitation des possibilités perceptives. Toutes ces caractéristiques notées par
158
Id., 41-42. 159
Id., 42-43. 160
CARRARD, Philippe, « Ramuz et le problème de la narration ». Dans : Neophilologus, vol. 1, no 64,
1980, 54-63. 161
Id., 59.
67
Maxime Chastaing rendent compte de l’analogie entre le discours narratif ramuzien et
celui du récit contemporain que Philippe Carrard commente comme suit :
En cela, Ramuz contribue au décentrement du discours narratif qui est un des
aspects majeurs du récit contemporain. Dans la mesure où l’intertexte est non
seulement ce qui précède le texte mais ce qui le suit, il annonce les jeux de
devinette de Degrés, l’équivoque soigneusement entretenue de La Jalousie, le
brouillage systématique des pronoms dans Personnes. Et il subvertit le récit
classique d’une manière sans doute d’autant plus saisissante qu’il en maintient par
ailleurs certaines conventions, telles l’intrigue ou la caractérisation162
.
Lors du rapprochement des techniques mises en œuvre dans les romans de
Ramuz et celles associés à la mouvance du Nouveau Roman, nous attribuons une large
place aux romans évoqués par ce critique. Ramuz-même note la primauté de l’image par
rapport à l’intrigue : « Les “péripéties” ne m’intéressent pas. L’invention ne doit pas
être dans le sujet ; elle doit être dans la manière de le rendre. Elle est dans le ton, dans le
choix : elle est dans la vue éclatante ; elle est dans l’image ; elle est dans le mouvement
de la phrase ; elle n’est pas ailleurs »163
.
Cette première mention du rapprochement de Ramuz et des modernes trouve sa
suite dans quelques études parues à partir de l’an 2000. Le tournant dans l’évolution de
la critique montre aussi l’interêt d’une étude exhaustive sur les éventuelles analogies
entre la production romanesque de Ramuz et celle des années 1960-1980. Gérald
Froidevaux entreprend une étude sous le titre L’Art et la vie : l’esthétique de C. F.
Ramuz entre le symbolisme et l’avant-garde, dans laquelle il se propose – à partir des
textes du Ramuz théoricien – de situer la réflexion esthétique du Vaudois par rapport
aux démarches poétiques des symbolistes et des représentants de l’avant-garde, tout en
prenant compte des rapports qui s’instaurent entre l’art et la vie, l’art et la critique164
.
Gérald Froidevaux se base sur des textes ramuziens susceptibles de rendre compte de sa
162
Id., 60. 163
RAMUZ, Charles Ferdinand, Journal 1904-1920, OC, XVI, 57. (note du 23 octobre 1905) 164
FROIDEVAUX, Gérald, L’Art et la vie : l’esthétique de C.F. Ramuz entre le symbolisme et les avant-
gardes, Lausanne-Paris : L’Âge d’Homme, 1982, 209 p.
68
démarche esthétique. Il en éclaire plus d’un point essentiel, dont on retiendra un
moment paradoxal et d’autant plus enrichissant pour l’étude de l’œuvre. Il s’agit d’une
part de l’inscription des recherches esthétiques ramuziennes dans celles de son époque,
d’autre part de la méfiance de Ramuz devant le progrès : « À la fin de son activité de
chroniqueur et de critique, sa réflexion esthétique s’intalle dans l’hésitation, dans
l’incertitude, dans un mouvement insurmontable d’oscillation »165
. Cet aspect de la
création ramuzienne prend également différentes formes au niveau de la narration. En
ce qui concerne la question de la méfiance, le même critique note que « le refus
ramuzien du progrès s’amplifie en une méfiance générale devant le monde
moderne »166
. La méfiance et l’oscillation apparaissent non seulement au niveau
thématique (voir par exemple L’Amour du monde), mais également au niveau du rapport
des personnages à la perception ou à celui de l’alternance des pronoms et des points de
vue.
Nathalie Sichler-Wolff consacre une thèse à l’analyse de Aimé Pache, peintre
vaudois en 1982. L’auteur pose le problème de la description dans le roman choisi et
propose d’une part une étude des passages construits à l’aide des verbes être, faire, des
verbes de perception, des verbes d’état, des verbes dits descriptifs et du présentatif il y a
« susceptibles d’engendrer des phrases descriptives »167
. Elle examine également le rôle
de la ponctuation, de la liaison et du rythme des phrases ramuziennes pour en arriver au
rapprochement de l’itinéraire artistique de Cézanne et de Ramuz. Pour ce faire, elle
revient à la question des sources littéraires et picturales qui auraient inspiré le style
ramuzien. En littérature, il s’agirait essentiellement de Balzac, Zola, Flaubert et
Maupassant, en peinture de Delacroix, Monet, Auberjonois et Cézanne. L’auteur de
cette thèse base ses constats relatifs aux influences sur des extraits du Journal et surtout
sur le texte sur Cézanne (L’Exemple de Cézanne). A la fin de sa réflexion, elle propose
165
Id., 14. 166
Id., 121. 167
SICHLER-WOLFF, Nathalie, L’art de la description dans Aimé Pache, peintre vaudois de C.F.
Ramuz. Thèse de 3e cycle : Linguistique française et études romanes : Paris IV : 1982, 18.
69
l’ébauche d’une théorie de l’écriture descriptive et constate qu’« il semble que Ramuz
soit un des premiers écrivains à avoir posé le problème d’une écriture descriptive »168
.
En ce qui concerne le cinéma, elle insiste surtout sur les réflexions ramuziennes parues
à ce sujet et souligne la mobilité des points de vue, ainsi que la successivité :
Dans cette incapacité à voir la suite des choses, Ramuz semble se heurte (sic !)
aussi au problème de la mobilité de la vision, et il semble bien que tout son style
tende vers un assemblage de sensations juxtaposées simultanément dans le temps et
dans l’espace, donnant l’illusion que l’objectif se promène sur la totalité du monde
évoqué. […] On voit bien que Ramuz utilise un style décousu volontairement
comme s’il voulait traduire par là la multiplicité des facettes possibles de son
regard de poète. En ce sens il cherche une langue qui ait la nuance de la poésie,
mais aussi tout particulièrement la mobilité du cinéma169
.
Concernant la successivité, elle note la capacité ramuzienne de permettre la
retouche, la progression et la précision, mais aussi l’élargissement ou la
généralisation170
. Nous ne pouvons que regretter qu’elle ne développe pas plus en détail
la question de la présence du cinéma, notamment au niveau de la production littéraire
même.
Philippe Renaud examine – entre autres – les différentes formes de l’image
ramuzienne et constate que « “la pulsion du voir” (Freud) […] se thématise, se réfléchit,
devient un principe organisateur, tant de l’histoire que du récit […] »171
. Il souligne
notamment le rôle des cadrages et l’ancrage théâtral des textes ramuziens et propose
quelques exemples essentiellement mythiques, pour donner un aperçu des images et
techniques narratives, telles qu’elles se présentent dans La Grande Peur dans la
montagne. Ce sujet étant crucial pour ce travail, il faut noter l’idée de la mobilité des
points de vue, telle qu’elle apparaît dans l’optique de Philippe Renaud : « [L]es angles
168
Id., 183. 169
Id., 184. 170
Id., 186. 171
RENAUD, Philippe, id., 26.
70
de vue ne cessent de se modifier : on passe constamment d’une vue du conteur à une
vue des auditeurs. […] Une fois de plus, Ramuz trouve un procédé (une variante de la
structure de base) apte à faire jouer la mise en rapport de divers niveaux d’images »172
.
Philippe Renaud relève la question de la nécessité d’être vu pour être, de l’absence
éventuelle du point de vue à partir duquel quelque chose est vue et la construction
hypothétique des images173
. Il souligne plus particulièrement les caractéristiques
suivantes de la grammaire narrative ramuzienne : l’emploi des temps verbaux, la
multiplication et le retournement des points de vue, le simultanéisme et l’usage biseauté
du on174
. De notre point de vue, les éléments d’une grammaire narrative élaborés par ce
critique sont particulièrement importants. On ne retiendra pour l’instant que les
phénomènes relevant d’un caractère double ou multiple (par exemple la duplicité des
espaces scéniques et de la temporalité narrative) et plus particulièrement le passage
perpétuel d’un personnage à l’autre, la multiplicité des points de vue175
. À propos de
cette dernière, on doit citer sa réflexion suivante :
À partir de 1913, Ramuz multiplie, diversifie à l’extrême les « prises de vue » et les
« prises de voix ». Un tel dispositif échappe à la théorie de Genette, selon laquelle
le « mode » et la « voix » sont deux phénomènes toujours séparables. […] Ce qui
semble typiquement ramuzien, c’est ce que je nommerai […] refus de la continuité,
ou « saut ». De même que l’on « saute » des temps verbaux, de même on « saute »
dans les domaines du point de vue et de la voix176
.
Jean-Pierre Portmann nous livre aussi différents éléments essentiels de la
création ramuzienne. Dans son bref article basé essentiellement sur les réflexions de
Ramuz relatives à la création littéraire et picturale, il note entre autres les
caractéristiques suivantes de l’esthétique ramuzienne : la dualité entre peinture et
172
Id., 33. 173
Id., 34. 174
Id., 68. 175
Id., 85-99. 176
Id., 96-97. Philippe Renaud développe également la question des métaphores dans Passage du poète,
ainsi que celle des espaces paradoxaux.
71
écriture, l’organisation perceptible et symétrique des espaces177
. Il propose également
une brève liste des procédés narratifs décélés par d’autres auteurs, dont on souligne
celui relatif au cinéma : « Ramuz fut obsédé par les problèmes et les techniques de
simultanéité […]. Nous pensons qu’il fut aussi préoccupé par le mouvement, par le
déroulement des événements. […] Ramuz fut, assurément, sensible aux images, à des
séries d’images, à des images non figées, fugaces, qui se relaient, se chevauchent »178
.
Nous revoici dans la problématique de la transposition des images, mais aussi des points
de vue.
En 1995, Sylvie Villelm propose une lecture de La Grande Peur dans la
montagne, Derborence et Si le soleil ne revenait pas, en s’appuyant sur les théories
narratives de Genette et de Lintvelt179
. Elle définit le narrateur des trois romans en tant
qu’ambigu, assumant d’une part la fonction hétérodiégétique, d’autre part celle d’un
narrateur représenté (c’est-à-dire exclu de l’histoire ou faisant partie des communautés
décrites)180
. Sylvie Villelm insiste aussi sur l’absence de la fonction régulatrice du
narrateur181
. Nous soulignons en particulier sa remarque relative à la théorie
genettienne :
G. Genette s’oppose à la confusion de l’instance qui parle avec celle qui voit ; le
narrateur ne perçoit pas – à moins bien sur qu’il ne soit un personnage – ; il ne fait
que raconter... Mais parfois, le narrateur qui s’identifie aux personnages est celui
qui voit : dans Derborence, par exemple […], c’est par le narrateur qu’il est vu : en
effet, Antoine est seul à ce moment-là182
.
Bien que l’auteur évoque une autre forme d’« extrospection », notamment la
vision de la « caméra », elle considère la narration actorielle comme forme dominante
177
PORTMANN, Jean-Pierre, « C. F. Ramuz, créateur d’images ». Dans : Bulletin de la Société
Neuchâteloise de Géographie, no 37, 1993, 18-21.
178 Id., 24.
179 VILLELM, Sylvie, La forme ramuzienne – une écriture de l’implicite, op.cit.
180 Id., 7-11.
181 Id., 13.
182 Id., 16.
72
dans les œuvres traitées et insiste sur la fonction « limitée » du narrateur183
et la
confusion des voix : « La voix du narrateur se confond effectivement avec celle, naïve,
des personnages »184
. L’auteur mentionne également l’importance du mouvement
comme marque de l’influence du cinéma sur l’art ramuzien185
. Au niveau des
personnages, cette critique insiste sur la fonction créatrice du regard186
.
C’est à partir du tournant du siècle que s’accentue le changement dans les
approches critiques qui sont désormais centrées sur l’influence du cinéma, la question
du point de vue, l’usage des temps verbaux et qui insistent plus particulièrement sur la
modernité de Ramuz. Jacqueline Sessa dans « Le cinéma au village : L’Amour du
monde de C.F. Ramuz » – outre l’analyse de différents éléments thématiques – se fixe le
but de prouver que Charles Ferdinand Ramuz a précédé Dos Passos au niveau de
l’influence du cinéma sur la poétique romanesque : « Or je voudrais démontrer que
Charles-Ferdinand Ramuz l’avait précédé dans l’emploi de techniques de narration
empruntées à cet art et que, ce qui est encore plus remarquable, il l’inclut dans un
ensemble communicationnel, au sens le plus large du terme […] »187
. Ainsi, dans La
Séparation des races, on assisterait à la présence d’un narrateur faisant surgir de ce
qu’on appelle en cinéma le panoramique vertical ou contre-plongée progressive188
. Un
autre effet cinématographique est également évoqué, il s’agit du fondu enchaîné que
l’auteur associe au glissement d’un « référent sous un autre en gardant le même pronom
anaphorique »189
. A part cet élément linguistique, le lien entre la mise en œuvre des
procédés cinématographiques et les différents éléments thématiques est également
souligné : « Gros plans, travellings, champs contre champs, fondus au noir, servent à
approcher aussi bien l’idole que l’imitatrice et leurs partenaires masculins : gros plans
sur les bras et les mains, travellings pour suivre les mouvements dans l’île ou les
183
Id., 17-26. 184
Id., 27. 185
Id., 91. 186
Id., 95-96. 187
SESSA, Jacqueline, « Le cinéma au village : L’Amour du monde de C.F. Ramuz ». Littérature et
cinéma – Écrire l’image / sous la responsabilité de Jean-Bernard Vray, Saint-Etienne : Publications de
l’Université de Saint-Étienne, 1999, 81. 188
Id., 82. 189
Id., 84.
73
appartements, champ contre champ pour passer de l’un à l’autre amant et cut d’un degré
du récit à l’autre »190
.
Gérald Froidevaux publie sa réflexion sur l’esthétique de la modernité
ramuzienne en 2000191
. Il commence son analyse avec quelques constats relatifs à
L’Amour du monde, pour ensuite faire le rapprochement entre l’esthétique ramuzienne
et baudelairienne. Concernant la modernité des auteurs en question, elle s’inscrirait dans
une perspective de volonté commune à « créer un art inédit autant qu’à confirmer la
beauté éternelle en utilisant les circonstances présentes et des sujets nouveaux »192
.
D’un point de vue narratologique, la discontinuité, l’incertitude des voix, de l’instance
narrative et de la réalité est mise en avant à plusieurs reprises. A propos de la
perturbation qui s’empare du village représenté dans L’Amour du monde, l’auteur
constate que « [l]e désarroi général s’exprime parfaitement dans l’écriture polyphonique
du roman, dont les ruptures logiques et chronologiques créent une confusion volontaire
entre les faits racontés et les fantasmes des personnages »193
. Ce commentaire vaut
également aux différents niveaux et instances de la perception. Le même critique
explique la modernité de l’écriture ramuzienne comme suit :
Ramuz […] est un des premiers romanciers français à tirer un profit littéraire de
techniques cinématographiques telles que le fondu enchaîné et le montage
parallèle. […] Son écriture novatrice permettrait de le situer au centre de l’avant-
garde littéraire de l’époque. Dès 1913, Ramuz emploie des procédés narratifs
inédits, propres à faire éclater la structure du récit […]. Des études récentes ont
permis d’apprécier la complexité de l’écriture ramuzienne, qui multiplie les
variations de point de vue, déstabilise l’instance narrative et brouille l’ordre
logique de l’histoire […]194
.
190
Id., 86. 191
FROIDEVAUX, Gérald, Ramuz ou l’esthétique de la modernité, op.cit. 192
Id., 61. 193
Id., 54. 194
Id., 54-55.
74
En 2001, Sylvie Villelm revient sur la question de l’implicite et plaide pour le
rapprochement de l’écriture ramuzienne et de la dramaturgie théâtrale195
. Notons pour
notre sujet le titre de l’un des chapitres de ce travail : Espace, esthétique dramaturgique
et emprunt au cinéma. Selon l’auteur de cette thèse, l’influence que le cinéma a pu
effectuer sur l’œuvre ramuzienne se présente essentiellement dans la figuration de
l’espace, de l’existence des dialogues196
. Sylvie Villelm considère la présence des effets
cinématographiques dans leur rapport avec l’espace et souligne l’importance du
mouvement197
. Parmi les procédés cinématographiques propres au style ramuzien, elle
répertorie les gros plans, les plans d’ensemble, la vision en plongée et en contre-plongée
et le montage parallèle ou alternant. En ce qui concerne le montage alterné, elle constate
que les changements de lieux s’opèrent très souvent en même temps que les
changements de chapitres198
. Selon nous, ces changements s’avèrent plus intéressants
lorsqu’ils se produisent au sein du même chapitre, voire de la même page ou de la
même phrase. En ce qui concerne les plans d’ensemble, Sylvie Villelm les associe à la
description de la montagne. Les gros plans et les scènes faisant usage des techniques de
plongée et de contre-plongée seraient équivalents des éléments thématiques199
.
Il nous semble aussi important de citer les trois positions narratrices décrites par
Mélanie Richard. Elle consacre notamment un court chapitre de son mémoire à la
catégorie des « récits cinématographiques » ramuziens, parmi lesquels elle compte
L’Amour du monde et Présence de la mort200
et propose aussi une caractérisation du
narrateur. Selon sa conception, le narrateur ramuzien serait rattaché à la présence plus
ou moins importante de l’action de l’auteur201
. Elle souhaite ainsi « mettre en lumière le
195
Voir sa thèse : VILLELM, Sylvie, La dramaturgie implicite dans les romans de Charles-Ferdinand
Ramuz (1926-1937), op.cit. 196
Id., 368. 197
Id., 369-370. 198
Id., 374. 199
Id., 378-383. 200
RICHARD, Mélanie, Le thème de la création dans l’œuvre de C.F. Ramuz. Mémoire de maîtrise :
Lettres modernes spécialisées : Paris IV : 2002, 76-78. 201
Id., 79.
75
pouvoir créateur de l’auteur »202
et décrit les positions narratrices ramuziennes comme
suit : la première position correspondrait à celle qui permet à l’auteur d’établir un
narrateur fictif, relatant une histoire en abyme ; la deuxième à celle qui rend possible la
transparence de Ramuz à travers l’expression de toute une communauté ; et la troisième
serait l’équivalent d’une position démiurgique, à caractère extradiégétique203
.
En 2003, Christian Morzewski propose un essai d’optique ramuzienne. Il
examine les relations que la vue instaure ou empêche entre les personnages de
différentes nouvelles du Vaudois. À l’opposé de la vision comme instance dominante,
Christian Morzewski propose le terme du non-regard de l’impuissance dépressive
caractérisant les relations humaines au sein des nouvelles ramuziennes204
. L’auteur de
l’article traite la difficulté des relations, surtout des relations amoureuses dans leur
rapport à la vue ou à la non-vue. Il affirme :
Ainsi la forme brève met-elle encore plus nettement en évidence le caractère
généralement malheureux et mortifère de la communication spéculaire chez Ramuz
– l’organisation de la vue en spectacle régi par une spatialisation symbolique très
codifiée (haut/bas, monter/descendre), le caractère incoercible et même fatal de la
vue […], et son ambivalence fondamentale nous autorisant à parler de valeur
éminemment tragique205
.
Vincent Verselle prend la défense de l’usage ramuzien des temps verbaux. Après
avoir cité les reproches formulés à cet égard, il propose notamment un angle d’étude
contemporain, en privilégiant l’hypothèse selon laquelle l’écriture ramuzienne
modifierait les codes verbo-temporels décrits par Benveniste et Weinrich206
. Il
s’intéresse au roman intitulé La Beauté sur la terre et plus particulièrement à l’effet
d’irruption déclenché par l’apparition du présent au milieu d’autres formes verbales qui
202
Ibid. 203
Id., 79-82. 204
MORZEWSKI, Christian, « Regard et point de vue dans les nouvelles ramuziennes – essai d’optique
ramuzienne ». Dans : CFR, 7, 176. 205
Id., 191. 206
VERSELLE, Vincent, « Les temps sont durs ! ». Dans : DAR, 221.
76
modifierait essentiellement la situation d’énonciation : « [L]es changements énonciatifs
marqués par les ruptures temporelles ne relèvent pas d’un changement de voix, mais de
l’adoption des postures énonciatives différentes » – affirme-t-il207
. En ce qui concerne le
passage entre les différents foyers perceptifs, il s’opère chez Ramuz par une
« désorganisation des temps verbaux » capable de produire un « montage » de différents
plans208
. Pour voir s’il s’agit exclusivement des foyers perceptifs délimités comme ceux
des personnages, l’analyse d’autres textes s’impose aussi209
. On souligne quelques
constats élaborés par le même auteur au sujet du déroulement de la narration. Il affirme
notamment que les ruptures temporelles traduisent la mobilité du récit dans sa
dimension temporelle et spatiale, c’est-à-dire celle des moments d’énonciation et des
points de perception (rapidité de l’enchaînement des répliques, césure entre les plans
« cinématographiques » etc.)210
. L’adoption des postures perceptives diverses ou
complexes est également en jeu.
Le même numéro des Etudes de Lettres paru à Lausanne contient un article
intitulé « Poétique ramuzienne du tableau : Les Signes parmi nous (1919) » et rédigé par
Rudolf Mahrer. L’auteur commente la version originale du roman et souligne
l’importance de l’incipit dans la construction du sens du « tableau » et du langage
ramuzien. En inscrivant son approche dans une perspective linguistique (principalement
dans les travaux de Jean-Michel Adam, François Jost et Harald Weinrich), il s’intéresse
plus particulièrement à l’usage ramuzien du présent et des présentatifs. Rudolf Mahrer
rapproche le présent ramuzien au « présent scénique » tel qu’il est défini par
Weinrich211
. Il exploite aussi les phénomènes de la prise en charge énonciative et
perceptive. On souligne ses propos relatifs au langage cinématographique :
207
Id., 224. 208
Id., 228. 209
Voir les constats relatifs à cette restriction dans id., 227. 210
Id., 229. 211
MAHRER, Rudolf, « Poétique ramuzienne du tableau : Les Signes parmi nous (1919) ». Dans : DAR,
273.
77
L’image cinématographique, on l’a souvent prétendu, ne connaît qu’un temps : le
présent. […] Par ailleurs, l’image cinématographique peut basculer en un
mouvement de caméra, de l’illusion d’objectivité à la subjectivité totale, selon
qu’une marque d’énonciation permette d’identifier une vue comme la vision d’un
personnage212
.
A propos du rapport de l’usage du présent et du cinématographique, il constate
que « le texte produit une sorte de champ/contre-champ, où le champ est visuel et lié à
Caille, et le contre-champ cognitif (ou auditif ?) est lié aux quatre clients. […] On y
trouve donc des “montages” (dont les tiroirs verbo-temporels sont un instrument clé)
qui sacrifient parfois la syntaxe sur l’autel de l’expressivité »213
. L’intérêt de la notion
de temporalité chez Ramuz est démontré non seulement dans l’étude citée ci-dessus,
mais également dans une autre réflexion qui s’associe au même auteur (en collaboration
avec Antonin Wiser). Les co-auteurs de « La notion de temporalité phénoménologique
chez C.F. Ramuz (Présence de la mort, 1919) et Claude Simon (La Bataille de
Pharsale, 1969) » inscrivent leur démarche dans la phénoménologie comme « milieu de
la modernité esthétique » : « Ramuz et Simon seraient ainsi compagnons d’une
modernité marquée par un retour aux choses, tournée vers le monde plutôt que vers
l’ego, sa psyché et sa moralité »214
. Rudolf Mahrer caractérise l’expérience temporelle
ramuzienne comme suit : « L’enchaînement des émergences à la conscience, des
donations perceptives et leur addition, instituent la temporalité des scènes. Le sujet
percevant ne se meut pas dans une temporalité-cadre […] qu’on pourrait dire objective,
mais organise et structure le temps depuis son expérience perceptive »215
. Pour lui,
« Ramuz […] paraît opérer l’équivalent esthétique de la réduction phénoménologique
qui conduit […] au “temps immanent du cours de la conscience” – sans qu’il s’agisse là
212
Id., 274. 213
Id., 278. 214
MAHRER, Rudolf – WISER, Antonin, « La notion de temporalité phénoménologique chez C.F.
Ramuz (Présence de la mort, 1919) et Claude Simon (La Bataille de Pharsale, 1969) ». Dans : Temps et
roman / colloque international et pluridisciplinaire organisé par le Centre de recherche sur l'Europe
littéraire, (CREL, composante d’ILLE, EA 34 37) du 23 au 25 mars 2006, Université de Haute-Alsace,
Mulhouse-Colmar (dir. Peter SCHNYDER), Paris : Orizons chez L’Harmattan, 2007, 216. Plus loin
(223.), les auteurs parlent d’« un paradigme subjectif ou égocentré de l’écriture du temps ». 215
Id., 222.
78
aucunement d’un projet intentionnellement phénoménologique de la part de l’écrivain
romand »216
. Antonin Wiser de son côté démontre que le cas de Claude Simon incarne
justement le contraire de l’expérience ramuzienne, notamment :
Le paradigme d’écriture phénoménologique, tel que dégagé chez Ramuz, suppose
que la continuité de la conscience fluxionnelle – c’est-à-dire l’unité du sujet
percevant – produise la continuité temporelle […]. La temporalité
phénoménologique et son écriture font donc fond sur l’unité de la subjectivité. Or,
il nous semble que c’est sur tout autre chose que repose l’écriture de Simon, à
savoir l’éclatement de cette unité217
.
En ce qui concerne le constat d’Antonin Wiser relatif à la perception fugitive,
l’insistance sur l’instant chez Ramuz nous semble entrer en jeu (et nous y reviendrons) :
« Un objet encore indéterminé, par le procès de son apparition éclaire, est réduit à deux
couleurs, puis à une forme. Cette réduction est aussi celle d’un objet à sa perception
fugitive (par la mention de l’œil, de la paupière ou du visage) »218
. Ce qui semble tout
de même rapprocher l’écriture ramuzienne et simonienne, c’est « un égal souci de
distanciation à l’égard d’une conception objectiviste du temps et de son écriture, à partir
d’un refus commun du réalisme illusioniste »219
.
La continuité et l’unité perceptive étant en jeu, le chapitre suivant nous permettra
de voir en quoi les définitions du fonctionnement du pronom on et ses occurrences
ramuziennes permettent d’en rendre compte.
216
Id., 224. 217
Id., 227. 218
Id., 228. 219
Id., 235.
79
II. QUAND C’EST ON QUI PERÇOIT
80
Là, dans l’écrit – la personne
illusoire ironise encore : sur
cette pénétration à nommer Ce
(jeune homme), montré du
doigt mais manquant à l’appel,
dont l’identité s’évanouit avec
l’origine. Et votre nom, c’est
comment ? Nar. On ne sait pas
d’où cela vient. Au moment où
l’on, impensable, mais
inévitable sujet, donne son sens
à la syntaxe. (langue se délie à
vous entendre en elle) l’indéfini
s’installe sous le défini,
gouvernant provisoirement
l’infinitif et le nom... 220
II. 1. On – une instance polyvalente ?
La polyvalence du pronom on doit être envisagée dans ce chapitre-ci sous un
double angle. D’une part, tel qu’il se présente dans les romans de Charles Ferdinand
Ramuz. D’autre part, il convient aussi de définir la lignée dans laquelle cet usage
s’inscrit. Selon notre hypothèse, il s’agit de mettre en valeur l’acte de perception,
l’activité percevante dont nous pourrons observer les différentes manifestations lors de
220
Cité par ATLANI, Françoise, « ON l’illusioniste ». Dans : ATLANI, Françoise – DANON-BOILEAU,
Laurent – GRÉSILLON, Almuth – LEBRAVE, Jean-Louis, SIMONIN, Jenny ; [sous la direction
d’Almuth GRÉSILLON et de Jean-Louis LEBRAVE], La langue au ras du texte, Lille : Presses
Universitaires de Lille, 1984, 26. (L’auteur renvoie à un extrait de « L’on de la langue », montage fait de
citation de D. Collobert, J.P. Faye et F.C. Montel. Voir la note de bas de page correspondante sur la page
29 du même ouvrage : « La langue manifeste ; Littérature et théorie du langage ». Action poétique, 1975,
125-126.)
81
l’analyse textuelle. La perception individualisée n’étant pas de rigueur, la narration met
l’accent sur la création des points de vue mobiles. Nous serons ainsi amenés à dessiner
quelques tendances qui peuvent contribuer à la définition du fonctionnement de ce
pronom.
Comme le dit Jean-Pierre Monnier dans sa caractérisation, il s’agit de « ce qui ne
cesse d’être hors de l’homme et qui cependant est de l’homme »221
. Ce double caractère
s’applique non seulement sur le caractère « hors de l’homme » (« non-personne ») ou
« de l’homme » (« personne ») de on, mais aussi sur son comportement-même. Passage
et mobilité sont notamment ses caractéristiques inhérentes. Edith Le Bel éclaire deux
aspects cardinaux de la problématique liée à ce qui relève de l’homme. L’absence de
détermination référentielle donnerait lieu à la mobilité et la flexibilité de on :
[I]l peut ainsi être employé à la place de tous les pronoms personnels, acquérant
alors une détermination référentielle, une valeur stylistique aux connotations
psychologiques contradictoires qui modalisent le discours en imposant à la
détermination référentielle du pronom personnel l’indétermination de ON. Celui-ci
se prête alors à toutes les stratégies d’“effacement”, d’“estompement”,
d’“atténuation”222
.
Voiler ou plutôt dévoiler certains foyers perceptifs, atténuer leur caractère
subjectif et individuel ou encore effacer le médiateur sont des questions récurrentes de
la narration ramuzienne, souvent critiquée par les puristes.
« Mais il n’y a pas, en littérature, que des questions de grammaire. “Nous
admettons, à la rigueur, que votre langue soit correcte, dira-t-on à M. Ramuz, mais votre
langue n’est pas belle.” Et c’est ce qu’en effet on lui dit fort souvent »223
. Cette critique
soulève deux problèmes relatifs au langage ramuzien. Il s’agit d’une part du rôle de la
221
MONNIER, Jean-Pierre, Ecrire en suisse romande entre le ciel et la nuit : essai, Albeuve : Castella,
1986, XIV. 222
LE BEL, Edith : « Le statut remarquable d’un pronom inaperçu ». Dans : La Linguistique, vol. 27.,
fasc. 2, 1991, 97. 223
Cité par CHOUX, Jean, « Un romancier réaliste – C. F. Ramuz ». Dans : Mercure de France, 25ème
année, no 407, 1
er juin 1914, 457. [en ligne] [réf. du 4 avril 2013]. Disponible sur :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2017487/f19.image.langEN
82
grammaire en littérature et de l’incorrection reprochée à l’auteur suisse romand. L’autre
problème soulevé par cette critique porte sur la notion de la beauté de la langue. Ces
questions sont liées l’une à l’autre dans la mesure où de nombreuses critiques parlent
d’incorrection (voulue !) dont surgirait par exemple l’absence de distinction entre le
parler du narrateur et celui des personnages. La reprise abondante du pronom on figure
aussi parmi les éléments susceptibles de « déranger ». Il s’agit de l’une des constantes
les plus représentatives de la poétique ramuzienne et qui prêterait à la confusion des
voix. L’étude de cet élément textuel et de ses différentes fonctions dans les romans de
C. F. Ramuz nous semble pertinente pour différentes raisons. Il s’agit d’une part d’une
constante de la narration ramuzienne : sa coprésence avec les segments liés aux actes de
perception (visuelle et auditive), ainsi que son caractère « indéfini », relié à l’éventualité
de la perception imprègnent fortement toute son œuvre. D’autre part, l’analyse de on
représente un enjeu possible des réflexions concernant la question du point de vue, de la
focalisation et de la subjectivité en littérature, ainsi que l’un des points principaux du
rapprochement de l’écriture ramuzienne et de l’esthétique de la mouvance du Nouveau
Roman. Enfin, pour rendre compte de l’originalité du langage ramuzien, il est
intéressant de mettre à l’épreuve les théories linguistiques relatives à ce pronom.
Nous proposons d’abord de considérer quelques mentions du on ramuzien, ainsi
que leur rapport aux caractéristiques de la langue romanesque en question. Ensuite,
nous aurons également recours à différentes théories de linguistique moderne, y compris
celles qui étudient l’usage de ce pronom dans une perspective orale. La pseudo-oralité
représente notamment l’une des caractéristiques non seulement les plus saillantes et
mais aussi les plus critiquées du langage qui nous intéresse. Mathieu Mermoud
considère cette caractéristique de l’écriture ramuzienne comme appartenant à l’héritage
réaliste et rappelle également son rapport étroit avec la réalité vécue :
Dans l’écriture de Ramuz peut se dégager un autre aspect de l’héritage réaliste, un
autre versant de cette quête de réalité : c’est en effet dans les nouvelles
83
qu’apparaissent les premières tentatives ramuziennes visant à « oraliser » son
écriture. La parole de quelques personnages issus du peuple présente les premières
entorses lexicales ou syntaxiques. Une certaine conception du langage, associée à
la volonté de peindre la réalité vécue de l’existence, conduit en effet Ramuz à
valoriser la langue parlée par ceux qui vivent cette réalité, plutôt que la langue dite
« classique », issue de la tradition littéraire224
.
Ce phénomène se rattache d’une part à la question de la présence des différents
éléments oraux, d’autre part, elle s’avère aussi révélatrice du point de vue de
l’originalité de l’usage du on et de son aptitude à rendre compte de l’expérience vécue.
Devra-t-on se poser des questions sur les limites des catégories narratives classiques ?
Suivant la structure des textes étudiés, tissés de différentes variantes du on, ce chapitre
le sera aussi d’exemples aptes à rendre compte de la problématique posée.
II.2. On – une constante problématique de l’écriture ramuzienne
L’emploi des pronoms dans l’œuvre ramuzienne est considéré par plusieurs
critiques comme une source d’ambiguité225
. Toutefois, la fréquence du pronom dit
indéfini semble correspondre à une importance particulière au niveau de la construction
224
MERMOUD, Mathieu, Introduction à la partie intitulée Nouvelles et morceaux de RAMUZ, Charles
Ferdinand, OC, V, tome 1, 84. 225
La critique d’Auguste Bailly reflète aussi la problématique liée à l’usage des pronoms chez Ramuz :
« Ses prédilections se manifestent encore par l’habitude de jeter artificiellement un halo d’étrangeté
même sur les détails les plus ordinaires, en parlant par énigmes et périphrases, en évitant de désigner les
personnages autrement que par les pronoms il ou elle, dont on ne sait presque jamais à qui ils
s’appliquent, etc... Cette affectation de mystère rappelle parfois aussi Maeterlinck, mais le grand écrivain
belge employait ce procédé plus opportunément et en tirait des effets plus significatifs ». Cité dans PCR,
236-237. Pour l’étude de l’usage ramuzien du on voir également : PARRIS, David Leslie, Les signes et
les choses, Tours : Les Amis de Ramuz, 1996, 33-35. Pour l’étude des pronoms dans une nouvelle
ramuzienne voir mon article : KILA, Noémi, « Petite étude sur les pronoms dans La Foire ». Dans :
Bulletin des Amis de Ramuz, no 30, Tours : Les Amis de Ramuz, 2009, 182-189.
84
du sens textuel, comme à celui de la représentation de la perception, de la subjectivité,
ainsi qu’à celui de la mise en œuvre des effets cinématographiques. Paul Claudel notait
déjà que « dans les romans de Ramuz, la personne qui parle, c’est toujours On » et
soulignait également la mobilité et la fugacité de cette voix226
. Les remarques
concernant l’usage du on chez Ramuz ont été formulées par André Tissot en 1948 de la
manière suivante : « Le narrateur donne à cet ensemble aussi l’occasion de s’exprimer
soit par la bouche de ses personnages, soit par celle de ce “on” qu’on rencontre dès le
début dans les œuvres de Ramuz. […] Ainsi, la même action ou le même état d’âme
sera considéré du dedans et du dehors. Ramuz complète la subjectivité par une
constatation objective et détachée »227
. D’une part, cette critique souligne le brassage du
dedans et du dehors qui – outre le fait qu’il s’agit de l’un des éléments critiqués de
l’écriture ramuzienne – annonce en fait l’idée du « regard libre, complètement
détaché »228
formulée par Hector de Saint-Denys Garneau. La coprésence de la
subjectivité et de l’objectivité représente un élément de modernité sur lequel nous
reviendrons plus loin. André Tissot souligne l’importance de on surtout dans la
première période de la production romanesque de Ramuz229
: « Dans les œuvres de la
première période déjà, le narrateur s’identifiait bien souvent avec un on indéterminé et
prenait place parmi ses personnages. Il lui arrivait cependant encore d’intervenir
directement pour rendre compte d’un geste, tracer un bref portrait »230
. Tandis que ce
critique évoque une sorte de complémentarité du « dehors » et du « dedans », ainsi que
de la subjectivité et de l’objectivité, pour Hector de Saint-Denys Garneau – quoique le
pronom on ne soit pas mentionné dans sa réflexion –, il s’agit d’un point de vue de
spectateur. Dans cette étude, nous plaiderons pour l’hypothèse selon laquelle la
subjectivité ramuzienne se trouve souvent déguisée en une objectivité apparente. Le on
associé à ce regard – à l’origine détaché – se transforme en un « opportuniste du
langage », en un élément exprimant non seulement la subjectivité universelle du regard
226
CLAUDEL, Paul, Du côté de chez Ramuz, Neuchâtel et Paris : Idées et Calendes, 1947, 35. 227
TISSOT, André, C. F. Ramuz ou le drame de la poésie, Neuchâtel : À La Baconnière, 1948, 234. 228
SAINT-DENYS GARNEAU, Hector, op.cit., 215. 229
Dans la conception d’André Tissot, la fin de cette période correspond à la date de parution de La
Guérison des maladies. 230
TISSOT, André, op.cit., 241.
85
à suivre, mais aussi la primauté de la perception par rapport au sujet qui perçoit, dont
l’identité peut être voilée ou sans importance.
Donald R. Haggis souligne en 1968 – à propos de « La Faneuse dans son pré » –
le caractère anonyme du point de vue lié au pronom nous, lié à l’usage du on : « Ces
hardiesses de la syntaxe sont étroitement liées à un autre aspect de l’originalité du
morceau qui se révèle dès le début : le point de vue duquel les choses sont vues et
présentées. Ce point de vue n’est pas précisé par l’auteur. Celui qui observe et raconte
reste anonyme […] et par cet emploi de la première personne du pluriel, auteur et
lecteur deviennent tous deux spectateurs de la scène »231
. Ce critique remarque qu’il
s’agit du point de vue de celui qui voit et représente les choses. Il est peut-être dépassé
de parler du point de vue de l’auteur, mais l’idée du mélange des points de vue reste
pertinente dans la mesure où la perspective du narrateur se rattache souvent à celle des
protagonistes ou alors on assiste à une alternance des points de vue qui – parfois – passe
inaperçue. Il faut aussi noter que le lien entre le on du premier extrait et le nous du
deuxième n’est pas assuré. Tandis que dans « on voit un village », l’acte de la
perception est explicité, le deuxième extrait ne fait que le supposer. Le premier extrait
implique un point de vue anonyme, mais détaché de l’objet de la perception, tandis que
le deuxième présuppose une vision qui peut être prise en charge par différents sujets
percevants, notamment par un point de vue extérieur ou intérieur à l’objet perçu.
À partir des années 1980, on assiste à un tournant dans la caractérisation du on
ramuzien. D’une part, la critique insiste sur sa capacité d’exprimer une collectivité, une
sorte d’unité, d’autre part sur son caractère multiple et sa tendance à multiplier les
points de vue. En 1980, Agnès Jobin répertorie le on ramuzien dans un chapitre de son
mémoire intitulé « L’esprit collectif » et en distingue quatre usages. Premièrement,
l’usage indéfini lorsque on remplace ils pour créer un lien affectif entre les personnages
et le narrateur. Deuxièmement celui qui masque le il lorsque le narrateur parle du héros.
Ensuite, ce pronom peut correspondre à je+tu,+les gens ou à nous. Dans ce cas-ci, il
permet aux choses d’être vues de dehors. Enfin, on peut correspondre à nous+en
231
HAGGIS, Donald R., C.F. Ramuz – ouvrier du langage, Paris : Minard, 1968, 57.
86
général232
. Il faut rappeler à ce point que Nunzio Casalaspro souligne également la
faculté du on à exprimer l’unité d’une communauté, surtout à propos des textes parus à
partir de 1914. Comme il le constate, cette caractéristique acquiert un rôle très important
dans la démarche de C. F. Ramuz : « Commence alors une seconde période de création
littéraire : tandis que les récits de la première période étaient plutôt centrés sur un
personnage, beaucoup de ceux composés après son retour en Suisse remplacent le
protagoniste habituel par une communauté humaine, laquelle s’exprime par un on
anonyme »233
. L’auteur de ce dossier pédagogique considère le on du narrateur
ramuzien comme « un point de vue partisan », rendant possible une mise en scène
collective, loin de la neutralité d’un on objectif234
. Nous admettons que ce pronom
exprime souvent une communauté, mais il nous semble important de compléter cette
idée avec la remarque suivante : on ne peut nier ni la capacité de on à revêtir un
caractère objectif – inscrite dans sa signification multiple –, ni la présence d’un point de
vue collectif, mais indéfini.
Philippe Renaud souligne la multiplication des « prises de vue » et des « prises
de voix » et attire notre attention sur l’impossibilité de classer le dispositif narratif
ramuzien dans les théories genettiennes235
. Son concept relatif à l’usage ramuzien de on
représente, à notre connaissance, la première contre-partie des critiques réduisant cet
élément linguistique à son caractère anonyme ou collectif, et souligne la nécessité d’une
perspective plurielle :
Ma thèse est que le ON est un pivot, un être linguistique multifrons, à l’image du
passé composé. […] ON peut remplacer tous les pronoms […]. D’autre part […], la
voix passive du verbe peut impliquer la présence d’un ON ; or Ramuz sort de la
norme narrative, entre autres choses, par sa prédilection pour le passif. […] A partir
232
JOBIN, Agnès, Aimé Pache, peintre vaudois de C.F. Ramuz : une lecture. Mémoire de licence :
Lettres : Université de Fribourg, 1980, 67-68. 233
CASALASPRO, Nunzio, La grande peur dans la montagne – Charles Ferdinand Ramuz (dossier
pédagogique), Octobre 2009. [en ligne] [réf. du 30 novembre 2010] Disponible sur : http://crdp.ac-
paris.fr/parcours/index.php/category/ramuz 234
Id. 235
RENAUD, Philippe, Ramuz ou l’intensité d’en bas, op.cit., 96-97.
87
de 1913, Ramuz multiplie, diversifie à l’extrême les « prises de vue » et les « prises
de voix ». Un tel dispositif échappe à la théorie de Genette, selon laquelle le
« mode » et la « voix » sont deux phénomènes toujours séparables. […] Le ON
(qui peut être un JE) demeure très souvent impersonnel, inconnu ou masqué236
.
Christian Morzewski – dans son analyse consacrée au rôle de la vue dans les
nouvelles ramuziennes – caractérise le on comme doté d’un regard démultiplié. Il note à
propos de Le Père Antille que « “ce grand garçon tout en bleu”, lui aussi, “mont[e] au
ciel” comme dit le texte sous le regard démultiplié du on ramuzien »237
. Ces critiques
contemporaines montrent une (r)évolution du concept du on ramuzien dont l’usage
mérite une démonstration plus ample et qui constitue l’un des éléments témoignant de la
modernité de l’écriture ramuzienne.
Les recherches menées récemment par Rudolf Mahrer mettent en avant non
seulement le passage entre les différentes positions énonciatives rendues possibles grâce
à ce pronom, mais également la capacité de celui-ci d’exprimer une certaine objectivité.
Vu l’exhaustivité de ses constats concernant Les Signes parmi nous, on nous permettra
de ne citer que sa réflexion relative aux fonctions des passages au présent qui sont co-
occurents avec le on :
De plus, dans son association au « on », si fréquent chez Ramuz, il permet encore
de monnayer tour à tour les propos des personnages et ceux de l’énonciation dans
une confusion non moins remarquable. A priori un on est susceptible d’être saturé
par de multiples locuteurs (collectifs ou subjectifs). Son emploi ramuzien permet
quasi systématiquement le passage d’un énonciateur secondaire (un personnage) à
l’énonciation primaire (cet insaisissable témoin) et vice versa, avec entre les deux
la zone d’incertitude ou de double prise en charge qu’est le discours indirect libre.
[…] On […] peut globalement rappeler que la possibilité de l’attribution des
énoncés à des instances narratives tient aux traces textuelles de la prise en charge
de l’énonciation par un sujet représenté. Mais aussi longtemps que de telles traces
236
Ibid. 237
MORZEWSKI, Christian, art.cit., 177.
88
sont absentes, « on » et PR peuvent fonctionner comme des marqueurs
d’objectivité238
.
Une autre étude parue sous la plume du même critique attire notre attention sur
plusiseurs points essentiels du fonctionnement des éléments en question. Il remarque
d’une part que certains « marqueurs propres à ce qu’on appelle depuis Benveniste
“l’appareil formel de l’énonciation” […] dépassent chez Ramuz le seuil de la tolérance
normative. A ce titre, on relèvera les ça et les on »239
. D’autre part, il importe de citer
son commentaire relatif à certaines formes capables de mettre en place le narrateur
comme sujet perceptif et cognitif :
[C]es formes […] peuvent fonctionner comme embrayeurs du discours : leur forte
présence à la voix narrative contribue sans doute à oraliser la narration, mais
surtout à la transposer du plan de l’histoire à celui du discours. Le narrateur,
quoique non représenté dans la diégèse, s’impose pourtant par l’entremise des
embrayeurs en tant que sujet perceptif et cognitif de l’histoire dont il témoigne240
.
La réflexion ouverte par Rudolf Mahrer nous permettra de développer ses
constats relatifs à l’entremise des embrayeurs en question dans le rôle du narrateur en
tant que « sujet perceptif et cognitif ». Pour l’instant, il faut noter que ce sont – entre
autres – les caractéristiques inhérentes au pronom dit impersonnel qui rendent possible
ce type de narration inédite.
Les questions liées à l’usage ramuzien du on – susceptibles de donner un sens
particulier à ses recherches esthétiques – préoccupent la critique depuis 1938. La
réflexion la plus récente à ce sujet est liée au nom de Doris Jakubec. Elle note que « les
hauts lieux de la syntaxe ramuzienne restent intacts : les on et les ça spectaculaires et
initiaux, l’emploi singulier des temps respectant la mobilité de la logique perceptive
238
MAHRER, Rudolf, « Poétique ramuzienne du tableau : Les Signes parmi nous (1919) », op.cit., 285-
286. 239
MAHRER, Rudolf, « Un français de plein air : la langue romanesque de C. F. Ramuz », op.cit., 228. 240
Ibid.
89
[…] »241
. Ce sous-chapitre nous permettra de voir en quoi les occurrences du on
revêteraient un caractère initial.
Le passage en revue des critiques évoquant l’usage de on chez Ramuz montre
d’une part son importance, d’autre part la nécessité d’une analyse plus détaillée. Avant
tout, il nous semble nécessaire de définir le rapport entre les différents rôles de on et le
langage ramuzien, ainsi que d’argumenter en faveur d’une analyse basée sur les théories
linguistiques et narratologiques modernes, y compris celles qui considèrent l’étude du
discours et des usages liés à l’oralité.
Selon notre hypothèse, le on correspond chez Ramuz à une instance énonciative
et narrative singulière. Ainsi, la reformulation des propos de Paul Claudel s’impose de
la manière suivante : dans les romans de Ramuz, l’instance narrative qui perçoit est
essentiellement représentée par le pronom on. Le narrateur – qui correspond en
apparence souvent à un narrateur-témoin à focalisation externe – incarne une
subjectivité particulière. Cette hypothèse s’inscrit d’une part dans la lignée des
réflexions ouvertes par Rudolf Mahrer, d’autre part dans le questionnement des
écritures apparemment si éloignées comme celle du Vaudois et des nouveaux-
romanciers. Afin de rendre compte de son usage et de ses particularités, il est tout de
même nécessaire de résumer l’essentiel des théories linguistiques modernes qui
s’intéressent au pronom on.
241
JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XLVII.
90
II.3. Multiplicité et plasticité référentielle – le on en contexte
Dans ce sous-chapitre, il s’agit d’examiner les caractéristiques du on à l’aide des
théories linguistiques respectives. Notre démarche s’inscrit dans l’idée de Rudolf
Mahrer qui constate que la narration ramuzienne se trouve transposée du plan de
l’histoire à celui du discours242
. Ainsi, pour donner une image plus complète de l’usage
que le Vaudois fait du pronom en question, nous présentons dans ce chapitre aussi bien
les théories linguistiques consacrées au français écrit, que celles qui exploitent les
fonctions de on dans le français parlé. Le caractère de ce pronom s’inscrit dans une
logique de « double », d’épicène conduisant à une identification difficile de son
référent. On pourra constater qu’il s’agit non seulement de la difficulté référentielle,
mais également d’une polyvalence sémantique par excellence. Le nombre élevé des
études contemporaines relatives à l’usage du on ne fait que mieux justifier l’intérêt des
travaux interdisciplinaires dans ce domaine. Ainsi, ce travail espère opérer deux
démarches parallèles : d’une part, il s’impose en tant qu’étude littéraire centrée sur une
œuvre particulière, d’autre part, il espère apporter quelques éléments relatifs aux
possiblités d’application des théories linguistiques et narratives.
Claire Blanche-Benveniste définit le on comme « une forme de pronom clitique
sujet complètement isolée, sans correspondant spécifique parmi les pronoms
compléments ni parmi les pronoms non clitiques »243
. Dominique Maingueneau constate
qu’il « subvertit l’opposition entre “personne” et “non-personne” et il « appréhende les
humains à la fois comme définis et comme indéfinis, comme des êtres parlants et
242
MAHRER, Rudolf, ibid. 243
BLANCHE-BENVENISTE, Claire, « Le pronom on : propositions d’une analyse ». Dans : Mélanges
offerts à Maurice Molho, Les Cahiers de Fontenay, Vol. III., no 46-47-48, septembre 1987, 26.
91
comme des individus indépendants de la parole »244
. Le même auteur rappelle dix ans
plus tard à propos de cette problématique que les « éléments dits “de troisième
personne”, ils désignent tout référent (un être animé, une chose, une idée abstraite…)
qui n’est ni l’énonciateur ni le co-énonciateur. A la suite d’Emile Benveniste, on appelle
souvent non personne cette traditionnelle “troisième personne”, de manière à souligner
qu’elle se trouve dans une autre sphère que le couple JE-TU, les coénonciateurs »245
.
Philippe Renaud rappelle que le on « peut être (comme le NOUS de Benveniste)
inclusif ou exclusif ; il est aussi bien sujet qu’objet [...]. Il peut être le lecteur, ou en
certaines occurrences, le lecteur + le locuteur, le lecteur + les protagonistes »246
. Il
souligne aussi que ce pronom peut être « personnel » ou « impersonnel »247
. Rune Jul
Larsen met l’accent sur les deux valeurs discursives principales du on, l’indéfini et le
personnel : « Le paradigme personnel est constitué par des pronoms personnels, et le
paradigme indéfini consiste en pronoms indéfinis et en constructions impersonnelles et
passives. L’appartenance à ces deux paradigmes contribue à la complexité sémantique
de ON, allant du personnel à l’indéfini »248
.
Josiane Boutet, qui consacre une étude à l’analyse du on dans le français parlé,
insiste aussi sur sa « valeur sémantique instable » et démontre que son interprétation en
tant qu’indice « d’un contexte de relation d’une expérience vécue » est possible249
.
L’article de Josiane Boutet fait aussi référence aux recherches menées par Suzanne
Laberge et David Sankoff qui « développent une argumentation visant à montrer que les
sites possibles de l’ambiguïté tendent à être évités par les locuteurs »250
. Il en est
244
MAINGUENEAU, Dominique, Éléments de linguistique pour le texte littéraire, Paris : Dunod, 1986,
8. 245
MAINGUENEAU, Dominique, Analyser les textes de communication, Paris : Armand Colin, 2012,
108. 246
RENAUD, Philippe, op.cit., 96. 247
Ibid. 248
Les références aux travaux de Rune Jel Larsen sont issues de la thèse d’Anje Müller Gjesdal: Étude
sémantique du pronom ON dans une perspective textuelle et contextuelle. Thèse de doctorat :
Linguistique : Université de Bergen : 2008, 13. Texto ! [en ligne] [réf. du 2 mars 2009] Disponible sur :
http://www.revue-texto.net/index.php?id=2417 249
BOUTET, Josiane, « La référence à la personne en français parlé : le cas de on ». Dans : Langage et
Société, no 38, décembre 1986, 24-25. Quoique l’étude en question introduise cette interprétation de on
dans un contexte spécifique (notamment le contexte familial ou le groupe plus large des ouvriers), elle
peut être étendue à un niveau général. 250
Id., 25.
92
différemment en littérature, plus précisément dans l’œuvre ramuzienne. Gaëtan Picon
souligne aussi le caractère vécu inhérent aux romans modernes, notamment en partant
de l’idée du rapprochement de la littérature et du cinéma :
A la limite, le roman serait fait de fragments de réalité simplement juxtaposés, d’un
montage d’actualités, de ‘choses vues’ : « l’œil de la caméra » se substitue à l’ œil
de l’écrivain. […] Mais il s’agit d’un réalisme de choses vécues, non de choses
vues – d’un réalisme de l’expérience humaine251
.
Ces constats seront d’une importance particulière lors de la définition des
fonctions du on chez Ramuz.
Il nous semble particulièrement important de présenter l’approche de la
ScaPoLine, la théorie Scandinave de la Polyphonie Linguistique, notamment pour trois
raisons. Premièrement, parce qu’elle propose une tentative de rapprochement de la
linguistique et de la littérature. Ensuite, elle fournit aussi des éléments importants pour
l’étude du pronom on, ainsi que pour celle de la polyphonie et du point de vue en
littérature. Enfin, elle rend compte des différentes caractéristiques de l’écriture robbe-
grilletienne qui interviendra également dans notre réflexion. Vu que le développement
de tous les éléments de la théorie proposée par Henning Nølke, Kjersti Fløttum et Coco
Norén dépasse largement les cadres de ce travail, on n’en retiendra que les points
particulièrement intéressants pour notre démarche.
La ScaPoLine décrit les éléments susceptibles d’expliquer le fonctionnement des
textes littéraires. Le but principal des théoriciens est formulé comme suit :
[F]ournir la base linguistique pour les études des textes. Plus précisément, la
ScaPoLine devra pouvoir prévoir et préciser les contraintes proprement
linguistiques qui régissent l’interprétation littéraire (polyphonique). [...] [E]lle
devra assurer l’interface entre les études linguistiques et les études proprement
251
PICON, Gaëtan, « Le style de la nouvelle littérature ». Dans : Histoire des littératures II, Littératures
occidentales, Paris : Gallimard, coll. Encyclopédie de la Pléiade, 1956, 206.
93
textuelles, notamment littéraires. [...] Nous serons ainsi amenés à étudier dans
quelle mesure la langue donne des instructions relatives à l’identité des
“énonciateurs”, c’est-à-dire des sources de points de vue252
.
La notion de la « valeur sans défaut » est un élément de base pour la ScaPoLine
et jouera un rôle important dans l’étude du on ramuzien :
La valeur sans défaut résulte de la saturation par défaut des variables posées par la
signification de la phrase. La saturation par défaut est le résultat d’un raisonnement
par défaut qui s’appuie sur une structure inférentielle de forme suivante : « [...] en
l’absence de toute information contraire, admettre que (tenir pour établi que)
[...] »253
.
Assigner une valeur sans défaut aux éléments textuels représente un point
cardinal dans l’identification du référent du pronom on que les théoriciens de la
polyphonie linguistique caractérisent comme suit :
ON, dénotant tout tiers collectif, représente en principe l’opinion générale, mais
cette opinion est susceptible d’être spécifiée. En effet, il semble possible de
distinguer toute une gamme de variantes de ce ON se situant sur une échelle allant
de l’hétérogénéité à l’homogénéité. ON hétérogène, que nous appelons ON-
polyphonique, est un vrai collectif où les membres se distinguent en tant
qu’individus susceptibles de prendre la parole. [...] Vers l’autre pôle de l’échelle se
trouvent les ON homogènes. Ce sont des êtres discursifs pris en tant que
collectivité à contours flous, à savoir la LOI, la doxa, les idées reçues, les vérités
éternelles. Ce qui distingue encore le ON-polyphonique de la LOI est que le
premier est divisible en plusieurs voix tandis que la LOI est indivisible254
.
Selon notre hypothèse, l’œuvre du Vaudois comporte certaines occurrences qui
échappent à de type de bipartition de l’usage de on et nécessitent de la compléter.
252
NØLKE, Henning – FLØTTUM, Kjersti – NORÉN, Coco, ScaPoLine – La théorie scandinave de la
polyphonie linguistique, Paris : Editions Kimé, 2004, 21. 253
Id., 24. 254
Id., 39.
94
La théorie Scandinave de la Polyphonie Linguistique propose également une
étude sur les relations polyphoniques présentes dans les textes flaubertiens et robbe-
grilletiens. La notion de la « polyphonie mêlée », associée à l’œuvre de Gustave
Flaubert est définie comme suit :
[U]ne relation qui ne semble être ni authentique, dans le sens de Bakhtine, ni
clairement hiérarchique, comme la polyphonie linguistique, telle qu’elle est définie
au sein de la ScaPoLine. Dans la polyphonie mêlée, les points de vue s’entremêlent
de sorte qu’il est difficile sinon impossible de les séparer, ou de les isoler. La
question d’indépendance ou de hiérachisation entre les voix se révèle très
complexe255
.
Selon les théoriciens de la ScaPoLine, la polyphonie mêlée se manifeste dans
Madame Bovary dans les emplois de mais, ainsi que dans l’usage du discours indirect
libre256
. En ce qui concerne le mélange des points de vue, il s’agit de « deux voix qui se
superposent, mais dans une confrontation qui pourrait sembler être d’égalité »257
. Pour
la ScaPoLine, la polyphonie est le fruit de la confrontation des discours qui – dans
Madame Bovary – prend la forme d’une polémique entre le locuteur et les
personnages258
. Il faut rappeler que la difficulté de distinguer entre la voix du narrateur
et celle des personnages figure parmi les critiques concernant la narration ramuzienne
dont l’étude nous permettra de tester les catégories élaborées par la ScaPoLine. En ce
qui concerne la tentative de rapprochement de l’écriture ramuzienne avec celle des
nouveaux-romanciers, le constat de la ScaPoLine relatif à l’écriture robbe-grilletienne
(plus précisément l’analyse du texte intitulé Le Mannequin) semble d’une importance
majeure :
Et il s’agit d’un texte fort intéressant dans la perspective polyphonique, un texte qui
à première vue semblerait monophonique, constitué de phrases contenant une seule
255
Id., 115-116. 256
Id., 156. 257
Ibid. 258
Ibid.
95
voix ou un seul point de vue ; il ne semble pas y avoir d’empreintes d’êtres
discursifs différents. Comme le dit Goulet, il y a une « subjectivité du regard » à
suivre ; il y a également un échange des points de vue dans certaines parties du
texte, manifesté par l’emploi d’adverbes de phrase et la négation entre autres259
.
La problématique liée à l’énonciation et à sa dimension personnelle dans ce
roman semble également préoccuper les théoriciens de la ScaPoLine : « La plasticité et
le dynamisme du genre du roman sont, à notre avis, primordiaux ; et dans ce
dynamisme, il devient décisif de déterminer et caractériser la situation d’énonciation par
rapport à laquelle le texte romanesque se situe, notamment la dimension
personnelle »260
.
Afin d’élargir le cadre conceptuel utilisé pour l’analyse du langage ramuzien,
nous résumons quelques points importants du travail d’Anje Müller Gjesdal. C’est entre
autres l’un des chapitres de sa thèse (celui consacré à l’analyse de L’Excès – l’usine de
Leslie Kaplan) qui indique l’intérêt de l’étude de l’emploi de on dans des textes
poétiques, surtout en ce qui concerne sa contribution à la représentation de la
subjectivité261
. Anje Müller Gjesdal souligne l’utilité des travaux portant sur
l’élaboration des « critères de désambiguïsation susceptibles d’indiquer une
interprétation appropriée », mais attire l’attention sur le fait que « la description de ON
pourra profiter d’une élaboration plus approfondie des caractéristiques du contexte
contribuant à son interprétation »262
. Elle propose de distinguer trois niveaux
contextuels dans l’analyse de on : le contexte de l’expression (signifiant, cotexte) ; le
contexte du contenu (signifié, sémantique) et le contexte normatif (langue, sociolecte,
idiolecte)263
. Elle définit le contexte de l’expression comme égal au cotexte, pouvant
être étudié à trois niveaux : celui de la phrase, du paragraphe et du texte.
Deuxièmement, le contexte du contenu correspondrait à l’interaction des unités
259
Id., 161-162. 260
Id., 150. 261
MÜLLER GJESDAL, Anje, id., 227. 262
Id., 12. 263
Id., 15.
96
sémantiques, c’est-à-dire au mot, à la phrase et au texte. Enfin, le contexte normatif
serait constitué de systèmes linguistiques influençant les pratiques langagières264
. Elle
précise :
Ces systèmes sont liés à des contextes sociaux déterminés. D’abord, il s’agit de la
langue en tant que système, c’est-à-dire du système dialectal. Ce système est un
contexte fondamental car il inventorie les matériaux linguistiques disponibles aux
locuteurs. Ensuite, le système sociolectal est lié à la pratique sociale en question.
Finalement, le système idiolectal est lié aux régularités dans les pratiques
langagières de l’individu, ce qu’on peut appeler son style265
.
Sans vouloir réduire la question du style chez Ramuz à la dimensions normative
et idiolectale, il est important de signaler que les caractéristiques du parler vaudois
imprégnent fortement les textes ramuziens. Qu’il s’agisse du caractère approximatif, des
formes indéfinies, de la capacité de s’exprimer ou de la tendance à suggérer, ces traits –
au lieu d’enfermer les textes dans le contexte local – ouvrent des perpectives de
réflexion.
Anje Müller Gjesdal attire l’attention sur le fait que les différents sèmes
inhérents ou afférents (définis respectivement 1. à l’intérieur du système fonctionnel de
la langue et 2. socialement ou contextuellement) peuvent être déclenchés ou annulés par
le contexte266
. Anje Müller Gjesdal propose d’appliquer son modèle à l’analyse de on,
car « il permet de rendre compte de la manière dont les éléments du voisinage immédiat
agissent sur le contenu sémantique au niveau micro »267
. Elle rappelle également les
fonctions textuelles de on :
Ainsi, ON peut exprimer des perspectives et des voix différentes (la composante
dialogique). En co-occurrence avec des éléments temporels tel le temps du verbe,
ON peut contribuer à la structuration du temps textuel (la composante dialectique).
264
Ibid. 265
Id., 15-16. 266
Id., 17. 267
Ibid.
97
Dans la mesure où ON est co-occurrent avec des thèmes récurrents, ce pronom
contribue aussi à la thématique. Finalement, ON contribue à la composante tactique
et à la progression du texte par reprise référentielle. La récurrence de ON contribue
également à un effet de cohérence sémantique268
.
En ce qui concerne l’analyse des textes de Ramuz, la composante dialogique est
importante au niveau de l’assignation de la voix du narrateur et des personnages. La
composante dialectique pourra être étudiée en rapport avec les temps verbaux
apparaissant avec on. Lors de ses commentaires relatifs aux catégories « personne » et
« non-personne », « subjectif » et « objectif », Anje Müller Gjesdal fait une remarque
intéressante concernant l’évolution de la description grammaticale de on :
Plusieurs études portant sur ON divergent sur la question de l’évolution éventuelle
de sa description grammaticale. Selon Larsen (1984) il y a eu un développement
dans la classification de ON. Cet auteur propose une analyse d’un corpus de
grammaires datant de 1928 à 1975. Au début de cette période, le pronom ON a été
classifié comme un pronom indéfini. Mais dans des grammaires plus récentes, il
fait partie du paradigme des pronoms personnels. Larsen dit que cette réévaluation
est probablement liée à deux facteurs : d’abord par le fait que les grammaires
modernes ont revalorisé le statut de la langue orale, ensuite par le fait que l’emploi
de ON pour NOUS a une tendance croissante dans le français contemporain, ce qui
renforce la valeur “personnelle” de ON269
.
