Espace mathématique francophone 2018
22-26 oct. 2018Gennevilliers
France
GT8 : Aspects culturels, langagiers etidéologiques en mathématiques
2
Table des matières
GT8 : Aspects culturels, langagiers et idéologiques en mathématiques 2
Approcher la diversité culturelle dans l’enseignement des mathématiques à traversle filtre du langage professionnel des enseignants, Artigue Michèle [et al.] . . . . . 1
COLLABORATION INTERDISCIPLINAIRE ENTRE DIDACTIQUE DESMATH-EMATIQUES ET DIDACTIQUE DU FRANCAIS. ANALYSE DE LA PLACEDU LANGAGE DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES DES MATHEMA-TIQUES ET DE FRANCAIS AU COLLEGE DE TROIS PAYS FRANCOPHONES: CANADA(QUEBEC), FRANCE ET GABON., Beh Biyogo Armand Paul . . . 11
quelles pratiques langagières? quels enjeux ?, Douek Nadia . . . . . . . . . . . . . 21
Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France, Griffiths Barry J. . . . 29
ASPECTS CULTURELS DES MATHÉMATIQUES : ENJEUX ET PERSPEC-TIVES POUR UN COURS CLASSIQUE DE MATHÉMATIQUES, Ky Janvier . 38
UNE PRATIQUE MATHEMATIQUE QUI VIT EN MARGE DES MATHE-MATIQUES SCOLAIRES: LA RESOLUTION DES PROBLEMES DES HER-ITAGES PAR DES PROFESSIONNELS AU MAROC, Laabid Ezzaim . . . . . . 44
QUELQUES IDÉES POUR TRAITER LES PROBLÈMES DE LA GLOBALI-SATION DE L’ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES, Boero Paolo . . . 53
L’ETHNOMATHÉMATIQUE ET LA MISE EN QUESTION D’UNE MATHÉ-MATIQUE OCCIDENTALE UNIVERSELLE, Radford Luis . . . . . . . . . . . . 62
LA CONSTRUCTION DISCURSIVE DE L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE DANS LEPROGRAMME CADRE ET DANS UNE SÉRIE DE MANUELS SCOLAIRESEN ONTARIO : UNE ANALYSE DE TEXTES SUR LES FRACTIONS, TcheuffaNziatcheu Jean . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Mathématiques et langage : le cas des classes multilingues, un défi pour l’enseignementluxembourgeois, Vlassis Joëlle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
1
1
APPROCHER LA DIVERSITE CULTURELLE DANS L’ENSEIGNEMENT
DES MATHEMATIQUES A TRAVERS LE FILTRE DU LANGAGE
PROFESSIONNEL DES ENSEIGNANTS
ARTIGUE Michèle* – CHEVALARIAS Thierry
** - DEBERTONNE-DASSULE Florence
**
GRUGEON-ALLYS Brigitte***
– HOROKS Julie***
– PILET Julia***
Résumé – Cette contribution s’appuie sur les travaux menés au sein du projet international LEXICON
dans lequel sont engagées des équipes d’enseignants et de chercheurs de neuf pays depuis 2014. Après
avoir présenté le projet et notre cadre théorique, nous analysons comment ce projet qui vise à identifier et
comparer les lexiques professionnels respectifs des enseignants de ces pays, nous permet d’approcher, de
façon originale, la diversité culturelle et linguistique à l’œuvre dans l’enseignement des mathématiques.
Mots-clefs : Didactique des mathématiques, didactique comparative, diversité culturelle, discours des
enseignants, théorie anthropologique du didactique
Abstract – This contribution relies on the research work carried out within the international project
LEXICON, in which teams of teachers and researchers from nine countries are engaged since 2014. After
presenting the project and our theoretical framework, we analyse how this project that aims at identifying
and comparing the respective professional lexicons of teachers from these countries allows us to approach
the cultural and linguistic diversity at stake in mathematics education in an original way.
Keywords: Mathematics education, comparative didactics, cultural diversity, teacher discourse,
anthropological theory of the didactics
I. INTRODUCTION
Comme le souligne le texte de présentation du groupe de travail 8 au colloque EMF 2018,
il existe des façons diverses d’approcher la diversité culturelle et linguistique à l’œuvre dans
les mathématiques et dans leur enseignement. Celle utilisée dans cette contribution, qui
s’appuie sur le projet international LEXICON (http://www.lexicon.iccr.edu.au), consiste à
s’interroger sur le discours professionnel des enseignants et le lexique didactico-pédagogique
sur lequel ce discours s’appuie. L’hypothèse faite est que ces discours et lexiques sont
culturellement et linguistiquement situés et qu’ils conditionnent ce à quoi les enseignants sont
sensibles, ce qu’ils peuvent exprimer de leurs pratiques, partager avec d’autres, soumettre à la
discussion (Mesiti, Clarke, Dobie, White & Sherin, 2017). Une seconde hypothèse à l’origine
du projet LEXICON est que l’imposition de l’anglais comme langue de communication
internationale dans le monde de l’éducation mathématique rend plus difficile l’expression de
cette diversité culturelle et est source de transformations et réductions sémantiques. Le projet
constitue donc aussi une contribution aux travaux de didactique comparative se situant dans
une perspective critique qui se sont multipliés en ce début de XXIe siècle (voir par exemple
(Atweh et al., 2008)).
Le projet LEXICON, piloté par David Clarke et Carmen Mesiti de l’University of
Melbourne, fait suite de fait à la Learner’s Perspective Study (LPS dans la suite), une
importante étude comparative des pratiques d’enseignants experts qui a engagé des
chercheurs de 16 pays pendant une dizaine d’années1. C’est cette étude qui a attiré l’attention
des chercheurs sur la richesse culturelle et linguistique de l’expression de l’expertise
* Université Paris Diderot – Paris 7 – France – [email protected],
** IREM de Poitiers –
France – [email protected], [email protected], ***
Université Paris Est-Créteil –
France – [email protected], [email protected], [email protected]
1 Voir http://www.lps.iccr.edu.au pour des informations détaillées sur ce projet et sur la série d’ouvrages
associés.
2 sciencesconf.org:emf2018:220265
EMF2018 – GT8 2
enseignante, et la difficulté d’exprimer cette richesse en anglais. Plusieurs des pays
partenaires du projet LEXICON étaient engagés dans LPS mais ce n’était pas le cas de la
France. Elle est d’ailleurs la seule équipe venant d’un pays francophone. Il existe deux pays
de langue anglaise (Australie et USA), ce qui permet de mener une comparaison pour deux
pays de même langue (Mesiti et al., 2017), tandis que les autres pays (Allemagne, Chili,
Chine, Finlande, France, Japon, République Tchèque, et la Corée du Sud récemment associée)
ont tous des langues différentes.
Dans cette contribution, nous présentons d’abord le projet global et son organisation. Nous
précisons ensuite le cadre théorique choisi pour cette étude spécifique qui est celui de la
théorie anthropologique du didactique (TAD dans la suite) et la façon dont ce cadre nous aide
à problématiser l’étude. Nous analysons ensuite de façon réflexive le travail mené, qu’il
s’agisse de l’élaboration des lexiques ou des premières études comparatives, en mettant en
évidence certaines dépendances culturelles. Nous concluons par quelques considérations plus
globales sur les potentialités et limites d’un projet de ce type pour approcher les questions de
diversité culturelle et linguistique, et les besoins théoriques associés.
II. UNE VISION GLOBALE DU PROJET LEXICON
Comme cela apparaît sur le site international du projet et est repris dans diverses
publications associées (Clarke, 2017) (Mesiti et al., 2017), le but du projet est le suivant :
initiate cross-cultural dialogue to identify pedagogical terms from selected educational communities and
use these as analytical tools to categorise, interrogate and enrich classroom practice, classroom research,
and educational theorising.
Pour cela, dans chacun des pays concernés, une équipe mixte comportant des chercheurs
expérimentés et de jeunes chercheurs, ainsi que des enseignants expérimentés (au moins
deux) a été constituée, à la rentrée 2014. Cette équipe a d’abord eu en charge la réalisation
d’une vidéo d’une séance de classe de 4e (grade 8) avec le dispositif à trois caméras déjà
utilisé dans LPS (filmant la classe, l’enseignant et un groupe de deux élèves voisins), la
transcription de ces vidéos et leur traduction en anglais, ainsi que le recueil de divers
documents complémentaires (plan de classe, photos du tableau, productions des deux élèves
filmés, préparation de l’enseignant, documents fournis aux élèves…). Les vidéos ont été
ensuite montées et sous-titrées en anglais à Melbourne avant d’être mutualisées en 2015.
Figure 1 – La présentation des vidéos
En utilisant ces vidéos comme appui, chaque équipe a eu alors à préparer une première
version de ce qui pourrait constituer un lexique de termes pédagogico-didactiques utilisés par
3 sciencesconf.org:emf2018:220265
3
des enseignants expérimentés de collège pour décrire une séance de classe de mathématiques.
Ces versions ont été présentées et discutées durant une première semaine collective de travail
fin 2015, à Melbourne. Des clarifications ont été apportées : ce qui était visé était le
recensement des termes « raisonnablement » partagés et consensuels dans des communautés
d’enseignants expérimentés ; il ne s’agissait pas d’un lexique de termes mathématiques mais
bien d’un lexique pédagogico-didactique ; il ne s’agissait pas d’un lexique de chercheurs et la
voix prépondérante, en cas de litige, devait être donnée aux enseignants des équipes ; chaque
terme ou expression devrait être accompagné non seulement d’une description-définition mais
aussi d’exemples et non-exemples aidant à en préciser le sens ; ces définitions-descriptions
devaient être concises et non-circulaires. Enfin, chaque équipe devait organiser un processus
de validation des lexiques, une fois ceux-ci révisés. Le travail d’élaboration-révision des
lexiques nationaux en dialectique avec le processus de validation conduit s’est poursuivi en
2016. Lors de la réunion de juillet 2016 à Hambourg, il a été décidé d’harmoniser le processus
de validation, en ayant recours à un questionnaire en ligne dont la structure a été
conjointement élaborée et qui serait diffusé le plus largement possible2. Fin 2016, à
Melbourne, les premiers résultats de ces évaluations ont été présentés et discutés, ainsi que
l’évolution des lexiques qui en résultait ; des seuils d’acceptation/rejet des termes en fonction
des réponses aux questions de familiarité ont été fixés (tout terme avec un taux de familiarité
inférieur à 2/3 devait être par exemple, en principe, supprimé) et les premières études
comparatives ont été envisagées. Le travail comparatif a alors débuté, en même temps que se
finalisaient les lexiques, les analyses des questionnaires et études locales associées. Les
versions quasiment finalisées, les méthodologies des premières études comparatives comme
la méthodologie des narrations introduite dans la comparaison franco-tchèque (voir ci-après)
et leurs premiers résultats ont été présentés et discutés en juillet 2017 à Pékin, en même temps
que s’organisait la préparation d’un premier ouvrage rassemblant tous les lexiques, et qu’était
menée une discussion plus approfondie des questions émergentes pour un travail comparatif,
et de leur possible gestion. La réunion de février 2018, enfin, à Melbourne a été centrée sur la
discussion des premières versions des chapitres du livre à paraître.
Comme on le perçoit dans cette courte description, il s’agit là d’un projet en cours et d’un
projet de longue haleine. Presque trois ans auront été nécessaires pour arriver à une version
suffisamment stabilisée des lexiques pour pouvoir envisager de les figer pour une période
donnée et développer sur cette base de substantielles études comparatives. Mais, même si
nous décidons momentanément de les figer dans leur état actuel, il est clair que nous
concevons ces lexiques comme des objets dynamiques qui devront notamment s’enrichir
d’apports des autres lexiques si l’on veut progresser de l’état actuel qui est celui d’une semi-
profession enseignante, comme l’expriment Chevallard et Cirade (2010) vers une véritable
profession dotée d’un lexique professionnel efficace.
III. CADRE THEORIQUE
Le cadre théorique sur lequel s’appuie cette contribution est celui de la TAD que nous
avons déjà utilisé dans une première étude comparative franco-tchèque (Artigue & al., 2017)
et dont la pertinence pour des études comparatives a été déjà largement prouvée (voir (Artigue
& Winslow, 2010) pour une première méta-étude). Ce n’est pas le seul cadre a priori possible
comme le montrent d’autres publications liées à ce projet émanant de chercheurs ayant
d’autres cultures didactiques que la nôtre (voir par exemple (Clarke, 2017)).
2 Pour accéder au questionnaire français, voir la page du projet sur le site du LDAR :
https://www.ldar.website/lexicon
4 sciencesconf.org:emf2018:220265
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S’agissant d’approcher la diversité culturelle, la TAD, par la perspective anthropologique
qu’elle revendique, est a priori appropriée. Elle nous conduit plus précisément à situer cette
diversité culturelle dans une large perspective systémique et écologique, à nous interroger sur
les systèmes de conditions et de contraintes qui l’ont historiquement façonnée, à différents
niveaux (voir la hiérarchie des niveaux de codétermination didactique dans (Chevallard,
2002)), en élargissant la vision au-delà du contexte des séances de classe dont les lexiques
sont censés nourrir l’appréhension et la description. S’agissant de la dimension linguistique de
l’étude, ce cadre nous permet de relier étroitement discours et pratique, à travers le concept de
praxéologie. Toute praxéologie combine en effet un bloc praxique et un bloc théorique en
interaction dialectique (Chevallard, 2002). La TAD propose aussi un modèle de structuration
progressive des praxéologies pour former des praxéologies locales par regroupement de
praxéologies ponctuelles partageant une même technologie, puis des praxéologies régionales
par regroupement de praxéologies locales partageant une même théorie ou partie de théorie.
Comme on le voit, le bloc théorique et ses éléments discursifs jouent donc un rôle clef dans
les unifications sous-jacentes à la structuration progressive des praxéologies. La TAD nous
incite enfin à ne pas oublier que, même si ce qui est visé par le projet LEXICON, c’est
l’identification des éléments de discours pédagogico-didactique raisonnablement partagés au
sein de la communauté des enseignants expérimentés - c’est-à-dire, si l’on se place dans le
cadre de la TAD, des éléments de discours technologique associés aux praxéologies
didactiques - praxéologies didactiques et praxéologies mathématiques vivent en symbiose et
se co-déterminent mutuellement.
Il sera donc important, notamment dans les études comparatives menées, de trouver les
moyens d’étudier jusqu’à quel point et comment ces fonctions diverses du discours
technologique didactique et les relations entre discours mathématique et discours didactique
trouvent à s’exprimer dans les lexiques et les discours associés, suivant les pays.
IV. ANALYSE REFLEXIVE DU TRAVAIL MENE
Nous ne pouvons dans l’espace de cette contribution présenter une analyse exhaustive et
approfondie du travail collectif mené dans le cadre du projet LEXICON. Nous avons choisi
d’analyser dans un premier temps la réalisation des lexiques et les produits qui en résultent,
en mettant l’accent sur des caractéristiques qui apparaissent révélatrices de différences
culturelles. Dans un second temps, nous reviendrons sur la comparaison franco-tchèque que
nous avons réalisée avec les collègues tchèques (Artigue et al., 2017). A travers ces deux
exemples, nous essaierons de montrer le potentiel de ce projet pour approcher la diversité
culturelle et ses effets.
1. Les lexiques : processus et produit
Dès la première réunion à Melbourne, fin 2015, des différences culturelles sont apparues
de façon évidente, ayant des conséquences sur la vision même du projet. La première de ces
différences concernait les rapports, culturellement situés, entre pédagogie et didactique. Le
mot « didactique », négativement connoté en anglais, ne faisait pas partie du vocabulaire de
certaines équipes, par exemple l’équipe australienne qui portait le projet. Le but du projet
s’est ainsi trouvé exprimé au départ en termes d’identification du lexique pédagogique des
enseignants de mathématiques, à distinguer d’un lexique proprement mathématique. Pour
d’autres partenaires, notamment ceux d’Europe continentale, le mot didactique désigne,
notamment en mathématiques, un champ scientifique autonome, distinct de celui de la
pédagogie. C’est particulièrement le cas en France où la didactique, notamment en
mathématiques, s’est construite épistémologiquement et institutionnellement en marquant sa
5 sciencesconf.org:emf2018:220265
5
distinction avec le champ pédagogique déjà existant, par la place centrale accordée aux
spécificités disciplinaires des processus d’apprentissage et d’enseignement. Il était donc clair
pour l’équipe française que ce qu’elle visait et ce que, formée de didacticiennes et
d’enseignants animateurs IREM, elle se sentait légitime à produire, était un lexique
didactique. La négociation collective a entériné ces différences culturelles, aboutissant à des
lexiques que l’on pourrait situer le long d’un axe pédagogico-didactique. Une comparaison
plus systématique sera nécessaire pour préciser ce continuum mais on peut déjà anticiper que
les lexiques australiens et français y occuperont des positions très distantes. Il semble clair,
par exemple, que le lexique australien pourra, sans modification majeure, être utilisé dans
d’autres disciplines, alors que, pour ce qui est du lexique français, cela nécessitera des
changements substantiels. Ceci s’exprime aussi par le fait que le lexique français, tout en
respectant les règles collectives fixées, regroupe dans une catégorie spécifique 19 termes qui
désignent des formes d’activité mathématique au rang desquelles figurent conjecturer,
modéliser, définir, calculer, estimer, raisonner, argumenter, démontrer, avec des descriptions-
définitions et des exemples qui en précisent le sens mathématique. Il est le seul dans ce cas,
les autres lexiques obéissant à d’autres structurations.
Une autre marque des contextes culturels est la place occupée dans les lexiques par des
termes ou expressions issus de la recherche. Comme cela a été précisé plus haut, les lexiques
visés ne sont pas ceux de la recherche en didactique ou en éducation mathématique. Ils
doivent refléter une terminologie ‘raisonnablement’ partagée par des enseignants
expérimentés. Certains lexiques, par exemple le lexique chilien, ne contiennent aucun terme
issu de la recherche didactique ; les candidats proposés par les chercheurs ont été
systématiquement rejetés par les enseignants des équipes car jugés non suffisamment
familiers aux enseignants. Si l’on essaie une fois de plus de situer les différents lexiques sur
un axe selon cette caractéristique, on devrait trouver, à l’opposé du lexique chilien, le lexique
japonais. En fait, le lexique japonais est imprégné de la culture des « Lesson Studies » et de la
terminologie associée. Cette terminologie est largement partagée par les enseignants du fait
du rôle clef joué par cette pratique dans leur formation et développement professionnel. Mais
comme expliqué dans (Isoda, 2015), c’est aussi une terminologie de chercheurs, le
développement de la recherche didactique au Japon étant étroitement lié à cette culture. Le
lexique français est dans une position intermédiaire haute, un de ceux où se voit le plus
nettement la marque d’une migration de concepts de la recherche didactique vers le langage
professionnel des enseignants. Sans aucun doute, l’institution des IREMs, les actions de
formation liées à la recherche que ce réseau promeut, les diverses revues d’interface qu’il
publie, constituent-ils des caractéristiques contextuelles favorables à cette migration.
Néanmoins elle reste limitée. 31 tels termes ou expressions étaient inclus dans la version qui a
été soumise à validation via les questionnaires en ligne, après plusieurs cycles de validation
locale et révision. 14 étaient issus de la seule théorie des situations didactiques associés aux
notions de milieu, variable didactique, situation adidactique/didactique, situation d’action,
situation de formulation, situation de validation, contrat didactique, effet Topaze, effet
Jourdain, dévolution, décontextualisation, institutionnalisation et ostension, reflétant en cela
le rôle joué par cette théorie dans notre culture didactique. Cette dernière validation, à laquelle
ont participé environ 150 enseignants aux profils très divers répartis tout le territoire, a montré
que sur un lexique de 115 termes, 21 ne franchissaient pas le seuil des 2/3 de familiarité
collectivement décidé et que 20 de ceux-ci étaient justement des termes didactiques. Certains
ont été néanmoins conservés dans la version finale du lexique parce qu’ils atteignaient un
seuil de familiarité supérieur à, ou voisin de, 50% ; mais 8 ont dû être écartés, et en particulier
les termes dévolution, ostension, effet Topaze et effet Jourdain issus de la TDS.
6 sciencesconf.org:emf2018:220265
EMF2018 – GT8 6
Ce ne sont ici que deux exemples parmi d’autres qui peuvent être utilisés pour montrer à
quel point les lexiques mettent en évidence des différences qui, pour être comprises, doivent
être analysées à la lumière des contextes culturels et de leur évolution historique. Pour ce qui
est des différences linguistiques, des éléments très intéressants apparaissent que nous ne
pouvons développer ici. Ils vont bien au-delà du seul constat des limitations de la langue
anglaise à fournir des traductions satisfaisantes de termes de ces lexiques.
2. La comparaison franco-tchèque
La comparaison franco-tchèque a débuté en novembre 2016, sur des versions non encore
finalisées des deux lexiques, notamment du lexique tchèque. Nous revenons ici, de façon
réflexive, sur cette comparaison dont les premiers résultats ont été présentés dans (Artigue et
al., 2017). Elle a débuté par une comparaison formelle des deux lexiques qui a montré
d’emblée des différences importantes, que nous résumons ci-après :
Différence dans le nombre de termes : 115 pour le lexique français (LF dans la suite) /
47 pour le lexique tchèque (LC dans la suite) (le plus petit des lexiques alors que le
français est, avec le chinois, celui comportant le plus de termes).
Différence dans la structuration : 5 catégories dans LC et 6 dans LF, 3 avec des
dénominations proches (par exemple : Phases de séance), mais d’autres sans équivalent
(Usage de moyens didactiques dans LC, Termes généraux, Activités mathématiques
dans LF).
Différence dans la conceptualisation des catégories, même lorsqu’ayant des intitulés
voisins, et dans les termes associés. Par exemple, les catégories Types de problèmes
dans LC et Nature des tâches dans LF contiennent respectivement 4 et 18 termes, LF
étant d’ailleurs le lexique le plus riche de ce point de vue ; malgré cela, les types de
problèmes de LC ne constituent pas un sous-ensemble des tâches identifiées dans LF. Il
n’y a que peu de termes communs entre les 13 termes de la catégorie Phases d’une
séance dans LF et les 9 termes de la même catégorie dans LC. Ceux de LF ponctuent la
progression de l’activité mathématique dans la classe (phase de rappel, phase de
recherche, mise en commun, institutionnalisation…), tandis que ceux de LC ponctuent
plutôt l’organisation globale de l’activité (students’ and teacher’s organizational
questions, maintaining the discipline, written record on the board...).
Différence dans la place accordée aux mathématiques, qui se manifeste dans LF dans
l’existence d’une catégorie spécifique mais aussi dans le nombre de types de tâches
mathématiques distinguées et dans les termes issus de la recherche didactique, alors que
LC, comme le lexique australien, reste très général et pédagogique.
Différence dans les formes et contenus des descriptions-définitions. Dans LC, elles sont
généralement très courtes, en forme active, exprimant une action observable de
l’enseignant et/ou des élèves, sans préciser ses fonctions possibles. Dans LF, elles sont
généralement plus longues, sous forme nominale, et généralement explicitent la
fonctionnalité des actions ; de plus, cette fonctionnalité est souvent accentuée par la
présence d’un commentaire, complétant la description-définition. L’exemple, dans la
table 1, d’un terme commun aux deux lexiques l’illustre.
Summarization Bilan, Synthèse
Recapitulating steps of the solution of the
problem.
Phase visant à dégager les éléments
importants à retenir de l'activité
mathématique menée.
Il peut s’agir d’un bilan local en cours de
résolution pour pointer des idées et
7 sciencesconf.org:emf2018:220265
7
résultats partiels, et orienter l'activité des
élèves, ou d’un bilan (synthèse) global en
fin de résolution ou de séance.
Table 1 - Un exemple de définition dans les lexiques français et tchèques
Très vite, dans le travail conjoint avec les collègues tchèques, il nous est apparu que pour
faire sens des différences, il fallait faire intervenir des niveaux élevés de la hiérarchie de
codétermination didactique, et que nous ne pouvions non plus nous borner à considérer le hic
et nunc de nos systèmes éducatifs respectifs. Et c’est ainsi que nous avons été amenés à relier
les caractéristiques du lexique tchèque à l’existence d’une forte tradition de didactique
générale qui, en République tchèque, remonte au XIIe et à la Didactica Magna de Comenius.
Cette tradition imprègne toujours aujourd’hui le monde de l’éducation et sa culture. A cette
tradition de didactique générale s’oppose une tradition didactique française en mathématiques
qui, elle, s’est forgée au contact étroit des mathématiques, et en refusant l’idée d’une
didactique générale, même si, au fil des décennies, ses concepts ont migré à travers les
disciplines, puis s’est développée le champ des recherches comparatistes en didactique qui
questionne les cloisonnements disciplinaires (voir https://www.arcd.fr/accueil/).
Pour approfondir la comparaison et apprécier l’impact de ces différences sur ce que à quoi
des enseignants pouvaient être sensibles dans des séances de classes et exprimer ces
sensibilités, pour aussi apprécier comment ces différences étaient susceptibles d’impacter la
perception de l’imbrication entre praxéologies mathématiques et didactiques, nous avons alors
décidé d’introduire un nouvel artefact méthodologique : des narrations des vidéos de séance
conjointement conçues dans chacune de nos deux équipes. En cohérence avec l’utilisation des
narrations dans la recherche en éducation (Clandinin & Connelli, 2000), nous considérons que
ces narrations nous permettent de rendre visible que, pour chaque équipe, chaque vidéo
raconte une histoire particulière engendrée par la sélection, l’arrangement et l’interprétation
d’événements qui font sens pour le narrateur, et de ne pas oublier que ces histoires sont des
productions socio-culturelles. Ces narrations réduiraient-elles les différences formelles
observées, en permettant l’expression de sensibilités qui échappaient au filtre des lexiques ?
La réponse est clairement « Non ». Les séances françaises et tchèques qui ont été
enregistrées sont très différentes dans leur contenu et leur gestion. Les narrations qui en sont
produites respectivement par les équipes tchèque et françaises montrent ces différences, mais
ce qu’elles nous montrent plus encore, c’est la différence entre les narrations produites par les
deux équipes pour une même séance. Une identité narrative en quelque sorte se révèle.
Sommairement résumé, les histoires produites par l’équipe française nous racontent une
histoire mathématique de la classe et les phrases qui précisent ces mathématiques représentent
respectivement 27% et 26% des descriptions. L’occurrence de termes du lexique comme
Poser une question, Expliquer, y est systématiquement accompagnée de la description de leur
contenu mathématique. Les narrations tchèques sont, quant à elles, beaucoup plus courtes et
nous donnent à voir une histoire complémentaire. Les mathématiques y sont peu présentes
(elles représentent moins de 7% des narrations) mais s’y expriment très clairement les
modèles (« patterns ») d’interaction entre enseignant et élèves.
V. COMMENTAIRES ET CONCLUSION
Dans cette contribution relative à un travail de recherche en cours, nous avons approché la
dimension culturelle et linguistique, mais surtout culturelle de l’enseignement des
mathématiques, à travers un filtre, celui du lexique pédagogico-didactique sur lequel le
discours professionnel des enseignants s’appuie. Même si la partie la plus passionnante, la
comparaison des lexiques produits et ‘raisonnablement validés’ par les équipes engagées dans
8 sciencesconf.org:emf2018:220265
EMF2018 – GT8 8
ce projet ne fait que débuter, nous espérons avoir montré, dans les limites imposées à ce texte,
que le filtre utilisé est un filtre intéressant pour approcher la diversité culturelle. La
comparaison que nous avons récemment engagée avec les collègues allemands tend aussi à
mettre en évidence l’impact de différences linguistiques entre français et allemand pour
l’étude desquelles le cadre théorique de la TAD est insuffisant et la collaboration avec des
linguistes s’avère nécessaire. Il ne fait pas de doute non plus que la comparaison avec les
deux pays asiatiques engagés, Chine et Japon, qui présentent des proximités culturelles
certaines mais aussi de profondes différences notamment institutionnelles et politiques,
devrait être particulièrement intéressante. Bien sûr, comme tout filtre, ce n’est qu’un filtre très
partiel, et ce même si l’on reste dans une approche en termes de lexique : il s’agit en effet des
lexiques utilisés dans la description de séances de classe. Tout ce qui concerne le travail des
enseignants hors de la classe dont l’approche documentaire du didactique renouvelle
aujourd’hui l’étude (Gueudet, Pepin & Trouche, 2012) avec le lexique spécifique associé,
n’est pas pris en charge, par exemple3. Par ailleurs, de nombreuses questions restent
largement ouvertes, relatives au statut exact de ces lexiques et à leur usage possible,
notamment pour la formation initiale ou continue des enseignants. En France, le lexique a été
initialement conçu avec des animateurs IREM et en référence à la communauté des
enseignants qui sont actifs dans les IREM, aux termes qu’ils partagent et que l’on retrouve
dans les publications du réseau, et c’est ce même milieu un peu élargi qui a été ciblé dans les
premières validations locales. Le lexique final en porte nécessairement la marque, même si la
validation en ligne a ouvert à un public plus large. Encore une fois, on voit là l’effet de
caractéristiques contextuelles, culturellement situées.
Remerciements : Nous tenons à remercier le Conseil de recherche du gouvernement
australien qui a soutenu ce projet, les chercheurs et enseignants impliqués dans son
développement, ainsi que les IREM de Paris et Poitiers et le LDAR pour leur soutien.
REFERENCES
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studies on mathematics education: a viewpoint from the anthropological theory of
didactics. Recherches en Didactique des Mathématiques, 30/1, 47-82.
Atweh, B., Calabrese Barton, A., Borba, M., Gough, N., Keitel, C.,Vistro-Yu, C. & Vithal, R.
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Gueudet, G., Pepin, B., & Trouche, L. (2012). From Texts to ‘Lived Resources’. Mathematics
curriculum material and teacher development. New York : Springer.
3 Un développement dans ce sens vient d’être engagé à l’occasion du colloque international sur les ressources
des enseignants qui s’est tenu à Lyon en mai 2018 (https://resources-2018.sciencesconf.org).
9 sciencesconf.org:emf2018:220265
9
Isoda, M. (2015). The science of lesson study in the problem solving approach. In M.
Imprasitha, M. Isoda, P. Wang-Iverson 1 B.H. Yeap (Eds.) Lesson Study. Challenges in
Mathematics Education (pp. 81-106). Singazpour : World Scientific Publishers.
Mesiti, C., Clarke, D., Dobie, T., White, S. & Sherin, M. (2017). “What do you see that you
can name?” Documenting the language teachers use to describe phenomena in middle
school mathematics classrooms in Australia and the USA. In B. Kaur, W.K. Ho, T.L. Toh
& B.H. Choy (Eds.), Proceedings of PME 41 (Vol. 3, pp. 241-248). Singapour : PME.
10 sciencesconf.org:emf2018:220265
COLLABORATION INTERDISCIPLINAIRE ENTRE DIDACTIQUE DES MATHEMATIQUES ET DIDACTIQUE DU
FRANCAIS. ANALYSE DE LA PLACE DU LANGAGE DANS LES PROGRAMMES SCOLAIRES DES
MATHEMATIQUES ET DE FRANCAIS AU COLLEGE DE TROIS PAYS FRANCOPHONES :
CANADA(QUEBEC), FRANCE ET GABON.
BEH BIYOGO Armand Paul
Résumé
La question du langage est au centre de la transformation de l’enseignement et de l’apprentissage des
mathématiques aujourd’hui. En effet, cette prise en compte du langage nous amène à nous intéresser aux
formes linguistiques et/ou langagières inscrites dans les programmes scolaires des mathématiques et de
français afin de voir les croisements possibles qu’elles peuvent susciter entre l’enseignement du français et
celui des mathématiques dans une perspective interdisciplinaire.
Mots-clefs : didactique, place du langage, programme scolaire, interdisciplinarité, vision systémique.
Abstract Nowdays, the question of language is at the centre of the transformation of teaching and learning mathematical. This consideration of language question brings me to be interested in the linguistics forms registered in mathematical and french school curriculum in order to see possibles crossbreedings they can create between French and mathematical learning in an interdisciplinarity perspective. Keywords: didactic, place of language, school curriculum, interdisciplinarity, systemic view.
I.CONTEXTUALISATION
Notre étude s’inscrit dans le cadre des travaux de recherche de la thèse que nous menons
actuellement sur la thématique suivante : Du décloisonnement des activités à l’interdisciplinarité. Le
cas de l’enseignement-apprentissage du français et des disciplines scientifiques dans les collèges au
Gabon. En effet, l’ambition de ces travaux, qui englobent les mathématiques, la physique-chimie et
les sciences de la vie et de la terre, est de montrer, entre autres choses, comment à partir de
l’enseignement décloisonné du français on pourrait établir des « passerelles » avec l’enseignement
de chacune de ces disciplines. L’enjeu du colloque étant de s’interroger sur l’enseignement des
mathématiques et ses rapports avec les autres disciplines, la présente communication examinera
précisément le cas d’espèce du couple français-mathématiques. Pour y parvenir, nous avons opté de
nous appuyer sur les programmes scolaires de trois pays : Gabon, Canada(Québec) et France, liés
tant par l’histoire que par la langue française qu’ils ont en partage.
