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    Philo-uvresCollection dirigeparJean-Pierre Zarader

    L'Imaginaire

    Sartre

    Philippe CabestanAgrgetdocteurenphilosophie

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    Dans la mme collection

    Aristote,Politique,par Ren LefebvreHegel,PhnomnologiedeVesprit,par Pierre-Jean Labarrire

    Hegel,Sciencede lalogique,par Gwendoline JarczykSartre,L'Imaginaire,par Philippe CabestanSpinoza,thique,par Pascal Svrac

    Aparatre :

    Aristote,thiqueNicomaque,par Pierre DestrFichte,Doctrinede lasciencede 1794,par Jean-Christophe GoddardHusserl,LaKrisis,par Vincent GrardKant,Critiquedela facultdjuger. Lebeauet lesublime,par Jean-ChristopheGoddardLeibniz,De ladrivationdeschoses partir de leurracine,par Fabrice FoubetNietzsche,Par-delbien etmal,par Pierre Hber-SuffrinWeil,Philosophiemorale,par Mireille Depadt

    ISBN 2-7298-5867-9

    ellipses / dition marketing S.A., 199932 rue Bargue,Paris(15e).

    Laloi du11mars 1957n'autorisantaux termes des alinas2et3del'Article41,d'unepart, que les copies ou reproductions strictement rservesl'usagepriv du copiste et non destinesuneutilisation collective , etd'autrepart, que les analyses et les courtes citations dans un butd'exempleet d'illustration,toute reprsentation ou reproduction intgrale, ou partielle, faite sansle consentement del'auteurou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite . (Alina 1er del'Article40).

    Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, sans autorisation del'diteurou du Centre franaisd'Exploitationdu Droit de Copie(3,rue Hautefeuille, 75006 Paris),constituerait donc une contrefaon sanctionne par les Articles 425 et suivants du Code pnal.

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    Sommaire

    L'uvre 5

    Remarque mthodologique 6

    Quelles sont les caractristiques del'image? 7

    I - Premire caractristique 7

    II - Deuxime caractristique 7

    III - Troisime et quatrime caractristique 8Les images sont-elles toutes de la mme famille ? 10

    Quelle est la matire del'imagementale ? 15

    I - De la dgradation du savoir puren savoir imageant 15II - La matire de la conscience imageante :affectivit, mouvementetlangage 16

    Pourquoilaconscience imagine-t-elle? 19

    I- Quelestle rle de l'imagedanslavie psychique? 19II- quoi bon imaginer? 21

    Vivre dans l'imaginaire 23I- Objetsetsentiments imaginaires 23II- L'hallucination 27III-Le rve 30

    Peut-on concevoir une consciencesans imagination? 34Les uvresd'artexistent-elles? 37

    Textes comments 39I. Qu'est-ce qu'une image? 40II.L'imageet leconcept 42III.Sentiment vraietsentiment imaginaire 44

    IV. Le rve 46V. Imaginationetlibert 48VI.Qu'est-ce qu'un tableau? 50VII.Le paradoxeducomdien 52

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    4 L'Imaginaire de Jean-Paul Sartre

    Vocabulaire 55Algie Analyse, synthse Associationnisme

    Conscience Endophasie Entoptique Btre-dans-le-monde Formes faibles IntentionnalitKinesthses Monodisme NantisationPhnomnologie Phosphene PsychastheniePsychologie phnomnologique RflexionSituation Synesthsie, synopsie Transcendance

    Bibliographie 64

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    Remarquemthodologique

    Lorsque Sartre publie en 1940L'Imaginaire1,iln'estcertes pas encorel'auteur deL'tre et leNant,qui paratra trois ans plus tard en 1943, maisil a dj crit en tant que philosophe deux textes relativement importants endpit de leur brivet:LaTranscendancede l'ego(1936) etEsquissed'une

    thorie des motions (1939). Dans chacun de ces ouvrages Sartre se

    rclame de la phnomnologie, et L'Imaginaire pour sa part, commel'indique son sous-titre, se veut une Psychologie phnomnologique del'imagination .

    Comme on le sait, pour la phnomnologie toute conscience est intentionnelle. Qu'elle peroive ou imagine, qu'elle soit mue ou dsirante, laconscience est toujours conscience de quelque chose qui est peru, imagin,ador, ha, dsir, etc. Aussi une psychologie phnomnologique, commel'affirme dj Husserl, est une psychologie intentionnelle attentive, par

    consquent, cette structure fondamentale de la conscience.C'estpourquoiL'Imaginaire se propose de dgager la structure intentionnelle del'image (p. 13), c'est--dire de dcrire les caractres essentiels de l'imageen tant que structure de la conscience qui, en l'occurrence, est bienconscience de quelque chose puisqu'elle est conscience d*image ouconscience imageante. Pour mener bien une telle description, la mthodeest apparemment simple: produire en nous des images, rflchirsur cesimages, les dcrire, c'est--dire tenter de dterminer et de classer leurs

    caractres distinctifs (p. 17).Ne confondons pas toutefois cette rflexion avec l'introspection. Celle-ci cherche fixer des faits empiriques : tandis que j'imagine tel ou telmonument, le Panthon par exemple, je remarque que je me le reprsenteen gnral de face ; celle-l veut saisir l'essence de l'image et, parconsquent, vise tablir ce qu'est ncessairement toute conscienced'image, c'est--dire les caractres universels de la conscience d'image.Appliquons prsent la mthode et demandons-nous quels sont ces

    diffrents caractres qui constituent l'essence de la conscience imageante.

    1.Pour toute citation deL'Imaginaire nous indiquons entre parenthses le numro de la page del'dition Gallimard deL'Imaginaire,collection de poche Folio/Essais, 1986.

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    Quelles sont les caractristiquesdel'image ?

    L Premire caractristiqueSartre dnonce une erreur trs commune qui est non seulement celle du

    sens commun mais aussi des psychologues et des philosophes, et quiconsiste se reprsenter la conscience comme un rceptacle, une sorte debote, ainsi qu' ne pas distinguer l'image et l'objet de l'image. Telle est l'illusion d'immanence (p. 17) du latinimmanere rsiderdans qui met l'image dans la conscience, comme si elle tait un petit tableaudans l'espace de la conscience, et, en mme temps, l'objet de l'imagedansl'image. Au contraire, la description rigoureuse de la structure intentionnelle de l'image nous impose de distinguer l'objet auquel se rapporte laconscience qui imagine, et l'image de cet objet. Par exemple, cette chaiseque je perois, je puis galement, fermant les yeux, l'imaginer. Il est clairque cette chaise n'est ni dans un cas ni dans l'autre dans la conscience.Contre l'illusion d'immanence il faut affirmer le caractre transcendant dela chaise. En outre, nous ne devons pas nous laisser abuser par le langage,et mme si le terme d'image ou l'expression d'image mentale invitent faire de celle-ci une chose dans la conscience, il nous faut comprendre quel'image est un certain type de conscience de mme la perception est uncertain type de conscience, elle est la conscience perceptive d'un objettranscendant (la chaise) , et qu'une conscience qui imagine est une

    conscience qui vise d'une manire spcifique l'objet (la chaise) qu'elleimagine. l'instar de la perception qui est perceptiondequelque chose, del'affectivit oj'ai peurdequelque chose, l'image n'est pas une chose maisunrapport:elle est la conscience imageantedequelque chose.

    //.Deuxime caractristiquePour comprendre cette deuxime caractristique de la conscience

    imageante, le plus simple est de partir d'une comparaison sommaire de laperception et du savoir, de la conscience en tant qu'elle peroit et de laconscience en tant qu'elle conoit.

    Rappelant l'analyse de la perception d'un cube par le philosopheAlain dans seslments de philosophie dont je ne puis jamais voir que

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    8 L'Imaginairede Jean-Paul Sartre

    trois faces la fois, Sartre souligne la ncessit de faire le tour desobjets (p. 23) que l'on peroit si l'on veut les connatre. En effet, lorsque

    je perois un objet, celui-ci ne m'estjamaisd'emble donn mais seulementde manire progressive travers une srie de profils, d'esquisses(Abschattungen)qu'il me faut parcourir. l'oppos, l'ide de cube m'estdonne d'un coup dans un seul acte de conscience. Il ne m'est nullementncessaire de l'examiner en dtail pour m'assurer que c'est bien l l'ide decube. On remarque alors que l'image du cube semble participer et de laperception et de la conception du cube. Mieux, elle est un acte synthtique qui unit des lments plus proprement reprsentatifs un savoir

    concret, non imagin (p. 25). En effet, l'image se rapproche de la perception puisqu'en elle l'objet se donne galement sous un certain profil :lorsque j'imagine une chaise, je l'imagine ncessairement en la saisissantde face, de biais, par en dessous, etc. Mais tandis que dans la perceptionchaque nouveau profil envisag me confirme qu'il s'agit bien l d'unechaise et m'en dcouvre des lments nouveaux, l'un de ses pieds est abmpar exemple, en revancheje peux garder aussi longtemps que je veux uneimage sous ma vue:je n'y trouverai jamais que ce que j'y ai mis (p. 25).

    Ainsi, observez tant que vous voudrez une image, elle ne vous apprendrarien. Tandis que l'observation de la chaise que je perois m'en dcouvreune infinit de dtails, je sais d'emble si la chaisequej'imagine a un pieddtrior. Ceci n'est gure tonnant puisque j'imagine partir d'un certainsavoir les caractristiques de l'objet imagin. Je ne puis donc pas, proprement parler,observer l'image que je forme et mon attitude ne peuttre qu'une attitude dequasi-observation, c'est--dire d'observation quin'apprend rien. Certains se vantent d'avoir une imagination particulire

    ment riche. Soit. Et pourtant, il faut bien reconnatre la pauvret essentielle de l'image (p. 26) qui jamais ne surprend. De ce point de vue laralit dpasse ncessairement la fiction et le peru est toujours plus richequeje ne puis l'imaginer.

    ///.Troisimeetquatrime caractristiqueComment la conscience imageante pose-t-elle son objet ? Lorsque

    j'imagine quelque chose, cette chose existe-t-elle ? Apparemment non. vrai dire, comme le laisse entendre la clbre dfinition par Kant de l'imagination comme pouvoir de reprsenter dans l'intuition un objet mme enson absence , il nous faut distinguer diffrents cas.