Le processus de la revalorisation du statut de l’oralité nous semble correspondre
à l’usage du on chez Ramuz qui – outre son caractère oral –, représente également une
source d’innovation, ne permettant pas toujours une délimitation nette entre ses
différentes valeurs. Anje Müller Gjesdal insiste aussi sur le caractère polysémique de
on :
268
Id., 19-20. 269
Id., 33.
98
ON est un élément polysémique, en ce sens que sa complexité sémantique
nécessite le recours au contexte pour l’identification d’une valeur interprétative. En
parlant de la polysémie de ON, il faut noter qu’il s’agit plutôt d’un potentiel de
polysémie, qui n’affecte pas nécessairement les occurrences en contexte270
.
Ce potentiel de polysémie qui ne concerne pas toutes les occurrences peut
entraîner une indétermination interprétative. Il s’agit « de cas où le contexte conduit à
arrêter l’interprétation en-deçà d’une distinction tranchée entre plusieurs significations
de même niveau : ce qui est donné à comprendre se situe à mi-chemin entre plusieurs
significations, participe un peu de toutes, neutralise leurs différences »271
. Pour
caractériser ce phénomène, Josiane Boutet propose d’introduire la notion
d’indécidabilité qui se réfère à des emplois de on qui ne permettent pas l’identification
d’une valeur précise272
. À propos de cette notion, Anje Müller Gjesdal précise qu’elle
ne représente pas une absence d’information, mais – au contraire – un surplus
d’information, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une « illustration maximale du potentiel
référentiel de ON »273
. Il est également intéressant de voir le rapport entre certains
emplois de ce pronom et les constructions passives, les deux étant capables d’effacer
l’agent ou la source d’information274
. Gérard Joan Barceló et Jacques Bres remarquent
qu’« il est intéressant de rapprocher le présent, temps qui en soi ne marque pas la
division en époques, de l’indéfini on, pronom personnel qui, en soi, ne marque pas la
division en personnes »275
. Ces derniers aspects de l’usage de on (ses points communs
avec les constructions passives et sa coprésence avec les constructions au présent) nous
seront extrêmement utiles lors de l’analyse des différentes occurrences ramuziennes du
même pronom. En ce qui concerne le présent, il apparaît chez Ramuz non seulement en
rapport avec le on, mais également avec les verbes de perception. Les constructions
270
Id., 41. 271
Id., 42. 272
BOUTET, Josiane, id., 46. 273
MÜLLER GJESDAL, Anje, id., 46. 274
Id., 51. 275
Cité par id., 96.
99
passives de leur part représentent aussi bien un élément important du langage ramuzien
que de celui des nouveaux-romanciers.
L’ouvrage intitulé On : pronom à facettes s’efforce d’identifier les marques
linguistiques qui permettraient la distinction entre l’emploi indéfini et l’emploi
personnel de on. Il comporte des éléments révélateurs relatifs au paradoxe sémantique
inhérent au pronom qui nous intéresse :
D’une part, on établit la présence d’un ou de plusieurs êtres humains comme
agissant, percevant, sentant ou subissant une action, bref comme le sujet concerné
par une situation décrite. D’autre part, l’identification de ce ou ces être(s) humains
repose sur toute la complexité des indications contextuelles, des connaissances
communes et des idées préconçues de l’ontologie du monde des locuteurs. Cette
tension entre intension et extension n’arrête pas d’intriguer les chercheurs en
linguistique française276
.
Lors de l’étude de la variation référentielle de on, les auteurs de l’ouvrage en
question prennent en compte deux axes : celui de la référence indéfinie ou personnelle
et celui de la référence générique ou spécifique. Elles constatent que « la valeur
générique n’apparaît que dans l’emploi indéfini, la valeur spécifique pouvant surgir
dans les emplois personnel ou indéfini »277
et définissent ce dernier comme suit :
Nous appellerons indéfinie la référence de on lorsque ce pronom vise les hommes
en général, une personne ou groupe quelconque d’un ensemble situationnellement
ou contextuellement donné, ou bien un ou plusieurs êtres spécifique(s) mais non
identifié(s). On est dans cet emploi remplaçable par un pronom indéfini tel que
chacun, tous, n’importe qui ou quelqu’un, par un SN comme les gens ou le pronom
ils à référence indéfinie278
.
276
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN, Coco, On : pronom à facettes, Bruxelles : De
Boeck, 2007, 7. 277
Id., 25. 278
Ibid.
100
En revanche, son usage personnel serait caractérisé par la présence de(s)
référent(s) définis et identifiables : « Par contre, quand on se manifeste avec une
référence personnelle, son ou ses référent(s) est/sont (plus ou moins) défini(s) et
identifié(s) ou identifiable(s) »279
. Le constat relatif aux quantificateurs existentiels et
universels semble d’un intérêt particulier pour cette étude :
Dans l’emploi générique, où on s’applique aux hommes en général ou à un groupe
quelconque d’un ensemble situationnellement ou contextuellement donné, ce
pronom est plus proche du quantificateur universel que du quantificateur
existentiel. Par contre, le on indéfini spécifique, qui exclut le locuteur, a trait au
quantificateur existentiel et réfère à des individus spécifiques mais non identifiés
ou non identifiables280
.
Lors de l’analyse sémantique du pronom en question, Kjersti Fløttum, Kerstin
Jonasson et Coco Norén constatent que « le seul trait commun des référents visés par on
étant leur caractère humain, ce trait doit seul constituer le côté descriptif »281
de ce
pronom. A propos des occurrences comportant un on pour désigner un référent non-
humain, ces auteurs argumentent en faveur de l’idée qu’elles « sont toutes
stylistiquement marquées, impliquant sinon une personnification du référent visé du
moins une “humanisation” teintée de tendresse ou d’ironie [...] »282
. En ce qui concerne
l’inscription du trait humain dans la sémantique du pronom on, elles rappellent son
caractère postiche : « [t]rès souvent, en effet, le rôle de on semble être celui d’un sujet
humain postiche, dont la présence est justifiée par la règle grammaticale qui exige que
la position du sujet ne soit pas vide »283
.
Après avoir considéré les différentes caractéristiques de on décrites par les
théories de la linguistique moderne, nous passons à l’analyse du on en littérature et plus
précisément dans l’œuvre de C. F. Ramuz.
279
Ibid. 280
Id., 27. 281
Id.,45. 282
Ibid. 283
Id., 47.
101
II.4. Perspectives textuelles et narratives de on en littérature
Les études citées ci-dessus nous permettent de constater que le pronom on
mérite d’être étudié dans des textes littéraires. Dans ce sous-chapitre, nous présentons
d’une part ses valeurs en littérature, d’autre part celles qu’il revêt dans les romans de C.
F. Ramuz284
.
« La récurrence du pronom ON induit une impression de continuité de
perspective, même s’il y a, en effet, changement de perspective. Le statut énonciatif de
ON peut changer, mais la forme pronominale reste la même. Une pluralité de voix et de
référents est associée à une forme stable et identique »285
. Ce constat d’Anje Müller
Gjesdal s’applique bien aux œuvres de fiction où l’apparente continuité de perspective
peut être assurée par la récurrence de on. Le même auteur résume les différents emplois
de on dans le discours romanesque et insiste sur sa plasticité énonciative et sa
contribution à la focalisation textuelle, ainsi que sur l’effet de gommage que ce pronom
crée entre des points de vue textuels286
.
De son côté, Carole Tisset insiste sur la coprésence du pronom on et de ce
qu’elle appelle « verbe de sentiment » : « Le narrateur peut être à l’origine des
perceptions, mais il renonce à se présenter comme source possible pour ne pas pénétrer
directement dans la fiction première. Il recourt alors à des formes linguistiques qui
évitent de se présenter comme sujet agentif : – Utilisation du pronom indéfini on +
284
L’importance des éléments linguistiques, entre autres l’usage du pronom on, a été également le
principal sujet de plus d’une étude parue sur Madame Bovary. Voir par exemple : TISSET, Carole,
Analyse linguistique de la narration, Paris : Sedes, 2000, 81-105. HOLM, Helge Vidar, « La stratégie
textuelle de Madame Bovary ». Dans : Tribune 13, Université de Bergen, 2002, 131-161. JØRGENSEN,
Kathrine Sørensen Ravn, « Etude stylistique du discours de l’autre dans Madame Bovary. ». Dans :
Polyphonie – linguistique et littéraire, Aarhus, Les polyphonistes scandinaves : no 1, 2000, 53-69.
285 MÜLLER GJESDAL, Anje, id., 123.
286 Id., 142.
102
verbe de sentiment : “On entendait des coups de fouet derrière la haie.” (Flaubert,
Madame Bovary) »287
. Cet exemple nous semble douteux dans la mesure où il s’agit
plutôt d’un verbe de perception que d’un verbe de sentiment. Cependant, la réflexion de
Carole Tisset reste pertinente dans la mesure où, à l’opposé du concept genettien, elle
souligne que le narrateur ne se présente pas comme sujet agentif, mais perceptif.
Anje Müller Gjesdal souligne aussi la récurrence de on dans les textes de
témoignage et prend l’exemple de L’Excès – l’usine de Leslie Kaplan (1994[1982]) et
de L’espèce humaine de Robert Antelme (1957)288
. Selon elle, l’expérience décrite
soulève la question de l’identité et de la distance, appellant les deux pôles extrêmes des
catégories concernées :
[L]’expérience de l’usine décrite dans L’Excès – l’usine est liée à l’interaction des
zones, et plus précisément au gommage de la frontière entre les zones identitaire et
distale. Linguistiquement, ce gommage est accompli par l’emploi de ON et du
présent. [...] L’expérience en question ne s’avère ni tout à fait individuelle, ni tout à
fait collective289
.
Il faut noter que la critique a surtout relevé les occurrences de on dont la
référence correspond à une collectivité. La collectivité désignée par les on se manifeste
dans les textes ramuziens encore plus explicitement dans les constructions « nous, on »,
mais son usage ne se limite pas du tout aux références collectives. Rudolf Mahrer
constate avec rigueur que « Ramuz réserve cette irrégularité au discours des
personnages – si l’on trouve cette forme à la voix narrative dans Les Signes parmi nous,
c’est que le narrateur est ici [...] un témoin autochtone »290
. Il s’agit – dans ces cas –
d’un on inclusif, une voix qui renferme les autochtones et exclut la participation de tout
autre type d’instance narrative. Quoique les constructions de cette catégorie recèlent une
287
TISSET, Carole, id., 81. 288
MÜLLER GJESDAL, Anje, id., 133. 289
Id., 205-206., 222. 290
MAHRER, Rudolf, « Un français de plein air : la langue romanesque de C. F. Ramuz », art.cit., 228.
103
certaine irrégularité, l’attribution du référent de on qu’elles comportent ne pose pas de
problème spécial.
Dans une étude consacrée au roman de Gérard de Nerval, Sylive, Catherine
Détrie souligne que ce pronom « serait à l’articulation du système en je et du système en
autre, étape d’une dialectique du même et de l’autre non intégralement résolue [...],
pouvant moduler la part de je et d’autre selon le réglage cotextuel, d’une quasi-
subjectivité à une quasi-objectivité [...] »291
. Il s’agit, dans le cas du roman de Nerval,
d’un effacement des zones identitaires entre « je » et « autre », comme c’est le cas entre
celles, individuelles et collectives, de L’Excès – l’usine. Catherine Détrie attire notre
attention sur un élément très important, notamment sur le jeu entre une quasi-
subjectivité et une quasi-objectivité, ce qui apparaît également dans l’usage ramuzien.
« ON permet donc d’articuler des rapports divers entre les acteurs dans l’univers
romanesque : entre narrateur et héros et entre des protagonistes différents »292
–
souligne Anje Müller Gjesdal. Elle rappelle aussi qu’Anna Livia étudie l’emploi du
pronom ON dans le roman intitulé L’Opoponax de Monique Wittig (1964) d’un point de
vue narratologique. La fonction de on dans ce texte serait « d’éviter l’identification du
sexe du narrateur en tant que féminin ou masculin. Ainsi, le pronom ON représente une
subjectivité personnelle mais universelle, sans référence au sexe (gender) du
référenté »293
.
Pour notre propos, il est particulièrement important de prendre en considération
les constats de Kjersti Fløttum, Kerstin Jonasson et Coco Norén au sujet des effets de
sens créés par le on dans la fiction romanesque où sa variation référentielle semble
atteindre son apogée :
En outre, la variation des points de vue, si typique des textes littéraires, semble
profiter de la plasticité de on, qui peut être considéré comme un marqueur de
polyphonie, et particulièrement quand celle-ci se réalise dans le discours ou style
291
DÉTRIE, Catherine, « Entre ipséité et altérité : Statut énonciatif de « on » dans Sylvie ». Dans :
L’information grammaticale, no 76, janvier 1998, 29.
292 Voir MÜLLER GJESDAL, Anje, id., 140-141.
293 Voir id., 142.
104
indirect libre. Le rôle du pronom on pour l’établissement du point de vue dans les
textes littéraires et surtout dans les comptes rendus de perceptions a également été
souligné. Ce qui semble le plus favoriser l’emploi de on dans la prose romanesque,
c’est son manque de statut énonciatif et par là l’incertitude de la position
(d’inclusion ou d’exclusion) du locuteur (narrateur ou personnage) et de son (ou
ses) interlocuteur(s) dans sa référence. Cette incertitude permet des changements
imperceptibles de point de vue ainsi que leur superposition, bref un brouillage de
pistes énonciatives, où les points de vue du narrateur et de ses personnages sont
parfois indissociables294
.
La polyphonie, la superposition des points de vue créée par l’incertitude
référentielle représente un élément récurrent des textes ramuziens et contribue
également à leur modernité. Pour introduire une analyse des caractéristiques du on tel
qu’il se présente dans les textes du Vaudois, l’étude de sa coprésence avec les différents
temps verbaux et les verbes de perception est d’une importance particulière. Afin
d’avoir une image plus ou moins complète des effets produits par ces phénomènes, plus
particulièrement de la fonction de on en tant que sujet d’un verbe de perception, on
s’appuyera sur les réflexions de quelques auteurs qui examinent l’usage de ce pronom
avec les temps de présent, de passé simple et de l’imparfait tel qu’il apparaît chez
Flaubert et Maupassant.
En ce qui concerne la relation perceptuelle, Elżbieta Skibińska rappelle que
« [d]ans un texte de fiction narrative, elle peut être explicite (exprimée
linguistiquement) ou implicite (inférable à partir du contexte). La construction on +
voir/entendre présente ainsi un cas de perception explicite, particulière, puisque
l’observateur n’est pas spécifié »295
.
294
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN, Coco, id., 55. 295
SKIBIŃSKA, Elżbieta, « On + verbes de perception dans la traduction polonaise ». Dans :
Interprétation : aspects sémantiques et pragmatiques – Entre théorie et application (dir. FRĄCZAK,
Lidia – LEBAS, Franck), Cahier du Laboratoire de Recherche sur le Langage, Clermont-Ferrand : Presses
Universitaires Blaise-Pascal, no 1, juin 2007, 39.
105
Les auteurs de l’ouvrage intitulé On : pronom à facettes ont entrepris la
démarche de l’identification du pronom en question avec un observateur (focalisateur)
de la relation perceptuelle et de la coréférence de cet observateur avec un narrateur
omniscient ou avec un personnage contextuellement saillant. Nous considérons que
cette tentative d’identification représente d’une part un jalon dans l’étude des fonctions
de on en littérature, d’autre part – après une étude approfondie des exemples – elle
demande à être spécifiée. En ce qui concerne la coréférence de on avec un personnage
contextuellement saillant, elle relève évidemment des contextes en question. Or, nous
considérons que lorsqu’il s’agit des occurrences de coréférence de on avec un
observateur (focalisateur) de la relation perceptuelle, ce dernier ne représente pas
forcément un narrateur omniscient. Au contraire, sa fonction se limite à rendre les
expériences perceptives. On peut ainsi parler de son potentiel avant tout « perceptif ».
Nous retiendrons plus particulièrement les conclusions de l’ouvrage cité,
relatives aux séquences de narration. En ce qui concerne l’usage de on avec un verbe de
perception au présent, les auteurs constatent notamment que « le narrateur sort du cadre
temporel du récit pour nous informer de situations ou de circonstances valables hors de
ce cadre »296
. Selon cette interprétation, la référence de on dans cet usage correspondrait
très souvent à l’emploi indéfini générique, dont la référence serait « n’importe quelle
personne qui se trouve dans les circonstances décrites dans l’énoncé »297
. Il faut
rappeler ici une réflexion de Rudolf Mahrer à propos de cette question dans Les Signes
parmi nous, mettant l’accent sur l’importance de montrer le perçu :
L’introduction d’un personnage et de ses fonctionnalités objectivée par une
instance énonciative (à première vue) hétérodiégétique renforce la comparaison
esquissée avec la pratique romanesque au XIXe. Pourtant les trois présents [...] de
la première phrase révèlent un nouvel écart. [...] Cette co-présence de l’action et de
l’énonciation construit une situation fictive de reportage (une « narration
296
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN, Coco, op.cit., 68-69. 297
Id., 69.
106
simultanée », dirait Genette) : un témoin rend compte d’un événement sitôt perçu.
Ce type de narration engage l’énonciataire à se figurer un « spectacle actuel » ; que
l’énonciateur s’y réfère par des unités grammaticales définies. [...] Ainsi les
individus mentionnés sont montrés dans une scène en cours de procès298
.
Cette réflexion sur l’usage du présent dans Les Signes parmi nous fait aboutir
Rudolf Mahrer au rapprochement de l’usage des temps verbaux ramuziens et de la
théorie élaborée par Harald Weinrich : « Pour clore ce point, je propose d’appeler
“présents scéniques” les PR tels qu’on les a rencontrés dans l’incipit ; nous empruntons
cette expression à l’auteur du Temps qui décrit une utilisation similaire du PR dans
l’écriture de synopsis, au cinéma et au théâtre »299
. Vu que l’usage du langage est
toujours en rapport étroit avec l’esthétique, le même auteur ne manque non plus de
rappeler les points qui relient le présent et les présentatifs au cinéma :
L’image cinématographique, on l’a souvent prétendu, ne connaît qu’un temps : le
présent. [...] Par ailleurs, l’image cinématographique peut basculer en un
mouvement de caméra, de l’illusion d’objectivité à la subjectivité totale, selon
qu’une marque d’énonciation permette d’identifier une vue comme la vision d’un
personnage. [...] [L]es présentatifs prolongent le pacte de lecture que l’incipit
semblait établir : on peut en effet dire qu’ils feignent d’assurer l’accès à une
information d’origine perceptive. Par là, le référent paraît emprunté à la situation
où l’énoncé est produit300
.
Lorsqu’on parle des mouvements entre subjectivité totale et illusion
d’objectivité, on est au cœur des recherches esthétiques et stylistiques de C. F. Ramuz :
les phénomènes liés au brouillage des frontières constituent notamment l’un des
éléments esthétiques les plus saillants et les plus critiqués de son œuvre et concernent
aussi les limites de l’objectivité et de la subjectivité. Le on s’incrit dans cette logique : il
représente une entité apte à produire le gommage des frontières à différents niveaux :
298
MAHRER, Rudolf, « Poétique ramuzienne du tableau : Les Signes parmi nous (1919) », art.cit., 272-
273. 299
Id., 273. 300
Id., 274., 281.
107
Ainsi le narrateur brouille la frontière non seulement entre la conscience des
personnages qui pénètrent dans le monde imaginaire l’un de l’autre mais aussi celle
entre son propre univers et celui de ses personnages. [...] Le même effet de
gommage des frontières entre univers vécu et imaginé est produit par l’emploi
personnel stylistique de on pour ils dans des séquences narratives. [...] Ce
gommage des frontières qui fait voir la scène à la fois de l’extérieur et de l’intérieur
est obtenu non seulement par l’emploi de on mais aussi par l’imparfait qui en
donne une vision sécante, interne et souvent subjective, à l’opposé du passé simple
qui est censé donner une vision externe des situations décrites et refléter un point
de vue plutôt objectif301
.
Le on ramuzien apparaît le plus souvent en co-occurrence avec les temps de
présent et de l’imparfait. Ainsi, les caractéristiques de ces niveaux temporels (rendre
compte d’un événement perçu et donner une vision interne et subjective) conditionnent
la narration.
Le même trio d’auteurs repère des exemples où il s’agit d’un emploi personnel
stylistique de on qui peut être remplacé par un pronom personnel. Dans ces cas, « le
narrateur efface encore la frontière entre lui-même et les personnages, entre dans le récit
et par là laisse y entrer le lecteur »302
. Dans d’autres cas, il semble plus difficile
d’attribuer un référent à ce même pronom, mais il reste que très souvent, on est
confronté à la présence d’un « membre quelconque de la collectivité »303
. La coprésence
de on avec un verbe de perception au passé simple combinerait vision interne et vision
externe304
. Les théoriciennes remarquent à propos de cette construction que « [t]outes
les occurrences figurent dans des séquences de narration, et elles représentent des
emplois aussi bien indéfinis que personnels stylistiques de on : l’observateur est aussi
bien un MQC305
qu’un des personnage(s) contextuellement saillant(s), plus rarement un
301
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN, Coco, op.cit., 74-75. 302
Id., 70. 303
Ibid. 304
Id., 71. 305
Membre quelconque d’une collectivité.
108
narrateur omniscient ou un témoin »306
. Elles rappellent également une autre
caractéristique qui sera d’une importance cruciale lors de l’analyse qui suit. Il s’agit
notamment du fait que « l’interprétation par défaut de on est un observateur indéfini
plutôt que personnel et qu’il faut des indices co(n)textuels de divers types pour évoquer
le point de vue subjectif d’un personnage »307
. La construction on + verbe de perception
à l’imparfait fait aussi jaillir un usage particuler. Il s’agit des séquences où l’objet perçu
se trouve introduit par un SN indéfini (des, quelque, un etc.) : « On ne désigne guère un
focalisateur, la construction semble être là pour affirmer l’existence ou la présence de
l’objet, ayant plutôt une valeur représentative. [...] Dans presque tous ces exemples, la
séquence on + VdP [...] est remplaçable par il y avait »308
.
Dans les textes de C. F. Ramuz, on est confronté à un usage excessif de la
construction « il y avait » : plusieurs critiques lui avaient reproché d’avoir abusé de
cette structure et d’avoir créé ainsi un style monotone. En revanche, Audrey Herbaut-
Fava souligne plutôt le lien entre la vue et ce type de tournure :
La passivité feinte, qui se manifeste notamment dans les périphrases tolératives,
« laisser faire et regarder faire » ainsi que dans l’activité centrale de « je vois »,
l’expression de l’indéfini « on » et de la tournure présentative « il y a » substitue
l’humanisation de la Nature à l’imagination exacerbée traditionnelle du poète-
peintre309
.
Sans remettre en question la contribution du présentatif à la mise en valeur de
l’imagination, nous soutiendrons l’hypothèse selon laquelle « il y avait » représente une
alternative, une variante des séquences comportant le pronom on et un verbe de
perception et que ce n’est pas seulement les co-occurrences de on avec le présent et
l’imparfait mais aussi les présentatifs ramuziens que contribuent aux jeux perceptifs (et
aux jeux de perspectives) et à la complexité narrative. Comme le souligne la même
306
Ibid. 307
Ibid. 308
Id., 73. 309
HERBAUT-FAVA, Audrey, C. F. Ramuz ou l’esthétique du refaire. Thèse doctorat : Lettres : Artois :
2007, 103.
109
critique, « le plaisir artistique et l’activité créatrice sont sans cesse revigorés par la
présence d’expressions caractéristiques de la description ramuzienne, comme les “il y
a”, les “c’est” et autres tournures présentatives, ou encore les verbes “faire, entendre,
voir” qui laissent prédominer derrière le parti-pris de simplicité la présence sans cesse
revigorée de l’activité narratoriale »310
. Vu la forte présence des présentatifs, cette idée
demande d’être nuancée dans la mesure où ils sont capables de masquer, de reléguer au
second plan l’activité du narrateur pour céder la place directement au perçu.
Avant de commencer l’étude de on chez Ramuz, nous faisons référence à la
remarque de Claire Blanche-Benveniste concernant l’agilité des francophones dans le
domaine de son usage : « À examiner les emplois de on dans les usages les plus
courants de la langue française contemporaine, il y a lieu de s’étonner de l’agilité des
francophones, qui utilisent ce pronom dans des significations parfois opposées, en s’y
embrouillant très rarement. Agilité qu’il n’est pas commode d’acquérir pour un adulte
étranger à la langue »311
. L’usage de on dans la littérature francophone semble
correspondre à celui qu’on rencontre à l’oral. Qu’est-ce qui rend possible cette habileté
dans le cas de l’œuvre qui nous intéresse ? Il est important de mentionner deux aspects,
incontournables lorsqu’il s’agit d’une étude sur le langage du Vaudois. D’une part, le
rapport du langage avec l’usage local s’avère très important. L’usage ramuzien de on est
en liaison étroite avec le langage du peuple vaudois. Donald R. Haggis dans son étude
intitulée C. F. Ramuz – ouvrier du langage questionne le caractère du parler vaudois et
fait référence au constat suivant de M. Henri Perrochon : « Le Vaudois moyen aime les
expressions dilatoires. Par l’expérience de siècles de servitudes, nous avons acquis l’art
de nous exprimer avec prudence en utilisant les formes indéfinies, en nous faisant
comprendre à demi-mots »312
. Le caractère approximatif, les formes indéfinies, ainsi
que la capacité de s’exprimer à moitié et de suggérer, au lieu de nommer concordent
310
Id., 148-149. 311
BLANCHE-BENVENISTE, Claire, « Le double jeu du pronom on ». Dans : La syntaxe raisonnée :
Mélanges de linguistique générale offerts à Annie Boone à l’occasion de son 60e anniversaire (dir.
HADERMANN, Pascale – VAN SLIJCKE, Ann – BERRÉ, Michel) : Bruxelles : De Boeck – Duculot,
2003, 43. 312
Cité par HAGGIS, Donald R., id., 37.
110
avec les particularités du pronom on. Le deuxième aspect en question est représenté par
la présence excessive de la pseudo-oralité dans le langage ramuzien envers laquelle
l’attitude critique s’est montrée assez controversée. Les effets d’oralité qu’on y
rencontre ont été critiqués plus d’une fois. Par contre, Louis-Ferdinand Céline a insisté
sur les valeurs ramuziennes liées au transport du parlé à l’écrit : « Question transport du
parlé en écrit, il ne faut pas oublier Ramuz […] » – note-t-il en 1949313
. Dans une autre
lettre datant de la même année, il dénonce la critique littéraire et prend explicitement la
défense du langage utilisé par Ramuz :
Le jugement de la critique est toujours idiot, celui du public pire. Incompétent,
bousilleur, pontifiant, aveugle, sourd, snob ou réactionnaire, jamais vrai, jamais
juste, toujours de travers et à côté. […] Les critiques, le public s’acharnent à juger
non le livre, mais l’homme à travers la mode, ragots, politiques, battages, haines,
jamais, ils ne jugent le livre [...]. Que lira-t-on en 2000 ? Plus guère que Barbusse,
Paul Morand, Ramuz et moi-même, il me semble. […] Passeront ainsi Morand,
Barbusse, Ramuz et moi-même ! Les livres se pressent comme des citrons ; tout le
jus tiré, c’est fini ! Encore du jus pour cinquante ans ! la belle histoire314
.
Abstraction faite du caractère ambitieux des propos de Céline, ses constats
relatifs à la question du parlé en écrit et à l’actualité de l’œuvre ramuzienne se justifient
pleinement. Sa réflexion mérite d’être prolongée dans son rapport avec la narration
présente dans les textes de C. F. Ramuz : il s’agit notamment de la mise en œuvre des
caractéristiques de on qui s’actualisent dans l’oralité, telle sa capacité de véhiculer
l’expérience vécue. Ces deux aspects – le parler vaudois et l’oralité – doivent être
complétés par les propos de l’auteur-même qui formule la principale particularité du
langage vaudois comme suit :
313
CÉLINE, Louis-Ferdinand, « Lettre à Pierre Monnier » (jeudi 27 janvier 1949). Dans : Lettres, Paris :
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, 1139. 314
CÉLINE, Louis-Ferdinand, « Lettre à Henry Muller [« Le magot solitaire »] (entre fin mars et le 12
avril 1949) ». Id., 1174. Céline revient sur cette question en 1955 et évoque les mêmes auteurs :
« “D’autres” selon Dutourd avaient avant moi réussi le truc de faire passer le langage parlé à travers
l’écrit. Quels donc ? Je vais éclairer la lanterne de Dutourd : Barbusse dans Le Feu... Ramuz un peu...Paul
Morand dans Ouvert la nuit...et puis c’est tout. Je ne les ai plagiés ni les uns ni les autres ». Id., 1502.
Pour plus de détails, voir : CÉLINE, Louis-Ferdinand : « Lettre à Jacques Festy (le 19/2 [1955]) ». Ibid.
111
Notre langue, à nous, très souvent, n’est qu’approximative : elle s’approche, elle ne
coïncide pas. Elle est la langue d’un peuple paresseux, d’un peuple lent à
concevoir, plus lent encore à s’exprimer, et qui ne s’exprime qu’à moitié faute
d’avoir été obligé par la vie à serrer de près ce qu’il veut dire ; d’un peuple qui
suggère tout, et ne nomme rien315
.
Dans la suite de cette réflexion, Ramuz pose la question suivante :
Est-ce qu’il n’était pas possible d’en tirer parti, de ces vertus ou de ces défauts ? et,
ayant pris conscience de ces différences, d’en tenir compte tout d’abord, de les
exagérer même, de manière à faire valoir sous le couvert d’une langue et en gros
d’une civilisation communes, ce qui pouvait nous appartenir en propre, si peu que
ce fût ?316
Les réflexions de Jérôme Meizoz sur les effets de l’oralité ouvrent une
perspective critique qui nous servira de premier jalon pour l’approche linguistique :
Notons toutefois que la légitimation mimétique […] ne saurait à elle seule
expliquer le style de Ramuz qui ne copie pas la langue orale, mais construit
syntaxiquement, à partir de ses traits caractéristiques, des effets d’oralité. Deux
procédés romanesques de Ramuz me semblent à mettre ici en rapport. D’une part
celui […] de la « narration oralisée », qui ouvre une brèche dans la cloison
autrefois étanche entre le narrateur et ses personnages : le narrateur, alors se fond
dans (et se confond avec) la voix des personnages, au détriment de la voix dite
littéraire. Le discours indirect libre, fréquent dans les romans du Vaudois, réalise
cette hybridation. D’autre part, le procédé narratologique dit de la « vision avec »
(Jean POUILLON) si souvent mis en évidence par les critiques, qui contribue à un
effet semblable : le narrateur disparaît en tant que point de vue extérieur aux
protagonistes et investit le regard d’un individu, ou même du groupe entier.
Autrement dit, la « vision avec » ramène le narrateur au point de vue du groupe
315
RAMUZ, Charles Ferdinand, Paris, notes d’un Vaudois, OCM, 20, 197. 316
Id., 310-311. Ces germes de réflexion trouvent leur écho dans les propos de Hector de Saint-Denys
Garneau et de Jean Starobinski.
112
paysan. Ces deux procédés me semblent répondre au désir de Ramuz, d’exprimer la
voix et le point de vue des paysans, de façon à être symboliquement réintégré dans
ce groupe – largement fantasmé – dont il se sent issu et qu’il craint d’avoir trahi317
.
Bien que la perspective de notre approche s’éloigne des références de nature
sociologique, les points repérés par l’auteur de cette citation nous semblent d’une
pertinence indubitable. La question de la « narration oralisée » qui rend possible le
mélange des perspectives sera examinée plus en détail.
Sylvie Villelm milite d’une part pour « l’ambiguïté du narrateur »318
ramuzien,
d’autre part, elle insiste sur sa « fonction limitée »319
. Elle parle notamment de la « voix
naïve du narrateur ramuzien » et désigne la perspective narrative en question comme
« essentiellement actorielle »320
. A l’opposé de sa position critique, Doris Jakubec
caractérise la narration ramuzienne, comme suit : « Ramuz [...] modifie la position du
narrateur qui se situe “avec” ses personnages et dont le point de vue est pluriel »321
.
Donald R. Haggis souligne à propos du manuscrit de Derborence que « Ramuz varie
constamment les points de vue, les distances et les éclairages. Au lieu de lire un récit
“objectif” [...] fait d’un point de vue unique et toujours le même, le lecteur passe
successivement d’une description à l’autre, chacune le faisant entrer dans une autre
subjectivité, et lui faisant emprunter une autre perspective »322
. C’est à ce caractère
pluriel du point de vue et à la multiplication des subjectivités que participent les
occurrences du pronom on en inscrivant la narration dans une perspective esthétique
variée. En contraste avec l’approche de Sylvie Villelm qui considère que le narrateur
ramuzien ne dispose que d’une fonction limitée, nous admettons qu’il s’agit d’une
richesse esthétique, rendue possible entre autres par les occurrences de on.
317
MEIZOZ, Jérôme, « Les enjeux sociaux du style – La réception de Ramuz en France et la question du
style oralisé (1918-1932) », art.cit., 172-173. 318
VILLELM, Sylvie, La dramaturgie implicite dans les romans de Charles-Ferdinand Ramuz (1926-
1937), op.cit., 7-11. 319
Id., 21. 320
Id., 28-29. 321
JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XIII. 322
HAGGIS, Donald R., id., 119.
113
Il faut remarquer que l’usage ramuzien de ce « pronom à facettes » représente
aussi d’autres référents possibles que celui de la voix oralisée autochtone. Qu’en est-il
des usages de on échappant à cette identification à la voix d’un groupe ? Selon notre
hypothèse, le on incarne une instance narrative spécifique, chargée de transmettre une
« expérience vécue », une perception vécue. Ses occurrences montrent qu’il est possible
de représenter la subjectivité qui est souvent masquée par une objectivité de surface. Il
s’agit d’une part de la valeur sans défaut de ce pronom (un observateur indéfini)323
,
soutenue par les différentes marques d’objectivité. Malgré cette possiblité
d’interprétation, nous plaiderons pour l’hypothèse selon laquelle les différentes
occurrences de ce pronom dans le langage ramuzien, ainsi que les éléments suggérant la
présence d’un on (ou renforcant son caractère subjectif) font qu’il s’agirait – dans la
plupart des cas – de l’intrusion de la subjectivité dans l’objectivité, du dedans dans le
dehors, de la prédominance du subjectif indéfini, sur l’objectif indéfini.
En ce qui concerne la « vision avec » et l’investissement du point de vue d’un
individu et d’un groupe entier, on proposera un élargissement de ces réflexions en
plaidant pour la multiplication et le mélange des points de vue, mais aussi pour l’idée de
l’absence de l’image pure.
II.4.1. Quand c’est on qui perçoit dans les romans de C. F. Ramuz
Pour donner une image plus complexe de l’usage de on, nous passons à l’analyse
des exemples. On nous pardonnera le caractère quelque peu inventaire de cette partie du
323
Voir p. 108.
114
travail qui sert à une meilleure définition des éventuelles tendances évolutives qui
correspondraient aux différentes étapes de l’évolution esthétique ramuzienne.
L’usage de on dans Aline (1905) attire notre attention sur le fait qu’au début de
la production romanesque de Ramuz, ce pronom apparaît souvent dans ses emplois
« classiques ». Une étude plus approfondie de différents éléments linguistiques permet
aussi d’observer les tendances suivantes : la désubjectivation ou l’anonymisation de la
perception ou encore l’attribution de référent a posteriori. La narration met en avant
l’acte de la perception et focalise sur le perçu.
Le premier exemple permet de rendre compte des caractéristiques évoquées :
Et [...] Julien allait fouillant dans sa tête, mais il y a des fois où on a les tuyaux de
la tête bouchés. Il regardait en l’air. On apercevait dans les branches les cerises qui
étaient blanches du côté de l’ombre et rouges de côté du soleil. [...] Bientôt le
village parut324
.
La première occurrence de on dans « il y a des fois où on a les tuyaux de la tête
bouchés » incarne bien à la fois son emploi générique et son emploi spécifique. Il peut
notamment s’agir d’une part d’une vérité générale (correspondant à on comme se
référant aux hommes en général), d’autre part du point de vue du personnage
contextuellement saillant, en l’occurrence Julien. La transformation de « Il regardait »
en « On apercevait » (on+verbe de perception à l’imparfait) renforce la subjectivité de
la scène, impliquant aussi le déplacement du regard. L’expérience visuelle est réalisée
par l’évocation des objets en vue. Au lieu de mettre en avant le point de vue à partir
duquel l’image est vue, le on vise à souligner la représentation de la subjectivité de la
perception. Nous assistons d’abord au point de vue subjectif du personnage (« Et Julien
allait », « Il regardait ») qui cède la place à celui du on-observateur, mais subjectif
(« On apercevait »), pour enfin faire complétement disparaître le sujet de la perception
visuelle et mettre l’accent, dans l’image qui clôt cette scène, sur l’objet perçu : « Bientôt
324
RAMUZ, Charles Ferdinand, Aline, OCM, 1, 95.
115
le village parut ». Dans ce cas, les questions narratologiques telles que « qui parle ? » et
« qui perçoit » se trouvent aussi entremêlés, puisque nous assistons d’une part à
l’attribution de la perception au personnage, d’autre part à la possibilité d’associer le
discours à ce même personnage, grâce à la présence de l’imparfait de « On apercevait ».
La valeur subjective de on apparaît d’une manière explicite dans le contexte
suivant :
Il faisait déjà noir dans le petit bois ; c’était comme une maison qu’ils avaient pour
eux seuls et où on ne pouvait pas les voir, mais d’où ils pouvaient tout voir, car il y
avait une porte ronde et des trous comme des fenêtres, avec le ciel comme une
vitre325
.
Les expressions telles que « c’était comme » et « il y avait » rendent compte
d’une valeur représentative et l’occurrence de on dans « on ne pouvait pas les voir » nie
la possibilité de la présence de tout observateur extérieur. Dans ce cas, il s’agirait de
l’absence de source de perception extérieure, et de la primauté de la représentation du
cadre, lié à la possibilité de perception, notamment de l’intérieur de la maison. La valeur
sans défaut de on étant un observateur indéfini, ce passage opère la négation de sa
présence pour mieux souligner la force de la subjectivité perceptive des personnages.
La coprésence de l’usage lié au mouvement et à la perception se présente aussi
de la manière suivante :
Un lundi soir, neuf heures sonnèrent qu’Aline n’était pas rentrée. On entendait les
portes se fermer l’une après l’autre, les portes des granges, qui sont hautes et larges
et qu’on pousse de l’épaule et qui grincent, celles des écuries, qui sont rouillées,
celles des maisons qui ne font presque pas de bruit326
.
325
Id., 105. 326
Id., 109.
116
Le on dans « on pousse de l’épaule » renvoie à la pratique quotidienne des
villageois, il s’agit d’une occurrence désignant une collectivité sans marquer la division
en individus. Cet usage est proche de celui de « nous, on » caractérisé par Rudolf
Mahrer comme étant lié à la voix autochtone327
et se trouve renforcé par le temps du
présent qui ne marque pas la division en époques. Les doubles descriptions des bruits
qui sont entendus soulignent encore mieux la primauté de ce qui est perçu, au lieu de
mettre en avant celui qui perçoit. On peut observer ce même phénomène lorsque la
narration crée une subjectivation a posteriori:
Henriette était là [...]. On voyait son nez courbe et un tas d’années sur son dos
voûté. Et Aline, regardant sa mère, désira qu’elle mourût328
.
La primauté de la construction impliquant le on permettrait d’affirmer qu’il
s’agit d’un point de vue actualisant la représentation d’une subjectivité anonyme, en
suspens jusqu’à l’apparition du sujet qui perçoit. Comme le on chargé de la perception
n’entretient qu’une relation anaphorique avec la perception liée au personnage, son
occurrence en question apparaît comme un élément renforcant la primauté de la
perception.
L’une des fonctions inhérentes au pronom on, notamment celle de contribuer à la
thématique du texte, se montre parfaitement dans l’exemple qui suit :
Cependant, les invités étaient montés dans les voitures qui partirent au grand trot.
Julien et sa femme étaient dans la première. Quand Henriette la vit venir, et qu’elle
vit ensuite Julien et le voile blanc de l’épouse, elle se leva de devant sa porte où
elle se tenait assise, comme pour rentrer dans la maison. [...] Le bruit des grelots,
des roues, des voix alla s’affaiblissant, puis cessa tout à coup au tournant de la
327
MAHRER, Rudolf, « Un français de plein air : la langue romanesque de C. F. Ramuz », art.cit., 228. 328
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 113.
117
route ; et on ne vit plus rien qu’une petite poussière grise qui s’abattit lentement sur
l’herbe courte des talus329
.
Les constructions reliées entre elles-mêmes par l’acte de la perception visuelle,
« Henriette la vit venir », « elle vit [...] Julien et le voile blanc de l’épouse » et « on ne
vit plus rien qu’une petite poussière », indiquent une anonymisation progressive de la
source de la perception visuelle et la perspective qui y est liée, celle de Henriette. Ce
processus qui s’accompagne du jeu des (pro)noms concorde avec la thématique du
roman : Henriette, la mère d’Aline ne veut pas assister à la scène de mariage de Julien.
Lorsqu’il y a une représentation dans le village et qu’Aline s’approche de Julien,
on assiste à une double-vue, dont la source n’est précisée que par la posture :
Lui, il fut embarrassé. Pourtant, personne ne faisait attention à eux, à cause des
bêtes. D’en haut, les têtes rapprochées étaient comme une couronne sombre où les
nuques et les visages figuraient des fleurs roses. D’en bas, on voyait la petite tête
du singe et sa casquette à plume attachée sous le menton330
.
Cette séquence narrative suggère la présence d’un point de vue d’en haut que
nous pouvons identifier d’une part par sa position. D’autre part, on suppose qu’il s’agit
d’un point de vue mobile à partir duquel nous avons une vue d’en haut, d’en face et par
derrière sur les têtes. Le regard et l’observateur n’étant que supposés dans cette
première partie de l’extrait, l’indéfinition se trouve poussée à l’extrême. Le regard se
subjectivise par l’apparition de « on voyait », impliquant – à l’opposé du premier type
du regard – une relation perceptuelle explicite.
En somme, nous constatons qu’à cette première période de la production
romanesque ramuzienne, outre l’usage plutôt classique de on, la narration révèle des
processus de subjectivation a posteriori et même de désubjectivation, d’anonymisation
329
Id., 198. 330
Id., 148.
118
ou d’indéfiniton de la source de perception. Avec l’effacement et la négation du relais
de la perception, elle ne fait que mieux souligner l’acte et l’objet de la perception-
même. C’est plus la relation et la posture perceptuelle que l’identité de celui qui perçoit
qui compte.
Dans Les Circonstances de la vie (1907), l’importance de l’usage du on et
l’exploitation de ses possibilités référentielles semblent s’accroître. Tel l’extrait qui suit
fait jaillir l’alternance du point de vue d’observateur, du spectateur pur et celui du
membre quelconque de la communauté. Son analyse nous permettra de compléter
l’hypothèse de Kjersti Fløttum, Kerstin Jonasson et Coco Norén. Selon ces auteurs, les
occurrences de on avec un verbe de perception au présent feraient surgir essentiellement
le point de vue du narrateur qui nous informe des circonstances valables hors cadre,
équivalent au point de vue de n’importe quelle personne qui se trouve dans les
circonstances en question331
. L’extrait qui nous intéresse pullule d’occurrences à
l’imparfait et semble alterner le point de vue rapportant des circonstances valables hors
cadre et celui d’un observateur-témoin, dont la fonction se limite à traduire la vision des
différents détails de la scène actuelle :
Le bureau était au premier étage ; on lisait en lettres noires sur une plaque de tôle
émaillée :
EMILE MAGNENAT Notaire [...]
Alors, si on entrait, on arrivait d’abord dans un couloir mal éclairé ; ensuite, par la
porte à gauche, dans la chambre du commis.
Il y avait un pupitre en sapin [...]. Il était verni en noir, on voyait dedans toute la
fenêtre [...]. On trouvait presque toujours Auguste Cavin, le commis, en train de
faire des copies. Il était petit de taille et il se tenait penché en avant. Il portait les
cheveux en brosse ; ses moustaches, dans son teint pâle, semblaient deux traits au
charbon ; il avait les dents gâtées. Mais on remarquait surtout sa cravate : c’était
331
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN Coco, id., 68-69.
119
une régate toute faite, de celles qui s’accrochent au bouton du faux col par une
agrafe d’acier [...] ; la sienne était bleu-marine, avec des rayures rouges, et le
plastron empesé de la chemise était, par place, tout froissé.
De cette première chambre, on passait dans le vrai bureau où se tenait le notaire.
On voyait tout de suite la différence : les murs avaient un joli papier [...]. La pièce
donnait sur la place. [...] Sur cette place donc, du côté du levant, on voit d’abord
l’hôtel de ville [...] ; la halle au blé [...] ; et puis, des trois côtés, sont des maisons
particulières, avec celles du fond concaves, de sorte que, de ce bout-là, la place va
s’arrondissant332
.
Les trois premières occurrences de on (« on lisait », « on entrait », « on
arrivait ») se réfèrent aux circonstances valables en général pour les membres de la
collectivité passant devant et dans le bureau du notaire. L’occurrence dans « on voyait
dedans toute la fenêtre [...]. On trouvait presque toujours Auguste Cavin » s’inscrit dans
la même continuité référentielle, la validité des circonstances se trouvant renforcée par
l’insertion de « presque toujours » qui renvoie à une pratique plus ou moins
quotidienne. En revanche, avec la description du personnage du commis, le foyer
perceptif change de caractère et focalise sur des circonstances réservées à cette scène
spécifique. La focalisation sur les cheveux, les moustaches, les dents et enfin la
focalisation excessive sur la cravate – mise en valeur par « on remarquait surtout » et sa
description détaillée – mettent en avant le point de vue d’un observateur-témoin réservé
à la scène actuelle. La dernière occurrence reprend sa valeur initiale, celle qui
correspond à un membre quelconque de la collectivité : dans ce cas, sa coprésence avec
le temps de présent correspond au constat des auteurs cités plus haut. Ce glissement du
point de vue est signalé par les syntagmes suivants : « On passait », « On voyait tout de
suite la différence : les murs avaient un joli papier » et « on voit d’abord l’hôtel de
ville ». Tandis que le « on voyait » se rattache encore, par la reprise du même niveau
temporel de l’imparfait au point de vue observateur, le « on voit » fait réapparaître les
circonstances valables hors cadre. Ainsi, la focalisation sur la cravate associée à
l’expression « on remarquait » montre que le on ramuzien – dans ce cas – apporte un
332
RAMUZ, Les Circonstances de la vie, OCM, 2, 13-14.
120
nouvel élément au constat de la Théorie Scandinave de la Polyphonie Linguistique :
lorsque, dans une scène, il n’y a qu’une seule construction on + verbe de perception au
présent qui relaterait les circonstances valables hors cadre, les occurences de on avec les
verbes de mouvement et les verbes de perception apparaissant à l’imparfait peuvent
reprendre leur fonction et sont aussi susceptibles de souligner une focalisation
excessive. Quoique l’instance cachée derrière les différentes occurrences soit la même,
aux différentes étapes de la logique « mouvement-perception » de la scène, ses
différentes fonctions s’actualisent en alternance. La narration se caractérise par les
passages entre le « hors-cadre » et le « cadre », ainsi qu’entre l’observation pure et la
possibilité d’une focalisation subjective, entre une perception actuelle et non-actuelle.
Dans d’autres scènes, le pronom on revêt d’autres caractères particuliers : il
s’agit d’une part des passages où il apparaît comme unique instance chargée de
transmettre la perception auditive, d’autre part des occurrences qui correspondent au
point de vue observateur. Voici un exemple qui illustre le premier phénomène :
Et elle soupira. Seulement, presque en même temps que la pendule, la sonnette de
la porte sonna. Mademoiselle Hélène savait bien qui c’était ; elle alla vite répondre.
On entendit la voix du notaire ; celle d’Hélène qui répondait ; puis un silence et
Madame Buttet pensa : “Les voilà qui s’embrassent...”333
.
Le on s’impose en tant que source de toute information auditive puisqu’il se
démarque des personnages susceptibles d’être définis comme référents et ne se lie
qu’ultérieurement au point de vue de Mme Buttet qui apparaît comme le foyer perceptif
a posteriori de la scène. Jusqu’au dernier moment de la scène, le moment cognitif, la
perception auditive reste liée au pronom elle et on. Il faut souligner que c’est de
nouveau le primat de la perception et de son objet qui est mis en avant : le point de vue
333
Id., 17.
121
auquel la perception auditive peut être associée n’apparaît qu’ultérieurement. La
fonction de on est dans ce cas de marquer l’effet de voix-off334
.
L’expression « on voit » figure parmi les constructions les plus fréquentes de la
narration ramuzienne. Ses occurrences représentent et transgressent en même temps les
fonctions décrites dans les différentes études correspondantes. Les deux exemples
suivants sont susceptibles d’instaurer une fonction qui apparaît comme initiale :
1. De sorte qu’Emile et Hélène allèrent jusqu’à la Venoge. [...] La rue de Lignières
se termine brusquement [...] ; on n’a pour y descendre qu’un petit escalier [...]. On
va donc, on a d’abord au-dessus de soi le vieux château de la ville qui sort en l’air
avec sa drôle de tour ronde, près de l’église qu’on voit335
.
2. Presque toutes les fois, le notaire était occupé ; et ou bien Hélène repartait tout
de suite, ou bien elle attendait un petit moment ; dans ce cas, Cavin lui offrait une
chaise ; et elle regardait dehors, pendant que l’autre se remettait à écrire. Le ciel
passait sur les maisons qu’on voit, qui s’étagent avec le clocher et la tour ; mais du
fond de la chambre, on n’aperçoit plus rien que les toits voisins et l’appartement du
docteur Beausire qui est vis-à-vis, au fond de la place336
.
Les on du premier exemple s’inscrivent dans une logique de « mouvement-
perception » qu’on retrouvera également dans des romans plus tardifs. Notamment, les
verbes qui apparaissent en coprésence avec on sont soit des verbes de mouvement, soit
des verbes de perception, soit il s’agit du verbe « avoir ». La continuité perceptive
associée aux deux personnages contextuellement saillants est assurée par le couple de
verbes « avoir » et « voir » : « on a d’abord au-dessus de soi le vieux château de la ville
qui sort en l’air avec sa drôle de tour ronde, près de l’église qu’on voit ». Le contexte
présuppose que le foyer perceptif est le même dans le cas de la perception du château et
dans celle de l’église. Ainsi, « voir » et « avoir » deviennent des concepts
334
Dans la partie consacrée aux différents effets cinématographiques, nous reviendrons en détail sur les
enjeux de la voix-off. 335
Id., 23. 336
Id., 54.
122
interchangeables. À part cet aspect, il faut aussi souligner que – présupposant la
continuité perceptive – le décor est vu par les personnages contextuellement saillants
tout au long de la scène. Toutefois, la mise en relief de la construction « on voit » à la
fin de la description souligne qu’il y a de nouveau mise en valeur de la perception. Sans
cette structuration, le on représenterait des circonstances valables hors cadre, mais cette
occurrence particulière exprime qu’il s’agit d’un geste narratif servant à souligner un
acte de perception, présupposé comme faisant partie intégrante du monde des
personnages, mais étant représenté comme spécifique à cette scène.
Le point de vue purement perceptif peut aussi se détacher en sourdine de celui
du personnage contextuellement saillant (exemple no
2). À première vue, la continuité
perceptive semble assurée, pour ensuite laisser de la place aux deux points de vue
présents dans une scène de vie quotidienne. Le foyer perceptif est celui d’Hélène qui
« regardait dehors ». Le début de la phrase suivante semble – par la continuité des
verbes de perception visuelle – reprendre le même foyer perceptif, il s’agit « des
maisons qu’on voit ». L’apparente facilité référentielle disparaît lors de l’étude de la
dernière occurrence, introduite par un point-virgule. Ce signe de ponctuation et le
connecteur « mais » qui suit mettent en place la réelle suite de la perception associée au
personnage. La structure « on n’aperçoit plus rien que les toits voisins et l’appartement
du docteur Beausire » correspond clairement au champ visuel d’Hélène. Cette dernière
proposition rejaillit sur toute la scène et – dans un mouvement rétrograde – modifie le
processus d’identification des référents. Nous sommes obligés de revenir sur la
deuxième occurrence de on, celle qui semblait – à première vue – s’inscrire dans la
même logique perceptive. A rebours, nous constatons que celle-ci a une fonction
purement perceptive et se détache explicitement du point de vue du personnage
contextuellement saillant, en l’occurrence celui d’Hélène. L’interjection de l’indication
spatiale (« mais du fond de la chambre ») rend notamment spatialement impossible la
correspondance parfaite entre le point de vue du personnage contextuellement saillant et
celui associé à la structure « on voit ».
123
Le on est aussi apte à représenter un point de vue subjectif pour ensuite
disparaître et ne laisser que son empreinte perceptive sur la scène. Tel est le cas du
passage suivant qui représente deux personnages, Hélène et Emile :
Le sentier n’est pas large ; ils marchaient l’un derrière l’autre, lui devant ; on le
voyait de dos, dans son espèce de jaquette courte [...], avec un chapeau de paille et
la nuque découverte, parce qu’il avait un col bas ; elle, elle était maigre, petite337
.
Le premier on de cet extrait peut être très facilement associé au foyer perceptif
du personnage féminin de la scène qui marche derrière le personnage masculin et le voit
de dos. Par contre, la dernière proposition de la phrase présuppose également un foyer
perceptif qui ne peut pas correspondre à Emile. La source de l’information perceptive
disparaît complètement et ne laisse que la sensation d’expérience vécue, par une brève
focalisation sur l’image de la femme.
La duplicité du regard, liée à la présence d’un on et d’un personnage rend aussi
possible la reconstruction des regards en une instance collective perceptive pour mettre
en avant l’acte de la perception au lieu du sujet qui perçoit :
Emile vit le préfet s’approcher de Frieda [...]. Le préfet avait pris Frieda par la
taille. Pendant un temps, on aperçut encore les coquelicots du chapeau qui
dépassaient toutes les têtes et Emile les suivait des yeux ; mais bientôt ils
disparurent aux regards338
.
Le passage commence avec le point de vue du personnage : « Emile vit ».
L’association de on au passé simple (« on aperçut encore les coquelicots du chapeau »)
suggère la présence d’un point de vue externe, objectif 339
« et Emile les suivait des
yeux ». A cette étape de l’interprétation, l’ambiguïté référentielle de « les » permet une
double interprétation : soit, il renvoie aux têtes, soit aux coquelicots. En tout cas, le on
337
Id., 24. 338
Id., 98. 339
Voir : FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN Coco, id., 74-75.
124
de « on aperçut » s’inscrit dans le même ordre d’idée. D’une part (et en supposant une
continuté perceptive), il se laisse associer au personnage, d’autre part (pris en compte sa
coprésence avec le temps du passé simple), il peut être interprété comme la
représentation de l’intrusion d’un point de vue objectif, anonyme. Cette hypothèse se
trouve confirmée par l’allusion à la présence de plusieurs points de vue, par « ils
disparurent aux regards ». Le regard, défini par Hector de Saint-Denys Garneau comme
libre et détaché340
et celui du personnage s’entrelacent pour signaler que le sujet n’a pas
toujours de l’importance dans l’acte de perception : c’est la coprésence de plusieurs
points de vue – dont le point de vue subjectif du personnage et celle, en sourdine, d’un
point de vue objectif – qui est mise en avant. Nous trouvons aussi des passages où un
regard mystérieux s’impose comme seul foyer perceptif :
Le vendredi suivant, un peu avant onze heures, M. Curchod, M. Gailloud et M.
Piguet [...] faisaient leur partie de billard. De la première salle du Cercle, on voyait
juste ce gros meuble avec ses quatre pieds trop courts. Ils supportent un bloc de
bois épais en noyer poli, où le tapis vert bien lisse est collé. Le Général Dufour sur
un grand cheval caracole au mur.
Les trois messieurs tournaient tout autour du billard ; tantôt ils se montraient de
dos, tantôt de face341
.
La narration définit le foyer perceptif de cette scène en trois mouvements.
D’abord, on précise son emplacement : « [d]e la première salle du Cercle ». Ensuite, sa
fonction est aussi définie : « on voyait ». Le regard qui y est associé sera enfin doté
d’une capacité de focalisation sur certains détails (« on voyait ce gros meuble avec ses
quatre pieds trop courts »). La même scène reprend ce foyer perceptif sans reprise
référentielle, mais en supposant que le regard remonte. Assistons-nous à l’attribution de
référent sans défaut, s’agirait-il d’un observateur indéfini plutôt que personnel ? Nous
ne pouvons pas affirmer que l’observateur en question serait tout à fait indéfini : il est
notamment décrit comme doté d’une fonction, d’une situation et d’une capacité de
340
Voir : SAINT-DENYS GARNEAU, id., 215. 341
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 176.
125
mouvement qui permettent de l’identifier. De plus, son caractère « non-personne » est
ratifié par le style nominal de l’avant-dernière phrase (« Le Général Dufour sur un
grand cheval caracole au mur ».) : il inscrit le foyer perceptif dans une logique
cinématographique, en supposant la continuité perceptive associée à la scène actuelle.
Le jugement associé à l’image du jeu intervient un peu plus loin : « C’est un vrai jeu
géométrique qui est joli à regarder »342
. L’énonciation et la perception peuvent ici être
associées à la même instance : celui qui voit et celui qui parle de ce qui est vu, celui qui
y porte un jugement semblent constituer une unité qui – par sa subjectivité-même –
efface ultérieurement la possibilité d’attribuer à cette occurrence de on un caractère
« non-personne ».
Nous constatons que l’usage du on devient beaucoup plus subtil et s’enrichit de
nouvelles fonctions. Il permet la focalisation sur l’objet et met en valeur l’acte de
perception aux dépens du sujet qui perçoit – à l’aide, par exemple de l’anonymisation
progressive de la source de la perception visuelle –, et peut aussi contribuer à la mise en
place d’une logique de « mouvement-perception ». Le on peut également représenter le
seul foyer perceptif, l’observateur-témoin réservé à la scène en l’occurrence, ou y laisser
l’empreinte de l’expérience vécue. La perception peut aussi être mise en avant par
l’entremise des structures explicitant le processus perceptif. Une autre tendance
observée consiste à mettre en place une apparente continuité perceptive pour ensuite
modifier l’attribution des référents a posteriori et permettre ainsi la délimitation des
différents points de vue ou l’effacement du caractère « non-personne » du pronom en
question. La disparition du sujet de la perception prend aussi des nouvelles formes,
notamment lorsque le point de vue associé à on et celui du personnage préparent le
terrain pour la multiplication des points de vue.
Une étape suivante de l’évolution de l’usage du on peut être observée dans La
Guérison des maladies (1917) dont nous ne retiendrons que deux exemples, très
significatifs pour le sujet. Le début du roman soulève la question des points de vue,
342
Id., 177.
126
ainsi que celle de la primauté de l’acte de la perception et de l’objet perçu qui peut être
définie comme une constante de la poétique ramuzienne :
Tout près de la maison, il y avait le lac ; pourtant on ne voyait pas le lac de la
maison : à peine si on apercevait le ciel, en se penchant par la fenêtre. [...] Une tête
de Vierge sculptée dans la pierre se voyait encore au-dessus de la porte d’entrée ;
c’était au second étage. Et, au-dessus de ce second étage, il n’y avait plus que le
grenier plein seulement de courants d’air, plein seulement aussi d’un bruit de noix
[...]. Deux petites chambres sous le grenier, voilà, sous le vent et les souris, deux
petites chambres, c’est tout. [...] Il arriva devant sa porte, il tira à la petite Vierge
un coup de chapeau343
.
Avant d’entrer dans les détails, il est nécessaire de donner quelques précisions
sur la structure de cette scène. Il s’agit du début du roman (chapitre premier, scène I).
Cette première scène est typographiquement divisée en deux parties : une interligne
sépare la partie introductive du restant du texte. Ce dernier est représenté par la dernière
phrase qui nous livre l’image de Grin, arrivant à la maison. Le geste du personnage qui
salue la Vierge est nécessaire pour définir les points de vue. La « langue-geste »
revendiquée comme élément constitutif de l’esthétique ramuzienne prend ici toute sa
vigueur : c’est le geste de salutation du personnage qui permet d’une part d’affirmer que
la tête de Vierge sculptée se trouve à l’extérieur de la maison, d’autre part d’identifier
les points de vue présents dans cette scène. Nous constatons la présence d’au moins
deux points de vue. L’un est notamment situé à l’extérieur de la maison, l’autre supposé
comme étant à l’intérieur. Cette bipartition est accompagnée non seulement par la
thématique, mais également par la distribution des verbes et des pronoms.
Premièrement, on assiste à un point de vue observateur qui relate le cadre de la maison.
Cette expérience est rendue par le verbe présentatif « il y avait ». Ensuite, un autre
point de vue intervient après le point-virgule, signalé par les constructions on+ verbe de
perception, en l’occurrence « on voyait » et « on apercevait ». Cette fois-ci, il s’agit
343
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Guérison des maladies, OCM, 9, 71-72.
127
d’un point de vue humain et indéfini, signalé par le mouvement qui y est associé (« en
se penchant par la fenêtre »). Sa présence n’est que suggérée et le seul renseignement
concerne sa position : il se situe notamment à l’intérieur de la maison. La construction à
valeur impersonnelle « se voyait » et la reprise des présentatifs comme « c’était » et « il
n’y avait plus que » présupposent l’absence de médiateur. Cette tendance est accentuée
par une suite purement présentative, notamment avec « voilà » et « c’est tout ».
Au final, nous distinguons trois points de vue : premièrement celui de
l’observateur pur et indéfini dont la fonction se limite à l’observation et à la
présentation de ce qui est observé, deuxièmement un point de vue hypothétique, humain
et indéfini qu’on peut situer dans l’espace, notamment à l’intérieur de la maison et
finalement celui du personnage contextuellement saillant. Ce dernier pourrait s’imposer
comme foyer perceptif, mais son arrivée présuppose un mouvement prélable, tandis que
les points de vue liés à la perception sont soit statiques (comme celui situé à l’extérieur),
soit spatialement séparés de celui du personnage contextuellement saillant (comme celui
supposé à l’intérieur de la maison).
La coprésence des présentatifs et des constructions on+verbes de perception
introduit aussi l’idée de l’absence de médiateur, les éléments de l’image se présentent
automatiquement. L’attribution des foyers perceptifs et de l’entremetteur n’étant pas
importante, c’est l’être-là des perspectives qui est mise en valeur. Dans cette scène,
nous assistons à la démultiplication des différents points de vue ce qui permet de donner
une image aussi complète que possible, en tant qu’entrée dans le roman.
Dans un autre exemple, la fonction de on est de représenter la focalisation
collective. Il s’agit d’une scène au café qui prépare deux scènes de tentative de
réconciliation, toutes les deux liées à la figure du Parisien. Il s’agit d’une part de celle
avec Grin, et d’autre part avec la Brûlée, son amante :
Grin bourra sa pipe, l’alluma, tira une bouffée, puis ses yeux reprirent leur position.
[...] C’est alors seulement qu’on vit (dans le coin où il se tenait) le Parisien se
128
redresser un peu, regardant d’en dessous du côté de Grin (qui donc ne le regardait
pas). On l’entendit dire quelque chose, mais on ne comprit pas ce qu’il disait ;
ensuite sa tête est retombée. Puis il recommença à regarder Grin [...]344
.