Au Gabon, par exemple, on remarque une très faible évolution du nombre d’élèves dans les
séries scientifiques (C et D) au baccalauréat, par rapport aux séries littéraires (A1, A2 et B). Selon la
Direction générale des examens et concours1, en 2007, on a enregistré dans les séries scientifiques 2
643 candidats (contre 11 336 en séries littéraires), tandis qu’en 2017 on en comptait 2 674 (contre
19 019 dans les séries littéraires). Soit une augmentation de 31 candidats en séries scientifiques, au
cours de cette dernière décennie, lorsque les séries littéraires avoisinent une croissance de près de
huit mille candidats. De plus, depuis l’institution du baccalauréat dans le système éducatif gabonais
en 1960 et jusqu’à ce jour, les mathématiques et le français sont les principales disciplines dans
lesquelles les candidats admissibles sont souvent contraints de reprendre au second tour. La plupart
du temps, plus de deux tiers des élèves reviennent pour l’une ou l’autre discipline, et, en même
temps, près de la moitié des candidats reprennent les deux matières. Ce qui semble confirmer, a
1 Rapport DGEC du Gabon (2017) sur l’évolution du nombre de candidats scientifiques au Bac.
11 sciencesconf.org:emf2018:219164
priori, l’appréhension de Marie Hélène Pouget (1993) qui se demandait déjà si ces deux disciplines ne
constituaient pas ‘’le couple diabolique de l’échec au collège’’ (p. 8).
Parallèlement, au cours de ces deux dernières décennies, en France, plusieurs recherches,
dans le cadre de l’interdisciplinarité français-mathématiques, sont entreprises par des IREM (Instituts
de recherche sur l’enseignement des mathématiques)2 afin d’aider les élèves en difficulté. De même,
au Québec, depuis le renouveau pédagogique impulsé par la mise en place des nouveaux
programmes en 2000, Lucie De Blois3(2011) nous révèle que certains travaux menés par le CRIRES
(Centre de recherche et d’intervention sur la réussite scolaire) montrent une différence notoire dans
les résultats aux évaluations en numératie et en littératie des élèves de niveau collège.
L’enjeu pour nous est de savoir si ce qui apparaît ici comme un champ d’exploration pour la
recherche l’est aussi manifeste dans les prescriptions ou programmes scolaires relatifs à
l’enseignement des mathématiques et du français. Comment apparaissent ces prescriptions
curriculaires en rapport avec les formes linguistiques et/ou langagières susceptibles d’établir des
« ponts » entre l’enseignement du français et l’enseignement des mathématiques ? Quels
enseignements didactiques peut-on déduire de cette introduction des questions linguistiques dans
les programmes scolaires de mathématiques et de français ? Telles sont les principales
préoccupations qui constituent le fondement de notre étude.
II. CADRE THEORIQUE : le langage comme matière-pont, une nécessité pour toutes les disciplines ?
L’analyse que nous nous proposons de faire s’inspire, pour l’essentiel, en premier lieu, des
fondements théoriques préconisés par le linguiste et éducateur Éric Hawkins (1981, 1984 & 1992) à
travers son concept, « awareness of language » (réflexion sur le langage ou prise de conscience
métalinguistique) issu de son étude menée sur le programme scolaire britannique. En effet, il s’agit là
d’une approche plurilingue de l’enseignement-apprentissage des langues (maternelle et étrangère)
dans les écoles en Grande Bretagne. Pour Éric Hawkins :
« Le point de départ de ‘’awareness of language’’ consiste, donc, à reconnaître l’importance
centrale du langage et l’insuffisance de l’apprentissage linguistique offert à l’école. La faculté
du langage est l’attribut qui détermine et définit ce qu’est l’humanité. […] Et pourtant, la
plupart de nos élèves quittent l’école sans être conscients du rôle capital joué par le langage.
Ils étudient de près le fonctionnement de l’univers physique, chimique, biologique ainsi que
d’autres disciplines difficiles. Mais les questions linguistiques importantes qui ne sont jamais
abordées dans le programme traditionnel forment malheureusement une liste fort longue ».
(p.42,1992)
Dès lors, nous constatons que Éric Hawkins fait des questions linguistiques le nœud gordien
de l’enseignement-apprentissage, quelle que soit la discipline. Pour lui, la prise en compte du langage
est une question transversale dont la vocation est de promouvoir le « décloisonnement » et
« l’interdisciplinarité ». Aussi, pense-t-il qu’il faut introduire le langage comme une matière-pont
2 - Groupe mathématiques-français de l’IREM de Strasbourg (2000). Un travail interdisciplinaire en français et
en mathématiques. Repères-IREM n°38, Tropiques Editions - IREM de Montpellier : Sauter M. (2000), Formation de l’esprit scientifique avec les narrations de recherche en cycle central du collège, Repères-IREM n°39 3 Professeur titulaire en didactique des maths, membre du CRIRES
12 sciencesconf.org:emf2018:219164
dans le programme scolaire britannique et il en définit les contours en ces termes: « cette nouvelle
matière [qui] ne remplace en aucune façon les matières existantes mais elle constitue une
‘’passerelle’’ qui permet aux professeurs traditionnellement isolés dans leurs classes de se rencontrer
et de faire cause commune ». (p.41, 1992) Autrement dit, l’introduction de cette ‘’matière-pont’’
dans le programme, permet de « mettre un terme au cloisonnement et à l’isolement des différents
professeurs de langues, et, en même temps, de faciliter une coopération efficace entre les étapes
successives de la scolarité ». (p.41, 1992) Cette volonté de faire converger et collaborer des
professeurs de différentes disciplines, grâce à la prise en compte des questions linguistiques et /ou
langagières, fait écho au « décloisonnement » des activités, promu par les didacticiens du français
comme Sylvain Bilodeau (2009), Bertrand Daunay (2005) ou encore Daniel Stissi, qui affirme
d’ailleurs que « désormais l’enjeu est pleinement didactique, il ne s’agit plus d’un simple atout
pédagogique, ni simplement de grammaire » (2003, p.49). Laisser évoluer les « sous-disciplines » du
français de façon autonome sans chercher à les faire converger constitue alors une entrave
inadmissible à l’esprit des nouveaux programmes qui s’inscrit dans la congruence. Stissi poursuit en
déclarant de manière péremptoire : « peu importe la forme des séquences, il n’y a pas de séquence
canonique ; mais hiérarchiser les objectifs, organiser la plupart du temps les activités orales, les
activités de lecture, d’écriture et d’étude de la langue de façon convergente est une nécessité » (2003,
p.49). Ainsi, l’étude de la langue sort définitivement de son isolement et se trouve alors désacralisée,
n’étant plus seulement qu’un outil, et reconnue comme indispensable, se poursuivant jusqu’au lycée,
puisqu’elle est au cœur du décloisonnement.
Dans cette optique, notre seconde inspiration s’appuie sur les travaux réalisés par Catherine
Brissaud (2006) consistant à faire une lecture analytique des instructions officielles pour le collège,
en France, en cherchant à savoir ce qu’écrire voulait signifier dans les différentes disciplines. Il s’agit
ici d’une recherche qui s’intéresse particulièrement au langage écrit avec comme point d’ancrage le
lexique dans sa dimension polysémique nécessaire. En effet, cette étude qui examine le programme
de cinq disciplines différentes (français, mathématiques, SVT, histoire-géographie, technologie)
souligne que :
« la maîtrise de l’écriture est présentée comme un objectif majeur de l’enseignement au
collège et les différentes disciplines, qui participent à la ‘’la formation générale des élèves, à
leur apprentissage du raisonnement, de l’expression, des méthodes de travail, à leur
éducation civique’’ (pg.SVT,6e,16) doivent apporter leur contribution à l’apprentissage de la
langue, de l’expression, en coordination avec l’enseignement de français » (2006,p.15)
Ainsi, la prise en compte de la place du langage dans toutes les disciplines c‘est-à-dire sa
propension à être une ‘’passerelle’’ va favoriser non seulement le travail collaboratif mais surtout
ouvrir la voie à une nouvelle façon de penser le métier même d’enseignant, en reconsidérant son
rôle. A ce sujet, Eric Hawkins déclare :
« Nous insistons sur l’importance du ‘’travail d’équipe’’(team-teaching) de la part de tous les
professeurs de langues, en collaboration constante avec leurs collègues de musique, histoire,
géographie et biologie ; une telle collaboration n’est guère possible sans l’introduction d’une
’’matière-pont’’, un programme défini et concret dans lequel chaque professeur connaît son
rôle » (1992, p.54)
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En somme, par-delà le fait que les concepts « awareness » (la réflexion sur le
langage), « team-teaching » (le travail collaboratif), « décloisonnement » et « interdisciplinarité »
font tous de la prise en compte du langage une nécessité pour toutes les disciplines, nous sommes
amené à penser qu’une nouvelle conception didactique développant une approche systémique de
l’enseignement-apprentissage serait envisageable. Cette approche systémique consiste, pour
l’enseignant de chaque discipline, à avoir un esprit d’ouverture et de collaboration, une vision plus
globale de son rôle en reconnaissant le langage comme ’’matière-pont’’ ou point d’ancrage
nécessaire autour duquel se construisent tous les autres enseignements-apprentissages.
III. METHODOLOGIE : analyse des programmes scolaires
Il s’agit pour nous, essentiellement, de nous intéresser d’abord à l’organisation des différents
programmes pour les contenus étudiés, ensuite à la façon dont nous avons pu accéder à ceux-ci, puis
à la démarche d’analyse que nous avons adoptée pour ce travail.
1. Présentation de l’organisation des programmes
Si, a priori, l’organisation des programmes scolaires en France, au Québec et au Gabon n’est
pas la même, on relève toutefois une forte proximité entre les programmes scolaires français et
québécois. En effet, la France et le Québec ont des programmes fondés sur une approche
pédagogique dite l’approche par les compétences. Ces programmes publiés en 2006 (Québec) et
2015 (France) s’appuient sur les recherches les plus récentes dans le domaine de l’éducation et de
l’apprentissage. En même temps, ils sont conçus dans la perspective d’une formation de base
commune qui s’inscrit dans la continuité des programmes du primaire. Ils s’articulent autour de trois
points fondamentaux dont seules les formulations permettent de les distinguer.
Ainsi, les programmes français se déclinent en trois volets : le premier volet porte sur les
spécificités du cycle, dit cycle des approfondissements (cycle 4 ou collège), où cinq faits saillants
ressortent à savoir : la découverte par les élèves d’un nouveau rapport à eux-mêmes et au monde, le
passage d’un langage à un autre, les médias, la créativité et le vivre-ensemble, puis l’orientation. Le
deuxième volet égrène les contributions essentielles des différents enseignements au socle commun
de connaissances, de compétence et de culture qui met en exergue cinq domaines : les langages
pour penser, les méthodes et outils pour apprendre, la formation de la personne et du citoyen, les
systèmes naturels et les systèmes techniques, enfin les représentations du monde et l’activité
humaine. Quant au troisième volet, il énumère les enseignements proposés dans ce cycle et qui
s’élèvent au nombre de treize c’est-à-dire : français, langues vivantes (étrangères ou régionales), arts
plastiques, éducation musicale, histoire des arts, éducation physique et sportive, enseignement
moral et civique, histoire géographie, physique-chimie, sciences de la vie et de la terre, technologie,
mathématiques, éducation aux médias et à l’information.
Pour ce qui est du programme de formation québécois, les trois volets qui le structurent sont :
d’abord celui qui correspond aux domaines généraux de formation répartis en cinq pôles : santé et
bien-être, orientation et entrepreneuriat, environnement et consommation, médias, enfin vivre-
ensemble et citoyenneté. Ensuite, le deuxième volet relatif aux compétences transversales, qui sont
au nombre de neuf et regroupées en quatre ordres : ordre intellectuel (exploiter une information,
résoudre un problème, exercer son jugement critique et mettre en œuvre sa pensée créatrice) ;
ordre méthodologique (se donner des méthodes de travail efficaces et exploiter les TIC) ; ordre
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personnel et social (actualiser son potentiel et coopérer) ; ordre de la communication (communiquer
de façon appropriée). Le dernier volet concerne les domaines d’apprentissages disciplinaires qui sont
au nombre de cinq dont les langues ; la mathématique, la science et la technologie ; l’univers social ;
les arts ; enfin le développement personnel.
S’agissant des programmes scolaires du Gabon, leur grande particularité réside en ce qu’il y a
une discontinuité entre le primaire et le secondaire notamment pour ce qui concerne les approches
pédagogiques. Alors que les programmes du primaire, réformés depuis 2002 se fondent sur
l’approche pédagogique dite l’approche par les compétences, à l’instar des programmes québécois
et français, ceux du collège dont la parution remonte au milieu voire à la fin des années 90, en
revanche, s’appuient sur l’approche par les objectifs et s’articulent en deux grands points à savoir :
d’une part, les objectifs disciplinaires généraux visés (qui sont spécifiques à chaque discipline) ou
directives pédagogiques. Ainsi, en français, quatre objectifs sont visés : la maîtrise de l’expression
écrite et orale, l’acquisition des méthodes de réflexions, la capacité à se situer dans le monde et
l’enseignement de la langue. Parallèlement, en mathématiques, près d’une dizaine d’objectifs sont
visés : présenter un concept, présenter des outils, assurer une progressivité des acquis, initier au
raisonnement, prendre en compte les outils mathématiques, exploiter l’environnement socio-
culturel, rendre l’élève actif, traiter tout le programme. D’autre part, la déclinaison des contenus par
niveau qui donne la nomenclature des enseignements disciplinaires dont la présentation se fait sous
forme de plusieurs chapitres.
2. Description du mode d’accès aux différents programmes
Etant donné que les programmes scolaires des pays qui font l’objet de notre étude sont des
documents officiels de leurs Etats respectifs, nous avons dû recourir à leurs auteurs qui sont les
gouvernements à travers les ministères de l’éducation. Ainsi, pour le Québec et pour la France, c’est
via les sites internet officiels du ministère québécois de l’éducation et du ministère français de
l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche, que nous nous sommes
procurés les versions intégrales des programmes. On peut donc dire que l’accès était plutôt facile et
la consultation aisée car, à chaque fois, nous avions un document rassemblé (en 632 pages pour le
Québec et en 383 pages pour la France), réunissant l’ensemble des données relatives aux missions,
aux approches pédagogiques et contenus. Quant aux programmes du Gabon, nous avions en notre
possession uniquement les programmes de français pour l’enseignement au premier cycle
secondaire (rassemblés dans un document de 99 pages), acquis en 2005 lorsque nous commencions
notre formation de conseiller pédagogique à l’Ecole normale supérieure de Libreville. L’obtention des
programmes de mathématiques n’a pas été facile, n’eût été la collaboration de deux collègues
inspecteurs de mathématiques, en poste à Libreville, qui me les ont fait parvenir par mail dans un
document de 27 pages consacré à la classe de 3ème.
2. Description de la démarche empruntée et analyse des données
Notre objet d’étude étant d’examiner la place du langage dans les programmes scolaires des
mathématiques et de français, aussi, notre démarche sera-t-elle d’essence comparative et analytique
comme le font Catherine Brissaud (2006) et Éric Hawkins (1992) en procédant respectivement à une
lecture analytique des instructions officielles, en France et à une analyse du programme scolaire
britannique. En effet, cette démarche, qui est une analyse discursive des différents programmes, se
caractérise par une mise en exergue du lexique consistant dans un premier temps à repérer des
15 sciencesconf.org:emf2018:219164
indices lexicaux ou formes linguistiques et /ou langagières en tenant compte de leur polysémie,
ensuite à les comparer selon les disciplines ciblées et par rapport à l’objet d’étude, puis à établir des
convergences voire des ‘’passerelles’’ pouvant conduire à la mise en place des ‘’team-teaching’’
(équipe de travail) tel que le préconise Éric Hawkins (p. 54, 1992) . Ainsi, pour mieux faire ressortir la
dimension comparative, notamment les éléments de convergence, par discipline et par pays,
indispensables à la collaboration et à l’interdisciplinarité, nous présentons notre analyse sous forme
de deux tableaux : le premier tableau présente les mathématiques, tandis que le second est dédié au
français. Chaque tableau se subdivise en six colonnes indiquant les pays, les années de publication,
les approches pédagogiques en vigueur, les indices lexicaux identifiés ou les manifestations des
formes linguistiques et/ou langagières, puis le relevé des compétences travaillées et/ou objectifs
visés. Il faut noter que la quatrième colonne est éclatée en quatre rubriques précisant chacune le
caractère implicite, explicite ou non du lexique et appuyé par des exemples correspondant aux
citations de chaque programme. Dès lors, par le jeu de la comparaison, nous pourrions dégager
certaines occurrences lexicales ou linguistiques qui vont nous permettre de construire les résultats
escomptés.
Tableau 1 : Lecture analytique et comparative des programmes de mathématiques
Pays Années Approches
pédagogiques
Indices lexicaux ou manifestations des Formes
linguistiques et/ou langagières en maths
Compétences travaillées et/ou
objectifs visés
Implicite Explicite Aucun Exemples
France
2016
Par
compétences
X
Comprendre,
s’exprimer en
utilisant les
langages
mathématiques
(voir domaine 1
du socle)
-faire le lien entre langage
naturel et langage algébrique
-expliquer à l’oral ou à l’écrit
-comprendre les explications
d’un autre et argumenter
-vérifier la validité d’une
information
-lire, interpréter, commenter,
produire des tableaux…
Gabon
1999
Par objectifs
X
Initier le plus tôt
possible au
raisonnement
-émettre des conjectures
-argumenter, justifier des
réponses
-infirmer des propositions par
des contre-exemples
Canada
(Québec)
2006
Par
compétences
X
Communiquer
de façon
appropriée
-analyser une situation de
communication à caractère
mathématique
-produire un message à
caractère mathématique
-interpréter ou transmettre des
messages à caractère
mathématique
16 sciencesconf.org:emf2018:219164
Tableau 2 : Lecture analytique et comparative des programmes de français
Pays Années Approches
pédagogiques
Indices lexicaux ou manifestations des Formes
linguistiques et/ou langagières en français
Compétences travaillées ou
Objectifs visés
Implicite Explicite Aucun Exemples
France
2016
Par
compétences
X
Comprendre,
s’exprimer en
utilisant la langue
française à l’oral
et à l’écrit
(voir
domaine 1 du
socle)
-comprendre et s’exprimer à
l’oral
-lire
-écrire
-comprendre le
fonctionnement de la langue
Gabon
1999
Par objectifs
X
Maîtriser
l’expression orale
et écrite
Enseigner la
langue
-communiquer
-écouter
-parler
-lire
-écrire avec rigueur et profit
Canada
(Québec)
2006
Par
compétences
X
Communiquer de
façon appropriée
-lire et apprécier des textes
variés
-écrire des textes variés
-communiquer oralement
selon les modalités variées
En observant de près les deux tableaux, nous pouvons relever essentiellement une forte
récurrence des verbes et autres vocables dont la signification renvoie explicitement (soit par
synonymie, soit par dénotation) ou implicitement (par connotation) au langage. Par-delà la
dimension sémantique, il faut aussi souligner l’importance des occurrences ainsi que la reprise à
l’identique (au moins cinq fois) de certains verbes comme « communiquer », « comprendre »,
« lire », « écrire » aussi bien en mathématique qu’en français et dans l’ensemble des trois
programmes d’étude. Il en est de même de l’utilisation récurrente de certains termes tels que
« l’oral », « l’écrit », « la communication » dans l’ensemble des programmes. Tous ces usages
communs du lexique en rapport avec le langage montrent que les programmes de mathématiques et
du français posent en quelque sorte les jalons des possibles passerelles entre les didactiques de ces
deux disciplines.
IV. RESULTATS DE L’ANALYSE
Les différentes formes linguistiques et/ou langagières que nous avons identifiées dans les
trois programmes scolaires de mathématiques et de français retenus pour cette étude nous ont
17 sciencesconf.org:emf2018:219164
permis de réaliser combien la prise en compte du langage dans le processus d’enseignement-
apprentissage, longtemps présentée comme l’apanage du français, apparaît aujourd’hui comme une
nécessité irréfutable pour l’enseignement des mathématiques. En effet, cette tendance promue par
les didacticiens de mathématiques semble être bien ancrée déjà dans les programmes scolaires
notamment ceux qui ont adopté l’approche pédagogique dite par les compétences. Deux résultats
aux allures complémentaires se dégagent de cette analyse, à savoir d’une part que la prise en
compte du langage pour enseigner les mathématiques donne une nouvelle vision à cet enseignement
qui se veut plus globale, plus ouverte et, d’autre part, qu’elle suscite une dynamique congruente
entre les enseignements-apprentissages du français et des mathématiques.
1. Une vision systémique des liens interdisciplinaires entre français et mathématiques
Ce premier résultat est manifeste dans l’ensemble des programmes que nous avons
examinés en ce qu’il trouve ses origines dans la primauté accordée à la place de la maîtrise du
langage dans le processus d’enseignement-apprentissage des mathématiques et du français. En effet,
le langage apparaît ici comme l’élément qui va fédérer l’enseignement-apprentissage des deux
disciplines autour de la volonté de « communiquer », caractéristique commune à l’enseignement du
français et des mathématiques. Dès lors que la question du langage se retrouve au centre de
l’enseignement-apprentissage, il va sans dire que cette évolution se traduit par la transformation de
la conception et de la pratique du métier d’enseignant. L’exigence de la bonne maîtrise du langage
dans l’enseignement-apprentissage des mathématiques permet au professeur de mathématiques
d’avoir une vision plus ouverte et globale, pour faciliter l’accès aux apprentissages mathématiques.
Certes, le degré et la nature de l’exigence ne sont pas les mêmes, dans ces deux disciplines, mais il
reste tout de même que la préoccupation fondamentale, c’est-à-dire un meilleur apprentissage, est
toujours de mise. C’est pourquoi, cette vision systémique des liens interdisciplinaires dont l’enjeu est
de la question du langage à partir du croisement des disciplines va favoriser le travail collaboratif
susceptible de faire éclore la congruence des enseignements-apprentissages.
2. Une congruence des enseignements-apprentissages
Une vision systémique de l’interdisciplinarité entre le français et les mathématiques a pour
conséquence immédiate la nécessité de trouver des convergences entre ces disciplines et la volonté
de créer une cohérence tant dans les didactiques que dans les apprentissages. En effet, l’exigence
partagée de la maîtrise des discours en français et mathématiques fait que les enseignants et
didacticiens de ces disciplines doivent veiller à ce que le langage soit plutôt une source de cohérence
dans les apprentissages. Par-delà la conception que l’on peut se faire du langage, le plus important
est qu’à partir des formes linguistiques et/ou langagières, les didacticiens et enseignants de
mathématiques formulent des contenus et adoptent des pratiques en intelligence avec leurs
collègues de français, pour rendre leurs enseignements cohérents, donc plus accessibles aux élèves.
Ainsi, il en est par exemple de la compétence « lecture » que l’on retrouve invariablement en
mathématiques et en français comme étant une compétence qui se travaille et autour de laquelle se
greffent d’autres compétences qui lui sont intimement liées comme « l’interprétation » et « la
compréhension ». Si la vision systémique et la congruence des enseignements-apprentissages sont
mises à profit dans le cas d’espèce cité ci-dessus, alors la compétence « lecture » avec ses
ramifications pourrait bien faire l’objet d’un travail collaboratif entre enseignants et didacticiens de
mathématiques et ceux de français. L’intérêt d’une telle démarche serait de faire en sorte que se
18 sciencesconf.org:emf2018:219164
mettent en place des équipes de travail didactiques dynamiques qui pourraient proposer des
conceptions communes. D’ailleurs, les différents programmes examinés ne manquent pas
d’encourager ces échanges interdisciplinaires entre les mathématiques et le français, fondés sur le
croisement de leurs contenus respectifs.
V. DISCUSSION ET PERSPECTIVES : quels enseignements ?
Notre étude dont la spécificité méthodologique reposait sur une analyse discursive et
comparative des programmes des mathématiques et du français avait pour priorité d’identifier
toutes les formes linguistiques et/ou langagières d’ordre lexical se rapportant au langage dans leur
enseignement-apprentissage. L’objectif était donc de voir si, à partir de ces formes linguistiques
et/ou langagières, nous pouvions établir des relations interdisciplinaires entre l’enseignement du
français et l’enseignement des mathématiques en vue de faciliter l’accès des élèves aux
apprentissages mathématiques. En effet, cet objectif nous semble, a priori, atteint à en juger par les
deux résultats énoncés ci-dessus, lesquels mettent en exergue l’affirmation de la primauté du rôle de
la langue dans les enseignements-apprentissages et la nécessaire interdisciplinarité entre les
didactiques des mathématiques et de français. Il faut dire aussi que ces résultats abordent là, sans
doute, ce pan de la recherche en linguistique et en didactique qui fait, depuis près de deux
décennies, l’objet de plusieurs travaux tendant à montrer en quoi la maîtrise de la langue est une clé
majeure, aujourd’hui, pour l’enseignement-apprentissage des mathématiques en particulier, et de
toutes les disciplines scolaires en général comme le soulignent les études de Elizabeth Bautier (1997),
celles de Maryse Rebière, Martine Jaubert et Jean Pierre Bernié (2004) ainsi que les travaux de
Christophe Hache(2013). Toutefois, ce regain d’intérêt pour la question de l’interdisciplinarité ne
manque pas de susciter des interrogations de nature dubitative comme le révèlent les publications
de Corinne Castela (2018) et de Pierre Legrand (2018). En effet, Corinne Castela met en exergue par
exemple « la complexité épistémologique et institutionnelle de tout projet interdisciplinaire » (2018,
p.83) dans ce qu’elle qualifie de « voyage en terres inconnues ». Et Pierre Legrand, en réaction
offensive à la publication du Manifeste pour l’interdisciplinarité4 par Florence Nény, ajoute sans
équivoque : « Il s’agit ici de s’interroger sur le principe même d’activités interdisciplinaires au collège
et au lycée, ainsi que sur les modalités de ces activités » (2018, p.108)
Au-delà de ce débat, nous pensons, néanmoins, que notre analyse gagnerait davantage en
épaisseur en la renforçant avec d’autres outils que les programmes scolaires tels que les manuels, les
entretiens avec les principaux acteurs (enseignants, élèves), leurs écrits ainsi que les observations de
classe. Tel est justement l’éventail de notre champ de recueil des données de l’ensemble du travail
de notre thèse en cours.
REFERENCES
Bautier E. (1997) Pratiques langagières, activités des élèves et apprentissages. La Lettre de la DFLM, n°12 ,10-13
Bernié J.-P. (2002) L’approche des pratiques langagières scolaires à travers la notion de ‘’communauté discursive’’ : un apport à la
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QUELLES PRATIQUES LANGAGIERES? QUELS ENJEUX ?
DOUEK Nadia
ESPE Université de Nice - Equipe LINE
Résumé – Une conception des savoirs doublée d’une pratique langagière cohérente avec celle-ci, prégnantes dans les classes françaises, mèneraient à des conceptualisations « pauvres » des objets d’enseignement mathématiques, et contribueraient à faire des élèves d’habiles exécutants. Nous préciserons notre cadre de la conceptualisation, décrirons ces conditions à partir d’exemples et soulignerons de possibles racines idéologiques. Des pratiques interprétatives contribueraient à surmonter ces conditions et leurs effets.
Mots-clefs : (interprétation, dialectique concepts quotidiens concepts, champs conceptuel, expérience culturelle, prolétarisation)
Abstract – A widespread conception about knowledge associated with linguistic practices coherent with it are widespead in french classrooms. They could be factors that induce « poor » conceptualization of mathematical objects, and contribute to develop students into skilled executants. We will present a framing for conceptualization, and will describe these factors through examples, underlying possible ideological roots. We present interpretative practices as a possible way to overcome these factors and their effects
Keywords: (interpretation, every day concepts/scientific concepts dialectic, conceptual fields, cultural experience, proletarization)
I. INTRODUCTION
A travers plusieurs exemples, je voudrais mettre en évidence une conception « technicienne » des savoirs prégnante dans le cadre scolaire français. Les savoirs et les pratiques mathématiques se présentent souvent déterminés par chapitres, rationalisés par les techniques efficaces qu’ils procurent et s’enchaînent de façon cohérente, pyramidale, un peu sur le modèle bourbakiste ; et de façon indépendante des pratiques socio-culturelle que peuvent approcher les enfants dans leur vie quotidienne. Leurs sens et leurs champs d’application s’adossent généralement à des situations internes aux mathématiques ou à des situations épurées de toute « complexité » que provoquerait l’écart entre ces outils (comme modèles) et la réalité (aussi familière soit-elle).
Cette conception est doublée d’une pratique langagière particulière qui se veut rigoureuse, et transparente : il est attendu qu’une expression soit comprise de la même façon par tous les membres de la communauté concernée (une classe, un groupe d’enseignants…) quand ils interagissent. Les explications se basent souvent sur la cohérence interne, logique, des mathématiques. L’ambigüité est exclue ou d’emblée évitée par un supplément de précisions. On peut le voir dans les énoncés de problèmes les plus courants, et dans les activités qui « enseignent » à « comprendre » et traiter ces énoncés (on recherche les données utiles, on identifie les opérations…). Le langage sert le plus souvent à faire des liens entre des objets supposés connus, mais rarement à « triturer » des mots ou les représentations sémiotiques, ou à faire des hypothèses sur les rapports entre signifiés et signifiants. Peu de place est laissée au travail de douter, de s’aventurer à faire des liens interprétatifs intuitifs ou métaphoriques. J’ai souvent entendu l’argument que l’élève sera perdu ou se raccrochera à, stabilisera, des significations inadéquates. Ne risque-t-on pas ainsi (selon l’expression de P. Coz, 2010) :
...l’annexion du territoire de la réflexion libre et critique par une forme procédurale de pensée. La rationalité instrumentale attaque à sa racine toute pensée du monde, toute appréhension intuitive et incarnée de ce qui se donne à voir et à vivre pour l’homme.
Nous présentons trois exemples. Le premier est issu d’une séance expérimentée dans une classe de primaire qui revisitait les savoirs construits sur les décimaux, le deuxième, d’une
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situation observée en fin d’école maternelle et analysée avec de professeurs en formation, le troisième est un texte d’exercice de fin d’études secondaire qui a récemment fait scandale en France. Les trois me permettent : d’illustrer les conditions que forment cette conception technicienne des savoirs et cet usage du langage (en interaction ou dans un texte d’énoncé) que nous pointons ; et d’ouvrir des perspectives de dépassement des limitations qu’imposent ces conditions, à travers des pratiques interprétatives.
Une caractérisation de ces conditions et des perspectives proposées émergent de l’analyse du premier exemple. La proposition d’un cadre théorique de la conceptualisation, et d’une réflexion sur les bases idéologiques, et les enjeux sociétaux qui pourraient être derrière cette conception des savoirs et ces formes de pratiques langagière clôt le texte.
1. Expérimentation dans une classe d’école primaire d’une ville Française
Il s’agit d’une séance dans une classe de cinquième (et dernière) année du primaire, de « niveau moyen ». Le travail proposé (accepté par l’enseignante) était inhabituel, tant au niveau des tâches que de l’organisation (production individuelle écrite suivie de débat collectif sur la base de quelques productions). Les élèves avaient étudié les décimaux en quatrième année avec la même enseignante, et reprenaient le sujet depuis plusieurs jours. Les décimaux avaient été introduits après les fractions comme des fractions décimales. Ils ont été représentés par des nombres à virgule équivalents à des sommes d’entiers et de fractions décimales, et aussi dans un tableau de numération. Les élèves commençaient à les représenter sur la droite numérique (bien connue, tant de façon abstraite que pour représenter des mesures de longueurs non entières). Ils connaissaient les tableaux de conversion pour diverses mesures de grandeurs, ainsi que la lecture des heures et la représentation des durées.
L’exercice peut paraitre artificiel (comme bien des exercices de mathématiques). L’enjeu déclaré au fur et à mesure du déroulement de la séance est le questionnement (ce qui n’est pas artificiel) et la recherche d’exemples. On s’intéressait aux liens entre ce que les élèves connaissent de la structure décontextualisée des décimaux (construite en classe) et d’autres connaissances scolaires ou extrascolaires proches, ainsi que les liens entre les différentes représentations sémiotiques des décimaux, enseignées ou en cours d’enseignement.
Représenter les nombres utilisés ci-dessous de plusieurs façons différentes, même avec des dessins ou schémas, si vous voulez. Puis les écrire en chiffres avec des décimaux :
Un kilomètre cinq ; Un euro cinq ; Une heure cinq ; Un an et demi ; Un mètre cinq ; Un kilo et demi.
Ces expressions sont courantes dans l’environnement culturel des élèves (sauf peut-être un mètre cinq, on ne fait plus de couture dans les familles !). L’écart entre les expressions familières des nombres en jeu et celles établies dans la classe de mathématiques créait des ambigüités (voulues). En particulier entre « 1km5 » et 1 km et 5 hm ou 1km 500m ; et entre « 1m5 » et 1m05, de l’autre. Et les heures et les durées ne sont représentées avec des décimaux ni à l’école ni en dehors. Les ambigüités, les questionnements potentiels et les enjeux d’apprentissages se situaient dans les points suivants :
• Certaines expressions verbales communes ne sont pas bien maîtrisées par les élèves ; • Les représentations « quotidiennes » de nombres plutôt familiers ont en classe des
expressions et représentations spécifiques différentes. Le travail de mise en relation entre le langage familier et le langage spécifique est indispensable, or ce dernier est souvent apporté pour « corriger » le premier.