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    Au cours du paragraphe 111 des Ides directrices pour unephnomnologie, Husserl s'interroge sur ce qu'il appelle le caractre

    positionnel de ce qui est figur par une image, c'est--dire sur son degr deralit ou encore son mode d'tre. Ainsi, propos de la gravure de DurerLechevalier, la mort et le diable, on ne peut pas dire que le chevalier, parexemple, est pos comme rel, comme existant rellement, par celui quiregarde la gravure. Prenant cette analyse pour point de dpart,LImaginairesouligne son tourqueje ne pose pas de la mme manire cequej'imagineet ce que je perois. Ce qui est peru et ce qui est imagin ne partagent pasle mme caractre positionnel car les consciences perceptives et imageantes

    ne sont pas constitues des mmes actes positionne.D'une manire gnrale, la conscience imageante pose son objet comme

    un irrel et ce que j'imagine est imaginaire. En ce sens, crit Sartre, onpeut dire que l'image enveloppe un certain nant (p. 34). Mais il estpossible de distinguer diffrents cas:l'irrel, c'est--dire ce que j'imagine,peut tre inexistant (j'imagine un centaure ou une chimre) ; il peut treabsent (j'imagine bavarder avec Pierre qui, en vrai , n'estpas l) ; danscertains cas l'irrel existe ailleurs (Pierre est en Chine). Enfin Sartre envi

    sage le cas un peu plus complexe o l'existence de ce qui est imaginn'estni affirme ni nie mais, comme le dit dj Husserl, mise entre parenthsesou neutralise, comme cela arrive dans la rverie. Mais retenons bien qu'chaque fois la conscienced'une image est conscience immdiate du nantqui habite l'image, et, comme nous le verrons, cen'estque dans certainescirconstances bien dtermines que peut apparatre la croyance en la ralitde ce que nous imaginons.

    Enfin, quatrime caractristique, on accordera facilement ce que Sartrednomme la spontanit de la conscience imageante qui, par consquent,existe par elle-mme et qui, la diffrence de la conscience perceptive, nedpend pas de la prsence relle de l'objet. Nous rencontrons les objets quenous percevons et ceux-ci,d'unecertaine manire, s'imposent nos sens.Aussi affirme-t-on traditionnellement la passivit de la conscience perceptive en tant que rceptivit. l'oppos, j'imagine selon ma fantaisie etc'estla conscience imageante qui, comme bon lui semble, produit et conservel'objet en image (p. 35).

    Une premire conclusion s'impose dj. Il y a entre la perception etl'image une diffrence de nature et non ainsi que le laisse entendre cespseudo-dfinitions de l'image par les auteurs classiques comme uneperception moins vive, moins claire (p. 38) de degr.

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    Les images sont-elles toutes

    de la mme famille ?

    Nous n'avons considr jusqu' prsent que ce qu'on appelle les imagesmentales. Mais les caractristiques dgages ne s'appliquent-elles pas d'autres types d'image. Une photographie, une caricature, une imitation,etc.ne sont-elles pas d'une certaine manire des images ? O commence et

    o finit la famille de l'image ? Comme nous allons le voir, Sartre largitconsidrablement l'extension du concept d'image, quitte distinguer ausein de la famille de l'image diffrents types ou genres d'images.

    En effet, lorsque je regarde une photographie de Pierre, la consciencevise Pierre partir d'un support matriel. Certes, je puis adopter vis--visde ce dernier une attitude perceptive, et la conscience ne saisit alors qu'unrectangle de papier en tant qu'objet peru extrieur. Ou bien, abandonnantle rel au profit de l'imaginaire, je puis galement saisir l'objet en tant quesupport qui ne se donne pas en propre mais titre d'analogon plus oumoins ressemblant de Pierre. Je dirai: Tiens, c'est Pierre . Et Pierre estalors saisi non en tant qu'il existe rellement mais en image. Cependant ilm'est galement possible d'imaginer Pierre sans le secours d'un supportmatriel. Dans ce cas il faut reconnatre la conscience imageante unematire que nous tudierons plus loin dont on peut dire dj qu'elledoit tre, n'tant pas matrielle, de nature psychique. De ce point de vue, lamatire psychique est la conscience imageante ce que le rectangle depapier recouvert de couleur est la conscience de photographie : onretrouve chaque fois la mme structure intentionnelle fondamentale d'uneconscience imageante qui se donne en chair et en os un objet qui demeurenanmoins absent, travers unanalogonmatriel ou psychique.

    Sartre peut donc dfinir l'image comme un acte qui vise dans sacorporit un objet absent ou inexistant, travers un contenu physique oupsychique qui ne se donne pas en propre, mais titre de "reprsentant

    analogique" de l'objet vis , (p. 46). Et la conscience imageante recouvrealors aussi bien le champ de l'image mentale que celui des diffrents typesd'image matrielle. Toutes les images, mentales ou matrielles, formentdonc une seule et mme famille. Tentons de mieux cerner les diffrentsgenres de cette famille.

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    Il faut tout d'abord en exclure la conscience de signe (p. 47). Soit lapancarte Bureau du sous-chef . Lire ces mots ne revient pas imaginer

    partir d'un analogon le bureau du sous-chef, et le signe physique ne seconfond pas avec l'image matrielle mme si nous avons toujours affaire des traits noirs tracs surdupapier. En effet, le support matriel, dans le casde la conscience d'image, ressemble l'objet qu'il reprsente et danscertains tableaux l'expressivit des lments reprsentatifs sollicite fortement l'attitude imageante du spectateur , dans le cas du signe le rapportest conventionnel et il n'y a pas de ressemblance. En outre, parmi les traitsdistinctifs des consciences de signe et d'image, retenons galement le carac

    tre non positionnel du signe alors que, figurerait-elle un centaure ou unechimre, l'image pose toujours d'une certaine manire son objet irrel(p.52).

    prsent, suivons Sartre au music-hall (p. 56) et examinons ce genre deconscience que nous adoptons lorsque nous assistons une imitation deMaurice Chevalier (1888-1972), chanteur clbre en son temps pour soncanotier et sa lippe gouailleuse. La conscience d'imitation est-elle uneconscience d'image ? Sans doute saisissons-nous le visage, les gestes, le

    chapeau de paille de son imitatrice (Franconay) comme analogon oumatire intuitive. Ainsi, de mme que le portrait de Pierre nous donnel'image de Pierre, de mme nous imaginons Maurice Chevalier partir deson imitation. Mais Sartre souligne en l'occurrence la pauvret du supportmatriel, l'imitation ne reproduit que quelques lments, et mme soninadquation: La fantaisiste est petite, replte, brune ; femme, elle imiteun homme (p. 58). C'est pourquoi la conscience imageante doit ici trouver sa motivation dans une conscience pralable de signe, et le canotier estd'abord un simple signe annonant en quelque sorte:voici prsent uneimitation de Maurice Chevalier. Ds lors, la conscience du spectateurdevient imageante et s'efforce de se reprsenter Maurice Chevalier. vraidire pour que la magie du spectacle opre il faut et rappelons-nous ici cequi a t dit propos de la pauvret de l'image mentale et le rle qu'y jouele savoir que je m'appuie sur mon savoir relatif Maurice Chevalier ensorte que mon intuition soit guide par ce savoir. Surtout, il faut qu'intervienne l'affectivit, et c'est cette qualit affective, qui est pour moi insparable de la personne mme de Maurice Chevalier, qui peut passer pour lavraie matire intuitive de la conscience d'imitation (p. 63). Autrement dit,dans ce genre de conscience imageante qu'est la conscience d'imitation, cen'est pas tant les lments proprement intuitifs tels que le canotier ou la

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    dmarche qui servent de matire, que le sens affectif saisi mme le visagede l'imitatrice.

    Si nous tudions prsent le cas du dessin schmatique (p. 64), on peutremarquer qu'il ne s'agit pas d'un signe mais pas tout fait non plus d'uneimage. Comme dans le cas de l'imitation, ce qui frappe ici c'est nouveaul'extrme pauvret du support matriel qui n'a pas de vritable ressemblance avec l'objet qu'il reprsente. Comment est-il donc possible, partirde ces quelques traits, d'imaginer un visage (p. 68) ? Nous avons vu prcdemment le rle de l'affectivit dans la constitution de la matire intuitive, prsent Sartre insiste sur la fonction du corps et, plus prcisment, des

    mouvements oculaires. Il nous faut alors comprendre ce phnomne bienparticulier: un savoir qui se joue dans une pantomime symbolique et unepantomime qui est hypostasie, projete dans l'objet (p. 69). En d'autrestermes, mon savoir relatifauvisage humain en gnral: localisation du nez,du front, de la bouche, etc., guide le mouvement des yeux lorsque jeparcours les traits noirs de la figure ; ce mouvement oculaire s'apparente une pantomime dans la mesure o il esquisse symboliquement, il mime, cesavoir. Enfin, les diffrents mouvements quoiqu'esquisss successivement

    sont saisis d'un seul coup et ne forment qu'un seul bloc ou hypostase qui,projete dans l'objet, le recouvre en quelque sorte au point que ce que laconscience imageante saisit comme matire intuitive ce n'est plus le seuldessin schmatique mais ce dessin enrichi du savoir que les mouvementsoculaires y ont incorpor:simple trait noir cette ligne est dsormais un nez.Tout ceci paratra peut-tre invent de toutes pices. Que l'on considrenanmoins le mouvement des yeux dans l'illusion de Muller-Lyer (p. 71)pour saisir l'importance d'un tel phnomne. De ce point de vue il n'est pas

    tonnant que nous puissions imaginer tant de choses partir d'une matirequi, lorsque nous imaginons des visages dans la flamme ou des formeshumaines dans des rochers (p. 75), se rduit parfois presque rien.

    Sartre envisage ensuite le cas des images hypnagogiques, c'est--direces visions du demi-sommeil qui surgissent lorsque nous nous endormons,et que l'on peut comparer un dbut de rve qui ne prendrait pas (p. 79).S'agit-il bien tout d'abord d'images ? Certains auteurs les dcrivent commedes perceptions. Sartre, au contraire, retrouve en elles les caractristiques dela conscience imageante : l'objet n'est pas pos comme existant, elles nefont l'objet que d'une quasi-observation, etc. (p. 80). Il s'agit cependantd'une conscience imageante tout fait spcifique qui peut tre rapprochede la conscience onirique ou de certaines consciences pathologiques, et que

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    Sartre dcrit de manire relativement dtaille en prenant en comptecertaines donnes physiologiques. Elle se caractrise en effet par des altra

    tions notables de la sensibilit et de la motricit:les sensations sont moufc*-ses, les muscles relchs pour la plupart ; en mme temps le corps estcomme paralys par une espce d'autosuggestion (p. 88) ; la conscience estincapable de fixer son attention, dont la base motrice fait du reste dfaut(p.90-92), et elle est fascine par les images hypnagogiques qu'elle produit.Paralysie et fascination sont les deux aspects de l'espce de captivit de laconscience qui, ds lors, ne peut abandonner par elle-mme l'attitude quiest la sienne au profit, par exemple, d'une attitude perceptive (p. 94).