Dans ce passage, les parenthèses ont une fonction importante. D’une part, elles
indiquent la direction, la visée de la perception visuelle, d’autre part – contrairement à
ce qu’on pourrait croire à cause de l’expression « puis ses yeux reprirent leur position »,
elles ne permettent pas d’identifier Grin en tant que foyer perceptif. En revanche, la
continuité perceptive (et cognitive) assurée par les occurrences de on attirent notre
attention sur un contraste dans la désignation du public du café : jusqu’à cette étape de
la scène, les personnes se tenant au café sont désignées en alternance par ils, on et les
autres. La triple structure de « on vit », « on l’entendit » et « on ne comprit pas »
correspond à l’évocation d’une focalisation collective sur la scène entre Grin et le
Parisien. Cette dernière prépare notamment non seulement une nouvelle confrontation
entre ces deux personnages, mais également un nouvel événement dans le café : la
Brûlée viendra chercher le Parisien.
À cette étape de la création ramuzienne, l’usage de on est accompagné des
processus de création de(s) point(s) de vue. La multiplication des points de vue indéfinis
et l’assimilation de la collectivité dans un point de vue perceptif et cognitif rendent
compte d’une tendance à la création de(s) point(s) de vue et de foyers perceptifs. On
évite la mise en valeur des sources perceptives individuelles et définies pour accentuer
la coprésence des perspectives ou la perception collective.
Dans Les Signes parmi nous (1919), on découvre aussi l’idée de l’hybridité du
point de vue :
Ces grands villages du bord du lac, construits serré. Il y a des races, il y a des
habitudes ; l’habitude est ici de voisiner extrêmement, et on peut se tendre la main
à certains endroits par-dessus la rue. Les toits forment croûte à distance, vaguement
344
Id., 111.
129
craquelés et fendillés pour l’œil, sous une teinte nuancée, comme est la teinte de la
croûte de pain, qui va du plus sombre au plus clair ; et on dirait, en effet, un pain
qui serait posé là, un pain pas bien levé, un pain un peu trop plat, mais un pain tout
de même, comme pour une enseigne à ce pays du pain [...].
Est-ce que tout n’est pas clair ici et sans menterie ? [...] Et là où on habite et là où
on travaille, c’est toujours la même terre, et, nous, qu’on est dessus, on n’est sortis
d’elle que pour y rentrer. Et les chemins aussi qu’on suit pour aller travailler et
pour revenir du travail sont écrits clairement dessus, si bien qu’on peut nous voir
aller et on peut nous voir revenir [...]345
.
Ce texte suit la description du paysage dans laquelle nous rencontrons souvent
l’injonction « regarde », faisant partie intégrante du dispositif d’énonciation du roman.
L’œil scrutateur indéfini s’élève au-dessus des toits dont il rend l’image telle qu’elle se
présente à distance. La structuration anaphorique et in medias res des deux dernières
phrases est complétée par une autre structure, située respectivement à l’intérieur des
phrases : en début de phrases, les on évoquent les villageois, pour ensuite se rattacher à
un point de vue indéfini, correspondant au regard plongeant (« nous qu’on est dessus »).
Tandis que « on habite », « on travaille » et « on suit pour aller travailler et pour revenir
du travail » renvoient à la pratique quotidienne des villageois, la construction « nous
qu’on est dessus » se réfère à la collectivité proche de la terre. La réintroduction de la
perception visuelle avec la répétition de « on peut nous voir » se rattache à l’œil qui
domine la scène d’en haut. L’ensemble des toits est présenté tel qu’il apparaît pour cet
œil indéfini : comme un pain. Cet œil enregistre ce qu’il voit sur la surface. Quoique la
position spatiale de ce point de vue présupposerait qu’il soit de nature « non-personne »
(Dieu ou caméra ?), sa tendance à présenter le vu tel qu’il est perçu subjectivement
permet de le qualifier comme étant d’une nature hybride : « non-personne » par sa
position et « personne » par son attitude.
345
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Signes parmi nous, OCM, 10, 74-75.
130
Le on désignant la collectivité peut être accompagné non seulement par la
présence d’un point de vue à la fois « personne » et « non-personne », mais aussi par un
processus de dédoublement de ses références :
Dans la cour de la verrerie, l’automobile commençait à s’impatienter ; elle a corné
trois fois de suite. Et cette verrerie est située à un bon demi-kilomètre du village ;
pourtant, distinctement, ces coups de trompe se font entendre jusqu’au village, – il
y en a quatre là-bas qui sont tombés devant les fours.
Caille qui sortait d’une maison, entend les femmes annoncer la nouvelle ; elle ne
l’étonne pas, à cause de l’Etang de Feu dont il est parlé dans le Livre. [...] Peut-être
bien est-ce l’étang du feu de ces fours à verre. Tout le jour, toute la nuit ces fours à
verre sont allumés ; tout le jour, toute la nuit (le jour en blanc, la nuit en rouge), on
les voit luire sous les hangars ; on ne les voit pas seulement.
Car il y a ceux qui sont devant. Ils prennent un peu de verre au bout de la canne.
[...] Ils chantent. On voit ces fours rouges ou blancs ; eux sont devant, on les
entend346
.
Il n’est pas suprenant que le on apparaisse en relation avec un verbe de
perception et qu’il renvoie à une image quotidienne, celle des fours : « tout le jour, toute
la nuit [...] on les voit luire sous les hangars ». Par contre, un changement de plan est
signalé par la deuxième occurrence de on : le regard – supposé jusqu’ici comme un
regard collectif – emprunte une attitude focalisante en montrant de près les personnes
devant les fours. Le foyer perceptif collectif et indéfini du début correspond à une
perception de la surface, de la couleur. Il se transforme ensuite en un point de vue
focalisant qui ne voit plus les fours tels qu’ils se présentent de loin, mais de près : ceux
qui sont devant. La dernière évocation de la perception visuelle et auditive laisse la
place aux deux points de vue : d’une part, le on qui voit les fours rouges et blancs se
rattache au point de vue indéfini collectif du début de la scène, tandis que la deuxième
occurrence relatant la perception auditive présuppose un foyer perceptif se trouvant près
des fours et correspondrait au point de vue focalisant.
346
Id., 83-84.
131
Lorsque la vie semble revenir à la normale, c’est-à-dire lorsque les habitants
recommencent à percevoir le monde, le on a un rôle spécial, accompagné d’un jeu avec
les pronoms :
Tout qui s’entend de nouveau, tout qui recommence à s’entendre ; alors il se
soulève plus encore, il regarde autour de lui.
Il voit qu’il fait un petit jour pâle comme quand une faible lampe éclaire.
On voit les lattes, on voit les tuiles ; on voit les talons qu’elles ont, par quoi elles
sont accrochées au bois l’une sur l’autre ; et, elle aussi, il la revoit, tout près de lui.
[...] Est-ce qu’elle dort ? mais il la voit mieux. Elle a paru grandir, elle renaissait
devant lui, elle était refaite hors de l’ombre ; sa hanche prit forme [...].
- Hé ! Adèle, tu n’entends pas ? Et tu ne vois pas que c’est le beau temps. [...]
A présent, je vois ses cheveux. Je regarde comment elle est toute347
.
Dans cet exemple, la distribution des pronoms personnels suit une logique
propre à la scène en question : l’introduction du personnage contextuellement saillant et
sa vision qui n’est pas encore très claire se font par l’usage de il. Tel est le cas non
seulement du début de la scène, mais aussi de celui de la recréation de l’image de la
femme. La première personne du singulier apparaît lorsque l’image devient claire. En
revanche, la première certitude perceptive se rattache au pronom on : « [o]n voit les
lattes, on voit les tuiles ; on voit les talons qu’elles ont ». Il s’agit de la certitude de la
perception des objets quotidiens que le personnage revoit comme ils étaient avant que
les habitants n’aient été privés de toute perception.
Le on intervient dans ce roman comme un élément hybride ou démultiplicateur,
mais il peut aussi mettre en valeur la perception. Il désigne soit un point de vue
perceptif indéfini hybride, en relation avec le dispositif d’énonciation ; soit il apparaît
en tant qu’élément structurant le changement de plan et le dédoublement des références,
des foyers perceptifs ; mais il peut également servir la valorisation de la certitude
perceptive.
347
Id., 161.
132
Dans Présence de la mort (1922), la fonction perceptive se montre clairement,
entre autres dans l’exemple suivant :
Ils allument aussi les lampes dans les appartements. Il se fait, pas très loin du sol,
dans les façades des maisons, des rectangles blancs ou jaunes. On ne voit plus les
maisons. Rien que l’indication de là où on est et où on se tient ; quelque chose pour
dire qu’il y a des présences là, à mi-hauteur pour la plupart, surélevées,
superposées ; et on voit que les hommes se mettent les uns au-dessus des autres
pour dormir, on voit qu’ils nichent comme les oiseaux348
.
Au sein du chapitre dont provient cet exemple, c’est le on dans son usage
collectif qui domine : les personnages sont dans l’épicerie ou dans la salle communale.
Dans l’extrait cité, il assure et accentue la continuité perceptive. Sa première occurrence
se détache d’une part des groupes qui se tiennent dans les lieux évoqués, d’autre part
des individus situés à l’intérieur des appartements, et s’impose en tant qu’instance
narrative chargée de la transmission de l’image visuelle. L’identité de cette instance est
maintenue par la reprise systématique des structures comme « On ne voit plus » et « on
voit ». Les verbes pronominaux de sens passif pouvant impliquer la présence d’un on,
l’expression « il se fait [...] des rectangles blancs ou jaunes » renvoie aussi à la même
instance, supposée par les autres occurrences de on. Le passage qui fait exception est
celui de « là où on est et où on se tient » qui fait allusion à la présence humaine dans les
maisons. Le point de vue observateur, cette fois-ci rattaché à un foyer perceptif bien
défini est également exprimé par des structures analogues :
Je me tiendrai bien serré à ma table, ce matin encore [...] ; alors je vais me serrer
contre elle comme contre une réalité, regarder.
Regarder ce qui est, et ne rien mettre ici que ce qui est. Ce qui se voit par la fenêtre
ouverte et entre ses barreaux de fer, car c’est une chambre de rez-de-chaussée ; et
on ne voit qu’un coin de pré [...] sur la droite ; dans le fond, un sureau [...] ; à
gauche, trois grands peupliers. Rien d’autre chose devant moi, en ce moment
348
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 25-26.
133
encore, que ce coin de jardin. [...] Me tenir bien serré à ma table : ne mettre ici que
ce qu’on voit. [...] Choses, je vous regarde, je vous vois. [...] Et puis voilà qu’il a
sonné huit heures et, encore une fois, Besson le cocher a attelé son cheval devant la
remise, avec des jurons, beaucoup de paroles, le bruit du seau qu’il traîne sur le
pavé. Comme chaque matin, sa grosse voix, ses socques allant et venant. Sa grosse
voix, ses socques à semelles de bois ; et puis le temps, le temps qui va...
On voit la tête de Besson sortir de derrière les framboisiers. On la voit de profil
sous le chapeau de paille, puis elle s’élève à trois reprises, par secousses, à cause
des trois marchepieds ; elle s’est mise de face. Elle s’est avancée. Le cheval va
devant. Besson est sur le siège349
.
Ce passage soulève la question de l’un des points principaux de l’esthétique
ramuzienne : présenter une réalité première, l’exprimer dans un accès immédiat. Le
point de vue à partir duquel les choses sont vues est fixé à la table : c’est cette position
et les cadres imposés (la fenêtre et ses barreaux de fer) qui le délimitent. La réalité de la
scène est rapportée d’un seul et même foyer perceptif, celui du je. Le narrateur se répète
le principe à suivre comme pour être certain de s’y tenir : « ne rien mettre ici que ce qui
est », « ne mettre ici que ce qu’on voit ». La mise en œuvre du principe est préparée par
la technique de « voix-off » : ce sont les bruits quotidiens qu’on entend et qui préparent
le terrain pour le spectacle qui suit. Il est important de noter que le on n’apparaît qu’à
trois reprises : « on ne voit que » signale la restriction du champ de vue, « on voit la tête
de Besson sortir » et « on la voit de profil » se rattachent au spectacle qui se transforme
en un gros plan sur le visage de Besson. Il importe de signaler que « ce qui est » et « ce
qui se voit » se situent au même niveau, à cause de leur continuité grammaticale. Selon
le principe évoqué par la narration, seul ce qui rentre strictement dans le cadre du
champ de vue devrait être montré. Jusqu’au dernier moment, nous ne voyons que la tête
du personnage qui s’élève, qui s’avance, pour enfin avoir une image complexe de
Besson assis sur le cheval. Par contre, une indication supposée « hors-cadre » est
donnée : c’est à cause d’un marchepied qu’on voit la tête s’élever. La cognition s’est
revendiquée une place dans le perçu. Quoiqu’il soit possible de définir qui perçoit, son
349
Id., 39-40.
134
identité devient de plus en plus insignifiante, notamment grâce aux procédés suivants :
absence de verbes de perception et du sujet qui perçoit (« sa grosse voix, ses socques
allant et venant. Sa grosse voix, ses socques à semelles de bois » ; « On voit », « On la
voit ») et insistance sur l’image, sur la suite des mouvements vus (« s’élève », « s’est
mise de face », « s’est avancée »). Le sujet et l’acte de perception sont ici mis à l’écart
au profit de la présentation du spectacle.
L’exemple suivant s’inscrit dans la même logique. En début de chapitre,
lorsqu’il n’y a pas de personnages observateurs contextuellement saillants, c’est le on
qui est chargé de l’acte perceptif et cognitif :
Il y eut qu’on ne vit pas d’abord sa personne, il y eut qu’on ne vit d’abord que sa
hotte et ce qu’il portait sur sa hotte. On ne savait pas bien ce que c’était. On ne vit
pendant un long moment que cette colonne blanche qui venait, glissant au-dessus
de la haie ; enfin, l’homme lui-même fut aperçu. Il s’arrêta alors, parce que pour lui
aussi la vue se découvrait ; – et il se mit à regarder de tous les côtés sous sa hotte
[...]. C’était un vieux vannier avec ses paniers. On voyait la construction de ses
paniers [...], plus bas, il y avait une blouse blanche, il y avait un pantalon gris, il y
avait une vieille figure. [...] La main gauche tenait la barbe, la main droite le
chapeau : les deux pieds de l’homme sont sous l’homme dans une complète
immobilité ; il regarda encore une fois ces quatre ou cinq toits, le pont de danse, les
gros noyers. Il y eut des cerisiers et des pruniers [...]. Plus en arrière, venaient des
bois de chênes ; plus en arrière encore, du ciel. Et il y eut enfin, dans le ciel, que
quelque chose se mit à bouger [...], – tandis qu’une main tenait toujours le chapeau
et l’autre main tenait la barbe.
Et rien toujours ne bougeait au-dessus de la barbe que les yeux ; puis, de nouveau,
cette colonne blanche fut aperçue qui s’en venait. On ne savait pas ce qu’on voyait.
C’était blanc, c’était brillant et en même temps, c’était transparent. [...] On ne
savait pas ce qu’on voyait, on s’en serait étonné : mais est-ce qu’il y avait encore
quelqu’un pour s’en étonner ?
Il ne semblait pas. Le vieux à la hotte venait ; on ne s’occupait de lui nulle part350
.
350
Id., 105-106.
135
Les deux premières occurrences de on avec des verbes au passé simple
accentuent qu’il s’agit – en tout cas dans cette première partie de l’image – d’un point
de vue externe. L’absence de médiateur est signalée par la reprise de « il y eut que ».
L’acte cognitif qui apparaît dans « On ne savait pas bien ce que c’était » enrichit le
point de vue du début qui sait déjà qu’il voit « sa personne » avec « sa hotte », une
personne concrète, avec une hotte concrète. Le même point de vue est désubjectivé dans
la phrase suivante par la construction au passé simple « [o]n ne vit […] que » et, plus
loin, l’anonymat, voire l’insignifiance du sujet qui perçoit est atteinte avec « fut
aperçu ». A partir de ce moment, le point de vue perd son caractère cognitif, la narration
affecte une forme désubjectivante avec la focalisation marquée par « on voyait la
construction des paniers » et le passage en revue de la figure du vannier, signalé par les
constructions de perception visuelle équivalentes. Il s’agit notamment de « il y avait » et
de « C’était » que nous pouvons considérer comme des alternatives de la construction
« on voyait ». Ensuite, le point de vue est endossé par le personnage du vannier qui
regarde autour de lui. Le processus de désubjectivation du foyer perceptif du début
atteint son apogée avec la simple reprise de l’image du vannier, sans on, sans
construction passive : « une main tenait toujours le chapeau et l’autre main tenait la
barbe ». Enfin, nous avons une focalisation sur l’image de la colonne blanche, de la
corbeille du vannier, toujours sans indication du foyer perceptif. L’acte cognitif
réapparaît à la fin de la scène. On peut distinguer le point de vue du personnage
contextuellement saillant, en l’occurrence celui du vannier et le point de vue purement
perceptif, cognitif, mais indéfini, signalé par le processus d’« empressement »
désubjectivant et dont la présence n’est qu’hypothètique. Paradoxalement, c’est à partir
de ce point de vue hypothétique que toute la scène est relatée. Le point de vue du
narrateur semble perturbé dans cette scène, puisqu’il nous révèle au début qu’on voit la
hotte du vannier (le résultat de sa découverte visuelle), pour ensuite insister sur le
processus de cette découverte-même. Celle-ci se fait parallèlement du côté de la
perspective et de celui du personnage : « enfin, l’homme lui-même fut aperçu. Il s’arrêta
alors, parce que pour lui aussi la vue se découvrait ». La fonction perceptive et
136
cognitive, ainsi que l’anonymat de la perspective assurant l’accès à l’image du vannier
est soulignée à plusieurs reprises. Pour se rattraper et mettre en avant le processus de la
perception phénoménologique (selon laquelle le monde serait ce que nous percevons),
la hotte du vannier apparaît à la perspective comme une colonne blanche. La narration
insiste même sur l’ignorance de cette perspective par rapport à ce qui est perçu : « On
ne savait pas bien ce que c’était. On ne vit pendant un long moment que cette colonne
blanche » ; « puis, de nouveau, cette colonne blanche fut aperçue qui s’en venait. On ne
savait pas ce qu’on voyait. ». Malgré la continuité perceptive assurée, la narration
insiste en même temps sur le statut fantomatique de la perspective : « On ne savait pas
ce qu’on voyait, on s’en serait étonné : mais est-ce qu’il y avait encore quelqu’un pour
s’en étonner ? Il ne semblait pas. ». Quoique la perspective cognitive fasse tout pour
s’effacer (il suffit de considérer les structures passives et les occurrences de on) et
insiste même sur son absence, elle est non seulement omniprésente, mais assure aussi
l’accès à cette scène.
La fin du chapitre suivant reprend l’image du vannier et fait apparaître un usage
révélateur de on qui voit l’homme sous ses corbeilles repartir lorsqu’il est bloqué sur sa
route :
Lui, se tient arrêté là, un court instant encore, au-dessous de ce qu’il porte ; il voit
qu’il ne va pas pouvoir entrer, il voit qu’on ne veut pas de lui. Ça ne fait rien ! Il a
fait demi-tour sous ses paniers et ses corbeilles, il est remonté sur la route ; on n’a
plus vu ses jambes. On n’a plus vu que le haut de la colonne blanche. Il n’y a plus
eu de colonne du tout351
.
Cet exemple s’inscrit dans une logique phénoménologique. D’une part, le point
de vue fixe et indéfini associé à on voit l’homme s’éloigner comme on le voyait tout au
long du chapitre, comme « au-dessous de la colonne blanche » ou « sous sa colonne
blanche transparente »352
qui n’est rien d’autre que l’empilement des corbeilles dans sa
351
Id., 112. 352
Id., 110. 111.
137
hotte. Le on rapporte ici les différentes étapes perceptives correspondant à
l’éloignement du vannier. D’autre part, les constructions avec on+verbe de perception
sont – par le contexte-même – indissociablement liées avec la construction il y a. Ainsi,
« exister » équivaut à « être vu », comme « on voyait » était aussi interchangeable avec
« il y avait » dans l’exemple précédent.
La fonction perceptive peut être observée dans une conceptualisation similaire,
mais sous une autre structuration dans une scène dominée par le silence :
Plus personne, nulle part. C’est seulement, peut-être, dans le pied d’une haie [...] :
là, des corps, quand on est plus près. Ce corps dans une position, des centaines
(quand on regarde de plus près) ; dans telle position, une autre, étendus tout du
long et à plat ou bien repliés ou les jambes plus haut que la tête, tordus sur eux-
mêmes, ou pris sous les pierres, sans jambes, sans bras, sans tête ; plusieurs aussi à
des fenêtres, la face collée au mur, les mains pendant un peu plus bas353
.
Après un début de chapitre qui présente différentes figures, sans associer leur
image à quelque foyer perceptif que ce soit, ce passage semble crucial dans l’étude des
fonctions de on. Sa première occurrence définit d’une part le foyer perceptif observateur
de la scène, d’autre part, elle s’impose comme annonciateur d’un processus de
focalisation. Ce dernier apparaît avec la deuxième occurrence. Il faut souligner que le
foyer perceptif dominant n’est défini que par sa position (d’être plus près) et sa
fonction, la perception visuelle (regarder de plus près) : ces deux fonctions exclusives
en font un observateur par excellence. La valeur représentative de la scène, associée à la
vue des corps (« là, des corps », « Ce corps dans une position, des centaines ») est
renforcée par les épithètes comme « quand on est plus près » et la précision entre
parenthèses « quand on regarde de plus près ».
353
Id., 152.
138
On peut constater qu’à cette étape de la création, c’est la continuité perceptive, la
logique phénoménologique et la volonté de montrer l’image, le spectacle qui sont mises
en avant. Qu’il s’agisse des scènes sans médiateur ou présentées à partir d’un point de
vue hypothétique ou encore par un observateur par excellence, transmettre le perçu est
toujours d’une importance particulière.
La Grande Peur dans la montagne (1926) et L’Amour du monde (1926) sont très
représentatifs non seulement d’un point de vue cinématographique, mais aussi à cause
de l’usage de on. La montée dans la montagne assure un cadre idéal pour exploiter les
possibilités de la narration. Ramuz-même insiste sur les possibilités de composition,
liées au contexte montagnard : « Il me semblait [...] (et en ce sens encore que le cinéma
est comme la réconciliation de la littérature et de la peinture) que la montagne serait
pour lui l’occasion de tout un apprentissage, où précisément formes, échelles,
juxtapositions, passages brusques d’une forme à l’autre, d’une échelle à l’autre, allaient
lui fournir l’occasion de combinaisons en très grand nombre »354
. Ces phénomènes ne
sont pas réservés à la présentation cinématographique de la montagne, nous retrouvons
aussi leurs différentes manifestations dans ces deux « romans de la montagne ».
C’est une focalisation cyclique sur la lanterne du Président dont l’image semble
structurer l’avancée des hommes dans cet extrait de La Grande Peur dans la
montagne :
Puis, de nouveau, on a vu la lanterne du Président se soulever, décrivant un demi-
cercle, on ne savait pas trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni
par qui ; allant donc ainsi comme d’elle-même [...]355
.
La première occurrence de on peut avoir comme référent les personnages qui ont
été choisis pour monter et qui suivent de l’œil le chemin indiqué par le Président. Par
354
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Encore une lettre », OC, XIII, tome 3, 238. 355
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 159.
139
contre, la deuxième partie de cet extrait modifie l’interprétation de la scène (« on ne
savait pas trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni par qui »).
L’image de la lanterne s’associe d’une part à une instance dotée de regard et connaissant
les détails de la scène, d’autre part à une conscience incapable d’associer l’image vue à
son cadre, mais présupposant également un regard posé sur la lanterne. On peut affirmer
qu’il s’agit d’une focalisation sur l’image-même : le cadre, les détails supplémentaires
sur l’image, ainsi que le point de vue à partir duquel elle nous est présentée ont de
moins en moins d’importance.
La logique de « mouvement-perception » peut aussi s’accompager d’une
multiplication des points de vue et d’un changement de caractère du point de vue
observateur :
Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied
un trou où il s’enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas ; et les autres
suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi
avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq
points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été ensuite dans une
nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d’eux, les
grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par
des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus
abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. [...] Et, eux, ils furent de plus en plus petits,
là-haut, sous les parois de plus en plus hautes [...]. Ils ont alors fait encore
beaucoup de chemin [...] ; – c’est ainsi que, dans le milieu de la matinée, ils sont
arrivés sur le bord du dernier palier de derrière lequel on les a vus sortir, montrant
leur chapeau et leur tête, montrant ensuite leurs épaules356
.
Cette scène commence par une description habituelle. Puis, soudainement, le
propos « on les a vus ainsi avancer les cinq par secousses [...] et ils ont été longtemps
cinq points, cinq tout petits points noirs » présuppose, met en place un point de vue fixé
356
Id., 160-161.
140
à un point éloigné des hommes qui montent et suit leur mouvement. Ensuite, il semble
que nous adoptions la perspective des protagonistes : « les grandes parois
commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par des lacets et, elles,
elles descendaient vers eux ». C’est de leur point de vue que les parois semblent
descendre à mesure qu’ils montent. Toutefois, le contexte permet une double attribution
de référents grâce aux expressions suivantes : « commençaient à se montrer » et « lisses
à l’œil ». Les parois se montrent, s’offrent au(x) regard(s) et l’évocation de l’œil peut
être reliée à la fois aux personnages contextuellement saillants et au regard observateur
qui est – à ce moment-là – susceptible d’être en mouvement. La même instance
observatrice réadopte sa position initiale, notamment la position fixe confirmée par « Et,
eux, ils furent de plus en plus petits ». À la fin, le regard observateur suit les
mouvements effectués par les personnages, geste par geste : « ils sont arrivés sur le bord
du dernier palier de derrière lequel on les a vus sortir, montrant leur chapeau et leur tête,
montrant ensuite leurs épaules ». Enfin, on peut constater qu’il s’agit d’un point de vue
posé soit derrière, soit parmi les personnages qui se fixe ou se mobilise, suivant les
nécessités de la représentation de l’image.
La représentation de la même scène continue une vingtaine de pages plus loin,
dans le cadre d’un montage alternant (vue alternée sur les événements du village et de la
montagne). On peut observer que le point de vue observateur initial s’enrichit de
nouveaux attributs :
Ils ont fait tout ce long chemin [...] ; et là-haut on a vu la longue file des hommes et
des bêtes, qui était devenue toute petite, aller en travers de l’immense pente grise,
semblant à peine bouger ; qu’on quitte de l’œil pour la retrouver, un grand moment
plus tard, on dirait à la même place, mais continue à avancer quand même : et,
quand on prêtait l’oreille, on entendait aussi un tout petit bruit [...]357
.
La position d’en haut avec la mobilité du point de vue est confirmée par la
reprise de « là-haut on a vu la longue file des hommes » et l’évocation du mouvement
357
Id., 179.
141
dans « qu’on quitte de l’œil pour la retrouver ». Le caractère observateur du début
(c’est-à-dire du début de la représentation du point de vue en question dans l’extrait
précédent) s’enrichit non seulement d’une fonction auditive, mais aussi de
caractéristiques qui mettent en avant la subjectivité de la perception. Il s’agit de
l’allusion à une temporalité subjective par « un grand moment plus tard » et des
expressions qui rendent compte d’hésitation, telles que « semblant », « on dirait »,
« quand même ». Pris en compte toutes les fonctions et caractéristiques de cette
instance, il s’agit d’un point de vue doté d’une part des traits d’un observateur mobile,
d’autre part d’une subjectivité, d’une capacité de jugement humain.
Lorsque l’un des personnages qui était monté dans la montagne redescend dans
le village, l’intrusion de « on voit » se fait en sourdine :
Il y avait toujours cette main levée ; le sang avait séché [...] ; Romain tenait à
présent devant lui une main noire ; et c’est le signe de cette main qu’on a eu vite
fait de voir, quand il s’est montré devant nous.
Une fenêtre, une autre ; celles qui regardent vers le chemin, celles qui sont tournées
du côté de la montagne, puis celles qui étaient de chaque côté de la rue : Romain
qu’on menait à présent chez Pont358
.
L’extrait commence par un présentatif qui souligne l’absence de médiateur pour
mettre l’accent sur l’image vue, « cette main », « une main noire », voire « le signe de
cette main ». La construction « il se montre » accentue le même effet. Toutefois, la
notion du temps « toujours » signale une focalisation sur l’image, mais « à présent » et
« qu’on a eu vite fait de voir » subjectivisent la temporalité qui y est liée. Il peut
notamment s’agir de la temporalité éprouvée par les villageois qui regardent Romain.
Ensuite, la continuité perceptive qui peut être attribuée aux villageois semble être
perturbée par l’image des fenêtres et celle de Romain qui présupposent également un
point de vue à partir duquel leur image est relatée. L’interprétation de ce passage qui
358
Id., 247.
142
semble la plus logique fait défaut : il ne peut notamment pas s’agir des regards
provenant des différentes fenêtres car dans ce cas, le double-point qui est censé préparer
l’image de Romain perdrait tout son rôle. On ne peut notamment pas voir le même
spectacle de toutes les fenêtres. En partant de cette logique, on affirme que ce point de
vue est d’une part présupposé, d’autre part doté d’une mobilité, car on voit les fenêtres
qui s’ouvrent sur plusieurs côtés, mais on suit aussi de l’œil le chemin de Romain. On
assiste aussi à la présence hypothétique d’un point de vue, notamment tel qu’il apparaît
dans l’exemple suivant :
Et lui qui devenait cependant de plus en plus petit, et on l’aurait vu s’élever et en
même temps disparaître ; – s’il y avait eu quelqu’un pour le voir. [...] Déjà, si on
avait pu le voir, il n’aurait été plus gros qu’un point, vu du bas du glacier, puis il
n’aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s’il n’était pas359
.
Cet exemple est représentatif non seulement à cause de la présence hypothétique
du point de vue, mais aussi à cause de sa position et de la continuité perceptive qui est
assurée malgré l’apparente absence du point de vue.
Afin de voir d’autres facettes du point de vue hypothétique, il est également
nécessaire de citer un passage plus long :
Barthélémy était rentré dans le chalet. Dans le chalet, Barthélémy, agenouillé
devant son lit, faisait ses prières. C’est ce qu’on aurait vu, si on était entré dans le
chalet ; on aurait vu aussi, en sortant, que le maître et son neveu n’étaient plus à
leur ancienne place [...]. C’était le neveu qui avait tiré son oncle par la manche, tout
en faisant des gestes de l’autre main du côté de la vallée ; et l’oncle d’abord avait
cédé [...], le neveu lui parlait, et lui l’avait alors suivi, pendant que le neveu
continuait de faire des mouvements devant lui avec le bras. Et le maître s’est laissé
ainsi tirer par son neveu jusqu’à l’entrée du pâturage, après quoi le chemin
commence à dégringoler, – mais là, le maître s’arrête.
359
Id., 275-276.
143
Là, il n’a pas voulu aller plus loin ; là, il a secoué la tête, voulant dire : « A quoi
bon ? »
Il allait en arrière avec son dos, et le neveu avait eu beau essayer encore de le tirer
en avant ; le maître n’avançait plus, il s’est mis à reculer...
De sorte qu’à présent, ils étaient de nouveau assis l’un à côté de l’autre, à cette
nouvelle place, le maître et le neveu ; et ne bougeaient plus360
.
Il est intéressant de voir que déjà le début de cette scène est présenté comme
appartenant aux réalités perçues. Il ne s’avère qu’a posteriori que l’image de
Barthélémy faisant ses prières se rattache aussi à un point de vue présupposé à partir
duquel toute cette scène est relatée. Cette séquence narrative admet par cela la
crédibilité du point de vue présupposé. De plus, il n’est présenté que des mouvements
associés aux personnages et des allusions aux paroles, telles « le neveu lui parlait » ou
« il a secoué la tête, voulant dire : « A quoi bon ? ». Dans ce cas, ni l’entremetteur, ni ce
qui peut être entendu n’est important. Seule compte la suite des gestes dont on a une
représentation.
Dans la suite de la scène avec le point de vue qui se trouve en bas du glacier, on
voit le protagoniste partir et marcher tout seul pendant que les autres dorment. Ce
passage nous révèle aussi un point de vue mystérieux :
A main droite et à sa hauteur, dans le prolongement même du névé qu’il traversait,
une première crevasse largement ouverte et qu’on pouvait sonder de l’œil, à cause
de son inclinaison, marquait le point de rupture du glacier. [...] Et, un instant après,
en effet, on a compris ; il n’y a eu qu’à prolonger de l’œil la ligne déjà tracée par
Joseph pour qu’on la vît venir se heurter à la partie d’en bas d’une sorte de long et
étroit couloir rempli de neige [...], une fenêtre [...], et on l’appelle la Fenêtre du
Chamois361
.
360
Id., 299. 361
Id., 276-277.
144
La première occurrence de on peut aussi bien se référer au personnage qui est
seul dans cette scène qu’à un point de vue observateur qui suit son déplacement. Vu la
prédominance des verbes de perception visuelle et des expressions corollaires, telles
« qu’on pouvait sonder de l’œil » et « prolonger de l’œil », la continuité perceptive de la
scène semble s’inscrire dans une logique cinématographique ce qui confirmerait cette
première hypothèse. Or, la deuxième occurrence (« on a compris ») attribue un caractère
cognitif au point de vue en question. C’est à partir de la deuxième occurrence du même
pronom qu’on peut remettre en question son interprétation en tant qu’observateur pur et
se poser la question si le point de vue représenté par on se distingue de celui du
personnage. La narration instaure un point de vue ayant un attribut cognitif ce qui ne
permet pas de le définir en tant qu’observateur pur, mais plutôt comme un point de vue
perceptif, proche du personnage dans l’espace et par sa subjectivité.
Pour résumer, on peut dire que dans ce roman, l’absence de médiateur ou de
point de vue est compensée par la focalisation sur l’image en l’occurrence. Bien qu’il
soit possible de présenter une scène sans avoir de point de vue défini et délimitable, il y
a une continuité et une posture perceptive. La narration mobilise les points de vue pour
rendre les images dans toute leur ampleur, toute leur pertinence. À propos du regard qui
apparaît à première vue comme un observateur, on peut affirmer qu’il se mobilise, se
subjectivise et revêt des traits cognitifs et typiquement humains.
Dans L’Amour du monde (1926), le rêve de Thérèse est montré à l’aide de
différentes occurrences du pronom on. Elles se rattachent majoritairement à sa vision au
lieu de rendre compte de la vue « réelle » :
Le naufrage l’a jetée, seule survivante, à la côte ; et comme Eve, on la voit paraître,
vêtue seulement d’une ceinture de feuilles de figuier.
Une Eve sans Adam encore, sur les grands rochers dominant la mer où elle va, le
soir, interroger le large et, dans le soleil qui se couche, est vue à contre-jour avec
ses cheveux qui lui tombent dans le bas du dos… […] Ses cheveux tombent sur les
épaules nues. Elle a fait un mouvement brusque avec la tête, ils lui viennent sur les
145
yeux. Elle les écarte du bout des doigts. Elle ôte et écarte de devant ses yeux ce qui
les empêche de voir ; mais ce n’est pas cette toute petite chambre qu’elle voit, son
papier à fleurettes bleues, son honnête lit de noyer, ses rideaux en fausse guipure
crème, sa table ronde couverte d’un tapis à franges, ce sont toujours les rochers au
bord de la mer, où l’autre secoue encore sa grande chevelure parmi les couchers du
soleil. […]
Et Thérèse regarde là-bas, puis se regarde, faisant ainsi aller ses yeux de sa
personne réelle à cette autre personne inventée ; et encore une fois, pour une
comparaison, elle soupèse ses cheveux […].
On l’a vue élever sa tête et sa poitrine au-dessus de l’eau qu’elle refoule sous ses
coudes […] ; puis soudainement se détourne, plonge, disparaît.
On la voit fuir sur le rivage, elle escalade les rochers.
Il se met debout dans son canon à moteur ; il va prendre dans la cabine une longue-
vue362
.
Dans ce cas, la première occurrence de on instaure la figure vue en rêve : « on la
voit paraître ». L’usage du passif dans « Une Eve sans Adam […] est vue » accentue
l’objet de la perception au mépris du point de vue : il souligne qu’il s’agit d’une vision.
Paradoxalement, l’image des cheveux peut se rattacher à la fois à l’image du
personnage de Thérèse et à sa figure onirique correspondante. L’image réelle et
imaginaire sont mises en avant en alternance : le regard va de « là-bas » à elle-même
(qui « se regarde »), puis de « sa personne réelle » à « cette autre personne inventée ».
Le mouvement de la chevelure remplit la fonction de « pivot » entre la réalité et
l’imaginaire perçus par Thérèse. Les actes perceptifs étant associés majoritairement au
temps du présent, l’intrusion du passé composé pose la question de la définition du
point de vue. Le on peut se rattacher d’une part à Thérèse, d’autre part à sa figure
imaginaire, mais également à un point de vue détaché de sa perspective ou encore à
celui de il qui est introduit comme éventuelle source perceptive. La continuité de
« mouvement-perception » assurée jusqu’à ce moment de la narration se trouve détruite
au profit de la possibilité de multiplicité perceptive.
362
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 16-17.
146
La représentation du foyer perceptif ne se limite pas aux occurrences de on, mais
peut aussi, à partir d’elles, instaurer un réseau de références correspondant au regard qui
voit les personnages l’un après l’autre :
Et, entre deux lauriers-roses, le petit André Rossier, l’infirme, a été vu, qui se tient
là, sur ses béquilles, qui regarde, qui écoute – qu’on a vu, qu’on ne voit plus… […]
– Tu viens ? a dit Calamin.
On le distingue alors ; il était seul comme toujours, et toujours dans son même coin
avec une énorme tête.
Avec une énorme tête et une barbe de trois semaines qui ont occupé un instant
toute la place disponible, pendant qu’il les porte en avant ; puis ses mains aussi
sont montées dans le champ de vue ; on a vu qu’il les avançait sur la table, pendant
que sa bouche s’entr’ouvrait et il y a eu une distance entre ses lèvres.
– Tu viens ?
Il ne semble pas que Joël ait entendu.
Lui aussi, on le voit en grandes dimensions, assis non loin de là ; mais ses yeux
étaient déjà sans doute trop pleins de choses pour plus rien voir, ses oreilles trop
pleines de choses pour rien entendre.
Chautemps lui a mis la main sur l’épaule.
A ce moment, le patron et sa femme ont été vus allant ensemble à la terrasse ; puis
le patron s’est retourné, faisant signe à la servante qui accourt avec un torchon363
.
La présence du regard qui saisit l’image de l’infirme est représentée doublement
au début de l’extrait : d’une part par la forme passive, pouvant présupposer la présence
d’un on (« a été vu »), d’autre part par une occurrence réelle de ce même pronom
(« qu’on a vu »). Le passage de l’image de l’infirme à celle du personnage suivant est
également assuré : l’expression « qu’on ne voit plus » est là pour céder la place à
l’image suivante, en l’occurrence celle de Calamin. La focalisation sur ce personnage
est accentuée par la projection de l’instant de la perception, marquée par les expressions
comme « alors » et « un instant ». Il faut également souligner que cette focalisation suit
une logique particulière. C’est l’objet de la perception, notamment la tête et la barbe,
363
Id., 124.
147
ensuite les mains et la bouche qui est mis en avant. A l’image des parties du corps
focalisées succède la disposition de l’espace par rapport au point de vue : « toute la
place disponible » et « le champ de vue ». Ensuite, dans la première partie de la
focalisation (sur la tête et la barbe), l’explication associée à l’image vue est introduite
par « pendant que ». Cette logique se tranforme en montage parallèle dans la deuxième
partie : elle met en avant les mains (« on a vu qu’il les avançait sur la table ») et la
bouche (« pendant que sa bouche s’entr’ouvrait et il y a eu une distance entre ses
lèvres »). L’enchaînement de l’image suivante se fait par la reprise de l’énoncé du
début, « Tu viens ? » et un gros plan sur le personnage à qui on s’adresse. Il est décrit
comme privé de toute capacité de perception : par ce geste narratif, l’interprétation de
on comme foyer perceptif confirmé se réactualise. La structure passive étant capable de
sous-entendre la présence d’un on, la fin du passage réadmet la continuité perceptive
associée au foyer perceptif : « le patron et sa femme ont été vus ». L’interprétation par
défaut de on serait un observateur indéfini plutôt que personnel364
, mais il faut tenir
compte de certaines marques spécifiques qui influent sur l’identification de son référent.
Outre la structuration de la focalisation et la reprise du même énoncé, les repères spatio-
temporels semblent aussi délimiter les cadres de la perception. Quoique l’identité du
foyer perceptif reste indéfinie, ces indices permettent d’accentuer sa subjectivité. A part
le premier repère (« entre deux lauriers-roses »), « alors », « non loin de là » ou encore
« [à]ce moment » se laissent associer à une subjectivité saisissant le temps et l’espace.
Ces exemples permettent d’affirmer que ce n’est pas le sujet, ni même forcément
l’objet de la perception qui est primordial, mais le statut confirmé du foyer perceptif ou
la possibilité d’assumer la perception de plusieurs points de vue. La question « Qui
perçoit ? » perd son importance pour souligner qu’il faut qu’il y ait un, voire plusieurs
points de vue : c’est dès lors l’existence, la présence du/des point(s) de vue qui compte.
La logique, la structuration de la mise en scène de la perception, du point de vue prime
sur la possibilité de préciser l’identité du foyer perceptif.
364
FLØTTUM, Kjersti – JONASSON, Kerstin – NORÉN, Coco, op.cit., 71.
148
Quelques années plus tard, le cadre imposé par le début de Derborence (1934)
semble représenter une scène de vie montagnarde quotidienne. En y regardant de plus
près, une tendance narrative semble aussi se dégager :
Il tenait une espèce de long bâton noirci du bout qu’il enfonçait par moment dans le
feu ; l’autre main reposait sur sa cuisse gauche. [...] Il faisait monter du feu avec
son bâton des étincelles ; elles restaient accrochées au mur couvert de suie où elles
brillaient comme des étoiles dans un ciel noir. On le voyait mieux alors, un instant,
Séraphin, pendant qu’il faisait tenir son tisonnier tranquille ; on voyait mieux
également, en face de lui, un autre homme qui était beaucoup plus jeune, et lui
aussi était accoudé des deux bras sur ses genoux remontés, la tête en avant.
Séraphin avait recommencé à tisonner les braises [...] ; et les branches de sapin
prirent feu, si bien qu’on s’est mis à voir parfaitement les deux hommes, assis en
face l’un de l’autre, de chaque côté du foyer, chacun sur le bout de son banc : l’un
déjà âgé, sec, assez grand, avec de petits yeux clairs enfoncés dans des orbites sans
sourcils, sous un vieux chapeau de feutre ; l’autre beaucoup plus jeune, ayant de
vingt à vingt-cinq ans, une chemise blanche, une veste brune, une petite moustache
noire, les cheveux noirs et taillés court365
.
Cet exemple se situe au tout début du roman : à cette étape, seuls les deux
personnages contextuellement saillants sont présents. Un point de vue observateur
s’impose dès l’apparition de on avec le temps de l’imparfait. Cette combinaison
présuppose une vision interne ou externe qui ne fait qu’entrevoir instantanément les
deux personnages assis autour du feu. La structure « on s’est mis à voir » souligne d’une
part l’immédiateté de l’acte visuel, d’autre part elle a pour fonction de préparer
l’élargissement du champ de vue à partir duquel on voit dès lors les deux personnages
ensemble, pas en alternance. Dans ce cas, l’expression qui peut paraître maladroite, a de
surcroît une portée esthétique. Elle unifie le processus de perception en la rattachant à
un point de vue dont la subjectivité est accentuée et souligne le caractère intentionnel de
365
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 181-182.
149
l’acte de perception qui y est associé. Les mêmes personnages sont montrés lorsqu’ils se
trouvent dérangés par un bruit qui pénètre dans leur chalet :
Est-ce qu’Antoine avait été inquiet ? c’est ce qu’on ne sait pas, mais il était
curieux. Séraphin s’était levé, il se lève. Séraphin va devant, Séraphin ouvre la
porte. On a vu qu’il faisait, en effet, un beau clair de lune qui s’est découpé blanc et
brillant sur le sol de terre battue devant eux. C’est un fond d’herbe, c’est un fond
plat avec quelques chalets. C’était une espèce de plaine, mais qui était étroitement
fermée, à cause des rochers qu’on voyait de toute part faire leurs superpositions.
D’abord tournés vers le sud, les deux hommes ont vu d’où la lune était sortie [...] ;
puis, se tournant vers le couchant, ils voient que les parois y commencent [...]. De
tout côté, ils étaient ainsi entourés et dominés par l’entassement des montagnes, et
c’est au fond du trou que Séraphin a levé le bras. On voit sa main dans la nuit
claire. Séraphin montre là-haut quelque chose, c’est à quinze-cents mètres au-
dessus de vous [...]. Séraphin lève le bras, il fait naître devant vous un nouveau mur
plus haut encore que tous les autres ; cependant que ce grand mur est tout creusé
d’étroites gorges où pendent en bougeant de petites cascades. Le regard le parcourt
lui aussi de bas en haut ; puis il y a le doigt tendu de Séraphin qui oblige l’œil à
s’arrêter366
.
La scène commence avec une hésitation qui peut être attribuée à la fois à
Séraphin et au narrateur : « Est-ce qu’Antoine avait été inquiet ? c’est ce qu’on ne sait
pas [...] ». Comme les personnages parlent justement d’un éventuel lien entre le bruit et
le clair de lune, le contexte permet d’adopter l’hypothèse selon laquelle les on du début
se réfèrent à eux : « On a vu qu’il faisait, en effet, un beau clair de lune ». Toutefois, la
précision relative à la disposition du regard par rapport à l’espace (« On a vu qu’il
faisait [...] devant eux ») modifie ultérieurement la distribution des points de vue. Par ce
geste, une instance purement perceptive apparaît en se détachant notamment du point de
vue des personnages mêmes. On peut affirmer que sa présence n’est que fugitive,
puisque l’abondance des présentatifs (« C’est », « c’est », « C’était ») met en avant la
garantie de parvenir à une information d’origine perceptive. C’est l’acte de percevoir
366
Id., 186-187.
150
présupposé et la transmission du perçu qui relègue au second plan le médiateur : ce
n’est pas son identité, mais sa fonction qui est mise en relief. Ce même point de vue est
maintenu par « on voyait de toute part » et « De tout côté ». À cette étape, c’est le point
de vue des personnages qui vient s’imbriquer dans celui du quasi-médiateur : « les deux
hommes ont vu » et « ils voient que ». L’emploi de nous lors de la représentation de
l’image se réfèrerait exclusivement aux deux personnages représentés, tandis que la
double occurrence de vous (« c’est à quinze-cents mètres au-dessus de vous [...].
Séraphin lève le bras, il fait naître devant vous un nouveau mur ») est beaucoup moins
restrictive, permettant de renvoyer à toute personne susceptible d’assister à ce spectacle.
Le regard et l’œil de la fin suivent la logique ouverte par les présentatifs et les
occurrences de vous : ils instaurent notamment un cadre perceptif général au lieu de
singulariser le foyer perceptif.
On peut également découvrir des passages où la restriction du champ de vue
s’accompagne de différentes variantes de la même image. C’est dans la mise en œuvre
des ces images que le on joue un rôle important :
Ils continuaient à se débattre dans une espèce de brouillard [...] ; le brouillard
s’effrangeait toujours plus et il était de plus en plus pénétré de lumière ; finalement,
ils ont pu voir en avant d’eux. C’est-à-dire que, s’étant arrêtés sur le chemin, ils ont
vu que le chemin était barré. Ils ont vu qu’il y avait comme un grand mur en travers
du chemin, et, en travers du chemin, c’était comme un devant de fortification [...].
Le mur se tenait devant eux [...].
A ce moment, quelqu’un leur a crié :
- Halte-là !
C’était le vieux Plan qui garde les moutons dans les hauts ravins de la Derbonère.
[...]
On voit le troupeau dégringoler dans la pierraille, et il est lui-même comme une
chute de pierres.
On le voit, dans le fond d’un creux, comme un petit lac aux eaux troubles quand un
peu de vent passe dessus.
On le voit qui erre sur les pentes où il semble l’ombre d’un nuage.
151
On l’a vu, et en avant de lui il y avait le vieux Plan :
- Halte-là !367
Au début de cet extrait, on observe la présence d’un élément dont la fonction est
de spécifier, de restreindre le point de vue, notamment celui des personnages avançant
vers la montagne : il est figuré par l’expression « en avant ». L’apparition de la forme
disjointe du pronom personnel (« eux ») ne fait que renforcer la subjectivité du point de
vue. À l’opposé de l’exemple précédent dans lequel la co-occurrence de on + verbe de
perception avec devant eux a introduit une instance perceptive à part, dans ce cas-ci,
c’est au sein d’une focalisation interne qu’intervient une restriction du regard. Il faut
noter que le perçu sera représenté tel qu’il apparaît au point de vue commun aux
personnages, fixé sur le chemin. On met l’accent sur l’image telle qu’elle est vue par
leur collectivité. La coprésence des présentatifs (« il y avait » et « c’était ») avec
« comme » soulignent l’accès direct, immédiat à l’expérience perceptive. Suite aux
deux variantes de l’image perçue, on voit apparaître une perspective dont le
fonctionnement est analogue à celle des personnages : elle nous montre aussi des
variantes de la même image, cette fois-ci de celle du troupeau. Chaque variante est
introduite par une occurrence de on+verbe de perception au présent. Selon une première
approche, on pourrait y voir la fonction du présent qui consiste à nous faire sortir du
cadre, afin de nous renseigner sur quelques circonstances valables hors-cadre. Le point
de vue qui s’y associe relève d’une part d’une subjectivité pareille à celle des
personnages. Cela se montre à travers l’importance accordée aux variantes de l’image
ce qui ne fait que renforcer le côté subjectif. Elle s’effectue par la reprise de « comme »
et de « il semble » : on voit l’image du troupeau comme il peut paraître aux yeux de
quelqu’un. D’autre part, les variantes de la position de cette perspective la distinguent
d’une perspective humaine classique. Ce qui la définit, c’est la reprise de sa fonction
perceptive et la possibilité de sa mobilité. La deuxième variante de l’image qui fait voir
le troupeau « dans le fond d’un creux, comme un petit lac » présuppose notamment un
367
Id., 206-207.
152
point de vue placé en haut, doté d’une subjectivité perceptive susceptible de se déplacer.
On peut dire que ce sont les variantes perceptives qui dominent cette partie. Cette
occurrence se rattache à la fois à la perspective indéfinie et à celle des personnages. Le
premier lien se montre par la reprise de la focalisation sur la figure du vieux Plan et
celle du temps du passé, le deuxième par celle du présentatif et d’une variante de « on
voit » qui remet l’accent sur l’expérience perceptive.
Lors d’un départ, on voit les figures de Maurice Nendaz et de Justin qui se
préparent et dont l’image s’accompagne du passage d’un point de vue :
Il n’y a eu que Maurice Nendaz qui ait deviné d’abord ce qui se passait ; c’était un
boiteux qui marchait en s’appuyant sur une canne. [...]
– Tu as sommeil ? lui a dit Nendaz. Non ?... Eh bien, va passer une veste et puis tu
viendras avec moi.
– Où ça ? a dit Justin.
– Tu verras.
Justin avait été mettre une veste ; quant à Nendaz, on a vu qu’il était déjà prêt à
partir, son chapeau sur la tête, son bâton à la main. [...] On entend le bruit qu’il fait
avec son bâton sur les pierres ; on a entendu le bruit qu’il a fait avec sa mauvaise
jambe qui cogne plus fort que l’autre quand il appuie dessus.
Dès qu’on est sorti du village, le chemin qui mène à Derborence commence à
monter [...]. De jour, on voit très bien la ligne en oblique qu’il fait là ; elle est
droite comme si on l’avait tracée à la règle ; on la suit de l’œil d’un bout à l’autre
de la pente jusqu’à une coupure dans les rochers [...], où on la voit disparaître tout à
coup. Mais, à cette heure [...] c’est tout juste si on distinguait les inégalités de sa
surface, [...] car les deux hommes n’avaient point de lanterne [...]. C’est pourquoi
[...] Nendaz allait le premier [...]. On le voyait vaguement pencher de côté, se
redresser, pencher de côté, tandis que sa main droite prenait appui sur le bec de sa
canne. On l’entendait souffler, parce qu’il avait de la peine. De temps en temps, il
s’arrêtait un moment sans se retourner ; et Justin faisait halte à son tour, ayant
seulement devant lui, dans l’ombre, une espèce d’ombre plus noire, qui était sans
tête, parce que Nendaz la tenait penchée en avant368
.
368
Id., 221-222.
153
L’un des personnages (Justin) disparaît du champ de vue et ne se laisse pas
définir comme foyer perceptif posant son regard sur l’autre (Maurice Nendaz). Pourtant,
une focalisation s’effectue sur ce dernier par « on a vu » : « on a vu qu’il était déjà prêt
à partir, son chapeau sur la tête, son bâton à la main ». A partir de ce moment-là, un
troisième point de vue vient s’interposer parmi ceux des personnages. La continuité
perceptive de ce troisième regard pourrait être supposée dans la suite à cause de la
coprésence de on avec un verbe de perception au présent qui est censé être un marqueur
d’objectivité, tant que le contexte ne permet pas de l’associer au point de vue d’un
personnage contextuellement saillant. Par contre, le contexte permet, dans ce cas précis,
de réadopter le point de vue de Justin qui est susceptible d’entendre les mouvements
effectués par l’autre. On peut affirmer qu’un point de vue perceptif marque sa présence
pour disparaître tout de suite et réadmettre le point de vue présupposé comme dominant
de la scène. Les autres occurrences qui suivent s’incrivent aussi dans le cadre habituel :
on se réfère d’abord aux circonstances valables hors-cadre, ensuite à celles qui
caractérisent la situation, pour finalement se rattacher au personnage en question, Justin.
Dans la suite de la même scène, les deux personnages s’arrêtent pour écouter le
silence qui les entoure :
Or, voilà que le bruit de l’eau ne s’entendait plus. [...] Nendaz hoche la tête, il se
redresse ; et, comme le jour continuait à grandir, on a pu voir que le chemin qu’ils
suivaient n’était pas interrompu, mais qu’il prenait de côté derrière la coupure,
s’engageant à l’angle droit dans la gorge.
Le chemin allait maintenant presque à plat au flanc des rochers ; on le voyait
s’allonger devant soi sur un assez grand espace [...] ; puis venait un tournant et là il
cessait d’être vu.
Et Nendaz, ayant encore hoché la tête, s’était mis en route ; il a poussé jusqu’à ce
tournant, d’où la vue s’étend librement au loin vers le nord ; alors il montre
quelque chose qui est là-bas, qui est dans les airs [...].
Tu vois ?
154
Justin fait signe que oui369
.
L’absence du perçu qui caractérise le début est en corrélation avec celle du
percevant à cause de la présence du verbe pronominal passif « s’entendre », à la forme
négative. La logique de « mouvement-perception » est interrompue dans la suite. Entre
le mouvement du personnage qui se redresse et celui qui marque le départ (l’autre
personnage présupposé aussi par le contexte de se tenir à côté), après avoir constaté
l’absence du bruit habituel de l’eau, vient se poser une perspective ayant des attributs
controversés. La première évocation du regard posé sur le chemin peut s’associer à un
point de vue détaché : « on a pu voir que le chemin qu’ils suivaient ». Nous avons un
regard extérieur sur le chemin. Ensuite, la deuxième évocation de cette même
perspective présuppose déjà une subjectivité, marquée par l’ajout de « devant soi ». La
forme passive de la fin (« il cessait d’être vu ») rend compte du caractère insignifiant de
l’identité du foyer perceptif. On constate la présence d’un point de vue extérieur aux
personnages, mais dont la subjectivité et plus importante que son identité.
Il est nécessaire de citer un passage plus long afin de rendre compte de la
transformation d’un regard méticuleux hypothétique en une perspective à partir de
laquelle toute une scène cruciale est relatée. Il s’agit de la scène durant laquelle le
personnage principal, Antoine Pont semble ressortir des pierres et regagner tout
doucement sa perception :
Il sort la tête. [...] Il aurait fallu pour le voir avoir l’œil et les ailes de l’aigle qui
tourne en rond dans les hauteurs de l’air, d’où il dirige vers nous un regard perçant
et méticuleux, distinguant aussitôt ce qui vit de ce qui ne vit pas, ce qui bouge de
ce qui est immobile, ce qui est animé de ce qui est inerte ; étant au-dessus des
choses avec son œil petit et gris pour qui la distance n’est rien, mais bien le
moindre mouvement, le moindre changement dans la disposition des objets ou des
êtres, comme quand le lièvre fait ses gambades, comme quand l’enfant de la
marmotte sort de son trou.
369
Id., 224.
155
Lui, personne ne l’a vu, parce qu’il était trop petit, trop perdu au milieu de ce grand
désert de pierres.
Seul l’aigle l’aurait vu, parce que la tête a bougé, et les pierres autour d’elle ne
bougent pas. Quand l’aigle tourne lentement en rond sur ses grandes ailes qu’il
maintient immobiles [...], il vire et revire, il va, il revient, dominant de très haut
l’immense enfoncement où les blocs ne sont plus que comme du gravier épars.
C’est là que cette tête s’est montrée. Là, dans le grand soleil qui, depuis près de
deux heures, est sorti au-dessus de la chaîne ; dans une petite tache d’ombre
comme une goutte d’encre tombée sur un buvard gris.
On l’aurait vu de tout là-haut, mais c’est seulement de tout là-haut qu’on aurait pu
le voir, quand il a sorti sa tête et sa tête d’abord a été seule à dépasser. [...] Il
faudrait pouvoir dire à l’aigle: « Abaisse un peu ton vol, descends pour le mieux
voir [...] ». Mais alors, suspendant sa chute, il hésiterait [...].
Un pauvre homme pourtant qui sort de dessous la terre, un pauvre homme qui est
apparu dans un espace vide [...], sorti de l’ombre, sorti de quelles profondeurs, sorti
de la nuit ; qui s’efforce vers la lumière.
Il fait une tache plus claire dans la demi-obscurité qui l’entoure ; [...] il sort la tête,
il lève la tête.
Mais il faut bien d’abord qu’il constate qu’il ne peut rien voir d’où il est. [...]
Il faut qu’il s’élève encore un peu sur les genoux [...] ; on ne le voit pas tout entier,
parce qu’il est du côté de l’ombre ; puis il arrive avec sa tête à la limite du soleil.
[...]. On voit qu’il a les cheveux longs, ils lui tombent jusque sur la nuque.
On voit que des deux mains d’abord il les écarte de devant ses yeux [...].
Il se gratte la tête [...] ; il est vu, il est vu tout entier, on voit qu’il a la couleur des
raves ; on voit qu’il n’a plus que des restes de chaussures dont sortent ses doigts de
pied. [...] Et on voit qu’il a trouvé dans sa poche un vieux croûton de pain noir
[...] ; alors tenant le croûton des deux mains, il fait avec ses dents un bruit qu’on
peut entendre370
.
Afin de pouvoir rendre compte du fonctionnement de cette perspective, il faut
savoir qu’on ne recherche plus Antoine ; plus d’un mois a passé depuis l’éboulement,
c’est pourquoi les autres habitants ne peuvent pas être pris en considération comme
éventuel foyer perceptif. C’est la présence hypothétique d’un regard méticuleux, associé
370
Id., 261-264.
156
à l’aigle qui débute la scène. Il s’insinue comme étant la seule perspective à partir de
laquelle Antoine puisse être vu : « Il aurait fallu pour le voir avoir l’œil et les ailes de
l’aigle », « Seul l’aigle l’aurait vu ». L’exclusivité de cette perspective est renforcée par
le commentaire suivant : « Lui, personne ne l’a vu ». Nous assistons à une alternance
des réflexions sur ce regard présupposé et de la vue du personnage dont on relate les
mouvements. Ensuite, la mobilité associée au regard et au personnage même
s’accompagne aussi de la transformation du statut du foyer perceptif. Le regard d’en
haut voit le personnage d’Antoine comme « dans une petite tache d’ombre comme une
goutte d’encre tombée sur un buvard gris ». Dans la variante de cette même image, vue
de la même position du regard, la figure d’Antoine se dessine : « Il fait une tache plus
claire dans la demi-obscurité qui l’entoure ». À cette représentation de l’image succède
la transformation de la représentation de la perspective qui sera dès lors signalée par la
reprise systématique de on : « on ne le voit pas tout entier », « On voit qu’il a les
cheveux longs », « On voit que des deux mains d’abord il les écarte », « on voit qu’il a
la couleur des raves », « on voit qu’il n’a plus que des restes de chaussures », « Et on
voit qu’il a trouvé dans sa poche un vieux croûton ». Cette suite de perceptions
présuppose non seulement la mobilité du regard, glissant d’une partie du corps à l’autre,
mais aussi la capacité de focalisation. La dernière occurrence de on (« un bruit qu’on
peut entendre ») met en évidence la fonction de cette perspective qui est celle de
percevoir. Avec « il est vu, il est vu tout entier », faisant exception dans la reprise de on,
l’accent est mis sur le perçu, l’identité de celui qui perçoit n’étant pas de rigueur. Il
n’est plus question d’associer la perspective à qui que ce soit, mais de mettre l’accent
sur sa fonction, celle de rendre compte de la perception, et sa principale caractéristique,
la mobilité.
Lorsque la figure d’Antoine semble réapparaître, on peut observer une certaine
continuité dans sa représentation narrative :
157
Et lui, alors, c’est lui qui a paru là-haut comme si le cri du coq l’avait appelé
dehors ; et Nendaz le premier l’a vu, puis Dionis ; mais ils ne savent pas ce qu’ils
voient.
C’est à trois ou quatre cents mètres d’eux, c’est blanc.
On était sorti de derrière un buisson, dans la direction du jardin de Thérèse ; ça a
paru, ça a disparu, ça reparaît. C’était comme si on cherchait à se cacher, et en
même temps on cherchait à voir ; la tache blanche disparaît de nouveau.
La revoilà, plus près de nous371
.
Ce sont les présentatifs comme « c’est », ainsi que les « ça » et les « on » qui
servent à désigner le personnage que Nendaz et Dionis croient apercevoir, mais qu’ils
n’arrivent pas à identifier. Il est intéressant de voir qu’au début, on désigne la place où
ils voient apparaître quelque chose par un présentatif : « c’est à trois ou quatre cents
mètres d’eux ». L’accent n’est pas mis sur le médiateur, mais sur l’information
d’origine perceptive. Celle-ci est dans ce cas précis d’autant plus importante que – bien
qu’on ne puisse pas identifier le perçu – c’est la présence de cette information qui est
importante. La possibilité de son identificiation est maintenue et s’accomplit aussi à
partir de l’évocation de la tache blanche. L’image telle qu’elle est perçue apparaît, la
perception s’aiguise (« c’est blanc » devient « la tache blanche ») et est en
correspondance avec la subjectivité qui s’accentue également. L’étape intermédiaire
entre le point de vue extérieur du début et celui des personnages est entièrement prise en
charge par les occurrences de on et de ça ce qui est en parfaite corrélation avec la
difficulté d’identification du perçu.
Dans ce roman, on a observé différents phénomènes qui nous permettent de
reconsidérer la question du point de vue. Il peut s’agir notamment d’une volonté de
marquer la présence d’un point de vue subjectif, doté d’intentions. Sa présence peut être
éphémère, passagère ou purement hypothétique ce qui n’empêche pas qu’à partir de
cette présence présupposée, une perspective mobile et focalisante renaisse. La
371
Id., 289-290.
158
perception se revendique une place importante dans la narration par son caractère unifié
ou par des allusions à un cadre perceptif plus large. Son rôle ne fait que s’accentuer
lorsqu’on assiste à une double prise en charge perceptive.
La Beauté sur la terre (1927) semble marquer un tournant dans la lignée des
romans de C. F. Ramuz et représente peut-être l’un des ses romans étant le plus proche
du Nouveau Roman. Daniel Maggetti et Stéphane Petermann font une remarque très
pertinente au sujet de la narration exploitée dans ce texte :
On a souvent présenté Ramuz comme un précurseur, à sa manière, des recherches
formelles du Nouveau Roman, dans la mesure où ses préoccupations le poussent à
privilégier la prise en charge du récit au détriment de l’histoire. L’intrigue de La
Beauté sur la terre n’est pas très développée [...]. En revanche, il met en place,
pour en assurer la transmission dans un récit organisé, une structure complexe et
fragmentée qui recourt à des voix narratives multipliant les points de vue372
.