• La tâche mélange des « chapitres » : décimaux, conversions, durées et lecture de l’heure, et certaines représentations sont inutiles que ce soit à l’école ou en dehors.
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• Le résultat attendu ne correspondait pas à un modèle connu. Au lieu d’une question du type « placer ces nombres dans un tableau » on a : « représenter ces nombres » (cette expression avait-elle un sens ?) et « de diverses façons ».
• L’activité sollicitée est une exploration, le questionnement des significations des différentes expressions et leurs liens, l’explicitation de systèmes de représentation.
Il est certain que ces élèves pratiquent des représentations variées des nombres depuis la première année du primaire. Mais quelle conscience qu’un même nombre puisse avoir des représentations différentes ? que des changements de représentation aient un rôle à jouer ? que cela ne relève pas exactement d’exercices de calcul ? Ces activités tendent à favoriser le doute, qui peut être inacceptable s’il n’a pas été expérimenté comme une phase dans l’apprentissage, et comme fondamentalement relié à l’interprétation.
Il ne nous importait pas, bien sûr, qu’ils « trouvent » les représentations mathématiques correctes. Nous cherchions à provoquer la recherche de significations et l’exploration de liens entre des savoirs scolaires tous acquis (en dehors de l’expression « un mètre cinq » et peut-être de 1km5), la comparaison de termes verbaux entre eux, leurs rapports avec les contextes (scolaires ou extrascolaires) dans lesquels on peut les rencontrer, leur confrontation à leurs différentes représentations sémiotiques. Nous cherchions aussi à provoquer l’expression de doutes, d’alternatives : une « activité interprétative ». D’où le parti pris d’une certaine ambigüité : reconstituer des liens et des significations aurait peu de raison d’être dans un cadre précis et limpide. Mais existe-t-il des cadres précis et limpides… pour tous ?
Les élèves ont éprouvé des difficultés que nous n’avions pas imaginées. Mais après un certain temps et quelques interactions, voici quelques productions, parmi les plus élaborées:
a- un km cinq : 1 km et 5 millimètres b- 1,5 parce que c’est un km plus la moitié d’un km c- 1,5 un euro et cinq centimes sont égales à 1,5= 5/10 (barré) 5 /100 .
5 centimes ça fait 5/100 (réponses à des questions du maître) d- 1kg et demi=1,5= un kg plus 500gr où on a enlevé le zéro dans 1,5 1005g=1000g+5Gr e- c'est un kg et demi de patates, c'est un km et demi jusqu'à Oran...
Aucun élève n’a fait de schéma ou dessiné spontanément. Nous espérions que les dessins de pièces de monnaie engagent des activités d’interprétation. La référence aux savoirs extrascolaires n’a eu lieu que chez une élève considérée en difficulté, avec des exemples de contextes (production e), sans références à d’autres représentations sémiotiques, sans exhiber de liens avec les savoirs scolaires. D’autres ont écrit des nombres en chiffres, comme répondant à une devinette, cherchaient-ils à enclencher un automatisme, ou des calculs ?
Ni moi, ni la maîtresse de la classe, n’avons eu la présence d’esprit d’exploiter la proposition 1km et demi jusqu’à Oran, probablement démunies face au jugement que l’élève est en difficulté, et piégées par la valeur accordée aux représentations scientifiques.
Après le temps de production individuelle, le débat collectif a commencé par le traitement de « un euros cinq » afin de faciliter pour tous le rapport entre pratiques extrascolaires et scolaires et la schématisation, mettre en évidence des appuis pour le travail d’interprétation et lever les doutes qui aller surgir des différentes propositions.
Nous avons demandé si « c’est 1,5 » et « c’est un euro et cinq centimes » disaient la même chose. La majorité pense que oui, mais les justifications (juste ou non) sont « formelles », ne se référent qu’aux règles d'écriture et aux mots qui correspondent directement à l’écriture : il y a équivalence entre un euro cinq et un virgule cinq (voir la production c). L’élève qui a produit la réponse c présente alors sa proposition finale (élaborée en interaction) 1,05. On cherche alors les justifications de chacune des réponses, et des réfutations dans le cas de
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désaccord. Pour stimuler la production de justifications, nous avons dû questionner les rapports entre « centimes », « centième » et « centaine », entre « centime » et « euro » (questionnement, enjeu d’apprentissage, que nous espérions dévoluer aux élèves). Pourquoi entend-on « cent » à chaque fois ? Et qu’est-ce qui fait que cela ne donne pas les mêmes sortes de significations ? En va-t-il de même pour « dix », « dizaine » et « dixième » ? on n’a pas de mot spécifique pour la pièce de 10 centimes… cela a été stimulant pour la plupart. Nous avons donc confronté la règle d’écriture en chiffres, les règles sur les mots-chiffres, la connaissance des pièces de monnaie. Les différentes représentations « mathématiquement valides » de « 1€5 » ont été structurées dans un tableau de numération adapté à la monnaie en rapport avec la recherche étymologique (habituelle aux heures d’apprentissage de la langue, mais pas en mathématiques). Et on a clarifié que l’expression, valide hors de l’école, crée des confusions en mathématique elle car l’unité n’est pas précisée.
L’enjeu explicite était donc devenu le rapport entre des règles d’écriture des nombres en mathématiques, leur expression « quotidienne » et la variété des significations des mots ou des expressions selon le contexte. Nous devions explicitement admettre que les élèves avaient bien raison de se tromper car ils gèrent des systèmes différents en même temps (réflexion que je n’ai jamais rencontrée dans une classe et qui rebute généralement les enseignants en formation). Nous n’avons évidemment pas insisté sur l’objet central de ce texte : nous (enseignants) devrions travailler à mettre en évidence ces inadéquations et développer la clairvoyance des élèves, leur capacité de se demander dans quelle optique ils se situent, au lieu de se laisser enfermer dans des règles de fonctionnement (souvent « aveugles »).
Nous avons touché un enjeu d’apprentissage : entrer dans un jeu d’interprétation, profiter du doute, l’exprimer et (pour l’instant) en sortir avec une réponse claire et satisfaisante pour tous. Un bagage de références et de significations existe bien chez les élèves ou se trouve à leur portée, parce qu’existant dans leur environnement.
Mais, ce bagage est-il accessible ? Plusieurs conditions interviennent. Le contrat didactique sur la nature des explications attendues en mathématiques (à quoi est-ce pertinent de se référer dans la classe de mathématique ? métaphores ou calculs et règles à appliquer ?) ; la forme langagière permise ou encouragée (mots rigoureux ou approximatifs ?; les liens conscients entre les éléments de ce bagage, ou la possibilité d’en amener à la conscience. Chez les « bons » élèves de cette classe, la signification des représentations des nombres (verbale ou symbolique) semblait fonctionner comme une relation bijective entre signifiant et objet précisément signifié, portée par des règles (comme les enseignants en formation, ils perdent de vue l’irrégularité de l’expressions des nombres en français). Les rapporter à des situations du quotidien ne fonctionnerait pas ainsi.
Une fois la discussion des significations des mots et des écritures engagée, il a été facile d’établir que si dans les usages courants 1km5 désigne un kilomètre et demi ou 1km 500, ceux qui ont proposé 1km et 5 mm ne manquaient pas de logique, mais d’habitudes, puis d’écrire cette proposition sur le tableau de numération, servant alors de tableau de conversion.
Enfin, tous les élèves savent ce que représente un an et demi. Mais que signifie d’écrire 1,5 année ? que représenterait le chiffre 5. Bon nombre ont répondu 5 mois, ce qui a justifié un travail interprétatif. Il n’a pas été trivial, mais a engagé les élèves. Les interactions incluaient la mise au point de la signification de la position des chiffres dans l’écriture décimale.
Cet exemple permet de souligner la richesse d’un travail d’interprétation dépassant les limites disciplinaires ou scolaires, son potentiel en apprentissages de contenus mathématiques comme en pratiques réflexives constructives, articulés au questionnement des procédures et des représentations, et au traitement de l’ambigüité (inhérents à l’interprétation). Mais on doit
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noter que les élèves sont surtout entraînés à mobiliser des procédures décontextualisées, et que la référence au contexte et le questionnement tendent à les dérouter.
2. Exemple en formation initiale des enseignants du primaire
Dans le cadre de la formation initiale d’enseignants de l’école primaire, j’ai exploité, avec un groupe de stagiaires, une situation que j’avais observée dans une classe de Grande Section de maternelle (élèves de 5-6 ans) : les élèves ont chacun sa carte avec son prénom accrochée sur un tableau mural partagé en deux colonnes, maison et école. En arrivant le matin, ils posent leur carte du côté « école ». Celles qui restent du côté maison sont celles des enfants absents. Tous les jours les élèves se comptent et comptent le nombre de cartes des absents. Depuis quelques temps la maîtresse leur demande de trouver le nombre de présents, connaissant le nombre d’absents. Ils utilisent une file numérique faite de cartons juxtaposés allant de 1 à 31. Elle est proche du tableau Ecole/Maison, et sert à mener diverses activités numériques dont la reconnaissance de la date du jour. La carte 26 est marquée d’un point car elle correspond au nombre d’élèves de la classe.
Il s’agissait d’imaginer 1) quelles procédures les élèves pourraient trouver pour répondre à la question, et 2) comment gérer les interactions avec les élèves pour les amener tous à construire la résolution du problème. Les stagiaires ont fait les propositions suivantes :
a- compter 7 cartons partant de 26 et conclure que le nombre d’élèves se voit sur la carte juste avant la dernière comptée, soit 19 que l’on pointe (favorisé la maîtresse novice observée) ; b- placer chacune des cartes d’absents sous un carton numéroté, de 26 jusqu’à 20, et conclure que les autres cartes correspondent aux élèves présents. On entoure le carton 19. c- compter des sauts (comme dans les jeux de plateaux avec dés). d- ils ont bien sûr imaginé que les élèves compteraient tout simplement les présents, éventuellement pour valider la réponse au problème (ce qui a aussi eu lieu dans la classe).
Les propositions a et c étaient les plus répandues. Ces enseignants en formation étaient
gênés en se demandant comment trancher, avec les élèves si c’est bien le 19 qu’il faut retenir ou le 20. Car la procédure pour 20 (réponse erronée) ressemblerait à celle du dénombrement où le dernier objet compté/numéroté donne le cardinal recherché. Cette remarque est très pertinente, les enfants sont précisément en train d’apprendre à dénombrer à cet âge.
Cependant, leur inquiétude me paraît révéler la suprématie qu’ils accordent à la procédure sur la recherche du sens de la situation, des représentations et des actions. Les propositions a et c sont « techniques ». Quand, à ma demande, ils cherchaient comment expliquer aux élèves ces procédures, ils ne se référaient pas à la réalité des présences et des absences. Leurs gestes pointaient les cartons au rythme des 7 doigts qui s’abaissent, amenant à la réponse. Pas d’interprétations verbales des différents gestes (comme le permettrait la proposition b). Des questions comme : pourquoi placer la carte d’un élève absent sous le carton 26 ? qu’est ce que cela signifie ? à quoi fait-on correspondre la carte 20 ? et la 19 ? et les autres avant 19 ? n’ont pas été proposées. Certains stagiaires ne les trouvaient pas assez épurées pour les enfants, craignaient la confusion, préféraient la simplification par allègement du langage, des signes...
On voit chez la plupart des stagiaires la compétence de développer un langage précis mais vide de lien avec l’expérience, au prix de perdre de vue les conceptualisations quotidiennes, vidant la situation de sa caractéristique principale : d’être riche de sens pour l’élève.
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3. Un exercice proposé dans un ouvrage scolaire
Un exercice sur les suites géométriques dans un ouvrage scolaire destiné aux élèves de fin d’étude secondaire de section sciences sociales (Hyperbole Term ES) commence ainsi :
Des migrants fuyant la guerre atteignent une ile en méditerrané. La première semaine il en arrive 100. Chaque semaine le nombre de nouveaux arrivant augmente de 10%...
Cet exercice a provoqué un tollé. Des collègues se sont scandalisés. Journal télévisé, article de journaux ont suivi, l’éditeur a remplacé ces manuels. Dans un premier temps on peut regretter que cet exercice reflète un manque de respect envers les migrants ou qu’il contribue à diffuser la peur de l’invasion. Mais, mon hypothèse est que les auteurs eux-mêmes se soient piégés dans diverses abstractions : 1) celle des outils mathématiques ; 2) le sens de la modélisation ; 3) l’enjeu du travail de classe, il faut bien trouver des exemples destinés aux élèves des sections sciences sociales, même si la situation invoquée improbable (mais pensable « techniquement ») ; et 4) celles des questions de société qu’on leur désigne (le sujet des migrants occupe une place importante dans les médias, souvent présentés comme une menace par un raisonnement computationnel) et, parce que désignées, prennent un air de réalité détachées du contexte dans lequel se situent les migrations.
Il ne s’agit pas de tenter de questionner cette réalité humaine, c’est juste un exemple. Contester la manière de le présenter paraît incongru d’autant qu’il est proche de la présentation par les média. Ce qui est recherché est que l’élève, pour qu’il soit en mesure de faire l’exercice, perçoive dans une situation présentée de façon claire, assez simple et sans ambigüité, des correspondances entre les données (bien choisies) et un outil mathématique étudié, et qu’il puisse s’en service « efficacement ». Il n’est pas question de se poser des questions de modélisation (compétence mathématique, éventuellement visitée dans un autre chapitre) ni de sens de la situation ou de l’outil mathématique (réflexions nécessitant l’interprétation et le doute). Réfléchir ne permettrait pas de faire cet exercice.
Cette maladresse des auteurs révèle l’ampleur de la diffusion de cette conception technique des savoirs et de cet usage de la langue détaché de l’interprétation.
II. ELEMENTS DE CADRAGE THEORIQUE
1. Cadre théorique de la conceptualisation
Je pars 1) des travaux de Vergnaud (1990) sur les champs conceptuels. Un champ conceptuel est défini par trois composantes, imprégnées de facettes socio-culturelles : l’ensemble de situations de références, celui des invariants opératoires (que je remplacerais par celui des schèmes d’actions) et celui des représentations sémiotiques. Et, 2) des travaux de Vygotski (1985) sur la dialectique concepts quotidiens / concepts scientifiques, qui modélise l’apprentissage et affecte le développement cognitif. Elle se reflète dans l’évolution des modes de mobilisation des objets de savoirs (dans un panel qui va de la mobilisation intuitive basée sur la richesse de l’expérience, à la mobilisation explicite et volontaire, consciente des liens systémiques) et l’étendue de leurs significations. J’articule ces deux perspectives afin d’analyser la conceptualisation de l’élève et son évolution à travers son activité.
Cette articulation ouvre l’analyse épistémologique et cognitive du concept au(x) contexte(s) socio-culturel(s) de son émergence et de son développement, à travers l’activité du sujet. Elle permet de déterminer des situations de référence qui caractérisent les aspects quotidiens (ou scientifiques) d’un concept, des schèmes d’action enracinés dans des pratiques quotidiennes ou typiques de pratiques scientifiques, et de même pour les représentations.
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L’école vise la formation de savoirs structurés maîtrisés de façon consciente et volontaire, structurés, ce qui est décrit par la conceptualisation scientifique chez Vygotski. Mais, comme nous le suggèrent les exemples ci-dessus, elle perd de vue leurs racines signifiantes, expériencielles ou « quotidienne », que nous indique la dialectique Vygotskienne.
2. A propos de l’Interprétation
Je définirais l’activité inteprétative à partir de la réflexion développée dans l’exemple 1 : développer une posture de doute et d’écoute, mettre en rapport explicitement différents aspects des connaissances en présence (ses connaissances propres et celles qu’apportent les autres, qu’elles soient adéquates ou non). Laisser exister des résonances pour mieux cerner la signification des mots, des signes, etc. j’adhère à la description faite par L. Jenny ( 2005) :
… l'attitude interprétative n'est pas le propre de la réception littéraire des textes. Elle caractérise la communication verbale en général. Les énoncés ne se suffisent pas à eux-mêmes, contrairement à ce que suggéraient les schémas de la communication proposés dans les années 1960 par la linguistique de l'énoncé. (…) Pour être pleinement compris, un énoncé verbal doit être complété par la convocation d'un ensemble d'informations contextuelles, de savoirs et de raisonnements.
III. COMMENTAIRES GENERAUX ET DISCUSSION
Ces exemples reflètent des formes d’enseignement où les références aux pratiques socio-culturelles et la participation créative de l’élève (ses schématisations, ou son imagination farfelue) sont souvent réduites à des entrées en matière. L’institutionnalisation est régulièrement menée avec un soin de l’expression rigoureuse, et assez rapidement après l’introduction de ses enjeux. En général, les élèves collent sur le cahier ou recopient l’institutionalisation après avoir contribué à la formuler (mais pas toujours). L’articulation entre le traitement des ambigüités et questionnements avec les constructions mathématiques n’est pas travaillée et n’est pas envisagée comme moyen d’enseignement.
On vise des apprentissages « techniques » : la maîtrise de procédures « expertes » et de jeux de représentations sémiotiques spécifiques. Les situations de référence, contextualisées ou non, sont bien mises en place, mais sont assez dépouillées, relativement artificielles, bien ajutées à la « modélisation » mathématique à venir (comme dans le malheureux exemple des suites géométriques de migrants). Le rapport simplifié entre situations de référence et constructions mathématiques rend naturels l’usage du langage comme s’il était transparent et l’idée qu’il est facile et primordial d’éviter les malentendus, et même que le monde est modélisable. Les formulations rigoureuses s’imposent (voir les problèmes à énoncés) pour éviter malentendus et ambigüités qui empêcheraient de « comprendre » (en fait de comprendre tout de suite). Le résultat, pour beaucoup d’élèves, est que la réflexion doit se développer dans des créneaux langagiers et conceptuels étroits usant d’expressions et représentations normées, aux significations limitées et aux sens fragiles.
Les activités mathématiques peuvent inclure des argumentations, mais comme dans les exemples 1 et 2, leurs fondements habituels sont de l’ordre des règles mathématiques. Elles évacuent les besoins d’interprétation et donc fragilisent l’enracinement de la conceptualisation de l’élève aux constructions communes. Les fondements partagés sont propres à la discipline, en général non négociés.
J’ai cherché à montrer que les pratiques d’interprétation favorisent la mobilisation d’une riche variété de composantes (accessibles) d’un concept, et le positionnement de l’élève comme sujet vis à vis des savoirs en construction et vis à vis de la multitude des apports qu’il reçoit de ses environnements, scolaires et extrascolaires. Elles poussent à rechercher et
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rencontrer une variété de représentations, de situations de références qui jouent comme des exemples ou des contre-exemples et enrichissent de nouveaux mots ou images les liens systémiques ou intuitifs qu’on met à jour. Elles peuvent rapprocher des références ou formes d’actions quotidiennes avec des formes structurées sur le mode scientifique. A l’enseignant de de permettre l’expérience intellectuelle qui enracine la conceptualisation « scientifiques » à des champs conceptuels riches et élaborés et de soutenir leurs articulations explicites (voir la didactique des domaines d’expérience dans Douek 2014).
Interpréter passe par le travail de « triturer » les mots, les schémas, les significations, les comparer, les confronter à l’expérience perceptive. Le pouvoir de le triturer les mots et de les confronter à ceux des autres en se permettant des sauts dans l’imaginaire construit une base de signification partagée et met l’élève dans une posture de sujet conscient de ce qu’il partage et de ce qui sort des limites de ce partage. Wittgenstein (1986) :
Pour tracer une frontière à l’acte de penser, nous devrions penser les deux côtés de cette frontière.
L’importance prématurée des énoncés précis, du travail dans des cadres qui se voudraient limpides, et sur des modes techniques, la fragmentation des savoirs et des pratiques, révèlent plusieurs aspects idéologiques : une croyance à l’universalité des objets de savoirs et au formalisme comme représentation universellement partageable des savoirs et toujours possible pour traiter n’importe quel sujet; et d’une certaine façon, une acceptation de perte de sens au profit d’un fonctionnement « efficace » et universel. Perte de sens entendue comme réduction des liens avec les composantes expérientielles du sujet, ses références et les enjeux de ses actions. Cette perte de sens organisée me semble relever de la prolétarisation, dont parlent de nombreux philosophes d’après Marx. Citons par exemple R. Gori
Pour Marx, la prolétarisation de l’ouvrier se déduit de l’aliénation de ses savoirs et savoir-faire artisans à la machine, qui prescrit un acte fragmenté et rationnalisé à produire.
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28 sciencesconf.org:emf2018:222988
PERCEPTIONS DE MATHÉMATIQUES CHEZ LES HMONG EN FRANCE
Barry J. GRIFFITHS*– Janet F. DAUGHERTY
**
Résumé – Cette étude utilise une approche qualitative pour rechercher les perceptions de Hmong en France
en ce qui concerne les mathématiques, et s’interroge quant à savoir si la culture Hmong affecte leur capacité
à apprendre le sujet et plus particulièrement les fractions et les problèmes. Les participants signalent un
niveau élevé de confiance et de compétence et notent le rôle que jouent les parents dans l'encouragement et la
promotion de l'aspiration éducative.
Mots-clefs : Hmong, France, ethnomathématique, fractions, problèmes
Abstract – This study uses a qualitative approach to seek the perceptions of Hmong in France with regard to
mathematics, and focuses specifically on whether Hmong culture affects their ability to learn the subject, and
whether this is particularly true of fractions and word problems. The participants report a high level of
confidence and competence, and note the role that parents play in encouraging and nurturing educational
aspiration.
Keywords: Hmong, France, ethnomathematics, fractions, word problems
I. INTRODUCTION
Bien que l'histoire et la culture du Hmong ne soient pas communément connues, les
estimations placent leur nombre à environ 15.000 en France (Vang, 2016). Originaires de Chine,
beaucoup de Hmong ont migré vers le sud sur les hauts plateaux du Laos, de la Thaïlande et du
Viêtnam, cherchant à échapper à la domination chinoise. Cependant, en acceptant d'aider les
États-Unis dans la guerre du Viêtnam, les Hmong ont été forcés de fuir la vengeance des partis
communistes qui ont pris le pouvoir une fois que les forces américaines se sont retirées. On
estime que 130.000 se sont réfugiés en Thaïlande au milieu des années 1970, jusqu’à être hors de
danger (Xiong, 2004). Fortement encouragée par les Nations unies, la France a reconnu le devoir
envers les personnes qui étaient autrefois sous son autorité et a accepté des milliers de réfugiés,
en privilégiant ceux qui ont démontré une connaissance minimale de la langue française, avaient
servi sous l'armée française ou la fonction publique en Indochine, ou avaient déjà une famille en
France (Gilles, 2000). Une fois en France, les Hmong ont été envoyés aux centres provisoires
d'hébergement (CPH) où ils ont vécu pendant six mois. Durant cette période, les Hmong ont pu
s'intégrer en France grâce à une introduction aux commodités modernes et l'apprentissage
quotidien de la langue française (ibid). Xiong (2004) note l'accueil chaleureux que les
immigrants de première génération ont reçu des communautés locales en France, le
gouvernement créant un bureau traitant spécifiquement des besoins des réfugiés d'Asie du Sud.
En ce qui concerne l'éducation, il est difficile d'évaluer les progrès du Hmong par rapport aux
autres minorités ethniques et celles originaires de France en raison de la loi Informatiques et
libertés (L. n° 78-17) qui interdit aux chercheurs de se renseigner sur l'origine ethnique et le pays
de naissance lors de la réalisation d'enquêtes. Les Français ne reconnaissent pas l'idée d'une
minorité et ne tiennent pas les registres démographiques officiels des populations minoritaires.
Cela a causé une controverse considérable dans le discours national (Tribalat, 2016) et les
chercheurs frustrés en raison de la difficulté d'obtenir des statistiques significatives causées par le
manque de désagrégation entre les groupes ethniques.
* Université de Floride Centrale – États-Unis – [email protected]
** Université de Floride Centrale – États-Unis – [email protected]
29 sciencesconf.org:emf2018:222877
EMF2018 – GT8 2
Payet et van Zanten (1996) contrastent avec la situation aux États-Unis, qui abritent 275.000
Hmong, où les études ethniques sont permises et montrent que le taux de réussite au baccalauréat
et le nombre des Hmong avec un diplôme de bachelier est très bas par rapport à d'autres ethnies
asiatiques, et bien en dessous de la population totale (US Census Bureau, 2010). Les raisons
invoquées comprennent des niveaux élevés de pauvreté, une difficulté à assimiler à la culture
américaine, le nombre élevé des grossesses chez les adolescentes et le racisme (Weinberg, 1997).
Cependant, des études approfondies en France (Vallet et Caille, 1996; Brinbaum et Cebolla-
Beado, 2007) ont conclu que, surtout lorsqu'on contrôlé statistiquement pour la classe sociale et
l'éducation parentale, la performance scolaire des immigrants et des indigènes est similaire, et les
familles des immigrants expriment souvent des aspirations plus élevées pour leurs enfants.
Néanmoins, Yang (1995) note que compte tenu de la nature orale de la langue hmong, la
communauté hmong se trouve dans une situation unique quant à l’apprentissage écrire en
français.
En ce qui concerne les mathématiques, il a été établi que les étudiants qui les apprennent dans
une autre langue rencontrent des problèmes quant à la compréhension des mots utilisés dans les
énoncés (Adetula, 1990; Moschkovich, 2005; Neville-Barton & Barton, 2005). Ces difficultés
sont à prévoir pour les Hmong, car leur langue maternelle ne leur a été transmise qu’oralement
jusqu’au milieu du 20e siècle (Bliatout et al., 1988). Il n'y a toujours pas de traduction claire de
termes mathématiques communs (Vang, 1988). Par conséquent, Xiong (2012) a décrit comment
les étudiants de Hmong avec lesquels il avait travaillé ont souvent eu du mal à traduire des
problèmes en équations mathématiques nécessaires pour les résoudre. Les traductions littéraires
du français au Hmong ont souvent conduit à une mauvaise interprétation du problème, et
notamment pour les fractions dont les expressions similaires sont très peu présentes dans la
langue hmong (Kimball, 1990; Hammond 2006). Cette étude examine ces problèmes à
l’obtention d’informations de Hmong vivant en France, en particulier s'ils croient qu'il existe des
aspects culturels et linguistiques qui influent sur leur capacité à comprendre les fractions, les
problèmes et les mathématiques en général. Par conséquent, cette étude intègre les principes
fondateurs de l’ethnomathématique, qui est une des branches des mathématiques datant de 1976
et a été articulé par Rosa et al. (2016) comme étant le processus par lequel nous « étudions les
moyens par lesquels différents groupes culturels comprennent, articulent et appliquent des idées,
des procédures et des techniques identifiées comme des pratiques mathématiques ».
II. MÉTHODOLOGIE
Afin de recueillir les expériences et les perceptions de Hmong en France en matière de
mathématiques, un sondage en ligne a été créé, et été envoyé par email à des organisations et des
églises en France avec un nombre significatif de Hmong parmi de leurs membres entre avril et
juillet 2017. Une demande a été faite pour distribuer l'enquête parmi les membres de
l'organisation. En plus de l'information démographique, on a posé aux participants dix questions
liées à leur propre expérience en mathématiques, en particulier si les fractions et les problèmes
ont causé des difficultés particulières et commenter plus généralement si les problèmes culturels
et linguistiques affectent les Hmong quand ils apprennent des mathématiques. Toute la
communication a eu lieu en français, mais en dépit de l’offre de 10€ pour compléter le sondage,
aucune donnée n'a été reçue depuis plus de deux mois, ce qui n'était pas tout à fait surprenant
étant donné que Hmong a tendance à être timide et réticent à discuter ouvertement de leurs
sentiments et opinions avec des étrangers (Cha, 2003). Il se pourrait aussi que les participants
potentiels se méfient des motifs de l'étude, compte tenu de la façon dont la majorité des études
30 sciencesconf.org:emf2018:222877
Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 3
portant sur Hmong ont abouti à des conclusions peu flatteuses ou ne se sentait pas qualifié pour
commenter, même si les questions étaient presque exclusivement liées à des expériences
personnelles. Par conséquent, le taux de réponse a été regroupés autour d'une période de deux
semaines, alors qu'il est probable que les participants aient incité leurs connaissances à participer
à cette étude, ce qui a été mentionné à la fin du sondage. Bien que l'on craigne que cela puisse
affecter l'hétérogénéité des répondants surtout en ce qui concerne leur niveau d'éducation,
l'équilibre entre les sexes et la tranche d'âge des participants suggèrent qu'aucun groupe de pairs
n'était pas trop représenté. Il convient de noter que trois participants ont refusé l'offre de
paiement, et trois ont demandé que le don soit versé à une église locale ou à un organisme de
bienfaisance.
De ce fait, l'échantillon ciblé comprenait 15 participants, tous issus de familles arrivant en
France d'Indochine entre 1975 et 1980. Il y avait neuf participants masculins et six participantes
féminines, avec une tranche d'âge de 22-57 (un participant retenant leur âge), et le plus haut
niveau d'éducation allant de zéro à un doctorat. Tableau 1 résume les informations
démographiques, avec des noms anonymes donnés aux participants en fonction de leur sexe. Les
données ont été analysées de manière itérative, en lisant à plusieurs reprises les réponses pour
trouver les intentions sous-jacentes exprimées. Les points communs et les différences ont été
trouvés en comparant et en contrastant les réponses individuelles, les hypothèses émergentes
étant confirmées et modifiées, avant d'être finalement intégrées dans un récit cohérent.
Participant Genre Niveau de
l’éducation
Âge
Dawb Femme BAC+2 29
Alang Homme BAC+2 22
Mooj Homme BAC+2 37
Blong Homme BAC 38
Fwam Homme Doctorat 29
Hli Homme BAC+5 38
Kauj Homme BAC+3 23
Koob Homme BAC+5 36
Houa Femme BAC 37
Lauj Homme BAC+5 49
Eve Femme BAC+2 22
Xob Homme < BAC 57
Kajsiab Femme BAC+5 24
Npaim Femme BAC+3 -
Sua
Femme .BAC+3 22
Tableau 1 – Démographiques des participants
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III. RÉSULTATS
1. Perceptions des fractions
Lorsqu'on leur a demandé de décrire si leurs expériences en mathématiques étaient
généralement positives ou négatives, presque sans exception, les participants ont décrit comment
leur expérience a été positive. La structure logique de la pensée mathématique était
particulièrement appréciée, et la nature inhérente du sujet comme science exacte était considérée
comme une bonne chose :
Je commence à aimer les maths depuis que je suis au collège. (Eve)
Mon expérience a été positive. J'aime les choses logiques, qui se justifient clairement, sans argumentation.
(Sua)
Mon expérience en mathématiques a généralement été positive, car les nombres sont plus faciles à utiliser
que les mots. J'aime le fait que la logique des nombres est différente des mots. (Npaim)
Lorsqu'on leur a demandé si les fractions avaient posé des difficultés particulières, la plupart
des participants ont simplement dit non, bien que certains aient mentionné le temps qu’il leur a
fallu pour maîtriser le concept. Une exception était Xob, le participant le plus âgé, qui faisait
partie de la première génération des Hmong à avoir quitté le Laos pour la France en 1970.
Comme ce fut le cas à cette époque (Weinberg, 1997), il n’avait reçu aucune éducation formelle
lorsqu’il est arrivé en France et donc pas d’apprentissage des fractions :
Quand j'étais plus jeune, j'ai eu des problèmes avec les fractions, mais plus aujourd'hui. (Kauj)
Comme je ne suis jamais allé à l'école en France ou au Laos, je ne sais même pas ce que sont les fractions.
(Xob)
Les participants ont été invités à commenter la déclaration des érudits (Kimball, 1990;
Hammond 2006) que les Hmong n'utilisent pas de fractions dans leur système de numération.
Beaucoup d’entre eux étaient d’accord sans fournir d'autres détails, bien que Mooj se soit
interrogé ironiquement contre l'assertion. Hli et Lauj ont convenu et ont noté que la
multiplication et les nombres négatifs entraînent également des difficultés.