    L'une des difficults que pose ce genre de conscience imageante est decomprendre quelle peut tre sa matire. Bien qu'il envisage d'autres possibilits, Sartre dveloppe l'ide que cette matire est fournie par les lueursentoptiques. La conscience captive est alors fascine par le champ desphosphnes qui fonctionnent comme matire intuitive:on apprhende leslueurs entoptiques comme dents de scie ou comme toiles (p. 96). Il nes'agit pas encore d'images qui reprsenteraient quelque chose mais pluttde figures gomtriques. Cependant, ces dernires constituent comme une

    tape. Soudain ces lignes m'voquent un visage, et nous avons maintenantaffaire une image hypnagogique proprement dite. partir de cettedescription nous pouvons entrevoir moins de dclarer premptoirementqu'il n'y a l que charlatanerie la structure de ces consciencesimageantes qui, fascines, fixent du regard une boule de verre ou du marcde caf. Pour Sartre, la voyante use de la boule de cristal comme d'unematire qui est assez voisine des taches entoptiques ;et s'il est vrai qu'unevoyante voit, ce voir n'est pas de l'ordre de la perception mais de la visiond'une image.

    De cet examen du portrait, de l'imitation, du dessin schmatique, desimages hypnagogiques, il ressort qu' chaque fois la conscience anime une certaine matire pour en faire la reprsentation d'un objet absent ouinexistant (p. 104). Cependant, nous avons vu que cette matire est trsdiffrente suivant les cas, et on peut hirarchiser ces types de conscienceimageante selon l'indigence plus ou moins grande de son support matrielet la place inversement proportionnelle qu'y occupe le savoir. En effet, lesavoir joue un rle d'autant plus important et, corrlativement, l'objetgagne d'autant plus en gnralit que la matire de la conscience imageantes'appauvrit. Mais qu'en est-il alors de l'image mentale qui semble nepouvoir prendre appui sur une quelconque matire extrieure aussi pauvre

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    soit-elle ? Certes, il n'y a pas en l'occurrence de rsidu sensible tel que latoile peinte du portrait de Pierre. Cependant, parce que mme dans le cas de

    l'image mentale la conscience ne saurait tre assimilable la pureconscience de signification, il doit ncessairement y avoir une matire quine peut donc tre qu'une matire psychique.

    ce point de son analyse, Sartre rencontre une difficult qui entrane unchangement de mthode. Jusqu'ici nous nous sommes contents de ce quenous apprenait la simple rflexion. Mais la matire psychique la diffrence de la matire externe chappe la rflexion :lorsque je cesse d'imaginer, la matire psychique s'vanouitetje ne peux la dcrire. Il nous faut

    donc quitter le terrain sr de la description phnomnologique et revenir la psychologie exprimentale (p. 112). En d'autres termes, ici prend fin lapartie proprement psycho-phnomnologique fonde sur la rflexion, etcommence une psychologie qui approfondit ce que nous avons dj appristout en recourant ce que peut lui enseigner la psychologie exprimentale.Nous quittons donc le domaine certain de la rflexion pour aborder ladeuxime partie deL'Imaginaireintitule: Le probable (p. 113).

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    L'uvre 15

    Quelle est la matiredel'imagementale ?

    L'image est une synthse, la conscience imageante une organisationsynthtique et non la simple juxtaposition d'lments censs la composer.Dans cette synthse nous rencontrons tout d'abord un savoir. Tentons deprciser quels sont la nature et le rle de ce savoir. Nous verrons ensuitequelle est la matire de l'image mentale.

    /.Deladgradation dusavoir puren savoir imageantLongtemps la psychologie se demanda si une pense sans image tait

    possible. Sartre rpond nettement en affirmant que le savoir peut exister l'tat libre (p. 116) en tant que pure conscience vide de signification indpendamment de toute conscience imageante. En revanche, nous l'avons vu,toute image suppose un savoir. Mais ce savoir qui entre dans la synthseimageante n'est pas le pur savoir qui constitue lui seul une conscience.Sartre veut ici distinguer nettement entre, d'une part, le savoir l'tat purcomme conscience vide :ainsi le cercle peut tre pens sous le concept defigure gomtrique sans qu'aucune reprsentation intuitive accompagnecette conscience ; et, d'autre part, le savoir imageant qui, considr en lui-mme, est comme une aurore d'image . Dans cette perspective, il y acontinuit entre le savoir imageant et la conscience d'image, celle-ciaccomplit celle-l, tandis que le passage du pur savoir au savoir imageant,qui est en quelque sorte chute de l'intelligible dans le sensible, est synonyme pour Sartre d'une modification fondamentale de la conscience ou

    dgradation.Nous pouvons comprendre alors les critiques aussi bien de Husserl que

    de Bergson. En affirmant que l'image vient simplement remplir(erfulleri)intuitivement la conscience inaltre de signification, Husserl manqueprcisment la dgradation globale de la conscience au cours de laquelle lesavoir passe de l'tat libre celui de structure intentionnelle d'uneconscience imageante (p. 118). De mme, si la notion bergsonnienne deschme dynamique marque un progrs par rapport l'associationnismehrit de Hume, qui domine la psychologie du XIXesicle, Sartre regrettecependant que Bergson oppose le schme l'image : le schme c'est lemouvant, le vivant;l'image c'est le statique, le mort (p. 123). Ce faisant,

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    Bergson manque la continuit fondamentale du schme ou savoir imageantet de l'image. Mme si Sartre n'en dit mot, on ne peut pas ne pas mettre en

    relation cette analyse du schme avec le clbre paragraphe de la Critiquede la raison pure consacr au schmatisme transcendantal. Et on devinesans peine que Sartre objecterait galement Kant de n'avoir pas envisagcettedgradationde la conscience sans laquelle le savoir demeure tranger toute intuition. Il faut enfin comprendre dans cette mme perspective ladescription de la conscience de lecture. On distingue alors entre la lectured'une affiche :bureau du sous-chef, et la lecture d'un roman. Il ne s'agitplus dans ce dernier cas d'un savoir signifiant mais d'une attitude gnrale

    de la conscience qui ressemble grossirement celle d'un spectateur, qui,au thtre, voit lerideause lever (p. 128). Que ma lecture s'interrompe etvoil que des images naissent du savoir imageant vide qui accompagnait malecture. Cependant, encore faut-il que cette conscience, qui sans cela resteau bord de l'image, trouve une matire qui lui permette de se raliser.Examinons de quelle manire l'affectivit, certains mouvements de mmeque le langage permettent, selon Sartre, de rpondre cette question.

    //.La matirede laconscience imageante :affectivit,mouvementetlangage

    Dj, propos de la conscience d'imitation, Sartre a eu recours l'affectivit pour compenser la pauvret de la matire, et nous avons alors vu quel'affectivit n'est pas un tat mais une conscience qui, conformment sastructure intentionnelle, constitue d'une manire spcifique le sens del'objet : le sentiment de haine n'est pas conscience de haine. Il est

    conscience de Paul comme hassable (p. 138). Ainsi, dans la conscienced'imitation la matire affective de la conscience imageante est tout aussiextrieure que l'imitatrice que nous saisissons sur scne avec sa tonalitaffective. Or, il nous faut prsent comprendre comment l'affectivit peutremplir le rle de matire d'une image mentale.

    Dans ce but, il faut remarquer, conformment la structure gnrale del'intentionnalit, que tout sentiment en tant que conscience enveloppe uncontenu primaire que vient animer une intention visant un objet. On peut ene fetdistinguer dans un sentiment comme nous y autorise la possibilitd'prouver un sentiment en l'absence de l'objet auquel il se rapporte(p.139) une matire et une intentionnalit objective. Ainsi la honte ou la

    joie est une matire, un quivalent affectif de l'objet vis, que vient

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    animer une intention de sorte que la honte ou la joie est honte ou joie ausujet de quelque chose. Ds lors on peut comprendre comment la

    conscience imageante peut viser son objet grce son quivalent ouanalogonaffectif. Ainsi l'amant imagine l'aim partir du sentiment qu'ilprouve pour lui, et il en va exactement de mme dans l'exemple des bellesmains blanches qu'analyse Sartre. La conscience est chaque fois uneconscience cognitive-affective (p. 143) qui devient imageante. Cecisignifie simplement que la conscience est d'abord une synthse d'un certainsavoir relatif aux mains et d'un sentiment (pour ces mains) en tant quematire ; et que cette conscience devient imageante en se reprsentant

    intuitivement son objet partir de ce savoir et de cette matire affective quideviennent alors savoir imageant et matire de l'image.Mme si la synthse cognitive-affective est dite la structure profonde

    de la conscience d'image (p. 144), cette dernire n'en peut pas moinsfaire appel d'autres lments tels que les mouvements et les mots.S'appuyant entre autres sur les recherches du psychologue Piron (1881-1964),Sartre souligne l'importance des mouvements des yeux ou de la tte,c'est--dire des kinesthses, en tant que base d'une conscience imageante.

    En effet, Sartre s'efforce de montrer comment des impressions kinesth-siques peuvent jouer le rle d'analogon pour une conscience imageante,c'est--dire comment la conscience visualise des impressions kinesth-siques et comment la forme visuelle peut fonctionner comme reprsentanted'objet plus complexe. Plutt que d'exposer le dtail d'une analyse relativement complexe, nous prfrons ici reprendre un exemple qui nous sembletout fait clairant :

    C'est ainsi que, il y a quelques annes, comme nous tentions de nousreprsenter une escarpolette anime d'un mouvement assez vif, nousemes l'impression nette que nous dplacions lgrement nos globesoculaires. Nous avons tent alors de nous reprsenter nouveaul'escarpolette en mouvement, en gardant nos yeux immobiles. Nousnous formes donc diriger notre regard sur le numro d'une pagede livre. Alors il se produisit ceci : ou bien nos yeux reprenaient malgrnous leur mouvement, ou bien nous ne pouvions aucunement nousreprsenter le mouvement de l'escarpolette (p. 160).

    Ainsi Sartre constate qu'il ne peut imaginer le balancement de l'escarpolette qu'en esquissant ce mouvement des yeux. partir d'un savoirimageant, l'impression kinesthsique permet ainsi de se reprsenter l'escarpolette, et la succession des impressions son balancement. Ajoutons queloin d'exclureY analogon affectif, l'impression kinesthsique au contraire

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    Pourquoilaconscience imagine-t-elle ?

    Au cours de la troisime partie de L'Imaginaire Sartre s'efforce dedgager le sens et la finalit de cette attitudesuigenerisde la conscienceque constitue l'image. Pourquoi la conscience imagine-t-elle ? Querecherche-t-elle travers l'image et qu'elle ne trouve pas dans les autresfonctions telles que l'affectivit, la perception ou le savoir. Dans cette

    perspective Sartre examine de quelle manire la conscience imageante serapporte la pense conceptuelle (le savoir). Aussi allons-nous, dans unpremier temps, examiner la dpendance fondamentale de l'image l'gardde la pense. Nous pourrons alors dgager deux types d'images : les unesen tant que schmes symboliques se rapportent la pense conceptuelle, lesautres sont ce queL'Imaginairednomme image d'illustration. Dans undeuxime temps nous verrons que pour Sartre la conscience imageantechoue dans le projet qui l'habite.