Il faut noter qu’il s’agit essentiellement de créer des points de vue, mais aussi de
montrer cette création. Cette mise en place de points de vue s’accompagne aussi des
processus d’inclusion ou d’exclusion des personnages comme foyers perceptifs. On voit
souvent s’introduire un foyer purement perceptif, mais la narration insiste également sur
la « création gratuite » des points de vue. Après une partie introductive de l’un des
chapitres du roman, on voit se dégager deux points de vue de nature différente :
On longeait ce bois ; le coucou chantait plus en amont dans le ravin. On voyait les
troncs rouges porter à côté de vous dans le ciel une sorte de plafond noir […]. On
passait devant la maison de Rouge […]. On arrivait ainsi à la Bourdonnette. […]
On devait ôter ses souliers, si on voulait pousser jusqu’à la falaise et à son sommet
qui est un beau point de vue ; et […] on arrivait sous les grands sapins de là-haut.
Là-haut sont les Grands Bois, comme on les nomme, bien que pas très grands, mais
très épais et du côté de la Bourdonnette singulièrement précipiteux et accidentés,
372
MAGGETTI, Daniel – PETERMANN, Stéphane, La Beauté sur la terre de Charles Ferdinand Ramuz,
Golion : Infolio, coll. Le cippe – études littéraires, 2010, 85.
159
tandis que du côté du lac ils se penchent sur le vide ; – pleins de couples amoureux
et de promeneurs, le dimanche.
De là-haut, on voyait très bien la maison de Rouge.
On était juste au-dessus d’elle, quand on se tournait vers le couchant. […] On
voyait aussi très bien Rouge, quand il allait et venait sur la grève. Ce matin, en
particulier, on le voyait parfaitement […]. Rouge était devant sa maison avec
Décosterd plus grand, plus maigre.
On voyait parfaitement que Rouge avait les bras croisés sur son maillot de laine
bleu marine ; on pouvait même voir la fumée de sa pipe montant autour de sa
figure […].
C’était du haut de la falaise, dans ce commencement de juin […]. Les deux
hommes faisaient deux taches noires, ils continuaient de faire deux taches noires,
étant vus d’en haut et aplatis ; ils faisaient deux taches ovales sur le galet gris (de
près rose, bleu clair, violet, blanc)373
.
Au début, il peut s’agir du point de vue de Juliette, la nièce « étrangère »,
adoptée par Milliquet dont seront jaloux les autres habitants. Toutefois, ce n’est qu’une
identité supposée qui peut être associée au point de vue du début. En tout cas, il s’agit
d’un point de vue humain, limité au cadre actualisé dont la représentation se fait
majoritairement par l’association de on à des verbes de mouvement et des verbes de
perception. À la fin, la perspective est mise au premier plan. Ce n’est pas son identité
qui la définit et son statut de médiateur est aussi relégué au second plan ce qui est
confirmé par la forme passive du participe présent « étant vus d’en haut ». En revanche,
c’est la position et la fonction de la perspective qui est soulignée plus particulièrement :
« [c]’était du haut de la falaise » qu’on voyait, le passif laissant entendre la présence
d’un on. Le perçu acquiert également une valeur particulière, notamment grâce à la
reprise de l’image vue sous différentes formes durant laquelle la perception même
apparaît comme prolongée dans le temps : « ils faisaient deux taches noires », « ils
continuaient de faire deux taches noires », « ils faisaient deux taches ovales sur le galet
gris ». Nous avons aussi une allusion à la capacité de focalisation sur le galet qui nous
rend l’image du galet de près : « de près rose, bleu clair, violet, blanc ».
373
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 127-129.
160
La construction « on voyait » peut aussi apparaître en coprésence d’un passage
explicatif, si peu caractéristique de l’usage des pronoms dans les textes de Ramuz :
Justement Perrin le charpentier venait d’arriver devant chez Rouge avec un
chargement de poutres. Ravinet s’approche en ralentissant de plus en plus le pas,
comme s’il se méfiait. Il voit que c’est cette nouvelle construction, cette rallonge
que Rouge a faite à sa bâtisse : « Ah ! il bâtit, se disait-il ; pourquoi est-ce qu’il
bâtit, celui-là ? » Et « celui-là » c’était Rouge qu’on voyait qui était en train de
mesurer avec un mètre de poche les pièces de bois […]374
.
L’usage des pronoms tel qu’il apparaît dans la reproduction des propos de
Ravinet ne peut pas prêter à confusion : le premier il se réfère à Rouge, le deuxième à
Ravinet même, le troisième il ainsi que « celui-là » désignent de nouveau Rouge. Il
serait alors inutile de mettre en évidence le lien entre « celui-là » et son référent. Dans
« Et celui-là c’était Rouge qu’on voyait qui était en train de mesurer », il s’agit d’une
explication supplémentaire, même superflue qui, en plus, se caractérise par des reprises.
Au lieu de fournir un renseignement supplémentaire sur la scène, elle a comme unique
fonction de mettre en avant l’information d’origine perceptive. Cette fonction se
manifeste sous trois formes : 1, par sa gratuité ; 2, par l’occurrence de on+verbe de
perception (« qu’on voyait qui était ») ; 3, par le présentatif (« celui-là c’était »).
Outre l’insistance sur le perçu dans le cas d’un personnage comme foyer
perceptif, le médiateur qui garantit l’accès à ce type d’information peut apparaître en
confirmant l’exclusivité de son statut, mais se retirer en tant que médiateur :
Ils ont longé la grève jusqu’au chemin dans les roseaux où ils ont été d’abord l’un à
côté de l’autre, mais ensuite il n’y a plus eu assez de place pour deux personnes
allant de front. On a vu derrière la casquette les deux belles épaules noires aller
entre les hauts panaches qui s’agitaient vivement […] ; puis ils ont caché la
374
Id., 158.
161
casquette, ils cachent les épaules, ils cachent pour finir les cheveux noirs qui
brillent au-dessus de l’oreille (c’était pendant que Décosterd était allé faire sa
course) ; puis on a pu entendre la voix de Rouge :
Ah ! c’est toujours la même chose ! Décosterd a oublié de rentrer les rames.
- Une autre voix :
- Tant mieux !375
Il s’agit d’une scène où Rouge et la nièce, Juliette vont voir les bateaux et –
parallèlement –, Décosterd va faire une course. Afin d’exclure la possibilité d’assigner à
Décosterd le rôle du foyer perceptif, on souligne entre parenthèses qu’il n’est pas dans
le champ de vue associé à l’image des deux autres personnages de la scène. On assiste à
la création d’un point de vue, quel qu’il soit, l’essentiel est qu’il soit présent afin de
rendre compte du perçu. À la fin, ce même point de vue assure toujours l’accès à
l’information perceptive, mais se retire en tant que point de vue médiateur. Par
l’évocation d’« [u]ne autre voix », on laisse supposer sa présence, mais sa fonction
emporte sur sa représentation textuelle.
La création de point de vue s’accompagne aussi d’un enchevêtrement d’images
dont celle qui exclut l’association du point de vue à un personnage contextuellement
saillant. On peut observer ce phénomène dans la scène où la petite servante, Marguerite
monte chez Juliette, la nièce :
Elle avançait la main, puis la ramenait chaque fois contre elle ; ensuite on la voit
qui est là les mains croisées sur son tablier trop long, les yeux qui brillent […] ; –
Juliette continuant à lui tourner le dos, Juliette debout pendant ce temps devant son
miroir […]376
.
On sait du contexte que les deux personnages féminins sont seules dans la
chambre. La facilité de la définition des points de vue de cette scène est remise en
question par l’exclusion de Juliette comme foyer perceptif : « Juliette continuant à lui
375
Id., 141-142. 376
Id., 154.
162
tourner le dos, Juliette debout pendant ce temps ». La narration livre d’abord une image
mobile, avec focalisation sur les mains de la servante. La mobilité du regard se confirme
dans la suite de la même image : il descend, puis monte sur la figure de la servante. On
constate donc la présence et même la présence exclusive d’un point de vue perceptif et
mobile dans cette scène.
Un point de vue à part peut aussi se démarquer à la fois de la perception confuse
et du point de vue individuel ou collectif qui voit, mais dont le champ de vue ne
coïncide pas avec le sien. Etant donné que tous ces points de vue sont représentés par le
pronom on, suivi d’un verbe de perception – ce qui prête à confusion –, il est nécessaire
de les considérer dans le contexte :
A ce moment, la musique de Gavillet avait commencé à se faire entendre. Par-
dessus les toits, on voyait le bois assez surélevé par l’autre côté du ravin et c’était
justement à la corne du bois où la ligne des sapins s’est mise à trembloter avec ses
dents de scie sur une bande de ciel bleu. On n’a pas remarqué que le bossu était
sorti avec ses deux paquets. Maintenant il avait trois bosses. On pouvait très bien
voir ses trois bosses ; il ne faisait pas assez sombre pour qu’on ne pût pas les voir.
Il n’y avait pas eu place pour les trois dans son dos et elles débordaient sur les
côtés de sa personne, l’une à droite, l’autre à gauche : la troisième ne pouvait pas se
déplacer377
.
Il s’agit d’une scène où l’ouvrier du cordonnier, le musicien bossu se prépare
dans sa chambre. Il part avec son accordéon et le paquet qu’il vient de préparer. La
première image (celle du bois surélevé) peut être liée d’une part au point de vue du
musicien même, d’autre part à un point de vue détaché. Ensuite, la deuxième apparition
de on (« on n’a pas remarqué que le bossu était sorti ») se distingue clairement du
premier point de vue. Cette deuxième occurrence est intimement liée à la collectivité de
la commune qui est censée ne pas connaître les intentions du bossu. En ce qui concerne
la représentation textuelle du troisième point de vue, il ne peut être ni celui des
habitants, ni celui du bossu même. Avant de mettre en œuvre le point de vue même, on
377
Id., 283.
163
montre sa subjectivité et le perçu. Sa subjectivité se montre notamment par le fait qu’il
nous transmette l’image du musicien tel qu’il le voit : comme ayant trois bosses
(« Maintenant il avait trois bosses. »). L’instrument et le paquet se voient de loin
comme deux bosses supplémentaires et la perception visuelle qui suit l’image même
part aussi de cette perception subjective : « On pouvait très bien voir ses trois bosses ».
Dans Si le soleil ne revenait pas (1937), nous assistons à une variante dans la
représentation de la perception :
Il a cogné du poing contre la porte.
- Antoine Anzévui, êtes-vous là ?
On ne répondait pas :
- C’est moi Revaz [...].
Cependant il ne tirait toujours pas sur la cordelette et ainsi il a dû attendre encore
qu’on se levât à l’intérieur ; comme il a entendu enfin qu’on faisait au bruit d’un
meuble qui a été déplacé ; puis la porte ayant été lentement tirée, quelque chose de
blanc s’est montré dans l’entre-bâillement [...]. Au premier moment, on ne voyait
rien ; puis on voyait qu’il y avait un feu qui brûlait sur le foyer.
Ensuite on voyait qu’il y avait un grand manteau qui s’avançait hors du mur vers le
milieu de la pièce et, sous l’avancement, une vieille table de noyer était couverte de
toute espèce d’objets disposés dessus pêle-mêle, tandis qu’un fauteuil à siège de
paille défoncé était tiré entre elle et le feu.
La porte s’était refermée ; Anzévui s’avança devant Revaz en traînant les pieds.
[...] Anzévui ne bougait pas.
Il tenait l’une dans l’autre sur ses genoux ses mains noires ; et comme il faut du
temps pour s’habituer à l’obscurité, c’est seulement à présent que la vue pouvait
percer jusqu’aux murs et permettait de distinguer que la pièce où on se trouvait
était une très grande pièce378
.
Le personnage-prophète, Antoine Anzévui, ainsi que Revaz qui vient le voir sont
désignés par les pronoms on et il. Ce qui fait la particularité de ce passage, c’est la mise
en œuvre des occurrences de on + verbe de perception qui s’accompagne d’un réseau
378
RAMUZ, Charles Ferdinand, Si le soleil ne revenait pas, OCM, 18, 176-177.
164
d’implications, de valeurs supposées. D’une part, la voix passive, ainsi que les verbes
pronominaux de sens passif peuvent impliquer la présence d’un on, d’autre part, la
construction on + verbe de perception est remplaçable par il y avait. En ce qui concerne
ce dernier phénomène, il faut noter ses deux manifestations dans le passage étudié : « on
voyait qu’il y avait un feu » et « on voyait qu’il y avait un grand manteau ». Par la
duplication supposée de « il y avait », on assigne à cette scène plutôt une valeur
représentative. Ce n’est pas le sujet qui perçoit qui est mis en avant, mais la présence, la
représentation textuelle des objets en vue. Au fur et à mesure qu’il s’aventure dans la
chambre, la représentation du personnage « se réduit » à « la vue » et à on. Le
changement de statut du personnage se fait ici parallèlement au mouvement dans
l’espace : la logique du « mouvement-perception » et la représentation du perçu
l’emporte de nouveau sur celle de celui qui perçoit.
L’intrusion d’un point de vue supposé se fait passagèrement et s’accompagne
d’une ambiguité manifeste dans la scène suivante, lors de la recherche de Métrailler.
C’est le vieux Métrailler qui va devant :
Et le vieux Métrailler leur disait : « Etes-vous bien sûrs qu’on soit sur ses traces ? »
- « Pardieu ! » disait-on. On voyait leurs bouches fumer quand ils se penchaient
sur leurs lanternes, à cause du grand froid qu’il faisait et toujours aucun vent ; et,
penchant leurs lanternes, ils n’avaient qu’à les porter un peu de côté pour rendre les
traces encore plus visibles parce que le creux s’en remplissait d’ombre ; c’est
pourquoi ils disaient : « On ne peut pas s’y tromper. »379
.
La perception assignée à on s’intercale dans la reproduction des propos des
personnages et présuppose la présence de quelqu’un qui perçoit. Les mouvements qui
apparaissent lors de ce « voyage » sont là aussi en rapport étroit avec la perception. Il
s’agit, d’abord de montrer la capacité de focaliser de ce on, associée au mouvement des
figures (« On voyait leurs bouches fumer quand ils se penchaient »). Ensuite, c’est le
379
Id., 221.
165
mouvement des lanternes qui est mis en avant (« penchant leurs lanternes »). « [P]our
rendre les traces encore plus visibles » peut de toute évidence et comme donné par le
contexte se référer aux traces de Métrailler. Suite à la logique de représentation
caractérisant les textes de Ramuz, la même expression peut, au même titre, désigner les
traces que font les lanternes dans l’ombre. Elles peuvent apparaître, du moins pour un
point de vue placé en haut (ascendant par rapport à sa position focalisante d’origine),
comme des traces visibles dans l’ombre entourant les personnages. L’image de la
lanterne peut aussi être dotée d’une fonction propre : celle de marquer le contraste entre
l’absence de la perception (liée aux personnages) et la perception supposée derrière les
mouvements :
La lanterne allait devant, puis venaient ceux qui tenaient Arlettaz par les pieds, puis
ceux qui le tenaient par les épaules, et Arlettaz pendait entre eux de sorte que le
milieu de son corps traînait par terre où c’est gelé [...], mais on ne voyait rien [...].
Les lumières étaient éteintes dans les maisons qu’on ne voyait pas. [...] Ils riaient ;
la lanterne est repartie ; ils disaient : « Heureusement que le mort est léger. »
- On arrive, disait Follonnier.
La lanterne a pris à droite : « Va devant voir si c’est ouvert. »
Il n’y a plus eu de lanterne, mais une voix est venue ; qui disait : « Oui, c’est
ouvert. »380
L’image de la lanterne est le principal point de repère visuel : à partir des verbes
de mouvement associés à cette image, on peut suivre les mouvements des personnages
portant Arlettaz qui a trop bu. Au début, il est impossible de définir les personnages
comme foyer perceptif : « mais on ne voyait rien », « dans les maisons qu’on ne voyait
pas ». Toutefois, nous pouvons constater la présence en sourdine d’un point de vue qui
suit le déplacement de l’image de la lanterne et donc parallèlement celle des
personnages. La narration focalise en alternance sur ce que peut voir et entendre ce
point de vue : le perçu en général apparaît dans une structure bien précise, sans que le
foyer perceptif soit défini. Il s’avère à la dernière image de la lanterne qu’être équivaut à
380
Id., 318.
166
être vu. Jusqu’ici, on suivait de l’œil le déplacement de l’image de la lanterne, mais
soudainement, « [i]l n’y a plus eu de lanterne ».
Lorsque les personnages regagnent leur perception visuelle, celle-ci est
majoritairement associée aux occurrences de on :
Ils étaient sept, ils sont arrivés sur l’arête. [...] Eux, se sont trouvés faire face à ce
dos où les blocs, posés à la suite l’un de l’autre, ont eu soudain une couleur et une
forme ; ils sont devenus gris et on voit qu’ils sont devenus gris ; ils ne sont pas
seulement gris, mais veinés et on voit leurs veines, et tachés et on voit leurs taches.
Dans les vides qu’ils laissaient entre eux un peu de neige était restée, on voyait la
neige ; ailleurs on voyait la terre et il y avait dessus un peu de gazon jauni381
.
La reprise systématique de « on voit » confirme le statut particulier de cet
événement au sein du récit et accentue la réapparition soudaine de la perception. Celle-
ci est reconfirmée par l’association de « on voyait » et de « il y avait » qui,
conformément à la logique narrative, ne souligne que d’autant plus explicitement
l’accès direct à l’expérience perceptive.
§§§
Pris en compte ces exemples représentatifs pour notre questionnement, on peut
finalement résumer les principales caractéristiques de l’usage de on dans les romans de
Charles Ferdinand Ramuz, ainsi que les différents phénomènes narratifs qui s’y
rattachent. Il n’est pas toujours facile de distinguer « Qui parle ? » et « Qui perçoit ? »,
mais ce n’est pas la définition des identités et des référents qui prédomine. Par contre, il
faut que perception et point(s) de vue assurent, garantissent l’accès au perçu, à
381
Id., 355.
167
l’information d’origine perceptive. Le sujet du médiateur n’étant pas important, on met
l’accent sur la certitude perceptive. Afin de la souligner, la narration met en place
différentes techniques, notamment : la structuration et la généralisation de la perception
et la garantie de la continuité perceptive. Paradoxalement, mais en corrélation avec
l’insignifiance du sujet qui perçoit, nous avons pu découvrir certaines tendances qui se
revendiquent une place parmi ces techniques, mais semblent contredire la logique de la
perception. La narration peut notamment modifier ultérieurement les référents qui
s’associent à la perception, multiplier les points de vue gratuitement, mettre en avant
l’empreinte subjective, admettre un point de vue hypothétique, fugitif ou supposé
comme pertinent. Ces points de vue participent à la configuration du récit au même titre
que les points de vue « définis » ou délimitables. Outre ces phénomènes, on peut voir
que d’un apparent observateur pur ou instance « non-personne », se dévoile une
subjectivité perceptive, cognitive, dotée d’intentions et de mobilité.
L’essentiel est de garantir la posture et la continuité perceptive en laissant
supposer la présence d’un médiateur dont la fonction de rendre le perçu prédomine sur
son statut de point de vue médiateur. Bien qu’il soit impossible de rattacher une identité
concrète aux occurrences de on, la subjectivité qui s’y rattache s’accentue de plus en
plus dans la lignée des romans. Il peut s’agir d’une subjectivation a posteriori, de la
création des variantes d’une image, mais aussi d’une mise en relief de la subjectivité qui
précède la définition du point de vue comme tel.
168
III. PERCEPTIONS ET LIMITES EN
MOUVEMENT CHEZ RAMUZ ET DANS LE
NOUVEAU ROMAN
169
L’image qui dé - et re-
doublant le monde, le fait
enfin exister, naît du procès
où l’homme et la chose se
trouvent indissolublement
“mêlés” ; dans ces
conditions, impossible de
dire “où on finit et où [elles]
commencent”. (Cité par
RENAUD, Philippe, Ramuz
ou l’intensité d’en bas,
op.cit., 49.)
De toutes les façons, de tous
les côtés, le monde nous est
arrivé dessus ; le monde a
été à la fois pour nous dans
des mots et dans des
images. (RAMUZ, Charles-
Ferdinand, L’Amour du
monde, OCM, 13, 63.)
170
III. 1. Une narration au confluent des arts et des perspectives ?
Les sujets ramuziens ne semblent pas toujours attirants : certains esprits
« littéraires » reculent devant la lecture de son œuvre. On ne peut pas affirmer que
l’histoire lui serve uniquement de prétexte (comme c’est le cas de beaucoup de textes de
l’époque qui lui succède). Outre la complexité psychologique des romans ramuziens,
son œuvre thématise également la question de la technique narrative, fortement marquée
par la mise en œuvre de la « langue-image ». L’une des manifestations les plus
importantes de cet élément est l’imbrication des effets cinématographiques dans le tissu
narratif. Gérald Froidevaux – outre de souligner les différents aspects de la modernité
de Baudelaire, Ramuz et Stravinsky – remarque que ces deux derniers « se retrouvent
dans le refus aussi bien des conventions académiques que d’une modernité
tapageuse »382
. Devancer son époque dans le cas de Ramuz ne veut pas dire revendiquer
une certaine modernité, mais plutôt mettre en œuvre des procédés dont le
fonctionnement lui apparaît comme inconnu :
Je ne pense pas, en toute sincérité, que le cinéma ait eu une influence quelconque
sur moi, je veux dire plus exactement sur la formation même de mes “idées”. Ce
qui est très vrai, par contre, c’est qu’il m’a fortement encouragé plus d’une fois à
mettre en œuvre certains effets dont je disposais déjà, mais dont je distinguais mal
la portée383
.
382
FROIDEVAUX, Gérald, id., 57. 383
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Les lettres, la pensée moderne et le cinéma », OC, XIII, tome 3, 33.
171
Il semble, aussi bien selon les propos de l’auteur que selon certains critiques, que
le contexte géographique associé à ses romans soit déterminant dans la formation de son
esthétique. La question de ce que la littérature pourrait emprunter au cinéma est
évoquée dans un éloge de la montagne, intitulé « La beauté de la montagne » :
Un simultanéisme dans l’espace, qui est bien frappant puisque du haut d’une de ces
aiguilles où il gèle je vois le clocher de Sion où il fait 35 degrés. Un simultanéisme
dans l’espace qui est dans le temps aussi : sitôt que deux choses très dissemblables
et contradictoires, et ordinairement séparées, se voient et s’éprouvent
ensemble...384
.
L’accent est mis ici sur la simultanéité de la perception, sur la possibilité de
percevoir différents niveaux de la réalité en même temps et que ces morceaux peuvent
être perçus dans un espace commun. La diversité du perçu va souvent de pair avec
l’unité et la subjectivité de la perception qui s’accentuent. L’idée de la simultanéité
n’apparaît pas seulement comme élément esthétique lié à la représentation qu’on se fait
d’une montagne. Elle surgit aussi à propos de la conception artistique, tel que nous le
voyons dans le cas de la « langue-image », de la « langue-geste ». Toutes ces notions
esthétiques chères à l’auteur ouvrent la voie pour une logique de « mouvement-
perception ». Dans la définition du cinéma interviennent d’une part l’idée de
l’association de la littérature et de la peinture, d’autre part la notion de « tableau-
poème » :
Il me semblait, pour les raisons que je disais et pour d’autres (et en ce sens encore
que le cinéma est comme la réconciliation de la littérature et de la peinture) que la
montagne serait pour lui l’occasion de tout un apprentissage, où précisément
formes, échelles, juxtapositions, passages brusques d’une forme à l’autre, d’une
échelle à l’autre, allaient lui fournir l’occasion de combinaisons en très grand
384
RAMUZ, Charles Ferdinand, « La beauté de la montage ». Id., 218-219.
172
nombre. [...] Ce serait un beau tableau, mais un tableau mouvant. Ce serait un
poème, mais un poème qui se verrait. Ce serait un tableau-poème [...]385
.
Cette définition montre que, pour lui, il n’existe pas de langage littéraire sans
images en mouvement, pas de cinéma sans peinture. Ce rapprochement peut nous servir
de point de départ pour une réflexion sur le rapport de l’esthétique ramuzienne aux
autres domaines artistiques.
L’œuvre ramuzienne peut être considérée sous l’angle de ses similitudes avec le
théâtre, la peinture et le cinéma. Nous présentons un choix d’études qui traitent les
analogies en question, pour ensuite nous positionner du côté de l’analogie de la
technique d’écriture ramuzienne avec les procédés filmiques. Ensuite, nous nous
consacrons à l’analyse des différents effets cinématographiques qui ont été peu ou pas
traités par les études antérieures et espérons fournir une explication de leur
fonctionnement. Suite à ce rapprochement, nous nous aventurons également dans une
tentative de comparaison entre l’écriture ramuzienne et celle des Nouveaux Romanciers.
Plusieurs études parues dans la deuxième moitié du XXe siècle soulignent les
similitudes entre l’écriture ramuzienne et le théâtre ou la peinture, telles La forme
ramuzienne : une écriture de l’implicite et La dramaturgie implicite dans les romans de
Charles-Ferdinand Ramuz (1926-1937) de Sylvie Villelm386
, mais aussi la Vision
plastique de C.-F. Ramuz de Clarence R. Parsons387
. Les études en question font
référence à différentes problématiques ouvertes par l’écriture ramuzienne : tel est le cas
de l’étude de Sylvie Villelm qui consacre un sous-chapitre aux effets
cinématographiques présents dans les romans qu’elle se propose d’analyser sous l’angle
de la dramaturgie. On pourrait aussi évoquer l’ouvrage de Clarence R. Parsons qui traite
le problème de la langue388
. Il faut remarquer que les deux auteurs ont très souvent
385
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Encore une lettre », op.cit., 238-239. 386
VILLELM, Sylvie, op.cit. (1995) et VILLELM, Sylvie, op.cit. (2001). 387
PARSONS, Clarence Reuben, op.cit. 388
Id., 16-32.
173
recours à des éléments biographiques et au Journal. Pour prouver que Ramuz souhaite
créer une vision plastique, Clarence R. Parsons s’appuie également sur l’étude de ses
rapports avec des peintres et constate que « Ramuz va essayer de nous exprimer sa
vision plastique de son pays et de ses habitants »389
. Cette même étude démontre aussi
en quoi l’art ramuzien peut être rapproché de celui des impressionnistes et des cubistes.
Elle fait aussi une tentative de définition de la relation particulière de Ramuz à la
peinture telle qu’elle a pu influencer son style et sa langue. L’auteur de cet ouvrage
insiste entre autres sur le vocabulaire pictural et attire notre attention sur la
prédominance des verbes suivants : avoir, être, faire, montrer, regarder, voir390
. De son
côté, Sylvie Villelm met en avant que « le monde matériel est décrit chez Ramuz
d’après les impressions des personnages »391
. En 2001, le même auteur considère que
les romans ramuziens parus entre 1926 et 1937 sont basés sur une dramaturgie
implicite. Elle résume son concept de l’espace comme suit :
[L]’espace ramuzien, comme l’espace scénique, est un espace clos et souvent
représenté comme factice. Ce rapport à l’espace scénique apparaît en premier lieu
dans la clôture de l’espace. Le cadre montagnard est un univers hermétique dans
lequel existent encore nombre d’espaces de la clôture, lieux de scènes dialoguées et
gestualisées392
.
Le côté réducteur des approches citées vient de la source des interprétations
qu’elles fournissent. Clarence R. Parsons souligne notamment l’amitié de Ramuz avec
des peintres, Sylvie Villelm attire notre attention sur l’importance des dialogues et
l’abondance des espaces clos dans les romans ramuziens. Ces deux perspectives
critiques attachent beaucoup d’importance à la biographie de l’auteur : une telle
démarche ne laisse pas assez de place à d’autres points de départ critiques, comme les
différents éléments de la langue romanesque et les techniques narratives expérimentées,
389
Id., 18. 390
Id., 26. 391
VILLELM, Sylvie, op.cit. (1995), 87. 392
VILLELM, Sylvie, op.cit. (2001), 384.
174
susceptibles de rendre compte plus globalement du fonctionnement du récit ramuzien,
en le rattachant également à d’autres courants littéraires. On va voir dans la suite que la
question du lien de l’art ramuzien avec d’autres arts dépasse largement les possibilités
assurées par le cadre du cinéma et qu’elle va même au-delà des cadres proprement dits
d’une analogie cinématographique.
Donald R. Haggis note que « [l]es nombreuses expériences dans la technique du
roman qui ont été faites au cours de la période qui s’est écoulée depuis la publication de
Salutation paysanne nous ont habitué à certains de ces procédés que Ramuz était un des
premiers à employer. Plutôt que d’essayer d’établir dans quelle mesure Ramuz peut être
considéré comme un précurseur dans l’emploi de ces techniques nouvelles, nous
voudrions chercher [...] à relier les innovations stylistiques de Ramuz [...] aux
préoccupations de l’écrivain lui-même393
». Cette recherche s’accompagne aussi de
celle du lien avec le cinéma, souligné par une remarque relative à « La Faneuse dans
son pré » : « [c]e premier “mouvement” de « La Faneuse dans son pré » semble offrir
un des premiers exemples de l’influence du cinéma sur la technique de Ramuz. Cette
manière de nous montrer d’abord le ciel, ensuite le village, enfin un seul personnage en
“gros plan” (“Grande et belle à voir, quand même de près, râtelant”) rappelle un
procédé de cinéaste par lequel on a vu maint film commencer »394
. André Tissot et
Donald R. Haggis395
évoquent également la pertinence des tentatives ramuziennes
parallèles à celles du cinéma. Le commentaire correspondant d’André Tissot mérite
d’être cité plus longuement :
L’art consisterait, partant de ces images en vrac, à les ordonner selon des thèmes,
selon une métrique […] où l’ordre, sans être jamais apparent ou logique ou
chronologique, aurait cependant une nécessité harmonique ou poétique ou
psychique. Ces tentatives ont été faites par le cinéma d’avant-garde (sic !) et
certains romans de Ramuz peuvent être regardés comme des essais parallèles sur le
393
HAGGIS, Donald R., op.cit., 83-84. 394
Id., 55. 395
Id., 76.
175
plan littéraire. […] Ces crescendo et decrescendo, ces thèmes pris et repris,
savamment croisés ou mêlés, ces timbres différents évoquant des sensations et des
états d’âme multiples font invinciblement songer à ces poètes de l’écran qui
voulurent donner une traduction visuelle des enchantements de la musique. C’est
pourquoi le subjectif fait irruption dans la représentation du monde au point de tout
déformer396
.
La présence de ce lien allant de pair avec une modernité incontestable demande
aussi d’être éclairée du point de vue de la narration et du narrateur. Ce dernier, se
transformerait-il dès lors en grand imagier ? Terme forgé par Albert Laffay, le grand
imagier désigne le producteur d’images qui ne se confond pas avec le producteur du
discours :
[D]ans un film, même lorsque la narration semble être le fait d’un narrateur verbal
[...], il faut nécessairement supposer, à côté de ce narrateur, ou derrière lui, un
narrateur d’autre sorte, celui-là même qui est la source des images que l’on voit sur
l’écran. Comme tout narrateur, le grand imagier est une “personne fictive” (qu’il
faut donc distinguer de l’auteur en tant que personne physique et sociale). Par
ailleurs, cette structure productrice d’images constitue évidemment elle-même une
“structure sans images”397
.
Parmi les « incarnations » du narrateur présent dans les textes qui nous
intéressent, on doit noter les occurrences de on ainsi que le style nominal : le premier
nie l’importance de l’identité du médiateur, mais présuppose la présence d’une personne
fictive, le deuxième soulève la question de l’existence même ou de la nécessité même
du médiateur. L’identité voilée d’une perspective médiatrice et l’importance du perçu
par rapport au foyer perceptif sont au centre des préoccupations de Jean-Louis Baudry :
On imagine ce qui serait dit, mais serait dit par personne – langue pleine qui nous
comprend, mais se comprend hors d’une référence autre qu’elle-même. Là, lisible
396
TISSOT, André, op.cit., 281. 397
Voir GARDIES, André – BESSALEL, Jean, 200 mots-clés de la théorie du cinéma, Paris : Les
Editions du Cerf, 1995, 117-118.
176
mais invérifiable, évidente mais sans preuve – étant à elle-même sa preuve et la
nôtre. Ne pas précéder ce qui nous désigne398
.
L’opérateur, le médiateur souvent représenté par les occurrences de on est aussi
mis en évidence, mais sans preuve identitaire. Dans la majorité des cas, la narration
insiste sur l’image, le perçu, le vécu et ne rend compte du foyer perceptif – détaché ou
complexe – qu’ultérieurement.
Paradoxalement, Ramuz souligne les possibilités d’intervention de l’opérateur :
La grande révolution dans l’art photographique a été faite par le cinéma. Elle s’est
élaborée dans la matière même. Elle seule à (sic !) pu mettre à sa place l’opérateur,
l’importance de l’opérateur. La succession rapide des images, leur nombre, le
déplacement incessant de l’objet devant l’appareil et de l’appareil devant l’objet
ont soudain multiplié à la fois les occasions d’intervention pour le preneur de vues
et les “surprises” dues au hasard qu’il n’avait plus qu’à exploiter399
.
Ces propos semblent mettre en avant l’opérateur qui peut être considéré comme
l’une des fonctions narratives. Or, dans la narration ramuzienne, des rôles particuliers
peuvent être accordés au narrateur, mais le cas échéant, aussi lui être ôtés. C’est le cas
lorsque le médiateur s’efface. D’autre part, Ramuz fait référence à la mise en œuvre de
ce qu’on appelle en langage cinématographique l’image rapide. La fascination pour
l’image rapide, ainsi que son rapport à l’imagination a été exprimée par Ramuz comme
suit :
Donnez-moi une machine volante, donnez-nous seulement une automobile et une
bonne route [...], et nous nous élevons, en effet [...]. L’imagination travaille. Elle va
comme l’abeille à travers les réalités du monde qu’elle devine, qu’elle rapproche,
398
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, Paris : Seuil, coll. Tel Quel, 1967, 109. 399
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Photographie ». Dans : Notes et articles, OCM, 19, 242.
177
qu’elle compare ; elle a sans cesse devant elle des échantillons de ce qui est épars
dans le monde entier400
.
Ainsi s’articule la possibilité de saisir les différentes réalités, les différentes
subjectivités, des morceaux du monde. Il est également intéressant de considérer la
réflexion de Ramuz sur le rapport entre le cinéma, l’écriture et la peinture :
Le cinéma, [...] l’art neuf [...] a toutes les échelles et contradictoires ; tour à tour il
les détruit l’une par l’autre, puis les explique, puis les hiérarchise [...]. [I]l a toute la
liberté de mise en pages qu’on voudra, parce qu’il a toutes les mises en pages, étant
successif (comme la littérature), ce que la peinture n’est pas. [...] Car il peut
exprimer [...] le mobile, il exprime la fixité ; ce qui demeure, ce qui passe : – il
faudrait seulement qu’une fois il consentît à tirer parti de ses propres moyens qui
sont immenses et presque entièrement inexplorés401
.
À part ces réflexions sur le cinéma, la question de l’influence du septième art sur
l’écriture ramuzienne a été de nombreuses fois soulevée par la critique. André Tissot
réduit cette influence à celle du cinéma muet et du film d’avant-garde : « La vision
ramuzienne a été influencée par le cinéma. Mais il faut remarquer aussitôt qu’il s’agit
du cinéma muet. [...] Plus particulièrement du film d’avant-garde qui prétendait se
borner au cinéma pur et se passer presque entièrement, ou entièrement de textes, pour
être une sorte de symphonie en images »402
. S’agirait-il dès lors simplement d’une suite
structurée d’images muettes ? En contraste avec ces réflexions, Jean Steinmann
souligne les analogies entre les textes ramuziens et le cinéma sonore :
Ramuz ne se contente pas [...] de nous donner des clichés d’un même paysage [...].
Il cinématographie le glissement presque insensible des formes et des couleurs
auquel assiste l’œil de celui qui dégringole une pente ou suit la route. [...] Ces
paysages ne sont pas seulement mobiles, mais bruissants. On y entend sonner les
cloches [...], craquer les glaciers, hucher les pâtres, chanter les torrents. Ramuz ne
400
Id., 247. 401
Id., 252. 402
TISSOT, André, id., 274.
178
craint pas les onomatopées [...]. Il dispose d’un don étonnant de traduire les images
sonores403
.
Afin d’illustrer plus concrétement l’imbrication des réflexions de Ramuz à propos du
simultanéisme avec la logique de mouvement-perception ainsi qu’avec les mouvements
de l’œil décrit ci-dessus, nous proposons un premier rapprochement de deux extraits,
issus notamment de La Grande Peur dans la montagne et de L’Année dernière à
Marienbad. La montée dans la montagne ainsi que la descente dans le village assurent
un bon cadre pour illustrer le jeu des perspectives qui met en avant le perçu :
On s’éloignait peu à peu du torrent qu’on laissait descendre sur sa gauche comme à la
corde, tandis qu’on montait soi-même sur la droite [...]404
.
Du point de vue des protagonistes, le torrent semble descendre à mesure qu’ils s’en
éloignent, à mesure qu’ils montent. Ce qui rend ce passage intéressant, c’est que les
protagonistes et le torrent sont définis l’un par rapport à l’autre. On assiste au même
processus de descente-montée dans la suite de cette scène où les personnages du roman
qui montent, voient une croix :
Quand on était au pied de l’église, on voyait que sa croix de fer était noire [...]. En haut du grand
clocher [...] il y avait la croix de fer ; [...] à mesure qu’on montait soi-même, elle, on la voyait
descendre ; on l’a vue venir contre les rochers, le long desquels elle glissait de haut en bas ; elle
est venue, ensuite, se mettre devant les forêts, noires comme elles405
.
Voir et identifier les personnages n’est pas important dans ce passage : l’accent
est mis sur l’image de la croix, vue selon la logique de mouvement-perception. Il
semble que ce soit l’image qui descende ; c’est la vision de surface qui est accentuée. Le
déplacement du regard n’est pas explicité, par contre, une large place est attribuée aux
403
STEINMANN, Jean, op.cit., 189. 404
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 157. 405
Id., 175.
179
mouvements imaginaires associés à l’image de la croix : « on la voyait descendre »,
« on l’a vue venir », « elle glissait de haut en bas », « elle est venue, ensuite, se
mettre ». La simple vision de l’image se transforme au fur et à mesure en une
description des mouvements censés être effectués par l’image de la croix. Ce
phénomène rend parfaitement compte du caractère créateur du regard, transformant,
déformant le monde perçu à son gré.
La vision de cette croix est très proche d’une instruction technique décrite par
Alain Robbe-Grillet dans L’Année dernière à Marienbad :
La photographie est prise d’en bas, comme si la chose était vue par un personnage
(invisible). Mais la caméra se rapproche pour regarder de très près (de plus près,
probablement, que ne peut le faire un homme normal sans monter sur une échelle),
puis elle tourne autour du motif choisi pour en détailler les éléments, à la manière
des documentaires d’architecture406
.
La prise d’images décrite par Alain Robbe-Grillet pourra être observée dans
plusieurs exemples dans la partie d’analyse textuelle qui suit.
La complexité des images et des perspectives est également soulignée par André
Tissot, dans sa réflexion sur La Guérison des maladies et la période de création qui suit
ce roman :
Ce n’est plus le narrateur qui conduit le récit, qui commente, mais les personnages
eux-mêmes qui, par un système de références multiples, de feux croisés ou de
prises de vues, se voient et s’expliquent mutuellement. Ramuz se trouve ainsi
composer en images extérieures – ses personnages sont vus par d’autres – et en
images intérieures – ses personnages voient le monde, se représentent leur vie
actuelle – passée et future. Ou bien le narrateur lui-même adopte successivement
des attitudes très diverses selon les figures qu’il peint. Ainsi au roman collectif
correspond une esthétique nouvelle qui abandonne le point de vue unique et
objectif de l’“auteur”, pour suggérer la réalité par un complexe de représentations
406
ROBBE-GRILLET, Alain, L’Année dernière à Marienbad, Paris : Minuit, coll. J’ai lu, 1961, 51.
180
subjectives. C’est d’une sorte de relativisme ou d’un ensemble d’images plus ou
moins déformées que le lecteur doit extraire une vision valable, mais jamais fixée
définitivement407
.
La réalité se montrerait ainsi à travers de ces variantes afin de nous inviter à la
reconstruire telle quelle : doit-on y voir un geste qui annonce les représentations comme
on en voit par exemple dans L’Apocryphe de Robert Pinget ? On serait dès lors
confronté à une somme de variantes qui servent à représenter le discours ou l’image et
qui permettent – grâce à leur dynamisme – de construire une vision provisoire, fixée du
moins pour une durée précise. On voit que la question de la représentation du discours
et de l’image soulève tout de suite aussi celle de la durée. Charly Guyot considère que
l’usage du temps est la marque la plus originale de l’écriture de C. F. Ramuz :
Qu’on y regarde de près, et l’on s’apercevra que les procédés les plus
caractéristiques du style ramuzien, ses trouvailles expressives les plus audacieuses
– les plus déconcertantes parfois – sont dus à cet usage des temps. Emploi de
l’imparfait descriptif brusquement interrompu par un présent, qui déclenche un
monologue intérieur. Téléscopages inattendus, ainsi dans Les Signes parmi nous,
du présent et du passé, de la réalité et du rêve. Juxtapositions, interférences,
surimpressions : autant de procédés devenus habituels à Ramuz […], habituels
parce que nécessaires à l’expression de son univers intérieur. Sur un tel art, il paraît
indubitable que la technique du film a exercé son influence, peut-être à partir de
l’époque où l’écrivain concevait Le Règne de l’esprit malin408
.
La même préoccupation apparaît aussi dans l’œuvre de Jean-Louis Baudry. Elle
est notamment présentée comme étant en rapport étroit non seulement avec la
perception de la durée, mais également avec la présence et la position de la perspective :
Poursuite, reflux, choc, tableau. Se laisser convaincre. Cela n’est pas toujours
visible, cela n’est pas toujours entendu (mais il veut saisir ce rythme – répétition
407
TISSOT, André, id., 242. 408
GUYOT, Charly, op. cit., 91.
181
des mêmes syllabes entre des silences mobiles, entre des passages trop rapides).
[…] Avec lui, tout devra s’inscrire dans la même trame et chaque motif sera lié aux
autres par une loi formelle. […] Cela ne durera pas, mais voici le lieu d’une
meilleure perspective (lointaine ou proche), le centre immobile du circuit409
.
Le défilé d’impressions figure au style nominal ce qui inscrirait ce passage dans
l’idée du cinématographique. Or, il ne peut s’agir que d’une saisie subjective qui capte
l’interzone, la perception provisoire, l’instant, puisque « [c]ela ne durera pas » et car il
s’agit de « passages trop rapides ». En ce qui concerne les perspectives, c’est aussi leur
défilé, leurs brusques passages qui est en cause. La nécessité de la perspective dotée
d’une fonction précise (« le centre immobile du circuit ») étant plus importante que sa
position exacte (« lointaine ou proche »), cette question apparaît révélatrice dans les
romans de Ramuz aussi.
Ce qui intéresse aussi la narration, c’est justement l’étape d’entre-deux, celle du
passage, mais qui s’effectue parfois sous des formes de transitions très structurées,
pouvant être vécues par tel ou tel personnage. Parallèlemment à la problématique de la
durée de ces passages, il importe de souligner aussi la question de la durée subjective en
général. À ce propos, André Tissot a raison de mettre en avant une idée qui éclaire un
aspect majeur de la problématique des « images-perception » :
Ainsi une des qualités les plus remarquables des œuvres d’avant 1914 est mise en
péril par ce jeu d’images : je veux parler du sens de la durée. Ramuz dans le récit
savait prendre les raccourcis, il résumait en quelques phrases les actes
insignifiants ; dans sa nouvelle manière, tout ou presque tout doit être montré et ce
sont précisément les perceptions les plus usuelles qui retiennent son attention. [...]
On ne peut se défaire parfois d’une impression de piétinement dans ces tableaux
qui n’en finissent pas. Et ces « plans » qui avaient été le grand souci de la
composition dans la première période se ramènent de plus en plus à un plan : celui
des images où tout doit s’inscrire410
.
409
BAUDRY, Jean-Louis, id., 9. 410
TISSOT, André, id., 246.
182
Selon cette conception, il s’agirait de perceptions habituelles qui s’inscrivent
dans une image, censées prendre en charge la temporalité dans sa complexité. Mais dès
qu’il s’agit de la montrer, les questions suivantes se posent tout de suite : comment
rendre compte de ce constituant du récit lorsqu’on est dans l’immédiat, dans l’accès
impromptu au réel ? Quel serait le rapport entre cet usage particulier et la mise en œuvre
des effets cinématographiques ?
Le présent, défini souvent comme un temps cinématographique, apparaît souvent
dans les textes qui nous intéressent, mais on y voit surgir des effets cinématographiques
présupposant une certaine durée. Ce qui nous semble primordial pour le fonctionnement
de la durée liée à la perception d’une certaine image ou d’une certaine projection, ce
sont plutôt les techniques qui servent de transition. Comment manipuler, comment
représenter la subjectivité de la perception du temps ou du suspens du moment actuel ?
Jacqueline Sessa note à propos de La Séparation des races, la mise en œuvre du
panoramique vertical, de la contre-plongée progressive, des plans, des travellings, des
champs-contre champs ou des fondus au noir qui se laissent définir comme dotés d’une
certaine durée :
Dès la première lecture, l’originalité ramuzienne est évidente : les éléments
cinématographiques s’imbriquent entre eux et avec le reste du récit de façon si
complexe qu’on a du mal à distinguer ce qui appartient à un référent premier, déjà
multiple et présenté en focalisation multiple, et les images projetées, les fantasmes
induits par ces images. [...] [D]ans Séparation des races, l’œil du narrateur, dans le
premier chapitre, nous entraîne dans un mouvement ascensionnel, en termes
cinématographiques, du panoramique vertical, de contre-plongée progressive :
L’œil, c’est d’un seul coup d’aile et sans que rien le gêne qu’il atteint le
sommet. Il va contre des talus caillouteux d’abord [...] et c’est un premier étage. Sur ce
premier étage, il y a des vergers ; on voit la place d’un village ; on voit qu’il y a des
183
maisons grises et blanches, bien serrées, avec des fenils en bois bruns sous les toits
tantôt noirs, tantôt argentés, selon l’éclairage411
.
Le même critique fait aussi une tentative de définition des différentes fonctions
auxquelles semblent correspondre les différents types d’effets cinématographiques :
« Au chapitre XV, Thérèse cache elle-même sa valise avant de s’enfuir avec son amant.
[...] C’est dans ces trois chapitres412
que les procédés cinématographiques sont les plus
fréquents. Gros plans, travellings, champs-contre champs, fondus au noir, servent à
approcher aussi bien l’idole que l’imitatrice et leurs partenaires masculins : gros plans
sur les bras et les mains, travellings pour poursuivre les mouvements dans l’île ou les
appartements, champ-contre champ pour passer de l’un à l’autre amant et cut d’un degré
du récit à l’autre »413
.
André Tissot, de son côté, souligne les procédés comme le montage court ou la
surimpression dont il définit la version ramuzienne ainsi : « Il utilise le procédé de la
surimpression : un personnage pense en images, revit en images ce qui lui est arrivé ou
projette une action. Ses visions se transforment à vue comme au cinéma, l’une pâlit et se
dissipe tandis que la suivante se dessine de plus en plus clairement par-dessus. Voici
Joseph dans le pierrier, il voit en imagination son village, son vieux père [...], tout à
coup la vision s’évanouit : “A ce moment, une vue toute mélangée lui est venue” »414
.
L’explication de Pierre Kohler à ce même propos mérite aussi d’être citée :
Le cinéma a confirmé Ramuz dans son goût du raccourci et de l’ellipse. La
technique du film lui a prêté certains procédés secondaires. Celui que j’appellerai
l’interférence : l’auteur entrecoupe un récit par des images détachées d’un tableau
différent ; dans La Séparation des races, par exemple, nous voyons le colporteur
Mathias descendre les vallées de l’Oberland vers Thoune et Berne [...], mais à
411
SESSA, Jacqueline, art.cit., 82. 412
Il s’agit des chapitres X, II, XV. 413
Id., 86. 414
TISSOT, André, id., 279.
184
chaque progrès de son voyage, une phrase, entre tirets et sans explication, nous
montre la fille enlevée qui attend son sort à l’autre bout de la Suisse [...]. Ramuz
[...] a imité ailleurs un effet d’optique du film : la surimpression, la superposition
des vues, l’image qui transparaît à travers une autre puis s’efface graduellement
sous elle415
.
Le même critique note un apport important de ces techniques dans une note de
bas de page. Selon lui, la mise en œuvre de la surimpression en littérature a déjà été
exploitée par Jules Romains dans Mort de quelqu’un, mais il faut savoir que « J.
Romains nous avertit d’abord par quelques mots d’introduction : “A Paris... Pendant ce
temps...” Ramuz nous laisse nous tirer d’affaire sans poteau indicateur »416
. En ce qui
concerne le montage court, André Tissot le décrit comme suit : « Des bandes très
courtes présentent successivement deux scènes différentes dans des lieux différents, ceci
afin de suggérer la simultanéité et d’opérer un rapprochement dans l’esprit du lecteur.
[…] Le passage d’un objet à l’autre n’est indiqué que par un tiret, de même que sur
l’écran une image succède brusquement à une autre sans transition »417
. Les passages
dont il s’agit présupposent toutefois la transformation de la vision soit en termes
psychologiques, soit en termes cinématographiques. Nous avons accès à certaines
images qui présupposent une transformation intérieure. Or, dans le cas de nombreuses
autres images, il serait impossible de rendre compte du rapport de simultanéité, sans
présupposer la présence et le déplacement de quelque chose ou de quelqu’un. Ces effets
se font sous la prise d’un regard anonyme : il y a changement ou mobilité de la
perspective sans que l’évocation d’un déplacement dans l’espace soit forcément
nécessaire. À ce point, nous devons nuancer les propos de Maxime Chastaing qui
résume l’esthétique ramuzienne de la manière suivante :
Ramuz, ou l’esthétique du phénomène. Fonctions toujours de quelque observateur,
décor et personnages sont donc perspectifs. Si le roman ne contient pas de lois, il
415
KOHLER, Pierre, L’art de Ramuz, op.cit.,19. 416
Ibid. (bas de page no 2.)
417 TISSOT, André, id, 280.
185
dépend de la loi de perspective. La virtuosité cinématographique de l’auteur n’est
qu’une manifestation de cette loi essentielle. [...] Ramuz, le terrien, par un
“travelling” de conscience, inscrit dans son récit l’apparition du paysage418
.
La réflexion se complète avec la définition des deux corollaires de cette loi de
perspective : « perspective est toujours perspective de personnage ; personnage est
toujours campagnard »419
. Quoique la perspective puisse être souvent associée à un
personnage, il n’est pas toujours aussi important de pouvoir la saisir, l’identifier. Les
exemples dans lesquels il s’avère impossible d’attribuer un référent (tel personnage
équivaut à telle perspective) représentent un défi du point de vue d’un éventuel
rapprochement de l’esthétique ramuzienne et de l’esthétique phénoménologique. Il est
intéressant de noter que cette critique considère l’esthétique cinématographique dans
son rapport à la conscience. Outre l’identification des perspectives individuelles et
collectives, les romans de C. F. Ramuz soulèvent également la question d’une
perspective indéfinie, supposée comme individuelle plutôt que collective, mais dotée
d’une conscience.
III. 2. Effets cinématographiques dans la création romanesque de C. F.
Ramuz et le Nouveau Roman
Comme nous avons pu le voir dans le sous-chapitre précédent, la création
ramuzienne et les préoccupations des Nouveaux Romanciers témoignent d’un lien
particulier. Avant d’illustrer ce lien en détail, il importe de signaler une différence
majeure entre l’œuvre de C.F. Ramuz et d’Alain-Robbe Grillet : tandis que l’objectif du
418
CHASTAING, Maxime, id., 110. 419
Id., 111.
186
Nouveau Romancier est surtout de donner des instructions, le Vaudois veut faire de la
littérature proprement dite.
L’analogie que l’on découvre entre ces deux types de création s’inscrit
également dans la continuité du style impressioniste. Gérald Froidevaux rappelle que
« [d]ès 1913, Ramuz emploie des procédés narratifs inédits, propres à faire éclater la
structure du récit telle que le roman français l’avait héritée du XIXe siècle. […]
L’apparition du Nouveau Roman a montré à quel point Ramuz, plaçant l’accent sur le
visuel et le descriptif, préfigure dès les années vingt l’écriture romanesque des années
cinquante et soixante »420
. Dans sa caractérisation de l’instance narrative ramuzienne,
Roger Francillon emploie même une notion-clé, celle de « phénoménologie de la
perception » et constate que « Ramuz prête à l’instance narrative à la fois le regard aigu
d’un peintre qui appréhende le monde de manière sensorielle, et la naïveté d’un
villageois sensible aux réalités naturelles […]. En outre, le récit est souvent focalisé
[…]. Cette phénoménologie de la perception apparaît d’emblée primordiale dans la
manière du poète »421
. Il attire notre attention sur la difficulté de rendre compte de la
narration des romans de la deuxième période de la création ramuzienne :
Dans les romans de la deuxième période de sa carrière, il recourt à une syntaxe
narrative de plus en plus élaborée, n’hésitant pas à rompre avec les règles du récit
traditionnel. Le narrateur […] est à la fois hors de l’histoire qu’il raconte et dans
l’histoire, comme s’il avait été le témoin des événements. De là découle un emploi
très original des temps grammaticaux et des pronoms qui a heurté les puristes. […].
Cette instabilité de l’instance narrative, qui préfigure certains essais du Nouveau
Roman, rend parfois ces textes de la deuxième période difficiles d’accès422
.
420
FROIDEVAUX, Gérald (2000), op.cit., 54-55. 421
FRANCILLON, Roger, « Charles Ferdinand Ramuz ». Dans : Histoire de la littérature en Suisse
romande, tome 2, De Töpffer à Ramuz (dir. Roger FRANCILLON), Lausanne : Payot, 1997, 438. 422
Id., 440-441.
187
À notre connaissance, le travail qui consiste à démontrer en quoi les textes de
Charles Ferdinand Ramuz préfigureraient la création de « l’école du regard », n’a pas
été fait en détail jusqu’à présent. Dès lors, il semble d’autant plus intéressant d’aller à la
découverte de ce qui peut rendre difficile l’accès aux textes en question et de ce qui fait
leur modernité incontestable, annonçant les théories de la mouvance du Nouveau
Roman.
Dès le début de la création ramuzienne, on voit quelques exemples de mise en
œuvre de différents effets cinématographiques. Dans cette partie, nous donnons un
classement des effets présents dans les romans de C. F. Ramuz. Ce sera une analyse des
exemples accompagnée de quelques explications des termes techniques
(cinématographiques), dans un double but : d’une part, la découverte des particularités
ramuziennes qui se rattachent aux passages en question, d’autre part, le rapprochement
des techniques d’écriture et de la langue des Nouveaux Romans et des romans de
Ramuz. Selon notre hypothèse, ce n’est pas la pure mise en œuvre de ces effets qui
permet de rendre compte de l’analogie entre ces mondes littéraires, mais plutôt leur
complexité. Notre démarche sera la suivante : on commence par des catégories
cinématographiques, pour ensuite nous consacrer aux cas plus complexes qui
impliquent plusieurs effets. Enfin, on ira jusqu’à montrer le caractère intentionnel du
foyer perceptif anonyme qu’on redécouvre comme doté de conscience et de cognition.
« Les objets de nos romans n’ont jamais de présence en dehors des perceptions
humaines, réelles ou imaginaires », pourrait-on dire avec Alain Robbe-Grillet423
.
III.2.1. Gros plan – ruptures et création
423
ROBBE-GRILLET, Alain, Pour un nouveau roman, Paris : Minuit, 1963, 147.
188
Jean-Louis Pierre rappelle dans sa thèse que « [t]out lecteur est frappé […] par
l’abondance des ruptures dans l’écriture ramuzienne : ruptures concernant l’énonciation
et ruptures temporelles, ruptures dans la continuité syntaxique »424
. Le gros plan met en
jeu le plan rapproché ou un détail de l’image. Outre cet effet de rapproché, il sert
différentes modalités de rupture : énonciative, spatiale et temporelle425
. Pour introduire
les manifestations de cet effet cinématographique, on se propose d’examiner un passage
complexe tiré de La Beauté sur la terre. D’une part, la narration y recourt à l’ambiguité
référentielle (notée parmi les reproches contre l’écriture ramuzienne). D’autre part, cette
caractéristique éminente des narrations modernes est exploitée à des fins
cinématographiques, notamment à la mise en œuvre d’un gros plan. Dans le sous-
chapitre intitulé Une esthétique cinématographique de leur ouvrage consacré au même
roman, Daniel Maggetti et Stéphane Petermann décrivent cette caractéristique de
l’écriture ramuzienne comme suit : « Le roman est fortement marqué par l’esthétique et
les potentialités du cinéma, notamment dans les scènes où chaque position du corps,
chaque mouvement des personnages dans l’espace sont relevés [...]. La focalisation se
fait par gros plans successifs, suivant chaque détail de l’un et de l’autre personnage426
».
Parallèlement à l’effet de rupture dans l’extrait suivant de La Beauté sur la terre, on y
voit se dessiner un complexe de représentations de nature cinématographique qui
s’inscrit dans une temporalité suspendue :
Mme Milliquet sortait de la cuisine dont elle était en train de refermer la porte.
Sa main était restée sans mouvement sur la poignée ; le bruit des voix dans la salle
à boire vient par terre comme si on avait donné un coup de ciseaux dedans. […]
C’était pendant qu’elle s’avançait jusque sous les platanes. […] Elle a regardé
autour d’elle, elle a d’abord tourné le dos au vitrage, puis se tourne de nouveau
vers le vitrage et vers le soleil, – c’est à ce moment que Chauvy s’était levé. Il avait
comme toujours son vieux chapeau melon […] ; il vient, il se met devant elle.
Il porte la main à son chapeau.
424
PIERRE, Jean-Louis, Identités de C. F. Ramuz, Arras : Artois Presses Université, 2011, 135. 425
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, id., 101. 426
MAGGETTI, Daniel – PETERMANN, Stéphane, id., 97.
189
Il ôte son chapeau, tandis que sa grosse barbe sale va vers en bas et a été remplacée
par son crâne qui brillait entre deux touffes de cheveux427
.
À première vue, on pourrait croire qu’anaphoriquement, elle renvoie à Mme
Milliquet. Or, le contexte nous permet d’affirmer qu’il s’agit de la nièce, en train de
regarder la lumière du ciel et de l’eau428
. Le pronom elle renvoie à Juliette, la nièce qui
se retrouve en face de Chauvy. Elle se pose comme premier foyer perceptif. Mais est-ce
que c’est son point de vue qui domine ici? À travers l’indication temporelle « c’est à ce
moment », on a un arrêt sur une image suivante qui montre Chauvy devant Juliette : « il
se met devant elle ». Cette image peut présupposer Juliette en tant que foyer perceptif,
mais il est essentiel de voir ce qui est dans le champ de vue au détriment du sujet qui
perçoit. Cette hypothèse est confirmée par l’absence du sujet dans « a été remplacée par
son crâne » : l’image de la barbe est remplacée par celle du crâne. La fixation du point
de vue sur ce champ visuel crée un suspens en cette fin de chapitre. En ce qui concerne
l’effet de rupture créé par ce passage, il s’agit surtout d’une rupture temporelle. Nous
voyons notamment Chauvy se pencher en entrant et le regard s’arrête sur son crâne. Le
temps est comme suspendu dans l’image fixée par le regard, comme gravée dans la
temporalité et dans la conscience. Cette scène montre une analogie avec un extrait de
Malraux (notamment le début de La Condition humaine), commenté par Claude-
Edmonde Magny comme suit :
Durant toute la scène, il y a comme un martellement rythmique du gros plan (le
pied de l’homme endormi), qui revient nous fasciner à intervalles réguliers pour
enfoncer dans notre conscience l’obsession même qui est celle du héros. Pendant
ces quelques pages, nous voyons par les yeux de Tchen. Un peu après, ayant réussi
à tuer l’homme, il entre dans la pièce où sont réunis ses camarades, et à ce qu’il
voit surgit démesurément grossi, pour s’imposer à nous avec la minutie
obsessionnelle du gros plan […]429
.
427
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 113. 428
Voir id., 111-112. 429
MAGNY, Claude-Edmonde, L’âge du roman américain, Paris : Seuil, 1984, 97.
190
Dans le cas du passage cité ci-dessus, on voit aussi avec les yeux du personnage
(en l’occurrence Juliette), mais l’importance qui lui est accordée est moindre à celle qui
revient aux détails de l’image de Chauvy, vue en gros plan. L’effet se trouve renforcé
par la transparence d’une voix-off (« le bruit des voix dans la salle à boire vient par
terre ») et par la focalisation sur la main de Mme Milliquet (« [s]a main était restée sans
mouvement sur la poignée »).
Le suspens ainsi que la rupture temporelle sont mis en avant et explicités par la
narration de Les Images de Jean-Louis Baudry comme suit :
[J]e me tenais debout derrière vous, et vous avez renversé la tête. Il n’est plus
temps de reculer, mais attendre encore ; mieux éprouver cette peur qui ralentit nos
mouvements (bras levé, tendu vers vous, votre nuque) et nous redoutons un avenir
qui nous est soudain transparent430
.
Le temps fixé dans l’attente, les mouvements ralentis, ainsi que les précisions
sur l’image du bras tendu provoquent un suspens, une rupture dans le temps perçu.
Celle-ci crée d’une part un ralentissement, d’autre part, elle ouvre la voie pour la
transparence du futur. L’image du bras mise en avant entre les parenthèses sert de pivot
entre le temps actuel, perçu comme prolongé et le temps futur, perçu comme visible,
accessible dès maintenant.
Dans L’Amour du monde de C. F. Ramuz, Joël, ce colporteur d’images est
représenté sous forme de gros plan. Afin de connaître le rôle spécial de ce personnage, il
est important de faire figurer ici un commentaire de Ramuz qui correspond à une
définition de ce personnage-clé :
celui qui parle dans les cafés, colporteur d’images
qui les rend réelles, qui fait qu’il y a une vision collective
430
BAUDRY, Jean-Louis, Les Images, Paris : Seuil, coll. Tel Quel, 1963, 94.
191
et l’image devient extérieure
des paysages se plantent en travers du paysage réel
suppression du temps et de l’espace
qui est le colporteur d’images ?431
Dans le chapitre IX de ce roman, très marqué à la fois par l’idée et les techniques
du cinéma, l’image de Joël au rapproché ne fait que mettre en avant son rôle de
médiateur :
Mais à ce moment on a vu Joël s’avancer. La peau de son cou a été soulevée par
deux cordes qui s’y tendaient, parce qu’il serrait les mâchoires432
.
Noël Cordonier remarque à propos du gros plan qu’il met en jeu soit la
psychologie, soit une action ou une qualité d’un personnage, suivant les supports :
« Mais quand, au cinéma, les gros-plans permettent d’approcher la vie intérieure et la
psychologie d’un personnage, dans L’Amour du monde, ils annoncent plutôt l’action ou
alors ils cernent une qualité attendue du personnage, même si Ramuz recourt plutôt à
ces procédés pour éviter la description morale ou psychologique »433
. La description
psychologique du personnage n’étant pas de rigueur, c’est la qualité représentative et la
faculté créatrice de vision du colporteur d’images qui est mise en avant par le gros plan
cité.
Le passage brusque du regard qui se pose sur l’image de la tête ou du visage est
susceptible d’opérer une rupture non seulement temporelle, mais aussi psychologique,
notamment telle qu’on peut la découvrir dans Personnes de Jean-Louis Baudry :
Images maintenant plus précises – jambes et cheveux, mais surtout la fixité muette
du visage quand elle ne sait pas encore ce qui va se décider : rupture soudaine (ne
431
Cité par, CORDONIER, Noël, « Le poète et les objets du monde ». Dans : OC, XXVI, tome 7, 299. 432
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 88. 433
CORDONIER, Noël, op.cit., 327.