LOL ! Qui sont les érudits ? (Mooj)
Je suis d'accord. La langue hmong n'utilise pas les fractions. Donc, les fractions ne sont pas un point fort,
mais elles ne sont pas plus difficiles que la multiplication. Le langage de la multiplication chez les Hmong est
encore plus difficile à cerner. (Hli)
Oui, je suis d'accord. On pourrait même dire par extension que les Hmong ne connaissent que les entiers
naturels. (Lauj)
2. Perceptions des problèmes
On a demandé aux participants si les problèmes mathématiques (c'est-à-dire des problèmes
avec de nombreux mots où l'on doit appliquer la théorie mathématique aux situations du monde
réel) avaient causé des difficultés particulières lorsqu'ils étudiaient le sujet, beaucoup ont
confirmé que cela avait été le cas. D'autres ont répondu en disant que la question était
simplement une fonction de leur capacité en général en ce qui concerne les mathématiques, ou
comment ces problèmes étaient d'abord difficiles, mais sont devenus plus faciles avec la pratique
et une meilleure compréhension des mots utilisés :
Tout à fait. Les maths ne sont pas mon domaine. (Houa)
32 sciencesconf.org:emf2018:222877
Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 5
Non. J’ai toujours bien-aimé les problèmes en maths. (Eve)
Oui, ils ont posé difficulté. Néanmoins, les habitudes que j'ai su développer en mathématiques facilitant cette
opération. (Kauj)
Quand j'étais petit garçon, j’avais du mal, mais avec le temps, ça va maintenant. L'application des
mathématiques au monde réel est difficile, car nous n'avons pas toujours les mots qu’il faut. (Hli)
Une question de suivi naturel était de se demander si, face à problèmes, ce sont les mots ou
les mathématiques qui ont posé la plus grande difficulté. Alors que beaucoup ont vu que les mots
étaient le plus grand défi à surmonter, d'autres n'étaient pas d'accord, tandis que certains ont
reconnu qu'en lisant attentivement la question (et souvent à plusieurs reprises), il est devenu un
problème mathématique plutôt que d'un problème linguistique :
Ce sont les mots qui causent la difficulté. (Dawb, Koob)
Ce sont les mathématiques nécessaires pour résoudre le problème. (Kajsiab)
Non, je peux comprendre le problème en le relisant, plusieurs fois si nécessaire. J'essaie de poser les données
d'abord pour avoir une idée claire du chemin à suivre. (Alang)
Cela dépend du niveau de la personne confrontée au problème. Pour ma part, je pense que, au-delà d'un
certain niveau, la difficulté réside dans l'utilisation des mathématiques. (Kauj)
3. Aspects culturels et linguistiques de l'apprentissage des mathématiques
La dernière question posée aux participants était de savoir s’ils pensaient que les facteurs
culturels et linguistiques pouvaient affecter la capacité des Hmong dans leur apprentissage des
mathématiques. Cette question a suscité une plus grande réflexion et des réponses plus nuancées
de la part des participants. Les réponses étaient plus élaborées que pour les autres questions,
peut-être en raison de leur plus grande généralité. Sans répondre directement à la question, Sua et
Hua ont noté l'importance d'être compétents en matière de mathématiques et combien les Hmong
en France y étaient déjà parvenus :
En France, les mathématiques sont un sujet obligatoire dès leur plus jeune âge - nous commençons à l'âge de
six ans avec les bases. Il est très important de pouvoir développer une compréhension mathématique dans
l'école. (Sua)
Je ne pense pas qu'il y ait des facteurs culturels ou linguistiques, autant de Hmong sont doués en
mathématiques et ont passé le baccalauréat scientifique en France. (Hua)
Il était intéressant de noter que bien que de nombreux participants croient que la culture
hmong joue un rôle dans la capacité d'apprendre les mathématiques, ils ont été divisés quant à
savoir si le rôle était positif ou négatif. Quelques-uns déclarés qu'il existe des éléments de la
culture et du patrimoine hmong qui rend plus difficile l'apprentissage du sujet :
Le Laos est l'un des pays les plus pauvres d'Asie, beaucoup plus que la Chine ou la Thaïlande. Il y a donc un
fossé entre les générations, et nous devons donner au temps de la génération plus jeune pour s'adapter à un
pays qui n'est pas le nôtre. (Kajsiab)
La culture hmong est traditionnellement une culture orale, sans écrit, dont les compétences de base sont
l'agriculture et l'artisanat. Cela peut expliquer pourquoi la deuxième génération a encore des problèmes avec
l'écriture et les mathématiques. (Hli)
Cependant, Npaim était en désaccord, affirmant que la capacité d'apprendre les
mathématiques est personnelle :
Le facteur de culture n'affecte pas la capacité d'apprendre les mathématiques car cela dépend de la personne
et de son caractère. (Npaim)
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EMF2018 – GT8 6
Eve et Kauj sont allés plus loin, suggérant que le fait que les Hmong proviennent d'une région
pauvre d'Asie leur donne une plus grande motivation à apprendre les mathématiques :
Je pense que la capacité mathématique est liée au développement du pays. Plus on est dans un pays riche,
plus les gens sont heureux de vivre avec ce qu'ils ont. Dans les pays moins riches, les gens essaient de créer
plus que leur mode de vie limité. (Eve)
Du fait de venir d’un pays asiatique, nous bénéficiions peut-être de l’attraction des mathématiques et d’une
forte motivation à étudier cette discipline. (Kauj)
Les participants étaient plus d'accords en ce qui concerne le rôle que la langue avait eu sur
l'apprentissage des mathématiques, avec presque tous indiquant que le manque de termes
mathématiques contenus dans la langue hmong a contribué à une difficulté accrue :
Le facteur linguistique joue un rôle négatif car le vocabulaire Hmong est moins élevé. (Npaim)
Le langage des mathématiques est très précis, mais la langue hmong a peu de vocabulaire, il est donc facile
de confondre les termes. (Koob)
Les mathématiques ne font pas partie de la culture Hmong, ce qui est perceptible dans la langue. Les
opérations, même la soustraction, la multiplication et la division n'existent pas à Hmong, sans mentionner les
équations et les fonctions. L'abstraction est difficile à comprendre. Essayer d'expliquer des nombres
rationnels et complexes à Hmong est impossible, car les mots n'existent pas. (Lauj)
Enfin, on a fait allusion au rôle que jouaient les parents dans le succès scolaire de leurs
enfants, tous deux directement en offrant de l'aide et des encouragements, et indirectement par le
niveau d'éducation qu'ils ont reçu :
Pour les questions d'éducation, le niveau de l'élève dépend de l'implication personnelle, mais aussi de la
participation de la famille. (Mooj)
Parmi la deuxième génération, certains ont bien assimilé les mathématiques parce que leurs parents l'ont déjà
étudié. C'est le cas pour moi parce que mes parents sont allés au collège à Vientiane. (Hli)
IV. DISCUSSIONS
Il existe un contraste clair entre nombres des études sur l'éducation des Hmong discutées plus
tôt, en particulier ceux axés sur l'expérience de Hmong aux États-Unis, qui a tendance à
représenter une image sombre d'un groupe ethnique luttant pour faire correspondre les
réalisations de leurs homologues asiatiques et les résultats de cette étude, qui indiquent la
confiance et la compétence en ce qui concerne les mathématiques. Il existe de nombreux facteurs
qui peuvent aider à expliquer cela, la première étant la vitesse et le succès avec lesquels les
Hmong ont assimilé en France, ce qui rend une grande partie de l'ancienne littérature obsolète.
Une proportion des immigrants Hmong en France a été sélectionnée en raison d'une
connaissance existante (mais souvent ténue) de la langue (Gilles, 2000), ou provenaient de
familles exceptionnelles au Laos qui avaient bénéficié d’une certaine éducation et étaient issues
de la classe moyenne. (Weinberg, 1997). D’autres ont été soutenus afin de s’intégrer dans leur
nouvel environnement grâce à des programmes soutenus par le gouvernement. Tout aussi
important était le fait qu'en raison de leur nombre relativement faible et de leur dispersion
délibérée par les autorités, les Hmong ne pouvaient pas maintenir d’homogénéité sociale, comme
aux Etats-Unis, et n’avaient d’autre choix que d'assimiler plus rapidement. En raison de leur
isolement, Tapp (2004) note qu'il est devenu difficile pour les Hmong en France de maintenir
leurs pratiques et leurs traditions culturelles. Alors que l'individualisme de la société française
s'est révélé difficile pour certains de la première génération, qui a été éduquée de façon à ne pas
se mêler aux étrangers, leurs enfants se sont entourés principalement d'amis français, ont assumé
34 sciencesconf.org:emf2018:222877
Perceptions de mathématiques chez les Hmong en France 7
les noms hmong et français (Hassoun, 1997), et a développé un niveau de maîtrise linguistique
qui leur a permis d'exceller académiquement. Comme un jeune homme interrogé par Xiong
(2004) a déclaré : « Ce sont nos parents qui sont devenus les enfants et nous, les enfants, qui sont
devenus les parents, parce que ce sont nous qui connaissons la langue, la culture et le système
français dans lequel nous existons ». Pendant que Lauj a reconnu que la langue de Hmong ne se
prête pas bien aux mathématiques, et Xob n’avait reçu aucune éducation formelle, il est
maintenant vrai que beaucoup de jeunes Hmong en France ne peuvent s'exprimer couramment
dans la langue de leurs parents (Xiong, 2004), et donc les problèmes auxquels ils sont confrontés
avec des fractions sont identiques à ceux pour qui le français est la première langue. De même,
avec des problèmes - au fil du temps, ils deviennent simplement des questions liés à leur capacité
en mathématiques, et non à leur compréhension du français.
Bien que les réalisations éducatives des participants et la valeur qui est clairement placée sur
l'éducation affirment les résultats de l'étude par Daugherty (2015), il a été noté par Hli et Kajsiab
que beaucoup de la deuxième génération ont encore des problèmes d'écriture et de
mathématiques, et cela a été expliqué par des facteurs culturels. Cependant, cela n'est pas
surprenant compte tenu de la disparité entre le niveau d’éducation des immigrants de première
génération du Laos. En ce qui concerne l'avenir, il est difficile de prévoir si l'assimilation décrite
ci-dessus continuera dans la prochaine génération, ou si les Hmong utilisent les médias sociaux
et d'autres plateformes pour maintenir leur patrimoine et leur identité. Dans les deux cas, il n'y a
aucune raison de s'attendre à ce que le niveau d’éducation des Hmong en France ne corresponde
pas ou ne dépasse pas la moyenne nationale, bien que Stovall et van den Abbeele (2003)
avertissent que certaines ethnies d'Asie du Sud sont encore appelées « les immigrés », même si
nés en France et complètement assimilé à la culture française, ce qui pourrait continuer le
schéma observé par Dos Santos et Wolff (2011) où les immigrants sont dirigés vers les lycées
professionnels au collège plutôt que des lycées général et technologique qui sont plus probable
de mener à un diplôme universitaire.
V. CONCLUSION
Cette étude est la première à examiner les perceptions des mathématiques parmi les Hmong
en France. Il illustre un haut niveau d'assimilation dans la culture française, en particulier chez
les immigrants de deuxième génération, et comment les difficultés liées à l'éducation ont été de
plus en plus surmontées par les personnes nées en France. Les questions spécifiques des fractions
et des problèmes, qui reposent sur des concepts qui ne sont pas facilement traduits dans la langue
hmong, ne sont généralement pas considérés comme causant des problèmes liés à ethnicité et
sont principalement considérés que comme des obstacles mathématiques. Les niveaux
d'éducation et d'aspiration sont élevés parmi les participants, et leur milieu familial est une
source de motivation vers la réussite plutôt qu’une excuse pour avoir un faible niveau
d’éducation, surtout s’ils sont encouragés par leurs parents.
Les limites de cette étude sont nombreuses. Bien que n'y a pas de barrière démographique
inhérente aux sources de données, une taille d'échantillon beaucoup plus grande est nécessaire
pour détecter la différence dans les perceptions liées à l'âge, au genre, à l'éducation, à la
compétence linguistique et à l'éducation parentale, ce qui permettrait une analyse plus
quantitative. Cependant, étant donné la difficulté d'obtenir des données d'une population assez
timide et insulaire, cette étude représente une première étape nécessaire, et les données
fournissent une perspective révélatrice des Hmong de deuxième génération en France en ce qui
concerne leurs perceptions de mathématiques.
35 sciencesconf.org:emf2018:222877
EMF2018 – GT8 8
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37 sciencesconf.org:emf2018:222877
ASPECTS CULTURELS DES MATHÉMATIQUES : ENJEUX ET
PERSPECTIVES POUR UN COURS CLASSIQUE DE MATHÉMATIQUES
André Janvier KY*
Résumé – Des recherches en ethnomathématique ont montré l’existence de potentiels mathématiques
culturels non exploités par nos systèmes scolaires. Comment intégrer ces savoirs dans un cours de
mathématiques « classiques » ? Nous présentons une expérience sur l’enseignement des figures
géométriques en classe de 6e que sont le parallélogramme et le rectangle à partir de mathématiques
explicitées dans les pratiques quotidiennes chez des paysans burkinabè.
Mots-clefs : ethnomathématique, mathématiques culturelles, approche collaborative, programme de
mathématique, culture
Abstract – Research in ethnomathematics has shown the existence of mathematical potential in our
societies not exploited by the school system. How to integrate this knowledge into a "classical"
mathematics lesson? We present an experience on geometrical figures, in first form, that are the
parallelogram and the rectangle teaching based on mathematics that has been explained in the daily
practices of farmers in Burkina Faso.
Keywords: didactic engineering, ethnomathematics, cultural mathematics, collaborative approach,
mathematical program, culture
I. INTRODUCTION
Des recherches en ethnomathématique ont montrés l’existence de potentiels
mathématiques dans nos sociétés non exploités par nos systèmes scolaires (Gerdes, 1993 ;
Traoré, 2007). Ces savoirs sont souvent même méconnus des spécialistes de l’éducation. Les
tenants de ce discours formulent l’hypothèse selon laquelle l’enseignement et l’apprentissage
des mathématiques pourraient être améliorés si nos systèmes scolaires s’appuyaient davantage
sur ces savoirs culturels1 (Gerdes, 1993; Traoré, 2007). Comment intégrer ces savoirs dans un
cours « classique » de mathématiques ? Dans ce travail, il est question de construire et
d’analyser une séance d’enseignement des figures géométriques que sont le parallélogramme
et le rectangle à partir de mathématiques explicitées par un chercheur dans des pratiques
quotidiennes chez des paysans burkinabè.
Dans la partie qui suit, nous élucidons quelques concepts clés de ce travail.
II. CADRE THEORIQUE
1. L’ethnomathématique
Le terme ethno renvoie à tout ce qui a trait à l’identité culturelle : le langage, le jargon, les
valeurs, les croyances, les traits physiques, les habitudes, la nourriture et les vêtements. Le
terme mathêma fait allusion à une large vision des mathématiques qui comprend les activités
de numération, de mesure, de repérage dans le temps et l’espace, de construction, de jeux, de
raisonnement. L’ethnomathématique serait donc un ensemble de techniques, de manières
d’expliquer, d’apprendre, de connaître, de s’approprier les mathématiques dans différents
environnements naturels, sociaux culturels, imaginaires.
* Unversité Norber Zongo, – Burikna Faso – [email protected]
1 Les savoirs culturels sont les savoirs développés en contexte, des connaissances ou des savoir-faire développés
par une communauté
38 sciencesconf.org:emf2018:222875
EMF2018 – GT8 2
Dans la perspective de Traoré (2007), il s’agit pour l’ethnomathématique d’expliciter les
ressources mathématiques mobilisées dans les pratiques sociales pour un enseignement
contextuel des mathématiques. Cette vision prône à long terme une réforme des curricula
adaptés au contexte des apprenants.
Norte objectif est de concevoir un une séance d’enseignement à partie
d’ethnomathématiques. Dans un premier temps, un modèle théorique de séquence est proposé
puis, il est expérimenté en classe. La seconde phase de ce travail requiert donc la
collaboration des enseignants.
2. La recherche collaborative
Derrière cette seconde phase se cache la nécessité de rapprocher le chercheur du monde
des enseignants (Desgagné et al, 2001). D’une part, il y a cette nécessité de prendre en compte
le point de vue du praticien et d’autre part il y a cette contrainte liée au paradigme même de la
recherche scientifique qui impose que les choix soient éclairés par des repères conceptuels.
Cette recherche collaborative se décline en trois étapes : la co-situation, la co-opération et la
co-production (Desgagné et al, 2001 ; Barry, 2009).
La première étape de cette collaboration est donc la co-situation, à ce niveau, le chercheur
et les praticiens négocient un objet de réflexion sur la pratique. Il s’agit pour le chercheur
d’obtenir l’adhésion de l’enseignant à son projet de recherche (Barry, 2009). Si au départ les
préoccupations sont celles du chercheur, la co-situation permet de s’assurer que les aspects
abordés sont suffisamment pertinents aussi bien pour le chercheur que pour les enseignants,
afin que d’une part, ces derniers puissent s’impliquer suffisamment dans la réalisation du
projet et que d’autre part le chercheur puisse atteindre les objectifs de sa recherche.
La seconde étape est la co-opération. À ce niveau, le modèle théorique à analyser est
« interprété » pour être adapté au contexte de la classe. En effet c’est en tenant compte
plusieurs paramètres notamment, ses connaissances sur les méthodes pédagogiques, les outils
dont il dispose, ses connaissances sur la notion à enseigner, le temps dont il dispose que
l’enseignant conçoit sa séance d’enseignement.
La dernière étape de cette collaboration est celle de la co-production. Le chercheur et
l’enseignant coproduisent un savoir. Des pratiques nouvelles d’enseignement éclairées par un
cadre théorique et une posture épistémologique.
La collaboration entre chercheur et enseignants à lieu pendant tout le processus à travers
des rencontres régulières. Ces rencontres constituent à n’en point douter un cadre de
formations pour les enseignants volontaires.
3. Les programmes de mathématiques du post-primaire au Burkina Faso
De l’analyse des programmes, il ressort que de façon générale, les démarches
pédagogiques qui accordent un grand intérêt à l’activité des apprenants, qui suscitent
constamment l’activité de l’élève en faisant une large place à l’observation et à la
manipulation sont recommandées. À travers l’emploi d’expressions comme : « cultiver les
qualités d’observation et d’analyse » ; « stimuler l’imagination »; « entrainer à la penser
déductive » ; « exclure les exposés dogmatiques», il apparait que l'expérimentation est partie
prenante de l'activité mathématique de l’élève et les pédagogies actives sont fortement
recommandées.
Particulièrement, en classe de 6e, il s’agit essentiellement de construire des figures à l’aide
des instruments de dessin, de reconnaitre les figures géométriques au programme, de
reconnaitre les propriétés, de calculer le périmètre ou l’aire d’une figure à partir de formules.
Cependant, l’enjeu majeur de l’enseignement de la géométrie à ce stade, c’est de faire en sorte
39 sciencesconf.org:emf2018:222875
que les acquis du passage d’une vision iconique de la figure à une vision non iconique
favorisent chez les élèves le passage d’une géométrie naturelle à une géométrie déductive.
III. LA MÉTHODOLOGIE
Le support principal de ce travail est donc des extraits d’un dialogue entre un chercheur et
des paysans burkinabè ; ils sont extraits des travaux de Traoré (2007). À partir de ce support,
un modèle théorique de séquence d’enseignement est produit. Avec un enseignant, il est mis à
l’épreuve de la pratique afin de juger de sa pertinence. Après l’expérimentation en classe, des
éventuelles corrections sont apportées. Ce processus est repris avec d’autres enseignants. Au
total nous avons travaillé avec trois enseignants.
Nous présentons à présent les grandes lignes du scénario qui se veut flexible et que nous
avons proposé afin de servir de support pour les premiers échanges avec les enseignants.
1. Le scénario
Extrait n°1
Acteur1 : Dans un premier temps, les coins que l’on détermine sont provisoires…On
tâtonne en jouant sur le 3e coin pour déterminer le 4
e coin de telle sorte que les « côtés
obliques » soient égaux. C’est à ce niveau qu’on a besoin de l’aide des autres. Ça c’est
difficile à faire seul…
Extrait n°2
Acteur1 :…Après cela c’est la détermination des coins définitifs. Là on mesure les « coins
obliques » (c’est-à-dire les diagonales). Elles doivent avoir la même longueur. Si ce n’est pas
le cas on joue sur les coins pour que ça soit ainsi.
Chercheur : Mais à ce moment-là est-ce que les côtés opposés auront toujours la même
longueur ?
Acteur1 : En principe oui avec des gens qui connaissent le travail…on vérifie toujours une
deuxième fois avant de fixer définitivement les coins. Là-bas on prend tout le temps parce que
s’il y a une erreur dans les mesures, tout le travail que vous aurez fait est inutile. Vous allez
forcément casser la case.
Chercheur : Pourquoi vous mesurez les diagonales ?
Acteur2 : C’est pour que la case ne soit pas « aplatie ». Il faut que les 4 coins aient la
même longueur.
Extrait n°3
Chercheur : (Le chercheur dessine au sol l’image suivante)
Figure 1 – Schéma de la base d’une case aplatie
Si c’est comme cela, est-ce que la case est aplatie ? Tu vois que ce coin est large là.
Acteur2 : Mais oui. Dans le sens que moi je dis en tout cas c’est aplati. Les 4 coins doivent
être pareils. C’est pour cela qu’il faut que les diagonales aient la même longueur.
40 sciencesconf.org:emf2018:222875
EMF2018 – GT8 2
Acteur1 : Attend voir ce que tu as fait là. Tu vois ce coin est large, forcément lui là est
aussi large et les deux autres seront petits. Les coins « opposés » vont toujours ensemble.
Même quand on pose les briques, on tient compte de cela.
2. Les différentes étapes du scénario
Pour concevoir ce scénario, nous nous sommes inspiré d’un certain nombre de recherches
(Battie, 2009 ; Pech, 2013) qui expérimentent l’utilisation des textes historiques dans
l’enseignement des mathématiques. Nous essayons d’adapter les démarches mises en œuvre
dans ces travaux à notre situation. Ainsi, nous avons retenu trois étapes clés dans une séance
de cours : L’observation, l’explicitation et la reconstitution. La première étape a pour but
d’introduire le cours à partir d’objet familier à l’environnement des apprenants. Il s’agit à ce
stade d’une vision purement iconique des objets. Les mathématiques étant un langage, à la
deuxième étape, les propos des paysans sont traduits pour qu’ils soient conformes au langage
des mathématiques scolaires ceci afin que les apprenants puissent entrer dans la situation. La
dernière étape est la mise en activité des apprenants. Les apprenants essaient de reprendre la
démarche des paysans. En réalisant cette reconstitution, les élèves devraient percevoir les
éléments caractéristiques des différentes figures étudiées.
L’observation
- Observer la base d’une case rectangulaire.
Figure 2 – Vue d’une concession (Traoré, 2007, p.194)
Dans certaines régions du Burkina Faso, les paysans ont des techniques de construction
pour obtenir une forme rectangulaire. Ils utilisent une corde et des piquets. Les extraits
suivants ont été recueillis lors d’une enquête auprès de paysans pour comprendre comment
ceux-ci procèdent.
- Lire attentivement les extraits.
L’explicitation ou la dévolution
Dans le texte, que signifient les expressions suivantes : « coins », dans l’extrait n°1 ?
« Coins », dans l’extrait n°2 ? « Les 4 coins aient la même loguer », dans l’extrait n°2 ? Les
4coins doivent être pareils », dans l’extrait n°3 ? « Côté oblique », dans l’extrait n°1 ? « Case
aplatie », dans l’extrait n°3 ? « Coin large », « coin petit », ans l’extrait n°3 ? Et « les coins
opposés vont toujours ensemble », dans l’extrait n°3 ?
La reconstitution
Le matériel est constitué d’une planche d’environ 0,75 m sur 1m, de ficelles en laine et de
quatre punaises de couleurs différentes. Ce dispositif permet de générer des quadrilatères
41 sciencesconf.org:emf2018:222875
lorsque la corde est tendue autour des punaises. Il s’agit de reproduire les expériences des
paysans à une échelle réduite en assimilant notamment les piquets aux punaises.
- L’étude du parallélogramme
Travail à faire :
En groupe de 4 élèves à l’aide du matériel qui vous est présenté, reprendre
l’expérience décrite dans l’extrait n°1.
À l’aide d’un compas un et d’une règle construire individuellement un dessin sur une
feuille de papier qui satisfait aux conditions des paysans dans l’extrait n°1.
Quelles sont ces conditions ?
- L’étude du rectangle
Travail à faire :
En déplaçant uniquement deux punaises d’un même côté, combien de
parallélogrammes peut-on obtenir ?
À partir de l’extrait n°2, achever le travail de construction en groupe.
Combien de parallélogrammes dont les diagonales ont la même longueur peut-on
obtenir ?
Qu’est-ce qu’un rectangle pour ces paysans ?
Nous présentons dans la section suivante les observations faites à la suite de la séance
d’enseignement.
IV. L’ANALYSE DES SÉANCES D’ENSEIGNEMENT
L’introduction de la séance a suscité de la curiosité chez les élèves. En effet, dès l’entame
l’enseignant tout en présentant l’image d’une case rectangulaire réalisée par des paysans, fait
la comparaison avec la forme de la classe et annonce que les paysans réalisent la fondation de
cet ouvrage à partir de cordes et de piquets. Comment procèdent-ils ? Tout se passe comme si
la leçon portait sur l’étude d’une pratique culturelle du terroir, sur des savoirs et savoir-faire
d’une communauté à laquelle ils appartiennent ou au moins dont se ils sentent proches. De
façon générale, les apprenants paraissent très motivés. Plusieurs raisons peuvent expliquer ce
constat.
Nous avons des activités qui ont du sens pour les élèves. En effet, dans ces activités l’on
poursuit un objectif qui a du sens pour les apprenants : construire un objet familier, utile dans
la vie de tous les jours.
La curiosité suscitée chez les élèves dès l’introduction. Ceux-ci sont étonnés du fait que
leurs concitoyens réalisent avec du matériel rudimentaire des figures jugées complexes à leur
niveau. À ce propos, un des enseignants volontaires, déclare lors d’un entretien que « les
élèves étaient étonnés de voir que l’on peut construire un parallélogramme à l’aide d’une
corde et des punaises ». Cet étonnement suscitait en eux de la curiosité et partant une envie
d’apprendre, de savoir comment tout cela fonctionne. Au-delà de cette curiosité, on
percevait également un sentiment de fierté. Fierté d’appartenir ou de se sentir proche d’une
communauté dont les savoirs et savoir-faire étaient reconnus et institutionnalisés par le
système scolaire classique.
Au-delà de la motivation des élèves, nous constatons que par un questionnement, les
enseignants arrivent à faire énoncer par les élèves une caractérisation ou une définition du
42 sciencesconf.org:emf2018:222875
EMF2018 – GT8 2
parallélogramme et du rectangle. Voici ce qui ressort lors d’un entretien après une séance
d’enseignement : « les élèves ont participé à l’élaboration du contenu de le leçon. À partir des
manipulations, ils ont pu donner deux caractérisations du rectangle : une première en utilisant
les diagonales et le fait qu’il soit un rectangle, et la deuxième en utilisant les angles droits ».
Les élèves donc participent efficacement à l’élaboration du contenu de la leçon ;
contrairement à ce qui est fait couramment, « d’habitude, on plaque la définition et les
propriétés ».
En outre, le fait de tâtonner en jouant sur les mesures afin d’obtenir la figure souhaitée fait
prendre conscience aux élèves la nécessité de réunir un certain nombre de conditions pour
qu’un énoncé soit vrai ; toute chose qui contribue à une meilleur sériation des énoncés
mathématiques et donc à un apprentissage du raisonnement déductif.
V. CONCLUSION
Les retombées de cette expérience se situent à plusieurs niveaux. Elle a été une occasion de
formation pour l’enseignant volontaire; une occasion pour l’enseignant de porter un regard
réflexif sur sa pratique. Une pratique qui à regarder de près, respect très peu les instructions
officielles dans la mesure où elle n’accorda pas de place à l’activité des apprenants. Les
enseignants se souciaient très peu des conséquences de leurs actions sur les apprentissages
futurs des élèves en géométrie et plus généralement en mathématiques. Par ailleurs, cette
expérience a permis aux enseignants de découvrir une nouvelle façon de présenter le rectangle
en tant que position limite d’un ensemble de parallélogrammes.
RÉFÉRENCES
Barry, S., Saboya, M., Corriveau, C., Bednarz, N., & Maheux, J. F. (2012). Défis et enjeux de
la démarche de recherche collaborative en didactique des mathématiques.
http://www.archipel.uqam.ca/8411/1/Maheux-2012b.pdf.
Battie, V. (2009). Exploitation didactique du décalage culturel en jeu dans l’intégration d’une
dimension historique en classe de mathématiques. In Espace Mathématique Francophone
2009 (pp. pp-503).
Desgagné, S. Bednarz, N. Couture, C. Poirier, L. Lebuis, P. (2001). L’approche collaborative
de recherche en éducation : un rapport nouveau à établir entre recherche et formation.
Revue des sciences de l’éducation, Vol. XXVII, no 1, 2001, p. 33 à 64
Gerdes, P. (1993). L’ethnomathématique comme nouveau domine de recherche en Afrique.
Institut Superieur de Pédagogie Mozambique.
MESSRS (2009). Nouveaux programmes de mathématiques de l'enseignement général post-
primaire: Ministère des enseignements secondaire, supérieur et de la recherche
scientifique; Direction des inspections et de la formation des personnels de l'éducation,
Inspection de Mathématiques, Burkina Faso.
Traoré, K. (2007). Des mathématiques chez les paysans ? Mathèse. Bande didactique.
Pech, M (2013). Utilisation des textes historiques en mathématiques à l’école élémentaire.
Éducation. <dumas-00910110>
43 sciencesconf.org:emf2018:222875
UNE PRATIQUE MATHEMATIQUE QUI VIT EN MARGE DES
MATHEMATIQUES SCOLAIRES: LA RESOLUTION DES PROBLEMES
DES HERITAGES PAR DES PROFESSIONNELS AU MAROC
LAABID Ezzaim1
Résumé : Encore de nos jours, certains professionnels résolvent les problèmes des héritages par des
techniques utilisant un langage et un vocabulaire qui ne font plus partie des mathématiques actuelles.
L’efficacité de ces techniques et la confiance des praticiens à leur égard nous amènent à étudier cette
pratique mathématique. En nous basant sur des entrevues avec des praticiens, nous allons jeter quelque
lumière sur leur procédure de résolution et sur la perception qu’ont de la notion de fraction.
Mots-clefs : Problèmes des héritages, mathématiques actuelles, vocabulaire, fraction, procédé de
résolution
Abstract : Still today, some professionals solve inheritance problems using techniques that use language
and vocabulary that are no longer part of mathematics today. The effectiveness of these techniques and
the confidence of practitioners in them lead us to study this mathematical practice. Based on interviews
with practitioners, we will shed some light on their resolution procedure and on the perception of the
concept of fraction.
Keywords: Problems of inheritance, Today’s mathematics, vocabulary, fraction, resolution process.
I. INTRODUCTION
Au Maroc, la question des héritages se rencontre dans deux contextes. Le premier
concerne l’enseignement dans la mesure où elle fait partie du cursus juridico-religieux de base
enseigné au secondaire et dans certaines filières de l’enseignement supérieur (sciences
humaines et sociales). Il s’agit d’une discipline appelée cilm al-farā’iḍ (litt. Science des
prescriptions) avec ses manuels et ses professeurs. Le second a trait au code de la famille (la
Modawwana) car le code successoral en fait partie. L’analyse de ces deux contextes montre
que la répartition des héritages revêt deux aspects: juridique et mathématique. S’il n’est pas
étonnant que le volet juridique est régi par des règles qui émanent de la religion musulmane il
n’en est pas de même du volet mathématique. Ce dernier met en œuvre, à la fois dans la
pratique et dans l’enseignement, une mathématique qui utilise un langage et un vocabulaire
spécifiques et différents de ceux véhiculés dans l’enseignement actuel des mathématiques. Il
semble en fait qu’il s’agit de vestiges des mathématiques médiévales, voire des
mathématiques antiques.
Dans cette étude nous essayons d’apporter des éclairages sur cette pratique mathématique
et mettre en évidence certaines de ses particularités. Pour cela, nous menons des entrevues,
avec des praticiens qui sont amenés à résoudre des problèmes d’héritage dans le cadre de leur
profession et avec des professeurs qui s’occupent de l’enseignement de cette discipline.
Avant d’aller plus loin, illustrons cette pratique à l’aide d’exemple. Il s’agit d’un problème
d’héritage tiré d’un manuel destiné à la fois à l’enseignement de cette discipline et aux
praticiens des héritages2.
Exemple : Une femme décédée laisse : son mari, sa mère et ses deux fils. Avant le partage
de la succession l’un des fils décède. Lui survivent, outre les héritiers déjà mentionnés, son
épouse, un fils et une fille.
1 GREDIM, ENS, Université Cadi Ayyad, Maroc, [email protected]
2 Il s’agit de : iḍāḥ al asrār al maṣūna fi al jawāhir al maknūna fi ṣadfi al-farā’iḍ al masnūna (Eclaircissement des secrets
préservés dans les merveilles cachées au sein des farā’iḍ prescrites), livre composé par un spécialiste des héritages du XVIIe
siècle , ar-Rasmūkī(m.1721) (p.184).
44 sciencesconf.org:emf2018:222890
2
Ce problème se compose en fait de deux problèmes. Il s’agit de les résoudre chacun
séparément et ensuite, de faire une récapitulation.
Solution juridique
1er
problème : le mari et la mère sont des héritiers à part fixe, il leur revient respectivement
et
de l’héritage. Les deux fils sont des héritiers à reliquat, ils reçoivent le reste (soit 1-
-
=
).
2e problème : Le mari du problème 1 accède à l’héritage dans le problème 2 comme un
père, et reçoit
de l’héritage. La mère du problème 1 devient une grand-mère dans le
problème 2, il lui revient
de l’héritage. Le fils survivant du problème 1, qui est un frère
dans le problème 2, est exclu de l’héritage par la présence du père. Les autres héritiers qui ne
figurent pas dans le problème 1 sont l’épouse, le fils et la fille. L’épouse reçoit le
de
l’héritage et la fille et le fils se partagent le reste selon la règle « deux pour le fils et un pour la
fille ».