    /.Quel est le rledel'imagedansla vie psychique ? cette question Sartre rpond: la fonction de l'image est symbo

    lique(p.189).En effet, je puis penser sansrienimaginer, etce, l'aide depurs concepts; maisje puis galement penser sur le plan de l'image partird'une conversion du savoir en savoir imageant. Dans cecasje raisonne, jesens, je juge, j'affirme, je nie, etc. en image. Par exemple, juger que l'escalier est recouvert d'un tapis signifie que, sans quitter l'attitudeimageante, je recouvre d'un tapis imaginaire l'escalier que je vise en tantque conscience imageante (p. 188). Ne considrons pas ici l'image etl'imagination sur le mode analytique d'une psychologie des facults, c'est--dire en faisant abstraction de la pense ; car l'image n'est riend'htrogne la pense. L'image ne vient donc pas de l'extrieur illustrerla pense ou lui servir de support. Mais imaginer est la forme imageanteque prend la pense elle-mme lorsqu'elle se dgrade et qu'elle abandonnesa forme conceptuelle. L'image est donc par essence symbolique. Ceciapparat nettement si nous envisageons la nature et le rle des schmessymboliques.

    Reprenons tout d'abord un des exemples donns dansL'Imaginaire.Soitle terme usuelchange.Pour comprendre ce terme le sujet imagine un

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    ruban. Plus prcisment, le ruban reprsente le processus circulaire del'change , et le mouvement de la courbe est en spirale parce que dans

    l'change, l'un acquiert ce que l'autre perd(p. 191). Parce que le termechangepeut galement tre compris indpendamment de toute image, ilfaut admettre deux manire de comprendre, une manire pure, et le sens dutermechange est saisi comme contenu d'un concept, et une manireimage grce un schme symbolique. Dans ce derniercas,le schme n'estrien d'autre que ce que nous connaissons dj, et il est l'acte d'uneconscience qui unit synthtiquement un savoir et unanalogon.Comprendrele termechangesignifie alors construire le schmeruban partird'une

    matire kinesthsique et affective. Toutefois, Sartre prvient son lecteur: lacomprhension ne succde pas la construction du schme ; le schme nevient pas aider la comprhension mais la comprhension se ralise dans et

    par la construction du schme en sorte que la comprhension image et laconstruction sont un seul et mme acte de la conscience ; une fois leschme construit il n'y a plus rien comprendre(p. 199). Au fond, nousretrouvons dans cette analyse l'ide que l'image n'apprend rien et, parconsquent, que la comprhension ne saurait s'oprer une fois l'image

    construite comme si nous allions pouvoir dcouvrir quoi que ce soit quenous ignorions mme l'image ou schme.

    Nous avons dit que la conscience imageante est par essence symboliqueet, en tudiant le schme symbolique, nous avons vu de quelle manire ilnous faut l'entendre. Mais toutes les images sont-elles de mme nature quele schme et n'ya-t-ilpas des images dpourvues de son caractre symbolique ? Dans le cas des images qui ne se donnent pas comme des schmes,quelles peuvent tre leurs fonctions ? Si l'on considre ces diffrents typesd'images que sont le diagramme comme lorsque je me reprsente l'aide d'unefigure la succession des jours de la semaine,la synesthsieou la synopsie, il semble relativement facile de retrouver en eux le type duschme symbolique dont ils ne diffrent pas fondamentalement (p.210).Enrevanche le cas de ce qu'on appelle image d'illustration semble bien rsister sa rduction au type du schme symbolique. Ainsi, interrog sur la

    priode historique de la Renaissance, le mot Renaissance peut susciter enmoi un schme symbolique, une image indtermine de mouvement,quelque chose comme un jet d'eau qui s'panouit et qui retombe.Cependant, un autre peut avoir l'image du David sculpt par Michel-Ange

    pour la cathdrale de Florence. Apparemment, dans la mesure o ce Davidn'est pas la Renaissance en tant que telle mais une uvre parmi tant

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    d'autres de la Renaissance, on ne peut plus dans ce cas parler de schmesymbolique mais il s'agit d'un autre type d'image, c'est--dire d'une imag,

    d'illustration.Toutefois l'image d'illustration constitue pour Sartre le premier ttonnement d'une pense infrieure (p. 214) qui ignore la nature du concept etdemeure un stade prlogique et empirique. C'est ainsi qu' la question deSocrate: qu'est-ce que la Beaut ? , Hippias rpond non pas, ce quiserait logique, par une dfinition du beau mais par des exemple ou imagesd'illustration : C'est une belle femme, c'est un beau cheval, etc. (p.214). Manifestant un empirisme naf, ce genre de rponse reprsente

    toutefois comme une tape vers la comprhension. Ainsi, ce qui a changen somme ce n'est pas le rle de l'image [...] c'est la nature de la pense (p.216). L'image conserve donc jusque dans l'image d'illustration le rlecomprhensif qui est le sien dans le schme et, par consquent, sa fonctionsymbolique. De ce point de vue il n'y a qu'un seul type d'image.

    IL quoi bon imaginer ?

    D'une manire gnrale, la conception sartrienne s'inscrit dans uneperspective platonicienne de l'image comme chute ou dgradation del'intelligible. L'image nous offre la possibilit d'un mode de pense et decomprhension spcifique mais infrieur.

    En effet, jamais l'image n'aura la rigueur et la prcision de l'ide tellequ'elle apparat la rflexion. Pire, l'image peut garer la pense. Parexemple, me reprsentant l'oppression du peuple selon le schme de lacompression d'un ressort, j'imagine que la force avec laquelle les opprims

    se rvolteront sera proportionnelle celle avec laquelle ils ont t opprims.Cela me semble mme vident, et pourtant la thse est arbitraire. On voit enl'espce comment l'esprit s'gare :puisque le ressort c'est l'opprim, jetransfre l'opprim l'nergie potentielle du ressort sans prendre gardeque, ce faisant, l'ide d'oppression est ici fausse par l'image de lacompression du ressort. Sartre en conclut que l'image porte en elle unpouvoir persuasif de mauvaise aloi (p. 231). Ainsi, de deux choses l'une :soit l'image a conscience de son insuffisance, et la conscience par une sorte

    de rvolution se libre de l'ide comme image pour se hisser l'idecomme ide (p. 224) ; soit la conscience imageante demeure une pense captive , passe d'image en image et substitue aux dterminations del'ide les dterminations de sa reprsentation spatialise.

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    Mais si l'image est bien, comme le dit Pascal matresse d'erreur et defausset , et si l'imagination ne saurait, ainsi que le veulent certains

    psychologues, complter la perception dont elle comblerait les lacunes(p.231), pourquoi alors imagine-t-on ? Pourquoi la conscience adopte-t-elleune semblable attitude ? Simplement, nous dit Sartre, parce que la penseveutvoirson objet afin delepossder. La conscience imageante l'instarde la conscience motionnelle est donc une conscience magique, c'est uneincantation destine faire apparatre l'objet auquel on pense, la chosequ'on dsire, de faon qu'on puisse en prendre possession (p. 239). Cettetentative, on ne le sait que trop bien, est voue l'chec puisque l'objet

    parat mais affect de son caractre d'irralit (p. 235). En visant l'objet partir de son reprsentant analogique la conscience ne se donne jamaisl'objet en personne et celui-ci, pourrait-on dire, ne cesse de lui filer entreles doigts.

    Toutefois l'objet en image n'en a pas moins une certaine prsence quipeut dans certains cas, comme le rve ou l'hallucination, presque donnerl'illusion de la prsence en chair et en os. La quatrime partie de notre texteest prcisment consacre cette vie imaginaire.

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    Vivre dansl'imaginaire

    L Objetsetsentiments imaginairesAvant d'examiner quelles sont nos conduites l'gard de l'imaginaire,

    prcisons ce que signifie prcisment la dite irralit de l'objet en image.Nous l'avons vu au cours de la premire partie, l'objet en image mme

    s'il possde une certaine prsence n'existe pas, c'est un irrelqueje ne puispas toucher. Pourtant, dira-t-on, cet objet en image est dans l'espace et letemps. Lorsque j'imagine Pierre, celui-ci possde une localisation spatiale,il est par exemple droite d'une chemine, et temporelle, il parle puis souritou bien me fait signe, ce qui chaque fois prend du temps. vrai dire toutceci ne saurait entamer l'irralit de l'objet en image pour la simple raisonque l'espace et le temps sont, l'instar de l'objet, totalement irrels. Il suffitpour s'en convaincre de remarquer que cet espace et ce temps de l'objet

    irrel n'ont pas les mmes proprits que l'espace et le temps rel de laconscience ; ils sont comme sans parties et trangers la juxtapositionou la succession vraies (p. 252). Aussi n'y a-t-ilaucune communicationpossible entre l'espace et le temps irrels et l'espace et le temps rels.

    Qu'est-ce que l'imaginaire ?C'est une ombre de temps, qui convient bien cette ombre d'objet,avec son ombre d'espace. Rien ne spare plus srement de moil'objet irrel : le monde imaginaire est entirement isol, je ne puis yentrer qu'en m'irralisant (p. 253).

    En d'autres termes, je ne puis pntrer dans le chteau de la Belle aubois dormant qu'en devenant prince charmant. vrai dire, l'expression demonde imaginaire est, selon Sartre, inexacte. Les objets imaginaires sontbien trop pauvres et ambigus pour pouvoir constituer un monde. En outre,chacun d'eux possde son espace et son temps propres alors que tous lesobjets rels prennent place l'intrieur d'un mme espace et d'un mmetemps. Aussi l'objet imaginaire n'agit-il sur rien de mme que rien n'agit

    sur lui. L'imaginaire nous offre donc la possibilit d'chapper nonseulement nos proccupation mais, d'une certaine manire, la ncessitpour l'homme d'tre-dans-le-monde au sens o l'imaginaire s'apparente un anti-monde (p. 261).

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    Nous pouvons prsent tudier les ractions ou conduites l'gardde l'objet imaginaire et tenter de prvenir ce propos une erreur constante.

    Est-il possible que l'image mentale d'un bon repas me fasse saliver, d'unobjet dgotant vomir, d'un corps dnud riger ? Faut-il considrerl'image comme la cause de ces phnomnes ?

    Une telle opinion manque nouveau l'essence de la conscienceimageante. Elle envisage l'image comme une chosedansla conscience quiserait la cause d'un phnomne physiologiques :salive, vomissement, rection.Elle repose manifestement sur l'illusion d'immanence et, plus gnralement, sur une rification ou chosifcation de la conscience. Nous avons vu

    au contraire que la conscience imageante est une spontanit sur laquellel'objet irrel ne saurait donc agir. Il faut renoncer toute conception quirintroduirait, sous couvertd'uneaction de l'irrel, une forme quelconquede passivit dans la conscience. Soit. Mais si nauses et vomissements nepeuvent pas tre les effets du caractre rpugnant de l'objet irrel, commentdcrire ce que l'on comprend habituellement comme des effets de l'image ?La rponse cette question va nous conduire distinguer entre la coucheprimaire et la couche secondaired'uneattitude imageante, entre les senti

    ments imaginaires et les sentiments rels ainsi qu'entre deux grandes catgories d'individus.