192
désirant alors que l’excès d’une nudité qui l’expose davantage) ou le glissement
vers une mort apparente (effacement du visage contre le mur)434
.
Les images actuelles se cristallisent tout d’un coup : « jambes et cheveux ».
Ensuite, le regard s’arrête plus longuement sur l’image du visage. La narration va même
jusqu’à expliciter l’effet produit par le gros plan : rupture soudaine. La double structure
caractérise non seulement l’exemple issu de La Beauté sur la terre, mais aussi celui tiré
de Personnes. Dans le premier cas, nous avions un suivi parallèle des mouvements de
Mme Milliquet et de la nièce. Cette alternance d’images finit par s’absorber en un gros
plan. Dans le cas du roman de Baudry, il s’agit d’un parallèle entre l’indication
technique relative à la rupture (« rupture soudaine » – « effacement du visage contre le
mur ») et l’explication psychologique correspondante (« ne désirant alors…. » – « ou le
glissement vers une mort apparente »).
La temporalité suspendue, la rupture psychologique ou encore la pertinence d’un
personnage au niveau de la création des images apparaissent comme des effets créés par
le gros plan. Il peut paraître que ce sous-chapitre manque d’exemples ramuziens. Or, ils
sont plutôt nombreux, mais leurs manifestations s’associent souvent à d’autres effets
cinématographiques comme cela est annoncé par notre premier exemple. La question de
la coprésence ne se pose pas seulement au sujet des différents effets
cinématographiques, mais aussi au sujet des différents plans, des différentes images. Le
gros plan nous a amené à considérer les effets de rupture, le montage alterné soulève la
question de la transition…
II.2.2. Montage alterné, montage-cut, crossing-up, fondu…les mystères de la
transition
434
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 124.
193
Ce sous-chapitre consacré aux manifestations du montage alterné nous
permettra, d’une part, de définir les particularités et les structures ramuziennes qui se
rattachent à la mise en œuvre de cette technique, d’autre part, de nous aventurer dans les
premiers rapprochements plus approfondis de la narration des romans de C.F. Ramuz et
de celle qu’on retrouve dans le Nouveau Roman.
Il semble que le montage puisse non seulement s’accompagner d’une fonction
thématique et narrative, mais aussi mettre en place un point de vue qui ne correspondrait
qu’en apparence avec le regard de la caméra. C’est le cas d’un exemple tiré de
Derborence qui souligne la coupe des plans :
Thérèse prend une brindille de mélèze, – ce soir du vingt-deux juin, vers les huit
heures et demie peut-être, pendant que Séraphin et Antoine étaient assis devant le
feu à Derborence ; ils étaient devant le feu, Séraphin et Antoine, et les étoiles se
montraient l’une après l’autre, et la lune allait se lever. Dans la grande cuisine
noire, il y a une place claire : c’est le feu, sa mère est devant ; Thérèse prend la
brindille [...] le vingt-deux juin435
.
Le montage met l’accent sur la simultanéité des plans montrés. S’agirait-il d’une
manifestation du crossing-up, tel qu’il se présente dans les romans contemporains ?
« Le roman contemporain fait très souvent usage de la mobilité de la caméra, autrement
que pour découper le récit en plans différents. Comme le cinéma, il emploie volontiers
travelling, fondu enchaîné et crossing-up. On sait ce que les Américains entendent par
cette dernière technique : lorsque deux fragments d’une même histoire se déroulent
simultanément dans des lieux différents, la caméra oscillera de l’un à l’autre »436
. Dans
ce cas-ci, il y a aussi une indication temporelle approximative : « ce soir du vingt-deux
juin, vers les huit heures et demie peut-être »437
. Plutôt que d’insister plus longuement
sur la question du temps, on constate qu’au lieu de donner l’essentiel du passage, elle
435
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 213. 436
MAGNY, Claude-Edmonde, id., 100. 437
L’éventualité de cette indication ne fait qu’accentuer le caractère subjectif de la perception du temps.
194
assure plutôt un cadre. L’accent porte sur le contraste entre les trois premiers chapitres
(liés à Derborence) et le quatrième (qui représente Thérèse dans le village), ainsi que sur
la tension entre le haut et le bas. Elle se trouve dissipée par l’image du champ
susceptible de relier les deux « réalités » : c’est l’image du ciel qui assure le lien et le
passage entre celle des femmes et celle des hommes représentés respectivement en bas
et en haut. L’idée de la fonction perpétuelle du ciel est exprimée dans le roman intitulé
Personnes de Jean-Louis Baudry comme suit :
L’image cherchée est peut-être là. Présence indiscutable et permanente, engagée
dans des variations continuelles. Le ciel438
.
Le ciel se présente dans les deux cas comme un espace qui accueille et organise
les images en jeu. Qu’il s’agisse des versions provisoires ou des prises de vue séparées
dans l’espace, il concentre et absorbe les réalités visuelles.
D’un point de vue narratif, on constate que l’image de Derborence avec les
figures d’Antoine et de Séraphin est mise en avant par la structure en croix suivante :
« Séraphin et Antoine étaient assis devant le feu à Derborence ; ils étaient devant le feu,
Séraphin et Antoine ». Il s’agit de deux variantes, du moins textuelles, de la même
image. Le retour sur l’image du début s’accompagne des présentatifs (« il y a une place
claire : c’est le feu »), censés accentuer l’absence de médiateur. En même temps, cette
scène nécessite un point de vue à partir duquel il soit vu. Les présentatifs et les
structures on+verbe de perception étant souvent interchangeables, il s’agit d’un point de
vue perceptif supposé. Cet extrait fonctionne par analogie à l’effet Koulechov qui
consiste à « rendre perceptibles des choses qui n’existent pas réellement dans l’image »
et nécessite qu’on admette que « le véritable vecteur sémiogénétique, au cinéma, ne se
situe pas au niveau du plan, mais du montage des plans »439
. Cette analogie nous semble
d’autant plus pertinente qu’elle confirme le caractère cognitif du foyer perceptif. L’effet
438
BAUDRY, Jean-Louis, id., 8. 439
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, id., 72.
195
Koulechov présuppose notamment qu’il est indispensable de passer par le biais cognitif.
Daniel Weyl définit la disjonction des images comme une source de richesse : « Tout en
requérant un spectateur actif, sollicité dans sa capacité d’inférence cognitive pour
combler un trou logique, elle ouvre en même temps la passionnante possibilité du hors
champ »440
. Quoique la proximité des deux plans dans le temps soit évidente dans
l’exemple cité, le point de vue n’« existe pas réellement », ou semble doublement
supposé. D’une part textuellement (comme on l’a montré), d’autre part dans le sens où
sa position est variable et s’actualise toujours conformément au plan en question. Par sa
position variable ainsi que par son caractère particulier, le point de vue supposé
correspondrait à ce qu’on nomme au cinéma « ocularisation zéro » : « Quand [...] on se
trouve en présence d’un plan ne renvoyant à aucun autre regard que celui de la caméra
elle-même, on parle d’“ocularisation zéro” »441
. Or, la subjectivité du point de vue ne
peut pas nous échapper. Les deux images sont, d’une part, relatées directement au
présent (celle de Thérèse et sa mère), d’autre part, – comme par un dédoublement du
point de vue du lien à la temporalité – sous forme d’analepse, de flashback (sur l’image
de Derborence). La simultanéité explicitée par l’indication de la date et de l’heure
approximative se trouve ainsi troublée et effacée par le mélange du souvenir et de la
perception actuelle.
En ce qui concerne les modalités assurées par le montage alterné, elles ne se
limitent pas à la dimension temporelle : la question de l’altérité spatiale se pose
toujours. Elle nécessite la prise en considération d’une explication cinématographique
moderne relative à cette notion. André Gaudreault et François Jost la conçoivent selon
les notions de disjonction et de contiguïté442
. On parle de contiguïté spatiale
lorsqu’« [a]u surplace inféré par l’“ici-même” de l’identité se substitue [...] le léger
440
WEYL, Daniel, Souffle et matière – La pellicule ensorcelée, Paris : L’Harmattan, 2010, 77. [en ligne]
[réf. du 25 juillet 2012] Disponible sur :
http://books.google.fr/books?id=qoJVeODSEJ0C&pg=PA77&dq=effet+koulechov+cognitif&hl=fr&sa=
X&ei=OkZcUfVxzZaFB5L4gNgJ&ved=0CDAQ6AEwAA#v=onepage&q=effet%20koulechov%20cogn
itif&f=false 441
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, id., 153. 442
GAUDREAULT, André – JOST, François, Le récit cinématographique, Paris : Armand Colin, 2005,
93.
196
déplacement du regard supposé par l’“ici” de la désignation d’un espace adjacent »443
.
Dans ces cas, le spectateur est censé percevoir deux parties de l’“ici” en jeu.
En ce qui concerne la disjonction proximale, le spectateur perçoit les deux plans
rapprochés, équivalents à un « ici » et un « là » : « Il y a disjonction proximale toutes les
fois que le spectateur peut supposer [...] une possibilité de communication visuelle ou
sonore non amplifiée [...] entre deux espaces non contigus rapprochés par le
montage »444
. Les deux espaces sont considérés comme communiquant entre eux, mais
« [l]a communication visuelle ou auditive entre deux espaces proximaux n’a cependant
pas besoin d’être actualisée pour qu’on les considère tels. Il suffit qu’on puisse inférer
cette proximité à partir des données mises à la disposition du spectateur »445
. La
disjonction distale apparaît lorsque le spectateur perçoit les deux plans comme reliant
un « ici » et un « là-bas » : « Sera effectivement considéré comme distal tout ce qui,
dans un deuxième plan, est rejeté dans un ailleurs irréductible à l’espace représenté dans
le plan précédent »446
.
Cette considération du fonctionnement du montage alterné correspond à celui de
ce passage puisqu’apparemment, et vu que les images fournies font partie du cadre, il
s’agit d’un voisinage par le temps et le lieu. En revanche, du point de vue des
personnages, il est impossible de percevoir ces images, d’où la nécessité d’introduire le
point de vue en question qui assure et accentue le lien entre le cadre « réel » et celui
perçu par les personnages et par le on, à leurs manières. Du point de vue des
personnages, il s’agit d’une disjonction distale, tandis que conformément à l’image
globale du cadre et pour la perspective introduite, proximale.
Au sein du montage parallèle, on peut également rendre compte de l’unité du
montage, notamment avec un recours à la perception auditive. L’emboîtement de
plusieurs manifestations du même effet cinématographique est aussi en jeu :
443
Ibid. 444
Id., 95. 445
Ibid. 446
Id., 96.
197
- Oui, disait Milliquet, voilà où j’en suis. Je n’ai même pas osé donner mon
nom….
Debout à côté de la table (grand, lourd, son pantalon qui tenait mal, sa barbe rare ;
sa moustache jaunâtre) ; alors, là-bas, derrière le jeu de quilles, sous le ciel qui se
nettoyait de plus en plus, mais ici, on est sous les lampes, tout à coup, l’accordéon
avait commencé à jouer.
C’était pendant que Rouge, ayant lu, rendait le papier à Milliquet, et il disait :
- Qu’est-ce que ça peut te faire, voyons ? […]
C’était sous les lampes électriques, pendant que Rouge reprenait :
- Tu ne changeras rien à la tienne, qu’est-ce que tu veux ? […]
Là-haut, elle avait levé la tête […] Là, les petites notes de l’accordéon étaient
venues. […] Elle, elle avait mis ses pieds nus dans ses mains, le cou tendu, toute
penchée en avant. […]
- Tu ne sais pas t’arranger. Laisse seulement crier ta femme….
Elle avait été jusqu’à la porte. Elle écoute […].
- Ce n’est pas ta femme qui compte […]….
Elle va à sa grosse valise de cuir […].
- Laisse-lui la liberté, disait-on dans la salle à boire. Qu’est-ce que tu veux la faire
travailler ?
Pendant que l’accordéon vient rôder un moment autour des deux hommes […] :
- C’est comme des ailes de papillon […].
Mais la porte de la maison s’était refermée. Elle, elle est maintenant de l’autre côté
de la porte […]447
.
Pareillement au lien assuré par l’image du ciel qui présuppose une perception
visuelle, les deux réalités, celle de la salle à boire et celle du personnage féminin sont
aussi reliées dans cette scène. Ce sont les notes de l’accordéon et la perception auditive
qui s’y rattache du côté des deux plans qui apparaît comme un élément structurant la
scène et le montage des deux plans en jeu. Il s’agit, d’une part, d’une scène de dialogue
entre Milliquet et Rouge dans la salle à boire, d’autre part du personnage féminin, elle,
quittant sa chambre. Ce sont les paroles et les mouvements qui structurent ces deux
447
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 120-125.
198
plans. Quoique l’accent soit mis sur la simultanéité du son émis par l’accordéon et du
dialogue, le vrai lien entre les plans de ce montage se montre dans les deux
manifestations du montage : « Debout à côté de la table (grand, lourd, son pantalon qui
tenait mal, sa barbe rare ; sa moustache jaunâtre) ; alors, là-bas, derrière le jeu de
quilles, sous le ciel qui se nettoyait de plus en plus, mais ici, on est sous les lampes, tout
à coup, l’accordéon avait commencé à jouer ». Au sein de ce passage, plusieurs
indications se réfèrent au plan de la salle à boire : « Debout à côté de la table (grand,
lourd, son pantalon qui tenait mal, sa barbe rare ; sa moustache jaunâtre) » ; « derrière le
jeu de quilles » ; « mais ici, on est sous les lampes ». Les traces relatives à l’espace
inanimé, reliant les plans du montage qui alternent avec celles de la salle sont les
suivantes : « alors, là-bas » ; « sous le ciel qui se nettoyait de plus en plus », « tout à
coup, l’accordéon avait commencé à jouer ». Outre ce montage alterné dans le montage
alterné, on peut même y retrouver les traces d’une focalisation, d’un jeu sur les échelles
du plan qui s’emboîte dans ce passage de montages similaires. Il se pose dans un dernier
mouvement, notamment dans un gros plan sur le visage : « grand, lourd, son pantalon
qui tenait mal, sa barbe rare ; sa moustache jaunâtre ». La complexité de ce passage se
trouve atténuée par le lien créé par la perception auditive qui – comme c’est le cas de la
disjonction proximale avec la communication visuelle – présuppose la possibilité de
communication auditive.
L’ambiguité en tant que telle n’est pas du tout étrangère à la poétique
ramuzienne et surgit aussi dans la mise en œuvre de plusieurs effets
cinématographiques. Gérald Froidevaux souligne à propos de L’Amour du monde que
Ramuz « est un des premiers romanciers français à tirer un profit littéraire de techniques
cinématographiques telles que le fondu enchaîné et le montage parallèle. [...] Le roman
reflète l’ambiguité de Ramuz face à la modernité »448
. Avant de considérer ce roman
448
FROIDEVAUX, Gérald, op.cit. (2000), 54. Jacqueline SESSA soutient que Ramuz devance son
époque dans l’emploi des techniques de narration : « Dos Passos est souvent considéré comme un
précurseur en ce qui concerne l’influence du cinéma sur la poétique romanesque. Or je voudrais
démontrer que Charles-Ferdinand Ramuz l’avait précédé dans l’emploi des techniques de narration
empruntées à cet art et que, ce qui est encore plus remarquable, il l’inclut dans un ensemble
199
délibérément cinématographique, il est indispensable de s’arrêter sur un exemple issu de
La Grande Peur dans la montagne qui puise dans les possibilités offertes par le
montage-cut. Quel est l’effet produit par cette technique par rapport au montage alterné
explicité ? Bernard Sève rappelle que « [l]e cinéma, avec les techniques du montage-cut
ou du crossing-up, essaie d’obtenir des effets polyphoniques dans la structure même du
récit [...]. De nombreux écrivains ont également essayé de ruser avec l’impossibilité de
superposition des discours ou des événements, cherchant des solutions du côté du va-et-
vient, du tressage des histoires, pour amener l’esprit du lecteur à conserver en attente
l’histoire suspendue [...] »449
. Le roman de Charles Ferdinand Ramuz met en place un
jeu de points de vue, censé embrasser l’ensemble des images possibles, des plans sans
qu’il soit nécessaire d’insister sur la présence ou l’intervention du narrateur :
On donne des coups de marteau, quelqu’un scie du bois.
C’était le soir, [...] il ne s’était encore présenté personne, sauf Clou, comme on
vient de voir ; – alors ils se tenaient là-haut, les deux, une fois de plus, sous la haie.
[...] La montagne était devenue toute grise [...]. On a entendu claquer des fouets ;
on a vu les vaches venir boire à la fontaine ; elles faisaient des taches sombres [...].
On a parlé encore dans le village ; – et Clou venait de s’en aller [...] ; – c’est alors
que Victorine a regardé encore Joseph450
.
Dans cette scène, on assiste à l’alternance de deux espaces, un « ici » et un « là-
bas ». Elle représente en même temps la solution de l’énigme résultant de l’ambiguité
référentielle des pronoms qui règne sur plusieurs pages précédantes ce montage. Les
deux plans en jeu sont les suivants : l’espace où se tient Clou et celui où se tiennent
Joseph et Victorine. En ce qui concerne les points de vue, un on assure l’accès à l’image
d’en bas, celle de Clou. Victorine intervient comme foyer perceptif au sein de l’image
d’en haut, sous la haie, le « refuge » habituel des amoureux. Les deux plans disjoints
communicationnel, au sens plus large du terme, un faisceau de forces extérieures qui viennent menacer le
lieu anonyme où il situe son roman […] ». (SESSA, Jacqueline, op.cit., 81). 449
SÈVE, Bernard, L’altération musicale ou Ce que la musique apprend au philosophe, Paris : Seuil,
2002, 296. 450
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 166.
200
dans l’espace sont reliés par une continuité perceptive assurée par le on qui a entendu
claquer des fouets et qui a vu les vaches venir boire, qui embrasse par son regard toute
la montagne. Le plan d’ensemble est présenté par le foyer perceptif dominant qui entend
claquer, parler et s’éloigne même des scènes du village pour rendre palpable et
accessible l’image du village telle qu’elle se présente à partir de sa position d’en haut :
« elles faisaient des taches sombres », voit-il. Les sauts entre la vue d’ensemble et les
deux plans du montage alterné proprement dit ou entre l’image d’en haut et celle d’en
bas sont marqués par l’association du point-virgule et du tiret (« ; – »). Vincent
Verselle souligne ce trait stylistique à propos du Règne de l’esprit malin :
Et l’étude des variations éditoriales confirme qu’il y a là en effet un véritable souci
stylistique, puisque Ramuz poursuit son travail d’“élimination” des “signes de
rapport” que sont les conjonctions, de même qu’il accentue les progressions
paratactiques par simple juxtaposition en “durcissant” la ponctuation, fragmentant
ainsi le rythme périodique d’une phrase complexe en imposant l’arrêt prolongé
d’un point-virgule, voire dissociant ses membres en de nouvelles unités
phrastiques, au moyen d’un point451
.
Dans l’extrait cité, au fur et à mesure que la narration avance, l’absence des
indicateurs temporels ou de commentaires devient de plus en plus palpable. Dans ce
sens, il rejoint l’emploi moderne du crossing-up, tel qu’il est définit par Claude-
Edmonde Magny :
Dans l’emploi moderne du crossing-up par le roman, le progrès capital est la
suppression de ce petit nombre de phrases d’apparence anodine “Pendant ce
temps…” qui, dans le roman du XVIIIe ou XIX
e siècle (Lesage ou Dumas père)
venait nous rappeler la présence de cet être entre tous importun : le narrateur. De
même, l’innovation essentielle réalisée par le fondu est de rendre insensible le
déplacement de la caméra : il permet ainsi de passer d’une scène à une autre sans
que soit rompue l’illusion et l’objectivité452
.
451
VERSELLE, Vincent, « Le diable dans les détails du texte ». Dans : OC, XXII, tome 5, 27-28. 452
MAGNY, Claude-Edmonde, id., 102.
201
Les sauts marqués typographiquement ne sont pas les seules manifestations des
scènes présupposant la transition de l’image. La question des limites se pose aussi
lorsqu’on assiste au passage d’un point de vue à l’autre. Ce phénomène se présente –
entre autres – sous forme de suite discontinue de deux, voire trois perspectives
différentes surgissant dans le contexte de quelques lignes consécutives :
Ils s’étaient donné rendez-vous, les deux. Ils avaient monté encore une fois, les
deux, le sentier qui est en arrière du village, pendant que Clou parlait avec le
Président. Ils avaient monté le sentier, ils avaient tourné avec le sentier. [...] Il y
avait là un trou dans la haie ; lui s’y engageait le premier, puis il se retournait pour
tendre la main à Victorine. [...] Elle venait toute pliée aussi, faisant paraître d’abord
sa tête ; elle venait encore, puis est ressortie dans le jour et a tendu vers lui sa
figure brune [...].
- Ce sera comme vous voudrez, disait Clou... Moi, j’ai le temps [...] ...
Ils avaient le coucher de soleil derrière eux, derrière eux, ils avaient la haie. En
avant d’eux, étaient les prés en pente au bas desquels il semblait que le village
s’était laissé glisser [...].
A travers la couleur de ces fumées, on voyait la couleur des ardoises, la couleur du
bois ; on voyait les ardoises grises. On voyait ces murs faits en vieilles poutres [...].
On voyait que les toits se tenaient là [...] ; – et Clou disait que ça ne pressait pas ; –
on voyait aussi, derrière leurs barrières, les jardins [...].
Victorine et Joseph étaient derrière la haie, ils s’y trouvaient à l’abri des regards453
.
Si on suit les indices de ce passage, on se rend compte qu’il s’agit d’un cas
spécifique du montage. Au début, il se manifeste par la présence de « pendant que ». La
scène qui entrecoupe l’image du début réapparaît par un accès direct aux paroles du
personnage : « Ce sera comme vous voudrez, disait Clou... Moi, j’ai le temps [...] ... »
L’absence d’indices spéciaux présuppose dans ce cas-ci qu’on ait communément admis
ce passage comme représentatif du montage alterné. L’image du couple se trouve
entrecoupée par les paroles du personnage se trouvant dans un autre « plan ». Ensuite,
453
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 164-165.
202
nous avons accès à l’image vue par ce même couple : « En avant d’eux, étaient les prés
en pente au bas desquels il semblait que le village s’était laissé glisser [...] ». Avec le
changement de plan se pose la question des limites de la perception naturelle.
L’alternance des deux plans est troublée par l’intervention d’un point de vue anonyme
dont la position ne correspond ni à celle du couple, ni à celle du personnage se trouvant
dans l’autre plan : « A travers la couleur de ces fumées, on voyait la couleur des
ardoises, la couleur du bois ; on voyait les ardoises grises. On voyait ces murs faits en
vieilles poutres [...]. On voyait que les toits se tenaient là [...] ». Les paroles associées au
plan numéro deux apparaissent sous forme de discours indirect et s’imbriquent dans la
description des mouvements de ce regard anonyme : « et Clou disait que ça ne pressait
pas ». Dans ce cas-ci, la scène numéro un est représentée par des images relatives,
tandis que la scène numéro deux l’est à travers le discours. Afin de constituer
l’ensemble, donc le montage alterné, il est nécessaire de mobiliser parallèlement les
deux versants de la langue, d’où une manifestation parfaite de la « langue-image ».
Paradoxalement, personne n’est censé voir le couple de Victorine et de Joseph car « ils
s’y trouvaient à l’abri des regards ». Malgré ce commentaire relatif à l’impossibilité de
voir et la discontinuité observée dans le traitement des points de vue, la continuité
apparaît quand même dans le caractère indéfini du regard qui permet de parler d’un
regard multiple. De l’impersonnel (« il semblait que ») qui fait glisser le point de vue
vers le bas, à travers le passage par un point de vue anonyme haut placé (« on voyait les
ardoises »), jusqu’aux « regards » en général, on assiste du moins à une duplicité, sinon
à une multiplicité du regard.
Une analogie peut être établie avec un extrait de La Modification de Michel Butor
où les points de vue se créent dans un wagon et semblent tous s’inscrire dans la création
de l’image extérieure à cet espace serré :
Au-delà de la fenêtre, entre la jeune femme et l’ecclésiastique, se succèdent des
pylônes de haute tension le long d’une route où roule un énorme camion […].
203
L’homme qui est en face de vous le voit peut-être maintenant de l’autre côté du
corridor où se succèdent pour vos yeux d’autres pylônes de haute tension […]454
.
La particularité de cet extrait réside dans la fonction des points de vue. D’abord,
on voit les pylônes d’un point de vue qui passe de la jeune femme à l’ecclésiastique. Ce
point de vue se rattache en ce début à une généralité, sans spécification du foyer
perceptif. Parmi les preuves, il n’est pas inutile de mentionner l’omission des structures
qui renverraient au sujet de la perception ou au processus de la perception même (voir
« se succèdent » et « roule un énorme camion »). Ensuite, le point de vue de « l’homme
qui est en face de vous » est mis au premier plan, mais – avec l’intercalation de « peut-
être » –, il s’entremêle également avec celui du narrateur-énonciateur. Grâce à la
coïncidence du moment de la perception (« peut-être maintenant »), le point de vue du
narrateur et celui de l’homme d’en face forment une unité. Il est intéressant d’observer
d’une part l’intégration des points de vue des autres dans la création du point de vue du
narrateur. D’autre part, il devient nécessaire d’avoir recours au point de vue d’en face
afin de pouvoir constituer l’image complète qui se dresse à l’extérieur du wagon et qui
est censée se constituer uniquement par un travail commun des points de vue mis en jeu.
Par la reprise de « se succèdent des pylônes de haute tension » dans la dernière phrase,
cette image se rattache explicitement au point de vue du narrateur qui régit et rassemble
les autres points de vue supposés dans cette même scène.
La confusion du point de vue du narrateur avec celui du personnage figurait
parmi les reproches contre la langue ramuzienne. Ce phénomène peut apparaître en
même temps comme une figure du montage alterné, mettant en jeu deux plans d’un
même « ici » :
Romain remontait, mais pas vite. [...] Il sort d’abord seulement la tête de derrière le
bord de l’étage, et, de dessous l’aile de son chapeau, il regarde ; il voit qu’il n’y a
personne devant le chalet, personne aux alentours.
454
BUTOR, Michel, La Modification, Paris : Minuit, 1957, 42.
204
La tête du mulet sort à la suite de la sienne, lui sort tout entier : toujours personne,
ni sur la porte du chalet grande ouverte, ni plus en avant de la porte, ni nulle part
dans le pâturage455
.
Le passage débute sur la description des mouvements de Romain, le foyer
perceptif, et continue par celle de l’image vue par ce même personnage. Ensuite, nous
avons une prise de vue sur l’image suivant son apparition, la tête du mulet, pour revenir
ensuite sur l’image initiale, celle de Romain. La transition entre le point de vue
perceptif et celui du personnage ne s’effectue que par un simple double-point et révèle
la continuité perceptive et du personnage et du narrateur : « toujours personne, ni sur la
porte du chalet grande ouverte, ni plus en avant de la porte, ni nulle part dans le
pâturage ». La conjonction des points de vue, l’un supposé comme percevant toute la
scène, l’autre dominant (Romain) s’accompagne de la disjonction proximale des plans.
Une autre manifestation de ce phénomène se laisse observer dans un extrait de
Recherche de la vérité :
[A]lors toute sa figure montrée qui rit, qui brille par ses dents, qui laisse voir les
lèvres humides, qui s’est avancée, qui se retire, qui va de nouveau de côté – et puis
il faut, il faut quand même – en même temps que devant lui les choses s’étaient
montrées de nouveau, le clocher était debout de nouveau, le village avait reparu –
alors voilà qu’elle lui a tendu les mains456
.
Les modalités de la prise en charge textuelle du montage alterné se transforment
au fur et à mesure que la description avance. Au début, c’est la figure qui est montrée,
présupposant un support. Après les mouvements décrits par cette figure, une
interjection, une réflexion suspend l’image : « et puis il faut, il faut quand même ». La
suite se présente conformément à un montage parallèle. Par contre, il s’agit toujours du
même personnage avec une transformation de la distance prise par rapport au transfert
d’images : la narration décrit ce que le personnage voit. Nous pouvons constater qu’il
455
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 295. 456
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité. Dans : La Nouvelle Revue Française, no 575,
octobre 2005, 89.
205
s’agit d’un montage alterné à la surface, mais à la conscience associée à la réflexion, la
présence des images en question est censée apparaître suivant un montage parallèle,
dans le temps. Il ne s’agirait alors pas d’une alternance de plusieurs séquences, mais
plutôt d’une projection parallèle par la conscience. Comme textuellement, il est
impossible de reproduire parfaitement cette sensation, la narration a recours à la mise en
œuvre du montage alterné. Notre réflexion rejoint ici le commentaire de Stéphane
Petermann à propos de la recherche de vérité par l’écriture ramuzienne : « Creusant
cette recherche par le biais de l’écriture, il confie à ses personnages le soin de dire ses
propres élans et ses angoisses, dont on voit avec Reymondin qu’elles sont liées
notamment à l’exercice de l’imagination, au pouvoir de transfiguration propre à la
conscience qui ordonne son monde autour d’elle »457
.
La volonté d’assurer une représentation élargie est présente dans les romans de
Ramuz. Le passage suivant issu de Présence de la mort véhicule un montage alterné
spécifique. La représentation des images se fait à un double niveau et l’accès aux
réalités perçues est assuré par plusieurs instances perceptives et cognitives :
Ils regardaient maintenant passer les dragons sur leurs gros chevaux par escouades
[...] ; ou bien, sur des camions automobiles, c’étaient des fantassins debout [...].
Alors des applaudissements, les hommes levant leurs chapeaux, les femmes faisant
des signes avec la main, – parmi le grondement sourd des larges bandages armés,
les larges bandages de caoutchouc et de cuir dont on voyait briller les clous. [...]
Les têtes casquées et les épaules ont été vues encore une fois contre la fontaine
adossée au bas côté de l’église, avec ses géraniums écarlates et la colonne qui la
surmonte ; – elles sortirent brusquement de l’ombre, entrant dans l’immense puits
de lumière que l’œil remonte, essaie de remonter du moins jusque vers son
ouverture de là-haut et ne peut pas... Parce qu’il y a 43° aujourd’hui [...], alors plus
que jamais, c’est tous les chemins qui descendent au lac, la troupe sans fin des
baigneurs. [...] On entend le bruit qu’ils font, on voit monter une gerbe d’eau, on
voit des cercles s’y former. [...] C’est le lac [...] : alors on voit les diverses espèces
d’algues avoir énormément grandi [...]. Dans les débuts, on l’avait vue se retirer
457
PETERMANN, Stéphane, « L’homme à la recherche de lui-même ». Dans : OC, XXV, tome 7, 15.
206
rapidement, cette eau, on l’avait vue faire route en arrière [...], – et ça avait été le
début. Puis on avait vu que les eaux remontaient [...]458
.
Dans ce passage, nous pouvons délimiter le point de vue collectif des habitants,
encadré par les structures on + verbe de perception, telles « [i]ls regardaient » et « on
voyait ». Entre ces traces de la perspective collective, nous n’avons apparemment que la
simple présentation des images cinématographiques : le présentatif et le style nominal
sont là pour en rendre compte. D’autre part, un changement momentané du foyer
perceptif intervient aussi : celui-ci se démarque du foyer perceptif collectif du début de
la scène. La construction passive (« Les têtes casquées et les épaules ont été vues ») met
en avant l’acte de perception visuelle et ne fait que sous-entendre le sujet de la
perception. C’est d’autant plus intéressant que cette technique non seulement permet,
mais confirme la pertinence d’une projection alternée. D’une part, il y a les images vues
par la collectivité sur l’écran, d’autre part celle de la collectivité même : « Alors des
applaudissements, les hommes levant leurs chapeaux, les femmes faisant des signes
avec la main », « Les têtes casquées et les épaules ont été vues encore une fois contre la
fontaine adossée au bas côté de l’église ». La description de l’œil relie les deux
perspectives de la scène : celle de la collectivité et celle du point de vue qui correspond
à l’œil anonyme : « l’œil remonte, essaie de remonter du moins jusque vers son
ouverture de là-haut et ne peut pas... ». A la fin, c’est soit la collectivité, soit la
communauté des pêcheurs, voire des deux qui reprennent le statut de foyer perceptif.
L’association du montage alterné et d’un narrateur « opportuniste » qui apparaît
sous forme de on n’est pas rare dans les romans de C.F. Ramuz. Un lien de parenté peut
être établi avec le jeu de devinette relatif aux points de vue, tel qu’il apparaît dans
Degrés de Michel Butor :
Ton frère aîné, dans l’amphithéâtre, tous rideaux fermés, regardait dans l’obscurité
M. Hubert démontrer l’existence d’un foyer pour les miroirs sphériques […].
458
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 56-57.
207
J’interroge Jean-Pierre Cormier […] sur la Renaissance. […]
« Je suis obligé de vous mettre un zéro. Rasseyez-vous. »
C’était mardi et, à l’heure suivante, dans l’amphithéâtre, au troisième et dernier
étage (par la fenêtre, on voyait le soleil déjà baisser, et les toits de zinc se
marquaient çà et là d’éclatantes taches jaunes, et les nuages passaient plus rapides
au-dessus des cheminées ; le visage et la blouse de M. Hubert étaient comme
dessinés d’un côté par la raie lumineuse ; il déposait des poids sur un petit plateau
suspendu à un ressort cylindrique muni d’un index qui se déplaçait le long d’une
règle verticale graduée), Alain Mouron, las de sa journée, […] a commencé à
noircir, sur son livre ouvert, un détail de la première illustration du chapitre […]459
.
Il s’agit de la scène où Pierre Vernier, le narrateur actuel du récit, interroge
Hutter sur Léonard de Vinci. L’identité du je apparaissant tout au long du texte se
modifie au fur et à mesure, mais sa fonction de source énonciative est conservée.
Pareillement à ce phénomène, la fonction de source perceptive assurée par on reste aussi
un élément structurant les récits de C.F. Ramuz. Le je chez Michel Butor s’adapte à la
source énonciative actuelle, tandis que le on chez C.F. Ramuz à la perception actuelle.
Quels seraient les points de vue en jeu dans ce passage-ci ? Afin de répondre à cette
question, il est d’abord important de délimiter les plans de cette scène. Il s’agit d’une
part d’une image de la classe de M. Hubert, d’autre part de celle du narrateur, faisant
passer son interrogation sur la Renaissance. Le point de vue en jeu serait alors celui du
narrateur. Or, – à l’image du « je opportuniste » – il en est de même du point de vue. La
partie qui figure entre parenthèses a notamment recours à un point de vue postiche, situé
dans l’autre plan (la classe de M. Hubert). Le on de « on voyait » peut correspondre au
même titre aux personnages suivants : « ton frère aîné », Alain Mouron, les deux,
quelqu’un d’autre ou plusieurs autres élèves de la classe de M. Hubert. Ce qui importe
ici à la narration, c’est de faire intervenir un point de vue qui s’emboîte avec celui du
narrateur. On voit une volonté de ne pas réduire la saisie au travail d’un point de vue
exclusif, mais d’élargir l’image de la réalité qui est en parfaite corrélation avec la
volonté du narrateur, censé donner à son neveu une « représentation cohérente du
459
BUTOR, Michel, Degrés, Paris : Gallimard, 1960, coll. L’Imaginaire, 33-36.
208
monde qui l’entoure »460
. La multiplication des points de vue ou l’accès assuré à
plusieurs réalités, à plusieurs plans ou des images possibles dans les textes des C. F.
Ramuz s’inscrit dans le même ordre d’idée : donner une représentation aussi complète
que possible de ce qui peut être perçu.
Toujours dans Présence de la mort, le montage parallèle dans le temps peut
affecter les bruits aussi. Le montage des sons est introduit par le style nominal :
Ils vont monter la garde chacun son tour, ou bien ils tenaient des réunions et
faisaient des discours à la Maison d’Ecole. Ce matin, Panchaud Edouard, en a tenu
un, lui aussi [...]. Discours de Panchaud. Pendant ce temps, des coups de fusil.
Pendant ce temps aussi, sonnerie de la cloche de l’école [...]461
.
La mise en œuvre du montage alterné peut aussi apparaître dans les passages qui
ont recours en même temps à la suppression et à la création de foyers perceptifs. Par la
technique de la suppression, la narration accentue la primauté des images par rapport
aux perspectives en jeu, mais – toujours dans Présence de la mort –, nous assistons en
même temps à la mise en place d’un foyer perceptif qui donne accès aux plans opérés :
Et Firmin noua donc la corde ; à la suite de quoi, ayant repris sa boule de toile, il
contourna l’angle du chalet. [...] Et alors tout à coup, un cri ; tout à coup, derrière le
chalet, le cri par le moyen duquel on fait rentrer le soir le troupeau, on le fait sortir
le matin, que les bêtes comprennent, auquel elles obéissent : hô ! ... et encore hô !
hô ! …déjà une première bête avait paru [...]. Et hô ! hô ! ça venait parmi le
tintement des sonnailles au-dessus du pâturage où il y avait ces taches de couleur
qui s’espaçaient en s’éloignant : – si on avait été plus près, peut-être qu’on aurait
entendu comment à présent des mains derrière la porte tiraient sur la porte et
comment la porte était secouée, mais la corde tenait bon. [...] Il y avait, à gauche de
la porte du chalet, une ouverture carrée par laquelle on pouvait tout juste passer la
460
SULLIVAN, Françoise Dupuis, Qui parle dans Degrés. Dans : The French Review, vol. 64., no 6, may
1991, 956. [en ligne] [réf. du 7 février 2012] Disponible sur :
http://www.jstor.org/discover/10.2307/396089?uid=3738216&uid=2&uid=4&sid=21101647510201 461
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 113-114.
209
tête et les épaules ; elle faisait cible. Ils n’eurent qu’à laisser la première tête s’y
montrer.
On a vu paraître au-dessus de chaque quartier de roc, une petite boule bleue qui a
été violemment projetée ; tout aussitôt, la tête s’est mise à pendre dans le cadre de
la fenêtre [...]. Et tout l’air dérangé s’est d’abord porté en avant, il a été heurter la
paroi des rochers ; [...] la tête là-bas, ne bougeait plus, les bras à leur tour devinrent
immobiles…462
Cet extrait opère trois plans : la scène de la venue de Firmin, celle du troupeau et
celle du chalet. Comme convenu, certains hommes montent vers un chalet, armés de
leurs carabines. Firmin, le plus jeune, noue la corde à la porte du chalet (« Une sorte de
gros paquet en forme de boule et recouvert de toile grise [...] ; un bout de corde pendait
à sa ceinture »463
). Les hommes du chalet sont exclus en tant que foyer perceptif : « Et,
à bien écouter, on aurait entendu déjà cette espèce de grosse toux qui venait de là où
sont les glaciers (qu’on ne voyait pas bien, à cause des premières pentes, mais on aurait
pu les entendre), mais ceux du chalet n’avaient rien vu, ils n’entendirent pas »464
. Les
bruits entendus sont aussi présentés comme détachés de tout foyer perceptif : « Et alors
tout à coup, un cri », « hô ! ... et encore hô ! hô ! » ; « Et hô ! hô ! ça venait ». La suite
de la narration confirme que le personnage jeune, Firmin ne peut non plus être associé à
ces bruits car il s’avère que le foyer perceptif en jeu se trouve loin du chalet, par
conséquent, il est censé entendre les cris : « si on avait été plus près, peut-être qu’on
aurait entendu comment à présent des mains derrière la porte tiraient sur la porte et
comment la porte était secouée, mais la corde tenait bon ». En ce qui concerne la
continuité perceptive visuelle, le même foyer perceptif, étant éloigné du chalet, voit des
« taches de couleur ». Ensuite, nous avons une vue alternée sur l’image du chalet et
celle qui est vue du chalet. On voit une tête apparaître dans la fenêtre du chalet : « Ils
n’eurent qu’à laisser la première tête s’y montrer ». Ensuite, le regard rapporte ce qui
peut être vu sur les rocs : « une petite boule bleue qui a été violemment projetée », ne
462
Id., 145-147. 463
Id., 144. 464
Id., 143.
210
serait-ce que l’équivalent des « taches de couleur ». La continuité perceptive, que ce soit
la perception auditive ou visuelle, est assurée par un foyer perceptif dont la position est
incertaine et dont l’identité reste voilée tout au long du texte, mais qui relate
l’alternance des images sonores ou muettes, suivant les plans.
Quoique la question de la transition soit problématique lorsqu’il est question de
montage alterné, nous constatons qu’il s’agit – pour les romans de C. F. Ramuz –
d’assurer et d’expliciter la transition. Que ce soit par des images-lien (comme le ciel) ou
des sons (comme l’accordéon), des montages similaires (voir souvenir et perception
actuelle), des solutions de l’ambiguité référentielle, par un regard anonyme ou par une
perspective collective, conserver l’unité, la cohérence de l’image devient crucial. La
possibilité de communication entre les différents plans ou la suppression d’un point de
vue accompagnée de la création d’une autre perspective servent le même objectif. La
représentation cohérente du monde semble faire partie intégrante de l’esthétique
ramuzienne, malgré les difficultés de transition éprouvées par l’auteur. La présence et
l’absence de transition étant toujours en jeu dans les passages de surimpression, nous
verrons dans le sous-chapitre suivant l’effet de vécu que ces phénomènes créent dans les
romans du Vaudois.
III.2.3. Surimpression, perceptions et projections parallèles vécues
À l’encontre du montage alterné, les images ne sont pas toujours reliées les unes
aux autres par des liens spéciaux. Elles peuvent tout aussi bien apparaître comme
s’effaçant au fur et à mesure pour céder la place à une autre prise de vue. La présence,
mais également l’absence des effets de transition ou de structures spéciales mettent en
jeu les limites entre perception actuelle et passée, perception réelle et imaginée ou
211
possible. À propos de L’Amour du monde, Jacqueline Sessa rappelle que « gros plans,
travellings, champs-contre champs, fondus au noir parsèment le texte et servent l’effet
de transposition »465
. Bien qu’il s’agisse d’un roman qui abonde en effets de
transposition, il est important de signaler que l’absence de ces effets peut apparaître
aussi problématique, et pas exclusivement dans le roman nommé.
Malgré les bouleversements vécus par les habitants dans L’Amour du monde, les
mouvements et les perceptions de certains personnages peuvent être représentés selon
une parfaite structuration. Les différentes étapes du mouvement sont aptes à servir le
figement d’une perception actuelle :
Une porte qu’on ferme, des pas sur le trottoir, un bout de conversation entre deux
femmes devant une boutique.
Elle sort une jambe hors du lit, l’autre jambe.
On parle encore tout tranquillement dans la rue, et on passe ; ses deux jambes se
sont mises à pendre.
Un tonneau vide qu’on fait rouler sur le pavé, ses pieds qui se posent sur le carreau.
Quelqu’un fait marcher un phonographe.
La porte de sa chambre qu’elle referme tout doucement a fait taire le
phonographe…466
Mme Emery, la patronne de la blanchisserie envoie Suzanne se reposer dans sa
chambre d’en haut. Suzanne, curieuse de savoir ce qui se passe à l’extérieur, va quitter
sa chambre. On peut observer les différentes étapes de son déplacement. D’abord, c’est
les bruits supposés perçus par Suzanne qui sont relatés, ensuite, nous avons une
focalisation sur le personnage même. Cet emboîtement de perceptions est résumé dans
une sorte de synthèse qui rappelle à la fois l’image de l’extérieur et de l’intérieur : « On
parle encore tout tranquillement dans la rue, et on passe ; ses deux jambes se sont mises
à pendre ». Dans la suite, l’extérieur et l’intérieur alternent, suivi d’une phrase servant
de synthèse. On accentue la frontière entre intérieur et extérieur pour les condenser
465
SESSA, Jacqueline, art.cit., 86. 466
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 57.
212
ensuite dans un dernier mouvement. Le style nominal (qui sert souvent à reproduire des
effets sonores) inscrit ce passage dans l’idée du scénique, dans un style proche du
compte rendu. Par sa constellation avec le temps du présent ainsi qu’avec les
occurrences de on et de quelqu’un, nous assistons à un figement dans une perception
vive, actuelle. Comme le rappelle Alain Robbe-Grillet, « une imagination, si elle est
assez vive, est toujours au présent »467
. Ce n’est pas par hasard si Henri Rohrer parle
déjà en 1925 du rôle du présent que Noël Cordonier qualifie de phénoménologie du
présent468
: « Pour Ramuz, le présent signifie toujours la chose qui s’empare de notre
âme avec le plus d’évidence »469
. À l’image de la formule robbe-grilletienne, on
pourrait dire qu’une perception à la limite de l’imagination, si elle est assez vive, est
toujours au présent. Il n’est pas nécessaire d’accentuer l’extériorité du perçu par rapport
à celui (en l’occurrence celle) qui perçoit. L’absence du verbe, cet effet de style défini à
la fois impressionniste et cinématographique, est commentée par Ramuz en 1901
comme suit :
Tout m’apparaît comme discontinu. […] D’abord, difficulté de transitions, le plus
souvent supprimées ; d’ailleurs ici, le mal n’est pas grand. Mais les phrases […] ne
sont guère coordonnées […]. Ensuite, le verbe est très souvent absent.
L’impression, l’état seul subsiste, donc l’immobilité ; le verbe marquant l’action,
n’est pas nécessaire ; il tue même la vivacité de l’impression en rendant en quelque
sorte les choses agissantes, en leur donnant une vie extérieure, même une volonté
propre en dehors de la brève seconde de la vision en les prolongeant dans le passé
et dans le futur. La syntaxe se ressent de l’absence du verbe ; elle flotte,
kaléidoscope de mots et de métaphores, réunis par hasard pour un instant470
.
Comme nous avons eu l’occasion de le voir dans le sous-chapitre précédent, la
transition ne cause aucun problème pour la narration ramuzienne, notamment en ce qui
467
ROBBE-GRILLET, Alain, L’Année dernière à Marienbad, op.cit.,15. 468
CORDONIER, Noël, id., 305. 469
Cité par Noël Cordonier, ibid. (Voir aussi ROHRER, Henri, « Sur L’Amour du monde par C. F.
Ramuz ». Le Peuple (Paris), 13 septembre 1925.) 470
RAMUZ, Charles Ferdinand, Journal, notes et brouillons, Genève : Slatkine, vo1. 1., 171. (note du 8
mai 1901).
213
concerne la mise en œuvre du montage alterné. Tout au plus y a-t-il une tendance à
assurer la cohérence, la logique interne. Ce qui donne l’essence de l’exemple cité, ce
sont les éléments suivants : l’absence de la transition, celle du prolongement dans le
temps, ainsi que la question de l’extériorisation. De plus, il se montre tout aussi
cohérent au niveau de sa logique que ceux qui illustrent le montage alterné. Il s’agit
notamment d’une suite d’instants, montrée d’abord dans leur extrême vivacité qui
s’extériorise au fur et à mesure. Les phrases contenant des signes typographiques
comme le point-virgule et les points de suspension servent de synthèse aux perceptions
évoquées et effacent dans un mouvement les frontières entre la conscience du
personnage et le perçu, entre l’intérieur et l’extérieur. La logique de mouvement-
perception se manifeste clairement : parallèlement aux mouvements préparant la sortie
du personnage, l’impression perçue perd aussi son intimité pour effacer les limites entre
une perception possible et imaginaire. L’accent mis sur la vie intérieure, le vécu
personnel et l’instant en question glissent vers le monde extérieur. Toutefois, les
passages entre intérieur et extérieur sont signalés par l’intrusion du passé composé. La
première occurrence du passé (« ses deux jambes se sont mises à pendre ») montre une
focalisation sur la sortie du personnage dont l’image alterne avec les bruits extérieurs.
Peut-être s’agit-il d’une correction a posteriori d’une action déjà en marche ? Sa
deuxième apparition (« a fait taire le phonographe ») est susceptible de créer un espace
commun entre l’intérieur et l’extérieur. La vivacité de la perception auditive se crée par
l’absence du verbe dès le début (« Une porte qu’on ferme, des pas sur le trottoir, un bout
de conversation entre deux femmes devant une boutique ») pour se trouver confirmée et
renforcée ensuite : « Un tonneau vide qu’on fait rouler sur le pavé, ses pieds qui se
posent sur le carreau. Quelqu’un fait marcher un phonographe ». Dans ces cas-ci, le
mouvement décrit renvoie à l’acte de perception auditive. Pareillement au mouvement
sous-entendu dans « Elle sort une jambe hors du lit, l’autre jambe », la formule « on
entend » est sous-entendue/présupposée. La logique de mouvement-perception est
conservée, même en sourdine…
214
Le défilement rapide des images qui se profilent l’une après l’autre, leur
discontinuité et la question de la frontière préoccupent aussi la narration de Personnes.
Cette même problématique trouve sa formulation dans ce roman de Jean-Louis Baudry
sous la forme suivante :
On dirait que le monde subit la pesée constante des mots et obéit à des lois qui ne
sont plus les siennes mais les leurs ; et que l’énonciation spontanée du visible
impose en retour la retenue, la raréfaction du vocabulaire – sol, rue, ciel, façades,
tournent lentement, substitués les uns aux autres, semblables. Ceux qui passent –
têtes noires, corps légers, découpés, silhouettes sur le point de se déchirer, de
brûler, traversent en diagonale le coin du tableau, laissant derrière eux, pour
quelque temps, un fil discontinu (c’est là qu’ils étaient). D’ailleurs chaque chose
proposée n’étant que l’attente de son devenir opaque, sa transparence laisse à
d’autres la possibilité de s’y profiler ; et si nommer c’est laisser supposer une
identité, il faut nommer ce qui ne peut pas l’être puisque en cette occasion aucun
des objets entrevus n’appartient à lui-même471
.
Ce qui était désigné par le terme de vivacité dans le commentaire ramuzien
apparaît chez Jean-Louis Baudry comme « l’énonciation spontané du visible », l’accent
étant toujours mis sur l’état spontané perçu. La « raréfaction du vocabulaire » s’inscrit
dans le même ordre d’idée que l’absence du verbe. Il ne s’agit ni chez Ramuz ni chez
Baudry de donner une dimension temporelle aux choses (elles ne sont
qu’« entrevues »), mais de les inscrire dans un jeu spatial : les images ne font que
traverser, que passer. Elles sont perçues comme appartenant à un « fil discontinu » dans
les deux cas. La vie extérieure des choses fait également problème. Selon Ramuz, c’est
la présence du verbe qui serait censée donner une extériorité, une consistance aux
choses. Pour Baudry, c’est le passage entre les choses, dans leur transparence, qui
servirait de support pour leur vie extérieure. Marquer le passage des objets dans le
temps et dans l’espace (« c’est là qu’ils étaient ») devient crucial chez Baudry. Nommer
une chose suffit pour lui associer une identité. Chez Ramuz, c’est le mouvement des
471
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 182-183.
215
frontières entre la conscience du personnage et le perçu, entre l’intérieur et l’extérieur,
chez Baudry entre l’image des choses qui permet de définir le visible.
Malgré ces différences, nous rencontrons un passage dans Les Images de Jean-
Louis Baudry qui pourrait être considéré comme une réévaluation de l’extrait cité de
L’Amour du monde. Il commence au style nominal et reprend les images ramuziennes.
Afin que l’analogie puisse être repérée plus facilement, nous considérons que revoir les
deux passages en question n’est pas sans intérêt :
Un rideau qu’on tire, une porte qui se referme, des conversations dans le jardin
accompagnées d’un bruit de pas sur le gravier, une main reconnue qui bouge,
remonte vers le visage, une ombre au bord des yeux, éveillent probablement une
inquiétude. Laquelle a-t-il appelée durant son délire ?472
Une porte qu’on ferme, des pas sur le trottoir, un bout de conversation entre deux
femmes devant une boutique473
.
À l’image de l’extrait issu de L’Amour du monde, ce passage de Les Images
opère également des bribes de bruits et des bribes d’images, souvent les mêmes. Par
contre, le mouvement s’effectue dans ce roman de Jean-Louis Baudry plutôt de
l’extérieur vers l’intérieur : des fragments perçus du monde, nous accédons à
l’hésitation du personnage. Marquer le passage des images est important pour la
narration, par contre, la transition entre les différents effets n’est pas explicitée. Le
perçu visuel et auditif se laisse associer au champ tout aussi bien qu’au hors-champ
pour qu’ensuite le regard se fixe sur le visage et s’y attarde en gros plan.
Comme le dit Michel Foucault dans son article consacré à quelques textes
représentatifs de Tel Quel, la notion de mouvement est primordiale dans la définition de
ce qui est habituellement désigné en littérature par les termes de distance et d’aspect :
472
BAUDRY, Jean-Louis, Les Images, op.cit., 130. 473
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 57.
216
Langage de l’aspect qui tente de faire venir jusqu’aux mots un jeu plus souverain
que le temps ; langage de la distance qui distribue selon une autre profondeur les
relations de l’espace. Mais la distance et l’aspect sont liés entre eux de façon plus
serrée que l’espace et le temps ; ils forment un réseau que nulle psychologie ne
peut démêler (l’aspect offrant, non le temps lui-même, mais le mouvement de sa
venue ; la distance offrant non pas les choses en leur place, mais le mouvement qui
les présente et les fait passer). Et le langage qui fait venir au jour cette profonde
appartenance n’est pas un langage de la subjectivité ; il s’ouvre et, au sens strict,
“donne lieu” à quelque chose qu’on pourrait désigner du mot neutre d’expérience
[…]474
.
Si on admet cette hypothèse, nous devons considérer que le temps se définit par
le mouvement qui le prend en charge et que la présentation des choses se fait à travers
les mouvements par lesquels elles deviennent accessibles à la conscience. Cette idée
foucaldienne nous invite à revisiter la notion de la distance, distance dans le temps
aussi, notamment en ce qui concerne la création du temps mental ou de la prolongation
du perçu immédiat. En ce qui concerne le langage de l’expérience, nous présupposons
tout de même des foyers perceptifs subjectifs qui apparaissent souvent même comme
dotés de conscience, de cognition, l’expérience étant aussi l’expérience de quelqu’un.
L’absence de transition ainsi que la présence parallèle du perçu immédiat se
manifeste aussi dans une suite de perceptions momentanées à la surface, mais supposées
présentes sur l’image en même temps :
Partout des rires de filles, des voix qui s’appellent, des jupes blanches avec des
nœuds rose vif, des hommes en manches de chemise, portant leur habit sur le bras,
la poussière, le soleil475
.
474
FOUCAULT, Michel, « Distance, aspect, origine ». Dans : Critique, no 198, novembre 1963, 942.
475 RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Circonstances de la vie, OCM, 2, 92.
217
Le style nominal domine également dans ce passage qui fait alterner perception
auditive et visuelle : « des rires de filles, des voix qui s’appellent » - « des jupes
blanches », « des hommes en manches de chemise ». Comme le caractère linéaire du
texte ne permet pas de dresser tous les détails de l’image dans un même mouvement, ce
passage accentue le vécu par des jeux de contraste : blanc-rouge, hommes-femmes,
poussière-soleil. Les détails de la scène sont présentés par le passage du point de vue
qui serre ces détails dans un champ précis, plus vaste entre le haut et le bas, la poussière
et le soleil. C’est ce dernier mouvement qui assure et définit le cadre de toute l’image.
Dans L’Année dernière à Marienbad, les instructions cinématographiques qui
traduisent des effets visuels sont mises en œuvre pour permettre à l’expérience vécue de
jaillir : « Aussitôt, contre-champ représentant le jardin. Lumière très vive, contrastant
avec l’éclairage assez sombre de toutes les vues de l’hôtel qui ont occupé l’écran
jusque-là. Grand soleil, ombres nettes, pas trop courtes »476
. Dans l’exemple ramuzien,
c’est l’immédiateté de la perception vécue qui domine grâce aux différents éléments.
D’une part, l’introduction se fait sans verbe, ce qui accentue l’absence du temps.
D’autre part, lorsque la perception du temps s’impose, elle se fait presque
exclusivement au présent. L’usage de ce temps verbal comporte le paradoxe de la
simultanéité de l’énonciation et de la narration. L’absence de la durée ne se transforme
pas en une perception personnelle du temps qui passe, puisque le temps du passé
s’associe à la description de ses mouvements, représentée séparément de ses
perceptions. S’agirait-il d’une subjectivité de la perception qui se prolonge
paradoxalement dans l’immédiat ? Par rapport à l’exemple choisi dans L’Amour du
monde, l’extrait robbe-grilletien met en place une atemporalité par l’usage du style
nominal et du participe présent, mode non-temporel et non-personnel. Ce dernier
introduit également une instruction cinématographique (explicitée par l’évocation des
vues de l’hôtel qu’on est censé avoir déjà vues sur l’écran) pour enfin permettre à la
durée objectivée de changer de caractère. L’illusion d’objectivité n’est conservée que
476
ROBBE-GRILLET, Alain, L’Année dernière à Marienbad, op.cit., 70-71.
218
pour réconforter le lecteur-spectateur : « Donc le spectateur […] risque […] de perdre
pied s’il n’a pas de temps en temps les “explications” qui lui permettent de situer
chaque scène à sa place chronologique et à son degré de réalité objective »477
.
Contrairement aux repères (voir par exemple « aussitôt » ou « jusque-là » cité ci-dessus
ou encore « se succédant à intervalles fixes (distances constantes et temps égaux) de
l’autre côté (toujours invisible) de la galerie) »478
), cet exemple s’inscrit dans une visée
subjective, explicitée entre autres par l’appréciation « pas trop courtes ». Comme le dit
Alain Robbe-Grillet dans son introduction au même texte, il pense avoir retrouvé « la
tentative de construire un espace et un temps purement mentaux – ceux du rêve peut-
être, ou de la mémoire, ceux de toute vie affective – sans trop s’occuper des
enchaînements traditionnels de causalité, ni d’une chronologie absolue de
l’anecdote »479
. Il définit le fonctionnement de l’esprit comme plus varié qui « saute des
passages, il enregistre avec précision des éléments “sans importance”, il se répète, il
revient en arrière. Et ce temps mental est bien celui […] de nos passions, celui de notre
vie »480
. La vivacité serait alors l’une des constantes de L’Année dernière à Marienbad,
mais aussi de L’Amour du monde : la vivacité de l’instant vécu est notamment mieux
conservée dans l’exemple issu de ce dernier, malgré le fait que les deux textes visent un
maximum de subjectivité. On dirait que C. F. Ramuz met en œuvre ce qui est formulé
plus tard par Alain Robbe-Grillet. La tendance à conserver la vivacité ramuzienne a déjà
été soulignée en 1925481
:
D’abord, la langue de Ramuz exclut un bon nombre de mots abstraits, en général
tous ceux qui ont eu pour entrer la permission des académiciens. Elle n’a besoin
que d’un nombre assez limité de mots ; ceux qui, par leur précision tactile aux sens,
sont nés d’un besoin de dire une chose, les verbes (il y en a qui reviennent souvent
477
ROBBE-GRILLET, Alain, id.,16-17. 478
Id., 26. 479
Id., 8. 480
Ibid. 481
Notons qu’il s’agit en même temps d’un élément qui se rattache à l’usage abondant de on, pouvant
renvoyer à une expérience vécue.
219
comme être, avoir, voir, venir....) serrent de près l’instant de l’acte qu’ils doivent
rendre toujours palpitant de la vie […]482
.
Qu’il agisse de L’Amour du monde ou des Signes parmi nous, l’objectif est de
créer un monde imaginaire à la fois par le cinéma et par les paroles. Dans le premier, la
narration va même jusqu’à dessiner une analogie entre le monde quotidien et celui des
images, pour qu’ensuite les images habituelles se transforment explicitement en images
cinématographiques. C’est le cas d’une scène au café où tout d’un coup, les images
cinématographiques surgissent :
- On va avoir dix religions.
Et à présent, il y a une magnifique aurore boréale au-dessus des icebergs, en même
temps qu’on voit dans le reflet vert des phares sur l’eau du port un bateau noir avec
un homme noir dedans, puis c’est le reflet rouge, - sur lequel alors des cavaliers
passent, supprimant le reflet, supprimant le bateau.
- Parce qu’on va pouvoir aller à cheval, si on veut...
- Pardieu !
Et, entre deux lauriers-roses, le petit André Rossier, l’infirme, a été vu, qui se tient
là, sur ses béquilles, qui regarde, qui écoute – qu’on a vu, qu’on ne voit plus… […]
- Tu viens ? a dit Calamin.
On le distingue alors ; il était seul comme toujours, et toujours dans son même coin
avec une énorme tête.
Avec une énorme tête et une barbe de trois semaines qui ont occupé un instant
toute la place disponible, pendant qu’il les porte en avant ; puis ses mains aussi
sont montées dans le champ de vue ; on a vu qu’il les avançait sur la table, pendant
que sa bouche s’entr’ouvrait et il y a eu une distance entre ses lèvres.
- Tu viens ?
Il ne semble pas que Joël ait entendu.
Lui aussi, on le voit en grandes dimensions, assis non loin de là ; mais ses yeux
étaient déjà sans doute trop pleins de choses pour plus rien voir, ses oreilles trop
pleines de choses pour rien entendre.
Chautemps lui a mis la main sur l’épaule.
482
REY-MILLET, Constant, « Le style de Ramuz ». Dans : Le Taudis, août 1925, 216-217.
220
A ce moment, le patron et sa femme ont été vus allant ensemble à la terrasse ; puis
le patron s’est retourné, faisant signe à la servante qui accourt avec un torchon483
.
Au début, on insiste sur le moment actuel avec « Et à présent » et « en même
temps ». Par contre, ce moment se prolonge dans l’image suivante, celle du reflet. Avec
l’indication technique qui signale la disparition des images (« supprimant le reflet,
supprimant le bateau »), on ralentit la suite des vues : la temporalité s’impose. La prise
en charge narrative de ces images est en parfaite corrélation avec leur nature
cinématographique : « il y a », « on voit » et « c’est » insistent notamment sur la priorité
du perçu actuel par rapport au foyer perceptif, au point de vue actuel. L’apparition de
l’image suivante se fait aussi par une conjonction : « Et, entre deux lauriers-roses ». Par
l’usage du passif et de on+verbe de perception, la narration met un double accent sur
l’image. Le rôle du médiateur n’étant pas important, l’effacement de cette image se fait
aussi par analogie avec l’image cinématographique : « qu’on a vu, qu’on ne voit plus ».
Le gros plan sur l’image de Joël, son apparition momentanée se manifeste en termes
cinématographiques. Le gros plan est thématisé dans un triple mouvement qui se
termine par un recours aux termes cinématographiques : on signale d’abord que la tête
occupe « toute la place », ensuite c’est la direction « en avant » qui est précisée.
L’espace occupé se trouve enfin désigné par le terme du champ de vue. La projection
cinématographique et l’apparition des personnages se fait dans un mouvement
technique parallèle.
Afin de rendre compte de la question du parallélisme dans le traitement du
temps, nous devons revenir sur la logique de mouvement-perception. Celle-ci permet
notamment de montrer que les apparentes simultanéités marquées par les « pendant
que » représentent paradoxalement une prolongation de la durée. Après que l’instant
associé au gros plan est déroulé, le mouvement de la tête et de la barbe nécessite aussi
une durée propre : voilà que la première occurrence de « pendant que » perd sa réalité.
483
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 123-124.
221
Ensuite, dans sa deuxième occurrence, le mouvement du regard est présupposé, car il
s’agit d’une double focalisation sur les mains et la bouche du personnage qui se trouve
dans le champ de vue. D’abord, grâce aux mouvements des mains, on a un gros plan,
puis le regard se dirige vers sa bouche. La figure de Calamin s’efface ensuite pour céder
la place au gros plan suivant, celui de Joël qu’on voit aussi « en grandes dimensions ».
Le regard et les images associés à l’intérieur sont en quelque sorte cadrés d’une part par
l’évocation des images cinématographiques, d’autre part par des sauts du regard vers
l’extérieur : d’un côté, sur l’image de l’infirme et de l’autre côté sur le patron et sa
femme. Ces deux phénomènes accentuent la possibilité de dépasser les limites d’une
perception subjective proprement dite.
La double appartenance de l’image-lien dans un effet de surimpression est aussi
en jeu, par exemple dans L’Amour du monde. Vu la complexité de la mise en œuvre des
effets cinématographiques et plus précisément celle des moments de transition, il est
nécessaire de citer quasiment tout un chapitre du roman :
Elle avait vite été tourner la clé dans la serrure, sachant bien qu’elle serait seule
jusqu’à dix heures...