Solution mathématique
Selon un point de vue moderne cette solution procède comme suit :
1er problème : après le prélèvement des quotes-parts du mari et de la mère, il reste 1-
-
=
aux
deux fils, chacun en reçoit :
. C’est cette part qui doit être partagée entre les héritiers du 2
e problème.
2e problème : Le père et la grand-mère reçoivent chacun :
.
. L’épouse reçoit :
.
; le fils et la
fille se partagent :
-(
+
).
=
.
. ; la fille en reçoit :
.
.
et le fils en reçoit :
.
.
.
La quote-part finale de chacun des héritiers est la somme de ses quotes-parts dans chacun des deux
problèmes. Ainsi, en réduisant au même dénominateur, le partage final se fait ainsi:
- les héritiers du 1er problème :
le mari :
+
.
=
; la mère :
+
.
=
; le fils survivant :
;
- les héritiers du 2e problème :
l’épouse :
.
; la fille :
.
.
=
; le fils :
.
.
=
.
Résumons maintenant les principales étapes du procédé utilisé par le manuel évoqué ci-
dessus.
2 72 3 7
12 24 24 72 1728
Mari (
) 3 6 Père (
) 4 12 516
Mère (
) 2 4 grand-mère (
) 4 12 372
fils (r) 7
7 décédé
fils (r) 7 504
Epouse (
) 3 9 63
Fille (r) 13
13 91
Fils (r) 26 182
45 sciencesconf.org:emf2018:222890
3
Explicitations des calculs permettant de remplir le tableau :
Les sept colonnes du tableau se répartissent comme suit :
a). Les colonnes 1 à 3 concernent la résolution du problème 1. Celle-ci se décline ainsi : le
dénominateur commun des fractions
et
(quotes-parts légales du mari et de la mère) est
12. Le mari en prend 3 et la mère 2, il reste 7 pour les deux fils (ce sont les nombres de la
colonne 2). La division du nombre 7 qui revient aux deux fils par 2 donne 3+
. On multiplie
12 par 2, le nombre inscrit au dessus de la deuxième colonne, on obtient 24 que l’on inscrit
en haut de la troisième colonne et on multiplie ensuite les autres nombres de la seconde
colonne par 2 (on obtient les nombres de la colonne 3).
b) Les colonnes 4 à 6 concernent la résolution du problème 2. Sa déclinaison, qui se fait
d’une manière identique que précédemment, donne lieu aux nombres des colonnes 5 et 6.
c) La colonne 7 permet de récapituler les deux résultats trouvés précédemment. Ainsi : le
nombre inscrit en haut de cette colonne provient de la multiplication de 24 par 72 car 7 (la
quote-part de fils décédé) et 72 (le dénominateur de son problème) sont premiers entre eux. Si
ces deux nombres avaient eu un diviseur commun d il aurait fallu prendre
x24 (ou
x72).
Les nombres inscrits dans les autres lignes de la dernière colonne représentent la quote-part
finale qui revient à chaque héritier. Elle se calcule ainsi : pour le mari : 72x6+7x12=516 ;
pour la mère : 72x4+7x12=372, …etc
Le procédé utilisé dans cet exemple se base en fait sur deux opérations. La première est
l’opération qui consiste à déterminer le dénominateur commun des fractions légales (
,
dans le problème 1 ;
et
dans le problème 2), appelé Aṣl al-farīḍa, est désignée par le
Ta’ṣīl al-farīḍa. La seconde est celle qui consiste à se débarrasser des « fractionnements »
intervenant dans les deux problèmes (7 par 2 dans le problème 1 et 13 par 3 dans le problème
2) est appelée le Taṣḥīḥ al-farīḍa. On cherche à l’aide de cette opération à rendre entières les
solutions du problème.
La résolution résumée dans le tableau ci-dessus suit au fond le même schéma que celui de
la résolution moderne mais, d’une part, elle évite toute opération directe sur les fractions et
ramène toutes les opérations sur des entiers ; et d’autre part, elle utilise un vocabulaire
obsolète, tout au moins si on le regarde à l’aune des mathématiques actuelles.
II. OBJECTIFS DE L’ETUDE
Les deux opérations, le Ta’ṣīl al-farīḍa et le Taṣḥīḥ al-farīḍa évoquées ci-dessus, peuvent
se réitérer selon la complexité de la situation à solutionner. Le Ta’ṣīl al-farīḍa consiste à
trouver le plus petit nombre entier permettant d’avoir pour les parts, correspondantes aux
proportions fixées par la loi, des nombres entiers. Le Taṣḥīḥ al-farīḍa est la recherche du plus
petit nombre permettant d’avoir pour la quote-part, de chacun des héritiers qui interviennent
dans le problème, un nombre entier ; cette opération consiste à « rendre entiers » les nombres
fractionnaires qui interviennent éventuellement dans les calculs.
En réalité, ces deux opérations se basent sur une « mise en rapport » de nombres entiers
qui peut être interprétée en termes modernes comme la recherche du ppcm et du pgcd de
nombres entiers. Mais, les manuels destinés à la pratique et à l’enseignement de cette
discipline utilisent un vocabulaire spécifique qui ne fait plus partie du langage mathématique
actuel. Nous pensons qu’une rencontre avec des praticiens et des enseignants nous apportera
46 sciencesconf.org:emf2018:222890
4
plus d’éclaircissements non seulement sur les procédés de résolution mais aussi sur le
vocabulaire et le langage utilisés.
Par ailleurs, la manipulation des fractions semble a priori inévitable dans la résolution de
ces problèmes dans la mesure où les fractions interviennent à l’origine même de ces
problèmes puisque les parts des héritiers sont à la base exprimées comme des fractions. Or
comme le montre le traitement de l’exemple ci-dessus, la résolution est ramenée
exclusivement aux calculs sur des nombres entiers. La notion de fraction est alors contournée
puisque on évite d’opérer directement sur les fractions. A priori, cette façon de faire se
rattache à « une vision médiévale » de la division non exacte. Selon une telle vision, le
quotient d’une division non exacte est exprimé en termes de fractions et non à l’aide d’une
écriture décimale comme aujourd’hui. Ainsi, le fractionnement de l’unité est
vraisemblablement perçu dans le contexte des héritages comme étant une chose à éviter.
Nous nous fixons alors deux objectifs pour cette étude : le premier concerne le procédé de
résolution et le deuxième a trait aux perceptions de notion de fraction dans cette pratique
mathématique.
Objectif 1 : Eclaircir le procédé et le vocabulaire utilisés pour la résolution des problèmes
d’héritage
Objectif 2 : Mettre en évidence les perceptions de la notion de fraction.
III. METHODOLOGIE DE L’INVESTIGATION
Dans cette investigation nous avons opté pour la technique d’entrevue comme instrument
de recherche.
1. Les entrevues
L’entrevue que nous avons utilisée est une entrevue de type semi structurée. La manière
dont les sujets sont amenés au cours de l’entretien, la façon dont les questions sont formulées
et l’ordre dans lequel elles sont apparues ne sont pas fixés d’une manière rigide à l’avance et
ne sont pas nécessairement identiques pour toutes les entrevues. Elles sont enregistrées sur
support audio. Les entrevues se sont déroulées sur une période de deux semaines dans la ville
de Marrakech. Chaque entrevue était formée de deux activités se chevauchant. La première
activité en est une de résolution de problèmes, au cours de laquelle le candidat parle à haute
voix pour expliciter ainsi sa démarche et toutes les opérations qu’il effectue. La résolution
s’est faite sur des feuilles, contenant les énoncés des problèmes et qui sont présentées aux
candidats. L’autre activité consiste en une entrevue dans laquelle les questions sont posées
soit au cours de la résolution soit après celle-ci. Ces questions concernent le procédé de
résolution, le vocabulaire, les concepts mathématiques, la notion de fraction,…etc. Pour la
plupart des entrevues, il y eut une rencontre préliminaire durant laquelle l’objectif de la
recherche, les énoncés des problèmes furent présentés au candidat et la date, ainsi que le lieu
de la rencontre officielle furent fixés. Pour une seule entrevue, il n’y a pas eu de rencontre
préliminaire mais le rendez-vous a été fixé par l’intermédiaire d’une tierce personne.
2. Candidats interviewés
Les personnes interviewés sont de deux catégories: d’une part, des praticiens qui sont
amenés à résoudre des problèmes d’héritages dans le cadre de leur vie professionnelle, il
s’agit notamment de professionnels qui travaillent sous l’égide des juges responsables du
code de la famille (appelés des cadūls, une sorte de « notaires traditionnels ») ; et d’autre part,
des enseignants qui abordent ces problèmes dans le cadre de leur enseignement. Ces
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5
personnes sont formées soit dans les universités de droit ou de théologie ou encore dans les
« Medersa » où avait lieu l’enseignement traditionnel. En fait, nous avons interviewés quatre
enseignants (trois enseignent au secondaire et un à l’université)(candidats n° : 1 à 4) et cinq cadūls (candidats n° : 5 à 9). L’âge des candidats varie entre 37 et 62 ans pour les enseignants
et entre 28 ans et 70 ans pour les praticiens. Leur expérience dans le domaine de travail varie
entre 8 ans et 20 ans pour les enseignants et entre 3 ans et 40 ans pour les cadūls. Le choix des
candidats n’était soumis à vrai dire qu’au seul critère de devoir exercer dans le domaine des
héritages. Les durées des entrevues n’étaient pas les mêmes pour tous les candidats. La
disponibilité des gens, les circonstances du déroulement nous ont obligés à l’adaptation à
chaque situation. De plus certains candidats élaborent davantage sur certaines questions par
rapport à d’autres.
IV. PRESENTATION DES RESULTATS
Afin de comprendre les extraits des entrevues rapportés ci-dessous, nous reproduisons
trois parmi les problèmes donnés aux candidats accompagnés de leurs solutions [obtenues
selon la démarche des interviewés].
Problème 1 : un homme décédé laisse son épouse, sa mère, son père, son fils et sa fille.
Problème 2 : un homme décédé laisse ses deux épouses et ses deux fils.
Problème 3 : un homme décédé laisse ses deux épouses, ses trois filles, son frère germain
et sa sœur germaine
Les tableaux suivants résument les solutions de ces problèmes.
3 2 6
24 72 8 16 24 144
Pro
blè
me
1 Epouse
(1/8)
3 9
Pro
blè
me
2 épouse
(1/8) 1
1
Pro
blè
me
3 épouse
(1/8) 3
9
Mère(1/6) 4 12 épouse 1 épouse 9
Père(1/6) 4 12 fils (r) 7
7 fille
(2/3) 16
32
Fils (r) 13
26 Fils 7 fille 32
Fille (r) 13 fille 32
Frère (r) 5
20
Sœur 10
1. Procédés de résolution et vocabulaire utilisé
Nous présentons quelques extraits des interviews et quelques commentaires.
La première étape : le Ta’ṣīl al-farīḍa
Candidat 1 : La recherche du Aṣl al-farīḍa est la recherche du dénominateur commun qui regroupe toutes
les proportions attribuées aux héritiers ; comme en mathématiques c’est le dénominateur commun des
différents rapports. Ici en multipliant le wafq de 8 par 6 ou le wafq de 6 par 8, on obtient 24.
Candidat 2 : Pour chercher le Aṣl al-farīḍa, on compare les dénominateurs 6 et 8 ; i.e on cherche s’ils
ont un diviseur commun, ici le diviseur commun de 6 et 8 est 1/2. [ je m’excuse, est ce que le diviseur
commun est ½ ou 2 ?] c’est ½ et non 2. 6 a une moitié et 8 a une moitié, y a-t-il un autre diviseur
moindre ? e.g 6 a un 1/6,1/3 et 2/3 mais 8 n’a ni 1/6, ni 1/3, ni 2/3 entiers, d’où le diviseur commun de 6
et 8 est ½. Ceci s’appelle la concordance.(…) La règle dit dans ce cas, prendre la moitié de l’un des deux
nombres et la multiplier par l’autre ; ce qui donne ici 24.
Candidat 3 : Il faut chercher un nombre contenant tous les dénominateurs et il faut chercher le plus petit.
Si on prend 8, on a le 1/8 et pas le 1/6 et si on prend 6 on a le 1/6 et pas le 1/8. Il faut chercher un
dénominateur ayant le 1/8 et le 1/6. Pour cela on divise l’un par 2 et on multiplie le résultat par l’autre ; ce
qui donne 24.
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6
Candidat 7 : On considère 1/6,1/6 et 1/8 et on compare 6,6 et 8 selon les quatre regards. 8 et 6 ont ½ et la
moitié de 6 est 3 et la moitié de 8 est 4 ; on multiplie la moitié de 6 par 8 ou l’inverse. Ce qui donne 24.
La recherche du dénominateur de base du problème (Aṣl al-farīḍa) revient en termes
actuels à chercher le ppcm de deux nombres. Pour cela on sait que pour deux nombres a et b
donnés quatre cas sont possibles : i) a=b ; ii) a divise b ou b divise a ; iii) il existe d tel que d
divise a et d divise b ; iv) a et b sont premiers entre eux. D’où le ppcm de a et b est :i)a=b ;ii)
a ou b (le plus grand) ;iii) (axb)/d où d est pgcd de a et b ;iv) axb s’ils sont premiers entre eux.
L’algorithme utilisé par les candidats est dans le fond le même que celui-ci sauf que le
vocabulaire utilisé pour l’exprimer est différent du vocabulaire actuel. Il est désigné dans la
tradition par « la comparaison des nombres selon les quatre regards » et il reflète ainsi toutes
les étapes utilisées. Les quatre cas s’expriment alors en ces termes :
1e regard : Le cas de l’identité où il suffit de prendre pour le dénominateur de base l’un des
deux nombres.
2e regard : Le cas d’imbrication, c’est-à-dire l’un des nombres divise l’autre ou encore on
peut mesurer l’un par l’autre alors le dénominateur de base est le plus grand des deux
nombres.
3e regard : Le cas de la congruence ou concordance dans une partie commune, c’est-à-dire
les deux nombres ont un diviseur commun, ou encore, ils ont une unité de mesure commune
alors le dénominateur de base est égal au « Wafq » de l’un multiplié par l’autre
4e regard : Le cas de la discordance c’est-à-dire les deux nombres n’ont aucun diviseur
commun ou encore ils n’ont aucune mesure commune alors le dénominateur de base est égal
au produit de deux nombres.
La seconde étape : le Taṣḥīḥ al-farīḍa
Candidat 1 : (…) dans le problème, on doit éliminer deux fractions, car 1 n’est pas divisible par 2 et 7
n’est pas divisible par 2 ; en principe, on devrait multiplier la base du problème par 2, nombre d’épouses
et 2 nombres de fils mais il suffit de la multiplier par 2 [si on a multiplié par 4, le résultat sera-t-il
incorrect ?] non, comme vous dites en mathématiques, la réponse est correcte, mais il n’y a pas de
simplification. (…) pour plus de deux fractions on procède de façon analogue.
Candidat 2 : (…) 13 est commun entre la fille et le fils, or il ne peut être partagé entre eux, on dit que l’on
a un fractionnement (inkisār), car le nombre d’individus ici 3 a un tiers mais 13 n’en a pas, on multiplie 3
par le dénominateur de base de problème 24 et on multiplie aussi la part de chaque héritier par 3. Les
héritiers n’ont rien perdu suite à cette opération, car le rapport de 3 à 24 est le même que celui de 9 à 72,
par exemple. Puis on fait la somme, si on trouve 72 le résultat est correct sinon il faut refaire le travail.
Pour contourner les nombres fractionnaires qui risque d’intervenir dans un problème
lorsque plusieurs héritiers doivent se partager une part commune, les praticiens recourent
quasiment à la même technique de comparaison. Ils l’appliquent au nombre de parts et au
nombre d’héritiers par lesquels le partage ne peut être fait. Par exemple, dans le problème 1
où le nombre 13 doit être partagé entre la fille et le fils, ou dans le problème 2 où 1 doit être
partagé entre les deux épouses et 7 doit être partagé entre les deux fils, ou dans le problème 3
où 3,16 et 5 doivent respectivement être partagés entre les deux épouses, les trois filles et le
frère germain et la sœur germaine. Explicitons leur procédé sur le problème 3 par exemple.
On a 3 et 2 sont discordants, on retient 2(le nombre d’épouses), de même 16 et 3 sont
« discordants » on retient 3(nombre de filles), 5 et 3 sont discordants on retient aussi 3.
Maintenant on compare les nombres retenus 2, 3, 3 selon les quatre regards. On a : 2 et 3 sont
discordants, on fait leur produit qui vaut 6, on compare 6 et 3, ils s’imbriquent on prend alors
le plus grand, soit 6. C’est le nombre qu’il faut multiplier par le dénominateur de base afin
d’éliminer les nombres fractionnaires.
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2. Perception des fractions, deux sens : fraction-action et fraction-reste
Nous avons un problème de traduction du mot « fraction » et du mot « fractionnement »,
les interviewés utilisent deux mots « kasr » et « inkisār » qui proviennent de la même racine.
Le premier peut être traduit par fraction, cassure, brisure. Or en mathématiques, il désigne
fraction. Le second exprime l’action de se briser, de se casser. Les interviewés expriment une
division exacte en disant c’est une division sans fraction. En nous basant sur le fait que dans
les manuels des héritages on exprime habituellement une division non exacte comme une
division avec fraction nous avons supposé qu’il en est de même chez nos candidats. Dans
certains cas nous avons essayé d’improviser à l’aide des questions directes avec certains
candidats mais ils répondaient toujours en termes de parts et de non divisibilité de nombres
sans se détacher du contexte des héritages. Voici un exemple d’une telle discussion :
Candidat 4 :[ tu as dit qu’on trouve dans le problème « kasr » une fraction, qu’est ce qu’ une fraction ?]
c’est-à-dire que 7 n’est pas divisible par 3, la fraction est la non divisibilité d’un nombre par un ensemble
d’héritiers. [ et si on fait par exemple, 7/2=3,5 ou 3 et ½] non il ne doit pas y avoir de fraction.[ je n’ai pas
compris ce que tu entends par fraction, est ce que ce qui reste ?] la fraction est la non divisibilité par un
nombre d’héritiers, le sens de cela est l’existence dans un problème d’une ou de plusieurs parts qui ne
sont pas divisibles par leur ayant droit.
Les interviewés semblent attribuer deux sens différents à la fraction dans le processus de
résolution d’un problème d’héritage. D’une part, lorsqu’il s’agit de chercher le ppcm de deux
nombres la fraction apparait comme étant une action, et d’autre part, dans la représentation du
quotient d’une division non exacte, il apparait comme un reste. On peut qualifier ces deux
sens par fraction-action et fraction-reste.
Fraction-action
La lecture des extraits des entrevues concernant le calcul de Aṣl al-farīḍa montre que
même si on manipule les fractions, en fait des quantièmes, celles-ci représentent en fait des
actions dont les résultats sont des nombres entiers.
Candidat 1 : le diviseur commun de 6 et 8 est ½ (…) c’est-à-dire 6 a une moitié et 8 a une moitié. Il n’y a
pas d’autres diviseurs communs ; par exemple 6 a 1/6,1/3 et 2/3, mais 8 n’a ni 1/3, ni 1/6, ni 2/3 donc on
prend la moitié de l’un et on la multiplie par l’autre.
Candidat 3 : 8 a un 1/8 mais pas 1/6, de même 6 a 1/6 et pas 1/8 ; il faut chercher un dénominateur ayant
1/6 et 1/8, pour cela on prend la moitié de 6 et on la multiplie par 8 ou l’inverse.
Nous constatons que le vocabulaire utilisé pour la recherche de la divisibilité d’un nombre
diffère du vocabulaire auquel nous nous sommes habitués dans l’enseignement. Ce
vocabulaire montre que ce n’est pas le diviseur en lui-même qui est intéressant mais plutôt le
résultat de la division par ce diviseur. Ainsi, lorsqu’un candidat dit, par exemple, « 6 a une
moitié et 8 a une moitié », il veut en fait dire « je prends la moitié de 6 et je prends la moitié de 8 ».
Ainsi ½ est perçue comme une fraction liée à « prendre la moitié » plutôt qu’une fraction tout
court. De plus, le résultat de l’action « prendre la moitié » a un nom spécial : le wafq ; le
wafq de 6 dans la moitié est 3 et le wafq de 8 dans la moitié est 4. Le sens attribué à la
fraction dans cette perspective est une fraction-action.
Fraction-reste
Dans une division non exacte le quotient peut être représenté de deux façons. L’une qui
est courante aujourd’hui consiste à l’écrire sous forme décimale. Et l’autre consiste à l’écrire
sous forme fractionnaire. Le quotient de 13 par 3 peut alors s’écrire 4,33 ou 4+1/3. Si dans
l’enseignement et dans la plupart des domaines d’application des mathématiques on a
tendance à utiliser la première représentation, dans le domaine des héritages la seconde
représentation est privilégiée.
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Tous les candidats expriment la non divisibilité d’un nombre a par un nombre b en disant
qu’on ne peut effectuer la division sans fraction ou encore que a est fractionné par b. Une
fraction représente le reste de la division d’un nombre par un autre. Ainsi, le sens attribué à la
fraction dans ce contexte peut être qualifié de fraction-reste. Cette vision d’une fraction
comme fraction-reste montre qu’une fraction n’est pas perçue comme un nombre mais comme
une partie de quelque chose. Par exemple 4 et 1/3 signifie 4 parts et 1/3 d’une part ou 4 unités
et 1/3 d’une unité.
D’un autre coté, cette perception trouve son origine dans le caractère traditionnel de cette
pratique ; en effet, le poids de la tradition est tel que même les jeunes gens ayant suivi un
enseignement moderne utilisent le vieux langage. Certains candidats font certaines
correspondances entre le vocabulaire mathématique moderne et celui utilisé dans les
héritages, en mentionnant par exemple qu’en mathématique on parle de recherche de
dénominateur commun tandis que dans le domaine des héritages, on dit « les quatre regards ».
Ainsi, la représentation du quotient sous forme fractionnaire remonte probablement à la
manière traditionnelle d’écrire les fractions et les nombres fractionnaires à l’aide des fractions
unitaires. Cette représentation en facilite par ailleurs l’expression et l’écriture littérale. Il est
plus facile et plus joli par exemple d’exprimer dans une langue écrite (et parlée) le résultat de
la division de 13 par 3 comme 4 et 1/3 que comme 4,33. Cette façon de voir les fractions est
étroitement liée au procédé qui permet de les éliminer des calculs. Une fraction-reste est
éliminée en considérant ce reste de l’unité comme une nouvelle unité.
3. Contournement des fractions
Au cours de la résolution les interviewés sont amenés à contourner les fractions. A la
question « pourquoi évitez-vous les fractions lors de la résolution dans un problème
d’héritage ?», on a eu les réponses suivantes.
Candidat 3 : Je pense que c’est une tradition juridique qui affirme que si on laisse les fractions cela fait
des parties nombreuses et par suite des fractions dans le partage; si une personne est versée en
mathématiques, elle peut arriver au même résultat ; toutefois cela peut causer des erreurs. C’est pour cela
qu’on évite les fractions dans les calculs.
Candidats 7 : pour que les parts soient compréhensibles pour les héritiers. Par exemple, si on divise 13
par 3 dans ce problème <1> la fille prend 4 et 1/3 et le fils 8 et 2/3 ; mais ceci n’est pas très clair pour les
héritiers. Le but d’éliminer les fractions est de faire en sorte que les parts soient « perceptibles » par les
héritiers car la plupart des gens sont en général naïfs. De plus, l’élimination des fractions est nécessaire
dans les problèmes contenant 10 ou 15 décès, par exemple ; si on laisse des fractions cela risque de poser
de nombreuses difficultés, alors qu’une fois les fractions éliminées les problèmes se résolvent sans
difficultés.
Candidat 9 : On évite les fractions pour simplifier les calculs ; mais il est possible de résoudre ces
problèmes à l’aide des fractions, sauf que cela crée des difficultés et des complications, car les fractions
ont des règles qui risquent d’induire en erreur, ce qui n’est pas le cas si on travaille uniquement avec des
entiers. Toutefois, ce résultat par exemple [celui du problème 3] peut être exprimé en termes de fractions
et on dira par exemple, 9/144. Les fractions forment en fait l’essentiel de l’arithmétique, mais pour
simplifier on pose le tableau. Cependant, on peut dire par exemple qu’un tel héritier a reçu 3 de 24 ou 1/8
ou 6 sur 48 etc.
Ainsi, les raisons évoquées, pour le contournement des fractions par les candidats sont de
deux natures : soit des raisons pragmatiques, soit des raisons ayant trait à la complexité des
fractions.
V. EN GUISE DE CONCLUSION
On constate chez ces praticiens la persistance d’un langage et d’un vocabulaire qui
privilégient les raisonnements en termes de proportions, se démarquant ainsi de l’arithmétique
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9
actuelle. De plus, les opérations sur les fractions sont contournées par des changements
d’unités de mesure. Ce contournement peut s’expliquer par deux raisons.
Tout d’abord une raison pratique. Puisqu’on dispose d’un moyen permettant d’obtenir les
solutions d’une manière simple, il est inutile de compliquer les choses. Dans cette
perspective, les fractions qui interviennent dans les calculs des héritages sont perçues
uniquement comme des quantièmes ou des parties d’un tout. Le procédé de résolution vise
alors à trouver la partie la plus fine, permettant de faire le partage le plus simplement possible.
Les transformations effectuées correspondent donc à un changement d’unités de mesure. Et
comme ceci peut se réaliser uniquement par la manipulation des entiers le recours aux
fractions est alors inutile.
Ensuite, le contournement de fraction dans cette pratique aurait pour origine une « vision
médiévale » persistance de la notion de fraction. A titre d’exemple, un manuel des héritages
contient un préambule présentant les outils mathématiques utiles dans le domaine des
héritages (nombres entiers, divisibilité, fractions…) dans un langage et un vocabulaire que
l’on trouve dans les livres mathématiques du 15e siècle
3. Dans la tradition arithmétique
médiévale la théorie des fractions revêtait un caractère compliqué comme le montrent
plusieurs études sur les mathématiques arabes (cf. par exemple Youshkévitch (1976), Djebbar
(1990)). Leur manipulation exigeait alors la maîtrise d’un vocabulaire, d’un symbolisme ainsi
que des techniques spécifiques. La résolution des problèmes d’héritage à l’aide des fractions
aurait nécessité alors toute une préparation mathématique préalable. Ceci a probablement
limité leur utilisation par les praticiens des héritages.
Au terme de cette conclusion, nous signalons qu’on est dans le domaine des héritages, en
présence d’une activité mathématique où la fraction apparait sous deux formes : fraction-
action et fraction-reste. On ne la conçoit pas comme nombre mais comme partie de quelque
chose. Et pourtant cette conception est fonctionnelle et permet de résoudre des problèmes
compliqués. Ces experts opèrent continuellement sur des fractions qui sont en fait des
fractions-actions. Cette vision de la fraction est dynamique. L’aspect dynamique de la fraction
n’est-il pas important et ne faut-il pas en tenir compte dans l’enseignement !
REFERENCES
Chatti,S. (1988) Lubāb al-farā’iḍ ou quintessence des partages successoraux ; jurisprudence,
calcul des parts fixes et dispositions pratiques, Beyrouth dār al Gharb al islāmī, 1ere
édition 1935.
Djebbar,A.(1990) Le traitement des fractions dans la tradition mathématique médiévale du
Maghreb, prépublication, université Paris Sud, Orsay.
Ar-Rasmūki,(1939) Iḍāḥ al asrār al maṣūna fi al jawāhir al maknūna fi ṣadfi al-farā’iḍ al
masnūna (Eclaircissement des secrets préservés dans les merveilles cachées au sein des
farā’iḍ prescrites), le Caire, Dar al-Kitāb al carabi li tiba
ca wa nashr, ed.1939.
Youschkevitch,A.P.(1976) Les mathématiques arabes (VIIIe-XVe s.), Paris Vrin.
3 Chatti (1988).
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QUELQUES IDÉES POUR TRAITER LES PROBLÈMES DE LA
GLOBALISATION DE L’ENSEIGNEMENT DES MATHÉMATIQUES Paolo Boero, DISFOR – Université de Gênes
Résumé: Un cadre théorique, dérivé du travail de Habermas sur la rationalité, est proposé pour traiter les
relations entre le caractère universel des maths d’aujourd’hui et les cultures des lieux où elles sont
enseignés (cultures des étudiants, scolaire, du contexte social). Des exemples (sur la modélisation et les
maths pures) montrent comment l’enseignement-apprentissage des maths peut rencontrer les conceptions
des étudiants et les cultures du contexte dans la perspective de développer les rationalités respectives.
Mots-clefs: rationalité selon Habermas, enculturation, acculturation, alphabétisation mathématique, diversité
culturelle
Abstract: A framework, derived from Habermas’ elaboration on rationality, is proposed to deal with the
relations between the universal character of today mathematics, and the cultures of where mathematics is
taught (students’ cultures, school culture, social context cultures). Some examples are presented (as
regards mathematical modeling and pure mathematics) to illustrate how mathematics teaching and
learning may meet students’ conceptions and context cultures in the perspective of developing related
rationalities.
Keywords: Habermas’ rationality, enculturation, acculturation, mathematical literacy, cultural diversity.
I. INTRODUCTION
Si on considère le panorama des changements des programmes et des orientations des
curricula de mathématiques dans les dernières 60 ans, on voit se renforcer des phénomènes de
domination culturelle véhiculée par des organismes internationaux (comme l’OCDE) et/ou
imposée par des relations de domination politique (cf Wagner & Lunney Borden, 2012).
Le cas des mathématiques dites « modernes » (« New Maths ») est typique et bien connu –
dans ce cas, l’OCDE a eu une importance décisive pour les pays membres, tandis que dans
beaucoup de pays francophones de l’Afrique l’influence décisive a été celle de la France, pour
des raisons liées au passé colonial et à la langue, et parce que la France peut à juste titre être
considéré le berceau des mathématiques modernes.
Autre cas : à partir des années ‘90 les standards NCTM (Etats Unis) sont devenus des
standards de référence pour beaucoup de pays de l’Amérique Latine et de l’Asie.
Plus récemment, la définition de «Mathematical literacy » de PISA, et l’élaboration relative
au niveau OCDE, sont en train d’influencer fortement les programmes et le curricula dans le
monde, grâce aussi au fait que les compétences mathématiques des jeunes des différents pays
sont comparées selon les tests PISA (donc selon l’idée de « literacy » OCDE-PISA) – avec
des retombées importantes dans les pays moins performants : si un pays adapte ses
programmes dans ce sens, on aura plus d’espoir de réussir dans les comparaisons
internationales.
Une raison portée pour justifier cette tendance à la standardisation (de haut en bas) de
l’enseignement des mathématiques est la prétendue nécessité d’une unification au niveau
globale des compétences mathématiques, compte tenu de la globalisation dans les domaines
économique, technologique, et donc du travail et des échanges scientifiques et
technologiques. Une autre raison est celle lié à la globalisation des avancés des
mathématiques pures et appliquées. Ces motivations sont raisonnables et fortes; le problème
est qu’elles se traduisent en oubli du problème du rapport avec les cultures locales et les
cultures des élèves.
La domination culturelle peut passer à travers :
- le manque de rapport avec les traditions culturelles locales: les mathématiques de
l’école ; les mathématiques enracinées dans l’histoire locale ; les mathématiques de la
rue et des pratiques artisanales; et le « sens » des mathématiques pour la culture du
53 sciencesconf.org:emf2018:216920
EMF2018 – GTX ou SPEY 2
pays (par exemple, on trouve une situation très différente en Hongrie, où les journaux
de jeux mathématiques ont une diffusion extraordinaire, et en Italie) ;
- la langue, quand les mathématiques sont enseignées dans une langue autre que celles
qui sont parlées par la majorité des gens dans le pays, ou autre que les langues d’une
partie de la population scolaire (comme dans le cas des classes multi-ethniques de
beaucoup de pays de l’Europe) ;
- le manque de rapport avec la réalité des enfants (leur façon de raisonner, leurs
expériences, leurs conceptions – qui peuvent différer d’un pays à l’autre et d’un milieu
social à l’autre).
Les élèves qui réussissent dans une situation de domination culturelle ne sont pas forcément
ceux qui ont les meilleures ressources intellectuelles ; ce sont le plus souvent ceux qui
s’adaptent mieux aux impositions culturelles de l’école pour des raisons familiales, ou intimes
- de disponibilité à s’intégrer dans un discours « autre » par rapport à ses convictions et façon
de penser. On peut dire des choses semblables pour les enseignants.
Ces constats posent un problème politique (celui de concilier la nécessité d’une formation
valable au niveau globale avec les liens à établir avec la réalité culturelle locale et
personnelle), un problème culturel (celui de l’orientation culturelle de la formation – quelles
mathématiques?) et un problème théorique (celui de l’outillage théorique pour traiter ces
questions). Ma contribution concerne ce dernier problème, avec des liens avec les autres.