    Il faut en effet ne pas confondre, quoiqu'ils soient donns dans l'unitd'unemme conscience,d'unepart, l'acte constitutif de l'image et, d'autrepart, les conduites vis--vis de cette image : nous pouvons ragir ausecond degr, aimer, har, admirer, etc., l'objet irrel que nous venons deconstituer (p. 263). Pour Sartre, vomissements ou rection en tant quephnomnes physiologiques du dgot ou du dsir sexuel appartiennent lacouche primaire ou couche constituante. Sartre envisage alors deux possibilits : soit la conscience imageante s'en tient quelques gestes schmatiques de dgot qui servent de matire oud'analogon;soit le sentiment dedgot ne s'puise pas constituer l'objet et, dans ce cas, se dveloppeavec force. Les nauses et les vomissements, par exemple, ne seront pasun effet du caractre "rpugnant" de l'objet irrel, mais les consquences dulibre dveloppement du sentiment imageant qui dpasse en quelque sorte safonction (p. 265). Il en va de mme pour l'rection qui n'a pas vraimentde fonction constitutive. Que de tels dbordements se produisent dpendalors du terrain affectif , et, nous dit Sartre, il faut tre dj troubl[...] pour que l'vocation de scnes voluptueuses provoque une rection (p.265). On assiste alors une sorte de dialectique affective (p. 269),

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    un jeu d'aller retour spcifique entre l'objet irrel et le dgot qui, ragissant lui-mme, peut aller jusqu'au vomissement. Apparat ici la figur

    tout fait tonnante d'une spontanit captive d'elle-mme que nousretrouverons propos de l'obsession ou du rve qui ne peut plus dsormais chapper la nause qui la domine. Une seule issue:vomir.

    Tout ceci ressortit la premire couche. En revanche, les jugements, lessentiments, les volitions, brefs toutes les conduites en face de l'irrel constituent comme la deuxime couche de l'attitude imageante (p. 270). Pourcomprendre ce qui la caractrise, reprenons l'exemple de Sartre: hier, ungeste gracieux d'Annie a provoqu en moi un lan de tendresse (p. 272).

    On peut envisager trois possibilits :l.Ma tendresse, en renaissant aujourd'hui, peut faire renatreirrellement le geste d'Annie, et l'affectivit remplit alors la fonctionconstitutive que nous venons d'voquer.2.Il m'est possible aussi de faire renatre en tant que telle la tendresseque j'ai prouve hier. L'acte relve ici de la mmoire affective, et jepuis viser par une intentionnalit particulire, travers quelques gestesschmatiques servant de matire, cette tendresse relle passe pour

    Annie. Dans ce cas que nous ne pouvons pas approfondir ici et qu'ilfaudrait confronter avec l'exprience de la madeleine de Proust laconscience imageante a pour corrlat le sentiment d'hierirrellementprsent.3.Enfin, il est possible que j'prouve de la tendresse la suite de lareprsentation image de ce geste et, plus exactement, que je reproduisele gestepour faire renatre une tendresserelle,prsente et analogue celle d'hier.

    Qu'on ne s'y trompe pas. Cette troisime possibilit ne suppose nullement une action causale de l'objet irrel, et la tendresse relle, active,prouve aujourd'hui est d'une nature radicalement diffrente de latendresse d'hier que provoqua le geste d'Annie. Il s'agissait alors de ce queSartre dnomme un sentiment-passion le terme passion tant entenduau sens o le sentiment est subordonn l'existence et la prsence rellesd'Annie et non au sens o le sentiment serait d'une particulire intensit

    tandis que j'prouve maintenant un sentiment-action (p. 275). En effet,mme si j'affirme que l'image agit sur moi, vrai dire le sentiment est ici jou plutt que ressenti et n'a ni la passivit, ni la force, nil'imprvisibilit qui fait toute la profondeur du sentiment pass provoqupar le geste rel d'Annie. Sartre compare cette tendresse active la douleur

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    d'un malade mental qui s'imagine souffrir du cancer: toute son nergie au contraire de celle du cancreux rel, qui visera diminuer les effets

    de la souffrance est employe souffrir davantage. Il crie pour fairevenir la douleur, il gesticule pour qu'elle vienne habiter son corps (p.276). Sans se confondre pour autant avec une pure comdie, la douleurressentie relve bien de l'affectivit active.

    Nous commenons entrevoir l'abme qui spare le sentiment-passionen face du rel et le sentiment-action face l'imaginaire. En devenant actifle sentiment subit une profonde transformation, une dgradation :rel,passif,l'amour a la richesse et la profondeur de son objet tandis que jou,actif, le sentiment amoureux devient comme strotyp, schmatique,connu d'avance dans ses moindre nuances. Nous comprenons alorspourquoi les amants spars attendent avec tant d'impatience le courrier. Cen'est pas tant pour les nouvelles que les lettres leur apportent, et quiprsentent habituellement peu d'intrt, que pour leur caractre rel etconcret. En d'autres termes, afin de lutter contre la dgradationqui affectele sentiment en devenant imaginaire l'amant saisit la lettre, son parfum, soncriture, son papier en tant que nouvel analogon d'une conscience ima-

    geante. Certes, le sentiment demeure actif et d'une nature telle qu'il ne peutrivaliser avec l'amour passif prouv avant la sparation;mais il gagne toutdu moins une apparence de ralit et permet de renouveler l'imageappauvrie de la personne aime.

    Il va de soi qu'imaginaires ou rels, les sentiments n'en sont pas moinsprouvs et, en ce sens, tout fait rels. C'est donc seulement en tant qu'ilsse rapportent des objets irrels, que les sentiments changent de nature etsont dits imaginaires. Nous pouvons d'ailleurs aisment constater cettediffrence sur nous-mmes. Nous savons bien que nous ne nous comportons pas de la mme manire selon que notre ennemi est imaginaire ourel:

    Tel s'acharnera en pense sur son ennemi, le fera souffrir moralementet physiquement qui restera sans dfense lorsqu'il sera rellement ensa prsence. Que s'est-il pass ? Rien si ce n'est que l'ennemi, prsent, existe rellement en sa prsence (p. 280).

    Combien de fois avons-nous t imaginairement brillant et rellementpiteux ? Nous comprenons galement ces conduites raides et cassantesdes gens qui "disent ce qu'ils ont dire" sans regarder leur interlocuteur (p.281) ou encore ces tragi-comiques dclarations d'amour. chaque fois,la personne se tient sur le terrain de l'imaginaire. Aussi vite-t-elle de

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    regarder l'autre et adopte une attitude, prononce des paroles, accomplit desgestes qui, prpars d'ailleurs dans l'imaginaire, s'adaptent mal la

    situation prsente.Plus gnralement Sartre propose de distinguer en chacun deux personnalits tranches. L'une est constitue d'un moi imaginaire avec sestendances, ses dsirs, l'autre d'un moi rel au caractre tout diffrent. Il y aainsi des sadiques imaginaires qui, dans la ralit, ne feraient pas de mal une mouche, et inversement des hommes violents qui, en rve, sont douxcomme des agneaux. On peut galement ranger les individus en deuxgrandes catgories suivant qu'ils prfreront mener une vie imaginaire ou

    une vie relle. Se dessinent ici les figures du rveur morbide et du schizophrne qui, pour diffrentes raisons, ont choisi l'imaginaire. Il apparatmaintenant, d'une part, qu'un tel choix ne concerne pas seulement lesobjets mais galement les sentiments et les conduites leur gard. D'autrepart, que le rveur morbide prfre, par exemple, un amour imaginaire pourune personne imaginaire un amour rel pour une personne relle. Alorsque pour les autres, pour les amants spars par exemple, l'imaginaire estun pis-aller auquel ils recourent faute de mieux, le rveur morbide au

    contraire refuse le rel en tant que tel et non pas, comme on le croitsouvent, en raison de sa mdiocrit. D'ailleurs,

    Le rveur morbide qui s'imagine tre roi ne s'accommoderait pasd'une royaut effective ; mme pas d'une tyrannie o tous ses dsirsseraient exaucs. C'est que, en effet, jamais un dsirn'est la lettreexauc du fait prcisment de l'abme qui spare le rel del'imaginaire (p. 283).

    //.L'hallucinationSartre achve cette tude de la vie imaginaire en envisageant les cas de

    l'hallucination qu'il a connue de prs puisqu'ils'estfait administrer unepiqre la mescaline qui provoqua en lui de brefs phnomneshallucinatoires et de la conscience onirique. vrai direL'Imaginaireneprtend pas nous offrir ici une description exhaustive de ces types deconscience imageante, et Sartre les considre tout d'abord parce qu'ils

    constituent une objection grave sa conception de la fonction imageante.En effet, n'est-il pas vrai que dans l'hallucination comme dans le rve, laconscience prenne une image pour une perception ? L'hallucin ne dclare-t-il pas avoirvule diable sur cette chaise et la psychologie ne dfinit-ellepas habituellement l'hallucination comme une perception vraie ? De mme

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    ne dit-on pas que le rveur prend ses rves pour des ralits ? Or commentconcilier de telles affirmations avec les caractristiques que l'eidtique de

    l'image nous a permis d'tablir ? S'il est vrai que l'image est uneconscience, qui a donc conscience d'elle-mme en tant que conscienceimageante cratrice, comment peut-elle en arriver croire percevoir commerel l'irrel qu'elle imagine ? Comment peut-elle se sentir passive devantdes images qui semblent s'imposer et qu'en fait elle forme elle-mme ?De deux choses l'une :ou le rveur comme l'hallucin a conscience d'imaginer ou alors il n'est pas vrai que la spontanit de la conscience [...] nefait qu'un avec la conscience de cette spontanit (p. 292).

    Sartre nous invite tout d'abord ne pas prendre pour argent comptant lesdires des malades. Il est faux, par exemple, que le diable ait t vu sur cettechaise relle qui appartient l'espace de la perception. Loin de prendreplace dans le monde rel, il semble que l'hallucination concide avec unesorte d'anantissement de la ralit perue, et ce n'est que lorsqu'il raconteau mdecin ses hallucinations, donc aprs coup, que le malade leur donneune place dans l'espace rel de la perception alors qu'elles possdentcomme toute image leur propre espace irrel. Reste comprendre le fait

    que l'hallucination s'impose l'esprit. Mais nouveau il faut biencomprendre, selon Sartre, ce que signifie ici que l'hallucination s'impose.Dans ce but,L'Imaginaire compare l'hallucination l'obsession qui, demme, s'impose la conscience (p. 296). Par exemple, un malade estobsd par l'ide qu'il va commettre un crime effroyable et ne parvient pas s'en dlivrer. vrai dire, rien d'extrieur la conscience n'impose aumalade son obsession, et Sartre refuse catgoriquement toute explicationqui invoquerait un quelconque autre principe que la conscience, tel quel'inconscient psychique de la psychanalyse freudienne. Il nous faut donctrouver dans la conscience le principe de cette domination. Or, remarqueSartre, l'obsession s'impose dans la mesure o la conscience est prise parune sorte de vertige que provoque chez le malade l'interdiction mme :

    [...] c'est la crainte de l'obsession qui la fait renatre ; tout effort pour n'y plus penser se transforme spontanment en pense obsdante ; si, parfois un seul instant, on a oubli, on se prend soudain s'interroger mais comme je suis calme ! Pourquoi suis-je si calme ?