Pendant ce temps, cette autre est dans son île.
Le naufrage l’a jetée, seule survivante, à la côte ; et, comme Eve, on la voit
paraître, vêtue seulement d’une ceinture de feuilles de figuier.
Une Eve sans Adam encore, sur les grands rochers dominant la mer où elle va, le
soir, interroger le large et, dans le soleil qui se couche, est vue à contre-jour avec
ses cheveux qui lui tombent dans le bas du dos…
Est-ce que les miens vont être assez fournis, assez fins, assez crêpés, assez blonds
surtout ? pense Thérèse...
L’autre lève le bras pour appeler sur les falaises, et, dans le bas de la falaise, la mer
vient ; on voit entrer l’une après l’autre les vagues dans les anfractuosités du rocher
où elles prennent la forme d’une barque ; mais il n’y a point de barque sur la mer
pour elle ; elle soupire, ses bras retombent...
Thérèse a été accrocher la lampe électrique au mur tout à côté de son miroir.
Elle ôte le peigne de fausse écaille qu’elle porte enfoncé dans l’épaisseur de son
chignon.
222
Ses cheveux tombent sur ses épaules nues. Elle a fait un mouvement brusque avec
la tête, ils lui viennent sur les yeux. Elle les écarte du bout des doigts. Elle ôte et
écarte de devant ses yeux ce qui les empêche de voir ; mais ce n’est pas cette toute
petite chambre qu’elle voit, son papier à fleurettes bleues, son honnête lit de noyer,
ses rideaux en fausse guipure crème, sa table ronde couverte d’un tapis à franges,
ce sont toujours les rochers au bord de la mer, où l’autre secoue encore sa grande
chevelure parmi les couchers du soleil.
Et, là-bas, on aurait la liberté, pense-t-elle, parce que cette autre, à présent, s’élance
du haut des rochers dans les vagues, les prenant dans ses bras comme des bêtes
qu’elle fait ployer sous elle à mesure qu’elles viennent ; […] puis on la voit aller
s’étendre au soleil pour se sécher...
Et Thérèse regarde là-bas, puis se regarde, faisant ainsi aller ses yeux de sa
personne réelle à cette autre personne inventée ; et encore une fois, pour une
comparaison, elle soupèse ses cheveux, […] pendant que l’autre se tient à présent
assise dans une peau de tigre à l’entrée d’une grotte […]. Cependant, le jeune
premier vient d’acheter un canot à moteur.
Il est dans son canot à moteur, avec des provisions et une chemise bouffante tenue
serrée […].
Justement, ce jour-là, elle nageait au large de l’île […].
On l’a vue élever sa tête et sa poitrine au-dessus de l’eau qu’elle refoule sous ses
coudes […] ; puis soudainement se détourne, plonge, disparaît.
On la voit fuir sur le rivage, elle escalade les rochers.
Il se met debout dans son canon à moteur ; il va prendre dans la cabine une longue-
vue.
Elle fuit toujours parmi les lentisques, sous son voile glorieux. […] Ensuite, la
voilà de nouveau à l’entrée de sa grotte […].
Et Thérèse compare. […]. Tout le temps, elle va là-bas et s’en va hors d’elle-
même, se refaisant à l’image de l’autre, comme quand un peintre peint un portrait.
[…]
Le jeune premier, pendant ce temps, a abordé ; tout s’arrange. Le jeune premier et
la grande vedette partent ensemble.
On les voit assis l’un à côté de l’autre dans l’express […] avec de magnifiques
valises de cuir.
Thérèse recule, penche la tête, la relève. Elle en examine encore chaque partie,
minutieusement. Elle a de la pâte à ongles, elle a du rose pour les ongles, elle a de
la pierre ponce. Le boulanger disait déjà quand elle n’avait pas encore quatorze
223
ans : « Qu’est-ce qui t’arrive, Thérèse ? » et s’arrêtait de peser son pain pour la
regarder […]...
De la pierre ponce pour la peau et du blanc ; il y a ces magnifiques valises de cuir
sur le filet, et lentement le filet penche, se redresse... […]
Pendant qu’elle ajoute du rouge, pendant qu’elle se passe de nouveau le crayon sur
la bouche. […] Elle fait monter ses lèvres contre ses dents comme quand on veut
mordre. Elle frotte ses bras du plat de la main, l’un et l’autre, pour les polir....484
.
Comme le rappelle Noël Cordonier, l’entreprise ramuzienne est en rapport
explicite à la fois avec le cinéma de l’époque et avec la psychologie du personnage :
Le projet appelle désormais un examen des effets psychologiques, cognitifs et
sociaux de la technologie moderne, et en particulier des nouvelles industries
culturelles, sur l’individu. Parmi ces retombées, l’aliénation qui poussera Thérèse
au forfait. A ce moment, l’ébauche apporte un renseignement utile […], car on
apprend quelle actrice connue a servi de modèle à Thérèse…et au romancier :
La fille du gendarme et Pearl White3
île déserte fille sauvage avec un amoureux (fº 4)485
.
La note de bas de page indiquée par le numéro 3 dans cet article nous révèle
qu’il s’agit d’une célèbre actrice du cinéma muet, connue pour des serials486
. L’accent
étant mis sur le caractère muet de l’image, ce renseignement confirme la pertinence de
notre hypothèse sur l’extrait cité. Il s’agirait d’une place spécifique accordée à une
image-lien, notamment celle de la chevelure. La position-clé de cette image est censée
assurer l’unité psychologique, souhaitée par Thérèse pour son identification avec la
vedette projetée. Dans le cas cité, le personnage s’impose à la fois comme focalisé et
comme focalisant : nous avons d’une part son image à elle, d’autre part une projection.
Jacqueline Sessa souligne qu’il s’agit d’un montage parallèle qui sert l’identification
484
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 15-19. Dans le chapitre consacré aux
modalités du pronom on, nous avons souligné la multiplicité perceptive à propos de ce même exemple
dont nous fournissons maintenant une version élargie. 485
CORDONIER, Noël, art.cit., 298. 486
Voir ibid.
224
fantasmée de Thérèse avec la vedette487
. Il est vrai que l’image du personnage et sa
vision se dessinent en alternance et se confondent même : les images liées à la vision
sont associées aux structures passives et aux occurrences de on, l’image « réelle ».
Toutefois, il importe de noter que c’est la transition entre vue et vision, assurée par une
image du mouvement, qui fait la particularité de cet exemple. L’image servant de
transition (en l’occurrence celle de la chevelure) crée et rend possible la confusion et
l’image en mouvement. Elle peut être associée à la fois à l’image du personnage et à la
vision, servant ainsi de transition entre « réalité » et fiction. L’effacement, voire la
transition graduelle étant des caractéristiques de la surimpression, on peut constater que
dans cet exemple, ni l’une ni l’autre image ne s’effacent complètement. De plus,
l’image projetée se dédouble en celle du « jeune premier » qui vient la compléter. On
peut donc admettre, que dans ce cas-ci, on ne peut parler d’images « pures », mais
plutôt d’images en suspens. Comme le rappelle Noël Cordonier, il s’agit d’une
« superposition, dans une conscience, des images du monde réel et de celles provenant
des mondes fictifs. Cette intention se traduira […] par des juxtapositions
particulièrement nombreuses et déroutantes d’univers mentaux et physiques
différents »488
.
La question de la transition entre vécu actuel et vécu passé associée à des bruits
hors-champ et actuels se pose aussi à propos d’une scène de réflexion de Les Images de
Jean-Louis Baudry :
Heureusement je me réveille, un accident survient, porteur de signification que
j’espérais : heurt d’un verre que l’on nettoie, sifflement de la vapeur, ou bien, je
voulais dire ou bien, un battant de la fenêtre refermé violemment. Et je me
souviens. Le serveur se retournait […]. J’avance vers la fenêtre, je ne suis pas
pressée489
.
487
SESSA, Jacqueline, art.cit., 85. 488
CORDONIER, Noël, art.cit., 299. 489
BAUDRY, Jean-Louis, Les Images, op.cit., 137.
225
Nous passons du rêve au souvenir, au vécu passé : « le heurt des talons », « le
tintement des verres qu’on rince, le sifflement de la vapeur » sont des éléments du tout
début du livre, associés à une scène de terrasse490
. Ce mélange de souvenirs perceptifs
s’entremêle dans l’hésitation du personnage avec un bruit actuel, celui de la fenêtre :
« je voulais dire ou bien, un battant de la fenêtre refermé violemment ». Les projections
se font ici par le biais de ces souvenirs perceptifs. Dans l’exemple de Ramuz, nous
avons vu une image-transition, alors que dans ce cas-ci, nous découvrons des bruits
réactualisés qui servent de transition entre l’actuel et le passé. Dans les deux cas,
l’image pure et le bruit pur sont absents : afin d’exister, ils ont besoin d’un autre
stimulus de leur catégorie.
Un passage du début de Personnes de Jean-Louis Baudry semble décrire le
fonctionnement de la surimpression telle que nous venons de voir dans L’Amour du
monde et Les Images :
Allure vive ou ralentie, retours en arrière, hésitations, arrêts. Elle ne se distingue
plus du mouvement qui la conduit, de la voie qu’elle décrit. Si elle apprend à se
raconter, elle serait l’autre texte, l’histoire projetée. Elle surgirait d’un accord
immédiat entre l’événement et sa narration, d’une prise directe sur le vécu (et
cependant tout est déjà passé, le présent ne forme plus que l’indice d’un futur
antérieur). […] Une seule phrase, un mot suffirait à expliquer sa venue, origine
d’un récit dans lequel elle se reconnaîtrait, n’ayant plus qu’à le lire pour vivre.
Mémoire, mémoire blanche ici conviée. La voir (elle se voit). Marcher (elle est
cette marche qui s’enfonce en elle, déplace en elle son propre train de rues et
d’avenues, sa lente circulation parallèle). En l’absence de voie définie, elle peut
croire qu’un événement s’ébauche à travers le visible491
.
La projection du personnage s’effectue dans les deux passages cités. Dans
L’Amour du monde, outre la forte présence des verbes de perception, ce sont les verbes
490
Voir l’extrait correspondant, id., 11 : « Ou bien le heurt des talons sur l’asphalte et l’image montrait ce
que je voyais. Fragments de murs qui défilent, tournoient, s’abattent ; un couloir de ciel dressé de bas en
haut ; puis la toile à demi tirée, les tables, mais ralentir le passage, les tables, le tintement des verres qu’on
rince, le sifflement de la vapeur, la mousse qui déborde tranchée net par la palette de bois, la table encore
et, d’une rive à l’autre de la rue, la porte en glace épaisse se refermait ». 491
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 15.
226
de mouvement qui dominent et en même temps définissent le personnage qui projette
une figure fantasmée. Dans le roman de Jean-Louis Baudry, ce phénomène est signalé et
défini comme suit : « Elle ne se distingue plus du mouvement qui la conduit » ou encore
« elle est cette marche qui s’enfonce en elle, déplace en elle son propre train de rues et
d’avenues, sa lente circulation parallèle ». Dans le roman de C. F. Ramuz,
l’identification du personnage à ses mouvements présente une forte analogie au
mouvement de la transition entre réalité et projection. C’est l’idée du passage qui définit
donc non seulement l’effet cinématographique mis en œuvre, mais aussi le personnage
en question. Comme le rappelle le texte de Jean-Louis Baudry, « [e]lle surgirait d’un
accord immédiat entre l’événement et sa narration ». L’image du personnage ramuzien
naît justement du parallélisme entre la projection et sa narration. Une autre
manifestation du fonctionnement des textes cités est signalée par les débuts de phrase
suivants : « La voir (elle se voit) » – Marcher (elle est cette marche) ». Là encore, la
coprésence de deux réalités, celle du personnage en jeu et celle de quelqu’un d’autre
dont l’identité reste voilée et qui narre, rendent possible la définition du personnage en
l’occurrence. L’identification fantasmée du passé avec le moment du présent est
palpable dans L’Amour du monde, notamment dans l’acte du maquillage dont la réalité
actuelle se confond non seulement avec celle du passé rappelé, mais aussi avec la
projection actuelle. Ce passage fantasmé des moments actuels et passés est saisi par
Jean-Louis Baudry comme suit :
Car il est bien vrai que la même scène exactement eut lieu dans un passé dont il se
demande s’il n’était pas justement ce maintenant ici ; si elle n’a pas été rêvée pour
se donner maintenant avec la transparence du rêve492
.
Structure et dédoublement sont deux mots-clés pour décrire le chapitre cité de
L’Amour du monde. Il est bien structuré, puisqu’il montre l’image présente (Thérèse se
maquillant ici et maintenant) à la fois dans son rapport à un espace imaginé (associé à
l’image du couple qui se dessine au fur et à mesure) et à un contexte antérieur (associé
492
Id., 27.
227
au vécu passé du personnage). Dédoublement pour deux raisons. Premièrement,
puisqu’il s’agit d’une part de la possibilité d’associer l’image projetée à une image vue
au cinéma qui s’installe dans le village, d’autre part, on est confronté à des effets
cinématographiques, tels que la surimpression et le montage court. Deuxièmement, il
semble non seulement que le personnage pense en images, mais la représentation de sa
vision se fait comme au cinéma : l’une des images nous est retirée pour permettre à la
suivante de se dessiner. L’effet de transition est toutefois maintenu par des points de
suspension et par des aller-retours entre les images : ni l’une ni l’autre ne se laissent
jamais complétement effacer. La surimpression telle qu’on peut la voir dans cet
exemple nous amène à reconsidérer les constats de Pierre Kohler à propos de l’absence
des poteaux indicateurs dans la mise en œuvre de la surimpression en littérature. Selon
lui, la nouveauté ramuzienne par rapport à l’exploitation antérieure de ce même procédé
consisterait à nous laisser sans poteau indicateur493
. Or, ce passage abonde en
indicateurs de temps (« pendant ce temps », « à présent », « cependant » et « pendant
que ») qui rendent compte d’une simultanéité et insistent sur la perception subjective du
temps. Il importe de noter ici que ces indices rappellent la surabondance de maintenant
chez Alain Robbe-Grillet que Thi Tu Huy Nguyen décrit comme suit :
C’est un temps impossible à mesurer ; il n’y a plus ni datation ni repères
temporels ; il n’y existe donc plus d’avant ni d’après, seulement l’éternité
construite par une présentification de toutes les instances temporelles. Le présent
est à son tour, faute de propriétés d’écoulement, néantisé et parallèlement étendu à
travers les parcours labyrinthiques. Le personnage existe d’une façon non-
authentique dans ce type de temps particulier. Pour lui, les événements ne sont pas
évoqués dans la mémoire, ils n’appartiennent pas au passé ; il vit en effet dans leur
non-authenticité. Et le futur se fait aussi par ces mêmes événements répétés sans
cesse. La vie est donc, pour lui, une série de maintenant qui se succèdent
constamment, qui existent en tant que non-présent494
.
493
Voir KOHLER, Pierre, L’Art de Ramuz, op.cit., 19. (bas de page no 2)
494 NGUYEN, Thi Tu Huy, « La vérité comme non-authentique ». Dans : Alain Robbe-Grillet : Balises
pour le XXIe siècle (dir. ALLEMAND, Roger-Michel – MILAT, Christian), Presses de l’Université
d’Ottawa et Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, 347.
228
On doit noter une différence par rapport à la série de « maintenant » : le
personnage présent rappelle un événement du passé et se questionne sur le futur. A part
ces allusions, les autres se font dans un rapport étroit avec le présent du personnage.
Toutefois, son « maintenant » ne se réalise jamais pleinement, il est sans cesse
entrecoupé par des vécus parallèles, par des présents parallèles. Le présent imaginaire se
prolonge en quelque sorte par la redondance des expressions qui rendent compte de la
simultanéité et mettent en avant le vécu actuel. Outre la spécificité des indices
temporels, leur absence s’impose aussi comme révélatrice, notamment du point de vue
de la mise en œuvre des effets cinématographiques : leur absence correspond au
moment de la transformation de la surimpression en montage court : « De la pierre
ponce pour la peau et du blanc ; il y a ces magnifiques valises de cuir sur le filet, et
lentement le filet penche, se redresse... […] ». Le lien entre la réalité du personnage et
sa vision était d’abord assuré par l’image de la chevelure dans sa double appartenance.
Ici, la transition entre l’image de Thérèse qui se maquille et celle des valises (allusion à
la vision du couple dont l’image se dessine parallèlement) doit être examinée de plus
près. Il manque notamment non seulement des indices temporels, mais aussi des
éléments de transition. Par contre, le style nominal du début et le présentatif rappellent
l’ancrage cinématographique de cet exemple. D’autre part, la technique qui consiste à
séparer les deux images uniquement par un point-virgule souligne bien l’absence
d’intermédiaire, « de même que sur l’écran une image succède brusquement à une autre
sans transition »495
. A l’image de l’accès direct à la conscience du personnage, mis en
avant par l’usage du passif, du on et du présentatif, le passage entre les images se fait
aussi automatiquement, sans qu’on ait besoin de quelque instance que ce soit qui
l’assure et en rende compte. La conscience du personnage est comme momentanément
figée dans le temps, tout en faisant des aller-retours entre l’espace concret et les espaces
imaginaires.
495
TISSOT, André, id., 280.
229
Il est intéressant de voir que la structure il y a qui met en avant le perçu et
relègue au second plan le foyer perceptif, puisse également être associée à l’effet de
transition. Elle sert notamment à souligner ou remplacer l’expression de l’acte de
perception et se montre même apte à préparer la continuité et la pertinence de la
perception imaginaire. Quoique la répétition systématique de certains éléments dans les
textes de C.F. Ramuz soit souvent objet de critique, la reprise de il y a, associée au
pronom on met l’accent sur la pertinence de la perception actuelle, réelle ou imaginaire,
telle qu’elle apparaît pour le personnage en l’occurrence, comme nous pouvons le voir
dans un passage du texte intitulé Recherche de la vérité :
Ce fut à un de ces repas du soir, comme il levait encore les yeux et il tournait les
yeux vers ce côté de la table : alors il y a eu comme quand il y a sous les arbres
deux mares d’eau noires avec un reflet brillant seulement. […] Et doucement brille
cette eau avec un feu doux et blanc et toute la figure cette fois est venue, n’a pas
été détruite toute de suite, la figure aussi s’est continuée. Au lieu des images et
d’aller un petit moment, il s’est tenu devant une figure réelle, qu’on n’a plus
détournée de lui et il a pensé à une figure de Chinoise comme celles qu’on voit
dans les livres à cause des joues rondes et de la saillie qu’elles font avec point de
place pour les yeux496
.
Après avoir passé une fête dans la compagnie de trois jeunes filles, Aloys
Reymondin arrive dans une ferme chez Mme Bonzon et sa fille. La transition est censée
s’effectuer entre l’éventuelle présence de la fille de Mme Bonzon et les souvenirs,
l’espace imaginaire de Reymondin. L’actualité et la pertinence de la perception sont
soulignées par la reprise de il y a : « alors il y a eu comme quand il y a sous les arbres
deux mares d’eau noires avec un reflet brillant seulement ». La continuité de l’image –
réelle ou imaginée – est assurée et soulignée à deux reprises : « toute la figure cette fois
est venue, n’a pas été détruite toute de suite, la figure aussi s’est continuée ». La
narration insiste sur la durée perçue de la présence de l’image en question : « Au lieu
des images et d’aller un petit moment, il s’est tenu devant une figure réelle ». Bien que
496
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité, op.cit., 82.
230
ce passage admette la réalité de l’image perçue, le personnage ne la perçoit pas comme
relevant de l’espace réel. L’image apparaît à travers son mouvement et persiste grâce à
des structures passives (« n’a pas été détruite », « s’est continuée »). La présence de on
dans « qu’on n’a plus détournée de lui » met également l’accent sur la stabilité de
l’image perçue et pas sur la figure réelle ce qui se transforme explicitement en une
image purement fictive, celle d’une figure de Chinoise. Dans ce cas-ci, nous pouvons
parler de transition entre réel et imaginaire, mais c’est plutôt la présence perpétuelle, la
durée subjective de l’image, d’ailleurs dédoublée par l’image de la Chinoise, qui est
mise en cause.
La présence ou éventuellement l’absence de transition nous amène plus d’une
fois à reconsidérer la question de la représentation des images parallèles ou successives.
Il peut notamment s’agir de la représentation des images parallèles dans le champ de
vue, mais aussi des images perçues comme parallèles. Dans le roman intitulé Présence
de la mort, le style nominal relie plusieurs passages soulevant la question de la
complexité des réalités perçues. La perception des nouvelles troublantes à l’épicerie
conduit à celle des différents morceaux de la réalité quotidienne des habitants. Celle-ci
se construit sans transition, au style nominal et projette la perception des images
cinématographiques futures :
- Les mensonges ne les gênent pas...
Si calme, les mains dans la poche de son tablier de serge verte.
- Qu’est-ce que tu veux, Henri ?... et toi, Georges ? […]
Boutique, sonnerie du téléphone, vitrines, bocaux, mouches497
.
Les paroles du menuisier alternent avec l’image de la grosse épicière lorsque fait
irruption un raccourci condensé des images relatives à l’épicerie qui peuvent être
perçues non pas dans leur successivité, mais parallèlement. A une dizaine de pages près,
lorsque Gavillet va au cinéma, l’enchaînement des images vues sur l’écran se fait aussi
497
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 24.
231
au style nominal. L’effet de transition se trouve toutefois mis en avant par le lien entre
l’image de Gavillet et celles qu’il est censé voir et par l’indication de l’unité de
certaines images vues sur l’écran :
On commença par un Pathé-Journal. On vit un ministre assister à un défilé de
costumes régionaux en Bretagne. C’est Gavillet. Ce n’est rien, c’est un homme de
bureau. […] On voyait New-York du haut des échafaudages […]. O mers, fleuves,
rivages, immenses perspectives ! ces voitures comme des insectes plats, les
hommes plus petits et pointus. Espace, remous, directions diverses, la rade, les
canaux, les grandes avenues. […] C’était, à présent, les glaces du Pôle Nord […].
C’est une fausse réalité. On attendait l’autre ; tout à coup, elle est revenue... Une
dégringolade de chevaux dans des falaises de sable ; sur les chevaux, des hommes
à chapeaux pointus tirant des coups de pistolet... Le Mexique. Le sud des Etats-
Unis, les frontières du Mexique. Guérillas. Villages de bois. Locomotives blindées.
Cabarets borgnes où tourne une danseuse, pendant que la porte est enfoncée d’un
coup d’épaule. Combats de boxe...
Et il y a l’amour. Celui-ci, qui a une longue figure plate […] emporte la femme du
pasteur-missionnaire. Il l’a assise devant lui sur la selle. C’est supprimé.
Il l’a assise devant lui, avec son corsage modeste à col montant. Un désert rocheux
où ils galopent. C’est supprimé. Une gorge, un sentier en surplomb qu’ils suivent.
C’est supprimé.
Il l’a couché sur le lit, il la regarde...498
Nous avons au début un regard alterné sur le film (« On vit un ministre assister à
un défilé de costumes régionaux en Bretagne », « On voyait New-York du haut des
échafaudages ») et sur la figure de Gavillet (« C’est Gavillet. Ce n’est rien, c’est un
homme de bureau »). Le présentatif prend le relais pour replonger le regard dans
l’image actuelle : « C’était, à présent, les glaces du Pôle Nord ». La fonction du
présentatif est soulignée par Rudolf Mahrer à propos des Signes parmi nous, mais il
n’est non plus sans importance pour d’autres romans ramuziens, comme celui-ci :
498
Id., 34-36.
232
Les phrases à présentatif […] remplissent le plus souvent une fonction déictique :
elles marquent l’entrée d’un objet nouveau dans le champ perceptif, et l’intention
de faire voir en retour. Son sujet grammatical étant vide, la phrase à présentatif est
tout entière dévolue à la monstration. Dans un second temps seulement, l’élément
posé sera le sujet d’un prédicat actionnel, dans un mouvement de décomposition de
l’acte de la reconnaissance : perception puis éventuelle description499
.
Dans le cas de l’extrait cité, le style nominal sert la représentation de
l’enchaînement des images entrevues sur l’écran et domine la scène perceptive. La
répétition de « C’est supprimé » correspond au changement des différentes prises de vue
qui d’abord représentent l’image de l’homme, ensuite le relais est assuré par la
répétition de « Il l’a assise », mais c’est la femme qui est focalisée, enfin, ce sont les
images correspondant à leur chemin. La scène d’amour est suspendue par l’intercalation
de trois points, elle n’est que suggérée. Dans cette scène amoureuse, les dimensions
spatio-temporelles des images sont présupposées et leur limite est explicitée par la
reprise du segment indiquant leur fin. A l’opposé des images entrevues signalées par le
style nominal et vu l’importance de la monstration, cette prise en charge donne une
consistance aux images vues et insiste sur l’effet de transition.
En somme, nous pouvons constater que l’absence de l’image pure créée par
l’effet de surimpression peut avoir de multiples conséquences. Les images sont en
suspens et n’existent que les unes par rapport aux autres. Cela vaut également pour les
différents éléments de la perception actuelle. La narration a recours à des vécus
parallèles et instaure des liens entre perception possible et imaginaire, perception
quotidienne et cinématographique. La notion du mouvement permet de définir le
dynamisme du vécu, ainsi que son versant temporel. La fonction présentatrice du
mouvement doit être considérée lors du processus d’extériorisation du vécu. Le
dynamisme temporel des textes de C. F. Ramuz se manifeste notamment au niveau de
l’accentuation de l’état spontané, de la vivacité du perçu, mais aussi à travers d’une
499
MAHRER, Rudolf, « Le monde fait signes ». Dans : OC, XXIII, tome 5, 393.
233
subjectivité figée et comme prolongée dans l’immédiat. Celle-ci peut aussi apparaître
sous la forme de présents parallèles, de présents fantasmés.
III.2.4. Travelling optique ou objectif collectif ?
La représentation cohérente de la réalité telle qu’elle se présente dans les romans
de Charles Ferdinand Ramuz met parfois en jeu différentes représentations subjectives
ou un foyer perceptif collectif. Comme le rappelle Rudolf Mahrer, « [l]a
désindividualisation, ou la collectivisation, de l’intention artistique, mouvement
caractéristique de la posture ramuzienne […] rencontre encore une autre modalité : les
choses sont montrées (à qui sait voir) »500
. Outre ces éléments de narration, l’image de
la collectivité peut être également modifiée au gré de l’intrusion du cinéma dans le
monde perceptif. L’imaginaire l’emporte sur la conception classique du travelling
optique en une fin de chapitre, notamment dans L’Amour du monde :
On n’eut alors qu’à dérouler les stores ; et là, dans le fond de la nuit, au milieu de
ce petit quartier avec ses ruelles sans air, presque toujours désertes, en ce mois
d’octobre, parmi nos vignes ; dans le bas du mont qui est comme un mur d’un côté
et il y a le mur des montagnes de l’autre ; sous le ciel bas, dans le silence – là, on a
commencé par un morceau de piano, puis une fenêtre a été ouverte, au fond de la
salle, sur le monde.
Une grande lumière carrée s’est allumée devant vous, qui vous teniez alignés sur
les mauvais bancs de sapin passés au brou de noix, avec des numéros en carton ; et
des hommes à chapeaux de feutre, un mouchoir autour du cou, vous sont arrivés
dessus au galop de leurs chevaux501
.
500
Id., 380. 501
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 23.
234
L’irruption du cinéma s’accompagne d’une perception peu habituelle : « Le
désarroi général s’exprime parfaitement dans l’écriture polyphonique du roman, dont les
ruptures logiques et chronologiques créent une confusion volontaire entre les faits
racontés et les fantasmes des personnages »502
. Une matérialisation de ce phénomène
peut être observée dans la citation ci-dessus : l’effet cinématographique appelé
travelling optique se transforme au gré d’une perception subjective. Cette technique,
« entraînant la variation du champ, et une variation simultanée de la perspective »503
, se
laisse définir dans son rapport aux techniques de zoom : « Le zoom est un objectif à
focale variable qui permet de changer les dimensions de l’image sans déplacer la
caméra, et sans remplacer un objectif fixe par un autre, sans utiliser non plus la tourelle
d’objectifs. Il permet ainsi, pendant la prise de vues, de passer progressivement d’un
champ étendu […] à un champ restreint […] et d’obtenir un agrandissement de l’objet
ou l’inverse. Cet effet s’appelle “travelling optique”, il donne au spectateur l’impression
que l’objet se rapproche ou s’éloigne de la caméra […] »504
. Dans l’exemple cité, l’objet
semble s’approcher avec une violence particulière vers le foyer perceptif : les habitants
sont transformés non seulement en spectateurs, mais aussi – quoique provisoirement –
en un objectif collectif. C’est l’objet qui semble s’approcher, sans que le foyer perceptif
se déplace ou se dote d’un appareil mécanique. Il s’agit de la perception subjective de
l’objet « agrandi » explicitée par « vous sont arrivés dessus ». L’image
cinématographique est perçue comme une expérience vécue à laquelle il est impossible
d’échapper. On insiste aussi sur la présence de la voix narratrice qui s’adresse aux
spectateurs transformés. Par contre, l’image « nous arrive dessus » surgit sans qu’il y ait
besoin de médiateur (voir le pronom on suivi de la voix passive).
Une autre manifestation du même effet se laisse observer dans le chapitre XI du
même roman :
502
FROIDEVAUX, Gérald, op.cit. (2000), 54. 503
VILLAIN, Dominique, « L’œil à la caméra ». Dans : Cahiers du Cinéma, Collection Essais (dir.
BERGALA, Alain – NARBONI, Jean), Paris : Editions de l’Etoile, 1984, 28-29. 504
Id., 28.
235
Au milieu de toutes ces choses et au milieu de nos richesses, par un brusque
rétrécissement, il y a eu ces galons d’or au-dessus d’un pantalon ; puis toute la
personne de M. Penseyre a été vue, son ceinturon, sa casquette, sa grosse
moustache, et derrière lui deux hommes du poste, deux autres gendarmes avec
leurs revolvers505
.
La variation du champ est singalée et explicitée par l’indication suivante : « par
un brusque rétrécissement » du champ à travers duquel les personnages ont accès à un
morceau de réalité. L’effet de collectivisation de la perspective est annoncé déjà en
début de chapitre : « Oh ! comment est-ce qu’on a pu vivre jusqu’ici si étroit (cette idée
est dans une tête, dans une autre), comment a-t-on pu vivre si petit, si enfermé ? ».
L’impossibilité d’échapper aux images se manifeste également sous forme
d’images rapides qui met en jeu les travellings et montre que cet élément de l’esthétique
ramuzienne s’inscrit fortement dans l’esprit du Nouveau Roman.
III.2.5. Travellings et images rapides
Outre le « travelling optique », l’effet créé par le « travelling chariot » se laisse
aussi observer chez C. F. Ramuz. En effet, comment rendre compte du moment, de
l’instant vécu, surtout lorsque sa présence s’accompagne d’une volonté de rendre
l’image vue en même temps ? Cette question se pose notamment lors de la visualisation
des images rapides. Avant de définir le moment et l’image correspondante tels qu’ils se
présentent chez C.F. Ramuz et Alain-Robbe Grillet, il est nécessaire de rappeler la
distinction entre « travelling optique » et « travelling chariot ». Dans le premier effet, la
caméra est censée rester fixe et le spectateur a l’impression que l’objet se rapproche ou
505
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 100.
236
s’éloigne de l’appareil. En ce qui concerne le deuxième cas, on rapproche la caméra
vers l’objet. L’exemple issu de Les Signes parmi nous permet d’illustrer une double
appartenance à ces deux techniques :
La côte de Savoie, dans cet instant, s’est découverte.
Pour un instant seulement, on l’a eue de nouveau devant soi ; […] on dirait qu’on
va la toucher, tellement elle s’est rapprochée.
Elle vient à vous comme sur des roues ; elle vient à vous comme une barque sous
ses voiles avec ses grandes montagnes […] ; elle se rapproche encore, arrêtez !
Et elle est là, pour un instant […] ; et il nous est dit : « Regardez ! »
Un bras se tend hors des nuages noirs, dans une manche de toile blanche.
Il montre de haut en bas, sur cette carte, un point, un autre point.
Regardez vite pendant que vous pouvez ; il montre un village, encore un village,
comme le maître fait à l’école ; et c’est comme si à mesure, ces villages étaient
nommés : « Ça, c’est Yvoire…ça, c’est Messery…ça, c’est Nernier… » Puis
encore : « Regardez bien, parce que la carte va être enlevée. »
Elle a été enlevée […]506
.
La suite de la structure passive « il nous est dit », de la comparaison avec
« comme si » et de la formule « Puis encore » qui signalent la voix énonciatrice
imaginée par les personnages montrent que l’identité de l’énonciateur n’est pas
importante. Par contre, l’image et la durée qui s’y trouvent associées par le
prolongement du moment actuel sont soulignées de différentes façons. Lors de l’étude
des différentes versions de Derborence (le manuscrit et la version parue chez Mermod),
Donald R. Haggis rappelle différentes variations de l’image rapide dans Derborence :
« On trouve à cet endroit du manuscrit une autre jolie image : “Le village s’avance vers
vous rapidement comme sur des roues de couleurs, de toutes les couleurs.” Ramuz la
supprime à l’édition, vraisemblablement parce qu’il se souvient de s’en être déjà servi.
Il avait, en effet, écrit plus haut : “Le village, comme sur des roues, vient à vous.”507
»
Quoiqu’on puisse constater une prédilection de Ramuz pour l’évocation des images en
506
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Signes parmi nous, OCM, 10, 131-132. 507
HAGGIS, Donald R., op.cit., 71. (bas de page numéro 32)
237
mouvement, il est important de voir que ce n’est pas la prise en charge de l’image qui
donne le noyau des passages analogues. La confrontation de cet exemple issu des Signes
parmi nous et d’un extrait de L’Immortelle d’Alain Robbe-Grillet nous permettra de
montrer que derrière toute indication technique ou comparaison cinématographique,
c’est la perception humaine réelle ou imaginaire qui se dresse en sourdine. De plus, la
mise en œuvre de cet effet semble être plus élaborée dans le cas des Signes parmi nous
que dans le Nouveau Roman en question.
Dans l’exemple cité, la primauté de l’instant est soulignée par les trois
expressions suivantes : « dans cet instant » – « [p]our un instant seulement » – « pour un
instant ». La seule notion technique est relative aux roues sur lesquelles l’image est
censée arriver : « Elle vient à vous comme sur des roues ». Par cette note technique,
l’extrait cité se rattache au « travelling optique » et suppose que l’image en question soit
rapprochée au regard des spectateurs. Ce passage insiste en même temps sur
l’impression des spectateurs éprouvant que l’image semble de plus en plus proche.
L’impératif « arrêtez ! » indique qu’elle est même susceptible d’écraser les spectateurs.
L’image du spectateur qui risque de se faire écraser par un véhicule (dans ce cas précis,
par les différentes images, dont celle d’un véhicule) apparaît comme une question ayant
préoccupé le cinéma dès ses débuts :
Dans ce film508
qui se donne pour but […] de donner la sensation d’une collision
entre le véhicule et un obstacle humain non identifié, situé derrière la caméra, ou à
sa place, et qui se fait renverser puis, littéralement, écraser […], le spectateur est
mis dans une position où il s’identifie fortement aux conditions de l’enregistrement
[…]. Cette « identification primaire » (Metz, 1977 : 79) à la caméra met le
spectateur en liaison avec la situation de la source d’observation par rapport à la
voiture. […] [S]on identification à l’instrument de prise de vues devient plus
importante que la vue elle-même […]509
.
508
Il s’agit du film intitulé How it Feels to Be Run Over (Hepworth, 1900). 509
GAUDREAULT, André – JOST, François, op.cit.,130-131.
238
Par le geste narratif qui figure dans l’extrait ramuzien, la variation de la
perspective présupposée par les deux techniques cinématographiques mentionnées se
trouve abolie : l’image est censée « arriver » à son poste, sous les yeux des spectateurs.
C’est la perception éprouvée par les spectateurs qui prime sur la description technique
de l’image rapide. L’identification à l’instrument de prise de vues se montre plus
particulièrement par la volonté d’enregistrer toute information visuelle car elles ne sont
présentes que pour un instant qu’il faut saisir.
Un procédé analogue se laisse observer dans un passage issu de L’Immortelle
d’Alain Robbe-Grillet :
Les anciennes murailles de Constantinople, vues d’une voiture (non présente sur
l’image) se déplaçant à une vitesse régulière […]. Succession ininterrompue de
remparts en ruine et d’énormes tours plus ou moins écroulées, qui défilent (en se
rapprochant l’une après l’autre) de gauche à droite510
.
Repérer les différences concernant la réalisation technique de ces images rapides
nous permettra par la suite de définir leur point commun, mais aussi l’habileté
ramuzienne à créer l’effet même. Dans le cas de l’image rapide ramuzienne, la présence
et le mouvement du véhicule ne sont que sous-entendus : les spectateurs imaginent le
mouvement de la voiture qui rapproche l’image. Par contre, dans L’Immortelle, on
élimine carrément l’image même du véhicule (« une voiture (non présente sur
l’image) ») qui n’enlève rien à sa réalité, nécessaire pour constituer l’image des
murailles. Le mouvement réel ou supposé serait alors nécessaire à la réalisation
technique des deux images. La première image – entre autres par son rattachement à
« Elle vient à vous » – présuppose qu’elle s’est découverte à « nous », « à nos yeux ».
Le point de vue est chez Ramuz présupposé, sous-entendu. Chez Robbe-Grillet, la
perception associée à l’image rapide apparaît paradoxalement : on nous dit d’abord ce
qu’on ne voit pas sur l’image (la voiture) pour ensuite donner accès à ce qu’on peut y
510
ROBBE-GRILLET, Alain, L’Immortelle, Paris : Minuit, 1963, 13.
239
voir : les tours se rapprochant l’une après l’autre. Ce qui distingue par contre le passage
ramuzien de celui issu de L’Immortelle réside dans la réalisation même de l’effet
cinématographique. Alors que le texte d’Alain Robbe-Grillet ne fait que parler de cette
« succession ininterrompue de remparts » et se contente de la suggérer au caméraman
potentiel, Ramuz – outre de mettre en place une double appartenance à deux techniques
cinématographiques – réalise avec des moyens littéraires cette succession rapide des
images.
III.2.6. Voix-off et fragilités perceptives
La fragilité et la complexité de la perception se révèle à chaque fois que la
narration ramuzienne a recours à l’effet de voix-off. Malgré l’incertitude et la tension
créées par cet effet cinématographique, la question de la continuité et de la cohérence
traversent sa représentation. Dans Derborence, la structuration apparaît lors d’une scène
où Thérèse reste seule lorsque Philomène va chercher Maurice Nendaz :
On entend le bruit de la petite pluie qui fait fin et doux sur le toit [...]. On n’entend
plus rien. On entend le bruit d’une canne. On entend qu’on monte l’escalier d’un
pas inégal. Elle n’a pas bougé. Puis une voix d’homme lui a dit :
- Voyons, Thérèse...
- Oh ! disait-elle, la tête entre les mains [...] .... [...]
On a entendu le bruit de la canne de Nendaz qui s’est éloigné dans la nuit...511
La répétition de la séquence « on entend » met l’accent sur une suite de
perceptions qui correspond aux différents types de sons ainsi qu’aux étapes de
l’identification de la source du bruit dominant la scène. Elle débute par un son « hors-
511
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 278-279.
240
vue » dont la « source est dans le champ mais cachée par un élément du décor ou par le
fait que le personnage qui parle a le dos tourné »512
. Dans ce cas-ci la source, c’est-à-
dire le toit est dans le champ. L’absence de tout bruit met un suspens entre les étapes de
la perception (« On n’entend plus rien ».) Ensuite, on passe à un son « hors-champ »
dont la source « n’est pas encore ou n’est plus perceptible à l’écran »513
. A ce moment-
là, nous savons juste qu’il s’agit du bruit d’une canne et l’article indéfini montre qu’on
n’arrive pas à l’identifier, à l’associer à qui que ce soit. L’indéfini règne aussi dans la
suite, aussi bien au niveau du foyer perceptif qu’à celui du son perçu : « On entend
qu’on monte ». Après, nous avons un deuxième arrêt par l’évocation de l’image de
Thérèse, figée : « Elle n’a pas bougé. ». D’abord, on apprend qu’il s’agit d’une voix
d’homme et l’identification se fait tout doucement durant le dialogue. On est à l’un des
points culminants du texte : Maurice Nendaz devrait aller voir si Antoine est réellement
revenu car Thérèse a cru le voir, bien qu’on le crût disparu. Nous pouvons constater que
la mise en œuvre des voix est très structurée, par contre les sons-off ne font que
renforcer la fragilité de la situation : « Ainsi le son dont la source n’est pas visible
(qu’elle soit off ou in mais dissimulée) présente un statut de vérité fragile : l’information
qu’il transmet est d’ordre hypothétique et donc susceptible de réévaluation »514
. Le
statut hypothétique de l’information d’ordre perceptif en question est renforcé par les
indéfinis « on » et l’expression « une canne », seuls « points de repère » avant
l’apparition du personnage auxquels ils se réfèrent. Outre d’être respectée, la cohérence
thématique se trouve même renforcée par la mise en œuvre de la voix-off.
L’hypothétique, le présupposé ainsi que le style nominal accompagnent la mise
en œuvre de la voix-off dont la représentation transperce le discours de Clou dans La
Grande Peur dans la montagne :
C’est seulement Clou qui a levé la tête :
512
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, id., 14. 513
Ibid. 514
Id., 123.
241
- Eh ! eh !
Puis :
– Il me semble que ça se gâte.
On entendait les gros grelots de fer battu et les cloches plus petites ; on entendait
battre d’un côté un gros grelot de fer battu [...], puis il y a eu encore une bête qui
est venue dans notre direction ; mais la musique qu’elle fait casse soudain, c’est
que la bête doit être tombée, – n’étant pas très adroites, ni lestes, leurs sabots pas
assez larges, trop fendus.
– Alors quoi, disait Clou, ça ne vous intéresse pas ?
Leurs semelles de corne mince, non ferrées.
– Hé ! le maître515
.
La perception auditive des sons « hors-champ », mais bien connus des
personnages du roman, génère des hypothèses auprès d’eux : « il y a eu encore une
bête », « c’est que la bête doit être tombée ». Cette scène présuppose une perception,
mais aussi une conscience collective ce qui est signalée par le caractère fragile,
discontinu de la prise en charge textuelle de la réflexion sur la source du bruit. Celle-ci
commence notamment par « c’est que la bête doit être tombée, – n’étant pas très
adroites, ni lestes, leurs sabots pas assez larges, trop fendus ». Ensuite, cette idée est
entrecoupée par le discours de Clou pour être reprise par la suite dans un style nominal :
« Leurs semelles de corne mince, non ferrées ». La façon discontinue de la prise en
charge de la réflexion renforce la fragilité de la scène : elle accentue notamment le statut
fragile du foyer perceptif et cognitif, le statut menacé de la collectivité.
A un moment fragile de La Guérison des maladies, la perception de la source de
la voix n’est pas indiquée par la narration. Par contre, la source se laisse identifier à
l’aide du contexte. Il s’agit du moment où quelques hommes ramènent à la maison Grin
blessé alors que Marie rentre juste de son rendez-vous :
515
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 258-259.
242
A ce moment, Marie se mit à regarder, au même moment les hommes l’aperçurent,
alors ils se mirent à dire : « Ah ! te voilà... Tu tombes bien ! »
A la clarté d’un réverbère, on a vu changer sa figure. Encore une fois, en elle, tout
changeait. Elle revenait en arrière. Et les hommes d’abord : « Ce n’est pas elle, on
a fait erreur » ; mais à présent : « Que si ! c’est bien Marie. Qu’est-ce qui est
arrivé ? on ne te remettait pas. » [...] Elle était toujours immobile ; c’est ainsi
qu’une fenêtre eut le temps de s’ouvrir là-haut, et une voix :
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- C’est votre mari qu’on vous amène [...]516
.
« A ce moment » et « au même moment » rendent compte de la simultanéité de
la perception. Elle est troublée aussi bien dans le cas de Marie que dans celui des
hommes qui la regardent : « en elle, tout changeait » - « on ne te remettait pas ».
L’image de l’immobilité du personnage s’affiche parallèlement au processus de
focalisation sur la perception auditive suggérée : l’ouverture de la fenêtre, suivie d’une
voix-off (celle de Mme Grin qui fait son entrée dans la scène à ce moment-là sans
forcément apparaître sur l’image) n’est indiquée que par « une voix ». C’est la position
de la voix qui permet de l’identifier, il n’y a pas d’indice sur le déplacement du regard.
On peut dire que dans cette scène, les sons assurent un cadre à l’image invraisemblable
de Marie.
L’incertitude relative à la source du bruit apparaît dans le même roman lorsque
Grin rentre pour voir sa fille. L’effet créé par la voix-off se trouve renforcé par la mise
en œuvre des structures qui mettent l’accent sur le perçu :
Il s’arrêta, il écoutait ; on n’entendit rien encore. Et ce fut seulement quand il se
trouva derrière la porte du logement qu’un bruit se fit entendre, qui était qu’on
marchait tout doucement dans la cuisine [...]517
.
516
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Guérison des maladies, OCM, 9, 106. 517
Id., 148.
243
L’intention et la position de Grin sont indiquées par le pronom il, par contre,
l’acte de perception hypothétique même est signalé par « on n’entendit rien » et « un
bruit se fit entendre ». L’identité du foyer perceptif étant reléguée au second plan, ces
séquences mettent l’accent sur le caractère vague du bruit. Comme Grin ne sait pas
encore si c’est sa femme qu’il entend ou sa fille, la tension est exprimée par l’ensemble
des structures associées à la perception auditive.
Le discours associé à la source de voix-off peut également précéder clairement
les sources mêmes. Tel est le cas d’une scène de La Guérison des maladies où un vieux
se rend chez Marie pour faire guérir un enfant :
Cependant, la porte s’était entr’ouverte, une voix se mit à dire : « Sûrement que
c’est ici ». [...] « J’ai tout fait, j’ai tout essayé, [...] il allait toujours moins bien... »
[...] - Oh ! oui, dit une voix, et c’était une voix d’enfant.
On vit entrer un vieux. Il poussait devant lui un enfant [...]518
.
Nous pouvons constater que dans ce passage-ci, c’est la voix d’abord off, ensuite
présupposée comme étant dans le champ qui structure la scène. La voix du début qui dit
« Sûrement que c’est ici » est présupposée comme étant une voix-off, alors que la suite
du discours associé à cette même source est déjà censée appartenir à l’espace intérieur
de la chambre. La deuxième voix est associée à l’enfant. Ce n’est qu’après-coup que le
mouvement effectué entre hors-champ et champ est explicité : « On vit entrer le vieux.
Il poussait devant lui un enfant [...] ». Ce passage insiste sur la continuité de la voix
traversant l’espace et relègue au second plan la figure du vieux qui ne fait
qu’accompagner l’enfant.
Le statut de vérité fragile que représente un son off peut être accentué par la
fragmentation de la représentation dans une scène de lecture où il apparaît toujours
comme un élément d’interruption, de fragment troublant :
518
Id., 208.
244
Machinalement, Emile se mit à lire.
CHAMP DE BATAILLE D’EYLAU
(8 février 1807)
A la pointe du jour, les Russes commencèrent l’attaque [...].
On marchait, mais c’était en bas.
... Au bout d’une demi-heure le temps s’étant éclairci, Murat [...] tomba sur
l’ennemi [...]. On marchait de nouveau ; cette fois c’était dans l’appartement. Emile
écouta ; le cœur lui battait ; mais les pas décrurent, tout redevint tranquille. Et il
continua de lire :
Le lendemain l’Empereur parcourant les positions [...].
Il était au bout de l’histoire, il s’aperçut qu’il n’y avait rien compris. Il la
recommença :
A la pointe du jour [...].
Tout à coup, il fut interrompu ; une porte s’était ouverte ; il n’eut que le temps de
se retourner : c’était elle519
.
Comme le personnage ne connaît pas la source du son, celle-ci est représentée
par la reprise de on. Il arrive à situer cette source mais pas à l’identifier. La lecture
apparaît sous une forme tout aussi bien fragmentaire que les renseignements relatifs à la
provenance du bruit. L’histoire lue et toujours reprise par le personnage demande aussi
une perpétuelle réévaluation, une éternelle reconsidération.
La mise en œuvre de la voix-off peut également s’accompagner du
déclenchement de toute une scène hypothétique visionnée qui met l’accent sur la
fragilité de l’information d’ordre perceptif :
L’homme cria en levant son fouet, parce que les bêtes étaient fatiguées. On
entendait venir le cri, puis le claquement du fouet à travers la forêt de chênes. [...]
Au milieu d’une épaisseur de vapeur comme dans une buanderie [...] ; – et
l’homme, pour finir, ayant troussé son pantalon, a dû entrer dans l’eau [...]. C’est
sur la grève, c’est dans le pied de la grande falaise [...]. Et la descendre, la falaise,
519
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Circonstances de la vie, OCM, 2, 155-156.
245
la remonter ; puis cette traversée de bois, quand les cris viennent, et on entend
claquer le fouet derrière les chênes ; – alors le vieux à la hotte [...] s’est retourné. Il
n’a rien vu, on ne peut rien voir ; il y a seulement tout autour de lui, les bois520
.
Le bruit du claquement du fouet déclenche pour le vieux toute une série
d’hypothèses sur les différentes positions de l’homme qui mène les bêtes, sur les
positions de la source du bruit. Le statut fragile des vérités perceptives est confirmé par
la mise en texte fragmentaire : « et l’homme, pour finir, ayant troussé son pantalon, a dû
entrer dans l’eau [...]. C’est sur la grève, c’est dans le pied de la grande falaise [...]. Et la
descendre, la falaise, la remonter ; puis cette traversée de bois, quand les cris viennent ».
En somme, la narration ramuzienne met en œuvre la voix-off lorsqu’il s’agit
d’accentuer la fragilité de la situation. Insister sur la tension et le statut de vérité fragile
s’inscrit souvent dans la thématique générale des romans. Outre cet effet, la narration
peut aussi mettre l’accent sur le statut menacé de la collectivité ou assurer le cadre
d’une image incertaine, invraisemblable, d’une scène hypothétique, visionnée. La
coprésence de la voix-off avec une narration fragmentaire soulève la question de la
nécessité d’une double réévaluation : l’effet de fragilité de la technique
cinématographique se trouve alors complété par la remise en question d’un élément de
l’histoire.
III.2.7. Effets et analogies cinématographiques explicités et emboîtement de
plusieurs effets
520
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 109-110.
246
Noël Cordonier remarque à juste titre que Ramuz a tendance non
seulement à mettre en œuvre, mais aussi à expliciter certains effets cinématographiques.
Il constate que c’est à partir de la parution de L’Amour du monde que cette prédilection
ramuzienne prend de l’envergure : « Ramuz renonce à son défi ou à son jeu qui, jusque-
là, était de décrire la technologie du cinéma uniquement par des périphrases non
spécialisées ou implicites »521
. Nous pouvons observer non seulement que cette
caractéristique de l’écriture revendique une place de plus en plus importante, mais aussi
la coprésence de différents effets cinématographiques. Qu’il s’agisse d’une présence au
sein du même chapitre, ou au-delà de ses limites, nous verrons par la suite que ce n’est
pas seulement la mise en œuvre des effets cinématographiques qui est intéressante, mais
aussi leur aptitude à multiplier la réalité, à créer des postures ou des complexités
perceptives. Dans le chapitre X de L’Amour du monde, Thérèse se prépare à son rendez-
vous avec Marcel et son père lui interdit de sortir. Nous assistons à une focalisation sur
Penseyre et sa fille en alternance :
Ce soir-là, M. Penseyre avait l’air particulièrement soucieux. Il a mangé sa soupe
sans dire un mot, ni même regarder Thérèse ; c’est seulement quand elle s’est levée
pour aller prendre un plat […] qu’il a porté ses yeux sur elle, profitant de l’instant
où elle lui tournait le dos. Elle avait une robe de toile très étroite, à courtes
manches ; la grosse moustache de Penseyre a bougé. Peu de temps auparavant, elle
s’était fait couper les cheveux. La grosse moustache de M. Penseyre bouge de
nouveau, il soupire ; mais Thérèse revenait déjà et il a ramené les yeux sur son
assiette […]522
.
La double évocation de l’image de la grosse moustache permet de parler, en
termes cinématographiques, de très gros plan qui « représente seulement une partie du
visage ou un détail de l’objet »523
. Cet extrait opère un double effet de rupture, tout
autant énonciative que temporelle et spatiale524
. La suite de cette prise de vue prolonge
521
CORDONIER, Noël, « Le poète et les objets du monde », op.cit., 304. 522
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 89-90. 523
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, op.cit., 70. 524
Id., 100-101.
247
et accentue l’effet de rupture, en s’appuyant non seulement sur l’insertion des phrases
numérotées, mais aussi sur la prolongation de l’effet de transition :
Elle monte l’escalier. Elle a une robe d’intérieur. C’est une occasion, pour nous, de
la voir se déshabiller, puis se rhabiller, dans sa chambre. Elle met une robe du soir,
une robe de satin noir à corsage très bas faisant valoir l’éclat de la peau, sur
laquelle deux mains aux ongles en amandes, agrandies une douzaine de fois,
viennent disposer un collier de perles à trois rangs…
127. Devant la psyché à trois pans. Profil. On la voit de face dans le pan de
gauche.
128. Gros plan. Mouvement des bras525
.
Comme il s’agit de l’un des quelques exemples explicitement
cinématographiques, il est nécessaire de prendre en considération et d’examiner de près
les différentes versions du roman526
. Dans celle de 1924, nous rencontrons le pronom
elle, en tant que personnage focalisé :
Le grand hall avait pour principal ornement des armures debout sur des socles. Un
large escalier à balustre, recouvert d’un tapis d’Orient, conduisait au premier. Elle
regarde l’heure à une pendule de style gothique ; c’est qu’elle lui a donné rendez-
vous, elle aussi et il ne va pas tarder à venir. Elle monte l’escalier. Elle a une robe
d’intérieur. C’est une occasion, pour nous, de la voir se déshabiller, puis se
rhabiller, dans sa chambre. Elle met une robe du soir, une robe de satin noir à
corsage très bas faisant valoir l’éclat de la peau, sur laquelle deux mains aux ongles
en amandes, agrandies une douzaine de fois, viennent disposer un collier de perles
à trois rangs…
127. Devant la psyché à trois pans. Profil, on la voit de face dans le pan de
gauche.
128. Gros plan. Mouvement des bras.
525
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 90-91. 526
Pour la comparaison, nous avons eu recours à l’édition électronique fournie avec le volume XXV des
Œuvres complètes de Ramuz, parues chez Slatkine.
248
Dans la version de 1925, une petite modification vient troubler la perception de toute la
scène :
Le grand hall avait pour principal ornement des armures debout sur des socles. Un
large escalier à balustre, recouvert d’un tapis d’Orient, conduisait au premier étage.
Cette autre, là-bas, regarde l’heure à une pendule de style gothique ; c’est qu’elle
lui a donné rendez-vous, elle aussi, et il ne va pas tarder à venir. Elle monte
l’escalier. Elle a une robe d’intérieur. C’est une occasion, pour nous, de la voir se
déshabiller, puis se rhabiller, dans sa chambre. Elle met une robe du soir, une robe
de satin noir à corsage très bas faisant valoir l’éclat de la peau, sur laquelle deux
mains aux ongles en amandes, agrandies une douzaine de fois, viennent disposer un
collier de perles à trois rangs…
127. Devant la psyché à trois pans. Profil. On la voit de face dans le pan de
gauche.
128. Gros plan. Mouvement des bras.
Pour l’édition de 1941, une modification plus importante apparaît ce qui nous
permet de rendre compte d’une tendance à la création parallèle de deux mondes en jeu :
Le grand hall avait pour principal ornement des armures debout sur des socles. Un
large escalier à balustre, recouvert d’un tapis d’Orient, conduisait au premier étage.
Cette autre personne, là-bas, regarde l’heure à une pendule de style gothique ;
c’est qu’elle lui a donné rendez-vous, elle aussi, et il ne va pas tarder à venir. Elle
monte l’escalier. Elle a une robe d’intérieur. C’est une occasion, pour nous, de la
voir se déshabiller, puis se rhabiller, dans sa chambre. Elle met une robe du soir,
une robe de satin noir à corsage très bas faisant valoir l’éclat de la peau, sur
laquelle deux mains aux ongles en amandes, agrandies une douzaine de fois,
viennent disposer un collier de perles à trois rangs…
127. Devant la psyché à trois pans. Profil. On la voit de face dans le pan de
gauche.
128. Gros plan. Mouvement des bras527
.
527
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 90-91.
249
Par rapport aux versions précédentes qui mettent en avant elle et cette autre,
dans cette dernière, nous découvrons cette autre personne, là-bas. Le personnage prend
ainsi une certaine distance d’elle-même. Parallèlement à cette prise de distance, la
création du monde cinématographique s’impose aussi. A propos de l’effet de transition
observé dans cet exemple, Jacqueline Sessa parle à juste titre de « bribes de
synopsis »528
. Nous considérons aussi que cette insertion ressemble plutôt au découpage
technique qui se définit comme l’ensemble des « indications techniques sur les
cadrages, les mouvements d’appareils, les effets spéciaux etc. »529
. Les indications
spatiales correspondent à la fois aux mouvements de Thérèse et à ceux de la projection
(dans sa double signification). Nous avons un gros plan sur le mouvement des bras, plus
précisément sur les ongles ce qui accentue l’effet de rupture et met en avant une
caractéristique du gros plan : sa capacité de bouleverser les repères perceptifs530
. Noël
Cordonier rappelle à juste titre une réflexion de Ramuz à propos de cette création :
ou un cinéma
La machine à images
L’invasion des images
Elles sont d’abord sur l’écran
puis dans la tête des gens
puis projetés par eux dehors
ce qui modifie leurs gestes, leurs pensées531
.
Dans ce commentaire, il s’agit d’un procédé analogue à celui de la multiplication
de points de vue ou de prises de vue. Il s’agirait ici de multiplier la réalité par des
projections techniques et par la suite dans la conscience des personnages. Enfin, le
perçu est reprojeté de la conscience à l’extérieur. Ce processus est rendu possible par le
trouble des repères et processus perceptifs habituels. Dans l’extrait cité, le
528
SESSA, Jacqueline, id., 86. 529
Voir la fiche suivante de Terminalf : Post-production et doublage au cinéma. [en ligne] [réf. du 16
juillet 2013] Disponible sur : http://terminalf.scicog.fr/cfm/fich-
1.php?IDChercher=3357&numtable=&NomBase=Postproduction%20et%20doublage%20au.mdb 530
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, id, 101. 531
CORDONIER, Noël, « Le poète et les objets du monde », art. cit., 298.
250
bouleversement des repères se manifeste d’une part dans le commentaire technique
explicite au gros plan (« agrandies une douzaine de fois »), d’autre part par la mise en
relief de l’impossibilité de distinguer entre réalité et imagination. Comme le rappelle
une note de l’édition toute récente de ce roman, les nombres jouent également au niveau
du texte et le script du film : « Dans l’édition originale chez Plon, les nombres “127”,
puis “128”, correspondent exactement aux pages 127, puis 128 du volume, renforçant le
jeu entre le livre et le script présumé d’un film ; cette coïncidence a été orchestrée par
Ramuz au moment de la correction des épreuves du volume »532
. La rupture se
manifeste doublement : d’une part, par la minutie du gros plan, d’autre part, par la
reprise du même gros plan par les indications techniques. Une réflexion de Claude-
Edmonde Magny à propos du gros plan attire notre attention sur l’effet créé par ce
passage de L’Amour du monde :
Ici l’éclairage des personnages, la distance de l’objectif par rapport à eux, sont
réglés par la perspective de l’ensemble : c’est suivant qu’un personnage est plus ou
moins actuel, plus ou moins symbolique de l’époque décrite qu’il viendra au
premier plan et sera filmé en close-up, ou au contraire reculera dans les lointains,
presque parmi les figurants. Sa silhouette se mêlera à d’autres, empruntées celles-là
à la réalité historique la plus authentique : Woodrow Wilson ou Rudolph
Valentino, qui n’interviennent pas dans l’histoire, mais dont les visages
démesurément grossis occupent un instant le premier plan dans la conscience du
lecteur, par l’intermédiaire des biographiques lyriques qui interrompent un instant
l’action533
.
Ce commentaire se rapporte à la Trilogie U.S.A. de John Dos Passos et insiste
sur l’image projetée au premier plan de quelques personnages appartenant à la réalité
historique. Dans le roman de C. F. Ramuz, l’analogie entre la narration proprement dite
et les indications techniques qui s’y imbriquent par la suite recrée l’image du
personnage focalisé : elle apparaît comme empruntée à la réalité cinématographique.
532
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OC, XXVI, tome 7, 387. 533
MAGNY, Claude-Edmonde, op.cit., 93.
251
Jacqueline Sessa a raison de noter que « la fin du chapitre réunit les deux degrés de
l’œuvre »534
. Les instructions cinématographiques sont suivies d’un vide : celui-ci
sépare la prise de vue citée de la suivante relatant le dialogue de Thérèse et de Marcel
durant leur rendez-vous, située à la fin du même chapitre. Le présent et le style nominal
comme traits représentatifs de ce genre dominent aussi dans cet extrait : « 147. Gros
plan. Le baiser. L’obscurité, partant des bords de l’écran, en gagne lentement le
centre »535
. Malgré le bouleversement des repères perceptifs et dans l’histoire et grâce
au gros plan, on peut affirmer que la rupture temporelle se réalise plutôt par l’insertion
de la partie dialogique entre les extraits du découpage technique. L’écoulement des
images et du temps présupposé entre les phrases numérotées (127. 128., puis 147.)
laisse entrevoir que la perception subjective du temps est maintenue. L’analogie avec un
extrait de L’Année dernière à Marienbad s’impose :
VOIX DE X : Salons vides. Couloirs. Salons. Portes. Portes. Salons. Chaises vides,
fauteuils profonds, tapis épais. Lourdes tentures. Escaliers, marches. Marches,
l’une après l’autre. Objets de verre, objets encore intacts, verres vides. Un verre
qui tombe, trois, deux, un, zéro. Paroi de verre, lettres, une lettre perdue. Clefs
pendues à leurs anneaux, à leur place réservée, alignées en rangs successifs, clefs
numérotées des portes. 309, 307, 305, 303, lustres. Lustres. Perles. Glaces sans
tain. Miroirs. Corridors vides à perte de vue...536
.
Les deux cas cités sont analogues dans la mesure où tous les deux se lient à la
fois à un rôle, une situation réels et se dotent en même temps d’une fonction imaginaire.
Dans le cas de L’Amour du monde, on peut constater que l’exemple cité s’associe à la
fois au cinématographique imaginaire (lié au rendez-vous en question) et à la projection
cinématographique réelle du point de vue des habitants. En ce qui concerne le texte du
Nouveau Romancier, le passage cité illustre la double appartenance de la voix de X.
Elle se laisse identifier d’une part en tant que personnage, d’autre part en tant qu’un
534
SESSA, Jacqueline, art.cit., 86. 535
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13, 94. 536
ROBBE-GRILLET, Alain, L’Année dernière à Marienbad, op.cit., 68.
252
semblant de narrateur rapportant machinalement les éléments de décor, comme dans un
découpage technique. Dans cette fonction-ci, c’est le déplacement du regard, en
l’occurrence du regard imaginaire dans un espace imaginaire, qui est sous-entendu. Ici,
la temporalité apparaît en sourdine : le mouvement ainsi que l’arrêt sur certaines étapes
du déplacement du regard est signalé par la répétition de certains espaces.