II. POUR UN ENCADREMENT DES ACTIVITES MATHÉMATIQUES EN
RELATION AVEC LE CONTEXTE CULTUREL
L’institution scolaire, et l’enseignant comme fonctionnaire de l’institution, portent une
exigence d’universalisme dans l’enseignement des mathématiques. Déjà au niveau de l’école
on peut considérer les mathématiques scolaires comme une offre culturelle qui prétend à
l’universalisme vis-à-vis des conceptions et des cultures particulières des élèves ; la référence
plus ou moins fidèle aux programmes du pays donne une sorte de légitimation à cette
prétention d’universalisme, et à leur tour les programmes se référent (implicitement ou
explicitement) à un universalisme global quand ils s’alignent aux standards NCTM ou à la
« mathematical literacy » OCDE-PISA. Je pense que tout cela est inévitable et même
nécessaire; le problème politique concerne le rapport à établir entre cette exigence
d’universalisme poussée jusqu’au niveau global, la culture (mieux : les cultures) des élèves et
la culture (mieux : les cultures) du contexte social dans lequel l’école est insérée.
L’outillage théorique disponible, bien qu’utile, me semble insuffisant pour traiter ce
problème: en particulier, la distinction classique entre « acculturation » et « enculturation »
(de H. F. Wolcott, cité in Bishop, 2002, pp. 193-194) est utile pour décrire (avec
l’enculturation) la normalisation culturelle des élèves selon la culture dominante portée par
l’école, et (avec l’acculturation) le dialogue continu entre traditions culturelles différentes, en
particulier au sein de l’école. Mais cet outillage n’est pas suffisant pour traiter la complexité
d’une rencontre productive originale, à mon avis souhaitable, entre une culture scientifique
globalisée (en particulier, dans le domaine des mathématiques) offerte par l’école, et la
maturation et le développement des cultures locales sollicitée par cette offre, avec la
médiation cruciale de l’enseignant.
Il faut un outillage théorique susceptible de :
- Mettre en évidence les caractères saillants des différentes traditions et pratiques
culturelles, pour permettre de déceler les points de contact et les différences entre
elles, en particulier dans le domaine des mathématiques (des mathématiciens, de
l’école, de la rue…) ;
54 sciencesconf.org:emf2018:216920
- Mettre en relation la culture disciplinaire des mathématiques et les autres cultures, en
particulier dans le cas de la modélisation mathématique.
La rationalité du connaître, de l’agir et du communiquer
Beaucoup d’activités culturelles (y inclues les activités mathématiques) peuvent être décrites
comme des activités discursives avec des caractéristiques communes :
- L’existence de critères pour établir le vrai et le faux des propositions et la validité des
raisonnements ;
- La présence de stratégies pour aboutir, susceptibles d’évaluation ;
- La présence d’un langage spécifique pour l’interaction sociale et le dialogue avec soi-
même.
Le cadre de la rationalité élaboré par Habermas (1998) peut bien servir pour passer de cette
description superficielle à un traitement plus profond des activités discursives. Dans ce cadre,
le comportement rationnel est caractérisé : par la prise en charge consciente des critères de
vérité et de validité (rationalité épistémique), des stratégies pour aboutir (rationalité
téléologique), et des moyens pour communiquer (rationalité communicative); et par les liens
dynamiques entre connaître, agir et communiquer dans la perspective de la rationalité, qui
trouvent leur raison d’être dans l’aspect « génératif » (de nouvelles idées, de nouvelles
solutions de problèmes) du comportement rationnel – si important dans la perspective de
l’ « expansive learning » de Engeström (voir Engeström & Sannino, 2010): Of course, the reflexive character of true judgments would not be possible if we could not represent our
knowledge, that is, if we could not express it in sentences, and if we could not correct it and expand it;
and this means: if we were not able also to learn from our practical dealings with a reality that resists us.
To this extent, epistemic rationality is entwined with action and the use of language (Habermas, 1998,
p. 312; emphasis in original).
Autre caractéristique saillante de la rationalité (intéressante pour l’enseignement) est
l’importance attribué à l’intentionnalité subjective par rapport à la réussite d’un
comportement rationnel ; dans le cas de la dimension épistémique de la rationalité on trouve
chez Habermas : This does not mean, of course, that rational beliefs or convictions always consist of true judgements. (…)
Someone is irrational if she puts forward her beliefs dogmatically, clinging to them although she sees that
she cannot justify them. In order to qualify a belief as rational, it is sufficient that it can be held to be true
on the basis of good reasons in the relevant context of justification (…) (Habermas, 1998, p. 312).
Pour une discussion du potentiel et des limitations de l’adaptation de la rationalité selon
Habermas dans la didactique des mathématiques voir Boero & Planas (2014).
Avec cet encadrement, on peut, selon des zooms différents et des intérêts différents:
- Comparer, au sein des mathématiques actuelles (scolaires – aux différents niveaux- ou
académiques), des rationalités mathématiques différentes ;
- Comparer les caractéristiques saillantes des mathématiques des mathématiciens
d’aujourd’hui avec celles des mathématiques du passé, de l’école, des activités
quotidiennes;
- Comparer les mathématiques avec d’autres disciplines (comme la grammaire d’une
langue, ou la physique, ou l’astronomie) ;
- Comparer les mathématiques avec des systèmes de connaissances et de pratiques dans
les cultures locales : les formes de rationalités « autres », qui peuvent marquer une
opposition ou une congruence avec la rationalité mathématique.
L’avantage de cet encadrement est de permettre une vision détachée en même temps critique
des rapports entre pratiques discursives différentes au sein des mathématiques, et en relation
avec d’autres pratiques discursives. Par conséquent, cet encadrement peut être utilisé dans la
formation des enseignants (voir Guala & Boero, 2017 ; Boero, Fenaroli & Guala, 2018) et
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dans le dessin et l’analyse des parcours et des situations didactiques au niveau scolaire (voir
Douek & Morselli, 2012). Ici on l’utilise pour traiter au niveau théorique quelques problèmes
de l’enseignement de la modélisation mathématique et des mathématiques pures au temps de
la globalisation de l’enseignement des mathématiques.
III. LE CAS DE LA MODÉLISATION MATHÉMATIQUE
La problématique de l’enseignement-apprentissage de la modélisation mathématique est
devenue de plus en plus importante dans les programmes et les standards de plusieurs pays;
son rôle est central dans la définition de « mathematical literacy » de OCDE-PISA.
Je vais proposer trois exemples, pour lesquels les rapports entre la rationalité de la
modélisation mathématique et les rationalités des enfants et/ou de leurs milieux de
provenance sont différents et posent beaucoup de problèmes mais aussi offrent des
opportunités culturelles intéressantes (dans la perspective de la prise en charge par l’école des
rationalités des élèves).
1. La monnaie et les achats
Dans ce cas la modélisation mathématique fonctionne en accord avec les transactions
commerciales : en termes de rationalité on peut dire que les critères de validité pragmatique
sont généralement bien en accord avec l’organisation et les résultats du calcul (si on doit
payer 8 €, le fait que 2+2+2+1+1=8 est bien en accord avec le fait que avec trois pièces de 2€
et deux pièces de 1€ le payement du prix de 8€ sera accepté). D’ailleurs une des origines du
calcul arithmétique se situe dans le domaine des échanges économiques. Mais dans le
contexte réel des activités d’usage de la monnaie on peut déceler trois types de situations qui
demandent une réflexion à propos des limites du processus de modélisation et de ses résultats,
et qui concernent le rapport entre la rationalité de la modélisation et les rationalités selon
lesquelles s’organisent les décisions des sujets humaines et, plus en général, le
fonctionnement du contexte dans lequel s’insère la modélisation:
- Le fait (assez simple, en vérité, mais instructif pour des enfants d’école primaire) que
le marchand, ou la machine, peuvent refuser un payement légitime du point de vue du
modèle mathématique : un distributeur de boissons, comme souvent le vendeur dans
un magazine, n’accepte pas le payement d’une bière qui coute 2,50€ avec 250 pièces
de monnaie de 1 cent.
- Le fait que les stratégies arithmétiques « de la rue » sont souvent différentes des
stratégies de l’école et aussi étranges à la tradition culturelle des mathématiques des
mathématiciens du passé : les recherches des années ’80 au Brésil (voir Nunez,
Carraher & Schliemann, 1993) ont bien mis en évidence des différences importantes à
ce sujet, qui concernent la dimension téléologique de la rationalité des mathématiques
et en partie aussi les autres dimensions. En particulier – à propos de la dimension
épistémique – on a mis en évidence le fait que des critères pragmatiques – liés à
l’efficacité des stratégies et à la validité des résultats – permettent de valider des
algorithmes et des raisonnements sans souci de validation au sein de l’arithmétique de
l’école.
- Le fait beaucoup plus complexe des décisions éventuelles du vendeur pour la
fidélisation du client.
Dans ces cas, les critères de vérité des résultats des calculs économiques ne correspondent pas
aux critères de validité pour les choix des gens. Il s’agit d’une réflexion importante à partir de
l’école primaire, pour commencer à mettre en discussion le « sens » des résultats du calcul
économique et leur rapport avec les choix des gens et les situations réelles.
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2. Les ombres du soleil
Le modèle géométrique des ombres du soleil peut être considéré comme une des
constructions culturelles les plus importantes pour les premiers développements des
mathématiques dans le bassin de la Méditerranée (cf Serres, 1993). Et en effet ce modèle
assure une bonne description, interprétation et prévision du phénomène (au moins au niveau
macroscopique). Les résultats dérivés d’une modélisation correcte correspondent au
fonctionnement du phénomène. La validité des propositions (et des représentations
graphiques qui les soutiennent) est en accord avec les fonctionnements de la réalité. Mais si
on choisit les ombres du soleil comme sujet de travail dans nos classes on découvre
facilement que la rationalité de la modélisation géométrique n’est pas pour les enfants de
l’école primaire l’unique forme d’organisation des connaissances sur le phénomène des
ombres du soleil. L’idée de l’ombre-image de l’objet illuminé par le soleil (en particulier,
dans le cas du corps humain : ombre comme sujet « autre ») est très fréquente chez les
enfants ; l’idée de l’ombre-tapis est fréquente aussi chez certains adultes ! Il est vrai qu’il est
assez facile mettre en crise dans la classe ces conceptions à travers des observations et des
situations-problèmes bien choisies, mais pour les enfants l’abandon de la conception de
l’ombre comme « double » de soi-même peut constituer un renoncement à une construction
importante du point de vue affectif. La rationalité inhérente cette conception fait partie du
développement de l’identité de l’enfant ; la mise en évidence au niveau conscient et la
valorisation de cette conception (à travers des contes à lire et/ou à inventer) peut contribuer au
développement d’une rationalité « autre » par rapport à la rationalité de la modélisation
géométrique (rationalité « autre » qui ouvre des connections avec la littérature et l’art).
L’expérience qui dans mon parcours personnel à propos de rationalité a eu plus d’importance
a été celle du traitement des ombres du soleil par des enfants de l’école moyenne en Érythrée :
dans ce cas, la conception des ombres n’était pas une conception « d’enfants » seulement (elle
venait de la culture locale), elle était liée à des formes de pensée complexe et la rationalité
inhérente permettait de résoudre beaucoup de situations-problèmes. En effet, les enfants
répondaient à beaucoup de questions posées d’une façon correcte, selon leur rationalité, et
ensuite cherchaient de justifier la réponse donnée dans le cadre de la modélisation
géométrique du phénomène (« parce que vous enseignez les maths ! »).
La conception des ombres chez beaucoup d’enfants de cette classe dépendait d’une vision
d’équilibre dynamique entre lumière et obscurité, comme expression de cet équilibre, moment
par moment : au matin, l’obscurité perd de force, vis-à-vis de la lumière, et l’ombre réduit
progressivement sa longueur, jusqu’à midi, puis la vigueur de la lumière se réduit, et alors
progressivement l’ombre s’allonge… Moment par moment, l’extension (en longueur et en
ampleur : en deux dimensions, on peut bien dire) de l’ombre dans le cas des objets qui font
d’obstacle à la lumière dépend de l’extension de l’obstacle. Etc. Même la variation de la
vitesse de raccourcissement de l’ombre le matin (et d’allongement l’après-midi) peut être
interprété de cette façon ! (tandis qu’une interprétation mathématique est beaucoup plus
compliquée). La chose intéressante est que cette façon de voir un phénomène de la nature
dans une perspective d’équilibre dynamique (qui semble partagée par d’autres cultures aussi :
voir Cheng, 1997, à propos de la pensée chinoise) est assez importante pour deux raisons
liées: elle peut offrir une perspective plus générale pour considérer des phénomènes d’intérêt
écologique ; et elle constitue une référence (come façon de penser) pour entrer dans une
perspective de modélisation mathématique avancée de certains phénomènes (comme celui de
l’équilibre dynamique prédateur-proie selon le modèle différentiel de Lotka-Volterra).
Dans une perspective d’enculturation, le modèle des ombres du soleil de certains enfants
d’Érythrée constituerait un obstacle, une conception à éradiquer ; dans une perspective
d’acculturation, il pourrait être comparé avec le modèle géométrique, et finalement celui-ci
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émergerait comme supérieur (« often one of the contact cultures is dominant, regardless of
whether such dominance is intended » – Wolcott (1974) cité in Bishop, 2002, p. 194) ; dans la
perspective que je propose à travers la rationalité, la rationalité de l’équilibre dynamique
pourrait donner lieu, à travers une prise de conscience de plus en plus poussée, à un
développement important, vers des rencontres avec des mathématiques avancées et surtout
vers des relations à établir avec des enjeux actuels dans le domaine écologique et
économique.
3. La transmission des caractères héréditaires
Dans ce cas, la rationalité de la modélisation probabiliste trouve sur le terrain (chez les
enfants, mais aussi chez les adultes) des autres rationalités robustes et bien enracinées dans les
cultures du passé et d’aujourd’hui : en particulier, dans le cas des maladies héréditaires, la
rationalité qui fait dépendre ce qui se passe de la volonté d’un sujet supérieur (sujet-
décideur) ; et la rationalité fondé sur la conception d’un sujet interne aux événements
aléatoires, qui règle ces événements – et qui (par exemple) assure que après quatre « face »
dans un lancement de monnaie, la probabilité de voir apparaître « croix » doit augmenter
(pour équilibrer le déséquilibre qui s’est crée).
Dans une perspective d’enculturation, il s’agit de conceptions qu’il faut éradiquer comme
« anti-scientifiques » et même dangereuses (dans le domaine de la santé) ; dans une
perspective d’acculturation il faut les prendre en compte, en rapport avec la modélisation
probabiliste, pour montrer le bien-fondé expérimental et/ou théorique de celle-ci (mais on ne
peut pas empêcher qu’un élève puisse dire « bien que Dieu se soumet aux lois de la
probabilité, il peut décider de punir X comme cas singulier »). Dans la perspective de la
rationalité on peut aller au fond des besoins qui induisent les conceptions (et les rationalités)
non-probabilistes, et les faire évoluer. En particulier dans une expérience-pilote menée avec
des enfants de 10-11 ans à la fin d’un parcours d’environ 30 heures on a pu traiter le cas des
accidents de la route, en orientant leur réflexion de l’appel à l’intervention d’un sujet
supérieur protecteur, vers l’identification dans une entité supérieure (l’état) et ses lois (normes
de sécurité) d’une réponse possible au besoin de protection, qui met en jeu aussi la
responsabilité de l’individu (sans pour autant nier le recours à d’autres entités protectrices,
bien enracinée dans le milieu des élèves!).
IV. LE CAS DES MATHÉMATIQUES PURES
Le cas des mathématiques pures peut sembler simple à traiter dans la perspective de la
globalisation de l’enseignement des mathématiques : selon une analyse superficielle,
seulement des problèmes de rapport aux conceptions des élèves (et des enseignants) devraient
être pris en considération, pour tenir compte de la nécessité d’un dialogue avec ce que pensent
ces sujets. Au contraire dans la perspective de la rationalité on doit prendre en compte des
problèmes complexes qui concernent :
- la présence au sein des mathématiques d’aujourd’hui de formes de rationalité
différentes pour ce qui concerne les trois dimensions de la rationalité (non seulement
des langages spécifiques, mais aussi des stratégies différentes et parfois des critères
différents pour la vérité des propositions – comme on voit si on compare, par exemple,
la théorie des graphes et l’algèbre, à propos de ce qui est vrai « par évidence »). La
chose est encore plus complexe si on considère le fonctionnement des « pratiques
discursives » des mathématiques au sens large, non pas limité à la rédaction des
produits finaux du travail mathématique, mais incluant la production des conjectures
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et des preuves, et la validation et la communication des résultats parmi les experts (cf
Thurston, 1994).
- La transposition didactique des mathématiques aux différents niveaux scolaires, et le
rapport entre ce qui dérive des avancements des mathématiques des mathématiciens, et
les mathématiques scolaires avec leur inertie et leur organisation interne ; dans la
perspective de la rationalité on peut identifier des points importants de rupture de
continuité surtout pour ce qui concerne la dimension épistémique (en particulier dans
le passage du niveau primaire au niveau secondaire).
- Les options épistémologiques (et souvent même idéologiques) qui influencent (et
parfois déterminent) le processus de transposition didactique. Deux exemples
significatifs à ce propos concernent les « mathématiques modernes », et la vision des
mathématiques à enseigner et apprendre sous-jacente à la « mathematical literacy » de
OCDE-PISA. Si on considère les rationalités inhérentes à ces orientations de la
transposition didactique on trouve des divergences très importantes pour ce qui
concerne les trois dimensions de la rationalité (y inclue la dimension communicative
et son lien avec la dimension épistémique – caractéristiques et rôle du formalisme
mathématique).
Dans la perspective de la rationalité, les questions évoquées ci-dessus ont une grande
importance si on veut tenir compte des cultures locales et du dialogue à établir avec elles :
l’exercice des rationalités des mathématiques d’aujourd’hui demande souvent une rupture (en
termes de rationalité) avec les rationalités des mathématiques scolaires dans beaucoup de
pays ; et les options épistémologiques et idéologiques qui influencent la transposition
didactique peuvent ajouter des éléments de conflit et de complexité. Plus en profondeur, les
moyens langagiers (mieux, logico-langagiers) disponibles chez les élèves, liés étroitement aux
formes de rationalité de la culture locale, peuvent être insuffisants, ou dissonants, par rapport
aux moyens langagiers nécessaires pour l’exercice des activités mathématiques selon les
rationalités imposées par la globalisation. Un exemple est celui de la maîtrise de la période
hypothétique (en particulier dans le raisonnement par l’absurde), qui pose des problèmes (en
particulier au niveau écrit) dans les langues écrites non alphabétiques (voir Wong, 2017); un
exemple à un niveau beaucoup plus élémentaire, et moins difficile à traiter dans
l’enseignement, concerne la distinction entre « nombre » et « numéro » (présente au niveau de
langue commune dans certains langues), qui peut favoriser la prise en charge du concept de
nombre comme quantité, entité distincte de l’étiquette symbolique (une difficulté en Italie, où
la distinction entre « nombre » et « numéro » n’existe pas dans la langue naturelle).
Tout cela pose des problèmes difficiles à résoudre si on veut éviter l’enculturation aveugle
avec ses conséquences d’éradication culturelle et d’aliénation pour ceux qui réussissent. Pour
quelques espoirs de l’éviter, la prise de conscience chez les enseignants des enjeux de la
globalisation de l’enseignement des maths dans la perspective de la rationalité me semble en
ce moment une condition préliminaire (voir Guala & Boero, 2017). Des élaborations
ultérieures sont nécessaires sur le plan épistémologique et anthropologique : en ce moment les
points de contact entre les rationalités des mathématiques pures actuelles et les rationalités
(actuelles ou potentielles) de la majorité de la population mondiale semblent assez réduits !
Les moyens langagiers et les formes de pensée qu’on peut réaliser avec ces moyens présentent
dans le monde une grande variété, bien au-delà des phénomènes décrits par Luria (1976).
V. CONCLUSION
Chaque sujet est porteur de cultures (avec composantes personnelles et sociales mélangées),
et souvent porteur aussi de rationalités potentielles, qu’il faudrait rendre conscientes et
développer dans le dialogue avec une culture mathématique qui prétend à l’universalisme,
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pour aboutir à une synthèse originale ouverte sur le futur mais bien enracinée dans les cultures
d’origine. Dans la perspective de la rationalité les cultures d’origine ne sont pas seulement des
occasions de « motivation » pour les élèves, mais peuvent porter dans l’école des éléments
importants pour leur formation culturelle. On peut entrevoir des possibilités réelles dans ce
sens (au moins sur le plan théorique) dans le cas de la modélisation mathématique (voir
Section III). La situation semble beaucoup plus difficile dans le cas des mathématiques
pures : en particulier, les moyens langagiers des sujets et les caractères propres des langues
naturelles semblent être des éléments discriminants pour pratiquer les rationalités des
mathématiques pures sans couper les liens avec ses racines culturelles (Section IV).
REFERENCES
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Wong, K-C (2017). Reasoning-and-proving in geometry in school mathematics textbooks in
Hong Kong.https://keynote.conference-services.net/resources/444/5118/pdf/CERME10_0047.pdf
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L’ETHNOMATHÉMATIQUE ET LA MISE EN QUESTION D’UNE
MATHÉMATIQUE OCCIDENTALE UNIVERSELLE
RADFORD* Luis
Résumé – Dans cet article, deux conceptions de l’ethnomathématique sont discutées : la deuxième
considère l’ethnomathématique comme une production de savoirs à l’intérieur de sa propre rationalité
autochtone ; la première, par contre, prend comme référence, les mathématiques occidentales :
l’ethnomathématique y apparaît comme une modalité folklorique de ces mathématiques considérées
comme universelles. La question de l’universalité des mathématiques occidentales est abordée à la fin de
l’article.
Mots-clefs : ethnomathématique, Azandé, ontologie du monde, mathématiques universelles, colonisation.
Abstract – In this article, I discuss two conceptions of ethnomathematics: the second conception
considers ethnomathematics as the production of knowledge within its own indigenous rationality. By
contrast, the first conception considers Western mathematics as its reference point: ethnomathematics
appears as a folkloric modality of Western universal mathematics. The question of the universality of
Western mathematics is discussed in the second part of the article.
Keywords: Ethnomathematics, Azande, ontology of the world, universal mathematics, colonisation.
I. INTRODUCTION
L’idée générale qu’on se fait de l’ethnomathématique repose sur la juxtaposition de deux
termes : d’une part, le terme ethno et d’autre part le terme mathématique. On passe de la
formule additive « ethno + mathématique » à la formule linguistique composée « ethno-
mathématique ». De cette formule, on passe ensuite au terme singulier éthnomathématique.
On finit par comprendre l’éthnomathématique comme les mathématiques pratiquées par un
groupe socioculturel donné. C’est exactement ce que fait Wikipédia :
L'ethnomathématique » est l'étude de l'essor et de l'évolution des mathématiques et des compétences
mathématiques dans des groupes socioculturels, aussi bien dans les premières sociétés durant
la Protohistoire, que dans des groupes identifiables au sein des sociétés modernes (catégories
professionnelles, collectivités locales, communautés religieuses, etc.).
(https://fr.wikipedia.org/wiki/Ethnomathématiques)
Mais à y voir de plus près, le sens que porte le terme mathématique dans l’expression
ethnomathématique elle-même est très problématique. Le terme mathématique est utilisé
comme si, au fond, il serait invariable, indépendamment du contexte culturel. C’est-à-dire
qu’on agit comme si le contenu de la pratique ou l’activité à laquelle fait référence le terme
mathématique était le même d’un contexte culturel à un autre. Dans cette ligne de pensée, le
préfixe « ethno » nous montrerait la variation qu’opère la culture autour d’un noyau qui, lui,
serait invariable. L’ethnomathématique apparaît ainsi comme l’expression d’un même
contenu auquel on ajoute une certaine couche pittoresque et folklorique.
Il ne faut pas faire un grand effort pour voir que la réponse à la question : « quel serait
alors ce noyau de référence que désigne le terme ‘mathématique’ ? » Ce n’est rien d’autre que
la mathématique occidentale. Le problème théorique que pose cette compréhension de
l’ethnomathématique est qu’une telle compréhension devient complice de l’idéologie
colonisatrice et universaliste qui prend comme point de référence, la mathématique d’une
culture particulière et qui suppose que toutes les cultures pratiquent au fond cette même
mathématique. Dans un article publié dans la Revista Latinoamericana de Etnomatemática,
Peña-Rincó (2015) se prononce contre cette vision colonialiste européenne qui nie ou qui a
des difficultés à comprendre l’existence d’autres compréhensions légitimes du monde en
* Université Laurentienne – Canada– [email protected]
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EMF2018 – GTX ou SPEY 2
dehors de la compréhension eurocentrique. Peña-Rincón plaide pour une approche qui
reconnaît une multitude de façons d’agir et de concevoir le monde. Un tel projet, cependant,
est hanté par « une tension constante entre le besoin de se décoloniser —en prenant distance
théorique et épistémologique avec la tradition académique occidentale— et la résistance à
adopter ou à se laisser enfermer par des « cages » épistémologiques déterminées » (p. 5).
La position eurocentrique mentionnée ci-dessus est ancrée dans une conception très
particulière de la relation entre histoire et culture et la production des idées que le philosophe
allemand K. Marx met en évidence dans son œuvre L’idéologie allemande. Dans cette œuvre,
Marx se plaint de la position idéaliste qui voit la production des idées comme un processus
indépendant de la production matérielle de la vie quotidienne des individus, le résultat étant
une conception de la production d’idées indépendante de la société et de ses formes de
coopération humaine. Dans cette perspective idéaliste, ce n’est pas la pratique matérielle —
c’est-à-dire les caractéristiques des forces productives de la culture, ses structures supra-
symboliques et les relations sociales historiquement constituées—qui explique l’idée ; c’est
plutôt l’idée elle-même qui explique la pratique et la vie des individus. On finit par oublier
que « les circonstances font les hommes autant que les hommes font les circonstances »
(1982, p. 1072) et que les idées ne sont pas du ressort d’un universel (substance, idée, essence
de l’homme, etc.), mais des « forces productives, des capitaux et de modes de commerce
social, que chaque individu et chaque génération trouvent devant eux comme un fait donné »
(1982, p. 1072). La production vitale réelle de l’existence humaine —par exemple celle des
objets matériels et celle des idées— finit par être conçue comme une production indépendante
des conditions concrètes, culturelles, sociales et spirituelles produites historiquement. Dans
cette perspective, le domaine des idées « apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme
s’il était en dehors ou au-dessus du terrestre. » (1982, p. 1072). Le résultat est que les idées et
leurs histoires apparaissent comme « détachées des faits et des développements pratiques qui
en constituent le fondement » (1982, p. 1075). Il n’est pas surprenant que, dans ce contexte et
compte tenu de l’histoire politique et économique de l’Europe depuis l’ère des premières
grandes colonisations, c’est-à-dire depuis la fin du XVe siècle, la mathématique occidentale
soit prise comme point de référence pour comprendre et expliquer l’éthnomathématique.
Or, il y a une autre façon de concevoir l’ethnomathématique. C’est justement celle
qu’Ubiratan d’Ambrosio a articulé depuis ses premiers travaux. L’ethnomathématique, dit
D’Ambrosio, est « l'art ou la technique (technè = tica) qui vise à expliquer, à comprendre et à
composer avec la réalité (mathème) dans un contexte culturel spécifique (ethno)»
(D'Ambrosio, 1993 p. 9; cité dans Saldanha, Kroetz et Machado de Lara, 2013, p. 3). Plus
précisément, « Ethnomathématique(s) sont les ticas (techniques) utilisées pour comprendre et
vivre dans la réalité (matemá) d’un groupe (etno) donné » (D’Ambrosio, 2013).
Dans cette définition, D’Ambrosio évite de prendre comme référence la mathématique
occidentale et nous invite à visiter les savoirs autochtones en eux-mêmes et par eux-mêmes.
Esquincalha (n.d.), note très bien que, dans la perspective D’Ambrosio, «
l’ethnomathématique ne se limite pas à [ce que nous appelons - LR] la mathématique! ».
L’ethnomathématique peut très bien ne rien à voir avec ce que nous entendons par
mathématique… En effet, l’éthnomathématique porte sur la production, l’organisation et la
diffusion des savoirs d’une culture à l’intérieur de sa propre manière de voir le monde.
Dans la première partie de cet article1, j’examine brièvement l’exemple de la communauté
Azandé; dans la deuxième partie, je discute de la position universaliste des mathématiques.
1 Une version précédente de cet article a paru dans Radford (2017).
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II. MATHEMA CHEZ LES AZANDE
La communauté Azandé vit dans les régions géographiques de la République démocratique
du Congo, l'ouest du Soudan du Sud et la République centrafricaine. Elle a été étudiée dans
les années 1920 par l’anthropologue britannique Edward Evans-Pritchard. Dans son livre,
« Sorcellerie, oracles et magie chez les Azandé », qui a été publié en 1937 et qui a été traduit
en français en 1972, Evans-Pritchard présente une étude détaillée de la manière dont cette
communauté africaine voit, comprend et compose avec sa réalité. Les Azandé perçoivent leur
réalité à la lumière de plusieurs concepts, dont un, mangu, qu’Evans-Pritchard traduit, non
sans hésitation, par le terme occidental « witchcraft » (« sorcellerie »). Il s’agit d’un concept
qui permet de donner un sens à de nombreux événements de la vie quotidienne Azandé et
d’arriver à des explications sophistiquées. Celles-ci sont tout à fait différentes de nos
explications de nature galiléennes auxquelles nous sommes habitués. Depuis Galilée, nous
concevons la nature d’une manière très particulière (Cassirer, 1983). La nature nous apparaît
comme étant gouvernée par des lois qui s’expriment selon des formules mathématiques qui
sont calculables et indépendantes de la volonté individuelle —des lois qui expriment ce que
nous appelons des causes « naturelles », « objectives ». Chez les Azandé, les choses
s’expliquent autrement que par des causes « naturelles ».
le concept de sorcellerie fournit [aux Azandé] une philosophie naturelle qui explique les rapports des
hommes et les événements malencontreux; il leur fournit aussi un moyen tout prêt et tout classique de
réagir à pareils événements. En outre, les croyances relatives à la sorcellerie renferment un système de
valeurs régulatrices de la conduite humaine. (Evans-Pritchard, 1972, p. 96)
L’un des exemples qu’ Evans-Pritchard analyse dans son livre porte sur un enfant qui, en
courant dans les bois, s’est fait mal au pied :
Un jeune garçon donna du pied contre une petite souche au milieu d’une piste de la brousse, ce qui se
produit fréquemment en Afrique; ce fut pour lui une souffrance et une gêne. La coupure de l’orteil était
mal placée, il était impossible d’éviter le contact de la saleté, et elle commença de s’envenimer. Le
garçon déclara que la sorcellerie lui avait fait heurter la souche du pied. J’ai toujours discuté avec les
Azandé en critiquant leurs affirmations, et je ne manquai pas de le faire en cette occasion. Je dis au
garçon qu’il avait heurté la souche par inattention, que la sorcellerie n’avait pas placé la souche sur le
chemin, et que celle-ci avait grandi sur le chemin naturellement. Il tomba d’accord avec moi: la
sorcellerie n’avait rien à voir avec le fait que cette souche se trouvait sur son chemin; mais, ajouta-t-il, il
avait ouvert l’œil et pris garde aux souches, comme il est bien vrai que tout Zandé y prend garde avec le
plus grand soin; et s’il n’avait pas été ensorcelé, il aurait vu la souche. Il avançait enfin cet argument
décisif, qu’en général, il ne faut pas des jours et des jours pour qu’une plaie guérisse, mais qu’au contraire
elle se ferme rapidement, car telle est la nature des coupures. Pourquoi donc sa plaie s’était-elle
envenimée et demeurait-elle ouverte, s’il n’y avait nulle sorcellerie là-dessous? (Evans-Pritchard, 1972,
p.99, traduction ajustée)
Ce que cet exemple montre, c’est que la vision Azandé du monde repose sur une théorie de
la causalité qui est différente de la nôtre. Un autre exemple peut nous aider à mieux
comprendre cette différence.
Un jour, un grenier s’effondre en blessant un groupe d’individus qui s’y étaient réfugiés
pour se protéger de la chaleur du jour. Les Azandé savent, nous dit Evans-Pritchard, que les
termites mangent les colonnes du grenier et que même le bois le plus dur finit par s’affaiblir.
Les Azandé ne sont donc pas surpris par le fait qu’éventuellement le grenier finisse par
tomber.
Eh bien, pourquoi faut-il que ces personnes-là se soient précisément trouvées sous ce grenier au moment
précis où il s’est effondré ? Il devait s’effondrer, cela s’entend facilement, mais pourquoi fallait-il qu’il
s’effondrât au moment particulier où ces personnes particulières étaient assises à son ombre ? (Evans-
Pritchard, 1972, p.103)
La réponse est la suivante :
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C’était là l’effet de la sorcellerie. S’il n’y avait pas eu sorcellerie, les gens se seraient assis sous le grenier
et il ne serait pas tombé sur eux. Ou bien le grenier se serait effondré, mais les gens ne s’y seraient pas
abrités à ce moment-là. La sorcellerie explique en quoi ces deux événements coïncident. (Evans-
Pritchard, 1972, p.104; traduction ajustée)
Evans-Pritchard s’est efforcé de convaincre les Azandé que les raisons étaient autres. Mais
les raisons étayées par l’anthropologue britannique étaient tout de suite réinterprétées à la
lumière du système de pensée et de l’ontologie du monde Azandé :
Que le lecteur veuille bien penser à n’importe quel argument capable de démolir de fond en comble toutes
les prétentions Azandé au pouvoir de l’oracle. Si l’on traduisait cet argument dans les modes de pensée
Azandé, il servait à étayer toute la structure de leurs croyances. Car leurs notions mystiques sont
cohérentes au suprême degré; elles sont reliées entre elles par un réseau d’attaches logiques, et disposées
dans un tel ordre que jamais elles ne contredisent trop crûment l’expérience sensorielle; au contraire,
l’expérience semble les justifier. (Evans-Pritchard, 1972, pp. 370-371, traduction ajustée)
La vision Azandé du monde repose sur un système complexe en trois moments : la
sorcellerie, les oracles et la magie :
La sorcellerie est une procédure d’accusation permettant d’expliquer une situation de malheur . . . Le
deuxième moment est celui du recours aux oracles, qui consiste à donner du poison à des volailles en
posant une question dont la réponse positive ou négative dépend de la mort ou de la survie de la volaille.