    ,, C'est quej'aioub li... etc. (p. 297).

    Revenons prsent l'hallucination. Nous retrouvons alors cettestrotypie qui a pour cause un vertige obsessif (p. 298). En d'autrestermes, le malade ralise son hallucination tout comme l'obsd, donc par

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    cette mme espce de vertige obsessif que nous venons de dcrire. D'ailleurs Sartre note que le malade sait bien souvent l'avance quel moment

    delajourne se produira l'hallucination. Aussi l'attend-il et l'hallucinationvient parce qu'il l'attend, c'est--dire qu'elle survient au moment o ill'attend parce qu'il la fait venir en ne voulant pas qu'elle vienne demanire analogue je reste veill parcequeje m'acharne m'endormir.

    Mais l'hallucination se distingue cependant sur un point important del'obsession dans la mesure o l'hallucination n'apparat que dans uncontexte psychologique spcifique que l'on ne retrouve pas chez lepsychasthnique. Au commencement, en effet, le malade souffre seulement

    d'interruption du cours normal de sa pense, et ces troubles peuvent tre l'origine du syndrome d'influence :le malade se croit soumis l'influenced'une ou de plusieurs personnes qui lui feraient avoir telles ou tellespenses qui se manifestent isolment et comme contre-courant. C'est partir d'une telle croyance qu'apparaissent les premires hallucinations. Lemalade dit alors: on me fait voir... . Il ne s'agit pas encore d'hallucinations proprement parler dans la mesure o le malade conserve en partie laconscience de sa spontanit et de l'irralit de ce qu'il voit . Sartre les

    compare ces hallucinations artificielles ou quasi hallucinations, provoques par la mescaline, et qui se donnent pour ce qu'elles sont (p. 302). Lesvritables hallucinations, en revanche, s'ignorent en tant que telles etsupposent comme une dsintgration de la pense:le malade ne peut plusse concentrer, la distinction de l'objet et du sujet se brouille, la pense perdtoute unit thmatique, etc. C'est dans un tel contexte qui est comparable celui dans lequel naissent l'image hypnagogique et le rve que survient l'vnementpurde l'hallucination (p. 305).

    Celle-ci relve bien d'une conscience imageante dont il ne saurait trequestion de nier la spontanit. Normale ou pathologique, la consciencedemeure une conscience : lecogito cartsien conserve ses droits mmechez les psychopathes (p. 286). Mais nous pouvons comprendre prsentpourquoi le malade ignore sa spontanit imageante au point d'affirmerentendre des voix ou voir le diable qui ne sont pourtant que lesfruitsde sonimagination. Outre cette espce de vertige obsessif au terme duquell'hallucination s'impose la conscience comme l'objet la perception, ilfaut prendre en compte la nature deV expriencehallucinatoire au sens ol'hallucination fait l'objet d'interprtations par le malade et ne se rduit pasaupurvnementhallucinatoire. C'est au cours de cette exprience qui alieu en partie aprs coup et qui repose alors sur la mmoire que l'halluci-

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    nation perd son irralit et trouve sa place au sein d'une conduite hallucinatoire qui confre l'hallucination son poids de ralit. Dsormais le malade

    a des visions. Afin de complter cette prsentation trs elliptique rappelonsque Sartre illustre cette conception de la psychose hallucinatoire dans unenouvelle intituleLa Chambreet publie dansLe Mur.

    III.Lerve

    Le rve suscite la mme objection que l'hallucination : le monde du rvese donne comme un monde rel que je crois percevoir, et Sartre rappelle

    l'tonnement de Descartes dans la premire de ses Mditationsmtaphysiques : Combien de fois m'est-il arriv de songer la nuit quej'tais en ce lieu, que j'tais habill, que j'tais auprs du feu, quoique jefusse tout nu dedans mon lit ! (p. 308). Comment ds lors rendre comptede la thse du rve, c'est--dire du fait que la conscience onirique sembleaffirmer la ralit du rve alors que le rveur devrait avoir conscience deson irralit en tant que pure cration d'une conscience imageanteonirique ? En tentant de rpondre cette question, et mme s'il ne prtend

    pas nous livrer une description exhaustive de la conscience onirique, Sartrenous propose les lments d'une phnomnologie du rve.On peut tout d'abord remarquer que, comme dans le cas de l'hallucina

    tion, il n'y a pas d'exprience immdiate du rve. nouveau, ce n'estqu'aprs coup que je puis dcrire en usant de la mmoire veille l'vnement du rve. Il nous est en effet impossible d'adopter l'gard de notrerve une attitude rflexive qui, comme dans le cas de la perception ou de laconscience imageante veille, nous donnerait un accs immdiat au

    phnomne du rve. De deux choses l'une :soit je suis pris par mon rve,soit je me dis que je rve et cette rflexion correspond alors un rveil. Onpeut deviner la raison de cette stricte alternative : la conscience qui sedcouvre rvant nous laissons de ct la question dlicate aborde in fine(p. 336) d'une rflexion l'intrieur du rve, c'est--dire d'une rflexionimaginaire pose la conscience onirique comme relle ; elle quitte doncl'attitude imageante qui tait la sienne et son monde irrel au profit d'uneconscience perceptive interne qui saisit la conscience onirique comme une

    conscience relle, et donc ne rve plus. En dpit de cette difficult mthodologique, tentons la suite de Sartre de dcrire phnomnologiquement lerve et, mme si nous ne pouvons pas ici reprendre toute l'argumentationsartrienne, de rpondre l'objection qu'il suscite.

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    L'uvre 31

    Contrairement ce que laisse entendre la formule pince-moi, je rve ,iln'estpas vrai que lorsque je suis en train de percevoir je puis en douter au

    point de croire que je rve. Ma perception en tant que telle, mme enreconnaissant le caractre douteux du peru, est aussi indubitable que monexistence. En outre, il faut remarquer que lorsque, durant mon sommeil, jem'veille de manire fugitive, ma conscience rflexive pose le rve pour cequ'il est, prcisment un rve, et ne le confond pas avec la perception Descartes d'ailleurs le reconnat puisqu'il dit songerla nuit . Enfin, iln'estpas possible au cours d'un rve de douter du fait que l'on rve pour lasimple raison qu'un tel acte suppose le retour rflexif de la conscience sur

    elle-mme et, par consquent, le rveil. Nous aboutissons ainsi cettecertitude, c'estque la thse du rve ne saurait tre celle de la perception (p. 313), autrement dit la conscience onirique et la conscience perceptivediffrent fondamentalement dans la manire de poser l'objet:dans un cas,elle l'imagine, il est irrel, dans l'autre, elle le peroit, il est rel. Enfin,pour distinguer la conscience onirique de la conscience perceptive, Sartresouligne que le rve diffre de la perception comme la croyance du savoir.Dans la perception, en effet, le peru se donne selon une vidence qui est

    lie la prsence en chair et en os du peru. Au contraire, tout ce qui sepasse dans un rve, j'y crois (p. 315).

    Disons par avance que le verbe croire doit tre ici compris au sens ol'on pourra dire d'un roman policier qu'on y croit ou d'un film malconstruit, dont l'intrigue est tire par les cheveux, qu'on y croit pas vraiment. chaque fois, la conscience se laisse ou ne se laisse pas prendre parl'histoire sans pour autant, soulignons-le, affirmer la ralit de ce qui relvede l'imaginaire. Notre interrogation ds lors se modifie. Il nes'agitplusd'lucider comment la conscience onirique pourrait prendre ses rves pourla ralit, puisque une telle confusion ne se produit nullement, mais de voird'o vient que la conscience puisse, au sens indiqu, croire ce qui sepasse au cours de ses rves. Dans cette perspective, il nous faut alorscomprendre que le rve est la ralisation parfaite d'un imaginaire clos (p.319) ou encore que dans le rve la conscience est prise au point de nepas pouvoir interrompre le rve qui est pourtant son uvre. Mais qu'est-ce dire ? Comment se fait-il que la conscience onirique ne dispose pas de lalibert de la conscience veille qui peut volont imaginer l'objet qu'elleperoit, et qu'il ne lui soit pas possible, moins de se rveiller, de sortir deson rve ?

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    Cette captivit de la conscience onirique se manifeste bien dans le faitque les lments composant la matire du rve qu'ils soient internes

    comme les sensations cnesthsiques, ou externes comme les craquementsdu parquet sont toujours saisis par la conscience onirique commevalantpourquelque chose d'autre et ne sont jamais perus en eux-mmes. Ainsi,dans un rve voqu par Proust dans la recherche du temps perdu, lacoloration rouge de la lumire solaire passant travers un rideau estapprhende par la conscience non comme telle mais commevalant pourdu sang (p. 316). Ne pouvant pas sortir de l'attitude imageante dans laquelleelles'estenferme, la conscience onirique ne peut donc percevoir quoi que

    ce soit, et tout ce qu'elle saisit l'est titre de matire du rve. Ainsi lecraquement du parquet devient, par exemple, un bruit de pas. Il ne s'agitpas d'une perception fausse, comme le pense Alain, qui confond alorsconscience perceptive et conscience imageante, mais le craquement sert dematire la conscience onirique pour imaginer pendant son sommeil despas. D'une manire tout fait suggestive, Sartre compare la conscienceonirique au roi Midas qui, la suite d'un vu irrflchi, transforme en ortout ce qu'il touche (p. 339). De mme celui qui rve ne peutrienpercevoir,

    ou sinon il se rveille, et transforme en image ce qu'il pourrait percevoir s'iltait veill.

    Le bruit d'un rveille-matin est saisi d'abord comme analogondu bruitd'une source, d'une sonnerie de cloches, d'un roulement de tambour,etc. Mais si nous nous veillons, nous passons prcisment laperceptiondu bruit du rveil (p. 318).

    La captivit de la conscience onirique peut se comprendre tout d'abord partir du caractre intressant du rve. En effet, le rve se distingue del'image hypnagogique nous avons vu que l'image hypnagogique ouimage pronirique est en quelque sorte un rve qui ne prend pas par sonhistoricit. En d'autres termes, tout rve se donne nous comme unehistoire (p. 322) et, tandis que l'image hypnagogique est isole, coupe detout, l'image onirique apparat comme un vnement qui a lieu quelque partet qui possde un pass et un avenir. Par exemple, au moment de m'endor-mir je puis avoir l'image d'un poisson. Soudain, ce poisson a une histoire et

    je suis persuad qu'il a t pch dans telle rivire, qu'il va tre mang,e^c. ; le poisson est devenu intressant et s'inscrit dsormais dans unehistoire que la conscience onirique se raconte. La conscience qui rve estdonc comparable celle qui lit un roman policier, qui est prise par salecture, qui croit ce qu'elle lit et qui est hante par les aventures du hros.