Afin de pouvoir rendre compte du lien voué à séparer et unir en même temps, il
est également nécessaire de citer la suite du passage ramuzien : « L’obscurité, en effet,
s’étendit lentement sur la toile blanche, à cette même heure, dans la salle communale ;
puis les pâles lampes électriques se sont rallumées au-dessus de vous »537
. Il s’agit du
début du chapitre suivant (XI) qui est formellement détaché, mais se rattache au passage
du découpage technique précédent (numéro 147) par sa thématique et sa temporalité
(« à cette même heure »). Le double gros plan (« Mouvement des bras. » ; « Le baiser »)
est suivi par la description technique de la surimpression, insérée dans le « découpage
technique ». Ensuite, ce même effet est repris par le début de chapitre suivant ce qui
renforce la place qu’il revendique dans la narration. D’une part, il représente le
bouleversement perceptif par rapport à la réalité. D’autre part, l’effet de transition se
manifeste doublement, car c’est par l’extrait du « découpage technique » qu’on sort et
du cadre de la réalité des personnages, et de celui de la perception dans la salle
communale durant la projection. Malgré son statut particulier, il sert aussi de pivot entre
les étapes de la surimpression entre les chapitres, entre les images, ainsi qu’entre une
réalité et sa variante imaginaire. En quelque sorte, ce début de chapitre marque une
certaine continuité formelle.
La perception parallèle du monde quotidien et de la projection
cinématographique peut être observée dans L’Amour du monde lors de la préparation de
Thérèse pour un voyage. Il semble que ce soit l’image des objets qui assure le lien entre
la réalité de Thérèse et la projection des voyageurs :
537
Id., 95.
253
M. Penseyre n’était pas rentré pour le repas de midi. Un peu plus tard, il fit dire à
sa fille qu’il ne serait pas là non plus pour le repas du soir. Elle a eu tout le temps
de faire ses préparatifs. Elle a mis dans sa valise ses deux plus belles robes et un
peu de linge. Pendant ce temps, les deux autres sont déjà dans leur wagon, qui est
un wagon-salon américain. On ne reconnaissait d’abord la nature du lieu, tant la
richesse des banquettes imitait celle d’un meuble de style, qu’au léger balancement
des deux personnages vus de face, et qui tantôt les éloignait l’un de l’autre, tantôt
les portait l’un vers l’autre, parfois aussi les faisait pencher tous deux du même
côté. Mais, brusquement, par la portière, une vue vous était ouverte sur l’espace
tout en lignes droites tendues, fuyant contrairement au sens du train ; – alors nous
aussi, demain, et les pays pour nous aussi viendront se mettre entre nous et ce
qu’on quitte ; – regardant la pendule, la valise mise dans le panier à linge avec son
chapeau et un manteau, et il y avait une serviette dessus538
.
Dans cette version de 1925, le montage parallèle est en jeu. Il est explicité par la
présence de « cependant » qu’il s’agit d’une construction perceptive parallèle. Le
personnage s’efforce à bien délimiter son monde de celui du cinéma. Elle prend ses
distances des protagonistes du film qu’elle projette en les désignant comme « deux
autres » et « deux personnages ». Toutefois, Thérèse s’associe aussi à la perspective des
personnages projetés, par l’image ouverte grâce au train : « Mais, brusquement, par la
portière, une vue vous était ouverte sur l’espace tout en lignes droites tendues, fuyant
contrairement au sens du train ; – alors nous aussi, demain, et les pays pour nous aussi
viendront se mettre entre nous et ce qu’on quitte ». L’image du train et celle de la
pendule – censées créer l’espace-temps propre à l’univers de Thérèse et à celui de la
projection – sont conservées dans la version ultérieure aussi :
M. Penseyre n’était pas rentré pour le repas de midi. Un peu plus tard, il fit dire à
sa fille qu’il ne serait pas là non plus pour le repas du soir. Elle a eu tout le temps
de faire ses préparatifs. Elle a mis dans sa valise ses deux plus belles robes et un
peu de linge. Pendant ce temps, les personnages du film sont déjà dans leur wagon,
538
Pour cette citation, nous avons eu recours à l’édition électronique de la version de 1925, fournie avec
le volume XXV des Œuvres complètes de Ramuz, parues chez Slatkine.
254
qui est un wagon-salon américain. On ne reconnaissait d’abord la nature du lieu,
tant la richesse des banquettes imitait celle d’un meuble de style, qu’au léger
balancement des deux voyageurs vus de face, et qui tantôt les éloignait l’un de
l’autre, tantôt les portait l’un vers l’autre, parfois aussi les faisait pencher tout deux
du même côté. Mais, brusquement, par la portière, une vue vous était ouverte sur
l’espace tout en lignes droites, fuyant contrairement au sens du train ; – pendant
qu’elle regardait la pendule, la valise mise dans le panier à linge avec son chapeau
et un manteau, et il y avait une serviette dessus539
.
La suppression de la réflexion de Thérèse et la deuxième apparition de « pendant
que » pour introduire l’image de la temporalité ne sont pas les seuls éléments modifiés
dans cette édition de 1941. Les « deux autres », les « deux personnages » sont cette fois-
ci désignés carrément en tant que « les personnages du film » et les « deux voyageurs ».
La mise en avant du regard de Thérèse par rapport à la version précédente accentue la
distinction des deux mondes en jeu. Quoique la distinction semble assumée par la
narration, l’association du personnage du roman au personnage du film ne perd rien de
sa réalité.
Les scènes où les protagonistes sont assis autour du feu assurent un cadre
permettant de découvrir l’exploitation des dispositions offertes par le cinéma, plus
précisément celle de l’enfilade et de la double focalisation sur un personnage. Pour
visualiser le passage du regard, nous avons recours non seulement au passage en
question, mais aussi à un diagramme censé montrer le placement des protagonistes ainsi
que les directions prises par le regard :
Ils étaient assis en cercle. A côté du maître, il y avait le neveu, puis on passait à
Joseph ; puis à Barthélémy. Barthélémy faisait face à la paroi du fond [...]. Il y
avait donc cette paroi ; il y avait, en face de la paroi, la figure de Barthélémy,
également éclairée plus ou moins, à cause de la lueur augmentant, puis diminuant
par larges cercles [...]. Une figure toute plissée [...], la barbe plus large que longue
[...], des petits yeux, un tout petit nez, une bouche qu’on ne voyait pas (et on n’en
539
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde, OCM, 13,115-116.
255
devinait la place qu’à la direction que prenait le tuyau de la pipe en s’enfonçant
sous la moustache). Barthélémy faisait face à la paroi, les bras sur les genoux, la
tête en avant, entre Joseph et Romain, puis venaient à sa droite Clou et le boûbe, et
le maître et le neveu du maître étaient à sa gauche. Barthélémy était assis face à la
paroi, et, quand on regardait Barthélémy, on voyait que sa grosse barbe bougeait,
mais il ne disait rien540
.
PAROI
Le numéro 1 signale que le regard se pose d’abord sur le maître, puis sur le
neveu (2) et ensuite sur Joseph (3). Barthélémy est indiqué par le numéro 4 : le regard
s’arrête sur lui. Le on de « on passait » de cette scène renvoie au narrateur qui explore
avec son regard les personnages du roman, pour s’arrêter sur Barthélémy. Attribuer le
regard aux personnages autour semblerait, dans ce cas, plus légitime car par la suite, la
focalisation sur la barbe et la bouche de Barthélémy aura un rôle important. Ce passage
en revue des personnages et l’arrêt du regard sur Barthélémy préparent aussi une
histoire à raconter, notamment une ancienne histoire de la montagne que racontera
Barthélémy lui-même. Le regard fixe un personnage pour préparer son discours. La
540
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 187-188.
MAÎTRE 1.
NEVEU 2.
JOSEPH 3.
BARTHÉLÉMY 4.
REGARD POSÉ, SUSPENDU
BOÛBE
CLOU
ROMAIN
256
description du cercle des personnages est reprise : « Barthélémy faisait face à la paroi
[...] entre Joseph et Romain, puis venaient à sa droite Clou et le boûbe, et le maître et le
neveu du maître étaient assis à sa gauche [...] ». Après avoir terminé l’enfilade
permettant de passer en revue tous les personnages assis en cercle, le regard revient sur
l’image de Barthélémy. C’est à ce moment-là qu’il y a une deuxième focalisation sur sa
figure : « quand on regardait Barthélémy, on voyait que sa grosse barbe bougeait ».
C’est dans l’acte de focalisation que le regard anonyme et le regard collectif des
personnages autour de Barthélémy se rejoignent.
Le montage parallèle peut aussi opérer deux plans du même ici et se diluer dans
un plan d’ensemble où la voix apparaît à la narration comme off :
Emile avait pris les mains de sa femme. [...]
– Comment est-ce que tu vas aujourd’hui ? dit alors Emile à Hélène. [...]
Le père Borle justement se promenait dans le jardin. Les marronniers avec leurs
branches étalées faisaient comme un plancher à la hauteur de la fenêtre, un
plancher plein de trous ; par les trous, on voyait le vieux. [...] Cependant les deux
pensionnaires venaient de sortir aussi, et se poursuivaient en riant. [...]
– Tu n’as pourtant pas l’air très bien, reprit Emile. [...] Les pensionnaires avaient
imaginé un jeu. Car le mouchoir du père Borle pendait un peu hors de sa poche, et
le jeu était de s’approcher de lui par-derrière, marchant sur la pointe des pieds, et
de tirer le mouchoir.
– Est-ce que tu as été peut-être fâchée contre moi ? [...]
Tout à coup, on entendit la voix de mademoiselle Borle.
– Papa, disait-elle, tu as perdu ton mouchoir541
.
Nous assistons parallèlement à la scène avec Emile et sa femme et à celle avec le
père Borle et sa fille. Les mouvements de ces couples de personnages structurent le
montage parallèle qui est aussi signalé par les expressions comme « justement » ou
« cependant ». Outre cet effet, la demoiselle Borle fait son apparition dans la scène par
sa voix. Pour la narration, elle apparaît comme une voix-off. Une question relative à la
541
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Circonstances de la vie, OCM, 2, 115-116.
257
création d’un point de vue, par l’entremise d’une perspective se pose également : « par
les trous, on voyait le vieux. [...] Cependant les deux pensionnaires venaient de sortir
aussi, et se poursuivaient en riant. [...] ». L’évocation de la perspective en question
apparaît avant qu’Emile et sa femme ne sortent, elle « prépare la place, la position »
pour ces deux pensionnaires qui vont observer le père Borle pour inventer ensuite le jeu
en question.
Le mélange de l’effet créé par la voix-off et par la création d’un foyer perceptif
doté de conscience se laisse observer dans Les Signes parmi nous comme suit :
Caille revenait sur ses pas ; il marchait malgré lui plus vite que quand il était venu.
De nouveau ces saules, ce pré ; le cheval se rapprochait ; on entendait rouler les
cailloux sous ses sabots, puis le chemin sonna comme une peau tendue, parce que
la bête se cabrait.
Juste si Caille avait la force de ne pas retourner. Et la voix de l’homme dans la cour
vint encore de loin :
- Tu as compris, Jules, suis-le. Ne le lâche pas jusqu’au village.
La bête fit un nouvel écart, Caille entendait très bien les coups de talon qu’on lui
donnait dans les flancs [...]. La bête [...] ne devait pas être maintenant à plus de dix
pas de Caille, à en juger d’après le bruit qu’elle faisait en soufflant.
Caille prit à droit [...] et il allait se mettre à courir.
Heureusement que le village venait, et, à ce moment, Caille fut dépassé. On fit
exprès de le frôler en le dépassant. La masse glissa tout contre lui, qui était lancée
au grand trot ; ensuite il l’eut entre les choses et sa personne.
Sur la croupe grise qui se balançait, le corps est carré dans une chemise bleue,
ayant à ses côtés les maisons du village, tandis que les épaules et la tête sont dans
le ciel; puis peu à peu la tête descend, les épaules et le corps suivent, peu à peu le
village monte ; le garçon devient petit sur sa bête, les maisons deviennent plus
grandes.
Caille avait ralenti le pas. [...] Il a cherché des yeux la maison où il savait qu’il était
attendu [...]542
.
542
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Signes parmi nous, OCM, 10, 91-93.
258
Au début de cette séquence, les bruits se situent hors-champ et sont entendus par
Caille qui fait des hypothèses relatives à leur source : « le cheval se rapprochait », « Et
la voix de l’homme dans la cour vint encore de loin », « La bête fit un nouvel écart ».
Ensuite, nous rencontrons un foyer perceptif d’abord rattaché à celui de Caille, mais qui
prend ses distances au fur et à mesure. Il y est rattaché grâce à sa position présupposée
par son acte de perception auditive : « La bête [...] ne devait pas être maintenant à plus
de dix pas de Caille, à en juger d’après le bruit qu’elle faisait en soufflant ». Il est
notamment censé voir la figure carrée de Caille et tourner ensuite son regard vers le
ciel : « les épaules et la tête sont dans le ciel », puisqu’il les voit ainsi. La narration dit
que c’est le village qui monte et que ce sont les maisons qui deviennent plus grandes,
alors que ce n’est que le point de vue qui change de position : il s’éloigne du garçon
avec son cheval et s’approche du village. Nous pouvons constater que pour cette
perspective le monde est tel qu’il apparaît pour le point de vue en jeu. Rudolf Mahrer
constate à propos de la technique mise en œuvre dans plusieurs passages de ce même
roman que « [l]’espace est vectorisé par le corps, rendu accessible par ses
déplacements »543
. Outre cette tendance, il rajoute également que le roman « obéit à
cette logique d’un monde auquel on n’accède, perceptivement, qu’en l’arpentant. [...] Le
mouvement ouvre une perception nouvelle »544
. Ce commentaire vaut également pour le
foyer perceptif créé dans le cas cité ci-dessus.
Dans Présence de la mort, l’emboîtement de plusieurs effets
cinématographiques semble être un phénomène courant. L’effet de gros plan suit la
mise en œuvre de la voix-off lors d’une scène où – pour insister sur la complexité de la
perception de la réalité visuelle et temporelle –, le personnage se montre même capable
de beaucoup plus que son statut habituel ne lui permettrait :
Vittoz a été alors se placer devant la maison ; il a mis un chapeau de femme à
fleurs, une jupe à sa femme. Vittoz a été se placer devant le miroir, et en même
543
MAHRER, Rudolf, id., 392. 544
Ibid.
259
temps, s’habillait en femme, et fumait sa pipe. On voyait ses moustaches occuper
beaucoup de place [...]. Il leva encore la tête pour se voir ; il se voyait à travers les
gouttes de sueur [...]. Puis il est sorti. [...] Il a entendu qu’on parlait dans la maison
voisine. [...]
- Eh bien oui, c’est ta faute. Si on avait gardé cet argent chez nous, on l’aurait...
Une voix de femme.
- Et les intêrets ? [...]
Une voix d’homme.
- Les intêrets, où sont-ils ? Les as-tu vus ? Bougre de fou !
Vittoz se tenait sous la fenêtre [...], il n’a eu qu’à se soulever sur la pointe des
pieds. [...] Et Vittoz [...] a fait un de ses yeux tout petit sous l’aile de son chapeau
[...], se tenant tourné vers vous (qui n’étiez pas là), en même temps qu’il vous
montrait avec le pouce la fenêtre par-dessus l’épaule545
.
Dans cette scène, ce n’est pas seulement la représentation de la temporalité qui
est renversée, mais aussi la représentation habituelle de la voix-off. La narration met en
avant notamment le moment de la sortie de Vittoz (« Vittoz a été alors se placer devant
la maison ») pour rendre compte ensuite d’une scène supposée se passer avant, et à
l’intérieur de la maison (« Vittoz a été se placer devant le miroir, et en même temps,
s’habillait en femme, et fumait sa pipe. »). Celle-ci a recours au gros plan : « On voyait
ses moustaches occuper beaucoup de place [...]. ». Selon la conception classique de la
voix-off, c’est le statut de vérité fragile qui est censé être en jeu. Or, le personnage ci-
présent renverse cette conception et montre la source du bruit pour les spectateurs qui
ne sont pas censés la connaître. Nous pouvons constater d’une part la suite des effets
suivants : gros plan sur Vittoz se regardant dans le miroir, voix-off renseignée par le
personnage-même, gros plan sur le personnage se tenant dans la fenêtre. D’autre part, ce
même personnage s’impose comme cadreur. Il connaît et insiste sur la source du son off
ce qui concorderait encore avec son statut de personnage. Or, il va beaucoup plus loin et
distribue la posture du spectateur : « [...] Et Vittoz [...] a fait un de ses yeux tout petit
sous l’aile de son chapeau [...], se tenant tourné vers vous (qui n’étiez pas là), en même
545
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 127.
260
temps qu’il vous montrait avec le pouce la fenêtre par-dessus l’épaule ». Par cette
« entracte », la narration insiste sur les deux niveaux de perception, notamment sur le
moment des actes effectués par le personnage et sur celui de son transfert, supposant
l’enregistrement de la scène. Rudolf Mahrer nous rappelle à juste titre que « [l]’écoute
acousmatique, c’est-à-dire la perception d’un bruit hors cadre, est en effet un mode
régulier au cinéma pour “justifier” un changement de prise de vue »546
. Pour compléter
ses propos, nous pouvons dire que sa combinaison avec le gros plan – telle qu’elle se
fait dans le passage cité ci-dessus – est aussi apte à rendre compte d’un changement
relatif à la fonction du personnage, voir du bouleversement du rapport entre personnage
et narrateur, ce dernier s’installant dans la posture du cinématographe.
Dans Si le soleil ne revenait pas, la voix entendue à la radio attire l’attention des
habitants sur les capacités et les limites de la perception visuelle. La mise en œuvre de
cette voix extérieure au champ des personnages, mais faisant partie intégrante de leur
expérience quotidienne, fonctionne par analogie avec les images cinématographiques.
De plus, elle rivalise non seulement avec la voix des personnages, mais renforce l’effet
créé par le gros plan sur la figure d’Arlettaz qui joue un rôle important dans le roman :
C’est une voix qui vient on ne sait pas d’où, née de nulle part ou de partout, née de
rien, fille du néant. C’est de la musique, des violons, des trompettes, des tambours ;
c’est une femme, une foule, des canons qui tonnent, des fusils qui partent, dix mille
hommes ou un seul, le bruit du vent, le bruit des vagues. Et ce bruit a été d’abord
des choses, mais elles ne sont plus pour nous que du bruit. L’oreille n’en distingue
pas le point d’origine. Son plus ou moins d’intensité est sans signification quant à
la distance qu’il a parcourue, les lieues ne le fatiguent pas, il est insoucieux des
myriamètres ; de sorte qu’il est faible et on vous dit : « C’est Genève », il a toute sa
force, mais il vient de New York. Dans la montagne, l’écho dévie bien les sons et,
en les répercutant, les entrecroise, faisant venir de la paroi opposée le son qui y est
projeté ; mais les yeux ont vite fait de vous renseigner quand même sur sa
provenance réelle, parce qu’on est soi-même une réalité dans un monde qui lui
546
MAHRER, Rudolf, id., 393.
261
aussi est quelque chose de réel ; – ici, dans cette salle à boire, les clients [...] ont eu
vite fait de voir qu’il n’y avait rien à voir, [...] rien que des lampes [...]547
.
Le présentatif domine aussi dans la liste des bruits perçus, comme c’est souvent
le cas des images projetées. Vu que trouver la provenance de cette voix ne renseigne en
rien les habitants sur les problèmes qui les préoccupent, ils se rendent compte de
l’aptitude des yeux à assurer l’accès à la réalité : « mais les yeux ont vite fait des vous
renseigner quand même sur sa provenance réelle, parce qu’on est soi-même une réalité
dans un monde qui lui aussi est quelque chose de réel ». Les voix éloignées, dans le
temps et / ou dans l’espace, mais actualisées par la narration rivalisent dans la mesure
où il y a besoin de souligner leur statut différent : l’une appartenant à la T.S.F., l’autre à
l’un des personnages du roman :
- Ou bien que le soleil éclate en morceaux ; comment est-ce qu’il peut éclater en
morceaux ? [...]
- Ou bien qu’il se refroidisse tout à coup et qu’il devienne noir comme quand on
pisse dans le feu...
Mais une voix plus forte dans le poste de télégraphie disait à ce moment :
« Evénements d’Espagne. Les nationaux s’approchent de Malaga. [...] » C’est ce
qui a encouragé Revaz :
- Il m’a dit (c’est Anzévui) qu’il y aurait une guerre [...]548
.
La discussion sur le sort du soleil se trouve entrecoupée par la voix de la T.S.F.,
puis par celle de Revaz. Comme le discours de ce dernier semble réagir sur les
informations entendues, la narration – contrairement aux habitudes ramuziennes – doit
préciser qu’il s’agit en fait de la reprise d’une phrase prononcée par Anzévui. Comme
c’est souvent le cas entre projections cinématographiques et réalités quotidiennes,
l’enjeu de cet exemple réside aussi au croisement des expériences réelles et projetées.
Dans la proximité immédiate de cette coprésence de voix, le gros plan sur les yeux
547
RAMUZ, Charles Ferdinand, Si le soleil ne revenait pas, OCM, 18, 188-189. 548
Id., 192-193.
262
d’Arlettaz accentue son incapacité visuelle et par conséquent cognitive par rapport à la
performance visuelle constatée plus haut :
C’est que depuis deux ans il courait le pays à la recherche de sa fille [...] qui avait
quitté la maison [...]. Alors Arlettaz s’était mis à chercher sa fille partout [...] ; il
avait été jusqu’à un des bouts du pays [...] : il n’avait pas trouvé ; et, de l’autre côté
[...] tout aussi inutilement ; – tandis qu’il tournait maintenant vers vous dans une
figure tout en plis et de parmi sa grosse barbe, deux petits yeux bleus étonnés549
.
D’une part, la narration détourne l’attention de la scène du café pour nous
plonger tout d’un coup dans un gros plan sur le visage d’Arlettaz. Le caractère tragique
de ce gros plan consiste à rendre compte de l’état d’ivresse générale du personnage550
.
A propos de cet ensemble d’exemples issus de Si le soleil ne revenait pas, nous pouvons
constater qu’ils rendent compte à la fois de la fragilité de la perception et de celle de la
distinction des voix qui sont au cœur des préoccupations ramuziennes.
Lors d’une scène de bateau dans Présence de la mort, gros plan, voix-off et
montage alterné s’entremêlent pour assurer le cadre à une perception
phénoménologique :
Les deux frères Panchaud sont couchés dans le fond de leur bateau. On entend bien
battre le fer quelque part sur la rive, mais c’est comme si on ne l’entendait pas. [...]
L’après-midi, trois heures de l’après-midi, peut-être ; mais il n’y a point de temps,
parce qu’il n’y a point de changement. Ils ont beau forger dans la forge, ils ont
beau ferrer un cheval qu’on leur amène [...] – c’est seulement plus tard, quand
Edouard Panchaud s’est mis debout.
549
Id., 193. 550
Voir par exemple les passages suivants: « Ils regardaient Arlettaz : sa barbe et ses cheveux avaient
encore poussé. [...] Et les hommes le regardaient, mais lui ne regarde personne ; il regarde quelque chose
à travers vous, comme si vous étiez en verre, sans vous voir ». (Id., 289.), ou « En effet, Arlettaz était là.
On ne l’a pas distingué tout d’abord à cause de l’obscurité ; ce n’est qu’ensuite qu’on a vu la tache plus
claire de sa figure se tourner lentement vers vous, et qu’il était assis devant une bouteille de goutte [...].
Seulement Arlettaz ne semble pas avoir entendu ; il est de nouveau dans les nuages ; il regarde devant lui
du milieu de sa grosse barbe où ses oreilles ont disparu [...] ». (Id., 266-267.)
263
Il y a un homme devant vous ; tout change. Cuit, recuit, noir et brun avec des
reflets sur les côtes, et quand la peau se tend, des places où elle est toute blanche,
un pantalon mal retenu autour des reins : – Panchaud, Panchaud Edouard, et il a
suffi qu’il se lève.
D’abord la tête, puis une épaule, puis une autre épaule. L’homme était couché, il se
lève. On le voit grandir peu à peu contre la montagne et la dépasser. Il organise tout
de chaque côté de sa personne. Il commande à ses bras et les fait se mouvoir,
traçant un cercle immense sur des lointains de rocs, sur des déserts de ciel ; alors le
roc s’anime, le ciel est repeuplé. Panchaud, ayant eu soif, s’est levé : il a empoigné
des deux mains le litre noir que lui tend son frère et il boit, l’ayant amené à lui.
Buvant là-haut, la bouche grande ouverte. [...] Il n’y a plus un bateau seulement, il
y en a deux [...]. Et dessus, au milieu de tout, il y a Panchaud qui se tient debout,
ayant suspendu à lui une montagne d’un côté, une autre de l’autre côté551
.
Au début, le bruit issu de la forge apparaît comme une voix-off pour les frères
Panchaud dans le bateau. Par la suite, cet indice relatif à la présence humaine dans la
forge engage toute une panoplie d’images. Avant que les images de la forge nous soient
présentées, nous assistons à l’évocation d’une conscience qui perçoit le temps :
« L’après-midi, trois heures de l’après-midi, peut-être ; mais il n’y a point de temps,
parce qu’il n’y a point de changement ». Le changement étant nécessaire pour la
constitution du temps, ce passage nous replace dans la théorie de la phénoménologie.
Cette conscience est extérieure à celle des frères montrés car elle réagit sur le temps
écoulé entre l’image des frères et celle de l’un des frères qui se lève : « c’est seulement
plus tard, quand Edouard Panchaud s’est mis debout ». Comme le rappelle Maurice
Merleau-Ponty, le temps ne doit pas être considéré comme une « donnée de la
conscience », il faudrait plutôt dire que « la conscience déploie ou constitue le
temps »552
. C’est après avoir dessiné les traits de cette conscience extériorisée, mais pas
objective que gros plan et montage alterné s’entremêlent. Il est possible de distinguer
clairement les passages qui constituent le gros plan : « Il y a un homme devant vous ;
tout change », « Panchaud, Panchaud Edouard », « D’abord la tête, puis une épaule,
551
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 51-53. 552
MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 1945,474.
264
puis une autre épaule ». Le gros plan sature tout le champ de vue et les mouvements du
personnage réorganisent le paysage : « On le voit grandir peu à peu contre la montagne
et la dépasser. Il organise tout de chaque côté de sa personne. Il commande à ses bras et
les fait se mouvoir, traçant un cercle immense sur des lointains de rocs, sur des déserts
de ciel ; alors le roc s’anime, le ciel est repeuplé ». Pour donner une réalité plus palpable
à la vie dans la forge et parallèlement à l’agrandissement de l’image d’Edouard, les
images viennent compléter la voix perçue comme off : « Cuit, recuit, noir et brun avec
des reflets sur les côtes, et quand la peau se tend, des places où elle est toute blanche, un
pantalon mal retenu autour des reins ». Le gros plan qui domine la scène se trouve
entrecoupé par une image de l’ailleurs, en l’occurrence celle de la forge. Au fur et à
mesure que ces effets se créent, une temporalité phénoménologique ainsi qu’une
réorganisation du monde perçu se mettent aussi en place.
Les images projetées s’entremêlent avec une perception cinématographique et
phénoménologique du temps et de l’espace, construite autour de l’effet de l’image
rapide dans Présence de la mort. Grâce à une posture d’observateur et l’effet
cinématographique en jeu, les perspectives projetées se confondent également :
C’est le moment où tous les contrevents battaient comme pour applaudir à la venue
du jour : ils n’ont pas battu, ce matin. Sous une tonnelle de charmille, est la piste
d’un jeu de quilles ; le petit vieux qui relevait les quilles ne les a pas relevées, la
dernière fois (quand était-ce?) [...]. Plus rien, si loin qu’on puisse voir, et il est vrai
qu’on ne voit pas bien loin. [...] Il fallait pousser jusqu’à une assez grande distance
dans la direction de la ville ; c’était à la bifurcation de deux routes [...]. Là, se
dressait une barricade faite de fragments de passerelles en fer [...]. En avant de la
barricade, des cadavres de chevaux gisaient [...]. L’événement était écrit devant
vous [...]. Quelque chose bougea alors derrière une haie sous les arbres d’un
verger ; c’étaient plusieurs chevaux sans maîtres que l’herbe avait retenus là. Et
quelque chose bouge encore ; à présent, c’est une femme (comme on voit aussi
pour finir) qui s’en va sur la route, poussant une voiture d’osier à capote de toile
cirée dans laquelle il y a un enfant à chaque bout. Parce qu’ils doivent être
malades. Alors si vite qu’elle peut, et toute penchée en avant...
La route. Des maisons. Où est-ce qu’elle va ?
265
Des maisons, des villas553
.
La vie des personnages sur l’écran et dans le roman semble se confondre et met
en valeur une conscience observatrice qui relie les plans de la scène. Michel Arouimi
rappelle que ce roman « comporte […] l’évocation très animée d’une séance de cinéma :
la vie des personnages sur l’écran est décrite sur le même ton que celle des acteurs si
fugitifs de ce récit »554
. Jusqu’à la précision apportée par la narration sur l’appartenance
des images (« L’événement était écrit devant vous [...]. »), le contenu visuel de la réalité
quotidienne et celui des images cinématographiques se confondent. La perception
phénoménologique du temps et de l’espace est signalée par l’interjection des questions
suivantes : « (quand était-ce ?) » ; « Où est-ce qu’elle va ? ». La perception
cinématographique s’enchaîne à travers l’apparition d’une perspective qui prolonge
avec son regard le champ de vue, capable de le pousser bien loin : « Il fallait pousser
jusqu’à une assez grande distance dans la direction de la ville ; c’était à la bifurcation de
deux routes ». Les personnages adoptent enfin la perspective filmée : perspectives
humaines et cinématographiques s’absorbent dans l’image rapide, supposée par le point
de vue de la femme qu’on voit sur l’écran. La narration indique même qu’elle est toute
penchée en avant, par contre, sur l’écran, et par la suite dans les consciences aussi, on
voit ce qu’elle serait censée voir si elle n’était pas penchée : « La route. Des maisons.
[…] Des maisons, des villas. ». Le chemin parcouru par la femme est suggéré par
l’évocation des différentes images qu’elle est supposée voir. Cette énumération des
objets de la perception est construite à l’exemple de l’image rapide. C’est la question
« Où est-ce qu’elle va ? » qui fait réapparaître la conscience collective, observatrice de
la scène qui adopte, fait sienne la perspective du protagoniste de la projection.
Nous pouvons constater que la mise en œuvre des effets cinématographiques
concerne non seulement les romans comme L’Amour du monde, mais également
d’autres textes de C. F. Ramuz. Il s’agit d’expliciter les effets cinématographiques, mais
553
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort, OCM, 12, 93-94. 554
AROUIMI, Michel, Vivre Rimbaud : selon C. F. Ramuz et Henri Bosco, Paris : L’Harmattan, 2009, 38.
266
aussi de créer des mondes et des perceptions parallèles. La narration met en place
plusieurs procédés aptes à assurer la continuité entre les niveaux de la réalité, de la
perception. Le personnage peut même se mettre à la place du cinématographe et la
narration donner accès à un fragment de réalité normalement non-perçu par le
personnage. Leurs repères perceptifs et identitaires se trouvent remis en question et se
complètent.
III.2.8. Création et effacement des points de vue – une création postiche ou le
dynamisme de l’identité?
Pour introduire ce sous-chapitre, nous présentons un exemple qui permet
l’association de plusieurs prises de vue, tout en gardant secrète l’identité du foyer
perceptif. Il ne s’agit pas simplement de deux types de points de vue, comme le veut
Hector de Saint-Denys Garneau, mais d’un dynamisme perceptif créé par les
mouvements associés à un point de vue anonyme. Le passage en question représente le
moment où Aline s’approche de Julien lors d’une représentation qui a lieu dans le
village :
Lui, il fut embarrassé. Pourtant, personne ne faisait attention à eux, à cause des
bêtes. D’en haut, les têtes rapprochées étaient comme une couronne sombre où les
nuques et les visages figuraient des fleurs roses. D’en bas, on voyait la petite tête
du singe et sa casquette à plumet attachée sous le menton555
.
L’indication concrète de la position du regard (d’en haut, d’en bas) permettrait
de parler d’un cas typique de plongée/contre-plongée. Dans une plongée, « les objets
sont montrés vus d’en haut, par en dessus », tandis que dans le cas de la contre-plongée,
555
RAMUZ, Charles Ferdinand, Aline, OCM, 1, 148.
267
« ils sont vus d’en bas, par en dessous »556
. L’angle plat (l’angle normal) serait proche
de la vision frontale ou parafrontale557
. La perspective qui se trouve associée à cet effet
cinématographique n’est que présupposée et apparaît comme extérieure à la foule qui
entoure le couple (« personne ne faisait attention à eux »). En revanche – et encore
grâce au pronom on –, la deuxième prise de vue se laisse interpréter non seulement
comme représentant une contre-plongée, mais peut tout aussi bien correspondre à
l’angle plat. Un regard qui descend du haut de la foule jusqu’au niveau des nuques et
des visages pour ensuite remonter d’une position d’en bas (sous le menton). Tous ces
mouvements présupposent le travail d’un regard circulaire, en mouvement dont le
dynamisme est plus déterminant que son identité et qui implique une relation
perceptuelle explicite.
Suivant le contexte, nous rencontrons également des processus d’anonymisation
ou de collectivisation de la perspective. Lors d’une scène d’adieu, l’alternance des
pronoms personnels elle et il est suivie d’une anonymisation graduelle :
Elle le cherchait, elle aussi, des yeux : lui, devait les baisser chaque fois un peu
plus ; elle, elle devait les lever un peu plus chaque fois.
Elle descendait, il restait assis ; elle s’arrêtait, elle se tournait vers lui, elle agitait
son mouchoir.
Elle est devenue toujours plus petite, puis elle est arrivée à un endroit où le chemin
recommence à aller à plat [...] ; là, il l’a vue encore, puis il ne l’a plus vue.
Là, il l’a vue pour la dernière fois ; là, pour la dernière fois, elle s’était retournée ;
après quoi, on n’a plus aperçu que la moitié d’en haut de son corps, puis ses
épaules seulement ; puis seulement son bras et sa tête, avec une main qui se lève
encore.
Et un petit point blanc marquait la place de sa main...558
Au fur et à mesure que le personnage féminin s’éloigne et que son image
apparaît comme étant de plus en plus petite et partielle, le pronom il disparaît de la
556
GARDIES, André – BESSALEL, op.cit., 26. 557
Id. 558
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 180-181.
268
narration. Le processus de la disparition de la femme est d’abord décrit des deux
perspectives : « il l’a vue pour la dernière fois » et « pour la dernière fois, elle s’était
retournée ». Comme la saisie suivante ne capte plus que « la moitié d’en haut de son
corps », la perspective se réduit à on qui perçoit. Lorsque sa figure est très éloignée et
qu’on n’en voit plus qu’un petit point blanc, la narration supprime toute référence au
foyer perceptif : « Et un petit point blanc marquait la place de sa main… ». Par analogie
à l’affaiblissement de l’image, l’identité du foyer perceptif devient aussi moins
importante.
Dans un autre passage du même roman, au moment où Romain descend dans le
village apporter les nouvelles de la maladie, la confirmation de l’image vue
s’accompagne de la création d’une perspective collective :
Il y avait toujours cette main levée ; le sang avait séché [...] ; Romain tenait à
présent devant lui une main noire ; et c’est le signe de cette main qu’on a eu vite
fait de voir, quand il s’est montré devant nous.
Une fenêtre, une autre ; celles qui regardent vers le chemin, celles qui sont tournées
du côté de la montagne, puis celles qui étaient de chaque côté de la rue : Romain
qu’on menait à présent chez Pont559
.
La prise en charge narrative de l’image vue, annonçant la blessure, puise dans
trois formes qui mettent en avant le perçu : « il y avait [...] cette main levée » ; « qu’on a
eu vite fait de voir », « il s’est montré ». Les individus en tant que foyers perceptifs
n’étant pas de rigueur, c’est la perspective collective constituée des regards associés aux
fenêtres qui embrasse l’image. Cette représentation qui met en œuvre un processus de
collectivisation hypothétique correspond parfaitement à la position-clé de cette image :
où qu’on soit et où qu’on regarde, on ne voit que la main levée couverte du sang.
559
Id., 247.
269
Dans une introduction de chapitre, lorsque l’image d’un personnage semble
surgir, le plan général qui domine l’image s’efface pour céder la place au jeu de
mobilité du point de vue et au trouble perceptif :
Il sort la tête... [...].
Plus rien là-haut que le vieux Plan, avec son troupeau de moutons [...]. Alors le
troupeau avance, et il broute tout en avançant. [...] Il est carré, il est pointu, il est en
forme de triangle, il est en forme de rectangle, et [...] imite l’ombre d’un nuage
dont le vent modifierait continuellement la disposition au-dessus de vous. [...] Il
devient convexe, il devient concave ; il fait un bruit de pluie avec ses pattes. Il fait
avec ses dents un bruit comme quand les vagues par temps doux reviennent à petits
coups heurter les cailloux sur la rive.
Lui, se tenait planté en terre à côté comme un vieux mélèze touché par l’hiver.
[...] Alors aussi, cette tête est sortie ; mais on ne pouvait pas la voir à cause des rocs
en saillie qui la masquaient complètement560
.
A le considérer de prime abord, ce passage montre l’image telle qu’elle peut être
vue d’en haut. Pourtant, il ne s’agit pas d’une simple plongée. D’abord, on est dans un
plan d’ensemble (long shot) « qui montre la totalité du décor : la taille des personnages
y est encore réduite mais des détails commencent à se préciser »561
. On y reconnaît le
personnage de Plan avec son troupeau pour passer ensuite à un plan général (extreme
long shot) « qui montre une large fraction du cadre dans lequel se situe le décor et où
plusieurs personnages, s’il y en a, sont plus ou moins “noyés” »562
et prend une large
place dans la narration par rapport aux autres plans. Le point de de vue s’éloigne et ne
laisse plus voir les détails, juste une image représentée de l’image au rapproché : on
n’en perçoit plus que la forme changeante. Avec la comparaison « comme un vieux
mélèze touché par l’hiver », on s’approche du personnage en question, la distance entre
l’objet et le point de vue devient moins importante : on est dans un plan de demi-
ensemble (medium long shot) qui « ne montre qu’une partie du décor et permet d’y
560
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 255-259. 561
GARDIES, André – BESSALEL, Jean, op.cit., 69. 562
Ibid.
270
inscrire plus nettement les personnages »563
. Pour clore le jeu de passage sur l’échelle
des plans qui consiste à s’approcher ou à s’éloigner de l’objet, nous avons un « pseudo »
gros plan sur une tête. On évoque son image, mais elle est accompagnée d’un
commentaire explicitant l’absence de vision : « mais on ne pouvait pas la voir ». Le gros
plan se caractérise aussi par une rupture énonciative, temporelle et spatiale et
s’accompagne du bouleversement des repères perceptifs564
. L’image en question est
présentée à travers une perception troublée et l’absence de vision soulignée est
contrebalancée par l’image présentée comme connue.
Il faut tout de même examiner de plus près les points de vue qui se créent et se
cachent dans cet exemple. Notamment, il s’agit d’abord de celui d’Antoine qui semble
revenir deux mois après l’éboulement de la montagne et qui sort la tête. Pourtant, son
point de vue ne joue pas de rôle dans la suite et ce n’est qu’au début d’un nouvel alinéa
qu’on voit l’image du troupeau : « Plus rien là-haut que le vieux Plan, avec ses
moutons ». Ce début – séparé du tout début de chapitre présentant Antoine – laisse
supposer un point de vue qui s’impose par le haut. Ensuite, c’est le travail de ce point de
vue qui semble se prolonger, notamment par l’apparition des bruits, attribués à ce même
foyer perceptif. La perception des bruits en question présuppose le rapprochement du
foyer perceptif au troupeau. Du point de vue de la structure narrative, il s’agit d’un
montage alterné, mais en même temps, cet effet est controversé par l’impossibilité de
voir.
Dans La Séparation des races, le tout début du roman prépare le terrain à une
perception humaine qui se détache au fur et à mesure de son corps et se transforme en
un foyer perceptif dynamique, s’inscrivant dans la perspective supposée des
personnages :
On va, on va longtemps avec les yeux contre cette côte ; elle est si élevée que, pour
arriver jusqu’en haut, il faut renverser fortement la tête en arrière. Il y a un premier
563
Id., 70. 564
Id., 100-101.
271
étage, et, au-dessus de cet étage, il y en a un autre, au-dessus de cet autre, un autre :
en sorte qu’il faut aller se poster finalement au-delà du fleuve [...]. Enfin l’œil a
retrouvé sa pleine liberté. Là où il faut au pied des heures, un seul mouvement lui
suffit. [...] Là où les hommes d’ici vont difficilement [...], l’œil, c’est d’un seul
coup d’aile et sans que rien le gêne qu’il atteint le sommet. [...] Sur ce premier
étage, il y a des vergers ; on voit la place d’un village, on voit la tache d’un
village ; on voit qu’il y a des maisons grises et blanches, bien serrées, avec des
fenils en bois bruns sous des toits tantôt noirs, tantôt argentés, selon l’éclairage.
[...] Tout là-haut, au milieu de la dernière pente d’herbe, on voyait le chalet ; ils
étaient devant le chalet [...]. Ils n’ont même pas vu que la montagne, en face d’eux
était devenue toute rose. [...] En face d’eux, ça dure pourtant, et, devant eux, à leur
hauteur ; - par le rose [...] ; puis il y a que tout devient gris.
Une voix a posé encore une question, une voix a répondu longtemps après ; ça
tourne au jaune, ça tourne au vert ; ça tourne au gris ; ils ont été éteints comme
quand on souffle une lanterne565
.
Au début, la performance de la perception visuelle est détaillée dans son rapport
aux mouvements humains. Ce foyer perceptif humain est doté de conscience, comme il
apparaît d’après les réflexions qui entrecoupent l’acte de perception même. Au fur et à
mesure que l’on découvre tous les étages de la montagne, il se transforme pour mettre
en avant sa fonction perceptive et sa mobilité. Comme le rappelle Jean-Louis Pierre,
« l’organe de la vue devenu autonome prend toute sa dimension sensuelle »566
. Il se
« détachera » de son corps pour se mettre à la place de la perspective des personnages :
car d’abord, « on voyait le chalet ». Ensuite, comme les personnages « n’ont même pas
vu que la montagne, en face d’eux était devenue toute rose », c’est au foyer perceptif
d’enregistrer toute information d’ordre perceptif que seraient censés voir les
personnages. « En face d’eux, ça dure pourtant, et, devant eux, à leur hauteur ; - par le
rose [...] ; puis il y a que tout devient gris ». Il assure également l’accès à l’information
d’ordre perceptif auditif, étant chargé de l’enregistrement des voix-off, sans détourner
son attention du champ de vue en jeu : « Une voix a posé encore une question, une voix
565
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Séparation des races, OCM, 12, 165. 566
PIERRE, Jean-Louis (2007), op.cit., 267.
272
a répondu longtemps après ; ça tourne au jaune, ça tourne au vert ; ça tourne au gris ; ils
ont été éteints comme quand on souffle une lanterne ».
Les jeux de clair-obscur sont souvent classés comme servant à des effets
dramatiques ou cinématographiques, mais ils peuvent tout aussi bien être mis au service
de l’élargissement de la perspective, notamment lorsqu’on voit la figure de Thérèse et
de Philomène avant l’arrivée de Maurice Nendaz :
Il continuait à faire des éclairs ; il y a eu une fenêtre en face d’elle dans le mur de la
cuisine, aussitôt il n’y en avait plus.
Une fenêtre d’un blanc éclatant, qui se fait, est défaite, se refait ; elle, elle est
éclairée, ne l’est plus, l’est de nouveau. [...] On la voit, elle tend la tête en avant, on
ne la voit plus. [...] Alors on voit Philomène qui lève les bras, les laisse retomber,
car elle est éclairée, elle aussi. Toute la cuisine est éclairée [...]567
.
Logiquement, on voit ce qui est éclairé et l’accès à l’information d’origine
perceptive se montre dans les expressions comme « il y a » et « on la voit ». Ce passage
joue d’une part sur la distance à partir de laquelle on voit l’objet en question, d’autre
part sur la création des perspectives. On peut suivre le passage du point de vue de
Thérèse, suivi d’un regard posé sur elle à la création d’un point de vue à part, mais qui
embrasse toute la cuisine avec son regard. De la perspective de Thérèse, on passe en
sourdine à la représentation du plan général. Nous pouvons parler de l’élargissement de
la perspective. Par contre, le montage alterné est explicité dans l’exemple suivant qui
puise également dans le jeu de clair-obscur :
Et Rebord disait : « C’est des histoires. »
Et Nendaz disait : « Bien sûr, mais vous comprenez, c’est à cause de Thérèse. Je lui
ai promis que j’irais voir. »
Pendant ce temps, les lumières s’allumaient derrière eux aux fenêtres, une ici, une
autre plus loin, une autre encore, faisant des points rouges dans l’entassement
567
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 276.
273
confus des maisons, comme des braises de cigares. Et on vu également, à l’extrême
orient de la vallée, comme si on introduisait le bout d’un levier entre l’arête des
montagnes et le ciel. [...] On pèse, ça se soulève, ça retombe : le ciel se soulève de
nouveau : alors une bienheureuse lumière s’est glissée par la fente, une
bienheureuse lumière en ruisselle jusque sur nous. [...]
Les toits du village ont été vus avec leurs cheminées dont quelques-unes fument
dans le pâle, – pendant qu’on a une joue éclairée et l’autre pas.
Nendaz a eu une joue éclairée, Rebord a eu une joue éclairée. [...]
- Ma foi, a dit Rebord, est-ce que tu vois quelque chose ?
- Ma foi, a dit Nendaz, ma foi non, je ne vois rien.
D’où ils étaient, ils apercevaient pourtant toute la côte, où monte le chemin qui
mène à Derborence568
.
La simultanéité temporelle des plans est doublement soulignée par « pendant ce
temps » et « pendant que ». Avec l’introduction du nouveau plan par « pendant ce
temps », on assiste aussi à la création d’un point de vue qui ne peut pas être équivalent à
celui des personnages car il voit « derrière eux ». Le début de la phrase suivante (« Et
on a vu également ») présuppose la vision de l’image des lumières qui s’allument. La
voix passive pouvant impliquer la présence d’un on (« Les toits du village ont été
vus »), il y a tout de même une certaine continuité perceptive qui relie l’image des
fenêtres à celle qui surgit à l’extrême orient de la vallée et à celle des toits. C’est la
présence palpable ou sous-entendue du pronom on qui assure une continuité par ses
différentes variantes : « on a vu » sous-entendu, « on a vu » et « ont été vus ». Dans
cette scène, on présuppose l’éventualité de trois points de vue : le point de vue collectif
avec nous qui se transforme ensuite en un point de vue anonyme avec le passif, pour
ensuite céder la place à celui des personnages. La notion de « personnage-témoin »569
semble être utile dans ce cas-ci, par contre, il s’agirait plutôt d’une « collectivité-
témoin », en tout cas au début. « Les toits du village ont été vus avec leurs cheminées
dont quelques-unes fument dans le pâle, – pendant qu’on a une joue éclairée et l’autre
568
Id., 286-287. 569
Voir l’article suivant : MAINGUENEAU, Dominique, « Instances frontières et angélisme narratif ».
Dans : Langue française, no 128, 2000, 74-95. [en ligne] [réf. du 6 décembre 2010]. Disponible sur :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_2000_num_128_1_1009
274
pas » : le début de cette phrase présuppose un point de vue. Parallèlement au travail
censé être effectué par celui-ci, un autre regard s’impose aussi pour rendre compte de
l’image des personnages. Les mouvements suivis par le point de vue supposé sont les
suivants : d’abord, il voit derrière les personnages, ensuite d’en haut et d’en face.
Dominique Maingueneau caractérise le point de vue anonyme comme suit :
Quand le point de vue reste non-identifié, il s’agit du marquage linguistique d’une
subjectivité transitoire et aux caractéristiques pauvres, dont la fonction essentielle
est d’ancrer énonciativement le récit, de lui donner un repère lorsqu’il émerge. Un
enrichissement substantiel des marques de subjectivité amènerait inévitablement le
lecteur à faire l’hypothèse qu’il a affaire à un personnage fortement individué, non
à une conscience-support transitoire et quelque peu fantomatique570
.
Il peut effectivement s’agir d’une conscience-support, car le passif présuppose
un on. Dans la suite, nous avons une autre occurrence de ce même pronom : cette fois-
ci, il co-réfère avec les deux personnages : nous assistons à un passage brusque d’un
regard extérieur à une double conscience. Par analogie à l’impossibilité d’une image
telle quelle, dans son évidence et son unité, il est aussi impossible de construire une
réelle conscience collective : les limites entre les éventuels points de vue restent floues.
La question de la continuité et celle de l’identité qui la prend en charge est soulevée
dans le roman de Jean-Louis Baudry d’une manière à la fois explicite et inquiétante :
Cela que je vois et qui laisse en suspens les identités admises occupe encore une
position paradoxale. Une continuité de vision s’élabore, chaque chose est la
réplique ou la conséquence d’un ensemble et chaque proposition n’est pourtant que
le développement d’un événement occasionnel, l’ouverture d’une nouvelle
parenthèse qui ne se refermera pas davantage, nul sens antérieur à elle n’étant
désormais récupérable – proposition fragmentaire, isolée (mais quelles sont ses
limites ?) et reliée aux autres (selon quelle loi de continuité ?)571
.
570
Id., 80. 571
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 137.
275
La continuité de la perception devient d’autant plus complexe lorsque la création
de ses limites et de ses lois sont assujetties à une conscience. La création d’un point de
vue supposé nous amène même à affronter la problématique de plusieurs supports,
plusieurs foyers perceptifs fantomatiques, comme il se montre dans cet exemple issu de
Recherche de la vérité :
[A]lors il regardait et il était regardé, il ne bougeait pas, on ne bougeait pas tandis
qu’alors il a été encore jusqu’au cou vu dans l’ouverture du corsage à la peau
grenue, chaude de couleur, et il y a que ce cou est renflé comme celui des pigeons,
c’est la jeunesse qui y chante et parce qu’un beau sang y court. […] Il se remplit
son verre de vin de pommes, vida son verre. Des chemins différents offerts à vous
dont un serait de ne pas repartir et il lui semble que tout se lit seulement au
mouvement qui s’est fait dans sa moustache après quoi ne sachant plus que faire de
ses mains, il les a posées l’une et l’autre de chaque côté de son assiette572
.
Ce passage, plus précisément les constructions passives (« il était regardé » ; « il
a été encore jusqu’au cou vu » et la structure on + verbe de mouvement) permettent d’y
associer différents foyers perceptifs fantomatiques et de présupposer au moins trois
points de vue différents. D’une part, il peut s’agir d’un point de vue anonyme, d’une
conscience-support pure. D’autre part, le contexte permet de parler de la figure
imaginée par Reymondin 573
et en même temps de la projection de la fille sauvage,
Jenny, qui va se passionner pour lui. La cohésion explicitée entre la représentation du
personnage et celle qu’il fait de l’autre point de vue associé à la scène permet d’affirmer
que la logique de mouvement-perception, omniprésente dans les œuvres de C.F. Ramuz,
structure la création des foyers perceptifs fantomatiques. Cette logique apparaît dans les
passages suivants : « il regardait et il était regardé », « il ne bougeait pas, on ne bougeait
pas ». Ce parallélisme impressionnant montre que le personnage forme une certaine
unité, du moins se fond et se confond avec le/les foyer(s) perceptif(s) fantomatique(s).
572
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité, op.cit., 82-83. 573
Voir la description de cette figure à la page 82 (figure réelle, figure de Chinoise).
276
Ne s’agirait-il pas d’un point de vue supposé uniquement par le personnage, d’une
conscience qui n’aurait de réalité qu’au sein de sa conscience à lui ?
La création des points de vue énigmatiques garantissant l’accès à une information
d’ordre perceptif ou les dynamismes qui s’y lient ne sont pas rares dans les romans
ramuziens. Dans un passage de La Beauté sur la terre, il semble que le point de vue
serait celui d’un personnage, Décosterd, mais il s’avère qu’on est témoin de la création
d’un point de vue à part :
Ils ont longé la grève jusqu’au chemin dans les roseaux où ils ont été d’abord l’un à
côté de l’autre, mais ensuite il n’y a plus eu assez de place pour deux personnes
allant de front. On a vu derrière la casquette les deux belles épaules noires aller
entre les hauts panaches qui s’agitaient vivement […] ; puis ils ont caché la
casquette, ils cachent les épaules, ils cachent pour finir les cheveux noirs qui
brillent au-dessus de l’oreille (c’était pendant que Décosterd était allé faire sa
course) ; puis on a pu entendre la voix de Rouge :
- Ah ! c’est toujours la même chose ! Décosterd a oublié de rentrer les rames.
Une autre voix :
- Tant mieux !574
Il s’agit du moment de l’histoire où Rouge et la nièce vont voir les bateaux. Le
texte souligne entre parenthèses que Décosterd ne peut pas correspondre au foyer
perceptif (« c’était pendant que Décosterd était allé faire sa course »), alors on assiste à
la création d’un foyer perceptif anonyme, à part. Quel qu’il soit, l’essentiel est d’assurer
cet accès et de montrer la faculté visuelle (« [o]n a vu ») et auditive (« on a pu
entendre ») du foyer perceptif. Cet exemple confirme aussi la pertinence du constat de
Daniel Maggetti et Stéphane Petermann. Ces auteurs remarquent à propos du même
roman la tendance consistant à multiplier les points de vue :
574
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 141-142.
277
On a souvent présenté Ramuz comme un précurseur, à sa manière, des recherches
formelles du Nouveau Roman, dans la mesure où ses préoccupations le poussent à
privilégier la prise en charge du récit au détriment de l’histoire. L’intrigue de La
Beauté sur la terre n’est pas très développée [...]. En revanche, il met en place,
pour en assurer la transmission dans un récit organisé, une structure complexe et
fragmentée qui recourt à des voix narratives multipliant les points de vue575
.
La narration de La Guérison des maladies va aussi jusqu’à la multiplication des
foyers perceptifs, notamment en ayant recours à des entités « non-personne » :
Les deux vieilles cardeuses de matelas cardaient toujours leurs matelas sur la
place ; elles regardaient. La Justice sur sa fontaine regardait. Là où il n’y avait
personne aux fenêtres, les fenêtres regardaient576
.
Dans cette scène de marché, nous assistons non seulement à l’élargissement du
champ de vue à travers des images jusqu’aux perspectives « non-personne », revêtues
de capacité perceptive, mais en même temps à une enfilade sur les différents éléments
de la place du marché. Le dynamisme de la représentation des foyers perceptifs est
remarquable : d’abord, les cardeuses sont de caractère « personne ». Ensuite l’image de
la Justice sous-entend encore une allégorie humaine. Enfin, l’absence de tout être
perceptif étant soulignée (« Là où il n’y avait personne aux fenêtres »), la position des
entités « non-personne » suffit à supposer des foyers perceptifs humains. Au fur et à
mesure que le regard détecte tous ces éléments du marché, le regard humain est
représenté d’une manière de plus en plus sous-entendue. Par contre, la scène se crée
autour d’un complexe de représentations subjectives réelles ou supposées.
La force du point de vue peut aussi être soulignée chez Ramuz. Pour ce faire et
d’une manière paradoxale, la narration a recours et insiste sur la dissolution de
l’ambiguité référentielle qui figurait parmi les reproches contre le style du Vaudois.
Jérôme Meizoz souligne qu’« [à] partir des Circonstances de la vie, l’attention de
575
MAGGETTI, Daniel – PETERMANN, Stéphane, op.cit., 85. 576
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Guérison des maladies, OCM, 9, 195.
278
Ramuz se porte d’avantage sur la langue (littéraire) que sur le référent
(documentaire) »577
. La question du référent apparaît non seulement en termes
documentaires, mais aussi en termes linguistiques. Contrairement à ce que prétend la
critique, l’ambiguité référentielle peut être relevée dans un objectif bien défini :
Justement Perrin le charpentier venait d’arriver devant chez Rouge avec un
chargement de poutres. Ravinet s’approche en ralentissant de plus en plus le pas,
comme s’il se méfiait. Il voit que c’est cette nouvelle construction, cette rallonge
que Rouge a faite à sa bâtisse : « Ah ! il bâtit, se disait-il ; pourquoi est-ce qu’il
bâtit, celui-là ? » Et « celui-là » c’était Rouge qu’on voyait qui était en train de
mesurer avec un mètre de poche les pièces de bois […]578
.
Ravinet est présupposé comme foyer perceptif, car il s’approche de la
construction de Rouge : « Il voit que c’est cette nouvelle construction […] ».
L’explication fournie sur le référent de « celui-là » alourdit la narration, mais attire en
même temps notre attention sur l’importance du passage. Et « “celui-là” c’était Rouge
qu’on voyait qui était en train de mesurer » : cette surexplication du référent met
l’accent sur la perception en cours (c’était Rouge qu’on voyait). Le texte remet en avant
l’activité percevante à travers une expression qui semble inutile. Dès lors, ne peut-on
imaginer un regard autre, associé au pronom on qui observe Ravinet regarder et Rouge
travailler ?
Pour clore ce sous-chapitre, nous pouvons constater que – plutôt que de créer
des points de vue bien définis et cernés –, la narration ramuzienne préfère laisser les
identités perceptives en suspens. La création d’une perspective collective et/ou
anonyme, mais dynamique ou encore l’élargissement de la perspective s’accompagne
souvent d’un élément thématique ayant une position-clé dans le texte en question. Il
n’est pas toujours possible et en même temps pas toujours nécessaire de trancher entre
les foyers perceptifs fantomatiques et le point de vue des personnages. Cette coprésence
577
MEIZOZ, Jérôme, Ramuz – un passager clandestin des lettres françaises, op.cit., 92. 578
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 158.
279
fréquente s’accompagne de la logique de mouvement-perception. L’éventuelle
incapacité perceptive des personnages, étant souvent soulignée par la narration, peut
être représentée parallèlement à l’introduction d’un regard capable de jouer sur l’échelle
des plans. En réponse à cette caractéristique provisoire de certains personnages, la
narration propose également des processus de dépersonnalisation de la perspective afin
de pouvoir adopter la perspective des personnages. Dans ce cas-ci, elle apparaît comme
une sorte de perspective-support, censée compléter la vue incomplète des personnages.
La création des perspectives ou consciences-support revient souvent afin de rendre
compte de la subjectivité transitoire de la scène.
III.2.9. Points de vue complémentaires – double conscience, cognition,
continuité et perception phénoménologique
Pour introduire une question fondamentale relative au statut du narrateur
ramuzien, il devient nécessaire de prendre comme point de départ un exemple classique,
issu de La Jalousie :
Mais le regard qui, venant du fond de la chambre, passe par-dessus la balustrade
[…]. On n’aperçoit pas le sol […]. On entend, venant par sa porte entrebâillée, la
voix de A … […]579
.
Dans ce cas-ci, on nous présente les mouvements d’un regard indéfini dont la
continuité est indiquée par des occurrences de on. La capacité de perception visuelle
accompagnée de mouvements se prolonge dans un acte de perception auditive. La
continuité du regard anonyme, associé à une conscience a été sujet de nombreuses
579
ROBBE-GRILLET, Alain, La Jalousie, Paris : Minuit, 1957, 11. 16.
280
études relatives à La Jalousie. Toutefois, lorsqu’on ne considère que les signes
renvoyant à la continuité perceptive, il est facile de se rendre compte de l’omniprésence
du pronom on. L’œuvre de C.F. Ramuz abonde aussi en ces pronoms à multiples
fonctions. L’une de ses occurrences les plus surprenantes permet de constater qu’il y a
une volonté de conserver et souligner la nécessité absolue d’une perception confirmée :
Il se gratte la tête […] ; il est vu, il est vu tout entier, on voit qu’il a la couleur des
raves; on voit qu’il n’a plus que des restes de chaussures […]. Et on voit qu’il a
trouvé dans sa poche un vieux croûton de pain noir […], il fait avec ses dents un
bruit qu’on peut entendre580
.
La répétition de « on voit » ainsi que les structures passives soulignent la
présence d’une instance chargée de la perception. Comme normalement, un bruit peut
être entendu, l’ajout du syntagme « qu’on peut entendre » attire notre attention sur la
nécessité absolue d’attribuer à on le statut du narrateur qui enregistre les événements
d’ordre visuel et auditif. Qu’il s’agisse d’une conscience réelle ou présupposée, il
importe de montrer et de confirmer sa présence, sa fonction.
Dire, affirmer la présence et la nécessité d’une perspective capable d’accéder
aux passages des images est tout aussi crucial dans la narration de Personnes de Jean-
Louis Baudry :
Maintenant, si précipité qu’en soit le rythme, si bouleversée leur succession, la
cohérence n’en est pas moins préservée. Et c’est d’abord cette évidence, cette
logique qui l’emporte, l’intègre à ses rapports fulgurants – prise directe, ni
attention, ni volonté réfléchie, mais une action déliée (danse, figures et air). Toutes
les perspectives sont annoncées – vu, non vu – voyant. On s’écarte sur son passage,
ou il traverse invisible des scènes qui semblent se jouer ailleurs ; on le prend pour
580
RAMUZ, Charles Ferdinand, Derborence, OCM, 17, 264.
281
spectacle, de ce même spectacle il devient le spectateur absent, tour à tour
prisonnier des formes ou libre, possédant la liberté de leurs transformations […]581
.
Les images sont représentées comme correspondant à des actions déliées, c’est-
à-dire qu’elles sont perçues comme étant détachées. L’idée des perspectives annoncées
rejoint l’exemple ramuzien qui met en évidence la présence d’une perspective.
Pareillement à la narration ramuzienne, qui annonce souvent ce qui ne peut pas être vu
sur l’image actuelle, voire l’absence de la perspective, la narration des Personnes met
en avant la même idée : « Toutes les perspectives sont annoncées – vu, non vu –
voyant ». La suite de la description des perspectives formule les principales
caractéristiques de la perspective incarnée par les occurrences de on. Il s’adapte
notamment à la situation actuelle, est capable de voir ou de représenter des scènes autres
que celles qui correspondent à la prise actuelle et se présente même comme doté d’une
mobilité. Le spectateur absent rappelle le spectateur souvent sous-entendu dans les
romans de Ramuz. La polyvalence de la perspective en question trouve sa formulation
juste chez Jean-Louis Baudry : le point de vue est d’une part prisonnier des formes,
d’autre part libre. Nous pouvons considérer le point de vue comme étant libre lorsqu’il
semble s’annoncer comme détaché, par contre, il apparaît chez Ramuz plus souvent
comme étant pris entre le narrateur et le personnage.
L’instance narrative chargée de perception n’apparaît quasiment jamais sans
impliquer des rapports de complémentarité. Que ce soit par ses capacités auditives et
visuelles ou par des rapports perceptifs et/ou cognitifs entre narrateur et personnage,
« [l]e roman va lui [à Ramuz] servir de moyen d’investigation et de connaissance pour
affronter les énigmes et les mystères qui travaillent les espaces intérieurs, élaborer de
nouvelles stratégies narratives, inventer des rapports de complémentarité entre narrateur
et personnages582
» – peut-on affirmer avec Doris Jakubec. Afin de pouvoir relever
quelques mystères de la narration et du monde des personnages, il est nécessaire de
581
BAUDRY, Jean-Louis, id., 48-49. 582
JAKUBEC, Doris, Introduction aux Romans, I, XXXIV.
282
poser quelques questions. Comment se laissent définir les rapports de
complémentarité ? Quels sont les éléments qui relient l’espace des personnages à celui
du narrateur ? Pour illustrer ce phénomène, il n’est pas inutile de considérer
l’emboîtement des espaces cognitifs correspondants :
Puis, de nouveau, on a vu la lanterne du Président se soulever, décrivant un demi-
cercle, on ne savait pas trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni
par qui ; allant donc ainsi comme d’elle-même [...]583
.
Au sein d’une phrase, nous avons affaire à deux points de vue divergents. D’une
part, « on a vu la lanterne du Président » peut renvoyer à la fois à l’espace cognitif des
personnages et à celui du narrateur. L’hésitation relative aux détails de l’image (la
position de la lanterne) s’inscrit dans le même ordre d’idée : il peut s’agir soit de
l’hésitation des personnages, soit de celle du narrateur, étant plutôt omniprésent et
« omniperceptif » qu’omniscient. Une conscience étrangère, un point de vue différent
apparaît dans l’hésitation concernant le personnage auquel on associe l’image de la
lanterne : « on ne savait pas trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni
par qui ». Comme d’après le contexte, on peut être sûr que les personnages qui suivent
la lanterne savent très bien que c’est celle du Président, un point de vue divergent du
premier et ayant un espace cognitif propre se laisse repérer. C’est la comparaison qui
assure lien entre les deux espaces perceptifs et cognitifs. Elle semble même éclairer l’un
des points fondamentaux du fonctionnement du visuel. Les personnages savent que la
lanterne est en mouvement grâce au Président. Or, l’autre point de vue, ne sachant pas
qui la tient, la voit réellement comme si elle allait d’elle-même. Il devient important de
signaler l’image perçue, telle qu’elle est vécue : le perçu emporte sur le cognitif.