L’oracle permet ainsi de désigner qui est le sorcier, et donc d’aller le voir pour lui demander d’arrêter son
action maléfique. Le troisième moment est alors celui du recours à la magie proprement dite, qui consiste
en l’utilisation de médecines pour guérir ou nuire à quelqu’un. (Keck, 2002, pp. 6-7)
Ces moments à partir desquels les Azandé analysent leur vécu sont le produit de leur
propre pensée « abstraite », une pensée leur permettant de composer avec leur réalité. « We
arrive at the hypothesis, » dit Paul Feyerabend, « that there exist many different ways of
living and of building up knowledge. Each of these ways may give rise to abstract thought
which in turn may split into competing abstract theories» (Feyerabend, 1987, p. 75). Ces
manières différentes de vivre et de produire des savoirs sont précisément les mathéma
auxquelles fait référence le terme ethnomathématique, si nous suivons la définition de
D’Ambrosio qui a été rappelée plus haut.
Cette conception de l’ethnomathématique nous amène à poser la question des rapports
possibles entre les différentes mathéma produites par des cultures différentes. En particulier
se pose la question de savoir s’il est légitime d’essayer de reconnaître dans les théories et les
techniques autochtones (les tica, chez D’Ambrosio) quelques notions qui évoqueraient des
« mathématiques » au sens occidental. En raison des limites d’espace, je me limite à la
deuxième question. On peut y répondre de plusieurs façons :
Une réponse courte :
a) La façon la plus courte est de répondre négativement : il n’y a rien dans les procédures
et les techniques Azandé qui se rapprochent de nos mathématiques. Voilà une réponse
plausible. La question se complique quand les théories et les techniques autochtones semblent
comporter quelques notions de mathématique (au sens de notre culture). C’est la situation
dans laquelle s’est trouvé Vandendriessche (2017) dans sa conférence donnée dans le cadre
du Colloque du Groupe de didactique des mathématiques du Québec 2016. Pendant la période
de questions qui a suivi la conférence d’ouverture de Vandendriessche, un membre du public
a posé la question suivante : « Est-ce qu’il y a de la mathématique dans les jeux mélanésiens
de ficelles ou c’est nous qui y voyons nos mathématiques? »
Une réponse moins courte et plus complexe :
b) Une autre façon de répondre fait appel à une position plus nuancée : on pourrait dire
qu’il y a, dans le mathéma Azandé ou le mathéma mélanésien des façons de procéder qui —
bien que différentes de la structure théorético-déductive euclidienne— sont théoriques dans
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leur propre sens. Après tout —on peut argumenter— il y a, dans le cas des Azandé, des
décisions à prendre par rapport au type d’animal (volailles) qui participe à la procédure
oraculaire ; il y a des décisions à prendre quant au type de poison et à la quantité à administrer
; il faut aussi interpréter le résultat de l’oracle. La décision oraculaire est prise à l’intérieur
d’un cadre institutionnel formel qui fait référence à des généralisations « scientifiques » et à
un calcul des énonciations explicites et implicites propres à la logique Azandé.
En suivant la définition de D’Ambrosio, on pourrait appeler « mathématiques » ces
théories Azandé. Elles seraient mathématiques dans le sens où elles portent sur une
production hautement cohérente de savoirs ayant trait à la mathema d’une ethnie précise.
Dans une culture à ontologie galiléenne, comme la nôtre, on procéderait autrement. On
aurait recours à une autre ontologie du monde qui serait d’ordre naturaliste et à une autre
mathématique —en fait, à une autre ethnomathématique : celle dont l’origine remonte aux
ethnies de la Méditerranée (D’Ambrosio, 2013). Pour expliquer l’infection du pied du garçon
ou l’effondrement du grenier, on invoquerait l’idée d’une nature assujettie à des causes
naturelles et on déploierait des procédures méthodologiques de prise et d’analyse des données
appuyées par des catégories ethnomathématiques conceptuelles propres. Il y aurait autant de
mathématiques méditerranéennes dans l’ethnomathématique Azandé qu’il y a du mangu
Azandé dans les procédures basées sur une vision galiléenne du monde.
Toutefois, il ne faudrait pas penser que l’ontologie du monde et de la nature à laquelle nous
participons chaque jour d’une infinité de manières faisait déjà partie de notre âme et de notre
corps au moment de notre naissance. On ne naît pas avec une ontologie, comme on naît avec
une tête et des genoux. L’ontologie n’est pas un trait génétique ou physiologique de l’espèce
humaine. Il n’y a rien de plus culturel que l’ontologie à travers laquelle chacun de nous voit le
monde. Evans-Pritchard raconte qu’à six ans, les enfants Azandé exhibent déjà une
compréhension du monde à travers le prisme du mangu. Ces enfants élaborent leur
compréhension du mangu à partir de ce qu’ils voient et écoutent autour d’eux, en particulier
au contact de leurs parents et des adultes du village. Dans les sociétés occidentales, les parents
et les autres adultes jouent aussi un rôle important dans l’acquisition chez le jeune d’une
ontologie galiléenne, mais l’école formalise l’acquisition de cette ontologie d’une manière
très précise — même si les enseignantes et enseignants ne le font pas nécessairement de
manière consciente. En plus de préparer l’enfant au marché du travail, l’école introduit
l’enfant, par des mécanismes formels et informels, tant visibles qu’invisibles, à une manière
culturelle de voir le monde. Subrepticement, on introduit une ontologie galiléenne du monde.
Et comme les jeunes Azandé, les jeunes qui fréquentent les classes nord-américaines,
européennes et autres finissent par voir le monde d’une certaine manière. Là où les autres
voient du mangu, nos jeunes finissent par voir une nature gouvernée par des formules
mathématiques. L’ontologie se constitue ainsi en une deuxième nature à travers laquelle les
individus interprètent et donnent un sens à leur monde. Dans ce sens, l’ontologie devient une
sorte d’âme de la culture. C’est justement pour cette raison que l’historien et philosophe
allemand Oswald Spengler (1948) affirmait qu’il n’y a pas une seule mathématique, mais
autant de mathématiques que de cultures.
Dans un livre remarquable, « Imaginario colectivo y creación matemática», le sociologue,
mathématicien et philosophe espagnol Emmánuel Lizcano (2009) montre, à travers une
analyse archéologique textuelle et contextuelle très fine, comment les mathématiques
anciennes grecques et chinoises s’organisent autour de deux ontologies radicalement
différentes. La première repose sur la catégorie d’opposition exclusion (l’un ou l’autre)
être/non-être, catégorie qui rendra opérationnel le principe du tiers exclu. La deuxième
ontologie repose sur la catégorie d’opposition dialectique inclusive (l’un toujours avec
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l’autre) yin/yang. Elles donnent ainsi lieu à des mathématiques différentes avec leurs propres
fondements, leurs propres méthodes et leurs propres problématiques (Radford, 1996, 2010).
II. LA MATHEMATIQUE UNIVERSELLE
Naturellement, tout le monde n’est pas d’accord avec ce qui a été dit dans la section
précédente. À la position que je viens de décrire d’une multitude de mathématiques s’oppose,
en effet, une position universaliste selon laquelle il n’y a qu’une seule mathématique, une
mathématique a-ethnique : la mathématique universelle. Les mathématiques chinoises,
grecques, azandé, mélanésiennes ne seraient toutes que des déclinaisons d’une seule
mathématique. C’est justement cette position qu’un autre fameux ethnomathématicien, Paul
Gerdes, défendait dans ses travaux. Pour Gerdes, les mathématiques sont une discipline
unique issue de la contribution de cultures différentes. Dans cette perspective, il est redondant
de parler des mathématiques occidentales. Comme Miarka le souligne, « Gerdes conçoit les
mathématiques de manière universelle, mais en constante expansion. Cela n'a pas de sens de
parler de mathématiques au pluriel » (Miarka, 2013, p. 4).
La conception universaliste des mathématiques est sans doute la conception la plus
répandue chez les mathématiciens, les philosophes et les épistémologues. Cette conception
reste peut-être encore la conception la plus répandue chez les didacticiens des mathématiques,
mais à un degré moindre et de manière plus nuancée. L’universalité des mathématiques est
une question qui émerge de temps à l’autre dans nos différentes rencontres nationales et
internationales. C’est le cas de la rencontre CANP-5 organisé par ICMI et tenue à Lima,
Pérou en février 2016 (http://www.mathunion.org/icmi/activities/outreach-to-developing-
countries/canp-project-2016-andean-region/). Un soir, un groupe de participants à cette
rencontre s’est donné rendez-vous dans un fameux restaurant —Los Pescados Capitales.
Michèle Artigue était assise à côté de moi. Nous discutions de certaines idées qui avaient été
présentées pendant la journée et qui avaient conduit à une courte discussion sur l’universalité
des mathématiques. Ce soir, à un certain moment, quand on nous servait le plat principal, j’ai
demandé à Michèle sa position par rapport à cette question litigieuse. Au départ, Michèle a
semblé surprise par la question ; elle a avoué que ce n’est pas une question que nous nous
posons fréquemment en didactique des mathématiques. Après avoir tourné en rond pour un
moment, elle m’a fourni une réponse : il n’y aurait pas une mathématique universelle. Mais il
y a un universel qui est la recherche de solutions à des problèmes qui se posent à l’intérieur
de chaque culture et qui peuvent se concevoir en termes d’une mathématique au sens
autochtone.
Mais comme je l’ai déjà mentionné, la nature universelle des mathématiques demeure une
conception importante chez les mathématiciens, les philosophes et les épistémologues. C’est
celle que défend, par exemple, le célèbre philosophe et historien des mathématiques français
Maurice Caveing dont les études sur les mathématiques de l’antiquité méditerranéenne sont
parmi les plus fines et mieux élaborées (voir, par exemple, Caveing, 1982).
Dans son livre, « Le problème des objets dans la pensée mathématique », Caveing (2004)
consacre un chapitre au problème de l’objectivité de la connaissance mathématique. Le
chapitre aborde trois types d’universalité : l’universalité relative aux « cultures » des peuples,
l’universalité relative au temps et l’universalité relative aux sujets individuels.
Dans le traitement de l’universalité des mathématiques par rapport aux cultures, le
philosophe français suggère de faire une distinction entre les idéalités mathématiques et leurs
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représentations.2 C’est dans la non-distinction entre idéalités et représentations que résiderait,
selon lui, la confusion malencontreuse à la base des positions relativistes issues de
l’ethnomathématique et de l’anthropologie. Selon Caveing, derrière la multitude de manières
de représenter les nombres naturels que rapporte la recherche ethnomathématique, deux choix
s’imposent : le choix de la base des nombres et la manière de représenter la puissance de la
base. Les différences se situent donc, au niveau de ces choix et non pas au niveau de l’idéalité
mathématique à laquelle ces choix renvoient. Caveing peut donc en conclure que « bien loin
que l'ethnomathématique tienne en échec 1'« européocentrisme » mathématique, ce sont au
contraire les propriétés des idéalités mathématiques valant de manière universelle et
nécessaire qui rendent compte de la possibilité des variantes ethnoculturelles. » (2004, p.
107). Car, en tant qu’idéalité mathématique, « le nombre entier est indépendant des systèmes
[de représentation] » (p. 108). Le nombre entier fait partie des « universaux » de « l’esprit
humain » (p. 109).
L’esprit humain serait en fait muni, dans sa structure interne la plus intime, de cette
logique universelle qui garantit l’existence des idéalités mathématiques, toujours les mêmes
indépendamment du lieu et du temps. Ce sont des idéalités a priori, au sens kantien du terme,
c’est-à-dire des idéalités indépendantes de l’expérience que les sujets peuvent faire du monde.
Plutôt que dérivées de l’expérience sensuelle, sociale, politique et économique du monde et
des idées que les individus se font de ce monde, ces idéalités a priori ordonnent cette
expérience à travers leur existence omniprésente à l’insu des sujets eux-mêmes. Quand le
sujet Azandé du bassin d’Uelle disait « sa, wet, biata, biama, biswi, batisa, etc. », il était en
toute réalité en train de faire référence aux nombres entiers universaux 1, 2, 3, 4, 5, 6 et ainsi
de suite jusqu’à 20, car les Azandé de la fin du 19e siècle, c’est-à-dire avant l’arrivée des
Belges, des Français, des Anglais, ne comptaient pas au-delà de vingt (Lemaire, 1894, p.
192). Sans qu’il le sache, sans qu’il en ait la moindre idée, s le sujet Azandé opérait déjà cet a
priori conceptuel universel, cette idéalité mathématique inscrite dans son être et ce même
avant sa naissance.
Derrière cette interprétation de l’ethnomathématique, nous trouvons, bien sûr, les concepts
fondateurs de la vision du monde de la philosophie des lumières, en particulier ses concepts
de civilisation, de rationalisme (européen) universel et d’individu transcendantal vis-à-vis sa
société et sa culture. C’est la même interprétation que nous trouvons dans le livre The School
in the Bush. Dans ce livre publié à l’époque de la colonisation africaine des années 1920, livre
à travers lequel nous voyons à l’œuvre le processus d’assujettissement des peuples
autochtones aux manières européennes de voir le monde, son auteur, Victor Murray dit : « In
a mission school near Lake Mweru I found the European teacher […] laboriously doing
arithmetic with numbers in Bemba, and he justified himself because this was the language
with which the children were familiar » (Murray, 1967, p. 135). Murray n’a pas de problème
avec cette manière de procéder, car un nombre exprime la même idée, indépendamment de la
langue ou de sa représentation. Un nombre dans la langue Bemba « is a pure equivalent » (p.
136). Qu’on dise « amakulu amahlanu anamashumi amahlanu anesihlanu en Zoulou ou five
hundred and fifty-five » (Murray, 1967, p. 136) n’a pas d’importance, car cela revient au
même. « An African number is not more psychological in its use than an English one, any
more than the written form ‘555’ can be described as English, Zulu, French, Dutch or Xosa »
(p. 136). Mais, à la limite, on peut aussi se passer des mathématiques dans les langues
autochtones. Comme nous dit Loram, si on tient à ce que les langues bantoues survivent, c’est
pour une simple raison sentimentale. Car la vérité, c’est que les langues autochtones
2 Caveing (2004, p. 77) donne la définition suivante d’idéalité, proposée par Jean Toussaint Desanti : « nous
entendrons par « idéalité »: « un « être » qui n'est jamais offert par sa simple présence, mais par la médiation du
système réglé des désignations qui permettent d'en disposer ».
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have served their purpose. They are not capable of expressing the ideas which the new European
civilisation has brought to the country. They are hopelessly clumsy and inadequate on the mathematical
and scientific sides (Loram, 1917, p. 233).
En guise de conclusion, revenons à la question du départ, la question de l’universalité des
mathématiques. S’agit-il d’une seule mathématique, celle produite par l’occident, les autres
mathématiques n’étant que déclinaisons folkloriques de celles-ci ? Ou s’agit-il des
mathématiques au pluriel, toujours ancrées dans leur contexte social, culturel et historique ?
Si on conçoit les mathématiques comme des productions humaines issues organiquement et
profondément de la pratique sociale, la réponse, il me semble, se penche du côté de la
deuxième option.
REFERENCES
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70 sciencesconf.org:emf2018:220939
LA CONSTRUCTION DISCURSIVE DE L’ACTIVITÉ DE L’ÉLÈVE DANS LE
PROGRAMME CADRE ET DANS UNE SÉRIE DE MANUELS SCOLAIRES EN
ONTARIO : UNE ANALYSE DE TEXTES SUR LES FRACTIONS
TCHEUFFA NZIATCHEU* Jean – BARWELL
** Richard
Résumé – Dans le présent article, nous présentons les résultats d’une analyse des pratiques discursives en
rapport au concept de fraction dans le programme cadre de mathématique mandaté par le Ministère
d’éducation et la série de manuels scolaires en mathématique (Math Makes Sense) en Ontario. Notre
analyse portait sur les rôles qu’occupent les apprenants dans ces textes par rapport à la construction des
savoirs et la pensée mathématique.
Mots-clefs : Discours, curriculum, manuels, fractions, Ontario.
Abstract – The present research examines the Ontario mathematics curriculum and textbooks (Math
Makes Sense), to identify discursive practices through which mathematical thinking relating to the
concept of fraction are constructed and learners’ roles in those textbooks in the primary school program.
Keywords : Discourse, curriculum, textbooks, fractions, Ontario.
I. PROBLEMATIQUE
Le programme cadre (en abrégé PC dans le contenu du présent document) de
mathématique du Ministère d’éducation de l’Ontario, au Canada, détermine ce qu’un
enseignant doit enseigner en mathématiques. C’est une intention et une articulation d’une
vision (Smith & Morgan, 2016, p. 30) sur lesquelles doivent se référer des auteurs pour
produire des manuels scolaires (Herbel-Eisenmann, 2004). Le manuel est un message statuant
sur quoi l’élève doit apprendre. Dans une perspective discursive, le langage du PC et des
manuels scolaires statuent sur les constructions mathématiques, les acteurs dans les cours de
mathématiques et les rôles des élèves, des enseignants, des parents et les auteurs de ces
manuels (Herbel-Eisenmann & Wagner, 2005). Les choix discursifs des auteurs peuvent être
examinés comme un sous-entendu idéologique qui met en avant des rôles pour ces auteurs ou
le lecteur sur une notion mathématique (Herbel-Eisenmann, 2004). Dans notre étude
exploratoire, nous nous intéressons à la construction de l’activité des élèves en mathématiques
à travers les constructions de savoirs. De plus, nous nous intéressons au rapport entre la
construction de l’activité mathématique des élèves selon le PC du Ministère et sa construction
à travers les contenus des manuels scolaires. Compte tenu de la nature exploratoire de notre
étude, nous avons choisi les fractions comme sujet d'intérêt. Ce sujet est bien défini et se
trouve au programme des mathématiques de chaque année de l’élémentaire (de la 1ère à la
8ème année en Ontario). Plusieurs recherches montrent que la compréhension du concept de
fraction est un défi pour les élèves en Amérique du Nord (Groff, 1996; Bruce & al., 2013), car
elle prend plusieurs formes (Poon & Lewis, 2015, p. 178), n’est pas régulièrement utilisée
dans la vie quotidienne (Hasemann, 1981), son apprentissage est à la fois problématique
(Duval, 2006) et enrichissant parce qu’il comporte plusieurs interprétations (Behr & al.,
1983). Au sujet des fractions, le PC ontarien suggère un cadre solide dans lequel l’élève
s’équipe de connaissances, de savoirs et d’habiletés pour réussir dans la vie quotidienne à
travers divers processus mathématiques, la résolution de problèmes, la communication, la
modélisation, la réflexion… (MEO, 2005). Ainsi, nos questions de recherche sont : comment
le PC en mathématique de la province de l’Ontario construit-il l’activité de l’élève dans
l’apprentissage des fractions à l’élémentaire ? Comment la série de manuels scolaires des
mathématiques (Math Makes Sense) de la province de l’Ontario construit-elle l’activité de
* Université du Québec à Montréal (UQAM) – Canada – [email protected]
** Université d’Ottawa – Canada – [email protected]
71 sciencesconf.org:emf2018:216774
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l’élève dans l’apprentissage des fractions à l’élémentaire ? Quel est le rapport entre ces deux
constructions ? Pour répondre à cette question, nous allons dans la section suivante présenter
des concepts se rattachant à notre recherche en nous référant à quelques études qui
s’intéressent à l’analyse discursive en mathématiques et sur le rôle du langage ainsi que son
utilisation dans le processus apprentissage/enseignement (Sfard, 2001; Pimm, 1987; Halliday,
1978; Barwell, 2008, p. 1059).
II. CADRE THEORIQUE
Il existe plusieurs formes de recherche en analyse discursive dans le domaine de la
didactique des mathématiques : la forme sociologique et socioculturelle qui promeut la co-
construction de connaissances mathématiques à travers des interactions enseignants/élèves
(Moschkovich, 2002; Bauersfeld, 1980; Cobb & Bauersfeld, 1995; Rowland, 2000; Lerman,
2001, Barwell, 2008, p. 1064); la forme post structuraliste qui promeut la voie selon laquelle
une personne développe son discours mathématique dépendamment de son identité culturelle
langagière et de son histoire (Barwell, 2008, p. 1066; Barwell, 2013; Walkerdine, 1988); et la
forme socio-sémiotique où le discours mathématique inclut la production et l’usage des
manuels de mathématiques, les articles et autres textes et où ladite forme constitue un système
de potentiels sémantiques par lesquels des personnes créent du sens mathématique dans un
univers social donné (Morgan, 1996; Morgan, 1998; Rotman, 1988; Herbel-Eisenmann, 2004;
Herbel-Eisenmann & Wagner 2005; Barwell, 2008, p. 1064; O'Halloran, 2008). La forme
socio-sémiotique est celle que nous adoptons dans notre recherche parce qu’elle concerne les
productions des textes et l’analyse discursive de ces textes permet d’examiner le contenu des
manuels (Presmeg & al., 2016; O'Halloran, 2008). Nous adoptons le cadre théorique critique
d’Halliday (1973) qui est utilisé dans le domaine de la didactique des mathématiques par
Morgan (1996, 1998), Herbel-Eisenmann (2004) et O’Halloran (2008). Halliday postule que
le langage est une ressource pour opérer des choix, atteindre des objectifs et réaliser
différentes fonctions (Halliday, 1994; O'Halloran, 2008). L’analyse discursive est donc une
interprétation critique de la façon dont les choix langagiers construisent une réalité
particulière et, plus particulièrement, des relations sociales (O'Halloran, 2008). Halliday
(1973, 1994) identifie trois méta-fonctions du système langagier : la fonction idéationnelle, la
fonction interpersonnelle et la fonction textuelle1. La fonction idéationnelle exprime l’aspect
conceptuel d’un texte c’est-à-dire ce que suggère un texte (les concepts en jeu, la production
de connaissances, les actions prises); la fonction interpersonnelle exprime les relations
auteurs/lecteurs (les rôles implicites des lecteurs selon le discours et les relations qui les lient
avec les connaissances construites dans ce texte); tandis que la fonction textuelle organise le
texte (la relation entre les sections, la procédure utilisée par les auteurs) (Morgan, 1996, 1998,
2002; Herbel-Eisenmann, 2004). La combinaison de ces trois fonctions met en avant le style
d’écrit des auteurs. Le chercheur en analyse discursive doit porter une attention sur les usages
précis des auteurs. Par exemple, dans notre analyse, nous portions un regard précis aux
formules impératives, car d’une part, elles permettent aux auteurs de s’adresser avec autorité à
un lecteur qui doit suivre ces commandes pour répondre, et d’autre part, elles appellent le
lecteur à construire des connaissances mathématiques d’une manière déterminée par l’auteur.
Dans le même ordre d’idées, nous avons analysé l’usage des pronoms personnels (Herbel-
Eisenmann, 2004). Par exemple, les pronoms personnels je et nous2 indiquent que les auteurs
eux-mêmes sont interpellés dans l’activité dans le texte tandis que tu/vous3 peut interpeller
1 « ideational », « interpersonal » et « textual »
2 « I » et « we »
3 « you »
72 sciencesconf.org:emf2018:216774
directement le lecteur (Halliday, Matthiessen & Matthiessen, 2014). Cette approche
systématique permet d’examiner les rôles des lecteurs (les élèves), des auteurs et les relations
entre eux (Otte, 1983; Love & Pimm, 1996).
III. METHODOLOGIE
Pour réponde méthodologiquement à nos questions de recherche, nous avons choisi la série
de manuels Math Makes Sense sélectionnée dans la liste officielle Trillium4 où l’éditeur qui
apparaissait le plus était Pearson Addison Wesley, une des compagnies qui domine le marché
du livre en Amérique du Nord (Gutstein, 2012). Cette série de manuels est la plus utilisée à
l’élémentaire ontarien. Nous avons également utilisé le programme cadre (ou PC) pour les
mathématiques au primaire en Ontario. Nous avons obtenu les versions papier du PC et des
manuels, et la version électronique du PC sur le site officiel de ministère de l’Éducation de
l’Ontario. La version électronique du PC permet de faire le décompte des mots spécifiques
traitant des mathématiques, de les situer par rapport au cadre théorique et de mettre en
évidence les fonctions du langage afin de mettre en avant les rôles de l’apprenant. Le PC est
organisé en objectifs généraux et spécifiques, et précise quelques rôles des enseignants, des
parents et ce que l’élève devrait réaliser par année. Math Makes Sense va de la 1ere à la 8e
année et nous avons analysé sept documents sur les huit, car nous n’étions pas en mesure de
retrouver celui de la 2e année dans le temps dont nous disposions. Chaque manuel est
organisé en modules5 suivis de son numéro et du titre; de la section lancement
6 qui occupe les
deux premières pages du module et qui présente les objectifs d’apprentissage et mots clés7 qui
sont vus dans ce module (voir tableau 1); ensuite viennent des leçons qui mettent en
application le contenu de la section lancement, suivies enfin d’une revue du module et des
problèmes8. Par exemple, en 3
e année, module 8 : Exploration des fractions
9 est constitué de
la section lancement (Pizza Lunch, pp. 302-303), de 7 leçons, d’une revue du module et des
problèmes). Pour notre démarche d’analyse, nous avons utilisé les trois méta-fonctions du
système langagier pour analyser le programme cadre et les manuels. Ces deux analyses ont
permis de déterminer le rapport entre les deux types de documents. Pour chaque manuel
analysé, nous avons identifié, les deux premières pages de chaque module qui se rapporte à la
fraction (c’est-à-dire la partie lancement) pour voir si les objectifs d’apprentissage à chaque
niveau correspondent aux attentes énoncées par le curriculum à ce niveau et parce cette partie
est en congruence avec le contenu des leçons. Dans chaque manuel et à travers le module
portant sur la fraction, ces objectifs d’apprentissage sont atteints à travers les leçons qui sont
toutes divisées en huit sections à savoir : explorer, montrer et partager, se connecter,
pratiquer, se rappeler, réfléchir, nombres de tous les jours et la section à la maison10
. La
section « explorer » permet d’explorer un problème de fraction avec un pair en utilisant du
matériel, montrer et partager permet à l’élève de communiquer son travail à d’autres, se
connecter résume la pensée mathématique travaillée, la pratique permet à l’élève de se
pratiquer sur différentes situations, se rappeler rappelle d’utiliser des images, mots, ou
nombres dans la réponse du lecteur, réfléchir appelle le lecteur à penser à l’idée générale de la
leçon, le nombre chaque jour permet au lecteur de travailler sur des variantes de nombres, et
la section à la maison propose des devoirs de maison. Pour voir les rôles assignés aux élèves à
4 cf. http://www.edu.gov.on.ca/trilliumlist/
5 « Units »
6 « Launch »
7 « learning goals » et « key words »
8 « Unit Review » et « Unit Problem »
9 « Exploring fractions »
10 « explore, show and share, connect, practice, remind, reflect, numbers every day and at home »
73 sciencesconf.org:emf2018:216774
EMF2018 – GT8 2
travers le concept de fraction dans ces manuels, nous nous appuyons sur des extraits de textes
que nous jugeons pertinents et que nous analysons à travers notre cadre théorique.
Tableau 1- informations générales sur les objectifs d’apprentissage et mots clés sur le concept de fraction dans
« Math Makes Sense »
Manuels Modules Fraction units Pages Objectifs d’apprentissage (« learning goals ») Mots clés (« Key words »)
Math Makes
Sense 3
11 Unit 8 : exploring
fractions
302-
330
Find fractions of a whole, of a length, and of a set. Solve fractions problems. Explore mixed
problem. (3 learning goals)
Equal parts, fractions, halves, sixths,
quarters/fourths, fifths, eights, thirds,
tenths, mixed numbers.
Math Makes
Sense 4
11 Unit 8: fractions
and decimals
270-
316
Model, compare, and order fractions and mixed numbers. Explore and model tenths and hundredths
as decimals. Compare and order decimals. Add and subtract decimals. Add and subtract money. (5
learning goals).
Tenths, numerator, denominator, proper
fraction, equivalent fractions, improper
fraction, mixed number, decimal, decimal
point, hundredths.
Math Makes
Sense 5
11 Unit 8: fractions
and decimals
256-
304
Model, compare, and order fractions, improper fractions, and mixed number. Explore equivalent
fraction. Explore patterns involving fractions. Relate fractions to division and to decimals. Estimate
decimal products and quotients. Multiply decimals with tenths and with hundredths. Divide decimals
with tenths and with hundredths. Pose and solve problem involving decimals and fractions. (8
learning goals).
Equivalent fractions. Proper fraction.
Mixed number. Improper fraction.
Quotient. Divisor. Dividend.
Math Makes
Sense 6
11 Unit 8: fractions,
percents, ratios,
and rates
286-
338
Express fractions in simplest form. Related mixed numbers and improper fractions. Compare and
order mixed numbers and fractions. Explore addition and subtraction of fractions. Explore percents.
Relate percents to fractions and decimals. Estimate and calculate percents. Solve multistep
problems using percents. Use ratio for part-to-part and part-to-whole comparisons. Explore
equivalent ratios. Explore rates. Solve problems involving fractions, percents, ratios, and rates. (12
learning goals)
Simplify, simplest form, percent, terms of
a ratio, ratio, equivalent ratios, rate, and
continuous line graph.
Math Makes
Sense 7
11 Unit 8: working
with percents
290-
286
Relate decimals, fractions and percents. Solve problems that involve fractions, decimals, and
percents. Multiply decimals. Divide decimals. Draw circle graph by hand. (5 learning goals)
Percent, percent circle.
Math Makes
Sense 8
11 Unit 4 : Fractions
and decimals
134-
180
Compare and order fractions. Add and subtract fractions. Multiply a fraction by whole number and
by fraction. Divide a whole number by fraction and a fraction by a fraction. Convert between
fractions and decimals. (5 learning goals).
Reciprocals, terminating decimal,
repeating decimal.
IV. ANALYSE DE DONNEES
Pour faire suite à l’analyse du programme cadre, la fonction idéationnelle met en avant
les attentes générales et spécifiques. De la 1ere à la 8e année, pour tout concept mathématique,
l’approche par la résolution de problème est priorisée à travers différentes situations, pour la
plupart, issues de la vie quotidienne des élèves, que l’enseignant doit leur faire vivre, pour
qu’ils développent des habiletés en résolution de problème, à raisonner mathématiquement, à
communiquer, réfléchir, à établir des liens entre des données, à sélectionner des outils
appropriés et à modéliser tout au long de leur apprentissage mathématique. Dans la résolution
de problèmes, l’élève doit apprendre à comprendre le problème à travers la lecture et la
compréhension des données, à élaborer un plan de résolution et de le mettre en œuvre, pour
ensuite faire des vérifications de ses résultats. Ce PC suggère que l’élève aille du concret vers
l’abstrait et doit commencer par explorer les fractions avec du matériel concret en 1ere année
pour tendre vers des opérations sur les fractions et la résolution de problèmes de fractions en
utilisant une variété de stratégies en 8e année. Le PC ne précise pas la façon dont l’activité
mathématique progresse au sujet de la fraction, mais donne des précisions sur différentes
attentes que les élèves doivent réaliser par année. Dans la fonction interpersonnelle, le PC
suggère ce que l’élève peut, doit, devrait, devra… faire11
de la 1ere à la 8e année sur le
concept de fraction. Les enseignants jouent un rôle important dans la progression des
apprentissages sur le concept de fraction. Dans le PC, le mot will (sera) est utilisé 243 fois de
l’année 1 à 8 et le plus souvent dans l’expression les « élèves devront12
» utilisé 157 fois
interpellant directement l’apprenant. L’expression « l’enseignant devra13
» s’adresse
directement à l’enseignant. Le terme « doit » ou « doivent14
» est utilisé 28 fois (p. ex. les
11
« can, must, should, will… » 12
« students will » 13
« teacher will » 14
« Must »
74 sciencesconf.org:emf2018:216774
jeunes élèves doivent15
; « l’enseignant doit » et l’expression « l’élève doit16
» est utilisé 5
dans le programme. Le terme « pourrait » est utilisé une fois et l’élève peut17
est utilisé 11
fois. Il n’y a pas de forme « les parents pourraient… peuvent…pourront ». La seule modalité
concernant les parents est : « les parents peuvent18
» qui apparait seulement 3 fois dans le PC.