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    En un mot, la conscience onirique comme la conscience de lecture sont desconsciencesfascines.

    Cela ne suffit toutefois pas et il nous faut approfondir la comparaison diirve et de la lecture. La lecture implique un certain degr de captivit quivarie largement non seulement, cela va sans dire, selon la qualit du romanmais aussi selon le type d'criture romanesque:l'histoire est crite au passou au prsent, la premire ou la troisime personne, etc. Chacun saitqu'un roman est d'autant plus passionnant , prenant, envotant que jem'identifie troitement son hros sans toutefois que cette identificationsoit complte puisque je conserve la conscience de mon altrit. Ainsi, dans

    la lecture d'un roman,je suis irrellement le hros, tout en tant encorediffrent de lui;je suis moi-mme et un autre (p. 331). Il en va de mmedu rve dont le caractre envotant est li, selon Sartre, l'apparition dudormeur lui-mme dans le monde imaginaire du rve. Tout d'un coup, jesuis le hros de mon rve, je suis l'esclave qui fuit devant le tigre. L'identification implique le surgissement dans le monde du rve d'un moi imaginaire qui n'est autre que celui du rveur se prenant, par exemple, pourl'esclave qui fuit. Mais la diffrence de la lecture au cours de laquelle la

    conscience conserve toujours une certaine distance avec le hros, le rve secaractrise par une (presque) totale identification. Ds lors l'intrt changede nature car tout ce qui arrive en rve n'arrive plus quelqu'un pour lequel

    j'prouve de la sympathie mais /n'arrive. Mme si l'identification n'est pastotale la dualit du moi-imaginaire et du moi-rel qui rve demeurepuisque dans le rve tout est vu et su d'un point de vue suprieur qui estcelui du dormeur se reprsentant un monde, et d'un point de vue relatif etborn qui est celui du moi-imaginaire plong dans le monde (p. 333) ,

    le rve n'est plus un spectacle qui se droule devant moi mais j'y suis endanger : c'est moi qui suis menac, poursuivi, flicit, etc. lafascination succde alors, nous dit Sartre, un tat detranses au sens o,dans certaines crmonies religieuses, le croyant peut entrer en transescomme s'il tait habit par un esprit tranger et ne s'appartenait plus. Dslors,je suis pris par cette histoire, je suis captif de mon propre rve au pointque le rel n'existe plus pour moi.

    Le rve tout comme l'hallucination, l'motion, la fascination, nousprsente porte un degr extrme la figure paradoxale d'une auto-captation de la conscience qui est spontanit et, comme nous allons le voir,libert.

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    Peut-on concevoir une conscience

    sans imagination ?

    La question peut paratre oiseuse. Et pourquoi ne pas se demander ceque serait un couteau sans lame ni manche ? En vrit, notre questionconcerne la nature, mieux, le mode d'tre de la conscience. la diffrencedes simples objets qui, selon une terminologie emprunte Heidegger, sont

    au-milieu-du-monde , la conscience est dans-le-monde on ditparfois pour mieux distinguer l'un et l'autre que la conscience est au-monde ce qui signifie, nous allons le voir, que la conscience est libert.Reconnaissons-le, cette premire partie de la conclusion deL'Imaginaireparatra non sans raison d'une lecture difficile. Tentons nanmoins d'endgager l'ide fondamentale qui, sans aucun doute, constitue le cur de lapense sartrienne. On peut penser, en effet, que Sartre n'aurait jamaisconsacr tant de pages l'imagination si celle-ci ne l'avait pas conduit l'vidence de la libert.

    Il faut tout d'abord revenir sur la thse ou position d'existence quicaractrise la conscience imageante.Lorsqueje perois un objet, celui-ci estpos comme rel, et si je l'imagine il est alors pos comme irrel, commedonn-absent. Le centaure en image n'appartient pas plus au monde relque Pierre en image, et ce, quand bien mme Pierre serait actuellement Berlin. Justement, je pense Pierre et l'imagine parce qu'il n'est pas l.Ainsi, parce que l'objet imaginairen'est pasrel il comprend en lui-mmeunengation.Imaginer quelque chose c'est poser un objet comme irrel et,du mme coup, aussi bien nier qu'il est rel (l'objet irrel n'est pas rel)que nier le rel en posant l'objet irrel (le rel n'est pasl'objet irrel). Or,se demande Sartre, comment une conscience peut-elle imaginer et donc nierle rel ? plus prcisment, puisque l'imaginaire n'est rien de rel et ne faitpas partie du monde, comment une conscience peut-elle, imaginant, nier latotalit du rel, c'est--dire le monde ?

    Pour ce faire il n'est pas ncessaire que la conscience connaisse lemppde dans ses moindres dtails afin de pouvoir le nier dans sa totalit ;simplement la conscience dans l'acte mme de la production d'une imagenie d'un coup le monde pos globalement. Puisqu'elle est capable de s'op-poser le monde pris globalement, il faut donc admettre la

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    avons dcouvert que la conscience, d'une part, ne peut imaginer que surfond de monde et, d'autre part, qu'elle doit tre libre pour pouvoir imaginer.

    En un mot, la conscience imageante est une conscience dont le mode d'treest ncessairement clui de l'tre-dans-le-monde et non celui de l'tre-au-milieu-du-monde . Or tel est galement ce que rvle lecogitocartsien. En effet, pour aboutir au dbut de la deuxime de ses Mditations

    mtaphysiques cette vidence : je pense, je suis , Descartes met aupralable en doute l'existence mme du monde, acte qui implique laconstitution du rel comme monde et sa nantisation de ce mme point devue (p. 357). En d'autres termes, lorsque je doute de l'existence du

    monde, je pose d'un coup la totalit du rel comme rel puis j'envisage lapossibilit que ce mondene soitpas rel, c'est--dire la possibilit de lenier, mieux, de dcouvrir le nant de son tre, de le nantiser. En outre, ledoute et sa position du monde comme totalit impliquent une position derecul, la possibilit d'chapper au monde, et la saisie rflexive du doutecomme doute concide donc avec l'intuition de la libert. Retrouvant danslecogito l'tre-dans-le-monde de la conscience imageante, nous pouvonsdonc conclure que l'imagination n'est pas un pouvoir empirique et

    surajout de la conscience, c'est la conscience tout entire en tant qu'elleralise sa libert (p. 358). Enfin, que toute conscience soit ncessairementune conscience imageante s'imposera nous dfinitivement si l'on veutbien considrer que la conscience ne cesse de dsirer quelque chose quin'est pas donn, et qu'elle imagine en permanence ce qui manque. Ainsi l'imaginaire est en chaque cas le "quelque chose" concret vers quoil'existant est dpass (p. 359).

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    L'uvre 37

    Lesuvres d'artexistent-elles ?

    Sartre achve cette tude de l'imaginaire en appliquant l'uvre d'artce qu'il a dcouvert propos de l'image en gnral. En effet, nous disonsque nous avons entendu laSeptime Symphoniede Beethoven ou encoreque nous avonsvuune pice de thtre, un film, un tableau, etc. Or est-ilvrai que nous puissions entendre ou voir, donc percevoir une uvre d'art ?

    Si l'uvre d'art est un irrel, ne faut-il pas admettre qu'elle ne se dvoilequ' une conscience imageante et non une conscience perceptive ?Sartre dnonce la confusion que l'on fait ordinairement entre le rel et

    l'imaginaire dans l'uvre d'art. Nous avons vu que dans le cas des imagesmatrielles, la conscience imageante saisit la toile, les couches relles depeinture, le tableau non pas pour eux-mmes et en eux-mmes mais en tantque matire ouanalogon.Il faut donc soigneusement distinguer dans le cas,par exemple, d'un portrait de Charles VIII, d'une part, ce qui est rel et qui

    sert de matire et, d'autre part, ce qui est irrel, en l'occurrenceCharles VIII en image. Or, lorsque nous contemplons une uvre d'art, nousconsidrons ce qu'elle reprsente et, par consquent, l'objet irrelCharles VIII, et non ce qui peut, comme la toile ou le cadre, faire l'objetd'une perception ds que nous abandonnons notre attitude imageante.

    C'est pourquoi il serait erron de dire que le peintreralise ce qu'il aauparavant imagin. Ce serait nouveau confondre l'uvre d'art et sonsupport matriel, et considrer l'uvre d'art comme quelque chose derel

    qui a donc tralis. dire vrai, grce ses pinceaux et ses couleurs, lepeintre n'offre la conscience imageante qu'unanalogon partir duquelelle peut se reprsenter Charles VIII, et l'art du portrait rside dans l'agencement de diffrentes couleurs sur la toile de telle sorte que la conscienceimageante du spectateur puisse se reprsenter la personne que l'artiste achoisi prcisment de peindre.

    Mais ce portrait, l'artiste le veut en outre mouvant. Dira-t-on alors quele plaisir esthtique est lui-mme irrel ? Ce serait absurde. Il nous faut

    donc nouveau bien distinguer le rel de l'imaginaire. L'objet esthtiqueest un objet irrel et, dans le cas d'une uvre d'art, c'est cet objet irrel quiest beau. En revanche, le plaisir esthtique est bien rel. Simplement ladiffrence du plaisir rel suscit par un objet rel, le plaisir esthtique tientsa spcificit de ce qu'il se rapporte travers le tableau un objet irrel.

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    C'est, par exemple, le rouge laineux du tapis irrel qui est beau et qui entreen contraste avec le vert du mur irrel. En affirmant l'irralit de l'objet du

    sentiment esthtique Sartre retrouve, sa manire, la thse kantienne dudsintressement de la contemplation esthtique (p. 366).On pourrait objecter cette conception de la conscience esthtique et de

    l'uvre d'art comme d'un irrel, qu'elle s'applique difficilement aux autresarts,qu'il s'agisse de l'art dramatique ou de la musique, et qu'elle ne vautfinalement que pour la peinture et, qui plus est, que pour la peinture raliste.En effet, dans le cas de la peinture cubiste, voire non figurative, quel objetirrel la conscience peut-elle bien viser partir de la toile et de ses

    couleurs ? Certes, nous rpondL'Imaginaire, ce que nous saisissons n'estplus assimilable un tapis ou un mur mais il s'agit toujours de chosesirrelles qui ont une forme dfinie et qui sont les unesparrapport aux autresdans des rapports spatiaux imaginaires. Pour ce qui concerne l'art dramatique, il va de soi que le dcor, les costumes, le mobilier ne sont pas saisispour eux-mmes et que c'est, par exemple, au moment des applaudissement ou encore lorsqu'on s'ennuie que la fort imaginaire redevient uncarton-pte verdtre et l'pe un simple bout de bois;de mme, nous pleu

    rons la mort d'Hamlet et non celle de l'acteur rel qui, prtant son corps titred'analogonau hros de Shakespeare, se contente de mimer la mort.