Dans Les Images de Jean-Louis Baudry, les images sont aux prises directes avec
la perspective dans la mesure où c’est le regard qui domine, modifie même la
présentation du perçu. Les choses perçues s’imbriquent avec le cognitif d’une façon
énigmatique, suivant une structure spécifique :
583
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 159.
283
Cela commence ainsi : c’est d’abord un objet lointain, entrevu quelques instants,
les feuillages du bois par exemple ; ou un ensemble indifférencié, survolé, le
quartier de la ville trop discret à cette heure, les terrasses [...]. L’image glisse
cependant, abandonnant les débris d’un paysage inutile, tandis que les lignes
parallèles des façades, déséquilibrées par la perspective, preuve d’un vertige
inversé, divisaient l’écran, s’écartaient lentement. Je suis déjà passé par là. [...] Ou
bien le heurt des talons sur l’asphalte et l’image montrait ce que je voyais.
Fragments de murs qui défilent, tournoient, s’abattent ; un couloir de ciel dressé de
bas en haut ; puis la toile à demi tirée, les tables, mais ralentir le passage, les tables,
le tintement des verres qu’on rince, le sifflement de la vapeur, la mousse qui
déborde tranchée net par la palette de bois [...]. Le regard ordonne l’action, je me
confie à lui584
.
Le perçu momentané domine le début de cette scène : les objets sont entrevus,
survolés, les images glissent. Or, le passage de l’image de départ à l’image suivante est
dominé par la perspective. Celle-ci modifie, se représente et présente les « lignes
parallèles des façades » comme déséquilibrées. Tout se passe comme si l’image actuelle
était enfermée dans un cadre : « les lignes parallèles [...] divisaient l’écran [...] et
l’image montrait ce que je voyais ». Le personnage s’érige ici au rang d’une caméra
capable de prendre en charge le passage des images, il veut « ralentir le passage ».
Michel Foucault rappelle un trait très important de cette « curieuse structure » :
[U]ne femme est assise à une terrasse de café, avec devant elle les grandes baies
vitrées d’un immeuble qui la domine ; et à travers ces pans de glace lui viennent
sans discontinuer des images qui se superposent, tandis que sur la table est posé un
livre dont elle fait rapidement glisser les pages entre pouce et index [...] :
apparition, effacement, superposition qui répond sur un mode énigmatique, quand
elle a les yeux baissés, aux images vitrées qui s’accumulent au-dessus d’elle
lorsqu’elle lève les yeux585
.
584
BAUDRY, Jean-Louis, Les Images, op.cit., 10-11. 585
FOUCAULT, Michel, op.cit., 935-936.
284
Le lien entre le regard posé sur le livre et les images vues n’est révélé
qu’ultérieurement. Les images vues, correspondant à une perspective tournée vers elles,
sont suivies d’une réflexion du personnage masculin pour ensuite nous apprendre que la
femme a toujours la tête baissée : « Mais je ne vois que le rideau de verre [...] ; ou plus
près de moi la tête baissée [...] … Courbées d’ailleurs, les pages du livre s’échappent du
doigt [...] ; elles animent les couleurs libres de tout sujet en un film, dirait-on, continu
[...] »586
.
Outre ce rapport à la position d’une perspective, son caractère hypothétique peut
apparaître mais également surgir en rapport direct à sa présence même. Le double
caractère du point de vue anonyme, indéfini se manifeste paradoxalement dans La
Grande Peur dans la montagne. C’est après avoir défini un point de vue hypothétique
qu’il prend forme :
Et lui qui devenait cependant de plus en plus petit, et on l’aurait vu s’élever et en
même temps disparaître ; – s’il y avait eu quelqu’un pour le voir. [...] Déjà, si on
avait pu le voir, il n’aurait été plus gros qu’un point, vu du bas du glacier, puis il
n’aurait plus été vu du tout, et il aurait été comme s’il n’était pas587
.
Dans cette description de Joseph, le protagoniste, l’existence (« s’il y avait eu
quelqu’un pour le voir ») et la capacité de perception visuelle (« si on avait pu le voir »)
du foyer perceptif sont présentées comme étant remises en question. Malgré le caractère
hypothétique du foyer perceptif, sa position et les images qu’il serait susceptible de
rendre sont décrites. On peut constater qu’admettre la présence d’un point de vue
quelconque est indispensable. D’une part, la description débute par une image
présupposant une perspective qui perçoit la figure de Joseph comme devenant de plus
en plus petite : « Et lui qui devenait cependant de plus en plus petit ». L’image est d’une
part telle qu’on la perçoit, d’autre part, il n’y a que ce qu’on voit : « il n’aurait plus été
586
BAUDRY, Jean-Louis, op.cit., 13. 587
RAMUZ, Charles Ferdinand, op.cit., 275-276. La reprise des deux exemples issus de La Grande Peur
dans la montagne s’impose par la nécessité d’un rapprochement cinématographique qui est ancré plus
spécifiquement dans ce chapitre et qui permet en même temps de mieux éclairer la question du jeu
ramuzien relatif à l’analogie cinématographique.
285
vu du tout, et il aurait été comme s’il n’était pas ». La coprésence de on avec un verbe
de perception ainsi que la présence de la structure « il y a » indiquent la nécessité de
l’acte de perception. La réflexion de Claude-Edmonde Magny sur l’ellipse au cinéma et
dans le roman nous éclaire sur la ruse de ce passage ramuzien :
On voit ici que la raison qui conduit le roman à l’ellipse est la même que pour le
cinéma : elle est dans ce parti pris d’honnêteté qui oblige le romancier à ne
représenter que les faits qu’a pu atteindre sa caméra sans tricher, bref à respecter
les conventions qui définissent son art. Le caractère elliptique de l’art procède ainsi
d’une sorte d’impressionnisme qui n’a plus rien de subjectif ; il résulte d’une
convention analogue à celle qui pousse le romancier à s’interdire tout recours à
l’analyse intérieure : Faulkner, en général les écrivains américains modernes, ont
choisi de ne jamais nous montrer une scène en la décrivant en termes abstraits et de
tous les points de vue [...], c’est-à-dire d’une manière telle que personne au
moment même ne l’a certainement vue, sinon peut-être Dieu le père, mais comme
l’a pu voir tel ou tel spectateur (la caméra pouvant naturellement se déplacer
rapidement d’un point de vue à un autre, mais non pas adopter tous les points de
vue à la fois) et en éliminant du récit ce dont nulle conscience n’a pu avoir
connaissance, ce que n’aurait pu enregistrer nul objectif588
.
L’ellipse serait alors une conséquence nécessaire de la volonté de conserver le
caractère objectif du récit. Or, la narration de La Grande Peur dans la montagne
s’efforce – contrairement à ce qui est censé être produit par l’ellipse – non pas à
éliminer les fragments que nulle conscience ou nul objectif n’aurait pu enregistrer, mais
paradoxalement, elle insiste sur l’impossibilité de percevoir, sur l’absence de tout foyer
perceptif ou cognitif, tout en assurant la continuité de l’image vue.
Dans la suite de cette même description, on va à la rencontre d’un point de vue
qu’on ne peut pas du tout qualifier de détaché : il s’imbrique avec le point de vue du
personnage focalisé et focalisant :
588
MAGNY, Claude-Edmonde, id., 61-62.
286
A main droite et à sa hauteur, dans le prolongement même du névé qu’il traversait,
une première crevasse largement ouverte et qu’on pouvait sonder de l’œil, à cause
de son inclinaison, marquait le point de rupture du glacier. [...] Et, un instant après,
en effet, on a compris ; il n’y a eu qu’à prolonger de l’œil la ligne déjà tracée par
Joseph pour qu’on la vît venir se heurter à la partie d’en bas d’une sorte de long et
étroit couloir rempli de neige [...], une fenêtre [...], et on l’appelle la Fenêtre du
Chamois589
.
Vu que le personnage marche tout seul dans cette scène, il n’y a pas d’autres
foyers perceptifs associés à quelque personnage que ce soit et qui seraient présupposés
par le contexte. Cet exemple est représentatif au niveau de la mise en évidence du
regard de l’instance narrative qui peut être rapproché d’une part de « l’œil-caméra » :
l’instance narrative « sonde de l’œil » et « prolonge de l’œil » ce que Joseph voit. Dans
le cas cité, l’instance narrative décrite en termes techniques cinématographiques va plus
en avant avec son regard que Joseph, ce qui prouve qu’elle n’est ni omnivoyante, ni
identique avec la perspective du protagoniste. D’autre part, elle se démarque d’une
description objective par son attachement à la vue de Joseph. On fait appel ici au fait
que les perspectives s’entremêlent dans le récit ramuzien pour effacer les limites entre le
« dehors » et le « dedans ». Le double caractère du point de vue en question apparaît
clairement : il est présenté à travers de son caractère cinématographique, mais en même
temps comme doté de cognition et de conscience. Ce phénomène rejoint celui décrit par
Rudolf Mahrer et Antonin Wiser. Dans l’incipit de Présence de la mort, ils observent
notamment que « les pronoms donnent un signal d’identité préétablie, postulant l’accès
perceptif et cognitif de l’énonciataire à l’univers référencé »590
. La complexité de la
représentation par cette identité établie, mais indéfinie se problématise dans le roman de
Jean-Louis Baudry comme suit :
Fragments épars mais rattachés à un centre improbable, situé dirait-on derrière les
yeux – nulle part. Mais si, par vous, une multitude s’annonce, c’est que cette
589
RAMUZ, Charles Ferdinand, op.cit., 276-277. 590
MAHRER, Rudolf – WISER, Antonin, art.cit., 220.
287
personne est faite de l’accumulation des voix diverses venues de tous côtés,
plurielle par le nombre de ceux qui vous nomment, vous figurent. Des vagues
affluent, se brisent ici, creusent, modèlent des contours pour vous non
représentables… Toujours on revenait, on vous saisissait591
.
La description de ce « centre improbable » correspond bien à l’instance narrative
ramuzienne qui se rattache à la perspective du personnage (Joseph) et s’en détache en
même temps. En ce qui concerne sa position, elle est également décrite dans Personnes
comme « un centre improbable, situé dirait-on derrière les yeux, nulle part ». Elle serait
donc dans le vide, mais présupposée comme se trouvant derrière les yeux du
personnage. L’imbrication de la perspective du narrateur avec celle du personnage est
annoncée par l’idée de la multitude, de la pluralité des voix qui pourraient être incluses
dans cette conscience établie, mais non-concrétisée. L’omnipotence perceptive de
l’instance se révèle dans ca capacité de saisir des « contours [...] non représentables »
pour le personnage.
Dans le même roman de Jean-Louis Baudry, il y a plusieurs passages qui mettent
en avant une tendance au décentrement du discours narratif et de l’instance narrative.
Premièrement, nous pouvons déceler une description qui pourrait servir d’explication à
celle que nous avons repérée dans La Grande Peur dans la montagne de C.F. Ramuz :
On dirait qu’une vue partielle réclame à chaque instant son complément, sa
substance adjective, son histoire générale. Si je parais m’intéresser à lui pourtant, il
s’efface comme pour me signaler que le sujet est négligeable ; mais si je le néglige,
je crois qu’il me reproche d’avoir trop peu fait cas de la question qu’il me posait.
[…] Je reste aveugle à la perspective mouvante qui me prolonge592
.
Chez Ramuz, le champ visuel rattaché à l’instance perceptive est bien circonscrit
et relativisé par rapport à la position du personnage : « A main droite et à sa hauteur,
dans le prolongement même du névé qu’il traversait ». A travers la reprise systématique
591
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 143-144. 592
Id., 24.
288
de on, elle se revendique une place importante dans le passage en question, il devient
inévitable d’aller à la découverte de sa nature. Au début de cette reprise, le sujet ne
semble pas être important. Or, il montre son caractère intentionnel et cognitif sans
tarder : « Et, un instant après, en effet, on a compris ; il n’y a eu qu’à prolonger de l’œil
la ligne ». Pareillement au je qui participe au brouillage des pronoms dans le roman de
Jean-Louis Baudry, la perspective mouvante qui prolonge le personnage ramuzien est
également ignorée par ce dernier : « Je reste aveugle à la perspective mouvante qui me
prolonge ». Nous retrouvons la confirmation de cette même idée plus loin, toujours dans
Personnes :
[L]es groupes divers qu’ils forment modifient les lignes, bouleversent une
perspective dont vous recherchez le point de fuite, sans savoir que ce point se
déplace avec vous593
.
Dans Les Images de Jean-Louis Baudry, le caractère multiple du point de vue se
problématise aussi, notamment à travers les mouvements, le passage des images, mais
en même temps grâce à l’emboîtement de plusieurs foyers perceptifs qui s’absorbent
dans une unité singulière :
Car, après avoir refermé la revue, il se plaît à imaginer les pensées de ce voyageur,
les obsessions qui l’accablent. « Supposez un homme […]. Unique, il se voudrait
multiple, sans perdre pour autant sa singularité. […] Ici, les rideaux s’ouvrent sur
une scène inversée et ce sont les acteurs qui s’amusent de son regard. […] Il se
retrouve seul, accusant sa faiblesse, son inattention, regrettant son incohérence. »
La fenêtre poussée par le vent pivotait lentement, sans bruit, attrapant des images
(livres à couvertures claires que l’on distingue mieux), en laissant échapper
d’autres. Un balancement indique la recherche d’un meilleur cadrage. Si le vent a
faibli, des reflets à peine visibles tremblent sur le rideau ; des visages. Il saisit le
premier objet à sa portée, un cendrier incrusté de nacre et le lance contre la vitre594
.
593
Id., 111. 594
BAUDRY, Jean-Louis, Les Images, op.cit., 85-86.
289
Le point de vue du personnage s’aventure dans son imagination : les expériences
du voyageur pourraient être les siennes, visualisant un voyage avec elle. L’image de la
fenêtre fait intervenir la nature mécanique du foyer perceptif : il attrape des images, il
recherche un meilleur cadrage. Une fois le regard ajusté, la narration reprend le
personnage masculin comme foyer perceptif. Elle permet l’association de cette figure à
la fenêtre, ainsi qu’aux objets de son entourage. Si on suppose qu’il se tient à la fenêtre
pour attraper des images, il faut également supposer des mouvements permettant
d’explorer les objets de la chambre avec son regard qui se pose finalement sur le
cendrier. Dans ce cas-ci, le mouvement de balancement serait aussi rattaché à sa figure.
Toutefois, la narration permet aussi bien de supposer un foyer perceptif à part qui
observerait le personnage observant. Au fur et à mesure que les images se construisent
et défilent sous les yeux, l’unité de son regard (il et elle étant les personnages du roman)
se construit parallèlement aux différentes évocations de la fenêtre, symbole classique du
regard : l’image du voyageur est associée aux rideaux, celle du voyeur à la fenêtre et
celle du personnage proprement dit à la vitre. Dès lors, c’est « la fenêtre […] attrapant
des images » qui incarne l’unité du foyer perceptif de la scène.
Il n’est pas inutile de citer un passage des Personnes qui – sans évoquer le
pronom on – expose l’un de ses aspects fondamentaux tel qu’il se présente dans les
romans de C.F. Ramuz :
Il te semble avoir compris – vécu – la loi commune qui nous réunit ; plus rien ne
distingue ce qui est là de mon identité dédoublée au jour, à la nuit. Et la page finie,
dans l’oubli des phrases précédentes, tu ne retiens que ce glissement sans durée595
.
Nous avons insisté sur l’aptitude du on à traduire une expérience vécue. Selon le
concept du narrateur actuel des Personnes, comprendre présuppose vivre. Suivant ce
concept, l’origine des connaissances résiderait chez Ramuz essentiellement dans une
perception vécue et par la suite comprise. Ce sont ces aspects, ces processus qui
595
BAUDRY, Jean-Louis, Personnes, op.cit., 60.
290
semblent primordiaux par rapport à l’identité de celui qui perçoit. Sur la page qui suit la
description ramuzienne, le caractère phénoménologique de la perception est confirmé :
Ainsi, il s’élevait toujours, devenant de nouveau petit et de plus en plus petit, là-
haut, dans le silence ; et il a été vu contre la neige, puis il a été vu contre le ciel,
ayant atteint l’entaille [...]596
.
Ce n’est évidemment pas le personnage même qui devient « de nouveau de plus
en plus petit », mais c’est le point de vue à partir duquel il est perçu qui le voit ainsi.
Son identité étant voilée, ce passage met l’accent sur la mobilité du point de vue en jeu :
« il a été vu contre la neige », « il a été vu contre le ciel ».
La présence d’une perspective censée être rattachée à celle du personnage est
palpable dans La Guérison des maladies aussi. Il s’agit du moment où Marie va voir son
père au café. En traversant les rues, elle se fait observer par les demoiselles Chappuis :
Et beaucoup de temps passa encore, c’est ainsi qu’il n’y eut que les demoiselles
Chappuis qui la virent quand elle vînt, beaucoup plus tard, vers les onze heures.
[…] Elles ont pu tout voir, parce que leur maison avançait un peu. A ce bruit de pas
qui se fit, elles se tournèrent du côté où il se faisait entendre. […] Pauvre petite,
seule, à ces heures ! Marie maintenant se montrait de dos. Elle continuait d’avancer
[…], on voyait en avant d’elle cette devanture éclairée entre des pots de lauriers-
roses. […] De nouveau, se faisait entendre confusément à l’intérieur un bruit de
voix ; – elle, on voyait son petit dos, ses maigres petites épaules noires […]. Elle
tendit en avant sa figure, elle la promenait de droite et à gauche, cherchant sans
doute à glisser un regard entre les rideaux. […] D’abord Marie fut immobile, tout à
coup, elle se redressa […]597
.
D’abord, le foyer perceptif associé aux demoiselles est censé entendre un bruit
off : « A ce bruit de pas qui se fit, elles se tournèrent du côté où il se faisait entendre ».
Ce bruit attire leur attention sur l’arrivée de Marie. Au fur et à mesure que celle-ci
596
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 278. 597
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Guérison des maladies, OCM, 9, 88-90.
291
avance, nous voyons se mettre en place une perspective qui ne correspond pas
forcément à celle des personnages de la scène en question. Toutefois, elle est
intimement liée à la perspective de Marie par sa position : « on voyait en avant d’elle
cette devanture éclairée entre des pots de lauriers-roses ». Par la suite, il manque
l’indication du foyer perceptif ce qui permet l’association de la perspective de Marie et
de celle qui s’y rattache à la perception du bruit : « […] De nouveau, se faisait entendre
confusément à l’intérieur un bruit de voix ». La perspective de Marie se trouve ainsi
comme dédoublée par celle qui la « poursuit ». Ensuite, la perspective des demoiselles
est reprise : « elle, on voyait son petit dos, ses maigres petites épaules noires ». Toute la
scène est dominée par des représentations subjectives, mais pas individualisées. Il s’agit
– aussi bien dans le cas des demoiselles que dans celui de Marie – d’une double
perspective ou d’une double conscience perceptive.
La coprésence du point de vue du personnage et d’une instance à part dont on
soupçonne la présence, mais qui ne se détache pas du premier, apparaît également dans
le texte intitulé Recherche de la vérité de C.F. Ramuz :
Et il a enfoncé de la main sur sa tête son chapeau […], pendant qu’il va jusqu’au
chemin, puis jusque derrière la haie qui borde le chemin, ayant jeté un dernier
regard vers la maison qui, ensuite, a été cachée. Il s’est assis derrière la haie et il
met ses souliers, puis se lève. […] La haie, comme il allait, l’a caché un instant et
puis ne l’a plus caché, alors la maison est parue de nouveau, devenue déjà plus
petite sous son vieux toit […]598
.
Dans la première apparition de la structure passive (« la maison qui, ensuite, a
été cachée »), c’est la position du point de vue qui change, mais l’accent est mis sur la
façon dont il perçoit la maison. La perspective qui se déplace avec le personnage est
présupposée par une évocation analogue à celle de l’image de la maison : « La haie […]
l’a caché un instant et puis ne l’a plus caché ». Ce passage nécessite un point de vue à
598
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité, op.cit., 100.
292
partir duquel le personnage puisse être vu. La perspective du point de vue présupposé et
celle du personnage s’entremêlent intimement dans cette dernière phrase qui reprend
l’image de la maison « devenue déjà plus petite », c’est-à-dire perçue comme plus
petite.
L’imbrication des points de vue peut apparaître aussi au niveau de leur position,
comme c’est le cas dans le passage suivant, issu de La Beauté sur la terre :
A ce moment, la musique de Gavillet avait commencé à se faire entendre. Par-
dessus les toits, on voyait le bois assez surélevé par l’autre côté du ravin et c’était
justement à la corne du bois où la ligne des sapins s’est mise à trembloter avec ses
dents de scie sur une bande de ciel bleu. On n’a pas remarqué que le bossu était
sorti avec ses deux paquets. Maintenant il avait trois bosses. On pouvait très bien
voir ses trois bosses ; il ne faisait pas assez sombre pour qu’on ne pût pas les voir.
Il n’y avait pas eu place pour les trois dans son dos et elles débordaient sur les
côtés de sa personne, l’une à droite, l’autre à gauche : le troisième ne pouvait pas se
déplacer599
.
D’abord, nous avons une perspective qui traverse les toits : « Par-dessus les toits,
on voyait le bois assez surélevé par l’autre côté du ravin ». Cette perspective se laisse
qualifier comme ayant une capacité de s’élever au-dessus du paysage. L’occurrence
suivante de on (« On n’a pas remarqué que le bossu était sorti avec ses deux paquets »)
permet deux interprétations. D’une part, il peut s’agir des personnages susceptibles
d’accéder à l’image du bossu, mais qu’ils ratent. D’autre part, on peut y voir la
perspective qui ne remarquerait pas non plus que le bossu porte deux paquets. Qu’on
admette l’une ou l’autre solution, il reste que les points de vue en jeu fonctionnent de la
même manière : ils admettent ce qu’ils voient comme image réelle : « Maintenant il
avait trois bosses. On pouvait très bien voir ses trois bosses ; il ne faisait pas assez
sombre pour qu’on ne pût pas les voir ». Il apparaît que le foyer perceptif dispose d’une
vue structurée sur l’axe haut/bas et n’intègre pas le point de vue éventuellement présent
599
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Beauté sur la terre, OCM, 14, 283.
293
des habitants qui correspondrait plutôt aux différentes échelles du plan, au format
horizontal comme le plan italien, le plan taille, le gros plan sur la tête, etc. C’est
l’orientation verticale de la perspective qui structure l’image, c’est elle qui dégage l’idée
du narrateur omniscient (« On n’a pas remarqué que le bossu était sorti avec ses deux
paquets. ») se démarquant du foyer perceptif (« On pouvait très bien voir ses trois
bosses […] »). Ainsi, le foyer perceptif se démarque des points de vue des personnages
par sa capacité perceptive, par contre, il s’y rattache par sa position horizontale,
présupposée par l’image des trois bosses qu’il distingue. Stéphane Petermann et Daniel
Maggetti remarquent à juste titre l’analogie entre les idées husserliennes et la narration
ramuzienne :
Ramuz aurait pu faire sienne cette maxime de Husserl, tant ses romans paraissent
obéir au postulat de la phénoménologie. A tout le moins, ils s’en tiennent aux
données de la perception comme source première de la connaissance, et ce en les
rattachant à une subjectivité et donc à un point de vue déterminé. [...] Dans La
Beauté sur la terre, sa volonté se traduit par l’utilisation récurrente des verbes de
sensation (« voir » et « entendre ») associés au pronom « on », qui rendent compte
de l’expérience vécue et perçue par les témoins de l’histoire, forcément limitée par
leur point de vue600
.
La pertinence de l’image perçue associée à l’éloignement apparaît aussi bien
chez C.F. Ramuz que chez Jean-Louis Baudry. Un passage des Personnes permet
confirmer la réflexion sur le caractère phénoménologique des textes en question :
[I]l marche maintenant en plein ciel, entraîné dans le tournoiement de plus en plus
rapide d’une sphère dont il devient le centre supposé – la trace toujours plus réduite
avec l’accélération, mais ineffaçable, point résiduel à l’intérieur d’un phénomène
qui persistera en lui601
.
600
MAGGETTI, Daniel – PETERMANN, Stéphane, id., 93. 601
BAUDRY, Jean-Louis, op.cit., 140.
294
Pour le foyer perceptif associé à cette scène, l’image du personnage masculin
apparaît comme étant « en plein ciel ». Il correspond au « centre d’une sphère », à une
« trace toujours plus réduite » ce qui présuppose son éloignement dans l’espace. Il s’agit
d’une expérience de phénomène. Ce qui est important, c’est de marquer la présence
visible de cette trace, partie intégrante du phénomène, malgré sa petitesse. La
présentation des personnages comme des points revient dans les textes ramuziens à
plusieurs reprises. L’image vue correspond aussi à la façon dont le foyer perceptif la
perçoit. Son « immédiate activité percevante »602
semble souvent assurée dans un
continuum perceptif qui absorbe le point de vue des personnages :
Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied
un trou où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas ; et les autres
suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi
avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq
points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été ensuite dans une
nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d’eux, les
grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par
des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus
abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. [...] Et, eux, ils furent de plus en plus petits,
là-haut, sous les parois de plus en plus hautes [...]603
.
La perception toujours actuelle des personnages en mouvement est assurée grâce
à la mobilité du point de vue dominant. C’est l’activité percevante qui structure la scène
de montée des personnages. L’image vue est a priori décrite telle qu’elle est perçue par
on. Dans cette occurrence-ci, ce pronom exploite ses caractéristiques en principe
opposées : il apparaît comme relevant à la fois de la catégorie « personne » et « non-
personne ». Pour la première catégorie, on peut citer la subjectivité de l’indication du
temps (« longtemps ») et de la prise de vue (« cinq tout petits points noirs dans le
blanc »). En ce qui concerne la catégorie « non-personne », c’est la position du point de
602
MAHRER, Rudolf – WISER, Antonin, art.cit., 216. 603
RAMUZ, Charles Ferdinand, La Grande Peur dans la montagne, OCM, 13, 160.
295
vue qui présuppose la présence d’une instance non-personne. La structure passive
semble pour un instant unifier les points de vue en jeu, car il peut se référer à la fois au
point de vue de on et à celui des personnages qui montent.
Cette tendance à l’unification n’est pas réservée à ce moment, mais se prolonge
dans l’image des parois. Les personnages s’élevant, ils perçoivent les parois comme si
elles descendaient vers eux. Dans cette partie de la description, le on dominant adopte le
point de vue collectif des personnages pour rendre compte de la réalité perçue dans son
ensemble : on complète alors cette réalité avec celle qui est ressentie par les
personnages. C’est à ce moment de vue unifiée que le regard associé au pronom en
question reprend son activité percevante autonome et se fixe pour voir s’éloigner les
« petits points noirs ». Ce passage s’inscrit dans la tradition phénoménologique dans la
mesure où le point de vue mobile et celui associé aux personnages admettent également
que la réalité correspond à ce qu’on en perçoit : « Il ne faut donc pas se demander si
nous percevons vraiment un monde, il faut dire au contraire : le monde est cela que nous
percevons. […] Chercher l’essence de la perception, c’est déclarer que la perception est
non pas présumée vraie, mais définie pour nous comme accès à la vérité »604
. Le rapport
qui se crée entre les deux mondes perçus laisse entrevoir un autre trait
phénoménologique : « Le monde phénoménologique, c’est, non pas de l’être pur, mais
le sens qui transparaît à l’intersection de mes expériences et de celles d’autrui, par
l’engrenage des unes sur les autres, il est donc inséparable de la subjectivité et de
l’intersubjectivité qui font leur unité par la reprise de mes expériences passées dans mes
expériences présentes, de l’expérience d’autrui dans la mienne »605
. Dans le cas cité,
nous avons affaire à l’engrenage des expériences perceptives décrites : le point de vue
dominant intègre celui des personnages. Outre cette manifestation d’intersubjectivité, la
description des personnages fait apparaître un élément représentatif de l’unité
perceptive créée : « elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de
604
MERLEAU-PONTY, Maurice, op.cit., XI. 605
Id., XV.
296
plus en plus lisses à l’œil ». L’œil présupposé comme appartenant à la fois au point de
vue dominant et aux personnages renforce la fonction structurante des regards.
La subjectivité poussée de l’instance narrative ainsi que l’image qu’elle se donne
d’elle-même rendent compte même de son caractère intentionnel, de sa conscience et de
la nécessité de confirmer l’image vécue :
Elle était montée sur le mulet ; ils avaient laissé un petit espace venir se mettre peu
à peu entre la colonne et eux ; il y avait donc, après le troupeau, un bout de chemin
où on ne voyait personne, puis eux venaient, fermant la marche avec le gros mulet
rouge. [...] Ils ont fait tout ce long chemin [...] ; et là-haut on a vu la longue file des
hommes et des bêtes, qui était devenue toute petite, aller en travers de l’immense
pente grise, semblant à peine bouger ; qu’on quitte de l’œil pour la retrouver, un
grand moment plus tard, on dirait à la même place, mais continue à avancer quand
même : et, quand on prêtait l’oreille, on entendait aussi un tout petit bruit [...]606
.
Dans cette manifestation de l’instance narrative perceptive, on nous indique sa
position (« là-haut »). Le regard plongeant suit les mouvements des hommes : « qu’on
quitte de l’œil pour la retrouver ». Afin d’élargir le champ perceptif, elle a même
recours à la perception auditive : « quand on prêtait l’oreille ». La conscience liée à
l’instance narrative se manifeste d’une part dans cette intention auditive explicitée,
d’autre part, par le jugement relatif à la position de l’image vue (« on dirait à la même
place »). La conscience rend ici présent et insiste sur ses capacités perceptives :
Et ce monde vécu n’est pas, comme l’intériorité bergsonienne, ignoré absolument
de la conscience naïve. […] Mais si l’essence de la conscience est d’oublier ses
propres phénomènes et de rendre ainsi possible la constitution des « choses », cet
oubli n’est pas une simple absence, c’est l’absence de quelque chose que la
conscience pourrait se rendre présent […] L’expérience des phénomènes […] n’est
pas une conversion irrationnelle, c’est une analyse intentionnelle607
.
606
RAMUZ, Charles Ferdinand, id., 178-179. 607
MERLEAU-PONTY, Maurice, op.cit., 71.
297
La mobilité qui caractérise ce point de vue apparaissant souvent sous l’anonymat
confirme aussi le vécu par la conscience : « c’est […] en pensant mon corps lui-même
comme un objet mobile que je puis déchiffrer l’apparence perceptive et construire le
cube vrai. L’expérience du mouvement propre ne serait donc qu’une circonstance
psychologique de la perception »608
.
Nous retrouvons une manifestation de ce mode de fonctionnement dans Les
Signes parmi nous de C. F. Ramuz. La narration va même jusqu’à formuler le principe
de la construction intentionnelle du monde perçu :
Un peu plus loin, il y eut le chemineau ; le chemineau était couché contre le talus
de la route. Le talus étant assez raide, il se trouve qu’on a, tout naturellement, la
tête plus haut que le corps, comme il convient. Il n’avait qu’à lever le pied, son
pied lui cachait le mont.
En face de lui était le mont peint de vignes; il levait le pied : plus de vignes.
Le grand village qui est dans le bas, il levait le pied : plus de village.
Il fermait un œil, il regardait la place que son pied prenait sur l’importance des
choses d’avant ; c’était à présent son pied, l’important.
Il bâilla, il croisa ses bras sous sa tête ; ils disent que je ne suis rien, qu’ils y
viennent voir.
C’est moi qui commande, je fais, je défais ; j’ôte de devant moi quand je veux cette
église ; les propriétés fichent le camp.
Jusqu’au ciel du bon Dieu contre quoi j’agis, si je veux ; pas besoin de lever le pied
beaucoup plus pour que j’y entre, et j’y dérange des choses ; - il bâilla, alors se fit
entendre ce pas derrière lui.
Il se retourna ; c’était Caille qui venait. […]
Et de nouveau faisait aller son pied, bâilla (on attendait), voilà cette grande maison,
je la vise : enlevée ! le cimetière : pan ! enlevé (on attendait toujours), quel jour est-
ce que c’est aujourd’hui? […] Il ferme les yeux à présent, parce qu’il fait chaud
[…] il entend le pas qui s’éloigne : „Au revoir, m’sieur ! Bon voyage.”609
.
608
Id., 235-236. 609
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Signes parmi nous, OCM, 10, 51-52.
298
Ce passage rend compte du processus de construction-déconstruction : le
personnage constitue le monde autour à son gré. Ce qui n’existe plus dans son champ de
vue n’apparaît plus comme étant de rigueur pour sa conscience. Nous ne pouvons que
saluer le commentaire de Rudolf Mahrer à propos de l’entreprise ramuzienne : « Par la
logique visuelle qu’il instaure, le roman-tableau situe le pouvoir de l’imaginaire en
amont du jugement : dès la perception même. Caille voit selon ce qu’il croit ; le
chemineau (scène 2) ne croit qu’en ce qu’il choisit de voir […] »610
. Une fois qu’un
objet entre dans le champ de vue du personnage, il lui apparaît comme signifiant :
« c’était à présent son pied, l’important ». Le texte insiste sur le fait que l’arrangement
intentionnel implique tout le champ perceptif du personnage : le réarrangement se fait
dans le champ d’en haut, d’en face et d’en bas. Le principe de l’intentionnalité est
explicité comme suit : « j’ôte de devant moi quand je veux cette église ». Le processus
de l’oubli de ses propres phénomènes se fait aussi au fur et à mesure. Au début, on
insiste sur l’analogie entre le mouvement humain et l’image perçue, par exemple dans
les constructions comme « il levait le pied : plus de vignes ». Or, à la fin, quoique le
mouvement soit conservé, le personnage devient de moins en moins important. Le
pronom qui renverrait au personnage manque dans la description des mouvements (« Et
de nouveau faisait aller son pied, bâilla ») et ne réapparaît que pour marquer
l’intentionnalité : « je la vise ». Le réarrangement du monde se fait subitement et d’une
manière inexorable : « plus de vignes », « plus de villages », « le cimetière : pan !
enlevé ».
Il est surprenant de voir que la narration ramuzienne ait tendance à insister sur le
caractère intentionnel et cognitif de la perception même lorsque cela paraît évident :
Il se mit à entendre son cœur qui a commencé, lui faisant mal sous l’angle de la
mâchoire. Et rien […] ; un petit bruit d’abord, et puis longtemps après le bruit, et
plus aucun bruit, sauf qu’à présent il y a eu celui d’un souffle mais qui ne peut être
610
MAHRER, Rudolf, « Le monde fait signes », op.cit., 382.
299
perçu que par lui, il y a eu cette respiration derrière le panneau de sapin mince et un
corps et là, comme on sent, une chaleur est là […]611
.
Il s’agit d’une scène de Recherche de la vérité où le personnage principal médite
tout seul. Il croit entendre s’approcher quelqu’un dans le couloir. Avant que la source
du bruit n’apparaisse, le soupçon de Reymondin est longuement décrit612
. Dans ce cas-
ci, il est le seul à pouvoir s’apercevoir du bruit des pas. La narration va tout de même
jusqu’à affirmer l’exclusivité de ce foyer perceptif en soulignant que le bruit « ne peut
être perçu que par lui ». Ce même passage nous éclaire sur plus d’un point de la
« langue-image », notamment en ce qui concerne l’importance accordée à l’acte de
perception actuelle. Celle-ci est notamment mise en avant par les deux occurrences de
« il y a » (« il y a eu celui d’un souffle » et « il y a eu cette respiration ») qui forment le
cadre de la représentation du foyer perceptif exclusif.
Nous pouvons résumer en disant que manifester la présence d’une conscience ou
souligner sa nécessité, ainsi qu’insister sur le caractère intentionnel et cognitif du point
de vue ne sont pas rares dans les textes de C. F. Ramuz. Les points de vue n’étant pas
toujours individualisés, ces tendances se complètent par les différentes manifestations
de l’intersubjectivité. Celle-ci s’instaure notamment entre le point de vue limité des
personnages et un foyer perceptif. Le premier étant complété par les différentes
modalités du dernier et inversement, les perspectives sont souvent annoncées et se
révèlent même complémentaires. Il importe à la narration ramuzienne de souligner
l’image dans sa forme perçue et vécue, ainsi que d’assurer la continuité perceptive des
scènes, à l’intersection des différentes expériences.
611
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité, op.cit., 95. 612
Voir, id., 94-95.
300
CONCLUSION
Dans cette thèse s’inscrivant dans le renouveau critique relatif à l’œuvre de
Charles Ferdinand Ramuz, nous avons d’abord démontré la nécessité d’une
reconsidération esthétique des textes qui nous intéressent. Après avoir présenté les
différentes interprétations dont les textes du Vaudois ont été l’objet, allant des étiquettes
régionalistes ou encore des accusations de mal-écrire aux rapprochements de son œuvre
à la modernité, nous avons procédé à l’analyse des différents enjeux de la perception,
omniprésente dans le corpus ramuzien. Celle-ci nous a permis de découvrir la
complexité des points de vue et des perspectives ouvertes par la forte présence de on et
des effets cinématographiques. Ces éléments de l’esthétique en question ont souvent été
évoqués par la critique, mais leur analyse approfondie et la synthèse n’ont pas été faites.
Nous avons voulu, d’une part, apporter une contribution aux recherches ramuziennes à
ce niveau-ci. D’autre part, cette réflexion nous a amenés à considérer les différents liens
qui semblaient se tisser entre le langage et la technique d’écriture de C. F. Ramuz et les
textes associés à la mouvance du Nouveau Roman. Ceux-ci vont au-delà d’une simple
analogie et nous éclairent sur un lien particulier. Dans la critique, il a plus d’une fois été
question de Ramuz en tant que précurseur du Nouveau Roman. Nous avons montré dans
ce travail que l’esthétique qui s’associe à ses textes comportait des éléments dont le
fonctionnement a été formulé et défini par les théoriciens du Nouveau Roman ou des
écrivains associés à cette même mouvance par la suite. Au-delà des analogies avec les
textes d’Alain Robbe-Grillet ou de Michel Butor, nous avons pu montrer que les effets
mis en œuvre dans les romans de Ramuz trouvent souvent leur définition, leur
théorisation dans les écrits de Jean-Louis Baudry.
301
Nous sommes maintenant en mesure de pouvoir apporter quelques réponses
synthétisantes à nos propres questionnements. En ce qui concerne l’usage ramuzien du
pronom on, nous nous sommes posés la question suivante : en quoi cet usage excessif et
présenté par les critiques comme inédit serait susceptible d’enrichir la définition de son
fonctionnement, objet de plusieurs théories linguistiques modernes ? Outre d’atténuer le
caractère individuel des points de vue, il met surtout en avant le caractère vécu de
l’expérience et l’éventualité de la perception. Par cette technique, Ramuz revalorise le
statut d’oralité de on. Parallèlement au potentiel de polysémie, le potentiel de la
perception entre en jeu. Nous sommes tout aussi loin d’un observateur objectif et
détaché que d’une subjectivité particulière : il s’agit plutôt de multiplier, collectiviser ou
compléter les points de vue l’un avec l’autre. La narration a tendance à effacer la source
d’information ou de nier la présence du médiateur, mais l’accès à l’information
perceptive même est respecté, l’impression de continuité perceptive conservée. Dans la
notion de polyphonie mêlée associée à la ScaPoLine, la hiérarchisation des voix s’avère
difficile, alors que chez Robbe-Grillet, il s’agirait plutôt d’un échange des points de vue.
Nous pouvons constater que dans la narration ramuzienne, il n’y a pas de rapport de
force qui s’installerait parmi les différentes voix et perspectives. Au lieu d’accentuer la
hiérarchie des points de vue, les romans analysés s’inscrivent plutôt dans l’idée de
l’indécidabilité, voire de complémentarité des points de vue. L’identité de l’observateur
n’étant pas importante, la narration a recours à des effets d’anonymisation, de
neutralisation de la perspective ou à la dissolution de la perspective entre celle du
narrateur et du personnage. Nous rencontrons souvent des passages qui explicitent la
relation perceptuelle, l’acte de perception : ils mettent l’accent sur le perçu au lieu de
souligner le sujet qui perçoit. L’image perçue, l’unité de la perception nécessite un
recours aux passages entre cadre et hors-cadre, entre perception actuelle et non-actuelle,
à l’élargissement du cadre de la perception ou aux différentes variantes de la même
image. Pour rendre compte d’une certitude perceptive ou d’une image pertinente, la
narration ramuzienne est même prête à user de techniques qui semblent contredire à la
volonté d’un rendu actuel, vécu, pertinent. Il s’agit notamment des passages qui
302
insistent sur l’absence de la perspective ou mettent en place un point de vue purement
hypothétique pour construire l’image. L’accès immédiat à l’expérience perceptive est
renforcé par la forte présence d’un point de vue mobile, suivant les nécessités liées à la
représentation de l’image.
La perception plurielle et l’unité de la perspective étant en jeu dans l’usage du
on, il en est de même lors de la mise en œuvre des effets cinématographiques dans les
romans étudiés. La potentialité du cinéma dans l’œuvre de Ramuz nous a amené à
examiner les potentialités de la perspective, de la perception. Le gros plan, censé servir
un moment de suspens, de rupture apparaît dès lors comme possédant une qualité
représentative au niveau de la création d’images. Lors de l’étude du montage alterné,
nous avons découvert que – la discontinuité étant l’une des préoccupations majeures de
l’écrivain – Ramuz met en place tout un réseau de techniques servant une représentation
aussi continue et complète que possible. Que ce soit par une image-lien, par un lien
explicité entre les plans, par une perception à plusieurs niveaux ou de plusieurs images
(un montage dans la conscience), la représentation se fait par plusieurs points de vue et
recours souvent à une instance perceptive et cognitive. La tendance à assurer la synthèse
perceptive est maintenue dans les manifestations de la surimpression où les limites de la
perception sont justement en jeu. Le figement de la perception actuelle, de l’instant, les
passages entre intérieur et extérieur, entre perception actuelle et passée, possible et
imaginaire ou encore la projection parallèle de la réalité des personnages et du
cinématographique, les images en suspens et les vécus parallèles servent la
juxtaposition des images dans la narration et dans la conscience : elles n’existent que les
unes par rapport aux autres pour rendre compte de la complexité du réel. Les limites
entre le rôle du personnage et du narrateur sont également remises en question,
notamment dans les effets de travelling et d’images rapides qui transforment les
personnages en un objectif collectif, insistent sur leur capacité d’enregistrement ou les
installent dans la posture du cinématographe. L’effet de voix-off, parallèlement aux
fragilités perceptives dont il rend compte, s’est révélé comme un élément structurant, un
élément de cadre qui accompagne toute une scène hypothétique ou fragmentaire.
303
L’explicitation intervient non seulement au niveau de la prise en charge de
l’information d’ordre perceptif, mais aussi lors de la coprésence de plusieurs effets
cinématographiques. La narration ramuzienne va même jusqu’à détourner ou exagérer
certains effets cinématographiques. Dans la mise en œuvre de plusieurs effets, nous
avons pu observer une tendance à créer des mondes parallèles ou à jouer sur des
supports de la réalité (comme le texte ou encore le script d’un film), sans perdre de vue
la continuité entre les espaces en question. Qu’il s’agisse des expériences réelles ou
projetées, nous pouvons dire dans la tradition phénoménologique, que la conscience
constitue le temps, le mouvement constitue l’espace et donne lieu à une nouvelle
perception et ce sont les points de vue qui constituent ou génèrent les réalités. En ce qui
concerne la présence, la création ou l’effacement des points de vue, comme dans le cas
des images ou des réalités, leur identité est souvent en suspens. Une conscience
collective peut s’associer à un regard anonyme, le point de vue du personnage peut se
confondre avec un foyer perceptif fantomatique. Outre ces configurations, des
subjectivités transitoires, des consciences-support apparaissent pour assurer l’illusion de
la continuité de la perception. Paradoxalement, il arrive que l’image dure même dans
l’absence de foyer perceptif. Comme le perçu vécu est crucial, il devient important de
confirmer l’acte de la perception. Pour ce faire, la narration va même jusqu’à prolonger
la perspective du personnage ou de la collectivité. Qu’il s’agisse de foyers perceptifs ou
de perçus, l’expérience perceptive apparaît dès lors à l’intersection des expériences, au
sens phénoménologique du terme et donne lieu à une réalité élargie,
pluridimensionnelle.
Après cette étude approfondie des enjeux liés aux dynamismes et structures de la
perception, nous tenons à ouvrir quelques perspectives pour les futures recherches qui
s’inscriraient dans la continuité de celle-ci. Il s’agirait d’une part, et notamment au sein
des études ramuziennes proprement dites, d’inscrire cette réflexion dans une perspective
génétique afin de pouvoir mieux définir l’évolution de l’esthétique ramuzienne au fil
des réécritures, mais également d’approfondir son rapprochement avec les théories de la
304
phénoménologie. Il serait également nécessaire de prolonger la réflexion entamée en
apportant quelques réponses à la question suivante : les catégories narratives existantes,
sont-elles suffisantes pour rendre compte de l’esthétique ramuzienne ?
D’autre part, en élargissant l’horizon de notre réflexion, nous signalons la
nécessité de rendre compte d’une continuité esthétique qui débuterait avec l’écriture des
romanciers français de l’instantané (Jacques Dubois) du XIXème
siècle et se terminerait
par les procédés mis en œuvre par les écrivains de la mouvance du Nouveau Roman et
aurait comme pivot l’œuvre de Charles Ferdinand Ramuz. Nous considérons ce
rapprochement révélateur d’une part du point de vue de l’évolution de la littérature,
d’autre part de celui de l’interaction des littératures d’expression française produites en
France et celles ayant vu le jour en Suisse et éventuellement dans d’autres pays
francophones.
305
BIBLIOGRAPHIE613
Œuvres de Charles Ferdinand RAMUZ
citées dans l’étude
RAMUZ, Charles Ferdinand, Adam et Eve ; Derborence, OCM, 17, 353 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Chant de notre Rhône ; Les Signes parmi nous ; Terre du
ciel ; Fragments du Journal, OCM, 10, 298 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Découverte du monde ; Paris, notes d’un Vaudois, OCM,
20, 333 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Encore une lettre », OC, XIII, tome 3, p. 233-240.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Journal, notes et brouillons, Genève : Slatkine, 3 vol., L-
460 p., XVI-590 p., XXII-586 p., 2005.
613
Pour une bibliographie exhaustive, nous renvoyons aux ouvrages suivants :
BRINGOLF, Théophile, Bibliographie de l’œuvre de C. F. Ramuz, Neuchâtel : A La Baconnière ; Paris :
Payot, 1975, 345 p.
PIERRE, Jean-Louis, Identité de Ramuz. Thèse de doctorat : Littérature française et comparée : Paris IV :
2007, 785 p.
306
RAMUZ, Charles Ferdinand, « La beauté de la montage », OC, XIII, tome 3, p. 213-
231.
RAMUZ, Charles Ferdinand, L’Amour du monde ; La Grande Peur dans la montagne,
OCM, 13, 327 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Le garçon savoyard ; Si le soleil ne revenait pas, OCM,
18, 347 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Le grand printemps ; La Guérison des maladies ; Histoire
du soldat, OCM, 9, 284 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Les Circonstances de la vie, OCM, 2, 332 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Les lettres, la pensée moderne et le cinéma », OC, XIII,
tome 3, p. 33-34.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Lettre à Bernard Grasset, OCM, 11, p. 9-44.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Petits poèmes en prose ; Le petit village ; Aline ; La
grande guerre de Sondrebond, OCM, 1, 298 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, « Photographie ». Dans : Notes et articles, OCM, 19, 239-
243.
307
RAMUZ, Charles Ferdinand, Présence de la mort ; La Séparation des races, OCM, 12,
345 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Recherche de la vérité. Dans : La Nouvelle Revue
Française, no 575, octobre 2005, p. 77-120.
RAMUZ Charles Ferdinand, Romans, Paris : Gallimard, 2009, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. 1., 1752 p.
RAMUZ Charles Ferdinand. Romans, Paris : Gallimard, 2009, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. 2., 1794 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Souvenirs sur Igor Strawinsky ; La Beauté sur la terre,
OCM, 14, 320 p.
308
Œuvres de Charles Ferdinand RAMUZ en hongrois
citées dans l’étude
RAMUZ, Charles Ferdinand, Aline [Aline] (trad. György Gera), Budapest : Európa,
1957, 82 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, A nagy-nagy sondrebondi háború [La grande guerre du
Sondrebond] (trad. Lajos Örvös), Budapest : Magyar Helikon, 1960, 141 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, A vadóc [La fille sauvage] (trad. Noémi KILA). Dans :
Híd (revue de littérature, d’arts et de sciences sociales), année LXXIV, no 11, novembre
2010, p. 121-124.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Az elbocsátott szolgálólány. Párizs. Egy vaudi fiatalember
jegyzetei. [La servante renvoyée. Paris, notes d’un Vaudois] (trad. Lajos Örvös),
Budapest : Európa, 1971, 293 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Ádám és Éva [Adam et Eve] (trad. Albert Gyergyai),
Budapest : Révai, 1945, 206 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Bolondlány bohócruhában [La folle en costume de folie]
(trad. Noémi KILA). Dans : Híd (revue de littérature, d’arts et de sciences sociales),
année LXXIV, no 11, novembre 2010, p. 114-121.
309
RAMUZ, Charles Ferdinand, Rémület a hegyek között [La Grande Peur dans la
montagne] (trad. László Gombos), Budapest : Atheneum, 1948, 192 p.
RAMUZ, Charles Ferdinand, Üldözött vad [Jean-Luc persécuté] (trad. Albert
Gyergyai), Budapest : Révai, 1940, 243 p.
310
Articles et ouvrages consacrés à l’œuvre de C. F. Ramuz
cités dans l’étude
AROUIMI, Michel, Vivre Rimbaud : selon C. F. Ramuz et Henri Bosco, Paris :
L’Harmattan, 2009, 368 p.
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A
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48, 58
Aimé Pache, peintre vaudois
50, 62, 68, 86
Aline
23, 39, 41, 49, 114, 266
L’Amour du monde
24, 52, 58, 68, 72-74, 138, 144-145,
169, 190-191, 198, 211-212, 215, 217-
219, 221, 223, 225-226, 231, 233, 245-
246, 250-252, 254, 265
L’Année dernière à Marienbad
178-179, 212, 217-218, 251
L’Apocryphe
180
AROUIMI, Michel
265
ATLANI, Françoise
80
B
BAILLOD
30-31
BAILLY, Auguste
37, 58, 83
La Bataille de Pharsale
77
BAUDRY, Jean-Louis
331
175-176, 180-181, 190-192, 194, 214-
215, 224-226, 274, 280-284, 286-289,
293, 300
« La beauté de la montage »
171
La Beauté sur la terre
25, 41-42, 76, 158-159, 188-189, 192,
197, 276, 278, 292-293
BENVENISTE, Emile
76, 88, 91
« Berthollet »
46
BESSALEL, Jean
175, 188, 194-195, 239, 246,249, 266,
269
BETZ, Maurice
43
[BEVAN, David Gordon]
64
BLANCHE-BENVENISTE, Claire
90, 109
BOUTET, Josiane
91, 98
BUTOR, Michel
202, 206-207, 210, 300
C
CARRARD, Philippe
66-67
CASALASPRO, Nunzio
86
CASTER, Marcel
41
CÉLINE, Louis-Ferdinand
110
Chant de notre Rhône
16, 50
CHASTAING, Maxime
62-64, 67, 184-185
CHOUX, Jean
332
31, 81
cinéma
19-21, 23-25, 32-34, 40-41, 43-44, 55,
59, 62-63, 69, 71-74, 76-77, 84, 92,
106, 120, 124, 138, 143, 170-172, 174-
177, 181-185, 187-188, 191-196, 198-
199, 206, 212, 217, 219-221, 223, 226-
228, 230, 232-234, 236-239, 245-254,
258, 260-261, 264-265, 267, 272, 284-
286, 300, 302-303
Les Circonstances de la vie
23, 50, 118-119, 216, 244, 256, 277
CLAUDEL, Paul
22, 32-34, 39, 62, 84, 89
cognition
133, 187, 216, 279, 286
La Condition humaine
189
conscience
18, 60, 63-64, 77-78, 107, 111, 138,
185, 187, 189, 204-205, 213-214, 216,
224, 228, 241, 249-250, 257, 263, 265,
271, 274-275, 279-280, 282, 285-287,
291, 296-297, 299, 302-303
CORDONIER, Noël
191, 212, 223-224, 245, 249
D
DAMI, Aldo
32-34
DE ROUGEMENT, Denis
42
Degrés
67, 206-208
DELHORBE, Florien
34-35
DENTAN, Michel
22, 32, 65-66
Derborence
25, 71, 112, 148, 193, 236, 239, 269,
272, 280
DÉTRIE, Catherine
333
103
« Du côté de chez Ramuz ». (auteur
anonyme)
61
DUNOYER, Jean-Marie
61-62
E
« Encore une lettre »
138, 172
L’espèce humaine
102
L’excès-l’usine
95, 102-103
L’exemple de Cézanne
69
F
FAULKNER, William
285
FLØTTUM, Kjersti
92-93, 99, 100, 103-105, 107, 118, 123,
147
« La Foire »
83
FOUCAULT, Michel
215-216, 283
foyer perceptif
119-125, 127-128, 130-133, 135, 137,
145, 147, 150, 152, 154-156, 160-161,
165, 175-176, 187, 189, 194, 199, 203-
204, 206, 208-210, 220, 228, 233-234,
240-242, 257-258, 266, 268, 270-271,
276, 278, 284-285, 288-294, 299, 303
FRANCILLON, Roger
186
FROIDEVAUX, Gérald
61, 68, 73, 170, 186, 198, 233
G
GARDIES, André
334
175, 188, 194-195, 239, 246, 249, 266,
269
GAUDREAULT, André
195, 237
GAUVIN, Lise
18, 58-60
La grande guerre de Sondrebond
46, 49
La Grande Peur dans la montagne
24, 41, 46, 48, 54-55, 66, 70-71, 86,
138, 178, 199, 201, 204, 240-241, 255,
267, 282, 284-285, 287, 290, 294
La Guérison des maladies
24, 84, 125-126, 179, 241-243, 277, 290
GUYOT, Charly
29, 39, 180
H
HAGGIS, Donald R.
85, 109, 112, 174, 236
HERBAUT-FAVA, Audrey
108
Histoire du soldat
33
HOLM, Helge Vidar
101
HUSSERL, Edmund
293
I
image
16, 27-28, 30, 34, 39-40, 42, 44, 49, 55-
56, 58-59, 62, 67, 69-71, 77, 86, 90,
104, 106, 113-114, 123, 125-127, 129-
147, 150-152, 156-157, 159, 161-163,
165-166, 169-172, 174-184, 188-192,
194-197, 199-217, 224, 219-240, 245-
246, 249-256, 260-261, 263-265, 267-
270, 273-274, 277, 280-285, 288-289,
291-296, 298-299, 301-303
Les Images
190, 215, 224-225, 282-283, 288
335
L’Immortelle
236, 238
J
JAKUBEC, Doris
17, 19, 29-30, 35, 60, 88-89, 112, 281
La Jalousie
67, 279
Jean-Luc persécuté
46, 48
JOBIN, Agnès
85-86
JONASSON, Kerstin
99-100, 103-105, 107, 118, 123, 147
JØRGENSEN, Kathrine Sørensen Ravn
101
JOST, François
76, 195, 237
Journal
64, 67, 69, 173, 212
K
KILA, Noémi
50, 83
KOHLER, Pierre
32, 183-184, 227
L
« langue-image »
58, 170-171, 202, 299
LE BEL, Edith
81
« Les lettres, la pensée moderne et le
cinéma »
170
LES TREIZE
58
Lettre à Bernard Grasset
59
336
M
Madame Bovary
94, 101-102
MAGGETTI, Daniel
35, 51-53, 158, 188, 276-277, 293
MAGNY, Claude-Edmonde
189, 193, 200, 250, 285
MAGYAR, Miklós
45-46, 48-50
MAHRER, Rudolf
19, 58-60, 76-77, 87-90, 102, 105-106,
116, 231-233, 258-260, 286, 294, 298
MAINGUENEAU, Dominique
21, 90-91, 273-274
MALRAUX, André
189
Le Mannequin
94
MARTONYI, Éva
46-48
MEIZOZ, Jérôme
16, 21-22, 28-31, 35-37, 45, 60-61, 111-
112, 277
MERLEAU-PONTY, Maurice
263, 295-296
MERMOUD, Mathieu
82-83
La Modification
202-203, 247
MONNIER, Jean-Pierre
81, 110
Mort de quelqu’un
24
MORZEWSKI, Christian
75, 87
mouvement
33-35, 63, 65, 67-68, 71-74, 77, 106,
115, 120-122, 124-127, 133, 139-140,
142-145, 153-154, 156, 159, 164-165,
168, 171-172, 174, 178-179, 182-183,
337
188, 190, 192, 197-198, 202, 204, 211-
217, 220-221, 224-226, 229, 232-233,
236, 238, 243, 247-249, 251-252, 256,
258, 263, 266-267, 270-271, 274-275,
278-279, 282, 288-289, 294, 296-298,
303
MÜLLER GJESDAL, Anje
22, 91, 95-98, 101-103
N
narration
17, 19, 21-22, 31, 36, 43, 62-62, 66-68,
72, 76, 81-82, 88, 90, 94, 105-107, 110-
112, 114, 116-117, 120-121, 124, 133,
135-136, 138, 144-145, 157-158, 161,
165-167, 170, 175, 176, 181, 186, 188,
190, 192-193, 198, 200, 204-205, 207-
209, 212-213, 215, 217, 219, 220, 225-
226, 229, 232-233, 239, 241, 245, 250,
252, 254, 256, 258-259, 261-262, 265-
267, 269, 277-281, 285, 288-289, 293,
297-299, 301-303
NGUYEN, Thi Tu Huy
227
NICOLLIER, Jean
59
NØLKE, Henning
92
NORÉN, Coco
92-93, 99, 100, 103-105, 107, 118, 123,
147
Nouveau Roman
19-20, 38, 40-41, 67, 82, 158, 168, 185-
187, 93, 235,237, 251, 276, 300-304
O
objectivité
21, 41, 43-45, 64-66, 77, 84, 87-88,
103, 106, 113, 153, 200, 217
observateur
63, 104-105, 107-108, 113-115, 117-
120, 124-127, 132, 134, 137-141, 143-
144, 147-148, 167, 184, 264, 301
on
22, 23, 30, 32, 36, 43, 56, 65, 70, 78-93,
95-110, 112-141, 143-157, 159-160,
338
162-167, 169, 175-176, 179, 194, 196,
198-199, 202, 206-207, 209, 211, 213,
218, 220, 223, 228-229, 231, 234, 239-
240, 242-244, 255-256, 263, 265, 267-
269, 271-276, 278-282, 284, 287, 289-
296, 300-302
L’Opoponax
103
ÖRVÖS, Louis
45-46, 48-49
P
Paris, notes d’un Vaudois
57, 111
PARRIS, David Leslie
83
PARSONS, Clarence Reuben
64, 162, 172-173
Passage du poète
50, 70
PEGUY, Marcel
58
perception
21-23, 25, 34, 36, 40, 43, 62, 65, 68, 73,
76, 78, 80-82, 84-85, 98, 101-102, 104-
105, 107-108, 113-131, 133-137, 139-
140, 143, 145-148, 151, 153-154, 156-
157, 159-160, 162-168, 171, 178, 180-
182, 186-187, 193-198, 201, 203, 206-
207, 210-213, 216-217, 220-221, 225,
227-230, 232-234, 236-239, 241-243,
247, 251-252, 258-260, 262-265, 270-
271, 274-275, 278-281, 284, 289, 291,
293-303
« Le Père Antille »
49
Personnes
67, 176, 191, 192, 194, 213-214, 225,
274, 280-281, 287-289, 293
PETERMANN, Stéphane
158, 188, 205, 277, 293
phénoménologie
77, 186, 212, 263, 293, 304
PICON, Gaëtan
339
92
PIERRE, Jean-Louis
27, 32, 54-55, 187-188, 271
PILOTTE, Gaston
52
PINGET, Robert
180
PISANELLO
41
point de vue
19-20, 22, 31, 47, 52, 56, 66, 70, 72-75,
82-86, 92, 95, 103-104, 107-108, 111-
114, 116-120, 122-133, 135-136, 138-
145, 147-154, 157-159, 161-162, 164-
165, 167, 175, 178-179, 185, 189, 193-
196, 201-204, 206-207, 210, 217, 220,
228, 238, 251, 256, 258, 265-266, 268-
270, 272-278, 281-282, 284-286, 288-
297, 299, 302-304
PORTMANN, Jean-Pierre
71
POULAILLE, Henri
39-40
Présence de la mort
24, 32, 74, 77, 132, 205-206, 208, 230,
244, 258-259, 262-264, 286
R
RAMUZ, Charles Ferdinand
16-78, 80-90, 92-104, 106-114, 116-
117, 119, 121, 124-126, 128-129, 132-
133, 138, 145, 148, 157-159, 163-164,
166, 168, 169-174, 176-188, 190-193,
197-201, 203-208, 210-212, 214-219,
223, 225-227, 229-239, 241-242, 244-
257, 259-267, 269, 271-272, 275-282,
284, 286-294, 296-304
Recherche de la vérité
204, 229, 275, 291, 299
Le Règne de l’esprit malin
180, 200
RENAUD, Philippe
19, 55, 69-70, 86, 91, 169
REY-MILLET, Constant
340
218
RICHARD, Mélanie
74
RIZEK, Martin
54-56
ROBBE-GRILLET, Alain
20, 92, 94, 179, 187, 212, 217-218, 227,
236, 238, 251, 279, 300-301
ROHRER, Henri
212
ROSSEL, Virgile
29
S
SAINT-DENYS GARNEAU, Hector
20, 66, 84, 111, 124, 266
« Salutation paysanne »
34, 174
La Séparation des races
25, 72, 182-183, 270-271
SESSA, Jacqueline
72, 182-183, 198-199, 211, 223, 248,
250
SÈVE, Bernard
199
SICHLER-WOLFF, Nathalie
68
Les Signes parmi nous
24, 43, 50, 76-77, 87-88, 102, 105-106,
128-129, 180, 219, 231, 235-237, 257,
297
Si le soleil ne revenait pas
25, 55, 71, 163, 260, 262
SIMON, Claude
77-78
SKIBIŃSKA, Elżbieta
104
STEINMANN, Jean
52, 177-178
subjectivité
341
20-21, 33, 44, 67, 77-78, 82, 84, 89, 95,
103, 106, 112-116, 141, 144, 147-148,
151-152, 154, 157, 163, 167, 171, 177,
182, 195, 216-218, 232, 274, 279, 293-
296, 299, 301, 303
SULLIVAN, Françoise Dupuis
208
T
THÉRIVE, André
42
THIBON, Etienne
41-43
TISSET, Carole
101-102
TISSOT, André
84, 174-175, 177, 179-181, 183-184,
228
TRAZ, Robert de
32
Trilogie U.S.A.
61
V
vécu
22, 50, 55, 82-83, 91-92, 107, 110, 113,
123, 125, 176, 181, 210-211, 213, 217-
218, 224-226, 228, 232, 234-235, 282,
289, 293, 296-297, 299, 301-303
VERNOIS, Paul
53-54
VERSELLE, Vincent
23-25, 28, 30, 39, 62, 75-76,
Vie de Samuel Belet
50
VILLAIN, Dominique
234
VILLELM, Sylvie
19, 42, 61, 71, 74, 112, 172-173
W
342
WAGNER, E.-L.
39
WEYL, Daniel
194-195
WILD, Alfred
31
WISER, Antonin
77-78, 286, 294
Y
YOTOVA, Rennie
40