La forme [élèves, parents ou enseignants + verbe] exprime ce que les auteurs demandent au
lecteur de faire. Dans la fonction textuelle, la fraction est organisée en listes de concepts
regroupés sous différents thèmes où les savoirs construits sont morcelés. D’une année à
l’autre, la fraction évolue suivant différentes notions. En 2e année, on a la partie tout et la
comparaison, la 4e année traite de la lecture et de la comparaison pour passer en 5
e année sur
la fraction décimale, propre et impropre ; la 6e année s’organise autour des relations entre les
fractions, le nombre décimal et les pourcentages tandis que la 7e année porte sur l’addition, la
soustraction des fractions et les nombres décimaux. La 8e année traite de la division et la
multiplication des fractions pour ouvrir sur l’algèbre.
Au niveau des manuels scolaires, dans la fonction idéationnelle, les activités vont
généralement du concret vers l’abstrait avec usage du matériel, du simple au complexe de la
1ere à la 8e année. Dans ses multiples rôles, l’élève explore la fraction en 3e année; travaille
la fraction décimale en 4e et 5e années; les pourcentages, taux, rapports et opérations sur les
fractions en 6e et 7e années; la comparaison, la conversion et les opérations de fractions avec
passage vers l’algèbre en 8e année. Selon le niveau primaire, pour le concept de fraction, on
constate que les objectifs d’apprentissage (cf. tableau 1) sont généralement inscrits dans les
attentes du PC. Ces objectifs sont mis en évidence à travers différents modules répartis en
leçons subdivisées en huit parties. Dans la fonction interpersonnelle, le style d’écriture des
auteurs est majoritairement basé sur des commandes impératives pour parler avec autorité à
travers les pronoms personnels tu/vous, des verbes comme écrire, dire, utilise,
montre…dessine… qui interpellent directement le lecteur. Ils utilisent très rarement Je/nous
pour s’interpeller eux-mêmes. Dans Math Makes Sense de la 4e année par exemple, on peut
lire entre autres, « écrire une fraction pour dire quelle partie de chaque courtepointe est rayée
(p. 273) ou utilise des carrés de couleur pour montrer chaque fraction (p. 274)19
», etc. Ces
extraits interpellent directement l’élève à exécuter ces tâches sans toutefois solliciter son avis
par exemple sur l’explication de sa démarche. Ce sont des questions un peu plus fermées qui
poussent l’élève juste à exécuter les tâches. On y voit là une posture autoritaire des auteurs.
Dans Math Makes Sense 5e année, on peut également lire, « quand tu vois une fraction
impropre, comment peux-tu l’écrire comme un nombre mixte (p. 264) ou quand utilises-tu les
fractions et les nombres mixtes20
» qui laisse une place à la réflexion chez l’élève. La
première permet plus à l’élève d’objectiver ses connaissances tandis que la seconde permet de
penser à différentes situations où utiliser ces concepts à la maison. Dans une section du
manuel de 8e année, on peut lire la situation suivante :
Explore: Work with a partner. You will need 1-cm grid paper and coloured pencils. Use these rules to
create a rectangular design on grid paper. (The design must have line symmetry or rational symmetry;
One-half of the grid squares must be red – One-third of the grid squares must be blue - The remaining
grid squares must be green; The rectangle must have the fewest squares possible). What fraction of the
squares are green? How do you know? How many squares did you use? Explain. Describe your design.
(Math Makes Sense 8, p, 143). Reflect & Share: compare your design with that of another pair of
15
« Younger students must » 16
« Younger students must » et « student must » 17
« could » et « student can » 18
« parents can » 19
write a fraction to tell what part of each quilt is striped » (p. 273) ; « Use coloured squares to show each
fraction » (p. 274) 20
Reflect: when you see an improper fraction, how can you write it as a mixed number? » (p. 264) ou « At home:
when do you use fractions and mixed numbers at home? Explain » (p. 264).
75 sciencesconf.org:emf2018:216774
EMF2018 – GT8 2
classmates. If the designs are different, do both of them obey the rules? Explain. Compare your design
with those of another classmate. How many different designs are possible? (Math Makes Sense 8, p, 143)
Dans les situations « explorer réfléchir et partager 21
», les auteurs sont moins autoritaires
parce qu’ils laissent le libre choix aux élèves de créer un design rectangulaire à partir de
certaines règles. Le choix revient aux élèves non seulement de créer, mais également
d’exprimer ce qu’ils font à travers des questions comme : comment le sais-tu ? Explique.
Décrivez votre conception. Les auteurs laissent libre court aux élèves de faire une
comparaison de leur production avec d’autres si les designs sont différents et si les règles ont
été prises en compte. Par la suite, tous les élèves font une confrontation de leur production en
vue de dénombrer tous les cas de productions possibles. Ceci, ainsi que les analyses des autres
manuels nous amènent à constater que ces auteurs à travers leurs écrits sont plus autoritaires
en début du cycle primaire et relativement moins vers la fin de la 8e année.
Dans la fonction textuelle, chaque livre est organisé en modules comportant des leçons
avec chaque leçon qui comporte huit sections. Chaque leçon traite un (ou plus d’un objectif)
énoncé dans la section lancement qui s’inscrit dans le programme, utilise une multitude des
situations à travers lesquelles l’élève va s’exercer sur le concept de fraction tout en résolvant
des problèmes liés à son milieu de vie et en développant des savoirs, le savoir-faire et le
savoir-être. On a aussi beaucoup d’images coloriées dans le texte et une grande variété de
représentations sémiotiques (au sens de Duval) permettant de présenter la fraction sous
différentes formes. L’organisation des chapitres et telle que les leçons constituent des
moments d’apprentissage ordonnés et progressifs avec des exercices d’application ou
réflexifs. Concernant les fractions, dans le PC, les objectifs généraux et spécifiques que
doivent réaliser les élèves se traduisent dans les faits à travers divers chapitres dans la
collection Math Makes Sense où la construction mathématique s’opère selon l’année du
primaire. De la 1ere vers la 8e année, les exercices proposés vont du simple en 1ere année et
se complexifient au fur et à mesure que l’on avance dans le cycle primaire. Pour chaque
année, le contenu de chaque chapitre sur la fraction fait un rappel sur la notion abordée
l’année précédente afin d’assurer une continuité dans la construction de connaissances
mathématiques sur la fraction le long du primaire.
V. CONCLUSIONS
L’analyse du PC ontarien révèle que l’apprenant est au centre de préoccupations. Une
analyse des formes des verbes (voir section précédente) suggère que ces manuels expriment
une relation d’autorité avec les élèves de la 1ere à la 6e année parce qu’ils n’ont pas une
grande marge de liberté à exprimer librement leur pensée. Pour les modules analysés, dans les
Math Makes Sense des années 7 et 8, l’on observe une baisse de la relation d’autorité par
rapport aux élèves à certains endroits. Cette baisse serait due au fait que les auteurs
commencent à préparer les lecteurs (élèves) pour leurs études supérieures en les encourageant
à penser par eux-mêmes à travers certaines situations mathématiques. Notre recherche révèle
que pour la fraction, Math Makes Sense s’inscrit globalement dans les orientations du PC tant
au niveau des attentes générales que spécifiques. Cependant, ce programme suggère de
donner plus d’espace pour la pensée réflexive de l’élève, or pour les parties traitant la
fraction, le caractère autoritaire du manuel révèle que ce dernier ne n’inscrit que partiellement
dans cette attente, ce qui marque un écart entre le PC et ces manuels. Notons qu’une des
limites de notre travail est de n’avoir pas expérimenté ces relations d’autorité auprès d’élèves
pour savoir jusqu’à quel point l’impact de cette relation d’autorité a sur les élèves.
21
explore et Reflect & Share
76 sciencesconf.org:emf2018:216774
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78 sciencesconf.org:emf2018:216774
MATHEMATIQUES ET LANGAGE : LE CAS DES CLASSES
MULTILINGUES, UN DEFI POUR L’ENSEIGNEMENT
LUXEMBOURGEOIS
VLASSIS* Joëlle
Résumé – Cet article propose une réflexion théorique sur les défis des enseignants luxembourgeois de
mathématiques confrontés à des classes multilingues. En éducation mathématique, de nombreux
chercheurs soulignent le rôle crucial du langage dans les apprentissages. Ce principe rend complexe leur
enseignement dans les classes multilingues où il s’agit de viser à la fois des objectifs de langue et de
contenu. Le translanguaging semble constituer un paradigme prometteur pour cadrer des pratiques
d’enseignement adaptées à ces contextes.
Mots-clefs : Content and Language Integrated Learning, Langage, Mathématiques, Classes multilingues,
Translanguaging
Abstract – This article proposes a theoretical reflection on the challenges of Luxembourgish teachers of
mathematics confronted with multilingual classes. In mathematics education, many researchers point to
the crucial role of language in learning. This principle makes their teaching complex in multilingual
classes, where the aim is to target both language and content objectives. Translanguaging appears to be a
promising paradigm for framing teaching practices adapted to these contexts.
Keywords: Content and Language Integrated Learning, Language, Mathematics, Multlingual classrooms,
Translanguaging,
I. INTRODUCTION
Le Grand-Duché Luxembourg est le plus petit pays de l’Union Européenne. D’un point de
vue géographique, il est situé entre la Belgique, la France et l’Allemagne. Il est également
historiquement, économiquement et culturellement connecté à ces pays, francophones d’une
part, et germanophone d’autre part. Pour ces raisons notamment, le pays compte trois langues
officielles : le luxembourgeois, l’allemand et le français. Le pays est donc trilingue.
Cependant, Kirsch (2006) précise que, tandis qu’en Belgique et en Suisse, le multilinguisme
est « juxtaposé » (avec différentes communautés linguistiques vivant les unes à côté des
autres), le trilinguisme au Luxembourg est « superposé » c’est-à-dire que les mêmes
personnes utilisent différentes langues en fonction des situations. Pour une majorité
d’autochtones, le luxembourgeois est la langue préférée et la mieux maitrisée, suivie de
l’allemand.
Le Grand-Duché du Luxembourg se caractérise également par une immigration importante
et présente une grande hétérogénéité des nationalités et des cultures. Sa population est
composée pour près de la moitié (47,7%) (STATEC, 2017) de résidents étrangers en
constante augmentation, dont les plus nombreux sont les Portugais (16,4% des étrangers)
(STATEC, 2017). Au trilinguisme national s’ajoute ainsi un multilinguisme de la population
issue de l’immigration.
Cette situation se traduit dans les classes par un pourcentage d’élèves qui ne parlent pas ou
qui parlent mal les langues d’enseignement, à savoir le luxembourgeois ou l’allemand dans
l’enseignement fondamental (4 – 12 ans). Au secondaire, la situation linguistique se
complexifie encore, même pour les Luxembourgeois, dans la mesure où le cours de
mathématiques qui se donnait au fondamental en allemand se donne désormais en français
pour les filières classique et technique permettant d’accéder à l’enseignement supérieur. Au
* Université du Luxembourg – Grand-Duché du Luxembourg – [email protected]
79 sciencesconf.org:emf2018:222719
EMF2018 – GT8 2
multilinguisme des classes s’ajoute donc au secondaire l’obstacle du français, langue souvent
mal maîtrisée par les autochtones.
Or, dans l’enseignement des mathématiques, les recherches récentes basées sur les
approches socio-culturelles plaident pour des pratiques de classes où la communication est
prépondérante et l’utilisation de la langue inhérente aux apprentissages mathématiques.
Comment alors développer de manière significative, les apprentissages mathématiques dans
des classes où un grand nombre d’élèves ne parle pas couramment la langue d’enseignement ?
Dans cet article, nous proposons de développer une réflexion théorique sur les défis des
enseignants luxembourgeois de mathématiques confrontés aux classes multilingues. Nous
nous attacherons en particulier à la situation linguistique des classes de mathématiques du
début du secondaire où la langue d’enseignement des mathématiques passe de l’allemand au
français. La première section présentera la situation linguistique de l’école luxembourgeoise
ainsi que les problèmes rencontrés par les élèves du secondaire dans l’utilisation du français
en mathématiques. Dans la seconde, nous rappellerons l’importance de la langue dans les
apprentissages mathématiques. La troisième partie présentera le ‘translanguaging’, un
paradigme prometteur pour les approches pédagogiques destinées aux classes de
mathématiques multilingues. Enfin, dans la dernière section, nous traiterons des pistes
d’actions pratiques pour les enseignants et nous illustrerons notre propos par une courte
réflexion autour d’une activité dans le domaine de la généralisation.
II. LE MULTILINGUISME A L’ECOLE LUXEMBOURGEOISE
1. La situation linguistique dans les classes luxembourgeoises
Dans ce contexte de multilinguisme de la société et de l’école luxembourgeoise,
l’enseignement des langues fait l’objet d’une grande attention de la part des responsables
éducatifs. Au préscolaire, la langue d’enseignement est le luxembourgeois tandis que les
élèves de 1ère
année primaire sont alphabétisés en allemand, qui n’est donc pas la langue
maternelle des autochtones, et dès le 2e année primaire, le cours de français est introduit. Au
total, dès la 3e année primaire, 13 périodes sur les 28 (et donc près de la moitié) sont dévolues
à l’enseignement des langues (MEN, 2011). L’objectif consiste à former des citoyens dont le
pays a besoin, c’est-à-dire capables de communiquer et d’échanger avec les pays voisins. Au
secondaire, dans les filières porteuses c’est-à-dire celles qui ouvrent la voie aux études
supérieures (le classique c’est-à-dire la filière générale et une filière du technique), certains
cours donnés en allemand au primaire sont désormais donnés en français. C’est le cas des
mathématiques. Ainsi, les enseignants du secondaire doivent non seulement enseigner les
mathématiques mais également gérer la diversité linguistique de leur classe, à deux niveaux :
1) le multilinguisme inhérent aux classes luxembourgeoises et 2) la transition de la langue
d’enseignement des mathématiques qui passe de l’allemand au français. Ce parcours
linguistique à travers la scolarité est déjà difficile pour les autochtones mais que dire des
enfants qui entrent dans le système luxembourgeois avec une, voire deux langues différentes
parlées à la maison, comme le portugais ou encore le russe, l’anglais, etc.
2. Difficultés des élèves et langue d’enseignement en mathématiques
D’une manière générale, Martin et Houssemand (2003) ont montré que le multilinguisme
tel qu’il est pratiqué au Luxembourg réduit fortement à la fois l’efficacité et l’équité du
système éducatif. La maîtrise (formelle) surtout de l’allemand, mais aussi du français,
constitue un facteur de sélection très fort alors que certaines compétences langagières des
enfants sont négligées. Ainsi, la non-maîtrise formelle de la langue empêche en partie l’accès
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3
à des apprentissages comme les mathématiques, soit par le biais d’une interdiction d’accès à
certaines filières scolaires, soit par le biais d’une maîtrise insuffisante de la langue véhiculaire
de ces branches. Ces données relativement anciennes sont malheureusement toujours
d’actualité comme en témoignent les informations relatives à l’échec scolaire dont nous
évoquons quelques éléments ci-dessous.
Du point de vue de la transition de langue d’enseignement des mathématiques au
secondaire, les difficultés des élèves dans la maîtrise du français sont attestées par trois
indicateurs au moins. Tout d’abord, les taux les plus importants de notes insuffisantes
recueillies par les élèves au début du secondaire dans les filières classique et technique
concernent les mathématiques, suivies de près du français, loin devant l’anglais et les autres
branches (MEN, 2017 ; MEN, 2016). Ensuite, une étude menée par Van Rinsveld, Schiltz,
Brunner, Landerl et Ugen (2016) a montré que des élèves du secondaire (du grade 7 au grade
11) voire des adultes réussissent mieux des tâches arithmétiques (effectuer une addition)
lorsqu’ils doivent donner la réponse en allemand qu’en français. Même si cet effet s’atténue
au fil des années avec une progression dans la maîtrise du français, cet effet reste toujours en
faveur des réponses données en allemand. Ces résultats témoignent du rôle de la langue en
arithmétique et montrent, selon Van Rinsfeld et al. (2016), que ce qui est appris en
mathématiques dans une langue n’est transférable dans une autre langue qu’avec un effort
cognitif important. Enfin, ce dernier constat se voit confirmé par le choix spontané des élèves
de la langue des questions dans les évaluations externes soumises aux élèves du secondaire,
telles que PISA, les épreuves standardisées1, ou encore le concours du Rallye Mathématique
Transalpin2 (‘Maachmath’ au Luxembourg). Les élèves, dans leur très grande majorité
choisissent les questions et problèmes en allemand pour pouvoir répondre en allemand
également, alors qu’à ce niveau scolaire, les mathématiques sont enseignées en français.
III. MATHEMATIQUE ET LANGAGE
« It is not the mental activity that organizes the expression, but it is the expression that
organizes the mental activity » (Voloshinov, in Radford, 2017)
Cette citation nous paraît emblématique de la nature de la relation entre l’expression et
l’activité mentale. C’est bien l’expression qui détermine la pensée, et non l’inverse. Ainsi, le
rôle des modes d’expression, dont la langue, est déterminant pour la réflexion mentale et donc
les apprentissages mathématiques.
De même, depuis la diffusion des travaux de Vygotsky et leur prise en considération en
éducation mathématique, la communication et les interactions sociales sont considérées
comme consubstantielles à l’apprentissage et à la pensée. Ainsi, si la formation de la
connaissance est considérée d’un point de vue social, l’utilisation des signes - autrement dit
des outils médiateurs de la communication - devient un élément culturel de la cognition
(Radford, 1998). Et la langue, dans cette théorie, est l’outil médiateur par excellence.
En éducation mathématique précisément, cette importance de la relation entre la langue et
les apprentissages est reconnue par divers auteurs. Ainsi, Radford et Barwell (2016)
soulignent que la langue, la parole, le texte ainsi que la production et l’interprétation de
1 Ce sont des épreuves soumises chaque année aux élèves à certains moments clés de leur scolarité tant au
primaire qu’au secondaire. Il s’agit d’une évaluation externe commanditée par le Gouvernement du
Luxembourg, afin de fournir aux différents partenaires éducatifs des données fiables et objectives sur les
compétences acquises des élèves. 2 Le Rallye Mathématique Transalpin (RMT) est un concours de résolution de problèmes par classe. Il est
proposé dans les pays suivants : la Suisse, l’Italie, la France, la Belgique ainsi que le Grand- du Luxembourg.
Ce concours s’adresse aux élèves du primaire et du secondaire depuis le grade 3 jusqu’au grade 10.
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symboles font partie intégrante du développement de l’apprentissage, de l’enseignement et de
l’évaluation, et ce en particulier pour les mathématiques. Selon Lee (2006), la langue, et plus
généralement le ‘discours’3 sont considérés comme cruciaux dans l’apprentissage. L’acte de
formuler une idée pour partager l’information ou les arguments pour convaincre les autres
constitue une part importante de l’apprentissage. En effet, demander aux élèves de structurer
leurs idées implique une activité métacognitive et donc en retour améliore la clarté de la
pensée. Des recherches, toujours selon Lee (2006), ont par ailleurs montré qu’inviter les
enfants à partager leur pensée mathématique résultait en une amélioration des apprentissages
mathématiques. Quand les élèves formulent leurs propres idées en vue de les rendre
disponibles pour les autres, ils rendent leurs pensées manifestes et tangibles pour eux-mêmes.
Dans cette perspective, on peut ainsi affirmer que communiquer - à travers divers modes
d’expression - et conceptualiser vont de paire (Vlassis, Fagnant & Demonty, 2015). Ce
principe constitue, à nos yeux, une autre formulation de l’idée de Voloshinov.
D’un point de vue pédagogique, cela signifie que les enfants n’apprendront efficacement
que si les enseignants leur permettent de participer au discours de la communauté de classe,
en utilisant le langage pour construire et exprimer des idées mathématiques, et en structurant
le contexte social de la classe de telle manière que les élèves utilisent le langage oral et écrit
dans un processus d’apprentissage des mathématiques (Lee, 2006). Pour décrire cette
perspective d’enseignement, Sfard (2006) évoque la métaphore de la participation.
L'apprentissage est, dans cette approche, considéré avant tout comme le développement de la
façon dont l'individu participe à des activités communes. Cette participation implique la
capacité de communiquer dans le langage de cette communauté et d'agir selon ses normes
particulières. Cette conception de l’apprentissage rejoint celle proposée par Radford (2013)
qui postule que, plutôt que de réduire l’apprentissage à une assimilation de quelque chose de
déjà là, il paraît plus opportun de l’envisager comme une activité à laquelle l’individu
participe.
Mais cette perspective d’enseignement où l’utilisation de la langue et de différents modes
d’expression sont inhérents aux apprentissages mathématiques, ne risque-t-elle pas de poser
d’importantes difficultés dans les classes où la plupart des élèves ne maîtrisent pas la langue
d’enseignement comme c’est le cas dans les classes au Luxembourg, et en particulier au
secondaire? Comment alors gérer à la fois les apprentissages mathématiques et les
apprentissages langagiers ? C’est ce que nous développons dans les sections suivantes.
IV. MATHEMATIQUES ET MULTILINGUISME
La problématique qui est ainsi questionnée concerne ce qu’on appelle dans la littérature
anglo-saxone, le ‘Content and Language Integrated Learning’ (CLIL) qui concerne les
approches d’enseignement qui ciblent à la fois l’apprentissage de contenu et de langue. Cette
problématique est relativement neuve, surtout en éducation mathématique.
1. Vers l’émergence d’un nouveau paradigme basé sur le translanguaging
De nombreuses études menées dans le contexte de l’enseignement des mathématiques en
contexte multilingue mettent en avant l’intérêt de développer le code-switching c’est-à-dire le
changement de langues au cours d’une même conversation que ce soit au niveau du mot ou de
la phrase ou encore au niveau d’un bloc de discours (Baker, 2011). Actuellement, la recherche
(Culligan & Wagner, 2015 ; Cenoz, 2017) plaide pour une perspective qui reconnaît les
3 Selon Lee (2006), le discours renvoie à ‘the full range of language use that can be entered into in a classroom’.
(p. 1)
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5
ressources que les apprenants apportent à la classe de mathématiques plutôt que de cibler
leurs manques ; dans les approches socio-culturelles, ces ressources incluent l’utilisation de la
langue parlée à la maison. Ainsi, même si, historiquement, le code switching a été considéré
comme visant à pallier les lacunes des élèves en matière de maîtrise de la langue
d’enseignement dans les classes multilingues, celui-ci s’oriente actuellement dans une
perspective orientée « ressources » (Culligan & Wagner, 2015).
Parallèlement, la recherche en éducation multilingue met actuellement en avant un
nouveau paradigme, le « translanguaging » qui se définit comme un processus visant à donner
du sens, ainsi qu’à façonner l’expérience, la compréhension et les connaissances à travers
l’utilisation de deux ou plusieurs langues (Baker, 2011). Ce concept a d’abord été largement
utilisé comme une stratégie d’enseignement efficace dans les classes multilingues du pays de
Galles, mais il est dorénavant utilisé pour référer aux différentes pratiques discursives dans les
contextes bilingues et multilingues partout dans le monde (Cenoz, 2017).
Tout en se focalisant sur les ressources des apprenants plutôt que sur leurs manques, le
translanguaging et le code-switching diffèrent cependant, selon Garcia et Li Wei (2014, in
Cenoz, 2017), de par leur ancrage initial. En effet, tandis que le code-switching considère
comme point de départ les grammaires différentes de chaque langue, le translanguaging
s’ancre dans les pratiques langagières utilisées dans les communications multilingues. Les
frontières entre les langues deviennent plus souples et les ressources spécifiques des locuteurs
sont perçues comme un important support. Si on s’en réfère à Garcia (2009, in Cénoz 2017),
le translanguaging implique de multiples pratiques discursives dans lesquelles les apprenants
s’engagent dans leurs environnements multilingues. A ma connaissance, ce paradigme reste
encore peu présent en éducation mathématique où on utilise plus souvent le concept de code-
switching. Cependant, on peut peut-être rapprocher la translanguaging du concept de
multilittératie que certains auteurs en éducation mathématique (cités par Takeuchi, 2015)
évoquent, en raison probablement de la spécificité du contenu mathématique. La
multilittératie considère l’idée de littératie comme un ensemble de diverses activités
sémiotiques médiatisées par des ressources multimodales afin de donner du sens. Cette
théorie met l’accent sur deux aspects de la multiplicité : a) la diversité culturelle et
linguistique des environnements dans lesquels les étudiants apportent de multiples langues en
classe et b) la multiplicité des canaux de communication et media incluant des langages non
verbaux, comme les symboles, les sons, les dessins, les gestes, etc. (multimodalité).
L’intérêt majeur de ce type de paradigme basé sur le translanguaging est qu’il répond à la
fois à la problématique des apprentissages des langues avec l’importance de la notion
d’activité et de diversité des pratiques discursives qui donne sens aux apprentissages
langagiers, mais également aux principes de l’enseignement des mathématiques évoqués dans
la section 2 de cet article.
2. Les croyances des enseignants en matière d'enseignement des mathématiques en
classe multilingue
Malgré l’intérêt potentiel du translanguaging, cette pratique risque, dans le concret des
classes, de se heurter à diverses croyances bien ancrées chez certains enseignants. Au Grand-
Duché du Luxembourg, aucune étude n’a encore été menée sur le sujet mais après une
expérience de 11 ans en tant qu’enseignante-chercheure dans la formation des futurs
instituteurs primaire et préscolaire, j’ai eu l’opportunité de me rendre régulièrement dans les
classes pour les visites de stage. Par ailleurs, j’ai mené tout récemment un projet de recherche
en algèbre en collaboration avec les professeurs de mathématiques du début du secondaire. De
ces nombreuses rencontres, certaines croyances pointées, par ailleurs, dans la littérature de
recherche, sont régulièrement ressorties du discours des enseignants : 1) Penser qu’on
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apprend les langues “automatiquement” en étant simplement exposé à un enseignement donné
dans la langue cible et qu’il n’est pas nécessaire de mettre en place des opportunités
d’apprentissage (Kirsch, 2006 ; Takeuchi, 2015) ; 2) Interdire aux élèves d’utiliser leur
langue maternelle afin de maximiser l’exposition à la langue cible, (Takeuchi, 2015) ; 3)
Sous-estimer les difficultés et les problèmes de langues des apprenants (Kasule & Mapolelo,
2005) ; 4) Considérer les mathématiques comme une matière indépendante de la langue
(Takeuchi, 2015) ; 5) Eviter les aspects langagiers de l’enseignement des mathématiques en
décontextualisant les problèmes et en évitant des pertes de temps dans les interactions
verbales. Une pratique fréquente consiste à cibler les apprentissages mathématiques sur les
calculs et procédures considérant les textes et contextes comme de peu d’importance (Smit &
van Eerde, 2011).
Ces croyances que j’ai pu observer dans le discours de certains enseignants renvoient non
seulement à la question des langues et de leur apprentissage, mais également à la conception
de l’enseignement des mathématiques. Les enseignants qui présentent des croyances 4 ou 5 ne
vont pas être sans conséquence pour l’enseignement des langues mais également et surtout
pour l’enseignement des mathématiques, même en milieu monolingue.
V. PISTES D’ACTIONS PRATIQUES DANS LE CONTEXTE CLIL
Dans le contexte des CLIL, le recours à des pratiques pédagogiques spécifiques est crucial
si on veut parvenir à atteindre à la fois les objectifs de langue et de contenu. Or, plusieurs
enseignants luxembourgeois parmi ceux que j’ai eu l’occasion de rencontrer semblent « nier »
le problème du multilinguisme de leur classe. En effet, soit les enseignants affirment que dans
leur classe, les enfants maîtrisent tous suffisamment la langue d’enseignement (croyance 3),
soit que les enfants apprendront au simple contact de la langue (croyance 4). Dans le cas du
secondaire, certains enseignants préoccupés par le faible niveau de français des élèves,
préfèrent donner leur cours de mathématiques en luxembourgeois afin que les élèves
comprennent mieux la matière. Sauf que les tests et évaluations sont rédigés en français, et les
réponses doivent également être formulées en français. Dans ce cas, il est à craindre que les
aspects langagiers dans les questions et les réponses des évaluations soient fortement réduits.
Cette attitude, partant pourtant d’une bonne intention, est peu appropriée, d’une part, parce
que les étudiants ne maîtrisent de toute façon pas tous le luxembourgeois, c’est donc reporter
le problème sur certains élèves, et d’autre part, cette réduction des aspects langagiers dans les
évaluations entraînera par voie de conséquence souvent une réduction des aspects langagiers
dans les apprentissages eux-mêmes (croyance 5). En conséquence, on assiste le plus souvent à
un enseignement des mathématiques pauvre en discussions et échanges, pourtant nécessaires
au développement de la pensée mathématique comme évoqué au point 2.
Ces quelques constats m’amènent à considérer, avec Smit et van Eerde (2011), que le
premier pas vers des pratiques adaptées au contexte CLIL, consiste peut-être à faire prendre
conscience aux enseignants des problèmes linguistiques de leurs élèves et de la nécessité de
viser dans leur cours de mathématiques, à la fois des apprentissages de contenu et de langue.
Ensuite, le translanguaging peut constituer un cadre général d’actions dans lequel des
pratiques précises peuvent être développées dans les contextes CLIL. A ce sujet, Cenoz et
Gorter (2017, in Cenoz, 2017) évoquent deux types de translanguaging, le translanguaging
pédagogique d’une part et le translanguaging spontané d’autre part. Le premier est planifié
par l’enseignant et peut référer, par exemple, à l’utilisation de langages différents pour l’input
(écouter/lire) et l’output (parler/écrire) ou tout autre stratégie planifiée basée sur l’utilisation
des ressources des étudiants au départ de l’ensemble de leur répertoire linguistique. Smit
(2013) préconise des pratiques d’étayage précises telles que : proposer une liste de mots ou
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7
des plans écrits, utiliser des gestes ou des schémas pour supporter les réflexions verbales, etc.
Le translanguaging spontané, quant à lui, renvoie aux pratiques discursives qui peuvent
prendre place au sein de la classe dans le flux des discussions. Cette distinction des deux
types de translanguaging me paraît intéressante dans la mesure où elle met en évidence le fait
qu’il ne suffit pas pour un enseignant de se montrer ouvert aux différentes langues parlées par
les élèves de sa classe, de favoriser les échanges ou de tenir compte des ressources des élèves,
il s’agit également de planifier a priori des pratiques précises, que ce soient des outils
d’étayage comme ceux qui viennent d’être évoqués ou encore des activités permettant le
développement d’approches multimodales.
De ce point de vue, au début du secondaire, les activités de généralisation peuvent remplir
cet objectif. Sur le plan mathématique, les activités de généralisation sont considérées par de
nombreux auteurs comme des opportunités fondamentales pour développer la pensée
algébrique. Ces activités impliquent souvent une communication forçant la production de
messages par les élèves, qui seront exprimés de manière non-conventionnelle, dans un
premier temps, puis de manière de plus en plus conventionnelle au fil des nécessités de
l’activité. Un exemple d’activité est l’activité « Antoine fait des mosaïques » qui est issue de
celle du « Manufacturier » (Bednarz, 2005). La situation est présentée sur la base de
représentations picturales en l’occurrence une mosaïque composée de carrés colorés à
l’intérieur avec une bordure de carrés blancs. Le questionnement de cette activité consiste à
demander aux élèves de trouver un moyen pour déterminer le nombres de carrés blancs en
bordure quel que soit le nombre de carrés colorés. La situation envisage une progression au
départ de matériel concret (petits cubes ou carrés autocollants) utilisé pour établir le nombre
de carrés blancs en bordure. Les élèves sont ensuite invités à produire un calcul d’abord pour
une petite quantité de carrés puis pour une plus grande quantité. Enfin, les élèves doivent
trouver un message général dont l’expression était libre dans un premier temps puis
mathématique dans un second temps. L’activité complète sera présentée au cours de la
communication. Cette activité riche sur le plan mathématique, présente également tout un
potentiel en matière du développement de la langue sur la base de diverses ressources
multimodales inhérentes à l’activité (matériel concret, dessins, opérations numériques, textes
et le langage algébrique) mais aussi de son exploitation en classe (gestes pour montrer sur les
dessins, explication en mots, par les opérations numériques ou algébriques, etc.).
VI. EN GUISE DE CONCLUSION …
Les défis posés à l’école luxembourgeoise et qui viennent d’être discutés ne se cantonnent
évidemment pas au Grand-Duché du Luxembourg. En raison d’une augmentation constante
des flux migratoires dans le monde, de plus en plus d’enseignants sont confrontés aux enjeux
pédagogiques de fournir un enseignement d’un contenu en même temps que celui de la langue
d’enseignement. Il s’agit là bien plus qu’une question d’ouverture aux langues. En effet, cela
renvoie, comme nous l’avons discuté précédemment, à la conception même des
mathématiques, qui ne peuvent être considérées comme une matière indépendante du langage,
mais aussi à celle des pratiques de classe où l’apprentissage des élèves est vu comme leur
participation au discours mathématique en utilisant diverses langues ainsi que différents
modes d’expression. Cela renvoie enfin à la conception de l’élève qui vient non seulement
avec des besoins spécifiques qu’il faut identifier mais également avec ses ressources qu’il
s’agit d’accueillir dans les activités de classe. Cela implique un changement considérable dans
les pratiques d’enseignement et dans les conceptions qui ne peut qu’être bénéfique pour les
élèves, tant dans les classes multilingues que dans les classes monolingues, mais qui
nécessitera des moyens importants en terme de développement professionnel.
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