    Ces quelques remarques permettent dj d'affirmer, d'une part, quel'uvre d'art n'existe pas plus que ce que nous imaginons ou rvons : elleest hors du rel, hors de l'existence (p. 371) ; et, d'autre part, que le reln'est jamais beau puisque ce qui est beau, nous l'avons vu, ce n'est pasVanalogonmais l'objet irrel de la conscience imageante.

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    Qu'est-ce qu'uneimage ?

    Nous dirons en consquence que l'image est un acte qui visedans sa corporit un objet absent ou inexistant, travers uncontenu physique ou psychique qui ne se donne pas en propre,mais titre de reprsentant analogique de l'objetvis. Lesspcifications se feront d'aprs la matire, puisque l'intentioninformatrice reste identique. Nous distinguerons donc les

    images dont la matire est emprunte au monde des choses(images d'illustration, photos, caricatures, imitations d'acteurs,etc.) et celles dont la matire est emprunte au monde mentale(conscience de mouvements, sentiments, etc.). Il existe destypes intermdiaires qui nous prsentent des synthses d'lments extrieurs et d'lments psychiques, comme lorsqu'onvoit un visage dans la flamme, dans les arabesques d'unetapisserie, ou dans le cas des images hypnagogiques, que l'onconstruit, nous le verrons, sur la base de lueurs entoptiques.

    On ne saurait tudier part l'image mentale. Il n'y a pas unmonde des images et un monde des objets. Mais tout objet,qu'il soit prsent par la perception extrieure ou qu'ilapparaisse au sens intime, est susceptible de fonctionnercomme ralit prsente ou comme image, selon le centre derfrence qui a t choisi. Les deux mondes, l'imaginaire et lerel, sont constitus par les mmes objets ; seuls le groupement et l'interprtation de ces objets varient. Ce qui dfinit lemonde imaginaire comme l'univers rel,c'est une attitude de la

    conscience.Sartre,L 'Imaginaire, ditions Gallimard, 1986, p. 46-47.

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    Comprenons bien tout d'abord la dfinition que Sartre nous propose del'image au dbut de ce texte. L'imagen'estpas un tat de la conscience,

    ni une sensation ou perception renaissante comme le pense l'association-nisme mais l'acted'uneconscience que Sartre dnomme, soulignant ainsil'activit de celle-ci, la conscience imageante. Intentionnelle, cetteconscience comme toute conscience est conscience d'un quelque chosequ'elle vised'unemanire spcifique en sorte qu'on ne saurait confondrela conscience imageante et la conscience perceptive. Certes, la conscienceimageante comme la perception vise son objet dans sa corporit, c'est--dire qu'elle se le reprsente pourrait-on dire en chair et en os ;mais parce

    que celui-ci est absent (Pierre est en voyage) ou inexistant (le centaure),la conscience injageante vise cet objet travers une matire qui est, selonles cas, physique ou psychique. Lorsque la conscience vise Pierre travers son portrait, la toile peinte constitue une matire physiqueextrieure la conscience. Mais il va de soi que je puis galement mereprsenter Pierre indpendamment de son portrait ou de sa photographie,et la conscience se donne alors une matire psychique (kinesthse,affectivit, langage) qu'tudie la deuxime partie deL'Imaginaire.Enfin,cette dfinition de l'image prcise que, dans les deux cas, la matiren'estpas perue pour elle-mme par la conscience mais qu'elle est saisie entant qu'analogon, c'est--dire en tant qu'elle prsente une certaineressemblance avec l'objet vis. Le reste du texte ne prsente gure dedifficults. Sartre distingue deux types d'image : l'image mentale etl'image matrielle, tout en prcisant qu'il existe des types intermdiairesqui supplent la pauvret de leur matire physique en visant galementl'objet travers une matire psychique. Enfin, nous retiendrons dudeuxime paragraphe l'ide que perception et imagination qui, selonSartre, font partie des quatre ou cinq grandes fonctions de laconscience dpendent de l'attitude choisie par la conscience puisqu'unobjet peru quel qu'il soit peut servir de matire une conscienceimageante.

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    L'image et leconcept

    Trois cas peuvent se produire : dans le premier, nous manquons le sens du concept cherch ou nous l'abordonsindirectement. En ce cas, nos premires approximations seprsenteront sous la forme d'objets individuels appartenant l'extension de ce concept. Si je cherche penser le concept homme , je pourrai m'orienter en produisant l'image d'un

    homme particulier... Mais il se peut qu'ensuite notre pensesaisisse directement le concept lui-mme. Celui-ci c'est lesecond cas pourra apparatre alors sous forme d'un objetdans l'espace. Mais cet objet ne sera pas individualis, ce nesera plus tel ou tel homme, ce sera l'homme, la classe faitehomme. L'objet de notre conscience imageante sera,naturellement, un homme indtermin... Ce sera comme laconscience fugitive d'avoir un homme devant soi, sans qu'onpuisse ni qu'on veuille savoir son aspect, sa couleur, sa taille,

    etc. Cette faon d'aborder le concept en extension est, sansdoute, d'un niveau de pense encore assez bas. Mais si entroisime lieu nous l'abordons tout de suite en comprhension,c'est--dire comme systme de rapports, il nous apparatraalors comme un ensemble de pures dterminations de l'espacequi n'auront d'autre fonction que de le prsenter : c'est--direqu'il prendra la forme d'un schme symbolique. Mais desconcepts comme homme , cheval , etc. sont trop chargsde sensible et trop pauvres en contenu logique pour que nousnous levions souvent ce troisime stade. Le schmesymbolique n'apparat qu'avec un effort de comprhension,c'est--dire l'occasion de penses abstraites. Ces trois faonsqu'a le concept d'apparatre la pense irrflchie correspondent donc trois attitudes nettement dfinies de laconscience. Dans la premire je m'oriente, je cherche autour demoi. Dans la seconde je reste parmi les objets mais je faisparatre la classe mme, la collection de ces objets en tant quetelle ma conscience. Dans la troisime, je me dtournenettement des choses (comme units ou comme collection)pour me tourner vers les rapports. [...] En fait, il n'y a pasdesconcepts etdesimages. Mais il y a pour le concept deux faonsd'apparatre : comme pure pense sur le terrain rflexif et, surle terrain irrflchi, comme image.

    Sartre,L 'Imaginaire, ditions Gall imard, 1986, p. 218-219.

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    Une psychologie des facults tend sparer l'image du concept aupoint de les considrer indpendamment l'un de l'autre :soit je pense/soitj'imagine. Tout l'oppos, pour Sartre, la fonction imageante est unefonction symbolique, c'est--dire qu'elle se rapporte essentiellement lapense pure et rflchie dont elle est une forme dgrade et irrflchie.Dans cette perspective Sartre distingue trois manires pour la conscienceimageante de se rapporter au concept.

    Tout d'abord, l'image peut tre une simple image d'illustration et laconscience imagine un objet individuel. Par exemple, je pense le concepthomme en imaginant un homme de mon entourage. Cette manire depenser, qui est celle de Hippias (p. 214), correspond pour Sartre uneforme infrieure de la pense humaine car elle aborde le concept enextension et non en comprhension, c'est--dire qu'elle se tourne vers lesobjets auxquels s'applique le concept (extension) au lieu de considrer lescaractres distinctifs du concept (comprhension). Une autre possibilitqui, comme la prcdente, n'envisage toujours le concept que du point devue de son extension, consiste pour la conscience imageante se reprsenter encore l'homme comme un objet dans l'espace mais de maniresuffisamment indtermine du point de vue de la taille, de la couleur, etc.pour que cette reprsentation dsigne non plus tel ou tel homme maisl'homme. Enfin, la conscience imageante peut saisir les rapports quiconstituent la comprhension du concept. Le concept d'change, parexemple, peut se prsenter sous la forme d'un ruban en tant que schmequi symbolise le processus circulaire de l'change (p. 191).

    Au terme de ce texte Sartre peut envisager deux modes d'apparatre du

    concept qui correspondent deux attitudes de la conscience : soit leconcept est pens sous une forme pure au seind'uneattitude rflexive, etdans ce cas la pense se dploie indpendamment de toute formed'image ; soit sous une forme impure et image. Dans ce dernier cas, laconscience est dans une attitude non rflexive que l'on peut dcrire endistinguant nouveau trois attitudes qui correspondent aux diffrentsrapports du concept et de l'image que nous venons d'envisager.

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    4 4 L'Imaginairede Jean-Paul Sartre

    Sentimentvraiet sentiment imaginaire

    Ainsi peut-on, du fait mme de l'extraordinaire diffrence quispare du rel l'objet en image, distinguer deux classes irrductibles de sentiment : les sentiments vrais et les sentimentsimaginaires. Par ce dernier qualificatif nous n'entendons pasqu'ils sont eux-mmes irrels, mais qu'ils n'apparaissent jamaisqu'en face des objets irrels et qu'il suffit de l'apparition du rel

    pour les mettre en fuite aussitt, comme le soleil dissipe lesombres de la nuit. Ces sentiments dont l'essence est d'tredgrads, pauvres, saccads, spasmodiques, schmatiquesont besoin du non-tre pour exister. Tel s'acharnera en pensesur son ennemi, le fera souffrir moralement et physiquement quirestera sans dfense lorsqu'il sera rellement en sa prsence.Que s'est-il pass ? Rien si ce n'est que l'ennemi, prsent,existe rellement. Tout l'heure le sentiment donnait seul lesens de l'image.L'irrel n'taitl que pour permettre la haine

    de s'objectiver. Maintenant le prsent dborde le sentiment detoutes parts et la haine reste en suspens, droute. Ce n'estpas l ce qu'elle hassait ; cet homme de chair et d'os, tout vif,nouveau, imprvisible, elle n'estpas adapte. Elle ne hassaitqu'un fantme taill exactement sa mesure et qui tait sarplique exacte, son sens. Elle ne reconnat pas cet tre neufqui s'oppose elle. Proust a bien montr cet abme qui sparel'imaginaire du rel, il a bien fait voir qu'on ne peut trouver depassage de l'un l'autreet que le rel s'accompagne toujoursde l'croulement de l'imaginaire, mme s'il n'y a pas decontradiction entre eux, parce que l'incompatibilit vient de leurnature et non de leur contenu.

    Sartre,L 'Imaginaire, ditions Gallimard, 1986, p. 280.

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    Dans la quatrime partie de notre texte, Sartre aborde la vie imaginaire , c'est--dire cette part plus ou moins importante de noftje

    existence suivant les individus, qui englobe aussi bien les objets irrelsque nous formons que nos conduites leur gard.

    Quelques pages auparavant, Sartre montre de manire dtaille qu'unamour varie du tout au tout, selon que son objet est prsent ou absent (p.276). Il va de soi que ceci s'applique toute l'affectivit et qu'il faut,d'unemanire gnrale, distinguer entre le


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